EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 24 NOVEMBRE 2021

M. François-Noël Buffet , président. - Nous examinons le rapport de Cécile Cukierman les crédits de la mission « Administration générale et territoriale » du projet de loi de finances pour 2022.

Mme Cécile Cukierman , rapporteure . - Cette mission, pilotée par le ministère de l'intérieur, poursuit trois objectifs : garantir aux citoyens l'exercice de leurs droits dans le domaine des libertés publiques ; assurer la continuité de l'État sur l'ensemble du territoire ; mettre en oeuvre au niveau local les politiques publiques nationales.

Les crédits de la mission prévus par la loi de finances pour 2021 s'élèvent à 4,4 milliards d'euros, en légère hausse par rapport à l'année précédente : + 5,4 % en autorisations d'engagement (AE) et + 4,5 % en crédits de paiement (CP). Les trois programmes de la mission voient leurs crédits augmenter, mais dans des proportions différentes.

Le budget du programme 216, « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur », auquel sont rattachés les moyens du pilotage des fonctions support, de la gestion des affaires juridiques et contentieuses du ministère et des cultes, continue de croître - + 5 % en AE, + 6 % en CP - pour permettre la poursuite des réformes engagées en 2020 telles que le réseau Radio du futur ou le projet « Administration numérique pour les étrangers en France » et intégrer la gestion des cultes, qui relevait jusque-là du programme 232.

Les crédits du programme 232, « Vie politique », augmentent significativement - + 12,9 % en AE, + 12,6 % en CP - pour financer les élections présidentielle, législatives et territoriales en 2022. L'organisation de ces élections se heurte à de nombreux obstacles logistiques révélés par les dysfonctionnements constatés dans la confection, la mise sous pli et la distribution de la propagande électorale lors des dernières élections départementales et régionales de juin 2021. La commission des lois a formulé sur le sujet de nombreuses recommandations dans son rapport d'information publié le 21 juillet 2021. Le ministère de l'intérieur a pris en compte certaines de ces propositions puisque, dès le 13 août, il a résilié le contrat qui le liait à Adrexo, titulaire de 7 des 15 lots de l'accord-cadre portant sur la distribution de la propagande électorale. Un nouvel appel d'offres, couvrant les 7 lots concernés, a été publié le 6 novembre dernier et reprend de nombreuses propositions formulées par la commission des lois : prépondérance du critère technique sur le critère financier, renforcement des obligations du prestataire concernant la gestion des plis non distribués, obligation de préciser les modalités de formation des personnels non titulaires, amélioration du système de reporting , etc. Le marché, qui couvre la période 2022-2024, n'a pas encore été attribué, mais il nous semble que les mesures correctives prises par le ministère de l'intérieur vont dans le bon sens pour garantir la sécurisation des prochains scrutins majeurs que sont les élections présidentielle et législatives. Notons que le ministère de l'intérieur a également demandé aux préfectures de ré-internaliser la mise sous pli de la propagande électorale ou, à défaut, lorsque cela représente un défi humain et logistique trop important, notamment pour les préfectures des départements les plus peuplés, de renforcer le contrôle par les préfectures de l'ensemble des tâches réalisées par les routeurs.

Enfin, le programme 354, « Administration territoriale de l'État », qui couvre notamment les moyens des sous-préfectures, des préfectures et des directions départementales interministérielles (DDI) enregistre l'augmentation la plus faible de ses crédits, de l'ordre de 4,3 % en AE et 2,2 % en CP pour financer la réforme de l'organisation territoriale de l'État. Ce programme représente pourtant 51 % des crédits budgétaires de la mission et garantit la présence de l'État dans les territoires. Je déplore chaque année le manque de moyens attribués à cette mission essentielle tant pour les citoyens que les élus locaux. Cette année ne fait pas exception puisque, loin de « réarmer nos territoires », comme l'avait promis le Premier ministre dans sa déclaration de politique générale du 16 juillet 2020, le Gouvernement ne fait que stabiliser les effectifs de l'administration territoriale de l'État, pour la deuxième année consécutive. Certes, cette stabilisation offre une respiration salutaire à des services qui ont perdu le quart de leurs effectifs entre 2008 et 2020, mais elle ne permet pas de compenser l'effet délétère des multiples réformes administratives qui ont affaibli la présence de l'État dans les territoires.

Pire encore, le ministère de l'intérieur a mis en oeuvre la première étape de la réforme de l'organisation territoriale de l'État à marche forcée, avant même que les objectifs fixés par le plan Préfectures nouvelle génération (PPNG) ne soient atteints. Le contrôle de légalité voit ainsi ses effectifs diminuer de 2 % en 2021, alors que le PPNG l'avait identifié comme une mission prioritaire.

Le déploiement des secrétariats généraux communs aux préfectures et aux DDI a permis la mutualisation des fonctions support au sein des services déconcentrés à vocation interministérielle. Mais, une fois encore, les agents payent le prix de cette réforme précipitée qui se heurte à de nombreux problèmes mal anticipés : absence de culture de travail commune, systèmes d'information de gestion des ressources humaines incompatibles entre ministères, retards dans la délivrance des cartes d'agent ministériel qui permettent d'accéder aux applications, etc.

