B. UN PROJET POUR APPROFONDIR LA COOPÉRATION FRANCO-ALLEMANDE

Au même titre qu'un projet capacitaire et opérationnel, le SCAF est d'emblée un projet politique franco-allemand , souhaité par le Président de la République et annoncé lors du conseil franco-allemand de défense et de sécurité du 13 juillet 2017.

Le SCAF est ainsi une occasion supplémentaire de renforcer et de faire fructifier le couple franco-allemand, dans le contexte de la volonté de relance de ce couple qui s'est fortement manifestée à travers le Traité d'Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019 . Si le projet intègre désormais l'Espagne et sera peut-être rejoint par d'autres pays, il constitue en effet d'abord le produit des efforts de coopération accomplis au cours des dernières années entre la France et l'Allemagne, en particulier en matière de défense. En engageant les deux nations dans une coopération susceptible de s'étendre sur plus de 20 ans (et même 50 ans si l'on ajoute la durée de vie probable du système d'armes), le programme SCAF représente ainsi l'assurance d'échanges très denses sur toute cette durée, tant au niveau politique qu'au niveau industriel, tout comme le projet de char de combat du futur (MGCS) pour les programmes terrestres.

1. L'impulsion donnée par le traité d'Aix-la-Chapelle

Plus d'un demi-siècle après la signature d'un Traité de l'Élysée placé sous le signe de la réconciliation (22 janvier 1963), la signature du Traité de coopération et d'intégration franco-allemand par le Président Emmanuel Macron et la Chancelière Angela Merkel, le 22 janvier 2019 à Aix-la-Chapelle, a permis de confirmer la volonté des deux pays d'approfondir le partenariat franco-allemand .

En particulier, le chapitre 2 du traité, intitulé « Paix, sécurité et développement », affirme la nécessité d'un renforcement de la relation bilatérale de défense franco-allemande , dans l'optique d'une Europe plus forte et compte-tenu des nouvelles menaces et des nouveaux désordres internationaux (Brexit, menace terroriste, montée des populismes, remise en cause de l'ordre multilatéral par les États puissances, etc.). Ce chapitre comporte également une clause d'assistance mutuelle, fondée sur les articles 5 (OTAN) et 42.7 (UE). Il prévoit en outre le développement d'une culture stratégique commune en vue de renforcer la coopération opérationnelle franco-allemande à travers des déploiements conjoints, ce qui renvoie à l'Initiative européenne d'intervention (IEI), et confirme la volonté allemande de jouer un rôle plus important sur la scène internationale.

Par ailleurs, en matière de coopération capacitaire et industrielle, les deux parties s'engagent par ce traité à « [intensifier] l'élaboration de programmes de défense communs et leur élargissement à des partenaires » (Art 4.3) et à « [ élaborer] une approche commune » en matière d'exportation d'armement pour ces projets.

Enfin, le traité d'Aix-la-Chapelle réaffirme le rôle du Conseil franco-allemand de défense et de sécurité (CFADS) en tant qu'organe politique de pilotage de ces engagements réciproques. Coprésidé par le Président de la République et le Chancelier fédéral, le CFADS réunit les ministres des Affaires étrangères et de la Défense des deux pays et s'est tenu formellement pour la dernière fois le 13 juillet 2017 à Paris.

2. Des perspectives de renforcement de la coopération opérationnelle franco-allemande à confirmer

Le projet de SCAF a émergé dans un contexte de nouvelles perspectives de coopération opérationnelle entre la France et l'Allemagne. Le Traité d'Aix-la-Chapelle est en effet venu confirmer les avancées observées depuis quelques années dans ce domaine. La volonté d'agir conjointement « dans tous les cas où ce sera possible [...] en vue de maintenir la paix et la sécurité » (Art 4.2) montre une volonté de renforcer la tendance observée depuis quelques années de déploiements allemands dans les zones d'intérêt françaises (Sahel et Levant). Il semble d'ailleurs essentiel de s'efforcer de capitaliser sur l'engagement accru de l'Allemagne sur ces théâtres, notamment au Sahel, où le soutien allemand pourrait être renforcé dans l'éventualité d'un retrait de tout ou partie des capacités américaines (ravitaillement en vol, transport tactique et stratégique, renseignement).

