IV. M. ANDRÉ POTOCKI, JUGE À LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME

Mes remerciements vont d'abord à la délégation française qui a eu la délicatesse d'associer la Cour européenne des droits de l'Homme à un débat sur un sujet qui est évidemment extrêmement important à nos yeux. Je saisis cette occasion pour dire combien, vu de la Cour, la présidence française du Comité des Ministres a été dynamique, productive et d'une grande richesse.

Pour la Cour, l'irruption des technologies de l'information et de la communication comporte deux défis : le premier est de l'ordre de la vigilance, dans la mesure où surgissent une multitude de menaces à l'égard des droits fondamentaux, alors que le second est un défi d'adaptation. En effet, notre texte de base est une convention datant de 1950, dont la modification est quasiment impossible puisqu'elle requiert l'unanimité. Nous connaissons déjà cette difficulté d'adaptation dans le domaine de la bioéthique et, depuis le début, la Cour ne cesse d'affirmer que « la convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelle » .

Par nature, les textes qui énoncent des droits fondamentaux sont toujours ouverts - certains diraient assez vagues -, car ils offrent une assez grande latitude de flexibilité. Par ailleurs, parce que nous avons une technique de contrôle tout à fait adaptée et qui figure déjà dans le texte de la convention de 1950, qui nous demande de veiller à deux choses. En premier lieu, éviter l'arbitraire. Pour cela nous avons deux exigences : que les mesures qui sont contestées devant nous soient bien prévues par la loi de l'État ou le droit qui est en cause ; qu'existe un but légitime. En second lieu, l'exigence de proportionnalité, qui consiste à montrer qu'une mesure est pertinente et nécessaire pour atteindre son but, ainsi qu'à démontrer qu'il aurait été impossible d'atteindre ce but avec une mesure portant moins atteinte au droit qui est protégé.

Il faut souligner qu'une cour de justice n'intervient pas comme un législateur, un régulateur ou un rédacteur de convention, mais uniquement lorsqu'elle est saisie, et spécifiquement sur les questions qui lui sont soumises à titre contentieux. En conséquence, notre intervention est nécessairement moins cohérente, moins complète et très souvent moins à la page des dernières menaces, puisqu'il faut attendre tout le temps du cheminement dans les modes de contrôle interne pour qu'une mesure arrive devant nous. Néanmoins, cela donne à la Cour une sorte de distance, une sorte de perspective qui lui permet parfois d'apporter des messages importants pour tout le travail que vous faites, les uns et les autres. Comme cela a été mentionné, nous travaillons essentiellement sur deux articles de la convention : l'article 10 qui protège le droit à la liberté d'expression et la liberté d'information ; l'article 8 qui protège la vie privée.

S'agissant de l'article 10, dès 2009 dans un arrêt « Times Newspaper c. Royaume-Uni » , la Cour a indiqué, ce qui n'était pas évident, que les principes en matière de liberté d'expression s'appliquent à Internet. Dans son arrêt « Ahmet Yildirim c. Turquie », la Cour a souligné l'apport démocratique d'Internet : « Internet est aujourd'hui devenu l'un des principaux moyens d'exercice par les individus de leur droit à la liberté d'expression et d'information. On y trouve des outils essentiels de participation aux activités et débats relatifs aux questions politiques ou d'intérêt public ». La Cour en a tiré une conséquence extrêmement importante en « conventionnalisant » le droit d'accès à Internet. En effet, elle en a déduit que l'on ne pouvait être privé de l'accès à Internet de façon arbitraire et sans contrôle et sans recours juridictionnel. Par ailleurs, elle a rappelé qu'il est indiqué dans le texte de l'article 10 que celui-ci s'applique « sans considération de frontière », ce qui, dans le champ que nous examinons, est d'une importance considérable.

Par ailleurs, dans l'affaire « Delfi AS c. Estonie » datant de 2015, la Cour a considéré que, sous certaines conditions, la responsabilité des sites Internet pouvait être engagée pour les commentaires qui y sont déposés.

L'article 8, qui protège la vie privée, est immédiatement évoqué au sujet des menaces qui surgissent des myriades de traces numériques que chacun de nos gestes laisse maintenant à la portée de tous ceux qui veulent les capter. L'un des sujets les plus sensibles dans ce domaine est la compatibilité avec la convention des systèmes d'interception des masses de données par les services de renseignement. Nous avons rendu sur ce point, en 2015, les arrêts « Romanov » et « Zackarov c. Russie », où la Cour a écrit que les dispositions du droit russe régissant l'interception de communication ne comportent pas de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et le risque d'abus inhérent à tout système de surveillance secrète, risque qui est particulièrement élevé dans un système où les services secrets et la police jouissent, grâce à des moyens techniques, d'un accès direct à l'ensemble des communications de téléphone mobile. Ce débat est actuellement porté devant la grande chambre pour deux affaires qui font l'objet de délibérations complexes : l'affaire « Big Brother Watch c. Royaume-Uni » et l'affaire « Centrum för râttvisa c. Suède ». La Cour attend les arrêts qu'elle aura rendus dans ces deux domaines pour juger deux groupes de requêtes concernant la loi française de 2015 relative au renseignement. C'est dire si les enjeux sont importants.

