N° 608

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juillet 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) : Covid-19 :
deuxième rapport d'étape sur la
mise en oeuvre de l' état d' urgence sanitaire ,

Par MM. Philippe BAS, François-Noël BUFFET, Pierre-Yves COLLOMBAT,
Mmes Nathalie DELATTRE, Jacqueline EUSTACHE-BRINIO, Françoise GATEL, MM. Loïc HERVÉ, Patrick KANNER, Alain RICHARD, Jean-Pierre SUEUR
et Dany WATTEBLED,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Di Folco, MM. Jacques Bigot, André Reichardt, Mme Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, M. Loïc Hervé, Mme Marie Mercier , secrétaires ; Mmes Catherine André, Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, Josiane Costes, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled .

INTRODUCTION

Alors que l'arrivée d'un nouveau coronavirus venu de Chine s'annonçait dès le mois de janvier et que les informations se multipliaient sur la dangerosité de ce virus, la France, comme beaucoup d'autres pays, n'était pas prête à affronter la pandémie le 17 mars dernier. Il a donc fallu la confiner. Cette décision a induit des restrictions aux libertés qui n'ont aucun précédent dans l'histoire de la République.

La France sera-t-elle prête le 11 mai prochain ? Elle pourra alors être progressivement déconfinée. C'est tout l'enjeu de la période qui s'est ouverte avec le choix très volontariste de cette échéance par le Président de la République le 13 avril, au lendemain des fêtes de Pâques.

Depuis lors, c'est une véritable course contre la montre qui s'est engagée. Ce compte à rebours a le mérite d'avoir mis les pouvoirs publics sous tension pour préparer le déconfinement dans un délai très court. Il a cependant l'inconvénient d'avoir suscité parmi les Français plus de questions qu'il ne pouvait leur être apporté de réponses immédiates. Les déclarations ministérielles discordantes se sont en outre multipliées. Les mises au point, pas toujours clarificatrices, se sont aussi succédées. Le doute ne s'en est pas moins répandu sur notre capacité collective à réussir un déconfinement organisé dans des conditions précipitées. Il est encore temps qu'il soit levé. C'est le but que s'est donné le Gouvernement le 28 avril en dévoilant son plan de déconfinement. De nombreuses incertitudes restent cependant à lever au cours des jours et des semaines qui viennent. Sans exonérer les pouvoirs publics de leur responsabilités, il convient naturellement de reconnaître en contrepoint que le propre d'une gestion de crise est de comporter une part importante d'adaptation permanente aux réalités en fonction des moyens disponibles, à côté d'une part d'anticipation et d'organisation préalables, qui devrait être la plus grande possible et qui s'est malheureusement révélée insuffisante dans notre pays.

Le travail accompli depuis janvier, s'il a permis de contenir l'urgence, de freiner considérablement la vitesse de circulation du virus et de traiter l'afflux des malades en situation critique, aura-t-il aussi permis de compenser ce handicap initial, en partie hérité des dernières années ? Organisation de la réouverture des écoles, organisation du travail dans les entreprises, organisation des transports, organisation de la traçabilité des chaînes de contaminations, organisation de la production, de l'importation et de la distribution de masques, organisation des dépistages, organisation des quarantaines... souffrent encore de nombreuses approximations qui devront être corrigées.

La période du confinement aura par ailleurs permis de comparer la capacité d'action et la vitesse de réaction des collectivités territoriales avec certaines rigidités structurelles qui ont ralenti les décisions d'un Etat. Celui-ci s'est de nouveau révélé trop bureaucratique, engoncé dans ses propres réglementations. Il a certes fait face à l'urgence dans des conditions difficiles et le propos n'est pas ici de l'accabler, mais de constater qu'il a trop souvent agi avec un temps de retard, en prenant le risque de se contredire. Les initiatives des collectivités ont bien souvent (et heureusement) précédé celles des pouvoirs publics.

Tandis que dans nos communes rurales, on a vu de nombreux maires commander des masques aux couturières du village, l'État en était encore réduit à confisquer les cargaisons importées d'Asie par plusieurs grandes collectivités pour approvisionner les hôpitaux... La multiplication des initiatives des collectivités territoriales est peut-être aussi le signe d'une certaine perte de confiance à l'égard de l'État dans l'exercice de sa mission de protection de la population. C'est un sujet de préoccupation car la France a besoin d'État. Le moment n'est pas venu d'analyser les causes de cette perte de confiance ni d'en tirer les conséquences. On se bornera ici à souligner que la pénurie de masques et d'équipements de protection, les difficultés d'un système hospitalier confronté depuis trop longtemps au manque de moyens humains et matériels, la faiblesse des plans de continuité de l'activité dans certains services publics, l'insuffisante prise en compte des risques épidémiques dans l'organisation du travail ont révélé des défaillances qui n'ont pu être corrigées ou ne l'ont pas été assez vite.

