B. REPENSER LA FORMATION

1. Adapter la formation initiale
a) Développer les compétences techniques dans le numérique et l'automatisation

La mise en place de solutions d'automatisation nécessite de disposer de personnel de haut niveau , capable de concevoir les nouveaux systèmes techniques et ensuite d'en assurer la maintenance. Or, les métiers sont en tension dans le secteur des nouvelles technologies. Le baromètre économique de l'ingénierie publié en janvier 2019 par Syntec-Ingénierie constatait un sous-effectif structurel de 2 à 4 % pour les techniciens et ingénieurs, avec une insuffisance de diplômés disponibles.

En matière d'IA, le rapport Villani préconisait même de multiplier par 3 en 3 ans le nombre des personnes formées à l'IA, afin de répondre aux besoins des entreprises.

Publié en juin 2018, le rapport de notre collègue Catherine Morin-Desailly consacré à l'urgence de la formation numérique 49 ( * ) préconisait d'augmenter le nombre de jeunes se destinant aux carrières du numérique « afin de résorber l'écart entre l'offre et la demande de compétences expertes ». Mieux informer les jeunes sur ces futurs métiers au moment de l'orientation et diversifier les recrutements dans les cycles de formation supérieure sont des outils proposés par ce rapport.

Ces travaux soulignent aussi la nécessité d'attirer des femmes dans ces métiers techniques. Le rapport Villani préconise ainsi de fixer un objectif de 40 % de femmes dans les filières du numérique.

La situation de pénurie de compétences techniques pose problème car elle freine la diffusion du progrès technique et peut, à terme, affaiblir la capacité d'innovation et la compétitivité des entreprises françaises. La mise en place de nouveaux outils ou simplement leur gestion au quotidien peuvent être rendus impossibles par l'absence de ces compétences. Le risque est alors de voir des concurrents de la France prendre une avance technique dans toute une série de domaines stratégiques : mobilités connectées, robotique de santé, etc.

Ce triste constat conduit à la recommandation suivante :

Recommandation n° 5 : former massivement les personnes appelées à intervenir dans la mise en oeuvre des nouveaux outils numériques : informaticiens, gestionnaires de données, techniciens chargés de la maintenance robotique.

b) Une transformation profonde des besoins éducatifs généraux

Au-delà du besoin en compétences techniques spécifiques, l'automatisation et le développement de l'IA transforment largement les besoins en compétences acquises durant les jeunes années par tous les publics. Cibler avec précision ces besoins est difficile. Comme le rappelle le rapport Servoz précité « il est pratiquement impossible de prédire quels nouveaux emplois vont apparaître ».

Mais il ajoute que « cela n'est pas un problème, puisque l'enjeu principal est d'avoir les compétences pour s'adapter à différents types d'activité ». Or, les systèmes de formation initiale répondent mal à cet impératif d'adaptabilité : le rapport Servoz précise ainsi que « la manière dont les apprentissages sont organisés aujourd'hui (préparer les personnes à des emplois spécifiques, comme devenir charpentier, plutôt que de se focaliser sur des compétences transversales) ne répond pas aux changements sociétaux apportés par les nouvelles technologies ».

Les experts pointent comme première faiblesse des systèmes de formation initiale l'insuffisance dans les compétences de base en littératie numérique , c'est-à-dire dans la capacité à comprendre et utiliser les technologies de communication numérique dans tous les domaines d'activité. Les mécanismes de l'IA sont mal connus et l'enseignement de l'informatique est trop faible. D'une manière plus générale, le niveau requis dans l'enseignement scolaire en sciences et technologies est considéré comme insuffisant en France et en Europe, et par ailleurs en baisse alors que les besoins en connaissances augmentent.

