Rapport d'information n° 605 (2019-2020) de MM. Pascal ALLIZARD et Michel BOUTANT , fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 8 juillet 2020

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N° 605

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juillet 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense
et des forces armées (1) sur l'
industrie de défense dans l' oeil du cyclone ,

Par MM. Pascal ALLIZARD et Michel BOUTANT,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon , président ; MM. Pascal Allizard, Bernard Cazeau, Olivier Cigolotti, Robert del Picchia, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Cédric Perrin, Gilbert Roger, Jean-Marc Todeschini , vice-présidents ; Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Philippe Paul, Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, M. Olivier Cadic , secrétaires ; MM. Jean-Marie Bockel, Gilbert Bouchet, Michel Boutant, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Mme Hélène Conway-Mouret, MM. Édouard Courtial, René Danesi, Gilbert-Luc Devinaz, Jean-Paul Émorine, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, Claude Haut, Mme Gisèle Jourda, MM. Jean-Louis Lagourgue, Robert Laufoaulu, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Rachel Mazuir, François Patriat, Gérard Poadja, Ladislas Poniatowski, Mmes Christine Prunaud, Isabelle Raimond-Pavero, MM. Stéphane Ravier, Hugues Saury, Bruno Sido, Rachid Temal, Raymond Vall, André Vallini, Yannick Vaugrenard, Jean-Pierre Vial, Richard Yung .

L'ESSENTIEL

Un choc violent, des fragilités spécifiques, un enjeu crucial pour l'avenir industriel et la souveraineté française.

L'industrie de défense, industrie d'innovation qui emploie plus de 200 000 personnes en France et constitue l'un des seuls excédents commerciaux de notre pays, est confrontée à une crise sans précédent.

Son caractère dual (civil et militaire), en général présenté comme un atout pour lisser les fluctuations, l'expose aujourd'hui violemment à la crise, en particulier dans le secteur de l'aéronautique.

Disposer de clients étatiques, force supposée, pourrait s'avérer une faiblesse : dans la situation financière extrêmement difficile de l'État, la tentation de baisser l'effort de défense existera. Ce serait un contresens économique et stratégique, mais surtout une erreur tragique, car elle serait irréparable.

La compétitivité de l'industrie française, de défense ou non, passe par l'avantage technologique : nous sommes condamnés à l'innovation et à l'excellence.

Le plus dur est devant nous : temps de latence des programmes d'armement, tension sur les chaînes d'approvisionnement, carence du financement de l'innovation sont autant de redoutables pièges.

La faillite n'est pas le seul risque auquel les grands groupes sont exposés. Si les maillons de leurs chaînes d'approvisionnement cassent, ils peuvent se retrouver en grande difficulté : c'est le risque d'un « effet dominos ».

Ce qui va se jouer dans les cinq ans qui viennent c'est la survie d'un des derniers écosystèmes industriels français, qui a la particularité d'être indispensable à toute souveraineté, et à la protection des Français.

L'heure de vérité : pour des choix politiques qui définissent l'avenir

Sans politique industrielle claire, assumée et consensuelle, l'avenir de la BITD française n'est pas assuré.

Le rapport montre la nécessité d'un effort d'investissement de défense important de l'État ; et d'une capacité à exporter en progression, les achats de l'État étant loin de permettre, à eux seuls, d'équilibrer le business plan.

Les trois échéances cruciales sont : le plan de relance ; le projet de loi de finances pour 2021 ; l'actualisation de la loi de programmation militaire.

INTRODUCTION

La crise sanitaire de la covid-19 a entraîné un choc économique et social sans précédent depuis la Grande Dépression des années 1930. Nous commençons à peine à entrevoir les conséquences de ce choc sur notre pays. En matière de défense, cette crise débouche sur un paradoxe : notre base industrielle et technologique de défense (BITD) se retrouve en danger, alors même que, d'une part, ses perspectives devraient être assurées par l'exécution de la loi de programmation militaire (LPM) pour 2019-2025 et que, d'autre part, l'état des menaces ne va qu'en s'aggravant.

Ce rapport se veut donc un cri d'alerte, non pas sur le très court terme, mais sur des perspectives de moyen-long terme qui, si elles ne sont pas assurées aujourd'hui, seront impossibles à corriger demain et après-demain.

En ce sens, la BITD est réellement dans l'oeil du cyclone : elle a subi le premier choc, et l'a, en apparence, plutôt bien encaissé. Mais les vraies difficultés sont devant nous. Il faut en avoir conscience, et il faut agir au plus vite, c'est-à-dire en premier lieu à l'occasion du plan de relance, en deuxième lieu dans le cadre du projet de loi de finances qui sera débattu à l'automne, et enfin à l'occasion de l'actualisation de la LPM l'an prochain.

Dès maintenant, et plus encore dans les mois qui viennent, beaucoup d'entreprises de la BITD vont lutter pour leur survie, et en particulier les plus duales d'entre elles, car cette crise frappe d'abord l'activité civile. Même pour les entreprises les plus solides, la tentation pourrait exister de sacrifier les investissements pour préserver l'équilibre à court terme. C'est là la principale menace, silencieuse et d'abord indolore, qui plane sur la BITD : être obligé de sacrifier l'avenir pour sauver le présent.

Pourtant, les investissements sont plus nécessaires que jamais, pour trois raisons :

- Partout, les menaces se renforcent. Le recours à la force et la politique du fait accompli sont des options de plus en plus assumées par de nombreux Etats ;

- Cette dégradation généralisée du contexte international favorise une nouvelle course aux armements, dont le contenu technologique s'enrichit de façon continue. Dans ces conditions, tout relâchement de l'effort de défense conduirait, à une échéance sans doute bien plus rapide qu'on ne l'imagine habituellement, à un nivellement de l'avantage technologique de nos forces, voire à un handicap technologique qui limiterait nos options et notre liberté d'action ;

- Par nature, les industries de défense, et en particulier les plus sensibles d'entre elles, sont très majoritairement, et dans certains cas exclusivement implantées sur le territoire national. Par conséquent, toute commande publique à ces industries génère de l'activité économique en France, permettant d'éviter que la relance vienne d'abord stimuler l'économie des pays producteurs de nos importations.

*

* *

La crise a révélé au Français, de façon crue, brutale et soudaine, l'ampleur des dépendances industrielles que la France, et parfois même l'Europe, ont accumulé. L'Europe peut-elle et veut-elle être une puissance, les Etats européens entendent-ils encore remplir leur première mission de protection de la population, quand plus un gramme de paracétamol n'est produit sur notre continent ? Cet exemple choquant, qui se décline dans de nombreux pans de l'équipement médical et pharmaceutique n'est qu'une illustration de l'abandon progressif, continu et résigné de notre industrie depuis la crise des années 1970.

L'industrie, qui avait fait la force et la richesse de la France depuis le début de la révolution industrielle, était passée de mode, ce qui a été illustré par la disparition progressive du ministère de l'industrie.

Un seul pan a résisté, jusqu'à maintenant, à cette désindustrialisation : la BITD. Il y a à cela deux raisons :

- tout d'abord, dans un pays qui est en capacité d'assumer seul, en dernier ressort, la défense de ses intérêts vitaux par la dissuasion nucléaire, l'ensemble de la BITD est tirée vers l'excellence technologique au meilleur niveau mondial. En effet, la dissuasion nucléaire n'a de sens que si elle est crédible, ce qui impose qu'elle se maintienne en permanence au meilleur niveau ;

- en second lieu, pour des raisons évidentes de souveraineté, la BITD est très peu délocalisable, à plus forte raison pour tout ce qui touche au coeur de la souveraineté.

Cela résume l'équation de la BITD française (mais cela vaudrait aussi pour le reste de notre industrie qui a tant souffert depuis 40 ans) : les choix collectifs des Français ne permettent pas une compétitivité par les coûts. Produire en France est et restera durablement plus cher que de produire dans des pays à moindre coût 1 ( * ) . Par conséquent, la compétitivité de l'industrie française, de défense ou non, passe par l'avantage technologique, en ce qu'il permet de produire un produit plus efficace justifiant un coût supérieur.

La préparation de l'avenir, c'est-à-dire l'investissement technologique et l'innovation, est donc vitale pour la BITD française :

- parce que sans supériorité technologique, elle ne sera plus en mesure de répondre au besoin opérationnel des forces, qui est le fondement de l'effort de défense et l'outil de notre liberté politique ;

- parce que sans plus-value technologique, les produits français ne peuvent rivaliser avec ceux de pays à coûts de production plus faibles.