Il faudra se souvenir de notre impréparation, de nos difficultés d'organisation et de nos retards logistiques une fois surmontée cette crise sanitaire d'une ampleur exceptionnelle pour ne pas reproduire nos erreurs le jour où surviendra une nouvelle pandémie, car il y aura d'autres pandémies : c'est l'une des grandes leçons à tirer du covid-19. Si plusieurs pays asiatiques ont réussi à surmonter la crise mieux que nous, c'est aussi parce qu'ils avaient pris conscience de la récurrence du risque lors de précédentes épidémies et s'y étaient préparés.

Nous aurons certainement besoin demain d'une grande loi sur l'organisation de la nation en temps de crise sanitaire sur le modèle de ce qui existe pour l'organisation de la nation en temps de guerre. Cette loi devra bien sûr être préparée avec soin en tirant les enseignements de la crise et en étant particulièrement attentifs aussi au respect de nos droits fondamentaux. Les obligations de chacun devront être identifiées à l'avance. Les préfets devront être investis d'une responsabilité complète sur l'organisation et le fonctionnement des services de l'État dans les départements, comme le Premier ministre vis-à-vis de l'ensemble des ministères. Les cloisonnements administratifs actuels ne sont pas supportables en temps de crise. Ils induisent une déperdition d'énergie considérable pour l'action de l'État. Ils lui font perdre de sa capacité d'engagement auprès des présidents de conseil départemental et des maires. La chaîne de commandement est distendue et un certain désordre s'installe faute d'une action rapide et coordonnée des acteurs publics.

Depuis la promulgation de la loi du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19, la mission de suivi mise en place par la commission des lois du Sénat s'assure que les restrictions très importantes apportées aux libertés pendant la crise sanitaire sont strictement nécessaires et proportionnées à la réalité de la situation ainsi qu'aux exigences de l'efficacité.

Il a déjà été procédé à 39 auditions 1 ( * ) , dont l'audition en séance plénière de la garde des sceaux, ministre de la justice, du ministre de l'intérieur, du secrétaire d'État chargé de la fonction publique et de la réforme de l'État, du secrétaire d'État chargé du numérique, du Défenseur des droits, de la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et du président du comité de scientifiques chargé de conseiller le Président de la République et le Gouvernement sur la politique de lutte contre l'épidémie. Les onze rapporteurs de la mission de suivi, ont également transmis, pour les thématiques qui les concernent, plusieurs questionnaires écrits aux parties prenantes et aux administrations.

L'état d'urgence sanitaire a parfois été rapproché de l'état urgence mis en oeuvre pour combattre le terrorisme après les terribles attentats qui ont frappé notre pays depuis 2015.

Cette comparaison est à certains égards justifiée puisque, dans les deux cas, il a fallu prendre des mesures restreignant fortement l'exercice des libertés individuelles et des libertés publiques. Toutefois, par leur ampleur inégalée, les dispositions prises dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire sont sans commune mesure avec les dispositions appliquées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Or, dans le même temps, le contrôle juridictionnel des textes et des décisions du Gouvernement et des autorités administratives se trouve très fortement affecté par un ralentissement sans précédent du fonctionnement de la justice et par un affaiblissement des garanties apportées aux justiciables par notre état de droit, motivé par la nécessité d'alléger temporairement les procédures.

Dans ce contexte, la fonction de contrôle du Parlement, que le Sénat s'emploie en toutes circonstances à remplir dans un esprit d'indépendance, d'impartialité et de pluralisme, se doit d'être exercée avec une vigilance toute particulière, afin de faire connaître les difficultés rencontrées par les pouvoirs publics mais aussi par nos concitoyens pendant cette période exceptionnelle et d'inviter le Gouvernement à y remédier. C'est une exigence démocratique essentielle, prévue par l'article 24 de la Constitution.

