B. L'ALLEMAGNE, UN PARTENAIRE INCONTOURNABLE

L'Allemagne n'est pas, comme le Royaume-Uni, le partenaire naturel de la France en matière de défense. Cela tient essentiellement à plusieurs raisons historiques. Cela étant, le pragmatisme et la lucidité conduisent nécessairement à la conclusion que l'Allemagne doit jouer un rôle important dans la défense européenne.

1. L'Allemagne et la défense, une question complexe

Comme vos rapporteurs l'ont déjà indiqué, il est vain de vouloir construire une défense européenne crédible sans se préoccuper du point de vue des Européens. Réfléchir au rôle de l'Allemagne dans la défense européenne, c'est d'abord regarder ce que cette notion représente dans ce pays.

Le premier élément structurant de la question est tout d'abord le choix, délibéré, assumé et revendiqué de la République fédérale de tourner le dos à la tradition militariste allemande. Il est important de rappeler ce point car, lorsque certains en France critiquent la notion d' « armée parlementaire » dans laquelle aucune décision militaire significative ne peut être prise sans l'autorisation préalable du Bundestag, ils oublient que c'est là un trait fondamental de l'identité de l'Allemagne démocratique moderne. Il s'agit d'une réalité institutionnelle, mais aussi d'une réalité politique et sociale : il existe dans la population allemande une méfiance instinctive envers les opérations militaires, et ce sentiment doit être respecté car il est né des dures leçons de l'histoire .

Le deuxième élément historique tient au fait que l'Allemagne a été au coeur de la Guerre froide. D'une part, elle a été divisée en deux Etats pendant plus de 50 ans, privée de sa capitale qui était elle-même divisée. Du coup, ces deux Etats ont été insérés dans des systèmes de défense plus larges, et donc en quelque sorte dessaisis de la responsabilité autonome de leur défense. Il subsiste notamment de cette époque une présence américaine particulièrement forte en Allemagne. Cette protection américaine est sans doute un des éléments d'explication de la faiblesse relative du budget de défense allemand au sein de l'OTAN : celui-ci est en effet de 1,36 % du PIB en 2019.

De plus, les tensions de la Guerre froide ont directement menacé la sécurité de l'Allemagne et de ses populations, avec notamment la crainte d'un conflit majeur avec utilisation d'armes atomiques, ce qui a contribué en Allemagne de l'Ouest à l'émergence d'un fort courant pacifiste qui est encore très présent aujourd'hui dans toute une partie de la gauche allemande.

Enfin, l'Allemagne jouit aujourd'hui, en Europe et dans le monde, d'une véritable puissance industrielle, qui est ancienne, mais qui est devenue, dans le nouveau contexte de la défense allemande, l'expression naturelle du rayonnement et de l'influence allemande, ce qui contribue sans doute à écarter la dimension militaire des questions internationales.

Pour résumer, comme le disait une personne auditionnée, « quand on parle de défense européenne, les Français entendent « défense » et les Allemands entendent « Europe ».

2. Le rôle naturel de l'Allemagne dans la défense européenne

Avec 83 millions d'habitants, l'Allemagne est le pays le plus peuplé de l'Union européenne, et le deuxième en Europe derrière la Russie et à égalité avec la Turquie.

L'Allemagne est également la quatrième puissance économique du monde 63 ( * ) et la première européenne. En outre, sa puissance économique repose largement sur ses capacités industrielles de premier plan. Enfin, selon les statistiques de l'OTAN, le budget de défense de l'Allemagne a dépassé celui de la France, pour la première fois, en 2019 64 ( * ) .

Pour ces raisons, il est évident que l'Allemagne doit nécessairement jouer un rôle majeur dans la défense européenne , même si ce n'est pas son inclinaison naturelle. Pour l'heure, elle s'est beaucoup impliquée dans le cadre de l'OTAN, notamment à travers le concept de nation-cadre permettant de réunir plusieurs pays de l'OTAN autour de standards d'équipements communs. Il va de soi que ce recours au concept de nation-cadre est aussi un atout considérable pour sa BITD, qui trouve là des débouchés garantis auprès des pays partenaires.

