C. UNE EFFICACITÉ CONCRÈTE DISCUTÉE

Si le recours à l'outil numérique est présenté comme un moyen de pallier certaines lacunes des enquêtes humaines de suivi des contacts, la totalité des personnes entendues au cours des auditions reconnaît que l'outil numérique de traçage possède lui-même ses propres limites.

1. Les contraintes inhérentes au choix de la technologie Bluetooth

L'utilisation du Bluetooth semble certes moins intrusive que la géolocalisation (car la technique retrace sous forme pseudonymisée les contacts entre appareils équipés de l'application à proximité, et n'enregistre pas les lieux fréquentés), mais cette technologie d'échanges de données n'a pas été conçue pour mesurer précisément des distances .

Comme le résume Bruno Sportisse, PDG de l'Inria « les résultats peuvent dépendre de nombreux paramètres, comme la physiologie des personnes, la position du smartphone, le type de smartphone, l'état de la batterie ». La capacité de cette technologie à atteindre le niveau de précision nécessaire à l'efficacité de l'application reste donc incertaine.

2. L'absence de consensus scientifique sur l'efficacité d'une application en deçà d'un seuil élevé d'utilisateurs et l'obstacle de la fracture numérique

Les rapporteurs relèvent l' absence de consensus scientifique sur l'efficacité réelle d'un outil de traçage numérique en deçà d'un seuil ou d'une masse critique d'utilisateurs dans la population touchée.

Certains chercheurs raisonnant sur la base de modèles et d'hypothèses épidémiologiques estiment ainsi que la pleine efficacité d'un dispositif numérique de traçage des contacts est bien conditionnée au nombre de personnes qui accepteront d'utiliser l'application 178 ( * ) ; une étude pour le National Health Service (NHS) britannique place même ce seuil à 80 % de la population équipée de smartphone 179 ( * ) .

Toute la question reste de savoir si une application qui n'atteindrait pas ce seuil critique d'utilisateurs peut conserver une utilité , et plus précisément si, dans ces conditions, le bilan coût/avantage justifie encore son déploiement. En d'autres termes, les bénéfices tirés des contaminations évitées sont-ils suffisants pour compenser les éventuels effets négatifs, tels que les coûts du déploiement et les coûts sociaux, ainsi que les effets pervers et les coûts d'opportunité des moyens et du temps consacrés à l'application qui auraient pu l'être ailleurs ?

Les rapporteurs ont reçu des réponses divergentes à cette question, qui est d'une appréciation extrêmement délicate : le Gouvernement 180 ( * ) , comme le conseil scientifique covid-19 181 ( * ) et le Conseil national du numérique 182 ( * ) , estiment que l'utilité d'une application même peu répandue n'est pas à négliger ; à l'inverse, d'autres acteurs de la société civile entendus par les rapporteurs contestent vigoureusement le coût d'opportunité des moyens dépensés en faveur d'un tel « gadget numérique » selon eux peu efficace et qui surtout détourne énergie et moyens d'une véritable réponse sanitaire humaine et de terrain.

Les quelques retours d'expériences comparables dans d'autres pays incitent d'ailleurs à la prudence : ainsi, à Singapour, le déploiement de l'application TraceTogether n'a pas empêché un confinement de la population face au taux inquiétant de propagation de la pandémie.

En tout état de cause, tous s'accordent à reconnaître le problème posé par le manque d'équipement numérique d'une partie de la population, qui ne détient pas de smartphone adapté à l'utilisation d'une telle application (et une fraction de ceux qui sont correctement équipés ne sont pas préparés techniquement à l'utiliser). Les rapporteurs soulignent que la fracture numérique risque ici de pénaliser nos concitoyens âgés ou vulnérables, qui sont justement parmi les plus exposés au virus .

3. L'inefficacité, voire les effets pervers, d'un « pistage sans dépistage »

Le recours au traçage des contacts est destiné à briser plus efficacement et plus rapidement les chaînes de contamination, en isolant les individus exposés à un risque pour qu'ils ne contaminent pas d'autres personnes à leur tour. Cela suppose donc une infrastructure sanitaire puissamment dimensionnée pour conseiller, évaluer, tester et traiter les utilisateurs que l'application signalera comme à risque.

Comme l'a souligné lors de son audition le professeur Jean-François Delfraissy, l'exploitation des informations communiquées aux bénéficiaires de l'application exigera la mobilisation de « brigades » de professionnels de santé et d'intervenants très nombreux (le nombre de 30 000 agents a été avancé) pour contacter toutes les personnes concernées et les conseiller sur les précautions à prendre et la démarche à suivre (entretien, dépistage, mise en quarantaine éventuelle, identification des proches, etc .).

Plusieurs risques sérieux d'effets pervers ont même été identifiés :

- chez les utilisateurs de l'application ne recevant pas d'alerte, le risque de créer un faux sentiment de sécurité , et de provoquer ainsi un relâchement dans l'observation des gestes barrières ou des obligations de confinement (ne pas recevoir d'alerte pouvant faire croire que l'on n'a pas été exposé du tout à la maladie, alors que cela témoigne seulement du fait que l'application n'a pas repéré de contact avec un malade utilisateur de l'application) ;

- pour les personnes alertées, le risque inverse d'être inutilement anxiogène en cas d'absence de prise en charge adéquate ;

- spécifiquement pour les personnes ayant une activité dite « de première ligne » (personnel de santé, de livraison, de supermarchés, etc .), le risque d'une génération massive et constante d'alertes ne permettant plus de distinguer les informations pertinentes sur d'éventuelles expositions.