Les travaux menés dans le cadre de la mission de suivi depuis le 2 avril dernier, date de son premier rapport 2 ( * ) , permettent de compléter l'analyse juridique des textes adoptés par le Gouvernement en application de la loi du 23 mars 2020 par une évaluation concrète des modalités de mise en oeuvre des mesures prises par les pouvoirs publics tant au niveau national qu'au niveau local.

S'agissant de la continuité du service public de la justice, les tribunaux ont été à juste titre fermés au public avant même la proclamation de l'état d'urgence sanitaire afin de protéger les personnels de la justice et d'éviter la présence en trop grand nombre des justiciables et de leurs représentants dans des conditions favorisant la propagation du covid-19. Cette situation, sans doute inévitable, n'a pas manqué de rendre plus complexe la mise en oeuvre de « plans de continuité de l'activité » (PCA). Il semble qu'ensuite les chefs de juridictions, isolés dans la détermination et la mise en oeuvre de ces PCA, n'aient pu que prendre acte des difficultés d'adapter le fonctionnement des juridictions dans cette crise, et en conséquence ont réduit la présence physique dans les locaux judiciaires au minimum et l'activité juridictionnelle au maximum. Ils ont ainsi fait l'expérience de l'extrême difficulté d'organiser la présence d'un effectif suffisant dans les locaux des juridictions du fait de l'inadaptation des conditions de travail dans les locaux de nombreux tribunaux et de l'absence de matériels de protection.

S'y ajoute l'inadéquation du télétravail à l'accomplissement d'un grand nombre des tâches incombant aux greffes, compte tenu des retards accumulés dans l'informatisation des procédures contentieuses. Une fois de plus, il a malheureusement été constaté que la dématérialisation des procédures, en particulier civiles, n'était pas suffisamment aboutie pour créer les conditions d'un télétravail efficace : toute la chaîne civile semble quasiment à l'arrêt faute de pouvoir mettre en état les dossiers ou notifier les décisions rendues. Le sens du service public des personnels de justice ne pouvait à lui seul compenser ces difficultés, même s'il les a atténuées.

Nous n'avons pas connaissance d'instructions qui auraient pu être adressées aux chefs de juridictions par la Chancellerie pour revoir à la hausse les plans de continuité de l'activité en prenant en compte les aménagements apportés aux procédures administratives, civiles et pénales par les ordonnances du 25 mars dernier, pourtant destinées à assurer la poursuite du travail de la justice dans des conditions simplifiées.

De la même façon, l'activité des avocats a elle aussi été gravement entravée par le confinement. De surcroit, la grève des avocats en début d'année contre la réforme des retraites avait déjà imposé le report de nombreuses audiences.

L'accumulation de ces difficultés rend particulièrement difficile l'accès à la justice pendant cette période d'urgence sanitaire. Il le sera certainement longtemps encore après la fin du confinement. De ce fait, nos juridictions peinent à surmonter les obstacles pour pouvoir défendre dans des conditions acceptables les droits des individus et les libertés pendant la période si particulière que nous traversons, alors que ces droits et ces libertés se trouvent justement fragilisés.

S'agissant maintenant des forces sécurité intérieure, police et gendarmerie, auxquelles il convient naturellement d'associer la sécurité civile et les sapeurs-pompiers, elles ont été fortement sollicitées depuis l'entrée en vigueur de l'état d'urgence sanitaire. La mission de suivi a d'abord relevé, pour s'en inquiéter, que policiers et gendarmes n'avaient pas été dotés des matériels de protection nécessaires pour assumer leurs fonctions de surveillance du respect des règles de confinement en toute sécurité, pour eux-mêmes et pour leurs familles. Le ministre de l'intérieur s'en est largement remis au « discernement » des fonctionnaires civils et militaires engagés dans cette mission pour décider par eux-mêmes de porter un masque lorsqu'un contrôle les mettrait en présence d'une personne présentant des signes de covid-19 - ce qui postule d'ailleurs qu'ils aient un accès facile à ce type de protection... La mission de suivi a pour sa part estimé que le discernement des policiers et des gendarmes ne pouvait être sollicité au-delà des qualifications qui sont les leurs, dont la détection des symptômes d'une maladie ne saurait relever, et que la pénurie de masques pouvait avoir joué un rôle non négligeable dans l'affirmation de cette doctrine surprenante. Il importe selon elle que les forces de sécurité soient massivement dotées de masques, de visières et de gels hydroalcooliques et voient leur accès aux tests de dépistage assuré de manière appropriée.