L'industrie française est donc condamnée à l'excellence, si elle veut survivre. Elle en a les capacités, car elle peut encore s'appuyer sur une culture d'ingénierie très solide et une inventivité reconnue, deux éléments d'un potentiel d'innovation très important. Encore faut-il que ces dispositions remarquables soient alimentées par un financement adéquat. Ce n'est, pour l'essentiel, pas le cas et, comme rapporteurs, nous nous devons d'appeler l'attention sur ce point critique. Sur ce plan, des efforts ont été faits, notamment par l'Etat, mais le plus dur reste à faire. Et pourtant, le temps presse : la concurrence se renforce, les tensions entre grandes puissances s'exacerbent, et donc leur appétit pour les jeunes entreprises innovantes à fort potentiel sur des segments stratégiques.

A l'issue de notre travail, nous sommes pris d'un sentiment ambigu mêlant une claire conscience des menaces qui pèsent sur notre BITD, de l'urgence de redéfinir une véritable politique industrielle et notamment en matière de défense, et l'admiration et la fierté de voir ce que nos industries de défense savent produire aujourd'hui et pourraient produire demain, au service de notre protection et de notre liberté.

I. UN CHOC PARADOXAL

A. LA VIOLENCE DU CHOC DE LA CRISE DE LA COVID-19 EST SANS PRÉCÉDENT

La mise à l'arrêt soudaine de l'économie, par le confinement, est un épisode sans précédent. Si, sur le plan sanitaire, la France avait connu par le passé des épidémies d'une ampleur comparable ou même pire, le confinement généralisé de la population est sans précédent. C'est d'autant plus frappant que, dans les pays voisins, les usines ont largement continué à fonctionner, malgré les mesures de confinement, comme nous l'ont indiqué plusieurs responsables d'entreprises disposant d'implantations en Allemagne, en Italie ou au Royaume-Uni.

Dans ces conditions, les entreprises de la BITD ont très vite cherché à établir des priorités dans leurs plans de continuité. Ce travail a été mené en lien avec la délégation générale pour l'armement (DGA). Sans surprise les deux priorités ont été d'éviter toute incidence sur la posture de dissuasion, et de garantir la continuité du soutien aux opérations en cours.

Ces deux objectifs ont été parfaitement atteints, et il faut rendre hommage à toutes celles et ceux qui ont permis, dans les entreprises, à la DGA ou dans les forces, de parvenir à ce résultat, malgré les circonstances.

B. CETTE VIOLENCE EST EN PARTIE AMORTIE PAR LES SPÉCIFICITÉS DE L'ÉCONOMIE DE LA DÉFENSE

Alors que certains secteurs économiques sont passés, du fait de la crise, à l'arrêt total, comme notamment le transport aérien et le tourisme, les industries de défense avaient encore des commandes à exécuter, en raison de l'étendue dans le temps des programmes d'armements, qui, pour les programmes majeurs, se compte plutôt en années qu'en mois. D'autre part, les clients étatiques ont une surface financière qui leur a permis de ne pas remettre en cause les contrats en cours.

C. QUAND LE CARACTÈRE DUAL SE TRANSFORME DE FORCE EN FRAGILITÉ

Certaines entreprises de la BITD ont une activité uniquement tournée vers la défense. C'est le cas par exemple de MBDA, Nexter, d'Arquus ou, pour l'essentiel, de Naval Group.

Un second groupe repose sur un équilibre entre production civile et activités de défense. Dans ce groupe, on peut retrouver notamment Thalès, Safran et, avec des variations dans un sens ou dans l'autre selon les périodes, Dassault Aviation.

Un troisième groupe a une activité qui repose d'abord sur la production civile. Airbus est le cas le plus intéressant de ce point de vue, car c'est à la fois la plus grosse entreprise de défense européenne, et un groupe reposant à 70 % sur les activités civiles.

Cette orientation duale, rappelée ici pour les grands groupes, se retrouve également dans nombre de PME et ETI.

Le caractère dual est en général présenté comme un atout, car en raison de l'absence de lien économique direct entre les marchés civils et les marchés de défense, la dualité de l'activité est une façon de lisser les fluctuations de l'un ou l'autre des segments. Toutefois, dans les circonstances présentes, les activités de défense résistent bien mieux, à court terme, que les activités civiles. C'est en particulier spectaculairement dans le secteur de l'aéronautique, confronté à la plus grave crise de son histoire. Deux chiffres permettent d'apprécier le caractère extraordinaire de la situation :

- Lors des précédentes graves crises du transport aérien civil (11 septembre 2001, SRAS-1...), le recul de l'activité, perçu alors comme considérable, était de l'ordre de 5 % sur l'année. Ce recul était d'autant plus durement ressenti que le marché du transport aérien se développait très rapidement, avec l'accélération de la mondialisation et la baisse du coût des trajets 2 ( * ) . La crise actuelle pourrait conduire à une baisse de l'activité aérienne de 50 % en 2020 par rapport à 2019, soit un choc dix fois plus fort que les précédents ;

- Sur environ 21.000 avions de ligne dans le monde, on estime que 14.000 ont été cloués au sol au plus fort de la crise.

La situation du transport aérien est fondamentale pour le sujet qui nous occupe, en raison précisément de la nature duale de nombreux acteurs, souvent de premier plan. De ce point de vue, deux éléments extrêmement préoccupants sont à considérer :

- Le choc de trésorerie est, pour les compagnies aériennes, encore à venir. En effet, lorsque les avions sont cloués au sol, les compagnies aériennes peuvent limiter leurs pertes (l'absence de recettes va de pair avec des coûts très inférieurs à la normale, du fait de l'absence de coûts d'exploitation et de maintenance). Pour les compagnies, la phase la plus critique est celle qui débute actuellement, à savoir la reprise du programme de vols, et donc des coûts d'exploitation proches de la normale, avec un taux d'occupation des vols très faible. C'est donc le second semestre qui sera la plus difficile à affronter pour les compagnies aériennes ;

- Le second sujet d'inquiétude concerne la possibilité d'un changement définitif de l'économie du transport aérien et du tourisme. S'il est trop tôt pour savoir si un tel changement aura réellement lieu dans la durée, il est vraisemblable que la situation antérieure ne soit jamais retrouvée 3 ( * ) .

Dans ces conditions, le retour à une situation « normale » (qui serait encore loin du dynamisme précédent la crise) ne se ferait que dans 2 à 3 ans, pour les segments les plus dynamiques du transport aérien, et dans 4 à 5 ans pour les autres segments.

Une telle perspective amène à se demander comment les entreprises concernées vont pouvoir survivre à cette apnée économique. La réaction des Etats apporte la réponse : la survie de l'aéronautique civile est impossible sans soutien massif des États.

La particularité de la crise actuelle est donc la violence avec laquelle elle atteint certaines activités civiles, et donc le poids qu'elle fait peser sur les entreprises duales.

II. LES DIFFICULTÉS SONT DEVANT NOUS

Les difficultés que les entreprises de la BITD devront surmonter dans les mois et les années qui viennent seront d'abord celles qui affectent le contexte économique global. Comme on l'a vu, la situation de l'aéronautique civile sera très difficile pendant plusieurs années. Mais, outre les difficultés affectant l'ensemble de l'économie, les caractéristiques de la BITD vont entrainer des difficultés qui lui sont propres.

A. LE TEMPS DE LATENCE DES PROGRAMMES D'ARMEMENT

Un des plus grands dangers qui guettent la BITD est l'erreur de perspective temporelle que pourrait entraîner son cycle propre, marqué par un temps de latence important entre le moment du lancement d'un programme et la fin de la livraison des matériels produits. Pour citer deux exemples actuels, la France et l'Allemagne ont lancé les premières études pour deux grands projets, le système aérien de combat du futur (SCAF) et le système de combat terrestre du futur ( Main Ground Combat System -MGCS) dont les premiers exemplaires devraient être livrés vers 2040, pour être produits pendant plusieurs dizaines d'années. Il n'y a sans doute pas de produits civils ayant une telle étendue.

Une des conséquences de la durée des grands programmes d'armement est que, si les commandes s'arrêtaient d'un coup, l'activité de production ne cesserait pas tout de suite. Ce temps de latence, s'il permet certes d'assurer la survie à court terme des entreprises, fait porter un risque de sous-estimation de la gravité de la crise actuelle.

Dans le débat qui entoure le plan de relance qui doit encore être présenté par le Gouvernement, il existe un risque que la BITD n'apparaisse pas comme prioritaire, car sa situation ne paraît pas critique (à l'exception notable des entreprises très actives dans le civil, et en particulier dans le secteur aéronautique).

Dans le scenario le plus sombre, certains pourraient même plaider que, dans la situation financière extrêmement difficile de l'État, l'effort de défense devrait être revu à la baisse. Ce serait là un contresens économique et stratégique, mais surtout ce serait une erreur tragique, car elle serait irréparable. Les quarante dernières années nous ont montré que, lorsqu'un pan d'activité industrielle disparaît, on ne peut le restaurer artificiellement par la suite.