La participation de l'Allemagne à l'Initiative européenne d'intervention (IEI), lancée autour de dix pays en juin 2018 et qui compte désormais 13 pays participants 5 ( * ) , pourrait également permettre de rapprocher les cultures stratégiques communes de la France et de l'Allemagne en vue de faciliter les déploiements conjoints de leurs forces militaires. L'IEI se traduit ainsi par des groupes de travail, placés au niveau des états-majors, dans les domaines de l'anticipation stratégique, du développement de scénarios et de la planification, de l'appui aux opérations, ainsi que du retour d'expérience et du partage de doctrines.

La France a également annoncé son retour en Lituanie aux côtés de l'Allemagne en 2020 dans le cadre de la présence avancée renforcée de l'OTAN . La participation française dans ce cadre se traduit par l'envoie de 300 soldats, 4 chars Leclerc et 13 véhicule blindé de combat d'infanterie.

Toutefois, cette volonté de l'Allemagne de s'impliquer davantage sur la scène internationale, qui s'exprime dans le Livre blanc de 2016 ou encore dans le contrat de coalition de 2018, n'a pas encore eu d'effet majeur sur la coopération opérationnelle franco-allemande . Ainsi, la brigade franco-allemande déployée au Mali (novembre 2018 - mars 2019) a vu les unités allemandes rejoindre la MINUSMA et EUTM Mali tandis que les soldats français étaient intégrés à la Force Barkhane. Une coopération d'engagement commun dans des combats durs n'est pas imaginable à un horizon prévisible : l'Allemagne n'envisage pas de participer à la Task Force Takuba et devrait se borner à un soutien politique à la mission européenne de surveillance maritime dans le détroit d'Ormuz (EMASoH).

D'une manière plus générale, les initiatives françaises ne reçoivent pas toujours l'écho souhaité. La mission a, par ailleurs, pu le constater lors de sa visite à Berlin : concernant le Sahel, le Parlementaires allemands interrogent les modalités de l'intervention militaire au Mali et regrettent le manque de coordination entre les différentes initiatives en soutien au G5 Sahel. L'Allemagne devrait néanmoins davantage s'impliquer dans la Coalition internationale pour le Sahel en pilotant le pilier « appui au retour des services de l'Etat et des administrations ».

L'évolution progressive de la position allemande sur les questions de défense

1. La posture traditionnellement prudente de l'Allemagne en ce qui concerne les relations extérieures et la défense

En 2012, dans son rapport sur le projet de loi de ratification de l'accord relatif à la Brigade franco-allemande, notre collègue Jean Marie Bockel soulignait les tensions en matière de défense entre les deux pays, notamment au sujet de l'intervention en Libye (2011). Il citait ainsi, parmi les sujets de discussion, les désaccords au sein de l'OTAN, notamment au sujet du rôle de la dissuasion nucléaire et du désarmement ou encore à propos des financements en commun. Il évoquait également la conclusion des accords franco-britanniques en matière de défense en 2010 (accords de Lancaster House), qui avaient pu créer certaines interrogations outre-Rhin.

En outre, le rapport soulignait qu'en raison du contexte budgétaire, le moment ne paraissait guère favorable à un approfondissement de la coopération franco-allemande en matière de défense. L'Allemagne était en effet engagée dans une profonde réforme de son outil de défense, avec notamment la suppression de la conscription et la fermeture de nombreuses garnisons. En France, l'appareil de défense avait connu une importante transformation, avec la réduction des effectifs et la réforme du soutien.

Le rapport du Sénat soulignait enfin que, même si les responsables politiques et militaires allemands avaient engagé une réflexion sur la nécessité pour leur pays de jouer un rôle plus important sur les questions de défense et de sécurité, et bien que l'armée allemande fût engagée sur plusieurs théâtres, comme l'Afghanistan, l'opinion publique allemande restait encore réticente à l'égard des opérations extérieures, notamment lorsque ces interventions sont des opérations de combat.

