Rapport d'information n° 22 (2020-2021) de M. Alain MILON , fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 8 octobre 2020

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N° 22

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2020-2021

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 octobre 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur l' enquête
de la Cour des comptes relative aux groupements hospitaliers de territoire ,

Par M. Alain MILON,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Catherine Deroche , présidente ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; M. Philippe Mouiller, Mme Chantal Deseyne, MM. Alain Milon, Bernard Jomier, Mme Monique Lubin, MM. Olivier Henno, Martin Lévrier, Mmes Laurence Cohen, Véronique Guillotin, M. Daniel Chasseing, Mme Raymonde Poncet , vice-présidents ; Mmes Florence Lassarade, Frédérique Puissat, M. Jean Sol, Mmes Corinne Féret, Jocelyne Guidez , secrétaires ; Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Stéphane Artano, Mme Christine Bonfanti-Dossat, MM. Bernard Bonne, Patrick Boré, Laurent Burgoa, Jean-Noël Cardoux, Mmes Catherine Conconne, Annie Delmont-Koropoulis, Élisabeth Doineau, MM. Alain Duffourg, Jean-Luc Fichet, Mmes Frédérique Gerbaud, Pascale Gruny, M. Xavier Iacovelli, Mmes Corinne Imbert, Annick Jacquemet, Victoire Jasmin, Annie Le Houerou, M. Olivier Léonhardt, Mmes Viviane Malet, Colette Mélot, Michelle Meunier,
Brigitte Micouleau, Annick Petrus, Émilienne Poumirol, M. Christophe Priou, Mmes Catherine Procaccia, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, M. René-Paul Savary, Mme Nadia Sollogoub, M. Dominique Théophile .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

En application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui dispose que « la Cour des comptes peut être saisie par les commissions parlementaires saisies au fond des projets de loi de financement de la sécurité sociale, de toute question relative à l'application des lois de financement de la sécurité sociale », le président de la commission des affaires sociales du Sénat a, par courrier du 13 septembre 2019, demandé au premier président de Cour de procéder à une enquête sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT) .

Cette demande, exprimée peu après la promulgation de la loi relative à l'organisation et à la transformation de notre système de santé, faisait écho aux débats parlementaires ayant largement relayé les inquiétudes des structures hospitalières de proximité face au déploiement de groupements susceptibles de menacer l'équilibre de leur activité et de leur recrutement.

Outre l'enquête menée en réponse à cette saisine, la Cour des comptes a fourni un bilan substantiel des avantages et des inconvénients présentés par les GHT, au terme de plus de quatre années de déploiement. Soulignant plusieurs lacunes d'un modèle qui peine à remplir les objectifs que la loi lui assigne, elle plaide essentiellement pour un renforcement de sa dimension intégrative .

Votre commission des affaires sociales, attachée à une recomposition de l'offre de santé définie au plus près des besoins des usagers, a souhaité compléter les conclusions de la Cour d'une lecture élargie des enjeux territoriaux et de décloisonnement des interventions.

I. L'OBJET DE L'ENQUÊTE : L'IMPACT DES GROUPEMENTS HOSPITALIERS DE TERRITOIRE SUR LES TRANSFERTS D'ACTIVITÉ ENTRE ÉTABLISSEMENTS

Instaurés, en renforcement du modèle des communautés hospitalières de territoire (CHT), par la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé (MSS) puis précisés par la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation de notre système de santé (OTSS), les groupements hospitaliers de territoire (GHT) servent l'objectif d'une meilleure territorialisation de l'offre de soins publique hospitalière .

A. LES GHT : UN TEXTE IMPRÉCIS QUI TRADUIT MAL L'INTENTION DE MIEUX TERRITORIALISER L'OFFRE DE SOINS

L'article L. 6132-1 du code de la santé publique assigne au GHT la mission de permettre aux établissements qui le composent de mettre en oeuvre une stratégie de prise en charge commune et graduée du patient , dans le but d'assurer une égalité d'accès à des soins sécurisés et de qualité. Il doit par ailleurs assurer la rationalisation des modes de gestion par une mise en commun de fonctions ou par des transferts d'activités entre établissement.

Il se traduit par l'élaboration, par l'ensemble des établissements parties, d'un projet médical partagé (PMP) garantissant une « offre de proximité ainsi que l'accès à une offre de référence et de recours ». Le GHT étant explicitement dépourvu de la personnalité morale, son action se traduit matériellement par la désignation d'un « établissement support » chargé d'assurer, pour le compte des autres établissements parties du groupement, les fonctions et les activités déléguées.

Enfin, innovation d'importance par rapport aux CHT, l'adhésion de tout établissement public de santé à un GHT est obligatoire . Tout établissement privé peut, pour sa part, y être associé.

L'étude d'impact de la loi OTSS estimait que 891 établissements publics étaient alors regroupés en 135 GHT , variables dans leur composition (de deux à vingt établissements), selon les territoires couverts (de 100 000 à 2,5 millions d'habitants) et par leur masse budgétaire (de moins de 100 millions à plus de 2 milliards d'euros).

La création des GHT répondait à une intention des pouvoirs publics clairement exprimée au sein de l' étude d'impact de la loi MSS de 2016 « d'inciter les établissements d'un même territoire à se coordonner autour d'une stratégie de prise en charge partagée » et de « mettre en cohérence des projets médicaux des établissements d'un territoire dans le cadre d'une approche orientée patient et non plus structure ». La clarté de l'intention ne semble toutefois pas s'être retrouvée dans le dispositif retenu qui, bien qu'il affirme l'importance d'une égalité d'accès aux soins, qualifie la prise en charge déployée par le GHT de « commune » et « graduée ».

Comme le montre l'analyse de la Cour des comptes figurant ci-après, la notion de « gradation des soins » peut revêtir plusieurs sens et donner lieu à autant de stratégies de redéploiement de l'offre au sein des GHT :

- une stratégie d'échelonnement des soins : la gradation des soins, entendue de façon verticale, peut alors consister soit à centraliser les activités de référence et de recours vers l'établissement support, et à déporter les soins de proximité au niveau des établissements parties, soit à répartir l'activité de soins entre établissement support et établissements parties en fonction de la lourdeur des plateaux techniques ;

- une stratégie de spécialisation des soins : la gradation des soins est alors entendue de façon horizontale, et conduit à chaque établissement partie du GHT à se spécialiser dans un domaine d'activité.

Ainsi, selon l'angle retenu par le GHT, l'une ou l'autre de ses stratégies se trouve indifféremment susceptible de satisfaire l'objectif indiqué par la loi de « prise en charge graduée du patient ».