Une des raisons à cela est que les entreprises, comme les espèces vivantes animales ou végétales, sont inscrites dans un écosystème avec lequel elles interagissent. Une fois son écosystème disparu, on ne peut réintroduire une espèce dont on reconnaît tardivement l'importance.

B. LA TENSION DE LA CHAÎNE D'APPROVISIONNEMENT ET LES DANGERS DES EFFETS DOMINO

Une des clefs de l'avenir de la BITD se situe là : son écosystème est en danger. En se focalisant sur quelques grands groupes, l'opinion publique ne perçoit pas la multiplicité, la diversité et le caractère vital de l'écosystème de start-ups, de PME et d'ETI sans lesquelles les grands groupes n'existeraient pas.

Les auditions que nous avons menées ont permis d'évoquer plusieurs cas de PME ou d'ETI inconnue du grand public mais qui sont des fournisseurs critiques pour plusieurs des plus grands groupes de la BITD. Ces entreprises de taille moyenne ne retiennent pas l'attention du public, et le risque est donc réel qu'elles ne retiennent pas suffisamment l'attention des pouvoirs publics. Du reste, les grandes entreprises et les associations de filière (GIFAS, GICAT et GICAN) ont, elles, clairement conscience de ce sujet. Dans la crise actuelle, elles ont cherché à élaborer une cartographie des fournisseurs critiques, en portant une attention particulière à ceux qui étaient en difficulté.

Dans bien des cas, ce travail est mené de concert avec la DGA, au ministère des armées, et parfois avec la direction générale des entreprises (DGE), au ministère de l'économie et des finances.

Il est fondamental que l'opinion publique puisse percevoir que les contrats d'armement, au-delà des grands groupes qui en portent l'image, alimentent tout l'écosystème de la chaîne d'approvisionnement ( supply chain) . Ainsi, lorsque Thalès remporte un contrat, la valeur du produit qui correspond au fournisseur est en moyenne de 50 %. Dans certains cas, la valeur revenant aux sous-traitants peut atteindre 70 %.

Il s'agit là d'une médaille qui a un revers. On croit parfois que les grands groupes ont une assise qui les met à l'abri d'une crise conjoncturelle, même violente, et qu'en tout état de cause l'Etat viendrait à leur secours si elles étaient dans une impasse, selon l'adage du « too big to fail » . Mais la faillite n'est pas le seul risque qui guette les grands groupes. Si les maillons de leurs chaînes d'approvisionnement cassent, ils peuvent se retrouver en grande difficulté. C'est en cela que la notion de BITD est fondamentale : elle décrit un écosystème fait d'interactions innombrables. Comme c'est le cas pour la biodiversité, la disparition d'un élément fragilise tout l'ensemble, de façon presque invisible, jusqu'à ce que la survie de tout l'écosystème soit remise brutalement en question. C'est là ce qui va se jouer dans les cinq ans qui viennent : la survie d'un des derniers écosystèmes industriels français, qui a la particularité d'être indispensable à toute souveraineté, et à la protection des français.

C. LES CARENCES DU FINANCEMENT DE L'INNOVATION DE DÉFENSE

Si un certain nombre d'entreprises de la BITD se trouvent déjà dans une situation très difficile, on a vu que le plus dur est encore à venir. Cela doit amener à s'interroger avec une insistance particulière sur le financement de l'innovation, pour deux raisons :

- À court terme, confrontée à un manque de trésorerie, toute entreprise a tendance à couper dans ses investissements, car à quoi bon investir si cela conduit l'entreprise au défaut et à la disparition ;

- mais, à moyen et long terme, couper les investissements garantit la mort de l'entreprise. C'est vrai dans de nombreux secteurs, mais c'est une réalité incontournable dans le secteur de la défense, pour une raison très simple : les matériels sont destinés à équiper des forces qui sont confrontées à d'autres forces, qui travaillent en permanence à se renforcer. Par conséquent, l'arrêt ou même l'insuffisance des investissements conduit à un déclassement rapide.

L'importance critique de l'investissement de défense ayant été rappelée, il faut malheureusement constater que le cadre français lui est encore trop peu favorable.

1. Un cadre public présent et en renforcement

De nombreux travaux ont été menés sur la nécessité d'encourager l'innovation de défense 4 ( * ) . Cette prise de conscience s'est notamment traduite par la création en 2018 de l'Agence de l'innovation de défense (AID). Nos auditions ont abouti à la conclusion qu'après sa période de rodage, l'AID avait trouvé sa place et constituait un apport réel. Du reste, sa réactivité et son utilité ont été démontrés à l'occasion de la crise sanitaire de la covid-19, notamment par un apport très rapide en financement à des projets libres permettant d'apporter des solutions matérielles de réponse à l'épidémie.

Plus généralement, il existe un cadre multiforme et complexe de dispositifs de soutien à l'innovation. Certains sont généraux, comme le crédit impôt recherche (CIR), d'autres ciblent plus spécifiquement les innovations de défense 5 ( * ) .

a) Le cadre général du crédit d'impôt recherche (CIR)

Le crédit d'impôt recherche (CIR) est un dispositif général d'aide à la recherche/développement (R&D). Il consiste à déduire de l'impôt dû par les sociétés une partie des dépenses de R&D : 30 % de ces dépenses jusqu'à 100 millions d'euros dépensés 6 ( * ) , puis 5 % au-delà. Il s'agit d'un dispositif massif, puisqu'il a représenté 6,5 milliards d'euros en 2017. Les entreprises de la BITD sont, comme les autres, éligibles au CIR pour leur dépense de R&D.

b) Les dispositifs spécialisés (ASTRID, RAPID et fonds Definvest)
(1) ASTRID et ASTRID-Maturation

Le programme ASTRID (« Accompagnement spécifique de travaux de recherche et d'innovation défense »), est entièrement financé par la DGA. Sa gestion est confiée à l'Agence nationale de la recherche (ANR). Créé en 2011, le programme soutient des projets spontanés de laboratoires de recherche et de PME innovantes ;

Lancé deux ans plus tard, le programme ASTRID-Maturation a pour objectif d'aider au transfert vers les entreprises des résultats des recherches les plus prometteuses obtenus au titre des premiers projets ASTRID, de thèses financées par la DGA ou, depuis 2015, de projets financés par la DGA dans les écoles placées sous sa tutelle.

(2) Le programme RAPID

Le programme RAPID (régime d'appui pour l'innovation duale) existe depuis 2009. Il tend à soutenir l'innovation duale des PME et ETI, dans une proportion qui peut aller jusqu'à 80 % des dépenses d'innovation duales. Depuis 2015, la dotation du programme est de 50 millions d'euros par an.

(3) Le fonds Définvest

Le fonds Définvest relève d'une logique différente. Il ne s'agit plus ici de compenser une partie des coûts de R&D, mais de consolider les start-ups, PME et ETI innovantes en matière de défense en abondant leurs fonds propres 7 ( * ) . Ces participations minoritaires, portées par la Banque publique d'investissement (BPI France), sont comprises entre 0,5 et 5 millions d'euros, pour une durée maximale de 12 ans.

L'enveloppe de ce fonds était jusqu'à présent de 50 millions d'euros sur 5 ans. La ministre des armées a annoncé le 9 juin 2020 son intention de doubler cette enveloppe pour la faire passer à 100 millions d'euros, et ce en réponse à la fragilisation des entreprises par la crise de la covid-19. Cette augmentation est bienvenue. Toutefois, le dispositif reste très inférieur aux besoins de cette partie de la BITD .

c) Une piste d'amélioration : le fonds Définnov (AID)

En janvier 2020, la ministre des armées a annoncé que l'AID travaillait sur un nouveau fonds Définnov , pour tenter de répondre à la grande lacune du dispositif, à savoir le manque d'accès au capital développement. Lors de son audition le 9 juin 2020, le directeur de l'AID nous a confirmé que ce projet était bien en cours de développement. Il s'agirait d'un fonds de 200 millions d'euros sur 5 ans (soit quatre fois l'enveloppe actuelle de Définvest).