Comme l'a souligné Jacques Toubon, Défenseur des droits, policiers et gendarmes assurent le contrôle des dérogations aux règles du confinement dans des conditions dignes d'éloges puisqu'elles n'ont donné lieu qu'à un faible nombre de contestations.

Toutefois, deux séries de difficultés sont apparues.

Tout d'abord, l'application des sanctions pénales en cas de violation des règles du confinement ayant été soumise par le législateur à un principe de gradation, il a fallu que le ministère de l'intérieur mette en oeuvre les moyens nécessaires pour vérifier à chaque infraction constatée que son auteur n'était pas en situation de réitération. Il a pour cela utilisé le fichier des auteurs d'infractions au code de la route, dénommé ADOC, sans s'assurer de la régularité de l'élargissement des finalités de ce fichier à ce type d'utilisation. La situation a depuis lors été régularisée à la suite d'un jugement rendu par le tribunal judiciaire de Rennes, après avoir constaté que cette erreur avait affecté la validité de certaines contraventions.

Ensuite, il est apparu que le « discernement » là aussi attendu des forces de l'ordre pour apprécier la réalité des infractions au confinement avait pu, en particulier durant les premières semaines du confinement, donner lieu à une trop grande variété d'interprétations du bien-fondé des attestations de dérogation. Cette diversité paraît d'autant moins acceptable que les agents et officiers de police judiciaire ont été dotés, par un décret du 28 mars 2020, de la faculté de prononcer des amendes forfaitaires pour des contraventions de la cinquième classe, jusqu'alors soumises à l'appréciation du tribunal de police. Pour prévenir les risques contentieux, le ministère de l'intérieur doit diffuser régulièrement et précisément les instructions nécessaires pour uniformiser les pratiques de ses propres services.

L'ensemble de ces observations n'atténue en rien la reconnaissance de la représentation nationale à l'égard des policiers et des gendarmes qui, à ce jour, ont procédé dans de bonnes conditions à 15,5 millions de contrôles et dressé 915 000 procès-verbaux, sans lesquels le respect nécessaire du confinement n'aurait pu être aussi bien assuré.

Le Président de la République a annoncé qu'il serait progressivement mis fin au confinement à partir du 11 mai prochain. Le « plan de déconfinement » du Gouvernement fera l'objet d'un débat au Sénat le 4 mai prochain, et le Gouvernement soumettra au Sénat, le même jour, un projet de loi qui en déterminera certaines modalités. Le Parlement devra aussi se prononcer sur la prolongation de l'état d'urgence sanitaire au-delà du 23 mai si le Gouvernement le propose.

La période qui va s'ouvrir doit impérativement permettre de garantir la sécurité sanitaire des Françaises et des Français à chaque étape de la reprise de leurs activités. C'est un défi à l'évidence difficile à relever car il suppose le respect individuel de disciplines collectives par l'observation systématique des « gestes-barrières », une organisation modifiée du travail et des transports, ainsi que la diffusion massive de moyens de protection et de dépistage pour sortir de la situation de pénurie dans laquelle la France a été surprise.

La responsabilité de l'État est essentielle mais la sécurité sanitaire ne peut venir exclusivement de l'État. Elle dépend aussi de chacun d'entre nous. L'état d'urgence sanitaire a pu accréditer l'idée qu'aucune autre méthode que le confinement n'était à la mesure de l'enjeu de santé publique posé par le covid-19, qu'aucune ne pouvait garantir aux Françaises et aux Français le même degré de protection face à l'épidémie. Il va falloir se déshabituer de cette idée reçue. En mars dernier, le confinement était probablement la seule voie possible faute de meilleurs moyens à notre disposition, mais il n'est certainement pas une méthode durable. Les politiques de sécurité sanitaire reposant sur une palette de moyens plus large, appliquée par d'autres pays. Ces moyens « alternatifs » semblent d'ailleurs avoir eu, sur la maîtrise de l'épidémie, des effets tout aussi importants que le confinement général de la population, tout en préservant davantage les libertés et l'activité. La France doit, elle aussi, être capable de protéger ses habitants sans recourir trop longuement à des moyens aussi radicaux que le confinement général de la population.

Comme l'a bien montré l'audition du Professeur Jean-François Delfraissy, l'efficacité du confinement « à la française » n'en aura pas moins été réelle. Il aura permis de ralentir la vitesse de circulation du virus et d'atténuer la pression exercée par l'afflux des malades sur le système de soins, même si celui-ci a été soumis à très rude épreuve et continue d'être sous tension.