Elles n'en ont pour autant pas du tout le même impact sur l'offre de soins assurée par les établissements parties qui, en fonction de l'approche privilégiée de la gradation, peuvent subir des évolutions quantitatives et qualitatives importantes de leur activité. C'est cette ambiguïté, permise par les termes mêmes de la loi, qui a conduit votre commission des affaires sociales à saisir la Cour des comptes d'une demande d'enquête sur les GHT.

Proposition : préciser dans la loi la définition de la gradation des soins.

B. UNE DÉRIVE POTENTIELLE : LE TRANSFERT D'ACTIVITÉ DES ÉTABLISSEMENTS PARTIES EN FAVEUR DE L'ÉTABLISSEMENT SUPPORT

En effet, cette ambiguïté n'a pas manqué d'alimenter plusieurs inquiétudes , qu'ont notamment exprimées nombre de nos collègues au cours de l'examen de la loi OTSS. Si l'intégralité des acteurs adhère au principe d'une mutualisation territoriale des moyens de santé, afin d'en garantir l'usage efficient dans un contexte de croissance contrainte de l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (Ondam), ils sont aussi nombreux à craindre qu'un groupement d'établissements ne favorise à terme l'attrition - voire la disparition - des structures territoriales de proximité en faveur des « établissements support » .

Aussi les détracteurs des GHT, loin d'être foncièrement hostiles à leur principe, se montrent-ils davantage méfiants quant aux effets délétères de la tarification à l'activité (T2A) , qui inciterait les « établissements support » à concentrer en leur faveur les activités les plus cotées, entraînant la spécialisation des « établissements parties » dans des activités moins valorisées qui, à terme, menaceraient leur pérennité financière.
Au cours des débats relatifs à la loi OTSS, notre collègue Laurence Cohen s'était faite l'écho de cette appréhension, en estimant qu'« une hiérarchie est souvent instaurée entre les établissements membres d'un même GHT, ce qui justifie des suppressions de postes. Les personnels de santé ou administratifs ne travaillant pas dans l'établissement support ont d'ailleurs très souvent l'impression d'être sous sa tutelle et éloignés de la prise de décisions » 1 ( * ) .

En conséquence, dans son courrier du 13 septembre 2019 au Premier président de la Cour des comptes, votre rapporteur avait souhaité orienter la saisine de la commission des affaires sociales sur la « crainte que les GHT ne conduisent à vider certains établissements de leur substance au profit de l'établissement support et au détriment d'une répartition équilibrée de l'offre de soins sur un territoire donné ».

C. LA RÉPONSE DE LA COUR : DES DONNÉES QUI CONCLUENT À LA PRÉSERVATION DE L'ACTIVITÉ DES ÉTABLISSEMENTS PARTIES, MAIS UNE INTERPRÉTATION RESTRICTIVE

C'est d'une double interrogation que la Cour des comptes s'est donc trouvée saisie, à la fois quantitative - les possibilités ouvertes par les GHT engendrent-elles un transfert d'activité de l'établissement partie vers l'établissement support ? - et qualitative - le GHT appauvrit-il l'offre de soins de l'établissement partie en le spécialisant dans des activités faiblement tarifées ?

À ces deux questions, la Cour apporte une réponse d'apparence univoque. Concernant les transferts d'activité, la Cour déduit des données du PMSI que « les établissements supports n'ont pas été favorisés en termes d'évolution de l'activité depuis la mise en oeuvre des GHT » 2 ( * ) ; pour ce qui est de la recomposition qualitative de l'offre de soins intra-GHT, ces mêmes données indiquent qu'à rebours de l'idée reçue, « l'évolution 2014-2019 de la valorisation moyenne par séjour montre qu' un tiers des établissements parties ont connu une hausse de cette valeur, contre 22,4 % des établissements support. A contrario , la part des établissements ayant connu une baisse de la valorisation moyenne des séjours est proportionnellement plus forte dans la catégorie des établissements support (68 % contre 57,8 % dans les établissements parties) » 3 ( * ) .

Les chiffres consolidés ne feraient donc pas apparaître de phénomène de concentration excessive de l'activité (que ce soit en volume ou en valeur) des GHT au profit de l'établissement support . Tout au contraire , la Cour affirme qu'un « effet centrifuge » - à savoir d'éloignement du centre - serait à l'oeuvre au sein des GHT, favorisant un renforcement de l'offre de soins dans les établissements parties 4 ( * ) .

Elle souligne néanmoins qu'aucune des conclusions qu'elle apporte, issues de l'examen des moyennes de son échantillon, ne saurait être interprétée comme de portée générale, tant la pratique des GHT connaît de variations. Elle indique ainsi que, si la captation de l'activité par l'établissement support n'apparaît bel et bien pas comme un phénomène généralisé, il demeure néanmoins observé, à divers degrés, dans une grande majorité de GHT (près de 60 % d'entre eux entraînent une croissance de l'activité de l'établissement support plus importante que celle des établissements parties) et va jusqu'à connaître des niveaux particulièrement importants pour une trentaine d'entre eux . C'est au caractère nettement prononcé de ces quelques cas (remarquables sans être majoritaires) que la Cour semble attribuer le ressenti des professionnels et des élus précédemment décrit, qui a motivé sa saisine par votre commission.

Votre commission des affaires sociales, bien que reconnaissant la robustesse des analyses menées par la Cour, n'adhère que partiellement à ses conclusions . En effet, déduire une absence de concentration de l'activité au profit des établissements support des seules données disponibles issues de la pratique des GHT fait courir le risque de négliger les possibles stratégies de contournement mises en oeuvre par les signataires de GHT, sur lesquelles la Cour ne paraît pas s'être penchée.

Si l'adhésion à un GHT pour tout établissement public de santé revêt un caractère obligatoire, les formes de cette adhésion restent à l'entière discrétion des parties . Or la Cour indique que les groupements, dont l'assise territoriale reste très majoritairement départementale ou infra-départementale, semblent surtout attentifs au faible nombre et à l' homogénéité de leurs membres (le GHT médian comporte quatre centres hospitaliers et seulement un hôpital de proximité), potentiellement dans le souci préventif de maintenir un équilibre entre ces derniers .

Autrement dit, votre commission des affaires sociales n'écarte pas l'hypothèse selon laquelle les chiffres constatés par la Cour des comptes pourraient illustrer, davantage que l'innocuité du modèle pour les établissements parties, la précaution ex ante que ces derniers ont mise dans la conclusion des conventions constitutives à laquelle la loi les contraint .