La participation à des tours de table de 100 à 150 millions d'euros pourrait monter jusqu'à 20 millions d'euros,

Ce projet montre que le Minarm, et notamment l'AID, ont reconnu la réalité du besoin, ce dont il faut se réjouir. Il faut malheureusement craindre que cette enveloppe, bienvenue, soit là encore très inférieure aux besoins .

d) La montée en puissance des programmes d'études-amont

La LPM 2019-2025 a prévu l'augmentation d'un tiers des crédits des programmes d'études-amont (PEA), inscrits au programme budgétaire 144. Les crédits doivent ainsi passer d'environ 720 millions d'euros à un milliard d'euros en 2022. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner lors de la discussion du PLF pour 2020, cette évolution positive est toutefois tempérée par deux nuances 8 ( * ) :

- d'une part, les crédits inscrits sont légèrement inférieurs à ceux prévus par la trajectoire inscrite, à l'initiative du Sénat, dans la LPM ;

- d'autre part, ces crédits sont assez inégalement répartis entre les différents domaines. Ils bénéficient ainsi très peu aux projets terrestres, comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous :

Répartition des crédits d'études amont en 2018

Paiement 2018

Thales

253

ARIANEGROUP

85

Dassault

74

MBDA

56

Safran

53

Ets Public (ONERA, ISL, CNES, ...)

46

Naval Group

27

AIRBUSGROUP

26

CEA

21

Nexter

13

ARQUUS

3

Soutien à l'innovation (RAPID, ASTRID, Definvest, ...)

79

Autres

68

Total

803

Source : DGA

e) L'arrivée prometteuse des crédits communautaires (AP, PEDID et FEDef)

La grande nouveauté de ces dernières années en matière de financement de l'innovation de défense reste naturellement l'entrée sur ce secteur de l'Union européenne. Ce processus a déjà été analysé par notre commission 9 ( * ) . L'analyse développée par nos collègues il y a tout juste un an doit juste être actualisée par deux éléments :

- Le programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (PEDID) tient toutes ses promesses ;

- L'enveloppe prévue pour le FEDef est en revanche menacée par la volonté de certains membres de l'Union européenne de réduire l'ambition initialement affichée par la Commission européenne. Notre commission a exprimé une position de principe forte sur ce sujet, qui constitue à son sens une véritable ligne rouge 10 ( * ) .

2. Une défaillance marquée du financement privé

Au-delà des différents dispositifs publics d'aide au financement des entreprises innovantes, l'innovation de défense repose bien entendu d'abord sur l'initiative privée. Il convient de rappeler l'équation économique des entreprises de tous secteurs, à savoir que les résultats de l'entreprise lui permettent, s'ils sont positifs, de dégager une capacité d'autofinancement de ses investissements. Cela étant, dans de nombreux pays, et en particulier aux Etats-Unis, la puissance publique soutient beaucoup plus massivement l'investissement des entreprises en matière de R&D de défense.

Lorsque l'autofinancement et les dispositifs publics, précieux mais insuffisants, ne permettent pas d'assurer le développement des entreprises, et donc la pérennité de leur activité et de leurs investissements, elles devraient pouvoir se tourner vers l'investissement privé.

Il semble malheureusement que la France se distingue de ses principaux concurrents dans ce domaine, par la difficulté des entreprises de défense à accéder à ces financements privés.

a) La difficulté de l'accès au marché coté

Pour les start-ups, PME et ETI françaises, l'accès au marché coté ne semble pas être une option véritablement disponible, sauf à se faire coter au NASDAQ américain. Sur le plan pratique, cette voie est ardue.

b) La coupable carence des banques et le dévoiement des règles de compliance

A de nombreuses reprises au cours de la préparation de ce rapport, notre attention a été appelée sur le fait qu'en matière d'industrie de défense, les banques ne jouent pas leur rôle économique et social de financement de l'activité économique. S'il y a, de façon générale, sans doute beaucoup à dire sur la prise en compte par les banques des besoins de l'économie du pays, ce n'est pas le lieu ici. En revanche, il convient d'insister sur le traitement particulièrement défavorable dont font l'objet les entreprises de la BITD. Au nom d'une application extensive et dévoyée des règles de conformité réglementaire ( compliance ), de nombreux acteurs français de la finance refusent de financer le développement des entreprises de la BITD, brisant le cycle normal de croissance des entreprises.

Cette situation fragilise d'autant plus les entreprises de la BITD que celles-ci, comme on l'a vu, sont le plus souvent inscrite dans des cycles de R&D, puis de production, de long terme, qui nécessitent des investissements importants et dans la durée.

C'est bien souvent là l'origine des situations trop fréquentes dans lesquelles des pépites technologiques françaises passent sous contrôle étranger, par défaut de financement français. D'une part, il n'existe pas de fonds spécialisés de surface suffisante pour investir de façon significative et diversifiée dans les PME et ETI de défense ; et il n'existe pas non plus d'offre bancaire directe à la hauteur des enjeux, à la différence par exemple de ce qui existe en Allemagne, où les banques régionales ont vocation à soutenir les entreprises de leur territoire, y compris naturellement les entreprises de défense.

3. La solution ne peut être l'absorption par les grands groupes
a) L'exemple du cas Photonis

A l'origine du présent rapport, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat nous avait chargé d'examiner le cas de l'entreprise Photonis , entreprise française spécialisée dans les tubes amplificateurs de lumière, et produisant donc notamment des équipements de vision nocturne pour les forces. L'entreprise réalise un chiffre d'affaires d'environ 150 millions d'euros, pour un millier de salariés.

Il apparaît que le problème principal que soulève la situation de cette pépite technologique n'est pas un risque de prédation par un acheteur étranger, mais surtout l'incapacité de l'économie française de proposer à cette entreprise un financement français de son développement.

De fait, Photonis est une entreprise tournée vers l'international, puisque ses employés se situent pour moitié environ en France, pour un tiers aux Pays-Bas 11 ( * ) , et pour 15 % aux États-Unis. Par ailleurs, les produits qu'elle fournit aux armées françaises ne représentent que 6 % de son chiffre d'affaires. Enfin, il est utile de signaler qu'il s'agit d'une entreprise duale, qui est le numéro 1 mondial des analyseurs de spectromètres de masse.

Selon les informations parues dans la presse, la société américaine Teledyne était disposée à acquérir Photonis pour environ 500 millions d'euros. On voit bien qu'une telle opération se situe dans des ordres de grandeurs qui excèdent très largement ceux des dispositifs existants ( Définvest ) ou à venir ( Définnov ).

Le constat n'est pas nouveau : il manque un ou des fonds français de taille à financer ce type d'investissements, dès lors que l'entreprise en question aurait été jugée stratégique.

À défaut, le Gouvernement a demandé aux deux grands groupes Thalès et Safran d'examiner la possibilité d'une reprise de Photonis . On voit bien qu'il s'agit là d'un pis-aller. Il n'y a pas de logique industrielle à ce que ces groupes intègrent cette PME innovante, dont l'activité excède leur propre champ de spécialisation. Par ailleurs, dans un tel contexte, Thalès et Safran se retrouveraient dans une situation de faiblesse pour discuter du prix de l'entreprise avec son propriétaire actuel, le fonds Ardian. Enfin, il n'est pas dit que l'intégration d'une ETI dans un grand groupe mondial puisse se faire en préservant son agilité, ses spécificités et sa capacité d'innovation ; il y a même lieu de penser le contraire, à plus forte raison s'il s'agit d'un rachat par deux groupes.

Ce que l'exemple de Photonis illustre donc surtout, c'est que le cadre français :

- n'offre pas de solution institutionnelle d'envergure, qui aurait par exemple la forme d'un fonds souverain associant des crédits publics et privés pour prendre des participations dans les entreprises stratégiques et faciliter ainsi leurs tours de table. Plusieurs fois évoqué, un tel dispositif de capital-développement est encore à créer ;

- ne permet pas de dissocier la propriété d'une entreprise du contrôle de ses activités stratégiques, à la différence de ce qui existe dans d'autres pays et notamment aux États-Unis avec en particulier le mécanisme de Special Security Agreement (SSA) .

b) L'exemple d'Aubert et Duval

La société de métallurgie spécialisée Aubert et Duval offre un second exemple pour illustrer que la solution ne peut se résumer, pour l'État, à inciter plus ou moins fortement des grands groupes dont il est a minima le principal client, voire également le principal actionnaire, à racheter en catastrophe une entreprise jugée stratégique, soit parce qu'elle serait en difficulté, soit qu'elle soit exposée à un rachat par un acteur étranger.

Aubert et Duval a comme particularité de fournir des pièces métalliques de très hautes performances à un grand nombre d'entreprises de la BITD, y compris pour certains produits-phares de grands groupes. Cette contribution est peu connue du grand public. Tous ces clients ont naturellement intérêt à ce que ce fournisseur de grande qualité, unique en France sur son créneau, poursuive son activité. Mais il n'y aurait pas de logique industrielle, pour un de ces clients, à racheter une entreprise dont l'essentiel de la production ne le concerne pas directement, puisque chaque client n'achète que des quantités limitées de pièces qui lui sont spécifiques.

