B. LES DÉCLINAISONS LOCALES DE L'ÉTAT D'URGENCE SANITAIRE : TÂTONNEMENTS ET CLARIFICATIONS JURIDIQUES

1. Une importante mobilisation, par les préfets, de leurs prérogatives d'adaptation du cadre réglementaire aux circonstances locales

L'adaptation locale, par les préfets, de l'état d'urgence sanitaire

De manière à permettre une adaptation, au plus proche du terrain, des mesures de lutte contre la propagation de l'épidémie, le législateur a conféré au Gouvernement la possibilité d'habiliter les autorités préfectorales soit à prendre les mesures d'adaptation locale des mesures prescrites au niveau national, soit à agir en lieu et place des autorités gouvernementales lorsque les mesures envisagées ne sont que de portée locale 13 ( * ) .

Conformément au cadre légal défini par le code de la santé publique pour l'état d'urgence sanitaire, le décret du 23 mars 2020 habilite les préfets :

- à prescrire, lorsque les circonstances locales l'exigent, des mesures plus restrictives que celles décidées par le Gouvernement au niveau national concernant les trajets et déplacements des personnes, les fermetures d'établissements recevant du public et l'interdiction des rassemblements, réunions ou activités ;

- à déroger, lorsque les circonstances locales le permettent, aux mesures définies au niveau national , en adoptant des mesures moins contraignantes. C'est ainsi que les préfets peuvent autoriser la tenue de marchés alimentaires. Ils peuvent également déroger aux restrictions imposées par le Gouvernement sur le trafic maritime dans les eaux territoriales françaises ;

- à procéder à certaines réquisitions (établissement de santé ou établissement médico-social ; laboratoires ; matières premières nécessaires à la fabrication de masques de protection ; établissements recevant du public nécessaires pour répondre aux besoins d'hébergement ou d'entreposage ; biens, personnes ou services nécessaires au bon fonctionnement des agences régionales de santé).

Dans la pratique , les préfets ont fait, depuis le début du confinement, pleinement usage de ces prérogatives . Au 20 avril 2020, 5 086 mesures préfectorales étaient ainsi applicables, soit 626 de plus que la semaine précédente 14 ( * ) .

Plus de 80 % d'entre elles, soit 4 080 mesures au total, sont des mesures d'autorisation de marchés , prises par dérogation aux dispositions réglementaires imposées au niveau national.

Les mesures restantes se répartissent entre :

- des mesures restreignant les trajets et déplacements de personnes, dont 60 arrêtés de couvre-feu et 329 mesures portant interdiction d'accès à certains lieux, notamment les parcs, plages et forêts, soit un total de 389 mesures ;

- des mesures de restriction ou d'interdiction à l'ouverture des établissements recevant du public (229 mesures) ;

- des mesures de réquisition, qui ont majoritairement concerné le personnel de santé (265 mesures sur un total de 363 mesures de réquisitions) ;

- des mesures de dérogation ou d'aggravation de l'interdiction des rassemblements (25 mesures).

Un cadre légal globalement respecté, mais une attention à porter sur la sécurité juridique de certaines mesures

Les arrêtés préfectoraux adoptés s'inscrivent, pour la plupart, dans la droite ligne des mesures prescrites par le Gouvernement et respectent les critères de nécessité et de proportionnalité prévus par le législateur.

Dans un nombre très limité de cas toutefois, la pertinence juridique des mesures prescrites par les préfets est apparue discutable.

Depuis le début du confinement, deux arrêtés préfectoraux ont ainsi été suspendus par le juge administratif, dont le dernier, en date du 8 avril, pris par le préfet des Vosges, interdisait les rassemblements statiques, sur la voie publique, « quelle que soit leur importance ou leur durée, qu'ils soient fortuits ou organisés », sans exception pour les situations liées au travail 15 ( * ) . S'il peut apparaître faible, ce nombre d'annulations est à mettre en parallèle avec le volume très réduit du contentieux, seuls 20 arrêtés préfectoraux ayant fait l'objet d'un recours depuis la mi-mars.

La commission a également pu déceler des fragilités juridiques pour des mesures n'ayant pas été portées devant le juge administratif et pour lesquelles la jurisprudence administrative n'est pas établie. Tel a notamment été le cas d'un arrêté pris par le préfet de Seine-et-Marne, confiant à plusieurs catégories de personnes, en particulier les chasseurs et les gardes-chasse particuliers, un pouvoir de signalement des comportements non-respectueux du confinement. Cet arrêté, qui revenait, en pratique, à confier un quasi-pouvoir de constat d'infractions à des agents non assermentés à cette fin, a été retiré par le préfet, à la demande du ministre de l'intérieur qui a indiqué devant la commission ne pas avoir souhaité son renouvellement.

Enfin, la commission relève que certains préfets ont, parallèlement à l'usage des pouvoirs qui leur ont été attribués au titre de l'état d'urgence sanitaire, également mis en oeuvre leur pouvoir de police générale pour interdire, à l'approche des vacances scolaires de printemps, les locations saisonnières par des particuliers. Contrairement aux restrictions imposées aux structures hôtelières notamment, cette interdiction ne pouvait être prise sur le fondement du décret du 23 mars 2020, qui ne porte que sur les établissements recevant du public.