Une deuxième faiblesse vient des manières de former et des contenus des formations . Le rapport Villani précise en effet que « pour assurer la complémentarité de l'humain avec l'IA, ce sont les compétences cognitives transversales, mais également les compétences sociales et relationnelles et les compétences créatives qui devront être développées ». Le système éducatif français est centré sur l'acquisition de compétences cognitives transversales, donc il pourrait sembler bien placé pour former nos jeunes à des emplois où l'automatisation sera forte. Mais le rapport Villani souligne qu'il devra néanmoins se transformer pour mettre en avant davantage « l'exigence de l'apprentissage et de la créativité ». Apprendre à apprendre, apprendre à innover ne sont pas au coeur du système éducatif français. Or, ces facultés sont stratégiques dans l'optique de former des jeunes à des carrières professionnelles plus variées et se déployant dans un environnement technologique en évolution de plus en plus rapide. Le rapport Servoz insiste lui aussi sur l'importance des « compétences douces » ( soft skills en anglais) : communication, capacité au travail en équipe, créativité, résolution de problème, intelligence comportementale, capacité critique, négociation, etc... Pour développer ces compétences, le rapport Villani souhaite que l'on encourage les « pédagogies innovantes ».

Une autre faiblesse de la formation initiale est la forte étanchéité entre les formations générales et les formations techniques ou technologiques , que l'on retrouve partout en Europe (sauf en Allemagne et en Suisse). Le rapport Servoz souligne que l'enseignement général fournit aux élèves des compétences générales et l'enseignement technique fournit aux élèves des compétences techniques, orientées vers des besoins très spécifiques, alors que des synergies sont nécessaires. Concernant l'enseignement technique, le rapport Villani critique aussi la conception « adéquationniste » consistant à « construire des cursus éducatifs strictement indexés aux besoins d'un bassin d'emploi » qui formeraient aujourd'hui des personnes dont l'emploi pourra être automatisé dans quelques années.

Le rapport Servoz conclut que le système éducatif actuel en Europe doit être revu en profondeur , car il n'est pas adapté à l'enjeu du déploiement massif de l'IA, qui est d'abord et avant tout un enjeu d'adaptation continue à des changements rapides dans les manières de travailler. La demande sur le marché du travail est en constante évolution, tirée par les progrès technologiques. Le système éducatif pourrait tout simplement ne plus garantir que soient enseignées les compétences essentielles dans les nouveaux emplois, ouvrant la voie à une remise en cause profonde.

À cet égard, deux recommandations pourraient être utilement formulées :

Recommandation n° 6°: réformer l'enseignement scolaire afin d'encourager l'adaptabilité ultérieure des jeunes.

Recommandation n° 7 : développer les compétences transversales dans l'enseignement supérieur afin « d'apprendre à apprendre ».

2. Transformer la formation continue
a) Une accélération des exigences d'adaptation en cours de carrière

L'adaptation en cours de carrière est une réponse à des besoins de reconversion qui résulteront de l'automatisation : un rapport de l'institut McKinsey estime que d'ici 2030, entre 75 et 375 millions de personnes soit entre 3 et 14 % de la population devra changer de catégorie d'activité professionnelle 50 ( * ) . Le passage d'une activité à une autre passera par de la reconversion professionnelle et pas seulement par l'entrée dans la vie active de nouvelles personnes formées spécifiquement aux nouveaux métiers.

Par ailleurs, même dans des métiers qui existeront encore, des glissements de tâches sont attendus. Le contenu des métiers a toujours évolué en fonction des conditions techniques de leur exercice, sans forcément disparaître. Ces changements font évoluer les compétences attendues, rendant certaines stratégiques et d'autres, autrefois majeures, relativement secondaires. Dans un rapport de 2018, les experts de l'institut McKinsey comparent les descriptions officielles des tâches dans les métiers par le département du travail américain entre 1957 et aujourd'hui. Ils constatent que les mineurs existent encore aujourd'hui. Par le passé, on leur demandait une habileté motrice élevée et la capacité à supporter des tâches très physiques comme porter de lourdes charges. Aujourd'hui, on leur demande d'être capables de faire fonctionner des machines qui portent et qui déplacent le minerai. Concernant les infirmières, leur rôle en 1957 était de dispenser les soins aux patients, les surveiller à travers des prises de température ou un contrôle visuel de leur comportement. Aujourd'hui, elles ont les mêmes missions, mais le font très différemment, ce qui conduit à des évolutions des besoins en savoirs et en compétences.