II. UN BILAN DRESSÉ PAR LA COUR : UN MODÈLE DES GHT GLOBALEMENT MAL ENGAGÉ

Au-delà des réponses apportées sur l'objet de sa saisine, la Cour dresse un premier bilan du déploiement des GHT , engagé il y a désormais plus de quatre ans. Malgré la précocité relative de cette démarche, qui n'a pu tenir compte du nombre important de dispositions de la loi OTSS relatives aux GHT qui n'ont pas encore reçu de traduction réglementaire , ce travail a permis à votre commission de distinguer d'emblée trois grandes causes à l'hétérogénéité préoccupante de la pratique des GHT , contradictoire avec l'esprit de la loi les ayant instaurés.

A. UNE MOBILISATION VARIABLE DES ACTEURS CONCERNÉS

Bien que la loi ait rendu obligatoire l'adhésion de chaque établissement public de santé à un GHT et déterminé (de façon sibylline) les missions de ces groupements, la réalisation de l'objectif poursuivi dépend presque exclusivement sur le terrain du degré d'investissement des acteurs concernés .

Au premier rang d'entre eux, les établissements eux-mêmes qui, bien que légalement contraints à l'adhésion, sont faiblement incités à animer le GHT dont ils sont membres . Comme le souligne la Cour à plusieurs reprises, le fait que la loi ait expressément prévu que le GHT ne serait pas doté de la personnalité morale le prive des moyens juridiques et financiers d'assurer, pour le compte des établissements signataires de la convention constitutive, les missions qui auraient pu lui être déléguées. Le seul délégataire de ces missions se trouve donc être l'établissement support, auquel le GHT n'offre que le cadre juridique de la délégation, sans qu'il n'y bénéficie pour autant de facilités de gestion.

En effet, constatant qu'aucun effet de substitution dans la gouvernance n'a jusqu'ici accompagné la création des GHT, la Cour indique que « le nombre d'instances créées à l'occasion des GHT est venu alourdir sensiblement le processus de prise de décision ». À ce titre, les dispositions contenues dans la loi OTSS du 24 juillet 2019, permettant aux GHT de fusionner des instances de manière à créer une gouvernance plus intégrée 5 ( * ) , pourraient avoir des conséquences tout à fait bénéfiques mais restent potentiellement obérées par deux écueils :

- l'absence de décrets d'application, par ailleurs déplorée par votre commission ;

- l'absence de personnalité morale reconnue au GHT, qui en toute vraisemblance maintiendra légitimement les établissements parties dans la crainte d'une récupération léonine par l'établissement support du pouvoir décisionnaire. À cet égard, la commission des affaires sociales, sans aller aussi loin que la Cour des comptes favorable à la fusion des établissements membres d'un GHT, appelle néanmoins de ses voeux l'attribution d'une personnalité morale au GHT .

En surplomb des établissements, les agences régionales de santé (ARS), pourtant volontiers soupçonnées de dirigisme dans la définition et la dotation des territoires de santé, ne semblent s'être que très partiellement intéressées à ce nouvel outil. La loi, qui soumet pourtant la validité de la convention constitutive à l'accord de leur directeur général, ne leur reconnaît en réalité qu'une prérogative limitée sur les GHT, celle de vérifier la conformité de leur projet médical partagé au projet régional de santé (PRS) qu'elles doivent déployer. La Cour indique d'ailleurs que cet examen de conformité semble faire l'objet d'un contrôle très limité , puisqu'il est apparu que « nombre de GHT avaient pris en compte de façon parfois très imparfaite [les] priorités » définies dans le cadre des travaux préparatoires des PRS 2018-2022. En dehors de cet examen obligatoire, l'ARS ne peut, comme le souligne la Cour, être guère plus qu'une accompagnatrice et il peut arriver que ses demandes ne soient pas satisfaites 6 ( * ) .

En outre, l'éloignement des ARS à l'égard des GHT semble être accentué par l' assise territoriale et la taille de ces derniers, que la loi n'a pas entendu définir. Ainsi, près de la moitié des GHT (43 %) a fait le choix d'un territoire infra-départemental et plus du quart (25,2 %) compte au plus deux établissements. Ces structurations territoriales, que votre commission a par ailleurs interprétées comme la preuve d'un modèle qui suscite d'abord la méfiance de ses destinataires , ne donnent pas toujours aux GHT l'envergure nécessaire pour peser différemment sur la stratégie régionale de santé 7 ( * ) .

Proposition : mieux définir les prérogatives de l'ARS dans le déploiement des GHT, notamment dans l'objectif de rendre plus compatibles les projets médicaux partagés et le projet régional de santé.

B. UN DEGRÉ D'INTÉGRATION INSUFFISANT QUI OBÈRE LA RESTRUCTURATION DE L'OFFRE HOSPITALIÈRE PUBLIQUE

• La faible mobilisation des acteurs concernés se traduit presque automatiquement dans le degré d'intégration prévu par la convention constitutive du GHT qui, lorsqu'il est insuffisant, ne permet que de très partiellement satisfaire l'objectif que la loi lui a défini.

La Cour distingue deux grands modèles de GHT : les GHT « fédératifs » et les GHT « intégratifs » .

Pour les premiers , très largement majoritaires (65,3 %), la distribution de l'activité au sein du groupement obéit avant tout à un principe de subsidiarité , qui commande de maintenir les activités de soins en proximité dans chaque établissement. Pour les seconds , l'objectif du groupement doit permettre de parfaire la mutualisation des activités de ses membres, ce qui peut aboutir, selon l'appréciation de la gradation des soins, à une spécialisation concertée des établissements (en supprimant l'activité concurrente dans les autres établissements membres) ou à un échelonnement des soins en direction de l'établissement support.

Alors que la loi laisse aux établissements support la possibilité de gérer pour le compte des établissements parties des équipes médicales communes ou la mise en place de pôles inter-établissements (PIE), la Cour constate la faible utilisation de ces outils d'intégration .

Ainsi, sous l'hypothèse énoncée par la Cour d'une action des GHT à périmètre financier constant , la prévalence des GHT fédératifs, soucieux de préserver les activités de soins assurés par chacun des membres, ne peut que paralyser la mise en oeuvre de l'objectif de recomposition de l'offre . Lorsque les PMP entreprennent la création d'une offre de soins nouvelle (dans près de 38 % des cas), la Cour, rappelant l' effet centrifuge des GHT que les données lui ont permis d'observer, l'interprète comme une « dispersion inquiétante des forces médicales lorsqu'elle concerne des spécialités nécessitant un plateau technique lourd ».