2. Une évolution vers une posture plus active à la suite de la crise libyenne

a) Une évolution progressive de la doctrine allemande

À la suite de l'abstention sur l'intervention en Libye (résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies de mars 2011), le gouvernement Merkel III (2013-2018) a engagé une réflexion sur une plus grande prise de responsabilités de l'Allemagne sur la scène internationale. Lors de la Conférence de sécurité de Munich de 2014, le Président fédéral J. Gauck, la ministre de la Défense U. von der Leyen (CDU) et le ministre des Affaires étrangères F.-W. Steinmeier (SPD) ont affirmé dans trois discours que l'Allemagne était prête à endosser ses responsabilités internationales et à s'engager davantage. Cet appel à plus d'implication internationale a reçu le nom de « consensus de Munich ». L'implication forte de l'Allemagne sur l'Ukraine en 2014, notamment dans le format Normandie, a constitué une traduction concrète de cet engagement renforcé.

La réflexion sur cette réorientation s'est également étendue au champ de la défense. Dans le contrat de coalition de 2013, le gouvernement indiquait déjà que la Bundeswehr était une « armée en déploiement » (Militär im Einsatz) ce qui marquait une rupture avec la tradition de retenue et avec la position pacifiste d'une grande partie de l'opinion publique et de certains partis. Cette approche a été confirmée dans le Livre blanc de 2016. Cette évolution s'accompagne en outre d'un effort budgétaire : la Chancelière a promis, en amont du sommet de l'OTAN de juillet 2018, d'atteindre 1,5% du PIB en 2024 consacrés à la défense. Si l'objectif fixé au niveau de l'OTAN reste 2%, M. Nikolaus Meyer-Landrut, ambassadeur d'Allemagne en France, a souligné lors de son audition devant votre commission que le budget de la défense allemand a déjà augmenté de 40 % durant les cinq dernières années.

b) Des réticences qui persistent et une opposition croissante aux exportations d'armement

La Bundeswehr demeure toutefois une armée parlementaire, le mandat du Bundestag étant le préalable incontournable à toute intervention extérieure . Par ailleurs, les partis et les administrations allemandes demeurent encore très divisés sur ces questions, même si l'opinion publique évolue progressivement vers davantage d'approbation à l'égard d'un engagement extérieur plus important. En outre, l'Allemagne est souvent critiquée par la société civile et certains partis politiques à propos de son statut de 5 ème exportateur mondial d'armements. Ainsi, le nouveau contrat de coalition prévoit l'interdiction de livrer des armes aux pays engagés directement dans la guerre au Yémen.

À la suite du meurtre du journaliste saoudien Jamal Kashoggi, le 2 octobre 2019, l'Allemagne a annoncé la suspension de ses exportations d'armes vers l'Arabie Saoudite. Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas a appelé à une régulation internationale des missiles de croisière. Alors que la Chancelière a appelé en février 2019 à « développer une culture commune européenne en matière d'exportations d'armement », le SPD s'oppose à davantage d'exportations dans ce domaine et préconise d'interdire toute exportation vers les pays en guerre, les foyers de crise et en dehors de l'OTAN. Il s'oppose également à une augmentation forte du budget de la défense.

c) De multiples engagements de l'Allemagne sur des théâtres extérieurs

Malgré la persistance de ces réticences, la Bundeswehr intervient désormais sur de multiples théâtres d'opération. Après la décision en 2014 de livrer des armes aux peshmergas irakiens dans leur combat contre l'Etat islamique, levant le tabou de l'exportation d'armes dans les zones de conflit (à un acteur non étatique de surcroît), le soutien apporté par Berlin aux opérations françaises, à la suite des attentats de Paris, illustre le tournant amorcé par l'Allemagne dans le sens d'un engagement extérieur plus actif.

