II. LA DÉMOCRATIE LIBÉRALE OCCIDENTALE FACE À SES CONTRADICTIONS

Quel que soit le talent de l'illusionniste, vient un moment où le rideau tombe et où la réalité s'impose.

En Europe, en France notamment, deux évènements intimement liés ont dessillé les yeux : la grande crise qui démarre en 2008 et l'échec de la construction européenne avec l'enlisement des politiques communes remplacées par des conflits d'intérêts entre membres.

Les crises mondiale et européenne sont très liées parce que le système financier européen n'est qu'une des pièces du système financier irriguant l'Empire américain et parce que l'endettement public massif nécessaire au sauvetage des banques venait justifier la rigueur budgétaire imposée aux membres de l'UE, neutralisant toute tentative de relance économique avec les conséquences économiques et sociales que l'on sait.

Une erreur aux conséquences catastrophiques selon Adam Tooze : « Le contraste est douloureux, entre l'endiguement plutôt efficace de la débâcle planétaire de 2008 [conduite par les USA et la Fed injectant, via la BCE, 10 000 Md$ dans le système bancaire européen] et la catastrophe incontrôlable que connaît la zone euro à partir de 2010 (...) Comment expliquer l'étrange métamorphose d'une crise des prêteurs en 2008 en une crise des emprunteurs après 2010 ? Difficile de ne pas soupçonner un tour de passe-passe. Pendant que les contribuables européens sont soumis à rude épreuve, les banques et d'autres bailleurs de fonds sont remboursés grâce à de l'argent injecté dans les pays qui bénéficient d'un sauvetage. On en déduit facilement que la logique cachée de la crise de la zone euro, après 2010, est une redite déguisée des sauvetages bancaires de 2008. Selon un critique mordant, c'est la plus grande arnaque de l'histoire (...) La zone euro, par ses choix politiques obstinés, a poussé des dizaines de millions d'Européens dans les abysses d'une dépression rappelant celle des années 1930. C'est l'un des pires cas d'autodestruction économique de notre histoire. Qu'un pays minuscule comme la Grèce, dont l'économie représente 1 à 1,5 % du PIB de l'UE, soit devenu l'élément clé de cette catastrophe fait de l'histoire européenne une cruelle caricature.

C'est un spectacle scandaleux. Des millions de personnes ont souffert sans raison valable. Et malgré notre indignation, il faut insister lourdement sur ce point : les mots-clés sont « sans raison valable. » (opus cit)

Cette crise économique et institutionnelle montrera à ceux qui conservaient encore la foi que le « couple franco-allemand » n'existait pas, pas plus que la « solidarité européenne », ce que confirmera la crise migratoire.

Non seulement elle confirmait que l'UE c'était le chacun pour soi -absence d'accord sur les buts, sur les politiques à mener, impossibilité de revoir les accords de Dublin qui font porter le plus gros du fardeau à la Grèce, à l'Italie et à l'Espagne - mais que se délitait, l'une des rares réussites de la construction européenne : les accords de libre circulation de Schengen.

Deux mots résument la politique migratoire européenne : grands principes et bricolage, l'un des meilleurs exemples étant les accords d'Ankara avec la Turquie 272 ( * ) .

L'UE devenait un champ clos de rivalités dont seul l'immobilisme empêchait la dislocation.

La construction européenne, la constitution de l'Europe en sujet politique avait pourtant été la dernière utopie réaliste devant changer le cours du XXI e. , un projet d'une telle importance qu'il justifiait, comme on le vit en 2005 en France, de le poursuivre contre l'avis des Français.

À la lecture du flot d'inepties prononcées par des responsables politiques français durant la campagne pour l'adoption du Traité de Maastricht (1992) préalable à la création de la monnaie unique ( voir annexe : Le bêtisier de Maastricht ), on se demande comment de telles bouffonneries sont possibles.

Mais, par contrecoup, cette accumulation de promesses illusoires et de désinvolture envers les volontés des électeurs ne pouvait pas ne pas renforcer le sentiment diffus que le pouvoir n'était plus dans les urnes mais entre les mains d'une nébuleuse, aux contours flous, de politiciens (élus) et de hauts bureaucrates (cooptés), occupant les sommets de l'État en liaison permanente avec les représentants des intérêts économiques et financiers et avec la bureaucratie européenne.

Dans les mains d'un « pouvoir collusif » dont la partie V a tenté d'identifier les rouages principaux.

A. FIN DE PARTIE

Paradoxalement, on peut dire que cette démocratie en trompe-l'oeil qui a permis d'imposer les règles du jeu néolibérales à la majorité qui en voulaient de moins en moins a trop bien réussi.

« Bien » réussi puisque, jusqu'à ces dernières années où des formations et des leaders « atypiques » commencèrent à accéder, en coalition puis seuls, au pouvoir, ce dernier fut exercé sans discontinuité par des néolibéraux.

