B. DANS LE CAS D'IRMA, UNE FORME NOUVELLE DE CONVENTIONNEMENT

1. Les protocoles de Matignon, une démarche descendante
a) Un rapport d'état des lieux de la situation post-catastrophe

La première mission du délégué interministériel nommé pour coordonner la reconstruction des Îles du Nord a été de rédiger pour le Gouvernement un rapport sur la situation des deux territoires à la suite du passage de l'ouragan Irma.

Si le rapport s'appuie sur le bilan de la catastrophe et formule des préconisations sur la reconstruction, il se présente aussi comme un état des lieux critique de la situation politique, économique et sociale des deux territoires et en particulier de Saint-Martin. Le rapport s'intéresse ainsi au redressement économique des deux îles et à la manière de les reconstruire et réaménager pour mieux faire face aux risques.

Il met également en évidence des difficultés profondes à Saint-Martin, tant dans la situation sociale du territoire que dans l'exercice des compétences dévolues au titre de l'autonomie du territoire, dont la mise en oeuvre est jugée comme n'étant « pas pleinement satisfaisante » .

Selon le préfet Gustin 79 ( * ) , auditionné par la délégation : « Irma a été un révélateur de dysfonctionnements, notamment à Saint-Martin, et cela est valable pour l'État comme pour la collectivité ». Le rapport précise notamment la mise en oeuvre non aboutie de l'évolution statutaire du territoire avec l'absence d'évolution normative de certains champs dévolus, comme la construction, à Saint-Martin, d'une part, mais aussi, d'autre part, le déficit d'accompagnement de l'État tant dans le dimensionnement de ses services préfectoraux dans les Îles du Nord que par l'absence de décret permettant l'application de certaines dispositions locales 80 ( * ) .

Rapport du délégué interministériel
« Repenser les Îles du Nord pour une reconstruction durable »

Le rapport propose différentes pistes pour assurer une reconstruction exemplaire et durable :

1. renforcer les moyens de la préfecture de Saint-Barthélemy et Saint-Martin pour assurer un contrôle de légalité efficace et une meilleure présence des services de l'État sur place ;

2. gérer au mieux la période de transition en assurant une sécurité optimale et en soutenant les entreprises locales, notamment par des mesures de trésorerie et en faisant en sorte que la reconstruction leur profite en priorité ;

3. lancer une véritable réflexion sur le modèle touristique des deux îles à long terme ;

4. rééquilibrer les relations entre les parties française et néerlandaise de Saint-Martin en renforçant la coopération bilatérale, par exemple via le lancement de projets d'infrastructures communs et la relance du forum de dialogue dit « Q4 » qui regroupe les gouvernements français et néerlandais, la collectivité de Saint-Martin et le gouvernement de Sint-Maarten ;

5. lancer une politique de l'urbanisme responsable et contrôlée, notamment en mettant en place un diagnostic précis du territoire, en révisant les documents d'urbanisme locaux, en mettant en place une stratégie conjointe de lutte contre les implantations illégales et une police de l'urbanisme et de la construction, ou encore en renforçant les capacités d'ingénierie locales.

Source : Réponses de la préfecture de la Guadeloupe au questionnaire des rapporteurs

b) Une démarche partenariale quasi contractuelle : un protocole entre l'État et la collectivité de Saint-Martin

La question des modalités de l'intervention et de l'accompagnement de l'État s'est très vite posée et le délégué interministériel en fait état dans son rapport de novembre 2017. Le préfet Gustin met ainsi en avant les voies possibles de partenariat entre l'État et les collectivités, notamment celle prévue par les textes de réalisation de « projets communs à l'État et à la collectivité de Saint-Martin » 81 ( * ) . La « voie contractuelle du financement conditionnel » demeure cependant une option.

Le préfet insiste dans son rapport sur « la logique partenariale » des différentes possibilités. Elles évitent selon lui « de recourir à des dispositifs plus lourds et plus sensibles politiquement comme par exemple la reprise par l'État de compétences dévolues à la collectivité de manière provisoire par une loi organique ». Philippe Gustin avait à nouveau mentionné cette option devant la délégation, considérant qu'elle n'était pas envisageable, insistant sur le choix démocratique de 2007 et sur la difficulté politique d'une telle mesure.

Le choix du partenariat s'incarne par un protocole conclu entre le Gouvernement et les collectivités qui a vocation à encadrer le programme d'investissements et d'équipements structurels de reconstruction post-Irma. Le protocole relatif à Saint-Martin comporte deux volets signés les 6 et 21 novembre 2017, le premier relatif au budget de fonctionnement de la collectivité de Saint-Martin, le second relatif à la coopération en matière de « reconstruction exemplaire et solidaire ».

Si les deux volets du protocole conclu entre l'État et Saint-Martin insistent sur la « logique de solidarité », les deux documents se veulent exigeants sur le cadre de leur mise en oeuvre et les réalisations qui doivent en découler.