Par ailleurs, bousculé par la crise migratoire et par le risque terroriste, Berlin s'engage davantage en Afrique depuis plusieurs années, en particulier au Sahel (Mali : MINUSMA, EUTM Mali, EUCAP Sahel, Niger - elle a toutefois cessé début 2018 de participer aux opérations en Somalie), en soutien notamment au G5 et à sa force conjointe.

d) Un engagement renouvelé de l'Allemagne en faveur du multilatéralisme et pour une réforme du Conseil de sécurité des Nations unies

Par ailleurs, l'Allemagne cherche à renforcer son rôle au sein des Nations unies et le ministère des affaires étrangères H. Maas a convenu avec M. Le Drian de lancer une « Initiative en faveur du multilatéralisme ». Berlin affiche également sa volonté d'augmenter les contributions volontaires allemandes à l'ONU et de poursuivre son engagement dans les opérations de maintien de la paix.

L'Allemagne souhaite par ailleurs obtenir un siège de membre permanent au Conseil de sécurité, ainsi que pour les autres membres du G4 (Brésil, Inde et Japon). Le contrat de coalition fixe également comme objectif, à plus long terme, la création d'un siège permanent pour l'Union européenne. La France y est opposée. La Chancelière a rappelé cette proposition en juin 2018 et le Vice-Chancelier O. Scholz a même proposé récemment (28 novembre 2018) que le siège de la France soit transformé, « à moyen terme », en siège de l'UE. L'Auswärtiges Amt s'est toutefois aussitôt désolidarisé de cette proposition qui n'a pas été renouvelée depuis. Mais elle ressurgit régulièrement, comme dans la récente tribune de la présidente de la CDU, Annegret Kramp-Karrenbauer, publiée le 10 février dans Die Welt am Sonntag.

3. Un rééquilibrage de la position allemande en faveur de la politique de défense européenne ?

À son retour du G7 de Taormine (mai 2017), la Chancelière a déclaré que « nous les Européens devons vraiment prendre notre destin entre nos mains » car « les temps où nous pouvions totalement nous reposer sur d'autres sont en partie révolus ». Les questions commerciales et de défense ont ainsi été au coeur des difficultés bilatérales germano-américaines à l'été 2018. L'OTAN et le parapluie nucléaire américain restent les piliers de la sécurité allemande et européenne pour Berlin (« garant irremplaçable » selon le contrat de coalition). Toutefois, la Chancelière allemande plaide désormais pour le maintien d'une approche multilatérale face à l'unilatéralisme américain dans les domaines commerciaux ou sécuritaires. Le Vice-Chancelier O. Scholz (SPD) s'est également exprimé en faveur d'une européanisation accrue de l'industrie d'armement.

Source : rapport de la commisson des affaires étrangères et de la défense du Sénat sur le traité d'Aix-la-Chapelle.

3. Les progrès récents de la coopération capacitaire franco-allemande

Depuis la mise en place de la feuille de route dédiée au suivi des projets entérinés dans le cadre du CFADS du 13 juillet 2017, la coopération franco-allemande a connu des avancées significatives dans le domaine capacitaire .

Après avoir signé des lettres d'intention sur le SCAF et sur le char du futur (MGCS) au sommet de Meseberg le 19 juin 2018, les ministres ont précisé à Bruxelles, le 19 novembre 2018, la répartition du leadership de ces programmes : Allemagne sera leader sur le MGCS et France sur le SCAF .

En outre, la signature d'un contrat global EUROMALE est souhaitée pour le second semestre 2020, sous réserve de compétitivité financière. Enfin, 2020 verra également le lancement des études de faisabilité relatives au programme d'avions de patrouille maritime (MAWS) , à la suite de la signature d'une lettre d'intention ministérielle le 26 avril 2018

De manière générale, la France et l'Allemagne cherchent à exploiter les potentialités offertes par les nouveaux outils européens dans le domaine capacitaire (Coopération structurée permanente (CSP), Fonds européen de défense - FEDef), en présentant de nombreux projets dans un cadre européen (drone MALE, radio-logiciel ESSOR ou encore modernisation du Tigre standard III).


* 5 L'Allemagne, la Belgique, le Danemark, l'Espagne, l'Estonie, la France, la Finlande, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni, la Suède, la Norvège et l'Italie.

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