Le prix payé par la France pour ces résultats importants est cependant extrêmement élevé.

L'enjeu du déconfinement progressif, c'est de donner à chacun de nos concitoyens les moyens d'être pleinement responsable de sa propre sécurité et de celle des autres, face aux risques de contagion, tout en assurant le redémarrage de l'activité nationale. Pour cela, l'État et les employeurs devront apporter aux Français les garanties nécessaires. Il s'agit bien sûr de l'accès aux équipements de protection et aux tests de dépistage, mais aussi de l'organisation matérielle des transports collectifs et des locaux de l'activité professionnelle, sans lesquels le respect, même scrupuleux, des « gestes-barrières » ne pourrait produire tous ses effets contre la propagation du virus.

Du point de vue de l'équilibre entre respect des droits et libertés et efficacité de l'action publique, on observera que le caractère progressif du déconfinement impliquera nécessairement une plus grande diversité de situations que pendant la période de confinement. De ce fait, les situations juridiques vont se diversifier. Il peut en résulter des différences de traitement entre nos concitoyens selon leur activité, leur âge, le lieu de leur domicile, ou le degré de leur exposition personnelle au risque sanitaire et le danger qu'ils peuvent faire courir à autrui. Ces différences de traitement devront faire l'objet d'une analyse rigoureuse. Seront en cause non seulement la nécessité et la proportionnalité des restrictions différenciées apportées aux libertés, comme c'est le cas aujourd'hui, mais aussi, ce qui est nouveau, le respect du principe d'égalité, auquel les Françaises et les Français sont particulièrement attachés. Le débat qui a accompagné l'annonce d'une possible prolongation du confinement pour les seules personnes âgées, du fait qu'il se rencontre parmi elles une proportion importante de personnes plus vulnérables au covid-19 que la moyenne, montre l'extrême sensibilité de cette problématique. La territorialisation du calendrier du déconfinement posera de ce point de vue des problèmes de justifications que le choix du périmètre des régions administratives ne permettrait pas d'apporter de façon pertinente : il n'y a en effet pas de raison de soumettre Reims aux mêmes contraintes que Mulhouse ni Aurillac aux mêmes disciplines que Lyon, à supposer que la même règle ne soit pas appliquée partout en France.

En prévision de la nouvelle étape de la lutte contre le fléau du covid-19 que sera le déconfinement, la commission a été particulièrement attentive à la configuration du dispositif de traçage numérique envisagé par le Gouvernement pour permettre l'information rétrospective de chaque citoyen sur son exposition à un risque particulier de contamination du fait de personnes rencontrées.

Le secrétaire d'État au numérique n'a pas caché que la mise au point d'un tel dispositif se heurtait à plusieurs difficultés. Au moment de son audition, il espérait que la société Apple accepterait de modifier les réglages qui imposent des restrictions importantes à l'usage de la technologie Bluetooth sur les Iphones, en adaptant son système d'exploitation. La question paraît délicate car ces restrictions entendent traduire le haut niveau d'exigence de la firme pour la protection des données de ses clients partout dans le monde, présenté comme un élément central de la confiance de ses clients.

Mais même si cette hypothèque était levée à temps pour rendre disponible l'application à partir du 11 mai 2020, encore faudrait-il avoir aussi répondu à l'ensemble des interrogations relatives tant au respect des droits fondamentaux et à la protection des données privées qu'à l'efficience du dispositif.

Sur le premier point, la commission des lois a pris connaissance des garanties que le Gouvernement s'est engagé à respecter et des observations présentées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés dans sa délibération du 24 avril 2020.

À ce stade, tout en soulignant lesrisques d'une telle application pour la protection de droits fondamentaux et l'exigence d'une seconde délibération portant sur le dispositif final que le Gouvernement souhaitera mettre en place, et après avoir appelé à une « grande prudence », la Commission nationale de l'informatique et des libertés a pris acte de plusieurs points :

- le recours à l'application se ferait volontairement et toute obligation est écartée ; reste à préciser la base juridique du traitement de données personnelles ; le consentement devra être libre et éclairé, sans être déterminé par l'accès à des contreparties.