Pour les PMP faisant le pari de créations d'offre nouvelle sans envisager de rééquilibrage interne correspondant, elle entrevoit des « restructurations [qui] seront majoritairement subies car non anticipées dans le cadre du PMP » 8 ( * ) . À cet égard, votre commission des affaires sociales y voit la preuve du faible investissement des ARS dans la construction des PMP, validés sans appréciation convenable de leur réalisme.

Par ailleurs, la Cour note que cette préférence affichée des GHT pour le modèle fédératif se fait à rebours du virage opéré par le secteur privé , qui privilégie un « mode de gouvernance unifié et intégratif ». La segmentation accrue de la couverture de santé des territoires risque ainsi de se trouver aggravée par cette dualité de pilotage selon le secteur.

• Outre le niveau relativement décevant de l'intégration interne, c'est en matière d' intégration externe que le GHT montre, aux yeux de votre commission, les défauts les plus graves .

En effet, l'obligation d'adhésion à un GHT ne concerne que les établissements publics de santé : l'association des autres professionnels de santé (établissements privés ou professionnels libéraux), pourtant déterminante pour la réalisation de l'objectif fixé par la loi de « prise en charge commune et graduée du patient », reste à la discrétion des membres du GHT .

Or, la Cour relève que, pour deux acteurs déterminants des parcours de santé des patients qui ont par ailleurs fait l'objet de réformes parallèles, le degré de coopération avec les GHT demeure préoccupant :

- le secteur médico-social , chargé de l'accompagnement des personnes âgées en perte d'autonomie et des personnes handicapées, est en marge de la réforme des GHT. La Cour identifie comme principale raison à cet écart le modèle économique du GHT, qui n'encadre le versement des contributions des établissements parties qu'à raison des activités de soins et de support à ces dernières ;

- le lien avec les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) , qui ont vocation à occuper dans le secteur des soins de ville une place similaire à celle envisagée par les GHT dans les soins hospitaliers, n'est jamais mentionné par la loi ou les textes réglementaires régissant ces derniers. Aux dires de la Cour, « le lien avec les acteurs de ville est totalement absent du schéma constitutif des GHT ». Lorsqu'ils figurent au sein des PMP, à la discrétion totale des GHT, ces liens sont qualifiés par la Cour de « fragiles, faute d'une gouvernance prévue par la loi ».

La question de l'association des partenaires externes au GHT est, aux yeux de votre commission, absolument centrale pour la réussite des missions qui lui ont été confiées. Les avantages de la stratégie de groupement ne manqueront pas d'être neutralisés par le maintien du cloisonnement entre hôpital, soins de ville et médico-social, aggravé d'un creusement de l'opposition privé/public. S'il n'est pas nécessaire, contrairement à ce que semble indiquer la Cour, de prévoir un mode de gouvernance spécifique pour faciliter l'association de ces différents acteurs, votre commission se montre favorable à ce que des outils déjà existants soient réactivés à cet effet (cf. infra ).

C. EN CONSÉQUENCE, DES MISSIONS TRÈS PARTIELLEMENT REMPLIES

En corollaire de l'absence de personnalité morale, les « missions des GHT » relèvent en réalité d'un abus de langage, et ne doivent en réalité être comprises que comme les missions que la loi oblige les établissements support à exercer pour le compte des établissements parties. Elle pose par ailleurs la distinction entre missions explicites et missions discrétionnaires .

• Les premières, limitativement énumérées par la loi de 2016, concernent essentiellement la mutualisation des fonctions venant en soutien à l'activité de soins. Il s'agit surtout de :

- la gestion commune d'un système d'information hospitalier (SIH) convergent , avec en particulier la mise en place d'un dossier patient permettant une prise en charge coordonnée des patients au sein des établissements parties ;

- la gestion d'un département de l'information médicale (DIM) de territoire ;

- la mutualisation des achats ;

- l'organisation d'une filière commune d'imagerie diagnostique et interventionnelle .

La loi OTSS y a adjoint, à partir du 1 er janvier 2021, la gestion des ressources humaines médicales, odontologiques, pharmaceutiques et maïeutiques du groupement.

Ces missions, avant tout destinées à consolider le GHT dans sa fonction gestionnaire en prévision de la mutualisation de l'activité de soins, font globalement l'objet d'un constat sévère de la Cour des comptes.

À l'objectif de mise en oeuvre d'un SIH convergent, dont la Cour relève qu'il conditionne a priori le succès de tous les autres objectifs, notamment celui de gestion d'un DIM de territoire, il semble qu'aucun GHT n'ait à ce jour consacré de moyens suffisants, en raison de l'anticipation d' importants surcoûts 9 ( * ) . De même, la Cour note que cette « hétérogénéité des systèmes d'information rend difficile la mise en place d'une imagerie de territoire ».

À ce jour, seule la mutualisation des achats semble figurer au rang des réalisations des GHT . L'enquête de la Cour indique en effet que « les GHT ont très largement organisé et structuré leur fonction achat », à l'aide d'une « instance pérenne de coordination opérationnelle et stratégique ». Pour autant, elle affirme que le rapprochement des acheteurs au sein des GHT n'a pas encore mené aux gains attendus en matière de dépenses à caractère médical ou de dépenses à caractère général et hôtelier, contredisant ainsi les propos tenus par la ministre des solidarités et de la santé lors de l'examen du projet de loi OTSS, selon laquelle « les gains [de la mutualisation des achats] sont en réalité énormes, puisqu'ils ont atteint 500 millions d'euros en 2018, contre 310 millions d'euros attendus » 10 ( * ) . Les exercices à venir fourniront l'occasion d'apprécier l'opportunité de ces mutualisations.

De façon générale, votre commission conclut des travaux de la Cour qu' une bonne préparation du GHT dans sa fonction gestionnaire, étape indispensable à sa réussite comme coordinateur territorial du soin hospitalier public, passe nécessairement par l'adaptation de son parc informatique . Au-delà de la motivation des acteurs à s'associer, cette condition détermine à elle seule le succès des GHT entrevu par le législateur, qui ne s'y était pas trompé en la faisant figurer au sommet de la liste de ses missions gestionnaires.

• Les missions discrétionnaires des GHT sont celles qui figurent au sein du projet médical partagé (PMP) , auquel la loi se contente de fixer l'objectif de garantir une « offre de proximité ainsi que l'accès à une offre de référence et de recours ». Elles ont fait l'objet, depuis l'adoption de la loi OTSS du 24 juillet 2019, d'une attention plus soutenue des pouvoirs publics qui, constatant que « beaucoup d'énergie [avait] été consacrée à améliorer les fonctions de support et l'organisation administrative », ont désormais souhaité « déplacer le centre de gravité des GHT pour donner la priorité aux organisations médicale et soignante » 11 ( * ) .