« Trop » bien puisque l'impossibilité de changements politiques significatifs a finalement donné consistance au sentiment diffus que danser au bal institutionnel serait perdre son temps, légitimer les organisateurs et l'orchestre. Les électeurs ont donc fui les urnes, transporté le débat dans la rue sous des formes nouvelles, parfois violentes et finalement créé le terreau d'alternatives politiques inédites que les maîtres du pouvoir pensaient neutraliser en les traitant avec mépris de « populisme ».

Comme si se réclamer du peuple (à tort ou à raison c'est une autre affaire) était infamant.

Ils ne voulaient pas voir que le dit peuple, las de voir le changement politique se limiter à celui du plan de table, au choix d'un cuisinier plus ou moins habile à faire prendre les vessies pour des lanternes, le menu restant le même, déserta les urnes, transforma les élections en émeutes électorales anti- système, en opérations de « dégagisme ».

On vote de moins en moins pour quelqu'un, ou un programme, mais contre, d'où le caractère de plus en plus aléatoire des résultats électoraux.

Puis le mécontentement s'exprimera dans la rue par des manifestations, des opérations contre des cibles symboliques pour le pouvoir, voire par des émeutes.

Le point d'orgue final sera, après leur monté en puissance, l'accès au pouvoir de partis ou de leaders antisystème.

« Il n'est aucun problème , aurait dit l'inusable Henri Queuille, assez urgent en politique qu'une absence de décision ne puisse résoudre ». Peut-être parce que c'est ailleurs et autrement que par le jeu normal des institutions politiques que la solution peut être trouvée ? C'est en tous cas l'impression que donne la situation actuelle.

Aucune des promesses néolibérales n'a été tenue, à commencer par celles qui conditionnent toutes les autres : la croissance économique et l'emploi.

À la place, comme on l'a vu, au fil de cette analyse, on eut une stagnation économique semblant ne pas devoir finir en Europe, une croissance anémique sous perfusion monétaire augmentant l'instabilité du système financier, un sous-emploi mal rétribué aussi incompressible que la pauvreté, malgré les prouesses des statisticiens et des gestionnaires du chômage de masse.

L'importance du chômage des jeunes, leur déqualification pour nombre de ceux qui trouvent un emploi, voire leur émigration dans des pays comme l'Italie, l'Espagne, la Pologne ou la Hongrie, alimentent aussi largement l'inquiétude quant à l'avenir.

La certitude générale que demain sera meilleur qu'aujourd'hui, propre aux « Trente glorieuses », a été remplacée, au mieux par un sentiment d'incertitude, au pire par un pessimisme contagieux.

Une appréhension de l'avenir qui s'est progressivement installée et à laquelle la Grande crise de 2008, qui n'en finit pas de finir et l'enlisement de la construction européenne, apporteront une confirmation sans appel.

Là est l'origine de l'actuelle perte de confiance, particulièrement en Europe, dans des institutions et des élus jugés incapables, malgré de multiples tentatives contradictoires, d'apporter une réponse à la hauteur des enjeux.

Perte de confiance renforcée par l'impression - malheureusement fondée - que tout le monde n'est pas logé à la même enseigne, qu'au jeu de la mondialisation néolibérale, il y a des perdants - les classes populaires et moyennes pour une large part, les territoires ruraux, beaucoup de villes moyennes et de quartiers défavorisés des grandes unités urbaines - et des gagnants, la pointe de la pyramide sociale et une bonne partie des agglomérations. Renforcée aussi par l'impression que le changement ne peut passer par le jeu normal des institutions.

L'élection devenant une formalité sans prise aucune sur la réalité, il n'est pas étonnant que les électeurs désertent les urnes.


* 272 Accord, négocié par Mme Merkel et finalement avalisé par ses partenaires malgré leurs réticences, certains d'entre eux bien décidés à n'accueillir aucun réfugié, même pas à contribuer au financement de l'accord.

Le principe de l'accord d'Ankara c'est l'arrêt de l'immigration à partir de la Turquie à compter du 20 mars 2016. Tout migrant ne pouvant bénéficier du droit d'asile (migrant économique) ou qui, conformément à l'accord de Dublin, refuse de faire une demande d'asile là où il arrive, en l'occurrence la Grèce en provenance de Turquie, doit y être reconduit. Chaque migrant « illégal » sera remplacé par un migrant « légal » présent dans les camps de réfugiés Turcs (règle du « un pour un »), mais à hauteur de 72 000 seulement.

En contrepartie, la Turquie recevra une aide de 3 Md€ comme aide à la gestion des réfugiés, ses ressortissants étant dispensés de visa pour des séjours en Europe de moins de 90 jours, la procédure d'adhésion de la Turquie à l'Europe sera relancée. Depuis, les relations entre la Turquie et l'UE se dégraderont jusqu'à la dénonciation récente de l'accord.

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