- l'application ne ferait en aucun cas appel à la géolocalisation ni à l'utilisation de données personnelles autres que celles qui sont nécessaires, en ayant recours à des données « pseudonymisées » et en minimisant le risque de  « réidentification », ce qui confirme a contrario que ce risque existe ;

- le déclenchement de l'information des personnes rencontrées se ferait à l'initiative d'un bénéficiaire de l'application dont le statut de personne contaminée aura été établi par un professionnel de santé, l'information étant diffusée à partir d'un « serveur central de confiance » sous le contrôle d'une autorité de santé ;

- les données permettant de relier le smartphone de l'intéressé à celui des personnes rencontrées ne seraient conservées que pendant une durée limitée connue dès le choix de prendre l'application, dans des conditions visant à minimiser le risque de « réidentification » des uns et des autres par l'un d'eux ou par un tiers, et en particulier par une autorité étatique. La CNIL a tout de même souligné que la sécurité des données ne pourra être assurée sans recourir à un algorithme cryptographique approuvé par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information, ce qui n'est pas le cas dans le projet actuel.

Ces garanties, dont le détail technique pourra être vérifié, puisque le code de l'application doit être rendu public et audité par la CNIL, traduisent la volonté du Gouvernement de respecter la législation européenne et la législation française sur la protection des données et le droit à la vie privée.

Elles ne répondent cependant pas à toutes les préoccupations qui se sont exprimées dans le débat public. En particulier, le choix par la France de recourir à un serveur centralisé peut induire une fragilité pour la protection des données, même s'il permet de ne pas recourir à des systèmes décentralisés dont nous ne maîtrisons pas la technologie et qui sont donc vulnérables du point de vue de notre souveraineté numérique. Ce point devra impérativement être pris en compte.

Restent un ensemble de questions sur l'efficience réelle du dispositif numérique de traçage proposé.

On observera tout d'abord qu'une partie de la population ne détient pas de smartphone adapté à l'utilisation d'une telle application, que les utilisateurs d'Iphones risquent de ne pas pouvoir bénéficier pleinement de celle-ci et qu'une fraction des utilisateurs équipés de manière adéquate ne sont pas préparés techniquement à utiliser le dispositif. La fracture numérique risque de pénaliser nos concitoyens âgés ou vulnérables qui sont pourtant justement parmi les plus exposée au virus.

En outre, à ce stade, plusieurs enquêtes d'opinion rendues publiques révèlent qu'environ la moitié des Français répugneraient à recourir à un dispositif numérique pour se protéger contre les risques de contamination. Or, selon certaines études épidémiologiques, l'efficacité collective de l'application postulerait l'adhésion d'une part significative de la population (certaines mentionnant un seuil de 60 %).

Il faut encore ajouter que :

- d'une part, de l'ordre de 20 % des porteurs du virus seraient asymptomatiques et ne se signaleront donc pas comme susceptibles d'avoir contaminé d'autres personnes ;

- d'autre part, le recours au traçage des contacts est destiné à briser plus efficacement et plus rapidement les chaînes de contamination, en isolant les individus exposés à un risque pour qu'ils ne contaminent pas d'autres personnes à leur tour. Cela suppose une infrastructure sanitaire puissamment dimensionnée pour conseiller, évaluer, tester et traiter les utilisateurs que l'application signalera comme étant à risque. Comme l'a souligné le professeur Delfraissy, président du Comité scientifique, l'exploitation des informations communiquées aux bénéficiaires de l'application, exigera la mobilisation de professionnels de santé et d'intervenants très nombreux (le nombre de 30 000 agents a été avancé) pour identifier toutes les personnes concernées et les conseiller sur les précautions à prendre et la démarche à suivre : identification des proches, dépistage, mise en quarantaine éventuelle. Ce point pose aussi de sérieuses questions juridiques et éthiques dont certaines appelleront probablement l'intervention du législateur.

Il est peu probable que les conditions d'une pleine efficience de ce dispositif soient réunies dans le délai rapproché que le Gouvernement s'est imposé lui-même. Une solution technologique n'est pas un instrument magique. A cet égard, l'appellation « Stop Covid », couramment utilisée pour désigner la nouvelle application, risque d'induire le public en erreur.

Un dispositif numérique traitant des données aussi sensibles ne se justifie que s'il est suffisamment efficace Il ne pourra être réellement utile que s'il complète un ensemble de mesures sanitaires déjà en place (enquêteurs sanitaires, masques, tests), qui ont un rôle prééminent dans l'éradication de la pandémie.