En considération des constats précédemment portés, il n'est pas surprenant que la Cour conclue que « les GHT, dans leur format actuel, ne conduiront pas à une restructuration de l'offre de soins ». La mobilisation perfectible des acteurs concernés , l' absence d'une véritable dimension intégrative aux différents projets ainsi que les lacunes des modèles gestionnaires sont autant d'entraves à ce que les PMP des GHT se traduisent par de véritables mutations de l'offre hospitalière publique.

Toutefois, lorsque les PMP s'attèlent à des problèmes relatifs à l' organisation de certaines filières des établissements membres du GHT, ces entreprises peuvent conduire à des succès. C'est particulièrement le cas pour deux filières de soins spécifiques : la médecine d'urgence et les soins psychiatriques . Dans l'un et l'autre cas, les PMP ne suggèrent pas de restructurer les filières existantes au profit d'un ou de plusieurs membres du groupement, mais d' adopter un protocole commun d'intervention visant à optimiser le parcours du patient . Ces protocoles peuvent parfois témoigner d'un degré d'intégration très poussé, notamment lorsqu'un chef de pôle unique intra-GHT est désigné.

Pour le cas plus particulier des soins psychiatriques, si le GHT présente d'indéniables atouts pour assurer la plus large couverture des territoires, il se heurte néanmoins à la spécificité du secteur, majoritairement occupé par des établissements privés . Aussi, l'articulation des projets territoriaux de santé mentale (PTSM) et des territoires d'assise des GHT doit être améliorée afin que l'association des acteurs puisse donner ses pleins effets.

Proposition : prévoir dans la loi la possibilité pour les projets médicaux partagés de mieux tenir compte des projets territoriaux de santé mentale.

III. LA POSITION DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES : CORRIGER LE TIR EN REPENSANT LES MISSIONS ET ACTEURS DES GROUPEMENTS

A. LE GHT : UN ACTEUR LOGISTIQUE À L'UTILITÉ ÉPROUVÉE PAR LA CRISE SANITAIRE MAIS QUI PERPÉTUE LES CLOISONNEMENTS

Au-delà du contexte de la saisine de la Cour des comptes par votre commission, la crise sanitaire due à l'épidémie de covid-19 a fortement éprouvé l'intérêt du GHT comme acteur permettant la mutualisation des fonctions de soutien à l'activité de soins . En l'espèce, les GHT ont permis l'exercice d'une mission qui n'était pas explicitement prévue par les textes les régissant : la mutualisation et la répartition des équipements de protection individuelle (EPI) , dont les différences de dotations entre établissements exposaient certains d'entre eux à des pénuries menaçant le maintien de l'activité de soins.

Ainsi, la Cour souligne que Santé publique France « a fait des 136 GHT ses principaux interlocuteurs en termes de répartition des moyens individuels de protection entre les 920 établissements de santé ou médico-sociaux membres de GHT ».

Bien que le GHT n'ait pas été initialement conçu un outil de réponse en cas de crise sanitaire, votre commission constate que cette dernière a mis en lumière - de manière plus évidente qu'on ne l'aurait déduit de circonstances ordinaires - les trois principaux défauts des groupements tel que la loi les prévoit :

- leur taille souvent trop limitée : la dimension réduite de nombreux GHT a compliqué la tâche de distribution et de répartition qui leur a été assignée au cours de la crise. À ce titre, les conclusions de la Cour des comptes, qui avertit sur le « risque de voir perdurer des GHT à deux vitesses » entre ceux de plus grande taille comportant un centre hospitalier universitaire (CHU) et ceux n'en comportant pas, ont reçu une illustration particulièrement probante pendant la crise, à l'issue de laquelle les acteurs impliqués jugent indispensable une « déclinaison à l'échelon des territoires autour des hôpitaux supports de GHT, particulièrement du CHU » 12 ( * ) ;

- leur degré d'intégration insuffisant : ainsi que la Cour le note, « quelques GHT ont pu déployer une réponse territoriale plus forte face à crise », qui avaient « pour point commun de disposer d'une direction commune » et « d'effacer les limites juridiques posées par la notion d'établissement au sein d'un même groupement » ;

- leur obligation d'adhésion limitée aux établissements publics : l'obligation d'adhésion aux GHT ne s'appliquant qu'aux établissements publics de santé, le choix de retenir cet acteur pour mutualiser la distribution d'EPI durant la crise sanitaire a fait courir le risque d'un défaut d'équipement pour les établissements privés , pourtant également mobilisés contre l'épidémie.

B. REPENSER LE GROUPEMENT COMME CADRE INTÉGRATIF DE L'ENSEMBLE DES PARTENAIRES DE SANTÉ

Très favorable à ce que les outils de groupement mis à la disposition des différents acteurs de santé ne renforcent pas des cloisonnements regrettables, votre commission s'inquiète d'autant plus des impacts dommageables du GHT en la matière que d'autres formes de groupements, plus élargies et non contraignantes, s'en trouvent inopportunément concurrencées .

C'est notamment le cas du groupement de coopération sanitaire (GCS) qui, sans que son adhésion ne soit conditionnée au statut de ses membres, permet notamment « des interventions communes de professionnels médicaux et non médicaux exerçant dans les établissements ou centres de santé, les hôpitaux des armées ou les autres éléments du service de santé des armées membres du groupement ainsi que des professionnels libéraux membres du groupement » 13 ( * ) . Il s'agit donc d'un instrument d' usage souple , a priori favorable aux décloisonnements , mais dont le recours demeure facultatif .

Là où la Cour des comptes recommande de « conserver les GCS pour ne pas déstabiliser les coopérations existantes et pour permettre la poursuite et le développement des mutualisation et des rapprochements entre établissements publics et privés », votre commission adopte une position moins sereine , et pointe les risques qu'une adhésion obligatoire au GHT peut faire courir aux avantages du GCS. Elle en veut pour preuve l'exemple du centre hospitalier départemental Stell de Rueil-Malmaison , qui a fait l'objet d'un délibéré de la chambre régionale des comptes (CRC) d'Île-de-France le 12 décembre 2018.

Le CHD Stell de Rueil-Malmaison : le GCS sacrifié au GHT

Au cours du contrôle exercé par la CRC d'Île-de-France sur le CHD Stell, il a été relevé qu'un GCS, doté de la personnalité morale et de droit privé, avait été constitué en 2017 avec l'hôpital Foch, établissement privé à but non lucratif sis à Suresnes. Ce GCS avait notamment permis la création d'une filière renforcée dans la prise en charge des accidents vasculaires cérébraux (AVC), afin que le CH de Stell assure un débouché d'aval aux deux unités neuro-vasculaires et au service de neuroradiologie de l'hôpital Foch.

