4. Témoigner et transmettre

Échange avec Max Brisson, vice-président de la délégation

Annick Billon , présidente . - Pour la séquence dédiée à la transmission, Max Brisson, vice-président de la délégation, va intervenir : il a été professeur d'histoire et est inspecteur général honoraire de l'éducation nationale...

Max Brisson , vice-président . - Je veux tout d'abord vous dire toute mon admiration pour votre engagement, votre combat, mais aussi pour votre souci de témoigner et de transmettre l'histoire de la Résistance et de la déportation.

Madame Fleury, vous écrivez dans votre livre, à propos de votre retour en France : « Nous avons l'impression d'avoir été oubliées (...). Le plus pénible est l'incompréhension que nous lisons dans le regard des autres ». Vous avez rejoint l' ADIR avec vos camarades de déportation, Germaine Tillion et Geneviève de Gaulle-Anthonioz. Vous avez présidé cette association de 2002 à 2006, succédant à Geneviève de Gaulle-Anthonioz.

Dès la fin des années cinquante, vous vous êtes engagée pour parler aux jeunes de la Résistance et de la déportation. Vous avez pris l'initiative du Concours national de la Résistance et de la déportation. Comme professeur, j'ai préparé des jeunes à ce concours...

J'ai deux questions.

Quelles ont été vos motivations après la guerre pour vous adresser à ce jeune public dans le cadre scolaire, en particulier pour aller le rencontrer dans les établissements ?

Et comment votre témoignage est-il perçu par ces jeunes, qui sont nés si longtemps après la guerre ? Les générations d'aujourd'hui sont-elles, selon vous, plus capables de partager votre message que celles qui les ont précédées, ou est-ce le contraire ?

Jacqueline Fleury . - Nous avons été un petit groupe de résistantes déportées à réfléchir à la manière de nous adresser aux enfants, aux jeunes, qui ignoraient ce qu'avait été la déportation. Bien des personnes en parlaient sans savoir...

En souvenir de mes parents, je voulais également dire ce qu'avait été la Résistance, qui s'était constituée pour défendre la France humiliée. Jusqu'à l'an dernier, je suis allée régulièrement dans les collèges. Je reçois encore chez moi des jeunes qui préparent le Concours de la Résistance.

Ils sont très émus, très sensibles, ils ont beaucoup de coeur - ils n'ont rien de ces « petits sauvages » que l'on décrit aujourd'hui ! Je trouve important de continuer ce que nous avons commencé il y a soixante ans.

Max Brisson , vice-président . - Laure Darcos et moi, membres de la commission de la culture et de l'éducation, sommes très touchés par vos propos sur la capacité des jeunes d'aujourd'hui à mener une analyse critique sur ces événements, sur les responsabilités, sur l'engagement. Plus tard, ils transmettront à leurs enfants ce témoignage imprescriptible sur ce que vous avez vécu...

Jacqueline Fleury . - Et sur les valeurs que nous avons défendues !

Max Brisson , vice-président . - Vous avez assuré la survie de ces valeurs jusqu'au fond de l'enfer.

Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l'ONACVG . - L'ONAC participe, via ses services départementaux, à la remise des prix de la Résistance et de la déportation. Il organise également deux concours scolaires : Petits artistes de la mémoire , consacré à la première guerre mondiale, et Bulles de mémoire , concours de bande dessinée, qui aura pour sujet en 2021 : « Engagements de femmes, femmes d'engagement ». (Applaudissements) . Une coopération européenne nous permet de réunir des dizaines de nationalités, et le concours Bulles de mémoire s'est exporté en Allemagne. Chacun choisit ses thèmes, mais en 2021, nos amis allemands ont décidé de retenir le même thème de l'engagement des femmes. (Même mouvement)

Gilles Pierre Lévy, président de la Fondation de la Résistance . - Je suis le beau-fils de Janine Carlotti, qui fut déportée avec vous à Ravensbrück dans les camps annexes. Nous avons retrouvé à son décès un petit carnet qui débute en mars 1945. Nous nous interrogeons : a-t-elle pu l'écrire avant la libération du camp ? Ou ensuite, tandis qu'elle se trouvait à l'hôpital, sous la surveillance des Russes ?

Jacqueline Fleury . - Certaines compagnes ont écrit durant leur séjour au camp. Germaine Tillion a rapporté, grâce à l'aide de ses amies, des morceaux de l'opérette qu'elle composait 18 ( * ) ; Violette, Éliane et d'autres ont fait des dessins. Mais il était très difficile de trouver les matériaux. Votre maman a aussi pu écrire ce carnet juste à son retour. Je n'ai pas vu l'objet, je ne puis me prononcer.

Anne-Marie Poutiers, présidente de l'association Mémoire des déportés et des résistants d'Europe . - En 2018, préparant votre visite aux jeunes du lycée Molière, vous m'aviez annoncé que vous parleriez certes de la Résistance - « mais tout le monde en parle », disiez-vous - mais aussi des marches de la mort , moins connues, auxquelles toutes les déportées n'ont pas survécu...