On se trouve devant une version industrielle du dilemme du prisonnier : tous auraient intérêt à coopérer, mais aucun n'a intérêt à fournir seul l'effort. La solution à ce dilemme des entreprises individuelles ne peut venir que de l'acteur en dernier ressort : c'est à l'État-stratège de faciliter une solution de coopération entre tous les acteurs, dans l'intérêt de tous.

III. L'HEURE DE VÉRITÉ

A. DES CHOIX POLITIQUES QUI DÉFINIRONT L'AVENIR

La BITD est un cas d'école de la politique industrielle, ou plutôt, du risque que l'absence d'une politique industrielle claire, assumée et consensuelle peut faire peser sur la Nation. Si nous avons encore une BITD, alors que nous avons perdu de larges pans de notre industrie, c'est parce que notre souveraineté exige que nous gardions une capacité de produire nos propres armes pour nous défendre.

Mais, dans un contexte d'accélération de l'innovation, notre BITD ne peut se maintenir que si elle a un marché suffisant pour amortir ses coûts de développement. Cela suppose :

- un effort d'investissement de défense important de l'État ;

- et la capacité à exporter, car même en progression, les achats de l'État sont loin de permettre, à eux seuls, d'équilibrer le business plan .

1. Oser poser l'équation politique de la BITD

Les entreprises naissent et croissent pour répondre à une demande. La demande qui justifie l'existence de la BITD est très particulière : c'est le besoin opérationnel des forces. Ce besoin opérationnel découle lui-même de décisions qui sont entièrement de nature politique : dans le système français actuel, c'est le Président de la République, chef des armées, qui engage les forces.

Par conséquent, la BITD est à la fois une conséquence et un instrument de la souveraineté. Ce qui donne à la BITD son importance vitale pour la Nation, ce n'est pas son poids économique (certes considérable) ou son excellence technologique (qui nous place encore, dans ce domaine, parmi les meilleurs au monde) : l'importance de la BITD vient de ce qu'elle est un élément indispensable de notre liberté.

Notre liberté repose sur trois piliers :

- une volonté politique de préserver à tout prix les intérêts vitaux de la France ;

- des forces armées composées de femmes et d'hommes ayant consenti par avance au sacrifice ultime pour accomplir la mission. Et nul ne peut douter de la détermination des soldats, marins et aviateurs français , que nous voyons jour après jour exposer leur santé et leurs vies en opérations, pour la défense de la France et la protection des Français. Nous leur exprimons ici notre immense gratitude ;

- un équipement des forces qui leur permette d'accomplir la mission. La BITD existe pour cela, et il n'est que de visiter n'importe quel usine ou laboratoire de notre industrie de défense pour mesurer cette tension vers le besoin opérationnel.

Il faut rappeler tout cela, car ce fondement politique de notre effort de défense est trop souvent oublié dans le débat public, en particulier au moment d'allouer des crédits que l'affaiblissement de nos finances publiques rend trop rares.

2. La question des exportations

Le deuxième moyen de financer la R&D de notre BITD est de trouver des clients à l'export. Il s'agit d'un sujet qui est trop souvent réduit à sa seule dimension économique. Les exportations d'armements seraient justifiées par l'activité économique et la contribution positive à la balance commerciale qu'elles induiraient.

Ces éléments sont exacts, mais ils ne forment pas l'essentiel. Les exportations d'armements sont d'abord justifiées par le fait qu'elles sont indispensables au financement des investissements qui permettront d'assurer à nos forces de conserver, à l'avenir, l'avantage technologique , ou du moins de ne pas avoir de handicap technologique.

Le marché national ne peut permettre d'amortir les coûts de développement des matériels modernes (sauf à imaginer un doublement de notre budget de défense). A l'heure actuelle, le marché européen n'offre pas non plus de débouchés suffisants, car beaucoup de nos partenaires européens achètent en priorité du matériel américain (outre ce qu'ils sont éventuellement en capacité de produire eux-mêmes). Sur ce plan, des améliorations sont néanmoins possibles à moyen terme. On pourrait imaginer qu'avec la constitution progressive d'une véritable BITD européenne (BITDE), dont le FEDef est peut-être l'embryon, les Européens fassent reposer leur défense sur du matériel européen.

Enfin, s'ajoute à la nécessité de fournir à nos forces du matériel du meilleur niveau l'importance des marchés d'armement dans les partenariats stratégiques, voire les alliances que la France noue avec certains pays amis.

3. La prise en compte des enjeux de souveraineté : l'exemple américain

Lorsque l'on compare le cadre légal et réglementaire de protection de la souveraineté en France et dans d'autres pays amis, comme les États-Unis ou même le Royaume-Uni ou l'Allemagne, on a parfois l'impression d'une troublante innocence française.

La France aurait tout à gagner à développer un ou plusieurs fonds souverains à vocation stratégique, pour permettre la croissance de ses pépites technologiques.

Il pourrait également être fructueux de s'inspirer des dispositifs existant aux États-Unis pour dissocier la possession d'une entreprise stratégique du contrôle des éléments intéressant la souveraineté.

B. TROIS RENDEZ-VOUS VITAUX

Au vu des éléments que nous avons présentés, il nous apparaît qu'il est essentiel de ne pas rater les prochaines échéances, qui seront déterminantes pour l'avenir de notre BITD.

1. Le plan de relance

Le nouveau gouvernement devrait annoncer après l'été son plan de relance. Il est fondamental que ce plan comporte un volet spécifique pour la BITD. Il faut rappeler une nouvelle fois que l'argent consacré à la BITD reste en France et vient irriguer l'économie nationale et tous nos territoires.

Les entreprises de la BITD qui disparaîtraient faute de relance ne seront pas remplacées. La compétition technologique est si intense en matière de défense qu'un arrêt de l'effort serait presque impossible à rattraper à l'avenir.

2. Le projet de loi de finances pour 2021

Nous attendons du projet de loi de finances pour 2021 qu'il respecte naturellement la trajectoire de la LPM, mais qu'il vienne, partout où cela est possible, la compléter et l'enrichir . Nous savons bien que la situation des finances publiques est très dégradée. Mais il faut rappeler à nouveau qu'il s'agit d'investir, et seulement là où il y a un besoin opérationnel. Il faut rappeler que la crise économique et sociale qui frappe le monde entier à la suite de la pandémie n'a pas fait diminuer les menaces, bien au contraire. Dans ce contexte perturbé et dangereux, baisser la garde serait un contresens stratégique terrible .

3. L'actualisation de la LPM

La LPM doit être actualisée l'an prochain. Il s'agira d'un moment majeur , permettant d'apprécier la vision stratégique du Gouvernement et sa capacité à honorer les engagements pris devant le Sénat, devant nos forces et devant la France.

Il faudra avoir le courage d'aborder ce moment avec ambition, et donc le courage d'expliquer aux Français pourquoi une intensification de notre effort de défense est indispensable, si nous voulons pouvoir défendre nos intérêts aujourd'hui, et assurer notre sécurité demain .

CONCLUSION GÉNÉRALE

Le temps presse. Notre BITD a vaillamment fait face à la crise sanitaire. Il faut maintenant l'aider à surmonter la crise économique. Parce qu'il s'inscrit dans la durée, parce que les menaces paraissent parfois lointaines, l'effort de défense est souvent le grand sacrifié des périodes de disette budgétaire. Il est indispensable d'éviter cet écueil dans les mois qui viennent, car si nous sommes distancés maintenant, nous ne remonterons pas notre retard.

La relance et la consolidation de notre BITD doivent s'appuyer sur deux piliers : le dynamisme des commandes publiques, aussi bien pour la R&D que pour la production ; et la mise en place d'outils adéquats pour financer le développement des entreprises (fonds stratégique d'une part ; et dispositifs permettant d'autoriser les prises de participation étrangères en préservant notre souveraineté).

La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées entend se mobiliser avec détermination sur ces deux piliers.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 8 juillet 2020, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, présidée par M. Christian Cambon, président, a procédé à l'examen du rapport d'information de MM.  Pascal Allizard et Michel Boutant sur le financement de la BITD (base industrielle et technologique de défense).

M. Pascal Allizard, co-rapporteur de la mission d'information . - Chargés par notre commission d'examiner le dossier Photonis et, plus largement, la situation des PME et ETI innovantes susceptibles d'être rachetées par des actionnaires étrangers, Michel Boutant et moi-même avons été retardés dans nos travaux par le confinement. Nous avons élargi le champ de notre réflexion à la situation de la Base industrielle et technologie de défense (BITD), à la lumière de l'audition d'une quinzaine de responsables de grands groupes comme de PME et d'ETI. Nous avons également entendu, au titre du ministère des armées, le délégué général pour l'armement et le directeur de l'Agence de l'innovation de défense (AID).

