V. MME NICOLE DURANTON, SÉNATRICE DE L'EURE, PREMIÈRE VICE-PRÉSIDENTE DE LA DÉLÉGATION FRANÇAISE À L'ASSEMBLÉE PARLEMENTAIRE DU CONSEIL DE L'EUROPE

Monsieur le Président du Sénat, Madame la Secrétaire générale adjointe du Conseil de l'Europe, Madame la Présidente de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, chère Nicole, Mesdames les Présidentes et Messieurs les Présidents de délégations, Mesdames les Ambassadrices et Messieurs les Ambassadeurs, mes chers collègues, Mesdames et Messieurs,

Notre colloque d'aujourd'hui s'inscrit dans les priorités de la Présidence française du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, qui s'achèvera à la fin de ce mois. Ce choix est d'autant plus pertinent que nous sommes confrontés à un défi à l'acuité grandissante : comment mettre en oeuvre et protéger les valeurs de la démocratie, des droits de l'Homme et de l'État de droit dans un contexte de profond et rapide bouleversement technologique ?

Le Conseil de l'Europe, de par son périmètre géographique et son mandat, est bien placé pour contribuer à apporter des réponses opérationnelles à ces questions. Il s'y intéresse d'ailleurs de près ; la dernière session du Forum mondial de la démocratie, à Strasbourg, du 6 au 8 novembre derniers, portait ainsi sur le sujet « Information : la démocratie en péril ? ».

Ce vaste chantier doit, selon moi, être entrepris en coopération avec l'Union européenne qui s'y investit également beaucoup - je pense, par exemple, aux récentes initiatives de la Commission européenne relatives au plan d'action sur la désinformation et aux contenus terroristes en ligne. Sur ces questions, comme sur d'autres, Strasbourg et Bruxelles ont intérêt à travailler en étroite relation. Pour autant, je n'ignore pas que le Conseil de l'Europe et les juges de Strasbourg ont donné des bases juridiques solides au traitement des informations par les médias, grâce en particulier à l'article 10 de la convention européenne des droits de l'Homme, relatif à la liberté d'expression, ou à la protection des données personnelles, avec la convention 108.

Le modèle originel du Web a vu le jour il y a trente ans. La Toile avait été appréhendée comme un espace universel où n'importe qui en n'importe quel lieu peut obtenir librement et gratuitement des ressources et partager des savoirs. De fait, le potentiel du Web est immense, et les perspectives ouvertes quasi infinies. Nos façons de vivre et d'échanger ont été profondément modifiées par le progrès technologique, en peu de temps. L'intelligence artificielle promet encore bien des évolutions.

Néanmoins, ces potentialités immenses sont aussi porteuses de risques.

Le Web fonctionne sur un modèle économique reposant sur l'extraction et l'exploitation de nos données personnelles à des fins commerciales : c'est l'économie du big data et des algorithmes, propice à une surveillance de masse de nos habitudes et modes de vie. Nos collègues britanniques l'ont rappelé, en février dernier, dans un rapport détaillé sur l'affaire Cambridge Analytica . Le numérique a aussi facilité et suscité l'émergence de nouvelles formes de criminalité ; on parle désormais de cybercriminalité et de cyberattaques.

Par ailleurs, les nouvelles technologies interrogent le bon fonctionnement de nos démocraties. Alors que celui-ci requiert une information crédible, les fake news et les faits alternatifs proposent des types de discours ne correspondant pas à des faits avérés.

Dans le monde de post-vérité qui serait le nôtre, Internet propagerait toutes sortes de rumeurs, et l'esprit critique, attaqué de toutes parts par les infox et autres fake news , aurait disparu. La propagation de fausses nouvelles n'a pourtant rien de nouveau, en particulier en période de crises politiques et sociales. Les rumeurs ne traduisent-elles pas les craintes, les haines, les préjugés des hommes ? Ce qui, en revanche, est surprenant, c'est la persistance de la désinformation : ni les progrès de l'éducation ni le fact checking ne la font reculer, au contraire. À notre époque de liberté de la presse et d'informations surabondantes, nous nous rendons compte que, finalement, ce n'est pas la censure qui favorise la rumeur...

La menace de l'influence des messages politiques véhiculés par les médias n'est pas nouvelle non plus - pensons au cinéma. La nouveauté tient à la disparition d'un monde où l'information était centralisée, contrôlée par les médias traditionnels. Internet et l'utilisation massive des réseaux sociaux ont réduit l'avantage structurel que les élites ont sur leurs compatriotes : celui du contrôle de ce qui est important et de ce qu'il faut discuter. Les réseaux sociaux retirent aux élites le monopole des opinions. La majorité des gens aujourd'hui ne se tiennent plus au courant de l'actualité dans le monde en regardant les journaux télévisés. Les réseaux sociaux ont « démocratisé » les fake news .