4. Un risque pour les libertés : accoutumance à la surveillance numérique, normalisation juridique de l'exception et discriminations

Le recours à un outil numérique de suivi des contacts est justifié, selon le Gouvernement, par la situation exceptionnelle de lutte contre la pandémie : il s'inscrit dans un contexte préexistant d'extrêmes restrictions des libertés publiques - l'obligation de confinement portant atteinte notamment à la liberté d'aller et venir et de réunion - et permettrait donc, en facilitant le déconfinement, une atteinte moins forte à ces libertés.

Plusieurs intervenants entendus par les rapporteurs ne partagent pas cette analyse et s'inquiètent de l' accoutumance à la surveillance qui risque au contraire d'être instillée dans la population par la promotion étatique de ce type de dispositif numérique de traçage.

Alors que la CNIL résume cette inquiétude en avertissant que « le recours à des formes inédites de traitement de données peut créer dans la population un phénomène d'accoutumance propre à dégrader le niveau de protection de la vie privée et doit donc être réservé à certaines situations exceptionnelles », plusieurs universitaires et associations interrogés ont rappelé à vos rapporteurs les précédentes intégrations dans le droit commun de prérogatives initialement pensées comme provisoires et limitées au seul temps de crise, dont la loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dite « loi SILT », qui codifie et pérennise certains pouvoirs jusqu'alors limités à l'état d'urgence, est l'un des principaux exemples.

Dès lors, face à ce risque, ils insistent à tout le moins sur l'absolue nécessité d'un contrôle poussé de l'application (transparence, format ouvert, auditable) et sur sa limitation stricte ( dans le temps - destruction des données et suppression de l'application dès que possible -, et dans ses finalités - qui ne doivent pas être détournées).

Enfin, certains pointent un risque de discrimination au sein de la population : les personnes n'ayant pas téléchargé l'application pourraient se trouver en butte à une pression sociale ou économique (chantage à la reprise du travail), voire à des phénomènes de stigmatisation .

5. Des enjeux de souveraineté numérique

Le secrétaire d'État au numérique n'a pas caché, lors de son audition devant la commission des lois, qu'un tel dispositif numérique ne pourrait fonctionner de façon réellement satisfaisante que si, notamment, les grands fabricants d'appareils mobiles acceptaient de modifier certaines spécifications de leurs systèmes d'exploitation qui imposent des restrictions importantes à l'usage de la technologie Bluetooth par chaque application (sur les iPhone, mais vraisemblablement aussi sur certains appareils fonctionnant avec Androïd).

L'application voulue par le Gouvernement nécessite en effet un fonctionnement permanent en arrière-plan avec Bluetooth actif. Si la question paraît extrêmement délicate, c'est que ces spécifications sont entièrement aux mains des deux grands acteurs américains qui dominent le marché des smartphones, et que ces restrictions entendent traduire le haut niveau d'exigence de ces entreprises pour la protection des données de leurs clients dans le monde, élément central de la confiance qu'ils leur accordent.

La situation est d'autant plus complexe que Google et Apple ont eux-mêmes annoncé une initiative conjointe face à la crise sanitaire . Ils proposent ainsi de modifier certains éléments de leurs systèmes d'exploitation (iOS pour Apple et Android pour Google) pour aider les applications de suivi, mais selon un protocole et sous des conditions (une architecture plus « décentralisée ») qui ne semblent pas compatibles avec le développement de l'application StopCovid de l'Inria...

Malgré l'échec des discussions engagées au plus haut niveau par le Gouvernement et le PDG de l'Inria pour débloquer la situation auprès de ces sociétés, les équipes de développement de l'application semblent être parvenues à une solution technique permettant de contourner cette difficulté, sans que l'on sache à ce jour si ce procédé a un impact sur l'efficacité de son fonctionnement.


* 178 « We conclude that viral spread is too fast to be contained by manual contact tracing, but could be controlled if this process was faster, more efficient and happened at scale. A contact-tracing App which builds a memory of proximity contacts and immediately notifies contacts of positive cases can achieve epidemic control if used by enough people . » (Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing, L. Ferretti et al., Science, 2020).

* 179 « With these assumptions, we find that the epidemic can be suppressed with 80% of all smartphone users using the app, or 56 % of the population overall » (Effective Configurations of a Digital Contact Tracing App: A report to NHSX, Hinch et alii, avril 2020).

* 180 Pour, Cédric O « À chaque fois que vous pouvez prévenir une personne de plus, vous prenez un temps d'avance sur la chaîne de transmission ».

* 181 « Le Conseil scientifique considère les outils numériques comme un élément très utile de la stratégie de contrôle de l'épidémie. En appui des autres recommandations, étant donné le risque important de seconde vague épidémique et de nouveau confinement, le Conseil scientifique considère que les outils numériques permettant d'améliorer l'efficacité du contrôle sanitaire doivent être déployés en France (...) Ces outils doivent s'inscrire dans une stratégie globale de lutte sanitaire, dont ils ne sont qu'un élément » (Avis n° 6 du Conseil scientifique covid-19, 20 avril 2020, « Sortie progressive de confinement prérequis et mesures phares »).

* 182 « Les épidémiologistes auditionnés estiment que l'application apportera toujours des bénéfices, car même sans atteindre un seuil critique d'utilisateurs, l'application peut avoir une utilité au sein de l'ensemble des mesures de post-confinement ».

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