Ce travail me laisse un sentiment ambigu : d'une part, le choc de la crise sanitaire et du confinement a permis de mesurer la résilience et la détermination des acteurs de notre BITD ; d'autre part, nous sommes dans l'oeil du cyclone - ce sera le titre de notre rapport - et, sur bien des plans, le plus difficile reste à venir...

Si elle abrite un savoir-faire et une excellence technologique indiscutables, notre BITD peine à se financer. Il y a plusieurs raisons à cela : son financement provient, d'abord, de la vente de ses produits sur deux marchés : les commandes d'État et les exportations. La loi de programmation militaire (LPM) prévoit une trajectoire ascendante pour les commandes destinées à nos forces : 1,7 milliard d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2022, puis 3 milliards d'euros supplémentaires par an jusqu'en 2025. La progression bénéficie aussi au financement des programmes d'études amont, qui doit passer d'un peu plus de 720 millions d'euros en 2018 à 1 milliard d'euros à partir de 2022. Nous avons déjà exprimé, lors de la discussion de la LPM, les inquiétudes que nous inspire cette trajectoire, qui reporte le plus gros de l'effort après l'élection présidentielle de 2022. Le contexte actuel n'est pas rassurant de ce point de vue...

Pourtant, il est indispensable que l'État maintienne son effort, et surtout le garantisse dans la durée, car les entreprises de la BITD s'inscrivent dans le temps long : si nous réduisons l'effort aujourd'hui, nous n'en verrons certes pas les effets avant deux ou trois ans, mais, quand la machine ralentira, il sera impossible de la redémarrer, surtout dans le contexte de concurrence internationale. D'après les ingénieurs, lorsqu'on cesse de travailler sur une technologie pendant un certain temps, il faut deux fois plus de temps pour se remettre à niveau...

Il nous faut donc faire oeuvre de pédagogie envers l'opinion publique, car, devant les besoins de l'ensemble de la société et dans une période très difficile pour les finances publiques, la tentation sera forte de couper dans les dépenses de défense. Ce serait une terrible erreur, car nous ne rattraperions pas le retard pris. Nos concurrents et nos adversaires ne vont pas nous attendre !

En ce qui concerne les marchés d'exportation, il faut avoir le courage d'éclairer le débat public de quelques données économiques. Le marché national ne suffisant pas à amortir les coûts de développement des matériels, si nous voulons pour nos forces un équipement au meilleur niveau, il nous faut soit doubler notre effort d'investissement, soit accepter que nos entreprises gagnent des marchés à l'étranger.

Là aussi, le contexte est défavorable, entre la remise en cause de plus en plus fréquente de ces exportations dans l'opinion publique et les médias, en raison de la crainte que les matériels français ne soient utilisés à mauvais escient, et les difficultés des clients, frappés comme nous par la crise économique consécutive à la pandémie.

En plus de ces deux sources de financement, il y a le capital-risque et le capital-développement.

Comme nos collègues Cédric Perrin et Jean-Noël Guérini l'ont souligné l'année dernière dans leur rapport sur l'innovation de défense, il existe, en plus du crédit d'impôt recherche, une variété de dispositifs spécifiques aux entreprises de défense : Astrid et Astrid Maturation, Rapid et le fonds Définvest, destiné à consolider le capital des PME et ETI innovantes.

Tous ces dispositifs sont utiles, mais loin d'être suffisants. Nos auditions ont fait apparaître le manque d'un réel outil de soutien au capital-développement : un ou plusieurs fonds stratégiques, ayant vocation à prendre des participations significatives dans des PME et ETI innovantes, pour aider à boucler les tours de table et garder l'actionnariat en France.

Plusieurs raisons expliquent cette carence.

D'abord, il faudrait une impulsion supplémentaire de l'État - pas seulement financière. Or l'État explique qu'il a conscience du problème, mais, lorsqu'un dossier comme Photonis se présente, il en est réduit à demander à de grands groupes industriels de prendre le relais... C'est à la fois un aveu de faiblesse et l'expression d'une incompréhension des logiques industrielles, car ce n'est pas en la faisant absorber par un grand groupe qu'on aide une PME innovante à se développer.

Encore plus parlant est l'exemple, très actuel, d'Aubert et Duval, société spécialisée dans la métallurgie des alliages à très hautes performances et que son propriétaire, Eramet, souhaite vendre. Aubert et Duval fournit de très nombreuses entreprises de la BITD, au bénéfice de nos trois armées. Il s'agit chaque fois de petites quantités de pièces très spécifiques, de sorte qu'aucun client n'a un intérêt industriel direct à racheter la société ; mais tous seraient en difficulté si l'entreprise disparaissait. C'est le cas d'école où il faudrait le coup de pouce facilitateur d'un investisseur stratégique, par exemple dans le cadre d'un fonds mêlant crédits publics et privés, pour assurer une stabilisation pérenne de l'actionnariat.

L'AID, sur l'impulsion de la ministre des armées, travaille depuis six mois à un nouveau fonds de ce type, qui s'appellerait Définnov. C'est un pas dans la bonne direction, mais un pas modeste, car ce fonds n'est pas encore opérationnel et la taille envisagée est insuffisante. On parle d'un fonds de 200 millions d'euros, capable d'apporter jusqu'à 20 millions d'euros par opération ; à titre de comparaison, dans le dossier Photonis, l'américain Télédyne aurait proposé 510 millions d'euros... Ce n'est pas avec 20 millions d'euros qu'on inversera la vapeur !

Le comité de liaison « Défense - Medef » réfléchit à un dispositif de même inspiration. Sans doute faudrait-il que ces initiatives convergent et se renforcent, dans l'optique d'alliances stratégiques entre capitaux publics et privés français.

Enfin, nous devons renforcer les outils permettant de dissocier possession du capital et direction stratégique, en nous inspirant du Special Security Agreement en vigueur aux États-Unis ; ce mécanisme autorise l'arrivée de capitaux étrangers, même majoritaires, pour financer le développement d'une entreprise, tout en assurant un contrôle stratégique des technologies critiques.

M. Michel Boutant, co-rapporteur de la mission d'information . - Il faut bien mesurer les circonstances exceptionnelles que connaît aujourd'hui la BITD. Ne sous-estimons pas la gravité de la situation !

On pourrait avoir l'impression que la situation est moins critique dans le secteur militaire que dans certains secteurs civils - transport aérien, tourisme ou automobile.

Ce sentiment de grande résilience vient, d'abord, de l'effort considérable que les entreprises de la BITD ont fourni, en liaison avec la Direction générale de l'armement (DGA) et les armées, pour assurer deux priorités absolues : l'absence d'impact du confinement sur la posture de dissuasion et la continuité du soutien aux opérations en cours. Ces objectifs ont été atteints, mais il ne faut pas sous-estimer l'effort que cela a nécessité.

Si, par le passé, nous avons parfois critiqué la DGA pour son manque de réactivité, il faut reconnaître que, cette fois, elle a fait preuve d'une réactivité très grande, de même que l'AID.

Ensuite, l'importance des commandes d'État empêche de mesurer d'emblée les conséquences de la crise. Contrairement à certains acteurs privés, l'État n'a pas cessé ses activités, ni fait défaut dans ses paiements - au contraire, il a accéléré les procédures. De même, aucune commande en cours n'a été renégociée ou annulée. Le temps de latence est donc un peu plus long entre la crise sanitaire et économique et sa traduction dans le champ des marchés d'armement.

En réalité, la situation est préoccupante. Paradoxalement, une des difficultés les plus importantes tient à une caractéristique souvent présentée comme une force : l'activité duale, civile et militaire, de beaucoup de nos entreprises.

Si certaines entreprises de la BITD n'ont que très peu d'activités civiles - Nexter, Arquus, Naval Group -, elles sont nombreuses à opérer à la fois dans le civil et le militaire, en particulier dans l'aéronautique.

Mes chers collègues, il faut prendre conscience de l'extraordinaire gravité de la crise que traverse le secteur aéronautique. Au plus fort de la crise, sur 21 000 gros porteurs dans le monde, 14 000, soit les deux tiers, ont été cloués au sol ! Alors que les précédentes crises du transport aérien, liées notamment au 11 septembre 2001 et au SRAS, avaient entraîné une réduction annuelle de trafic de l'ordre de 5 %, on estime que le trafic aérien reculera en 2020 de 50 % - un impact dix fois plus violent... Il est évident que de nombreuses compagnies aériennes n'y survivront pas, ce qui aura des conséquences très graves pour la construction aéronautique ; les mesures annoncées par Airbus le montrent bien.