3. L'obligation de surmonter les difficultés de mise en oeuvre du partenariat franco-allemand
a) Les symboles forts de l'amitié franco-allemande

La relation franco-allemande a été au fondement de la construction européenne depuis l'origine. Dans la mesure où celle-ci est née de la volonté d'interdire toute guerre entre Etats européens, et où nos deux pays s'étaient combattus trois fois en 70 ans, il est évident que la coopération franco-allemande en matière de défense revêt une signification particulière.

Cette relation est marquée par des éléments symboliques forts, comme la brigade franco-allemande (BFA), créée en 1989. Cette unité placée sous commandement binational réunit 5.000 soldats des deux pays.

Engagée à plusieurs reprises, la BFA est toutefois limitée dans son action par des règles d'engagement qui diffèrent profondément dans les deux pays. Pour cette raison, les unités françaises et allemandes qui sont rattachées à la BFA travaillent côte à côte plutôt qu'ensemble, ce qui est déjà l'expression d'une solidarité opérationnelle réelle.

b) Un contexte transformé par le Brexit

La coopération franco-allemande en matière de défense a nécessairement changé de dimension avec le Brexit . En effet, les questions de défense étaient jusqu'alors, au sein de l'Union, fortement marquées par les positions des deux principales puissances militaires, la France et le Royaume-Uni, dont on a rappelé par ailleurs la grande proximité culturelle et opérationnelle dans ce domaine.

Si la coopération franco-britannique est essentiellement de nature intergouvernementale, le Brexit a toutefois eu des conséquences concrètes sur la coopération des deux pays, à la fois pour des raisons politiques et budgétaires. C'est ainsi que le Royaume-Uni a décidé de ne pas poursuivre les travaux qui avaient été commencés sur le système de combat aérien futur (SCAF).

Dans ces conditions, la France n'a pas eu d'autre choix que de se tourner pour ses ambitions capacitaires vers son autre grand partenaire, avec lequel elle travaille déjà dans le domaine de l'aéronautique à travers Airbus.

c) Un partenariat relancé autour de grands projets capacitaires : le SCAF et le MGCS
(1) Le projet fondateur de système de combat aérien futur (SCAF)

A tous points de vue, le SCAF est un programme majeur et, du point de vue français, vital . En effet la doctrine militaire française est articulée autour de la dissuasion nucléaire, qui comprend elle-même deux volets : la composante aéroportée, et la composante océanique. La composante aéroportée joue un rôle fondamental sur le plan de la mise en oeuvre politique de la dissuasion, puisqu'elle offre au Président de la République une souplesse d'utilisation. Ces éléments sont classiques et bien connus en France, mais souvent mal compris par nos partenaires européens, pour lesquels la notion de dissuasion n'est pas usuelle. Il est donc sans doute utile de rappeler que la composante aéroportée permet au Président de la République de retenir la frappe jusqu'au dernier instant, tout en ayant fait la démonstration à l'ennemi menaçant nos intérêts vitaux de la réalité de notre capacité de riposter et de notre détermination.

C'est pourquoi la France a toujours été dans l'obligation de disposer d'une totale autonomie sur les vecteurs de cette composante aéroportée. C'est ce qui explique qu'elle ait développé seule un avion de quatrième génération du meilleur niveau, le Rafale .

Avec le SCAF, la France et l'Allemagne travailleront à se doter directement d'un avion de sixième génération.

Naturellement, cela soulève des questions conceptuelles profondes , puisque à l'heure actuelle les besoins des deux pays diffèrent sensiblement . La France a besoin d'un avion de supériorité capable d'entrer en territoire ennemi sévèrement défendu pour délivrer si besoin une frappe nucléaire. L'Allemagne n'est pas dans cette perspective, même si son armée de l'air porte aujourd'hui les armes atomiques de la dissuasion de l'OTAN. Par ailleurs, les missions de l'armée de l'air allemande sont aujourd'hui centrées sur la police de l'air, plus que sur des engagements opérationnels et des missions de guerre comme en font les pilotes français, notamment dans le cadre des opérations Chammal et Barkhane.

Par ailleurs, il est acquis que le SCAF sera un système de combat global, articulé autour d'un chasseur de sixième génération, pour l'heure désigné sous l'appellation next generation fighter (NGF), mais comprenant aussi de nombreux autres éléments, et en particulier des drones qui joueront un rôle nouveau d'avatars à distance du chasseur principal.