Enfin, la commission des lois a apporté une attention toute particulière aux initiatives prises par les collectivités territoriales. Elle a constaté leur très grande réactivité, et même leur agilité, pour contribuer à la gestion de la crise sanitaire et au maintien, autant qu'il était possible, de l'activité économique et sociale.

À tous les échelons - régions, départements, intercommunalités et communes -, les collectivités territoriales ont participé à la mobilisation des producteurs de masques industriels, artisanaux et même individuels et assurent la distribution de ces équipements. Les régions et plusieurs départements ont aussi réalisé des importations massives de masques. Collectivement, les territoires sont ainsi montés au créneau, probablement plus rapidement que l'État lui-même, pour faire face à la pénurie en mettant à la disposition de la population des dispositifs de protection. Mais leurs initiatives ne se sont pas limitées à ce volet essentiel de l'action publique face à la pandémie. Les régions ont très rapidement mis en place des dispositifs de soutien à l'économie s'ajoutant à leur contribution massive au fond national de solidarité mis en place par le Gouvernement. Les intercommunalités les accompagnent fortement.

Les départements ont de leur côté assuré leur mission de solidarité auprès des personnes âgées et handicapées comme auprès des personnes en grande difficulté sociale. Ils ont aussi animé le réseau des communes et des intercommunalités pour assurer la solidarité territoriale face à la crise sanitaire. Enfin, les départements ont obtenu du Gouvernement de pouvoir mettre les laboratoires départementaux d'infectiologie vétérinaire à la disposition du système de soins pour développer les capacités de dépistage du covid-19.

Quant aux communes et intercommunalités, elles sont aujourd'hui sur tous les fronts. Elles organisent la continuité des services essentiels (gestion des déchets, propreté publique, assainissement, transports locaux...), tout en assurant une présence de proximité à l'égard des personnes âgées, des personnes handicapées et des personnes démunies. Beaucoup ont aussi contribué à l'organisation des soins en permettant aux médecins généralistes de recevoir des patients présentant des symptômes d'infection par le covid-19 dans des locaux municipaux adaptés. Elles jouent également tout leur rôle auprès des entreprises.

Au moment d'ouvrir une nouvelle période de la lutte contre la pandémie avec le déconfinement progressif, qui permettra la reprise de l'activité, il faudra naturellement mettre fin à la période intérimaire actuelle dans nos communes en procédant, si possible dès la fin du mois de mai, à l'élection des maires et de leurs adjoints dans les 30 143 communes dans lesquelles l'élection municipale a été conclusive dès le premier tour de scrutin. C'est pourquoi la mission de suivi a saisi le comité de scientifiques le 16 avril dernier, afin qu'il se prononce le plus rapidement possible sur les règles sanitaires à respecter pour installer les conseils municipaux.

Tout en saluant l'engagement des maires dont le mandat a été prolongé pendant quelques semaines, parce qu'ils ont joué un rôle majeur face à la crise, il est temps que se mettent en place les nouvelles équipes qui, seules, pourront entreprendre les projets d'équipements permettant la reprise de l'investissement public attendu aujourd'hui par de nombreuses entreprises. Cette conviction est fortement partagée par l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalités (AMF). Demain, communes et intercommunalités devront avoir la légitimité nécessaire pour participer au redressement de l'économie et assurer une solidarité de proximité. Elles devront être en ordre de bataille.

Rapporteurs « thématiques » de la mission de suivi

Rapporteurs

Thématiques

M. François-Noël Buffet

M. Patrick Kanner

Juridictions judiciaires et administratives

M. François-Noël Buffet

Mme Nathalie Delattre

Lieux privatifs de liberté

Mme Jacqueline Eustache-Brinio

M. Jean-Pierre Sueur

Services de sécurité intérieure

M. Loïc Hervé

M. Dany Wattebled

Outils numériques de traçage et protection des données personnelles

M. Pierre-Yves Collombat

Mme Françoise Gatel

Collectivités territoriales, administration et fonction publique

M. Philippe Bas

M. Alain Richard

Élections municipales et consulaires

M. Loïc Hervé

M. Patrick Kanner

Services de sécurité civile


* 1 Dont la liste figure en annexe.

* 2 10 premiers jours d'état d'urgence sanitaire : premiers constats (analyse des décrets et ordonnances - justice, intérieur, collectivités territoriales, fonction publique).

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