Pour autant, la CRC note que cette « constitution du GCS est concomitante à celle [obligatoire] du GHT ». Elle identifie un « risque potentiel de divergence d'intérêts entre les membres fondateurs du GHT et certains associés dont l'hôpital Foch qui est fondateur d'un GCS avec le CH de Stell », notamment lorsque le projet médical partagé du GHT précise explicitement une « prise en charge cardiologique en intra-GHT ».

La concurrence entre ces deux groupements a conduit à la demande de dissolution du GCS par ses membres fondateurs, actée le 7 janvier 2019 par l'ARS.

Votre commission ne peut que déplorer cette retombée fâcheuse, d'autant plus que la dissolution du GCS a privé le GHT d'unité neuro-vasculaire , phénomène dont la Cour des comptes souligne qu'il touche près de 35 % des GHT.

Ainsi, pour reprendre les termes de notre collègue député Philippe Vigier, rapporteur de la commission d'enquête sur l'égal accès aux soins des Français sur l'ensemble du territoire, « les GHT font craindre le repli sur soi de l'hôpital public, peu ouvert aux structures privées et à la médecine de ville, empêchant la création de parcours de soins que tous les acteurs de la santé appellent aujourd'hui de leurs voeux ».

Ce même rapport évoque l'exemple inspirant du GHT des Deux-Sèvres, qui a créé un « comité de partenaires », réunissant des acteurs de santé libéraux et d'établissement, et dont le président siège au comité stratégique du GHT. Votre commission suggère que soit précisée en conséquence la composition du comité stratégique des GHT , décrite à l'article L. 6132-2 du CSP, afin que cette dernière comprenne explicitement les acteurs de santé extérieurs aux établissements publics .

Proposition : préciser la composition du comité stratégique des GHT afin d'y assurer une représentation de ses partenaires libéraux et privés à l'échelle de son territoire d'implantation.

C. RÉAFFIRMER LES BESOINS DES TERRITOIRES DE SANTÉ COMME CRITÈRE PRINCIPAL DU GROUPEMENT

Enfin, votre commission ne peut ignorer l'un des premiers constats dressés par la Cour, selon lequel la réussite des GHT, comme celle de tout projet aspirant à la recomposition d'une offre territoriale de santé, était strictement conditionnée à la connaissance et à la mesure des besoins de la population .

Il est ainsi rappelé que la loi MSS a doté chaque région d'une division en territoires de démocratie sanitaire, dont chacun dispose d'un conseil territorial de santé (CTS) regroupant des représentants des professionnels, des élus, des usagers, de l'État et de la sécurité sociale. Censés permettre aux acteurs de terrain de donner une impulsion réelle à l'offre de santé, les conseils territoriaux de santé élaborent un diagnostic territorial partagé, dont l'objet est « d'identifier les besoins sanitaires, sociaux et médico-sociaux de la population concernée en s'appuyant sur des données d'observation ».

La démarche, pour louable qu'en soit l'intention, n'en est pas moins sujette à des degrés de réalisation fort divers selon les régions, et n'est revêtue d' aucun effet contraignant à l'égard du directeur général d'ARS , qui demeure libre de s'opposer à tout projet émanant du CTS s'il estime que ce dernier ne respecte pas les objectifs du PRS.

Les modifications apportées par la loi OTSS à la gouvernance des GHT ont cependant marqué un progrès important dans l'intervention des acteurs de terrain à la définition de l'offre de soins, du moins dans le cadre restreint de l'hôpital public. En conséquence d'un amendement sénatorial adopté avec l'avis favorable du Gouvernement, il sera à partir du 1 er janvier 2021 reconnu au comité territorial des élus locaux , instance opérationnelle interne au GHT, un rôle consultatif renforcé sur le PMP et sur la stratégie du GHT .

Votre commission attend beaucoup de l'application de cette disposition nouvelle, dont la Cour des comptes a relevé qu'elle dépendrait autant de la force d'impulsion des GHT que du degré d'investissement des élus. Nul doute néanmoins qu'une gouvernance du GHT intégrant l'ensemble des acteurs de santé (et non plus seulement les établissements publics de santé) motivera les élus locaux à faire activement valoir les besoins de leurs territoires.

EXAMEN EN COMMISSION

___________

Réunie le jeudi 8 octobre 2020, sous la présidence de Mme Catherine Deroche, présidente, la commission procède à l'audition de MM. Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes et Denis Morin, président de la 6 ème chambre de la Cour des comptes pour donner suite à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT) 14 ( * ) .

Mme Catherine Deroche , présidente. - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) pour 2021. Nous accueillons ce matin MM. Pierre Moscovici, Premier président, et Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. Ils sont accompagnés de Mme Michèle Pappalardo, rapporteure générale, et de M. Stéphane Seiller, rapporteur général du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (RALFSS).

Notre ordre du jour comporte deux manifestations de la mission d'assistance de la Cour des comptes au Parlement prévue par l'article 47-2 de la Constitution.

La première nous réunit chaque année à pareille époque pour la présentation du rapport sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale. Cette année, cependant, ce rendez-vous prend un tour particulier compte tenu du caractère hors norme des déficits de la sécurité sociale, auxquels nous sommes pourtant accoutumés.

Nous devons la seconde à la mise en oeuvre de l'article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, qui permet aux commissions des affaires sociales des deux assemblées de demander à la Cour des comptes de réaliser des enquêtes sur des sujets relevant du champ de la loi de financement de la sécurité sociale. En application de cet article, le président Milon avait demandé une enquête sur les groupements hospitaliers de territoire (GHT), avec deux interrogations principales. Il s'agissait d'examiner si, conformément à la loi, les GHT étaient bien fondés sur un projet de santé et s'ils contribuaient bien à une meilleure organisation de l'offre de soins sur les territoires sans que l'établissement support n'attraie les activités et les moyens au détriment des plus petits établissements.

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - Nous avons examiné 129 GHT et conduit un dialogue avec environ 500 professionnels de santé, élus et usagers dans 13 GHT regroupant 77 établissements. Nous avons donc mené un travail approfondi.

Pour aller droit au but, je pourrais vous répondre, madame la présidente, que si les GHT se sont bien mis en place, ils n'ont pas eu d'impact sur l'offre de soins.