Jacqueline Fleury . - Les marches de la mort ont commencé très tôt en 1945, lorsque les Allemands ont vécu le début de leur défaite.

Les prisonniers du camp d'Auschwitz ont été les premiers à partir à pied sur les routes en janvier, si je ne me trompe pas. Petit à petit, beaucoup de grands camps et de Kommandos ont été vidés d'une manière absolument horrible : les prisonniers seront jetés sur les routes d'Allemagne. Pour ce qui me concerne, notre quatrième camp n'était pas très loin de Leipzig et, le 13 avril 1945, dans un état de déficience totale - il n'y avait presque plus de nourriture -, le commandant du camp nous a fait mettre en colonne par rangs de cinq. Nous allons parcourir chaque jour des kilomètres et des kilomètres sans manger ni boire - nous buvions l'eau dans les fossés. En général, nous marchions la nuit, ce qui leur permettait de nous surveiller, et nous avons marché ainsi jusqu'en Tchécoslovaquie. Nous avons franchi l'Elbe plusieurs fois.

Quelques-unes de nos compagnes françaises ont réussi à s'évader, certaines vont mourir sur le bord des routes. Ma mère était toujours avec moi. Nous mettions vraiment un pied en sang devant l'autre. Nous devions tirer une espèce de charrette sur laquelle les soldats allemands avaient mis leurs lourds paquetages ; nous avions été autorisées à y installer quelques malades. Lorsque nous avions le droit de nous arrêter, je ne savais pas si je retrouverais ma mère. Lorsque nous n'arrivions plus à marcher, nous étions en général abattues.

Beaucoup de déportés vont mourir durant ces marches de la mort . Je ne sais pas si cette affirmation est exacte, mais on m'a indiqué que le nombre de déportés morts durant ces marches a été plus important que celui des morts dans certains camps. Je pense que c'est vrai.

J'ai gardé un souvenir effroyable de ces marches et j'en fais encore des cauchemars : je suis sur les routes d'Allemagne. C'est quelque chose qu'il est difficile de pardonner, car les Allemands savaient que c'était la fin pour eux. Entre Leipzig et la Tchécoslovaquie, nous avons marché entre les bombardements, les mitraillages et la peur d'être tuées d'une balle dans la nuque si nous ne pouvions plus marcher. Voilà ce qu'ont été les marches de la mort pour beaucoup de déportés.

Christine Antier, SFAADIR . - Vous m'avez indiqué, Madame Fleury, que vous ne deviez surtout pas oublier de parler du Revier et du rôle de votre mère, qui vous a sauvé la vie.

Jacqueline Fleury . - Lors de notre premier départ de Ravensbrück pour un Kommando , j'étais atteinte de cette maladie horrible qu'est la dysenterie. J'étais entrée dans l'un des blocs, qui était, en principe, l'infirmerie, mais cela n'y ressemblait en rien : il n'y avait pas de soins, pas de médicaments. On entrait au Revier pour y mourir. Maman avait appris que notre petit groupe allait probablement partir dans un « transport » - c'est ainsi que l'on désignait les préparatifs pour quitter le grand camp. Elle a réussi à me faire sortir du Revier pour partir avec le convoi, grâce aux rations de pain qu'elle avait gardées durant plusieurs jours. J'ai toujours pensé que le morceau de pain était la monnaie du camp... La mère de Claude du Granrut était dans le même convoi que moi, de même que celle d'Anne Cordier ici présente 19 ( * ) .

Laurence Rossignol , vice-présidente . - Une question me revient souvent lorsque je lis des témoignages ou des récits sur la déportation. Au cours de tous ces mois durant lesquels vous avez croisé de nombreux gardes, Kapos , vous est-il arrivé une fois de voir dans leur regard de l'humanité ?

Jacqueline Fleury . - Non.

Laurence Rossignol , vice-présidente . - Jamais ?...

Jacqueline Fleury . - Non. Y compris de la part des femmes - elles étaient peut-être pires encore. D'ailleurs, nos camarades hommes ne nous ont jamais envié nos Aufseherinnen 20 ( * ) ... Nous avions à la fois celles-ci et les SS !


* 18 Le Verfügbar aux enfers.

* 19 Précision apportée par Jacqueline Fleury en marge de la réunion : la mère de Claude du Granrut était Germaine de Renty, celle d'Anne Cordier était Sylvie Girard-Cordier.

* 20 Précision apportée par Jacqueline Fleury en marge de la réunion : « Une Aufseherin était une femme SS, allemande, une femme-soldat dont l'uniforme comportait une cape, un calot et des bottes. Ces femmes étaient toujours accompagnées d'un chien. Les Kapos étaient des déportées, de différentes nationalités, ayant quelques responsabilités pour maintenir la discipline dans la baraque. Il y a eu essentiellement des Polonaises ; aucune Française. Au camp de Ravensbrück, il y avait donc des SS, hommes et femmes, et des Kapos ».

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