Ce projet considérable suppose donc la maîtrise d'un très large champ de technologies de pointe associant les compétences aéronautiques, optroniques, de communication et d'intelligence artificielle.

Il est évident que l'alliance autour de ce projet de la France et de l'Allemagne , qui ont en outre été rejointes par l'Espagne, devrait permettre l'apparition d'un véritable chasseur européen dont la vocation naturelle sera d'équiper le plus grand nombre des armées européennes .

Naturellement, cela posera aussi la question du rôle du Royaume-Uni , qui a annoncé développer un projet concurrent dénommé Tempest . Comme précédemment indiqué, les pays européens ne seront très vraisemblablement pas en capacité de développer deux chasseurs de sixième génération. Vos rapporteurs sont donc convaincus qu'il faudra à un moment que ces deux projets convergent et que le Royaume-Uni puisse apporter sa contribution dans le SCAF .

(2) L'autre volet de l'accord global : le système de combat terrestre du futur (MGCS)

Dans la même logique que pour le SCAF, la France et l'Allemagne ont convenu de développer ensemble le système de combat terrestre du futur, qui est connu sous sa désignation anglaise de Main ground combat system , ou MGCS. Le principe est d'une certaine façon comparable à celui du SCAF : il s'agira non pas d'un char, mais d'un ensemble de plateformes connectées communiquant entre elles, ce qui inclura notamment des robots de combat terrestre. Comme dans le domaine aérien, on assistera à un saut technologique et conceptuel majeur.

d) Une mise en oeuvre difficile

L'accord politique franco-allemand sur le SCAF et le MGCS prévoyait une répartition des rôles. Dans le domaine aérien, la France assumait le rôle de leader, ce qui se traduisait notamment par la primauté de Dassault pour la réalisation du NGF. Dans le domaine terrestre, c'est l'Allemagne qui était leader d'un projet confié à l'entreprise commune KNDS, qui réunit le français Nexter et l'allemand KMW.

L'idée était donc celle d'un partage équilibré, avec une répartition industrielle de 50/50, mais avec un leadership français sur l'aérien et un leadership allemand sur le terrestre .

Force est de constater qu'à l'heure actuelle cet accord politique semble difficile à mettre en oeuvre du côté allemand, et en particulier au Bundestag . En effet une partie des députés allemands exerce une pression forte pour accroître la place de l'Allemagne dans ce partage des tâches. Parallèlement, les industriels allemands cherchent également à s'assurer une présence qui leur permettrait d'acquérir celles des compétences qui leur manquent, notamment dans le domaine aérien.

Ce contexte a été encore compliqué par l'offensive de l'industriel allemand Rheinmetall, qui a souhaité prendre le contrôle du projet MGCS et, à la même occasion, de son concurrent allemand KMW.

Vos rapporteurs jugent nécessaire d'alerter aujourd'hui tous les acteurs de ce dossier sur les risques que cette approche fait peser sur ces deux projets essentiels au renforcement de la défense européenne. Le risque est désormais réel.

Sur le plan tout d'abord du SCAF, on ne peut considérer que ce projet doit être l'occasion, pour ceux qui ne maîtrisent pas certaines compétences, de les acquérir. C'est en effet là l'écueil sur lequel les coopérations européennes en matière d'armement ont trop souvent échoué : les pays participants revendiquaient la responsabilité des domaines dans lesquels ils n'avaient précisément pas la compétence, afin de pouvoir l'acquérir à cette occasion. Cette logique de conquête industrielle n'est pas tenable dans un contexte aussi compétitif, et où les défis technologiques et industriels seront déjà considérables.

Sur le plan du MGCS, s'il est légitime que Rheinmetall participe au projet, c'est avant tout une question qui regarde l'Allemagne. C'est à l'Allemagne de déterminer quelle part elle souhaite donner à Rheinmetall sur la moitié du projet qui lui revient. Il semblerait que certains parlementaires allemands tentent de faire valoir que KNDS ne porterait pas, selon eux, la part allemande. Il est évident que cette affirmation est difficile à soutenir, dans la mesure où KNDS appartient pour 50 % à l'entreprise allemande KMW, qui est détenue directement par une famille allemande. Il est donc clair que, si le MGCS était confié en totalité à KNDS, la parité franco-allemande KNDS serait nécessairement respectée. On peut observer au passage que, de ce point de vue, Rheinmetall est une entreprise beaucoup moins allemande que KMW, puisque son premier actionnaire est un fonds de pension américain.