Saint-Barthélemy n'a, elle, pas fait l'objet de conventionnement ni de protocole ad hoc . La collectivité considère que, à travers les mesures économiques et sociales, « l'État a joué son rôle d'accompagnement, conformément à l'esprit de l'article 74 de la Constitution » 82 ( * ) . Le seul appui à la collectivité a été une annulation de la dotation globale de compensation pour 2018, votée dans le cadre du projet de loi de finances.

À Sint-Maarten, une agence territoriale financée par un fonds national dédié

À titre de comparaison, la logique retenue à Sint-Maarten a été sensiblement différente. Un fonds national d'appui dédié a été mis en place par le gouvernement néerlandais, le fonds à la reconstruction et à la résilience de Sint-Maarten 83 ( * ) ( Sint-Maarten Recovery and Resilience Trust Fund ), géré par la Banque mondiale .

Parallèlement, une agence locale ad hoc a été créée, dédiée à l'organisation de la reconstruction : l'office chargé du programme national de reconstruction ( National Recovery Program Bureau - NRPB ) 84 ( * ) . Cet établissement public, sous l'autorité du gouvernement de Sint-Maarten, est financé par le Fonds à la reconstruction piloté par la Banque mondiale.

Source : Délégation sénatoriale aux outre-mer d'après les réponses au questionnaire des rapporteurs

Le ministère des outre-mer indique qu'une mission a eu lieu en juin 2019 pour assister la préfecture dans la préparation d'un avenant au protocole de reconstruction . Cet avenant aurait vocation à préciser les conditions de versement de la dotation exceptionnelle sans remettre en cause l'esprit du protocole. Celui-ci se ferait, souligne le ministère, « sur la base d'une analyse objective des capacités financières et d'ingénierie de la collectivité qui apparaît actuellement défaillante ».

2. À Saint-Martin, un sentiment de reprise en main par l'État
a) La reconstruction comme objet, la situation de Saint-Martin comme réalité du protocole

Dans les deux protocoles conclus entre l'État et Saint-Martin, si la reconstruction est bien l'objet, la situation et la structuration de la collectivité de Saint-Martin sont au coeur des engagements . Il est ainsi intéressant de voir que le premier point du volet relatif à la reconstruction porte sur les « questions institutionnelles et administratives » dont le premier aspect est le renforcement des capacités du service chargé du contrôle de légalité « en priorité » . Le contrôle et le suivi par les services de l'État sont des pivots de la démarche. De la même façon, les financements de la reconstruction ont vocation à s'inscrire dans un « plan pluriannuel d'investissement et de rattrapage » qui dépasse le champ seul de la reconstruction .

b) Des lacunes reconnues du côté de l'État comme de la collectivité

Le préfet Gustin soulignait devant la délégation 85 ( * ) que, selon lui, « Irma a été un révélateur de dysfonctionnements , notamment à Saint-Martin, et cela est valable pour l'État comme pour la collectivité ». Dans le corps de ce protocole, l'État reconnaît dans les deux volets du protocole ses lacunes dans l'accompagnement de l'évolution statutaire de la collectivité. Cela vaut d'un point de vue institutionnel et administratif avec le sous-dimensionnement des moyens des services préfectoraux, mais aussi financier avec des insuffisances dans la compensation des transferts de charges transférées.

Cependant, les faiblesses de la collectivité sont pointées et celle-ci se voit contrainte d'engager des efforts conséquents en matière de gestion . Le premier volet du protocole prévoyait ainsi que la collectivité devait notamment produire un plan de trésorerie pour 2018 hiérarchisant ses dépenses, plan dont le suivi est assuré avec l'administrateur des finances publiques. Un audit complet devait également être mené avant le printemps 2018 afin d'établir un plan d'économies sur ses dépenses de fonctionnement .

Les efforts demandés, comme la meilleure performance de la gestion de la collectivité ou l'amélioration de la collecte des recettes fiscales, sont présentés comme « contrepartie du soutien exceptionnel de l'État ». La collectivité se voyait également demander la communication à l'État de l'ensemble de ses documents budgétaires.

Le volet relatif à la reconstruction poursuit dans cette forme. Si l'État s'engage à travailler sur les cartes d'aléas par exemple, des prescriptions sont formulées à l'égard de la collectivité. C'est le cas notamment concernant les documents d'urbanisme et la mise en place d'une police de l'urbanisme et de la construction.

c) La tentation d'une substitution ?

Les engagements mutuels conclus entre la collectivité et l'État ont parfois donné l'impression d'être essentiellement le fait d'une décision gouvernementale issue des préconisations du délégué interministériel. La démarche globale et la conduite de la reconstruction ont pu être perçues par certains élus comme au sein de la population comme excessivement pilotées par l'État , et ce alors même que la reconstruction devait également restaurer des capacités d'ingénierie et d'initiative de la collectivité.

L'appui en ingénierie a été un exemple de ce sentiment. Face aux difficultés criantes de la collectivité en matière d'ingénierie, l'intervention de l'État s'est concrétisée au sein même des services de fonctionnement de la collectivité. Cela a parfois valu à l'Agence française de développement, qui est intervenue en la matière, des réticences au sein de la population, comme le décrivait le rapporteur coordonnateur, Guillaume Arnell 86 ( * ) : certains ont ainsi pu avoir l'impression que l'État ne faisait pas « avec » mais « à la place » .

