3. Après le camp : le retour à la vie

Échange avec Marta de Cidrac, membre du bureau de la délégation

Marta de Cidrac . - En juin 1945, après les marches de la mort et des semaines éprouvantes dans un centre de rapatriement, votre mère et vous retrouvez enfin la France. Mais le retour n'est pas si simple.

Geneviève de Gaulle, qui fut déportée à Ravensbrück en même temps que vous, écrit en 1946 un texte intitulé « Un an après le retour », qui fait partie d'un recueil publié par l' Amicale de Ravensbrück et la SFAADIR en 2010, à l'occasion du 65 e anniversaire de la libération du camp 16 ( * ) :

Lecture, par Marta de Cidrac, d'un texte de Geneviève de Gaulle-Anthonioz,
« Le retour », publié en juin 1946

« Marcher librement, ne plus avoir peur, ni faim. Le premier bain, la première salade et ce doux soleil d'avril.

« Nous allions cependant comme en rêve. Où était cette joie inimaginable du retour ? Nous n'étions plus à la taille de cette joie, usées, limées comme des étoffes trop minces.

« Mais quoi ? Il a fallu vivre depuis. Ce n'était pas pour rire qu'on revenait de la souffrance et de la mort. Les salades, les bains, le soleil sont des rêves de captives. Il faut reprendre, à peine libres, les combats à bras le corps.

« Tant de détresse après ce premier choc du retour : les morts d'êtres chers, les foyers détruits, les maisons pillées, les santés atteintes. Et l'attente anxieuse de celles et ceux qui ne reviendront jamais.

« Le bonheur reste grave. Il y demeure présente toute la souffrance humaine. On n'oublie pas facilement la misère et la mort, ni la solidarité d'une épreuve commune.

« Mais nous n'avons pas été seules pour reprendre pied dans ce monde étonnant de la liberté. Un regard rencontré, une main serrée, quelques souvenirs retrouvés ensemble ; et voici que se tisse dans le présent comme dans le passé notre camaraderie. C'est notre force, comme en prison ou au camp, que cette amitié virile, efficace, totale. Nous avons besoin de la donner et de la recevoir pour être dignes de notre nouvelle tâche humaine. Nous avons maintenant la joie profonde et le réconfort de pouvoir dire, en pesant notre solidarité d'autrefois et celle d'aujourd'hui : ?mes camarades? ».

Marta de Cidrac . - Chère Jacqueline Fleury, votre livre montre les difficultés du retour à la vie après la déportation.

Vous racontez votre passage à l'hôtel Lutetia, que vous quittez avec votre mère après avoir reçu chacune dix francs et un ticket de métro. On vous regarde - ce sont vos mots - « comme des bêtes curieuses ». Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle épreuve vécue par les survivants des camps ?

Jacqueline Fleury . - Il a été très difficile de retrouver une vie normale. Nous revenions d'une autre planète, nous l'avons compris peu à peu. On nous posait beaucoup de questions sur la vie dans les camps, mais quand nous évoquions la privation de nourriture, on nous rétorquait : « Vous pouviez tout de même aller au mess vous ravitailler, non ? ». Quand on entend des remarques de ce type, on finit par se taire... Il nous a fallu beaucoup de temps avant de pouvoir témoigner au-delà du cercle familial - avec par exemple l'organisation du Concours de la Résistance. Nous nous renfermions sur nous-mêmes. L' Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance ( ADIR ) a joué un rôle important pour nous aider à reprendre vie.

Frantz Malassis, chef du département documentation et publications de la Fondation de la Résistance . - L' ADIR a joué un rôle social très important au retour des déportées. Alors que beaucoup d'entre elles avaient tout perdu, cette association a aidé les femmes à se reconstruire, à entamer ou reprendre des études, à se soigner... Tout cela au sortir de la guerre, et avant que l'État n'intervienne.

Pouvez-vous nous parler du rôle social et de solidarité de l'ADIR ?

Jacqueline Fleury . - Cette association 17 ( * ) a été créée bien avant le retour des déportées, au moins un an avant, par des camarades résistantes libérées au départ de l'occupant. C'est une chose unique, extraordinaire. La présidente Irène Delmas a même lancé des appels à la radio, ce qui était alors très rare, pour que ces résistantes, partout en France, se réunissent et se préparent à accueillir les camarades déportées dont elles espéraient le retour.

Ce fut pour ces dernières une main tendue, car beaucoup ne retrouvaient pas de famille, pas de maison. L' ADIR fut un noyau important pour notre survie. Je n'ai plus de camarades aujourd'hui mais je pense que toutes diraient comme moi que ces amies, Irène Delmas, Gabrielle Ferrières et tant d'autres, nous ont tout simplement permis de revivre.

Anne-Marie Poutiers, présidente de l'association Mémoire des déportés et des résistants d'Europe . - Pouvez-vous décrire ce que faisait concrètement, socialement, l' ADIR ?

Jacqueline Fleury . - L'association accueillait dans de grands appartements celles qui n'avaient plus rien, qui d'ailleurs souvent étaient malades. C'était à la fois un service social, un dispensaire, un vestiaire. La vie matérielle demeurait très dure en France : les tickets, pour l'alimentation et le reste, existaient encore. Des compagnes nous ont attendues... Quelle chaleur essentielle, pour nous qui rentrions des camps !


* 16 Ce texte, intitulé « Le retour », a été publié en juin 1946 dans le premier numéro de Voix et visages , le bulletin mensuel de l'ADIR (Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance).

* 17 Selon les informations transmises par Jacqueline Fleury, Irène Delmas avait fondé, dès septembre 1944, une Amicale des prisonnières de la Résistance qui deviendra l' Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance ( ANADIR ).

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