Il faut espérer que ces tensions ne soient que passagères et que l'intérêt commun pousse à les dépasser rapidement.

Ce dossier est rendu plus complexe encore par la question extrêmement sensible des exportations . A l'heure actuelle, l'Allemagne considère qu'elle peut bloquer les exportations de matériel d'armement dès lors que ces équipements comprennent des pièces allemandes, parfois dans des proportions très faibles. Naturellement, il y a là un risque pour l'équilibre même des deux projets et, plus généralement pour la coopération des deux pays en matière d'armement. Les deux gouvernements sont donc engagés dans un utile travail de définition de règles sur l'exportation des matériels réalisés en commun. Il s'agit en quelque sorte de reproduire les accords Debré-Schmidt, qui avaient fixé des règles dans ce domaine pour une demi-douzaine de sujets. Les discussions portent actuellement sur un seuil de minimis en deçà duquel chaque pays serait libre d'exporter.

Vos rapporteurs doivent rappeler que les difficultés sur la question des exportations relèvent quelque peu du paradoxe , car même si cela n'est peut-être pas très présent dans l'esprit des opinions publiques, l'Allemagne est un très grand exportateur d'armement : selon le SIPRI, les exportations d'armes allemandes sont d'un niveau proche de celles faites par la France. Elles lui ont même été supérieures au cours de la période 2008-2012. Il est par ailleurs établi qu'une part significative de ces exportations est réalisée par des filiales d'entreprises allemandes établies hors d'Allemagne et parfois même hors d'Europe, par exemple en Afrique du Sud.

Il s'agit là de questions difficiles, mais qu'il faudra nécessairement trancher très rapidement, sans quoi elles feraient peser une hypothèque dangereuse sur les projets majeurs engagés.

e) Est-il possible de réconcilier les conceptions française et allemande de la défense ?

Derrière les difficultés ponctuelles que posent les questions du partage industriel des projets et des exportations, on peut naturellement s'interroger sur la question d'un rapprochement à terme des conceptions française et allemande de la défense. La principale divergence porte sur la relation à la dimension opérationnelle de la défense. Sur ce plan, les conceptions sont encore très éloignées .

On imagine bien, toutefois, que lorsque la France et l'Allemagne auront construit ensemble pendant 20 ans le SCAF et le MGCS, cela aura nécessairement fait converger les approches. Car sinon, comment pourrait-on définir un matériel commun, si l'on ne partage pas d'une part une analyse des menaces et d'autre part une doctrine d'emploi ?

On peut penser aussi que l'Initiative européenne d'intervention (IEI) pourrait jouer un rôle utile dans ce travail de rapprochement des conceptions, puisque ce forum a précisément pour objet de développer une culture stratégique commune entre les pays d'Europe, y compris ceux qui ne sont pas ou plus membres de l'Union.

Il faudra également que la France et l'Allemagne parviennent à s'entendre sur ce que sont de véritables dépendances mutuelles acceptées et assumées, à l'image de ce que la France, le Royaume-Uni et l'Italie sont parvenus à accomplir dans le cas de MBDA.

Il existe toutefois une raison fondamentale qui devrait pousser l'évolution dans un sens favorable : la contrainte extérieure . Les puissances non-européennes ont l'espoir que les Européens pourront se diviser, ce qui leur interdira de défendre convenablement leurs intérêts. Or, la défense n'est de ce point de vue qu'un aspect de l'autonomie stratégique, qui se décline également sur le plan industriel, commercial ou numérique. Sur ces plans, qui sont vitaux pour l'économie allemande, on peut s'attendre à ce que ce pays soit pleinement mobilisé . Les projets capacitaires majeurs lancés par la France et l'Allemagne seront donc portés en Allemagne par la conscience qu'à travers eux se joue aussi la capacité des Européens à développer de façon autonome des produits industriels, d'en maîtriser la conception, les technologies, l'usage et la vente sur les marchés étrangers .


* 63 Derrière les Etats-Unis, la Chine et le Japon.

* 64 Communiqué de presse de l'OTAN (2019) 069 du 25 juin 2019.

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