Surtout, la coopération entre les services de l'État et la collectivité a semblé parfois connaître des points de tension assez forts. Les frictions dans les relations entre l'État et la collectivité sont nuisibles à la bonne conduite de la reconstruction et à la bonne compréhension de celle-ci par la population, notamment sur des aspects sensibles comme la mise à jour du plan de prévention des risques naturels (PPRN).

Les exigences d'exemplarité d'utilisation des fonds publics imposent d'assurer la capacité des collectivités de garantir la crédibilité de la démarche de reconstruction et le caractère durable de celle-ci. Le contrôle de l'État est donc nécessaire et légitime . Cependant, la réparation des dommages causés par une catastrophe naturelle ne doit pas être vue comme l'occasion d'un rattrapage de déficiences passées ou d'une mise sous tutelle d'une collectivité .

Il en va aussi d'un enjeu politique : l'après-crise ne doit pas chercher à pallier dans l'urgence les lacunes préalables et s'apparenter à un audit général qui aurait pu devoir être conduit en temps normal . À ce titre, la démarche retenue et la conduite de la reconstruction par le délégué interministériel nommé ont pu apparaître brutales à l'égard des élus et, en définitive, contre-productives .

Le rapporteur coordonnateur a également interpellé la ministre des outre-mer lors de son audition devant la délégation en octobre 2019 87 ( * ) . Selon lui, les parlementaires doivent être mieux associés aux décisions prises dans le cadre de la reconstruction pour en assurer une meilleure transparence, mais aussi et surtout permettre d'assouplir les relations parfois froides entre l'État et les collectivités au détriment de l'efficacité de la reconstruction.

Il aurait enfin peut-être été préférable de dissocier davantage les deux démarches d'apurement de la relation entre l'État et la collectivité et de l'exercice des compétences de chacun d'une part, et de reconstruction d'autre part.

d) Favoriser un pilotage public unifié, appuyé sur le local

Les catastrophes majeures imposent une prise en charge interministérielle de la réponse apportée , jusque dans la reconstruction, dans le respect des compétences des collectivités. Ce pilotage gouvernemental doit pouvoir s'incarner dans des instances dédiées , comme cela a été le cas en 1989 et 2017 dans les Antilles. Cependant, même lorsque leurs capacités d'intervention et de prise en charge sont limitées, pour des raisons préexistantes ou en raison de l'événement, les collectivités doivent être pleinement associées.

Considérant l'expérience du pilotage de la reconstruction à Saint-Martin, les rapporteurs appellent à veiller à la bonne collaboration entre l'État et les collectivités . L'approche locale qui doit être retenue doit se faire dès l'établissement du « plan de reconstruction », afin d'éviter l'impression d'une tutelle éventuelle ou d'une substitution. Ainsi, pour ce qui est de l'intervention de l'État, il apparaît nécessaire de s'appuyer en priorité sur ses services déconcentrés dans les territoires, qui connaissent les réalités du territoire et les élus. Le choix d'acteurs locaux pour piloter la reconstruction au nom du Gouvernement peut également être un gage d'efficacité dans les relations avec les collectivités, les relations étant préalables à la catastrophe.

Il conviendra de suivre le bilan de la reconstruction à Sint-Maarten et l'activité du National Recovery Program Bureau (NRPB ) : la création d'un établissement public ad hoc dans de telles circonstances pourrait également être une forme de pilotage apportant davantage de lisibilité et une unité de gestion sous un contrôle financier et opérationnel plus aisé . La formule retenue à Sint-Maarten d'une telle agence financée par des fonds gouvernementaux pourrait avoir encore davantage de pertinence dans des collectivités jouissant d'une forte autonomie.

Recommandation n° 2 : En cas de catastrophe majeure, assurer un pilotage interministériel de la reconstruction davantage appuyé sur la collectivité concernée. Étudier l'opportunité de confier à une agence ou un établissement ad hoc le pilotage et la reconstruction d'un territoire.


* 79 Audition de Philippe Gustin, préfet de la Guadeloupe, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, le 14 novembre 2018.

* 80 Notamment l'application des dispositions pénales du titre VIII du livre IV du code de l'urbanisme de Saint-Martin.

* 81 Décret n° 2009-906 du 24 juillet 2009.

* 82 Réponses de la collectivité de Saint-Barthélemy au questionnaire des rapporteurs.

* 83 Administration Arrangement (concerning the Sint-Maarten Hurricane Irma Reconstruction, Recovery and Resilience Program Single-Donor Trust Fund) .

* 84 National Ordinance of September 6th, 2018, for the temporary establishment of the National Recovery Program Bureau and for regulating its organization, composition, tasks and powers .

* 85 Audition de Philippe Gustin, préfet de la Guadeloupe, délégué interministériel à la reconstruction des îles de Saint-Barthélemy et Saint-Martin, le 14 novembre 2018.

* 86 Audition de l'Agence française de développement (AFD), le 26 septembre 2019.

* 87 Audition d'Annick Girardin, ministre des outre-mer, le 17 octobre 2019.

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