2. La déportation : le camp de Ravensbrück

Échange avec Laurence Cohen, vice-présidente de la délégation

Laurence Cohen , vice-présidente . - Je suis très honorée de recueillir votre témoignage, énoncé avec tant de simplicité. Votre histoire trouve écho en moi puisque mon père, Raymond Perdrix, a été déporté à l'âge de 17 ans à Mauthausen pour faits de Résistance. Et j'ai eu le privilège d'avoir pour amie Lise London. Comme vous, Lise a été déportée à Ravensbrück, mais les dates sont différentes. Arrivée au camp en juin 1944, un mois plus tard, en juillet 1944, elle a été transférée à Leipzig, Kommando de Buchenwald.

C'est en juin 1944 que vous êtes arrêtée, ainsi que votre mère et votre père. Votre frère a pu s'échapper. Le 15 août 1944, vous faite partie de l'un des derniers convois parisiens de déportation. Vous êtes arrivée à Ravensbrück avec votre mère, tandis que votre père a été emmené à Buchenwald.

Nous allons regarder à présent des reproductions de dessins de Violette Lecoq, France Audoul et Éliane Jeannin Garreau sur Ravensbrück. Ces reproductions font partie de votre collection, Madame Fleury.

Les reproductions de douze dessins réalisés par Violette Lecoq, Éliane Jeannin-Garreau et France Audoul, déportées à Ravensbrück, sont projetées 15 ( * ) .

Laurence Cohen , vice-présidente . - Jacqueline Fleury, pourriez-vous commenter ces douze dessins, qui décrivent le quotidien au camp de Ravensbrück, celui que vous avez vécu dans votre chair ?

Jacqueline Fleury . - On voit d'abord l'arrivée au camp. Nous étions mises à nu, douchées, privées de tous nos effets personnels, très vite transformées en « concentrationnères », robe et galoches, sans oublier la gamelle, le trésor du déporté - car pas de gamelle, pas de soupe, donc la mort. J'ai retrouvé ma mère au sortir des douches : à Fresnes, nous étions enfermés au secret, j'ignorais donc que mes parents avaient été déportés dans le même convoi que moi.

Nous étions tondues, transformées en Stücks (en « morceaux »), sans plus d'identité, réduites à un numéro, avec un triangle rouge portant le « F » de France. J'ai eu bien du mal à reconnaître ma mère, et elle a éprouvé un immense chagrin à me voir en ce lieu. Pour moi, cela fut un moment extrêmement difficile, mais j'ai essayé de le lui dissimuler.

Un autre dessin représente les longues attentes qui nous étaient infligées à tout propos. L'appel le matin, par tous les temps, se passait sous la surveillance des gardiennes et de leurs chiens-loups.

Le dessin L'aube de Violette Lecoq montre le départ des baraques, les femmes partant au travail en présence d'une gardienne en cape noire, flanquée d'un chien-loup. On voit encore, dans Construction d'une route , d'Éliane Jeannin-Garreau, des compagnes poussant un charriot de charbon - nous le faisions douze heures par jour, n'avions aucun vêtement de rechange, rien pour nous laver, et ce labeur était particulièrement épuisant.

Pantins désarticulés, il nous faut porter des fardeaux qui dépassent nos forces : ce dessin décrit le transport d'un bidon de soupe, au pas de course, à quatre ou cinq heures du matin.

Famine , de France Audoul, représente des femmes qui se précipitent sur la soupe renversée et lèchent le sol...

Les inspections ( L'Inspection ) pouvaient survenir n'importe quand, et les femmes étaient déshabillées - moment dramatique, en particulier pour les plus âgées dont le corps était abîmé.

Le dessin La loi du plus fort montre les Aufseherinnen bottées, chaudement vêtues ; elles étaient toujours prêtes à nous battre.

Violette Lecoq a bien rendu, dans Sélection pour les gaz, un moment effroyable, celui où des femmes étaient emmenées à la chambre à gaz. Les Flambeaux funèbres : les cheminées des fours crématoires fonctionnaient en permanence ; à l'arrivée au camp, chacune était saisie par l'odeur et comprenait vite qu'il s'agissait de chair humaine. Ce furent des e nfants, des filles, des femmes correspond à un souvenir pénible : c'était cela, Ravensbrück.

Laurence Cohen , vice-présidente . - Vous écrivez, à propos de l'arrivée au camp : « Nous avons quitté la France, nous étions encore des femmes prisonnières. Nous voici désormais comme des bêtes qui partent à l'abattoir ».

Pour vos gardiennes, vous n'êtes que des choses ; vos vies n'ont aucune importance. Comment survit-on à cette déshumanisation ?