Là encore, ne nous laissons pas tromper par l'effet de latence. Lorsque les avions sont cloués au sol, il y a défaut de recettes, mais aussi diminution très forte des coûts d'exploitation. Lorsque l'exploitation reprend, les passagers sont moins nombreux dans un premier temps, alors que les coûts d'exploitation remontent très vite. Les compagnies aériennes risquent alors de se retrouver dans une phase extrêmement dangereuse pour elles : le second semestre de 2020 sera sans doute beaucoup plus difficile que le premier...

J'insiste sur ce point, parce que du fait du caractère dual de beaucoup d'entreprises de la BITD, en particulier dans l'aéronautique, cela va avoir des conséquences, non seulement sur le secteur civil, mais aussi sur les activités de défense. La plus grande entreprise de défense européenne, Airbus Defence and Space, réalise 70 % de son chiffre d'affaires dans le civil.

Dans des circonstances normales, la dualité d'activité permet de lisser les éventuelles fluctuations dans un secteur, mais dans le cas présent, le choc sur les activités civiles et sur l'économie en général est si puissant qu'il peut menacer l'activité de défense.

J'en viens maintenant à la question du financement des entreprises, plus particulièrement du financement bancaire.

Lors de nos auditions, notre attention a été portée sur le peu d'appétence des banques pour les activités de défense - secteurs qui nécessitent des investissements de long terme -, du fait notamment de l'influence des lobbies. De plus, les banques ont en la matière une conception très extensive de la conformité à la réglementation bancaire, la compliance.

Cela pose une question politique : les banques ne veulent pas pleinement assumer leur fonction économique en finançant le développement des entreprises de souveraineté. Pourtant, elles ont su faire appel à l'État lorsqu'elles étaient fragilisées par la crise de 2008. Cette situation nous interpelle d'autant plus que chez nos voisins allemands, le secteur bancaire finance pleinement l'activité économique, en particulier l'industrie.

En conclusion de ce travail, nous souhaitions souligner l'importance pour l'avenir de notre BITD des trois prochains rendez-vous. Le premier est le plan de relance, que le Gouvernement devrait présenter après l'été. Il est indispensable que ce plan comporte un volet spécifique pour la BITD. Le deuxième rendez-vous est le projet de loi de finances pour 2021. Il devra tenir la trajectoire de la loi de programmation militaire (LPM). Le troisième est l'actualisation de la LPM en 2021. Malgré la situation très difficile des finances publiques, il faudra avoir le courage d'aborder cette actualisation avec une réelle ambition pour notre défense et notre souveraineté.

M. Cédric Perrin, président . - Il est fondamental que la BITD soit prise en compte dans le plan de relance. Dans un précédent rapport, Jean-Noël Guérini et moi-même avions largement mis en cause le financement de l'innovation dans la défense, que nous jugions alors trop complexe et mal adapté. Nous avions mis en évidence l'angle mort que constitue le non-financement des démonstrateurs et du passage à l'échelle.

L'AID et le ministère de la défense ont lancé Définnov, un fonds d'investissement souverain visant à soutenir la croissance et le développement des start-up. Qu'en est-il à ce jour ?

M. Pascal Allizard, co-rapporteur . - En janvier 2020, la ministre de la défense et des forces armées, que j'interrogeais sur Définnov, m'avait répondu que l'AID travaillait à la mise en place de ce nouveau fonds. Lors de son audition le 9 juin dernier, le directeur de l'AID nous a confirmé que ce projet était bien en cours de développement. D'un montant d'environ 200 millions d'euros sur cinq ans, Définnov sera doté d'une enveloppe représentant quatre fois l'enveloppe actuelle de Définvest. La mise en place de ce fonds avance, mais il n'est pas encore opérationnel à ce jour.

Sur les dossiers qui se présentent aujourd'hui, les montants ne sont pas à la hauteur des enjeux. Les règles de compliance qui se resserrent posent un vrai problème. Nous devons faire converger les efforts du privé et du public pour éviter des situations comme celles de Photonis ou d'Aubert et Duval.

M. Olivier Cadic . - J'ai été confronté à la question des technologies duales pour la première fois dans les années 1990, quand nous avons lancé le Charles-de-Gaulle. Nous nous étions rendu compte que les caméras embarquées sur les avions de guerre américains, qui coûtaient 1,5 million de dollars, étaient moins performantes que les caméscopes Sony vendus moins de 1 000 euros. Le coût du développement pour la défense justifie parfois de faire appel au civil.

Je félicite les co-rapporteurs pour la façon dont ils ont séquencé ce dossier. Concernant le dossier Photonis, lors d'une audition récente, Agnès Pannier-Runacher a affirmé qu'en matière d'investissements étrangers en France (IEF), l'absence de décision entraînait le retrait du projet. « Je ne vous fais pas de dessin », a-t-elle ajouté. S'il n'y a pas de réponse au bout de deux mois, il ne peut normalement y avoir de prolongation, mais sous le manteau, des accords sont peut-être en cours de négociation avec Télédyne...

Ce type de dossier ne peut se traiter qu'au niveau européen, car nous n'avons pas la taille critique. Il faut toutefois que nous soyons leader et que nous agissions avec la Direction générale de l'armement, la DGA.

Quoi qu'il en soit, ma question sur ce dossier est la suivante : l'absence de décision vaut-elle acceptation par Bercy ou non ?

M. Michel Boutant, co-rapporteur . - Le responsable de Photonis, que nous avons reçu, estime que le rachat par un grand groupe serait la pire des solutions. Je ne sais si l'absence de décision vaut acceptation, mais il est clair que nous sommes dans une période très incertaine.

S'agissant des activités duales, j'ai tendance à penser qu'il faut nous interroger sur l'apport des industries de défense pour le civil. Or on m'a souvent répondu qu'à l'exception du GPS, c'est plutôt la défense qui puise dans le civil les applications dont elle a besoin pour se développer que l'inverse.

M. Olivier Cadic . - La procédure IEF dure deux mois. Elle a été suspendue jusqu'au 23 juin du fait de l'état d'urgence sanitaire et arrivera à terme le 31 juillet. Si nous n'agissons pas, le dossier risque de nous échapper. Nous devons contraindre Bercy à refuser l'investissement de Télédyne au bénéfice d'autres solutions financières.

Mme Hélène Conway-Mouret . - Je remercie nos collègues pour cet excellent rapport. Fin avril, le niveau d'activité de l'industrie était à 75 %, avec 30 % en présentiel et 30 % en télétravail. Un plan de rattrapage des livraisons pour se conformer aux objectifs de la LPM a été défini en mai. Il prévoit la remise à niveau capacitaire à la fin de l'année 2021. Qu'en est-il à ce jour ? Toutes les livraisons seront-elles honorées ? Si ce n'est pas le cas, les crédits que nous avons votés pour 2020 ne seront pas dépensés.

Quels sont les bénéficiaires prioritaires du plan de relance ? Alors que le contexte de concurrence devrait s'exacerber au niveau européen et international, quelles en sont les déclinaisons pour les industries de défense ? En 2008, une période de disette avait suivi d'importants investissements, le budget de la défense ayant servi de variable d'ajustement.

M. Olivier Cigolotti . - Je remercie nos collègues Pascal Allizard et Michel Boutant pour cet excellent rapport, dans lequel ils rappellent que la santé des entreprises françaises constituant la BITD est essentielle pour l'autonomie stratégique de nos forces armées. Ces entreprises sont certes constituées de grands groupes, comme Nexter ou Arquus, mais aussi d'entreprises de taille intermédiaire, que la crise due à la covid-19 a durement frappées, tant en matière d'approvisionnement qu'en termes de capacité de production.

Savez-vous si le Gouvernement a véritablement la volonté de rattraper le retard enregistré par ces sociétés d'ici la fin 2021 ? La livraison des véhicules Jaguar et Griffon est prévue à cet horizon ? Sera-t-elle conforme au calendrier initial ?

M. Michel Boutant, co-rapporteur . - Certaines entreprises françaises nous ont en effet alertés sur de possibles retards, mais elles ne nous ont pas semblé préoccupées pour autant. Elles considèrent que les livraisons prévues seront étalées sur les deux années à venir. Cela étant, l'arrêt brutal de l'activité pendant plusieurs semaines a été durement ressenti d'autant que, dans le même temps, nos voisins et concurrents, notamment l'Allemagne, ne se sont pas arrêtés, ce qui les conforte. La situation de Nexter en particulier appelle l'attention, car son concurrent allemand met les bouchées doubles en matière d'exportations.