L'information peut être manipulée de façon presque indétectable, alors que les conséquences sont potentiellement chaotiques, comme l'a mis en évidence, l'année dernière, un rapport du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères. Ce risque va faciliter la multiplication de campagnes de désinformation, conduites par des acteurs étatiques ou non étatiques, qui peuvent déstabiliser le débat démocratique. Ainsi des campagnes massives de diffusion de fausses informations sont-elles destinées à modifier le cours normal du processus électoral.

Par ailleurs, la capacité à mobiliser rapidement la colère populaire menace la démocratie représentative. Nous avons vu récemment, en France, combien il était difficile de gérer une mobilisation horizontale dépourvue de leaders bien identifiés.

Autre phénomène inquiétant, le fonctionnement des plateformes privilégie la diffusion de contenus émotionnels, qu'ils fassent rire, émeuvent ou choquent. La presse à scandale et les tabloïds fonctionnaient déjà sur les mêmes ressorts, mais Internet en démultiplie les conséquences auprès de milliards d'utilisateurs potentiels. Si bien qu'aujourd'hui, l'opinion prime sur les faits.

Alors que la démocratie est en principe canalisée par le débat, qui permet de rationaliser les désaccords, les réseaux sociaux, au contraire, contribuent à hystériser et brutaliser la vie politique. On le voit, par exemple, avec la pratique de la dénonciation publique dite du name and shame . Celle-ci rejoint certes de vieilles habitudes chères aux formations politiques extrémistes, mais avec un effet aujourd'hui décuplé dans un contexte de défiance envers les élus. Le climat démocratique s'en ressent nécessairement.

Désormais, un chef d'État peut faire des annonces, plus ou moins importantes, plus ou moins vraies, sur son compte Twitter... Au fond, les infox deviennent une stratégie politique. Rappelons-nous que d'aucuns ont cherché à faire croire que le traité d'Aix-la-Chapelle permettrait de vendre l'Alsace à l'Allemagne !...

Jusqu'ici, j'ai évoqué différents risques. Malheureusement, il n'y a pas que des risques ; il y a aussi des passages à l'acte, et parfois des morts. Que l'on songe au cyber-harcèlement, à la radicalisation solitaire et expresse en ligne et aux appels à commettre des attentats terroristes. Le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, a pu diffuser le meurtre en direct de cinquante et une personnes dans deux mosquées, pendant 17 minutes, sans être empêché. Les contenus haineux, racistes ou antisémites sont parfois dupliqués uniquement pour faire de l'audience ; le « succès » est alors garanti ! Même si les plateformes ont fait d'indéniables progrès pour renforcer leurs équipes de modération.

Dans ce paysage numérique largement nouveau, et porteur de risques multiples, il est important de ne pas abandonner le Web aux extrémistes. Des actions sont également indispensables pour responsabiliser davantage les plateformes, instituer des sessions de formation en direction à la fois des adultes et des enfants ou encore développer la vérification des faits.

Il y a un an, la France dévoilait l'Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace, à l'occasion d'une réunion du Forum sur la gouvernance d'Internet, dans le giron de l'ONU, et auquel le Conseil de l'Europe a participé. Tant des États que des grandes entreprises ont souscrit à ce texte qui vise à relancer les négociations internationales sur le cyberespace - en 2017, près d'un milliard de personnes ont été victimes de cyberattaques.

La question requiert davantage de régulation à l'avenir, une régulation coopérative avec les acteurs privés, et propre à l'Europe. Il s'agit d'atteindre un équilibre entre une configuration où seules des sociétés privées géantes ont tout pouvoir, et une autre où seul l'État définit ce qui est licite ou pas sur Internet, au mépris de la liberté d'expression.

Je forme le voeu que nos échanges d'aujourd'hui feront avancer ces questions, nombreuses et délicates.

Je suis particulièrement heureuse de la présence des personnalités qui ont bien voulu intervenir aujourd'hui hui dans notre colloque afin d'en nourrir les débats.

Avec Nicole Trisse, nous avons souhaité que ce colloque fasse une large place à l'interactivité. C'est pourquoi, après les interventions, n'hésitez surtout pas à prendre la parole pour commenter ou poser des questions.

Nous allons pouvoir ouvrir notre première table ronde, qui sera animée par mon collègue André Gattolin, sénateur des Hauts-de-Seine, membre de la délégation française à l'APCE, et passionné par ces sujets.

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