Le premier constat porte sur l'hétérogénéité des GHT. Un premier clivage majeur tient au fait que 28 des 136 GHT sont adossés à un centre hospitalier universitaire (CHU), ce qui présente des avantages en termes de démographie médicale et de disponibilité des professionnels de santé, alors que d'autres sont structurés autour d'un établissement support particulièrement fragile. Si le dialogue que les agences régionales de santé (ARS) ont noué avec les élus a permis de tenir compte des souhaits de ces derniers, dans des départements tels que l'Yonne, la Seine-et-Marne ou la Manche, certains GHT n'offrent pas la qualité de prise en charge que nos concitoyens sont en droit d'attendre et ne contribuent pas à la correction des inégalités de santé, notamment par la prise en charge en moins de trente minutes d'un certain nombre d'accidents de santé tels que les AVC ou les problèmes cardio-vasculaires. Ainsi, 38 GHT ne disposent d'aucun plateau d'angioplastie ; 24 n'ont pas d'unité neuro-vasculaire (UNV) alors que ces unités sont au nombre de 140 sur le territoire national ; 46 % des GHT ne disposent pas de service d'hospitalisation à domicile ; 21 % n'ont pas de service de psychiatrie et 10 % ne disposent pas d'une offre en obstétrique. Ces fortes hétérogénéités devront être corrigées dans les prochaines années par l'approfondissement du dialogue entre les ARS et les élus.

Le deuxième constat porte sur la gouvernance complexe des GHT, l'absence de personnalité morale étant source de grandes difficultés de fonctionnement. De fait, les GHT les plus intégrés sont ceux qui ont le mieux fonctionné durant la crise sanitaire.

Nous avons enfin constaté que la mise en place des GHT n'avait pas eu d'effet majeur en matière de coopération hospitalière. Nous avons réalisé une comparaison de l'offre entre 2014 et 2018-2019 sur un échantillon de GHT : si l'on observe dans quelques cas un phénomène de concentration au sein de l'établissement support, on constate aussi, étonnamment, de nombreux déports d'activité vers des établissements périphériques, qui rencontrent pourtant toujours les mêmes difficultés, en particulier de disponibilité des professionnels de santé.

Nous avons noté peu de créations de pôles interétablissements - moins de 5 % des GHT sont concernés -, ainsi qu'une stabilisation du nombre de salles d'intervention chirurgicale. Quatre ans après la loi santé, l'offre de santé n'a pas été substantiellement modifiée.

Un certain nombre de sujets méritent une réflexion approfondie. Quel rôle les GHT pourraient-ils jouer dans le domaine du transport sanitaire ? Quid du régime des autorisations ? Une réflexion sur la réforme des autorisations est en cours depuis une dizaine d'années ; il serait bon qu'elle aboutisse.

Par ailleurs, comment s'assurer de la disponibilité des personnels médicaux et non médicaux sur l'ensemble d'un territoire donné ? Les GHT pourraient jouer un rôle d'hôpital hors les murs.

Nous observons que les GHT les plus efficaces sont les plus intégrés, et c'est pourquoi nous plaidons pour des directions communes d'établissements au sein des GHT. J'ai pu constater qu'en région Rhône-Alpes ce mode d'organisation permet des mutualisations. Pourtant, le rapport fait état d'une régression en la matière.

Pour conclure, je dirai qu'il en va un peu de la coopération hospitalière comme de l'intercommunalité - ce sont du moins deux sujets aussi difficiles.

[...]

M. Alain Milon . - Je remercie la Cour des comptes pour l'ensemble des rapports qui nous ont été fournis au cours des six années que je viens de passer à la présidence de notre commission.

Le constat dressé par M. Morin sur les GHT est particulièrement intéressant. La plupart sont donc construits autour d'établissements supports que vous dites fragiles. S'ils sont fragiles, c'est probablement la conséquence de l'hyper-administration mise en place durant des années, ainsi que de l'orthodoxie financière qui a conduit les hôpitaux à moins dépenser et à privilégier les activités rentables.

Cette orthodoxie a mis en danger l'existence même des hôpitaux, comme on le voit aujourd'hui. L'urgence sanitaire a bon dos ! En réalité, elle n'est que le reflet de l'insuffisance de l'offre publique de soins, consécutive aux restrictions de plus en plus fortes imposées depuis des décennies.

Les missions principales des GHT sont l'efficacité de l'offre de soins et la rationalisation des modes de gestion, mais vous constatez que ces structures n'apportent pas une réponse suffisante à la question de l'égal accès aux soins sur les territoires et n'ont pas d'impact significatif sur l'offre et la consommation de soins. Bref, ils ne permettent pas de mener à terme l'organisation territoriale de l'offre publique de soins.

La bonne gestion des finances publiques ne consiste-t-elle qu'à contrôler les dépenses ? Ne faut-il pas, tout en contrôlant les actes redondants et la fraude, trouver des recettes supplémentaires pour permettre à l'ensemble de la population d'accéder à tous les soins, y compris les soins innovants ? En tout cas, pour que notre système reste l'un des meilleurs au monde, les restrictions dans les dépenses ne suffiront pas : il faudra trouver des recettes nouvelles.

L'enquête de la Cour conclut de l'examen de chiffres consolidés une absence de phénomène de concentration excessive de l'activité (que ce soit en volume ou en valeur) des GHT au profit de l'établissement support. Tout au contraire, elle affirme qu'un « effet centrifuge » serait à l'oeuvre au sein des GHT, favorisant un renforcement de l'offre de soins dans les établissements parties. Avez-vous tenu compte, dans l'établissement de vos conclusions, des stratégies possibles de contournement mises en oeuvre par les signataires de GHT qui, précisément pour éviter ces phénomènes de captation, auraient pris ex ante les précautions nécessaires afin que le GHT ne menace pas l'équilibre des activités ?

Si tel était le cas, force serait de constater que, malgré les chiffres constatés, le modèle tel qu'il est conçu est bel et bien source de problèmes.

Par ailleurs, la Cour déplore, fort justement, que le modèle d'intégration proposé par le GHT perpétue le cloisonnement de l'offre de soins entre hospitalier d'une part, et soins de ville d'autre part. Son enquête suggère qu'aux GHT et aux GCS - ainsi qu'aux GCSMS - on additionne une nouvelle forme de groupement susceptible de mieux associer les professionnels libéraux d'un même territoire. Ne croyez-vous pas plus opportun, au contraire, de fondre en une seule catégorie ses différents groupements, potentiellement concurrents, afin d'enfin réaliser l'objectif de parcours de soins intégrés ? Quelles précautions devraient alors selon vous être prises ?