Si cette mesure peut, à certains égards, contribuer à limiter les flux de populations sur le territoire et réduire la propagation du virus, la commission s'interroge sur la capacité juridique des préfets à décider d'une telle restriction dans le cadre de son pouvoir de police générale. Cette pratique doit inviter le législateur à réfléchir à une éventuelle adaptation du champ d'application du régime de l'état d'urgence sanitaire pour y inclure de manière expresse ce type de mesures, s'il était jugé absolument nécessaire à l'approche de la période estivale et dans le cadre du déconfinement annoncé. Outre le fait qu'elle serait plus sécurisante sur le plan juridique, l'existence d'un fondement juridique unique pour les mesures d'interdiction des locations touristiques serait plus cohérente d'un point de vue opérationnel, notamment en ce qu'elle permettrait l'application de sanctions identiques 16 ( * ) .

2. Une limitation apportée au pouvoir d'intervention des maires

Concurremment à l'action des préfets, de nombreux maires ont, dès l'entrée en vigueur du confinement, pris des mesures de diverses natures aux fins de limiter la propagation de l'épidémie de covid-19.

Certaines d'entre elles ont consisté à donner une application locale aux mesures prescrites par le Gouvernement, quitte à les dupliquer. Tel est par exemple le cas d'arrêtés municipaux ayant fermé des établissements culturels ou des équipements sportifs.

D'autres ont prescrit des mesures plus restrictives que les mesures nationales. Entrent en particulier dans cette catégorie les arrêtés municipaux ayant imposé des couvre-feux .

Ces mesures ont été prises au titre du pouvoir de police générale du maire qui, en application de l'article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales, est chargé de « prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, (...) les maladies épidémiques ou contagieuses ».

La loi d'urgence du 23 mars 2020 ayant toutefois créé, dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire, une police spéciale attribuée au Premier ministre, au ministre chargé de la santé et, par délégation, aux préfets, se posait, en droit, la question de la capacité des maires à agir de manière concomitante aux autorités étatiques et de l'articulation des mesures locales nouvelles avec les mesures nationales préexistantes .

En la matière, le Gouvernement a privilégié la voie du dialogue avec les maires, se refusant à déférer les décisions devant le juge administratif, même lorsque leur légalité était en cause. Ainsi que l'a indiqué le ministre de l'intérieur, Christophe Castaner, lors de son audition devant la commission le 16 avril 2020, les préfets ont reçu pour consigne « d'accompagner (les maires), y compris quand un doute juridique subsistait sur la possibilité qu'ils avaient de les prendre, de les aider à les réécrire lorsque c'était nécessaire, voire de prendre un arrêté en leur lieu et place et avec leur accord, pour assurer une meilleure sécurité juridique à ces dispositions ».

Cette méthode n'a, en pratique, pas permis d'éviter des situations d'insécurité juridique qui se sont traduites par la suspension, par le juge administratif, de plusieurs arrêtés municipaux dans le cadre de procédures en référé. Ont notamment été concernés des arrêtés instaurant des couvre-feux ainsi que l'arrêté pris par le maire de Sceaux obligeant le port d'un masque de protection sur la voie publique.

Au surplus, sur le plan opérationnel, la multiplication des mesures prises par les autorités municipales a pu mettre à mal, dans certains cas, la cohérence de l'action publique et la lisibilité du cadre réglementaire pour les citoyens.

L'ordonnance rendue le 17 avril par le Conseil d'État 17 ( * ) , saisi en référé de l'arrêté du maire de Sceaux imposant le port du masque sur le territoire de sa commune, devrait clarifier le partage des responsabilités, du moins sur un plan juridique.

Elle précise que le maire n'est compétent, au titre de son pouvoir de police générale, que pour prendre des mesures visant à la bonne application locale des mesures prescrites au niveau national par le Gouvernement. Le Conseil d'État a, à cet égard, estimé par exemple possible pour le maire d'interdire l'accès à un lieu où est susceptible de se produire un rassemblement.

Il a en revanche estimé que l'instauration d'une police spéciale dans le cadre de l'état d'urgence sanitaire faisait obstacle à ce que le maire prenne toute autre mesure visant à lutter contre la catastrophe sanitaire, sauf si existent des « raisons impérieuses liées à des circonstances locales » et à condition de ne pas compromettre la cohérence et l'efficacité des mesures prescrites par l'État.

Cette clarification attendue devrait assurer une certaine stabilité juridique et assurer une plus grande cohérence des règles effectivement applicables dans les différents territoires .


* 13 Article L. 3131-17 du code de la santé publique.

* 14 Le nombre d'arrêtés préfectoraux est moindre que le nombre de mesures, un arrêté préfectoral pouvant comprendre plusieurs mesures.

* 15 Ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Nancy du 21 avril 2020.

* 16 L'article L. 3136-1 du code de la santé publique ne punit d'une contravention de la quatrième classe, ou cinquième classe en cas de réitération, que les comportements contraires aux mesures prescrites sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire. La violation d'un arrêté préfectoral pris sur le fondement du pouvoir de police générale est quant à elle, à défaut de disposition législative spécifique, punie, conformément à l'article R. 610-5 du code pénal, d'une contravention de la première classe.

* 17 Conseil d'État, ordonnance n° 440057 du 17 avril 2020, Commune de Sceaux.

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