II. « LA RIVIÈRE IDÉALE, UNE RIVIÈRE SANS OUVRAGES » : UNE APPROCHE PERÇUE COMME DOGMATIQUE SUR LE TERRAIN

A. UNE NOTION QUI S'INSCRIT DANS UN MILIEU PROFONDÉMENT MODIFIÉ PAR L'HOMME ET QUI S'APPUIE INSUFFISAMMENT SUR LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE

1. Des ruptures naturelles à la continuité et des aménagements anthropiques très anciens

Les propriétaires d'ouvrages hydrauliques ont bien souvent l'impression que la doctrine administrative se résume à cette phrase : « La rivière idéale est une rivière sans ouvrages. » Or les rivières naturelles ne satisfont presque jamais sur la totalité de leur linéaire à cette continuité définie de manière idéale : en effet, il s'y trouve par exemple des cascades, des chutes, des rapides, des torrents, des enrochements, des barrages de castors ou d'embâcles, des éboulis formant des discontinuités avec retenues et chutes, que plusieurs espèces ne peuvent franchir en montaison, des remaniements sédimentaires, des bouchons vaseux dans les estuaires , etc .

En outre, les rivières et les bassins versants sont des milieux transformés par les humains depuis la sédentarisation du néolithique : les rivières jadis formées de tresses et bras nombreux avec marécages ont été modifiées dans toutes les plaines alluviales, avec des surélévations de berges et des endiguements. Les barrages, moulins et étangs existent depuis l'Antiquité et se développent au Moyen Âge. Environ 80 000 moulins et forges à la Révolution et environ 110 000 sont dénombrés lors du recensement des années 1840 par Nadault de Buffon. Aujourd'hui, le référentiel national des obstacles à l'écoulement (ROE), en cours d'élaboration, inventorie plus de 100 000 obstacles humains et devrait à terme en répertorier environ 120 000.

La rivière n'est donc pas qu'un objet naturaliste , c'est aussi un patrimoine . Entre l'ancienneté historique des aménagements humains et la diversité des situations naturelles, l'objectif de parvenir à la continuité écologique sur tous les bassins manque de réalisme .

2. L'absence d'études scientifiques globales et systémiques pour apprécier les ruptures de continuité et les effets des ouvrages hydrauliques sur les cours d'eau

Jean-Paul Bravard et Christian Lévêque, dans leur ouvrage de 2020, La gestion écologique des rivières françaises - Regards de scientifiques sur une controverse, soulignent que l'autorité administrative s'est appuyée sur un unique bureau d'études pour obtenir une expertise non scientifique favorable à l'éradication des seuils, en 2003, qui s'est fondée sur des analogies avec les impacts dus aux grands barrages. Selon ces auteurs, le discours public s'est ensuite construit et figé sans connaître d'évolution à la lumière des études ultérieures.

Un consensus scientifique semble se faire jour pour considérer que la continuité écologique n'est qu'une des composantes qui expliquent l'état écologique des masses d'eau . La structure et le fonctionnement des écosystèmes aquatiques dépendent d'autres déterminants : physiques, chimiques et biologiques. La qualité, la quantité et la dynamique des habitats disponibles, dont dépendent les espèces, sont déterminées par de multiples autres paramètres : conditions hydrologiques, substrat, morphologie, qualité physico-chimique, température, polluants, etc .

Le Comité national de l'eau reconnaît que les connaissances scientifiques sont insuffisantes et qu'il existe une réelle priorité à disposer d'études fines et de terrain afin d'établir les corrélations entre la qualité de la continuité écologique et la biodiversité aquatique. Il paraît en effet compliqué d'encourager une politique aussi volontariste en faveur de la continuité écologique à la lumière d'un si faible nombre de connaissances étayées par des études multi-bassins : la discussion et la contradiction doivent à nouveau devenir possibles, comme ce doit être le cas pour tout champ de connaissance scientifique.

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