Mme Catherine Deroche , présidente. - Quel lien pourrait être établi entre les GHT, dont le rôle est essentiellement de mutualiser les moyens des structures publiques, les CPTS, qui incluent la médecine de ville, et les établissements privés, dans le but de réguler l'offre de soins au niveau territorial ?

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - S'agissant des GHT, nous avons identifié un effet centrifuge dans quatre cas sur dix et un effet de concentration sur l'établissement support dans six cas sur dix. Le schéma n'est pas univoque. Les situations de concentration sur l'établissement support tiennent généralement à des raisons démographiques : il est plus facile de bénéficier de professionnels de santé en nombre suffisant dans tel établissement support centre de GHT qu'à la périphérie.

Il faut probablement faire progresser l'organisation de l'offre publique de soins. Je ne suis pas certain que l'on puisse y associer systématiquement l'offre privée au sein d'un même GHT, dont la logique est différente. La stratégie capitalistique des grands groupes privés ne répond pas à une logique territoriale, à une logique de service public. Inversement, les ARS, au moment de définir les projets régionaux de santé, doivent avoir une vision globale incluant les secteurs public et privé.

Un point particulier concerne la psychiatrie. Historiquement, le secteur privé non lucratif a toujours été présent dans ce domaine, et c'est pourquoi il est souhaitable d'associer ces structures à la réflexion sur l'organisation de l'offre. En effet, à ce jour, un GHT sur deux n'inclut pas la psychiatrie dans son périmètre.

La coopération hospitalière est complexe. Manifestement, avec le GHT, on s'oriente vers un échec comparable à celui des CHT. La mise en place des CPTS, que nous avons saluée, s'annonce elle aussi complexe. Sur un objectif de mille, seuls vingt fonctionnaient avant la crise sanitaire. Laissons prospérer les démarches engagées. En revanche, nous plaidons vigoureusement en faveur de directions communes et de fusions d'établissements, démarche dans laquelle se sont engagés une vingtaine de GHT. Certains, dotés de la personnalité morale, ont même regroupé leur gestion de l'offre.

[...]

Mme Laurence Cohen . - Vous dites tout haut ce que peu de responsables politiques ont assumé : la création des GHT avait essentiellement pour but la réalisation d'économies. Or vous indiquez que les effets escomptés ne sont pas au rendez-vous. Bien sûr, toute dépense doit être justifiée, mais, en matière de santé, ce ne doit pas être la seule boussole, au risque d'alourdir davantage les dépenses par la suite.

[...]

Mme Élisabeth Doineau . - Nous nous posons tous de nombreuses questions sur les groupements hospitaliers de territoire, qui nous concernent tous. Il est décevant que, dès le début, les établissements privés n'aient pas été présents à la table des discussions au même titre que les établissements publics. La crise sanitaire a montré que la coopération entre les deux secteurs est indispensable.

[...]

M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. - S'agissant des GHT, ce n'est déjà pas simple avec le secteur public... Mais, en logique, votre remarque est pertinente.

[...]

M. Denis Morin, président de la sixième chambre de la Cour des comptes. - S'agissant de la façon dont les systèmes d'information facilitent ou entravent le déploiement des GHT, il y a très peu de démarches de ce type au niveau des GHT. Les anciens systèmes d'information se maintiennent, adossés à chaque établissement membre du GHT, et échangent relativement peu entre eux. C'est un sujet compliqué. Au titre des 6 milliards d'euros d'investissements annoncés, un effort particulier est prévu pour le numérique en santé et pour les systèmes d'information à l'hôpital, très en retard. Depuis peu, tout patient hospitalisé dans un établissement de l'Assistance publique-hôpitaux de Paris détient un numéro d'identification unique. Auparavant, il devait refaire son immatriculation à chaque entrée dans un nouvel établissement. L'hôpital est très en retard au regard de ces lourds enjeux, mais il pourra bénéficier de moyens complémentaires.

Mme Catherine Deroche , présidente. - Je vous remercie. Nous allons voter l'autorisation de publier l'enquête de la Cour des comptes, avec un avant-propos d'Alain Milon, notre rapporteur.

La commission autorise la publication du rapport.

RAPPORT DE LA COUR DES COMPTES

___________

consultable uniquement au format PDF


* 1 Compte-rendu intégral des débats de la séance du 6 juin 2019.

* 2 Annexe 11.

* 3 Annexe 14.

* 4 La Cour prend néanmoins soin de préciser que cet « effet centrifuge » ne se déduit que de l'examen des données du PMSI, au sein desquelles ne figurent pas les activités et consultations externes (ACE) des établissements, qui restent l'un des principaux recours de l'activité intra-GHT (ne peuvent ainsi être appréciés les déports d'activité d'examen d'un praticien de l'établissement partie vers l'établissement support, par exemple).

* 5 Dont la possibilité des directoires d'établissements parties de fusionner avec le comité stratégique du GHT ou des commissions médicales d'établissement (CME) de fusionner avec la commission médicale du groupement (CMG).

* 6 La Cour cite l'exemple d'une demande du directeur général de l'ARS Bourgogne-Franche-Comté de voir mieux collaborer les deux GHT du département de l'Yonne, demande à laquelle le conseil de surveillance du GHT Nord-Yonne a refusé de donner suite.

* 7 Ainsi que le note la Cour, « une part importante des GHT n'a pas la taille critique pour constituer une offre de soins homogène ».

* 8 Elle donne à cet égard l'exemple du GHT Sud-Drôme-Ardèche qui prévoyait en 2017 le maintien des trois maternités du territoire, bien que la maternité du CH de Privas ne soit en mesure d'atteindre les 300 accouchements par an.

* 9 Le programme « Hôpital numérique ouvert sur son environnement » (Hop'en), doté de 420 millions d'euros sur la période 2018-2022 et par ailleurs mobilisé sur sept domaines d'intervention prioritaires, est à ce jour le seul vecteur de financement dédié à la mise en place d'un SIH convergent au sein des GHT.

* 10 Compte-rendu intégral des débats de la séance du 6 juin 2019.

* 11 Compte-rendu intégral des débats de la séance du 6 juin 2019.

* 12 Commission d'enquête pour l'évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion, audition du 28 juillet 2020.

* 13 Article L. 6133-1 du code de la santé publique.

* 14 La commission des affaires sociales a procédé, au cours de cette même audition de la Cour des comptes, à l'examen du rapport d'application de la loi de financement de la sécurité sociale (RALFSS) pour 2020. Le présent compte-rendu n'en retient que les extraits relatifs à l'enquête sur les GHT.

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