M. Pascal Allizard, co-rapporteur . - Les livraisons prévues reprennent et les facturations se font. La DGA et les grands donneurs d'ordres ont parfaitement joué leur rôle durant la crise, y compris celui de soutien financier aux sous-traitants les plus fragiles pour éviter les défaillances. Demeure une inquiétude sur le risque de défaillance des plus petites entreprises. Des réflexions sont en cours pour envisager un éventuel regroupement des plus petites entités. L'objectif est que la situation soit assainie d'ici la fin 2021.

Mme Hélène Conway-Mouret . - Doit-on s'attendre à une sous-consommation des crédits ?

M. Pascal Allizard, co-rapporteur . - Oui, c'est tout à fait possible pour 2020, mais nous n'avons aucun élément le certifiant pour le moment. Cela étant, tous les programmes prévus sont maintenus et l'objectif est que tout soit facturé et payé au plus tard d'ici la fin de l'année prochaine.

S'agissant du plan de relance, je préfère botter en touche, dans la mesure où nous ne disposons d'aucune information. Il faudra en tout cas rester vigilant sur ce point.

Nous avons auditionné le président de Photonis : le délai de préemption court encore, ce qui est plutôt positif. Pour autant, la deadline approche et il va bel et bien falloir donner une réponse. D'après nous, il faudrait pousser le Gouvernement à dire non et, dans cette hypothèse, envisager une alternative en travaillant notamment sur la gouvernance des entreprises de défense, afin de séparer le contrôle capitalistique de la stratégie. D'après ce que je sais, il semble que la tendance soit a priori à un veto de l'État.

Nous avons également auditionné les dirigeants des grands groupes du secteur pour faire un point à la fois sur la situation de leurs entreprises et sur le dossier Photonis : il est clair qu'aucun d'entre eux n'est intéressé par un rachat. De toute façon, mettre un tel groupe sous la dépendance stratégique et industrielle d'un grand opérateur français a tout de la fausse bonne idée, car cela reviendrait à le mettre en difficulté vis-à-vis de ses clients à l'export.

Reste qu'il faut trouver une solution, qui passera sans doute par l'organisation d'un tour de table avec des entreprises du secteur privé. Sur cet aspect, nous partageons l'analyse d'Olivier Cadic.

M. Christian Cambon . - Je remercie à mon tour Michel Boutant et Pascal Allizard pour le travail qu'ils ont accompli dans des conditions très difficiles.

Michel Boutant nous quittera en effet prochainement. Il illustre parfaitement notre assemblée, il fait partie de ces femmes et de ces hommes qui ne cherchent pas la lumière et qui réalisent un travail de fond et de qualité, véritable signature et originalité du travail sénatorial. Il est l'auteur aujourd'hui d'un dernier rapport, qui n'est pas le moins important pour notre industrie de défense.

M. Cédric Perrin, président . - La commission doit rester vigilante sur deux points majeurs.

Tout d'abord, face à la poussée écologiste lors des dernières élections, il faudra veiller à ce que l'exécutif ne sacrifie pas notre effort en matière de défense. Ce secteur représente à 75 % de l'investissement direct de l'État. Il faut à tout prix éviter qu'une relance keynésienne vienne surtout profiter aux industries de pays étrangers qui importent vers la France et travailler sur la souveraineté française.

Ensuite, vous avez été nombreux à exprimer votre confiance envers la DGA. J'ai pour ma part le souvenir que certains d'entre nous avons à plusieurs reprises interpellé Joël Barre, parce qu'il ne voulait pas reconnaître certaines entreprises comme souveraines ou stratégiques. Compte tenu des difficultés que rencontreront certaines sociétés dans les mois à venir, il faudra rester vigilant sur le soutien qu'on leur fournit : ce n'est pas parce qu'elles ne sont pas considérées comme stratégiques par la DGA qu'elles ne sont pas importantes ou ne représentent pas des milliers d'emplois.

M. Pascal Allizard, co-rapporteur . - Je suis complètement d'accord. J'ajoute que les projets de défense mis en place au niveau européen représentent des financements qui, même si l'enveloppe évoquée pour le Fedef varie quasiment du simple au double, sont toujours bons à prendre. Cela étant, de tels projets ouvriront le marché aux entreprises de certains petits États de l'UE, et ce parfois aux dépens d'entreprises françaises. Je ne suis pas anti européen, il faut simplement avoir cette réalité en tête.

La commission adopte le rapport d'information.

La réunion est close à 11 h 50.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Mardi 9 juin 2020

- Agence de l'innovation de défense (AID) : MM. Emmanuel Chiva , directeur, et Éric Bouchardy, Directeur du pôle Financement et acquisitions, et Mme Mathilde Herman, cheffe de la cellule relations institutionnelles ;

- Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA) : MM. Bruno Sainjon , président-directeur général, et Jacques Lafaye , chargé de mission auprès du président ;

- MBDA : M. Éric Béranger , président-directeur général, l'amiral Hervé de Bonnaventure , conseiller défense, et Mme Patricia Chollet , chargée des relations avec le Parlement.

Mardi 23 juin 2020

- Dassault Aviation : MM. Eric Trappier , président-directeur général de Dassault Aviation, et Bruno Giorgianni , directeur des Affaires publiques et sûreté.

Mercredi 24 juin 2020

- Thales : M. Philippe Duhamel , directeur général adjoint Systèmes de missions de défense, et Mme Isabelle Caputo , vice-président en charge des relations institutionnelles ;

- Airbus : MM. Philippe Coq , secrétaire permanent des affaires publiques et Jean Perroy , directeur des relations institutionnelles R&T, général Jean-Pierre Serra, vice-président Défense et sécurité d'Airbus Defense and space, et Mme Annick Perrimond du Breuil , directeur des relations avec le Parlement ;

- NEXTER : MM. Alexandre Dupuy , directeur des relations institutionnelles, de la communication et des ventes France et Alexandre Ferrer , chargé des relations avec le Parlement.

Mardi 30 juin 2020

- ministère des armées - Direction générale de l'armement : MM. Joël Barre , Délégué général pour l'armement et Robin Jaulmes , conseiller au cabinet du DGA ;

- PHOTONIS : M. Jérôme Cerisier , président-directeur général.

Mercredi 1 er juillet 2020

- Comité de liaison « défense-MEDEF » : M. Emmanuel Viellard et Mme Sophie Picard ;

- Naval Group : MM. Pierre-Eric Pommellet , président-directeur général et Cyrille Bret , directeur Développement à la direction générale du développement et Mme Carole Putman , adjointe au directeur des affaires publiques et institutionnelles.


* 1 Une nuance est à apporter concernant la question de l'éloignement géographique et du coût du transport, en particulier du point de vue de son coût environnemental, qui n'est pour l'instant pas intégré dans les prix du marché mondial. Si le coût environnemental du transport était intégré dans les prix des produits, les prix de la production des pays à niveaux de vie et de protection sociale élevés seraient, toutes choses égales par ailleurs, bien plus compétitifs.

* 2 Cette baisse rapide des coûts dans les dernières décennies est due à l'essor des compagnies à bas-coûts, d'une part, et la tendance technologique de long terme qui veut que chaque nouvelle génération d'avions commerciaux permette de réduire les coûts d'exploitation de 20 à 25%.

* 3 On peut penser que pèseront dans ce sens au moins trois facteurs : le très fort développement des outils de télétravail dans la période de confinement, qui a démontré que certains déplacements pouvaient être évités au profit de solutions de télétravail ; le conditionnement par de nombreux pays des importantes aides aux compagnies aériennes à une meilleure prise en compte de l'impact environnemental du transport aérien ; et une association par les passagers du transport intercontinental à un vecteur épidémique, ce qui pourrait avoir un impact très durable sur l'image du secteur.

* 4 C'est en particulier le cas du rapport n° 655 (2018-2019) de nos collègues Cédric PERRIN et Jean-Noël GUERINI : « Innovation de défense : dépasser l'effet de mode » .

* 5 Une présentation générale de ce cadre figure dans le rapport n° 655 (2018-2019à précité.

* 6 Ce taux est porté à 50% en Corse et dans les départements d'outre-mer.

* 7 Le dispositif est plus large que la seule question de l'innovation, puisqu'il couvre aussi le soutien à l'export ou l'aide à la pérennité dans la transmission.

* 8 Voir sur ce point notre avis n° 142 (2019-2020) sur le projet de loi de finances pour 2020.

* 9 Cf . rapport du Sénat n° 626 (2018-2019) de M. Ronan LE GLEUT et Mme Hélène CONWAY-MOURET : « Défense européenne : le défi de l'autonomie stratégique » , pp. 50 et sq .

* 10 C f. résolution du Sénat n°61 (2019-2020) du 17 février 2020 ; et rapport de M. Cédric PERRIN n° 305 (2019-2020).

* 11 A noter qu'avec 450 salariés sur son site de Brive, Photonis est le premier employeur privé de Corrèze.

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