Le rapport Servoz illustre ce besoin en requalification à travers un chiffre spectaculaire : 50 % des connaissances apprises durant la première année d'une formation technique d'une durée de 4 ans seraient obsolètes au moment de la fin du cursus. Il souligne que les formes traditionnelles de formation des adultes ne sont pas suffisantes pour faire face à la rupture technologique que nous sommes en train de connaître. Elles sont trop basées sur une logique de transmission de connaissances et pas assez sur l'expérience vécue. La mise en place de cursus de formation fractionnés constitue une piste proposée pour combiner formation initiale et continue. Par ailleurs, les formations continues sont centrées sur des besoins immédiats plutôt que sur des besoins plus généraux d'adaptation à de nouveaux métiers ou à des tâches radicalement transformées.

Le chapitre 6 du rapport de l'OCDE de début 2019 sur l'avenir du travail souligne aussi cette nécessité de renforcer la formation des adultes. Le rapport rappelle que les compétences pour exécuter des tâches cognitives de haut niveau et les compétences en matière d'interactions sociales complexes sont particulièrement recherchées. Ces tâches ne sont pas susceptibles d'automatisation. Le rapport pointe aussi ce besoin d'adaptabilité en cours de carrière, à laquelle la formation continue doit répondre.

b) Des efforts particuliers de formation continue en direction de certains publics

Si la formation professionnelle continue doit être renforcée, des efforts particuliers doivent être faits en direction de certains publics plus fragiles face à la transformation technologique et qui n'utilisent que très peu les dispositifs existants aujourd'hui.

Le rapport de l'OCDE souligne que les personnes peu qualifiées sont aussi celles qui se forment le moins en cours de carrière et que la tendance au renforcement de la formation continue n'a profité récemment qu'aux plus qualifiés.

Des efforts doivent aussi être faits vis-à-vis des travailleurs dont les emplois disparaissent avec l'automatisation : des reconversions doivent être envisagées. Sont particulièrement ciblées les personnes ayant des qualifications intermédiaires qui deviennent obsolètes avec l'automatisation. Cette exigence pourrait concerner nombre de travailleurs des services : employés de banque, comptables.

Le rapport de l'OCDE alerte aussi sur plusieurs catégories de travailleurs qui ont peu accès aux dispositifs de formation professionnelle et qui sont de plus en plus nombreux avec la diversification des formes de travail : travailleurs temporaires , travailleurs indépendants , travailleurs à temps partiel ou encore vieux travailleurs . Le secteur des services est particulièrement concerné par cette diversification des statuts au travail. L'OCDE plaide en faveur d'une individualisation forte de la formation professionnelle, en particulier à travers la mise en place de dispositifs de comptes individuels de formation destinés à répondre à cet enjeu majeur.

Source : rapport Servoz

Le rapport Villani propose aussi d'engager une réflexion approfondie sur les modes de financement de cette formation professionnelle visant à de la reconversion ou au moins, à une acquisition de qualifications en lien avec les évolutions technologiques : des prélèvements assis sur la masse salariale sont certainement moins pertinents que ceux fondés sur la valeur ajoutée dégagée, dès lors qu'une part importante de cette valeur ajoutée est produite grâce aux systèmes intelligents et aux robots.

Sans rentrer dans le détail du financement de la formation professionnelle, on peut se contenter à ce stade de souligner la nécessité de cibler davantage les efforts de formation professionnelle sur les personnes les plus fragilisées par l'automatisation des tâches professionnelles :

Recommandation n° 8 : renforcer l'appareil de formation professionnelle continue en accordant une priorité aux travailleurs dont l'emploi est automatisé ou susceptible de l'être rapidement.


* 49 Rapport d'information n° 607 (2017-2018) de Mme Catherine MORIN-DESAILLY.

* 50 https://www.mckinsey.com/featured-insights/future-of-work/jobs-lost-jobs-gained-what-the-future-of-work-will-mean-for-jobs-skills-and-wages

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