Jacqueline Fleury . - La plupart de mes compagnes très proches avaient un désir puissant de conserver leur dignité. Nous n'étions plus que des Stücks , je l'ai dit, et il fallait beaucoup de force pour prétendre demeurer un être humain. Nombre de mes compagnes ont eu cette force, je leur dois beaucoup...

Laurence Cohen . - Dans ce camp où l'horreur règne au quotidien, vous avez continué, avec un certain nombre de vos compagnes, à être des résistantes. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment reste-t-on résistante dans un camp de concentration ?

Jacqueline Fleury . - Je suis passée par quatre camps. L'Allemagne était une immense usine de guerre ; les déportés fournissaient une main d'oeuvre gratuite - et peu importait qu'ils meurent. Aux grands camps étaient associés des Kommandos de travail. Nous avons été acheminées vers un premier Kommando dans des wagons à bestiaux abominables, identiques à ceux qui nous avaient amenées au camp.

Le convoi du 15 août 1944 comptait beaucoup de résistantes, passées aux mains de la Gestapo - la plus touchée avait été écartelée - et nous nous sommes déjà beaucoup entraidées durant le voyage. Cela a continué au camp. Dans ce premier Kommando , nous avons formé un grand noyau du refus : il était hors de question pour nous de travailler pour l'armée allemande. Quelle naïveté ! Nous n'avons pas pensé à la punition - nous aurions dû être pendues - mais notre grand nombre nous a sauvées et nous avons été transférées dans un autre Kommando , consacré à la production des V2. Ma mère et moi étions affectées à la vérification de petites pièces. Toutes, nous faisions à notre manière le tri entre les bonnes et les mauvaises, je n'ai pas besoin d'en dire plus... Le commandant de Buchenwald - camp dont dépendait ce Kommando - est venu un jour ; nous avons été punies de manière atroce et avons été envoyées dans un autre camp. Là, nous déchargions des wagons, construisions des routes. Puis nous avons été jetées sur les routes pour les marches de la mort .

Annick Billon , présidente . - Nous allons regarder une vidéo de l'interview que Marie-José Chombart de Lauwe a accordée à une équipe du Sénat à l'occasion du colloque du 27 mai 2014 sur les résistantes. Pour la présidente de la Fondation pour la mémoire de la déportation, continuer à résister au camp, c'était « rester des êtres pensants ».

La vidéo « La Résistance, c'est sauver la vie » est projetée.

Annick Billon , présidente . - Y a-t-il des questions dans la salle ?

Véronique Peaucelle-Delelis, directrice générale de l'ONACVG . - Face à cette déshumanisation, la foi aidait-elle certaines d'entre vous ?

Jacqueline Fleury . - On connaît l'exemple de Geneviève de Gaulle, qui au camp a continué à prier ; même lorsqu'elle a été enfermée seule au bunker, elle a conservé une foi profonde, comme nombre de mes camarades. C'est quelque chose que, pour ma part, je n'ai pas vécu.

Véronique Peaucelle-Delelis . - Mais vous aviez foi en les valeurs de la République, en la liberté. Comment vivre cet engagement au coeur de cette entreprise de déshumanisation et d'internationalisation de la souffrance et de la mort ? Comment communiquer et s'unir, entre déportées de diverses nationalités ?

Jacqueline Fleury . - Nous étions soudées au-delà de nos nationalités ; cette union a vraiment existé, elle a été très importante, extraordinaire, et elle pourrait durer encore...

Question de la salle . - Quelle est l'appréhension du temps lorsque l'on vit dans de telles conditions ?

Jacqueline Fleury . - Il y avait le réveil à 4h30, l'appel, très long, mortel parfois ; et lorsque nous nous trouvions hors du camp, nous avions des repères temporels, dans ces abominables journées de travail de douze heures : les trains sifflaient à des horaires réguliers, et l'un d'eux annonçait pour nous la fin de la journée et le retour au camp.

Laurence Rossignol , vice-présidente . - Les femmes se sont engagées dans la Résistance alors qu'elles n'avaient pas le droit de vote ni aucune position dans les partis politiques et organismes de pouvoir. Les femmes ont-elles eu des responsabilités éminentes dans la Résistance ? Étaient-elles les égales des hommes ?

Jacqueline Fleury . - J'appartenais pour ma part à un réseau de très jeunes gens, et certaines d'entre nous, communistes par exemple, étaient très attachées à leurs idées. Mais nous n'avions guère le temps pour de tels débats, la vie était si difficile, a fortiori au camp : privées de nourriture, nous tombions de fatigue chaque soir.


* 15 Voir en annexe les reproductions de ces dessins.

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