Ces questions d'interception des données sont également au coeur de l'action de la police lorsqu'elle cherche à capter des informations qui concernent des personnes suspectes de crimes. Nous avons été amenés, dans l'affaire « Ben Feiza c. France », en 2018, à dire que la France avait violé l'article 8 parce que la police avait placé des balises dans la voiture du suspect, parce que l'autorisation du placement des balises avait été donnée par un juge sur la base d'un texte du code de procédure pénale tellement général qu'il ne permettait absolument pas d'être considéré comme une base légale suffisante. Le code de procédure pénale français a immédiatement été modifié en conséquence.

La Cour a également toute une jurisprudence sur l'élaboration et le contrôle des fichiers, qui sont notamment au coeur de l'action de la CNIL. Dans l'affaire « Aycaguer c. France » de 2017, le requérant est un syndicaliste agricole qui, au cours d'une manifestation un peu houleuse, a, dans un geste tout à fait critiquable, donné un coup de parapluie sur la tête d'un gendarme qui n'a d'ailleurs pas été blessé. Il a été condamné non seulement pour ce geste, mais une seconde fois parce qu'il avait refusé un prélèvement d'empreinte génétique destiné à être enregistré dans le Fichier national des empreintes génétiques. La Cour a considéré que, ce faisant, la France avait violé l'article 8 en termes de proportionnalité. Elle a en effet estimé qu'au regard de la gravité de l'infraction, le fait de conserver des données aussi personnelles pendant une durée de 40 ans, qui ne pouvaient pas être modifiées, et sans aucune possibilité d'effacement, contrevenait au principe de proportionnalité qui aurait dû être respecté. Ce n'est donc pas le prélèvement qui posait problème, mais son encadrement et ses modalités.

Par ailleurs, la Cour a statué, en 2018, dans une affaire se rattachant au droit à l'oubli. Deux personnes avaient été condamnées en Allemagne pour le meurtre d'un acteur célèbre. Dix ans après leur condamnation, alors qu'ils sortaient de prison, leur peine effectuée, une grande chaîne de radio et un journal très connu ont placé sur leur site Internet toute une série d'éléments nominatifs les concernant. Elles ont immédiatement demandé aux autorités allemandes l'anonymisation de ces informations. La Cour fédérale de justice allemande a mis en balance la protection de la vie privée de ces personnes et l'intérêt du public à être informé sur ce type d'affaires et a rejeté la demande d'anonymisation. La Cour, qui a été saisie, a suivi le raisonnement de la Cour fédérale de justice allemande et a considéré, dans cette affaire, au regard de ses spécificités, que l'intérêt du public à être informé prenait le pas sur la demande d'anonymisation.

En conclusion, il me semble que la Cour a réussi à relever le défi d'adaptation, mais son action n'est profitable que dans la mesure où elle se conjugue à la vôtre, législateurs, régulateurs ou responsables de conventions internationales. Je pense que c'est dans la complémentarité et la cohérence de tous ces acteurs que nous réussirons à élaborer des droits numériques dont les citoyens demandent légitimement l'élaboration et le respect.

M. André Gattolin . - Le fait que, de plus en plus, nos cours suprêmes nationales aient la possibilité de demander avis auprès de la Cour européenne des droits de l'Homme permet d'anticiper sur certaines dérives que peut rencontrer la production nationale du droit.

M. André Potocki . - Plus que toute autre, une cour internationale est suspectée de porter atteinte à la souveraineté nationale et à la séparation des pouvoirs. Pour se protéger contre cela, nous nous conformons au principe de subsidiarité qui consiste à n'intervenir que dans la seule hypothèse où les juridictions nationales n'auraient pas efficacement protégé les droits dont nous avons la responsabilité. Nous devons donc attendre l'épuisement des voies de recours internes pour pouvoir intervenir. Cela peut donner l'impression, en matière de nouvelles technologies, que nous poursuivons un TGV avec une carriole. C'est pour cela que le protocole 16 à la convention européenne des droits de l'Homme permet aux juridictions nationales, si elles le veulent - elles n'y sont jamais contraintes, contrairement aux questions préjudicielles du droit de l'Union - et à titre purement consultatif, de nous demander notre avis immédiatement sur des questions complexes, et cela sans aucune atteinte au principe de séparation des pouvoirs.

Je dois dire que la France a joué un rôle doublement essentiel dans cette mutation profonde. D'abord, parce que le Président de la République a décidé que la France ratifierait le protocole 16, alors qu'il s'agissait de la dixième ratification et que celle-ci a déclenché sa mise en oeuvre. Ensuite parce que c'est la Cour de cassation française qui nous a saisis pour la première fois sur le sujet sensible de la gestation pour autrui. Cela nous remet dans la course.

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