Au-delà de ces aspects budgétaires, j'ai fait le choix de m'intéresser, cette année, au déploiement de la nouvelle carte nationale d'identité (CNI), la délivrance des titres sécurisés relevant également du programme 354. Répondant aux exigences européennes, la généralisation de ce titre à partir d'août 2021, après une période d'expérimentation de cinq mois, s'est déroulée sans dysfonctionnements majeurs malgré quelques difficultés techniques identifiées par l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité. Toutefois, les délais de prise de rendez-vous en mairie - 22 jours - et le stock de CNI à instruire au sein des centres d'expertise et de ressources des titres (CERT), qui est passé de 88 000 titres à 230 000 titres en trois mois, ne cessent de s'accroître. Des interrogations pèsent donc sur la capacité des mairies équipées de dispositifs de recueil et des CERT à répondre à la demande croissante pour ce nouveau titre victime de son succès.

L'engouement pour la nouvelle CNI s'explique à la fois par son format plus pratique et plus résistant, mais aussi par les nombreux usages qu'offre ce titre étroitement lié à l'identité numérique. La puce électronique intégrée à la nouvelle CNI permettra, une fois l'identité numérique régalienne développée, de s'authentifier sur des plateformes comme France Connect et de réaliser de nombreuses démarches en ligne. Au premier semestre 2022, l'identité numérique ne servira, pour les citoyens qui le souhaitent, qu'à fournir des preuves d'âge ou des attestations d'identité. À terme, toutefois, les usages seront beaucoup plus nombreux : faire des démarches administratives, s'identifier sur des sites privés ou encore établir sa procuration de vote. L'identité numérique ouvrira peut-être même le débat sur le vote par internet.

Or, la fracture numérique demeure importante puisque 14 millions de Français ne maîtrisent pas le numérique et près d'un Français sur deux est mal à l'aise avec cet outil. Dans ce contexte, je tiens à rappeler que le développement de l'identité numérique ne doit pas se faire au détriment d'une partie de nos concitoyens déjà marginalisés par la dématérialisation croissante des services publics.

Nous n'avons plus à formuler d'avis, puisque le Sénat a rejeté la première partie du projet de loi de finances pour 2022, mais si j'avais eu à me prononcer, j'aurais donné un avis défavorable à ces crédits, parce qu'ils sont encore loin, malgré quelques progrès, de «  réarmer les préfectures » et de sécuriser l'action des élus locaux au quotidien.

Mme Nathalie Goulet . - Notre commission a fait un travail important après les dysfonctionnements constatés dans l'organisation des dernières élections départementales et régionales. Le ministère de l'intérieur nous a entendus puisque la mise sous pli de la propagande électorale a été internalisée, après avoir été externalisée avec les conséquences que nous connaissons. Nous ignorons le coût de ce changement et il faudra en contrôler le déroulement. À la veille des échéances électorales nationales, nous avons intérêt à porter un regard continu sur cette réforme, car les promesses n'engagent que ceux qui les entendent...

M. François-Noël Buffet , président . - Effectivement, d'autant que le Gouvernement s'étant largement inspiré de nos propositions, nous sommes tout à fait fondés à contrôler leur mise en oeuvre.

M. Éric Kerrouche . - Sur cette mission, la continuité n'est pas nécessairement une bonne chose, notamment pour la dématérialisation des services publics. Avec Agnès Canayer, nous avons consacré à ce sujet un rapport d'information, au nom de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation, dans lequel nous soulignons la difficile prise en compte de l'illectronisme qui touche surtout les usagers qui ont le plus recours aux services publics. La Cour des comptes pointe des dérives en montrant que des offres privées et payantes se substituent aux services publics. Cette mission reconduit les moyens d'investissement numérique pour les fonctionnaires, alors que nous avons constaté que bien des logiciels ne sont pas adaptés aux missions qu'ils exercent. Les représentants syndicaux nous ont signalé des dysfonctionnements dans le travail quotidien et nous ont alertés sur des problèmes de continuité de service. Un exemple : une mesure de sécurité oblige les secrétaires administratifs des préfectures et des sous-préfectures à prévisualiser leurs documents numérisés sur l'imprimante plutôt que de les consulter directement à l'écran, ce qui entraîne des va-et-vient insensés parce que le logiciel n'est pas adapté.

Sur la réforme des services de l'État, le Premier ministre a annoncé de « réarmement des territoires » : le périmètre de la mission a changé, mais on s'interroge encore sur la doctrine territoriale de l'État. En réalité, et je m'appuie sur une recherche universitaire pour le dire, la volonté de rationaliser les dépenses publiques est une antienne qui date du XX e siècle. En moyenne, une réforme de l'État est menée tous les cinq ans depuis 1969, sans cohérence ni tenir compte des réalisations précédentes. Ce mouvement s'est accéléré depuis 1990.

Nous déplorons les tensions sur les CERT, mais aussi sur le développement des maisons France Services qui se substituent à tous les services publics mais sont cofinancées par les collectivités territoriales.

Concernant l'organisation des élections, les crédits augmentent mais le ministère de l'intérieur conserve une part d'opacité, en particulier pour la mise sous pli : elle serait désormais faite en régie par les préfectures ou les communes. Le ministre de l'intérieur nous a pourtant adressé un courrier contredisant les informations contenues dans le projet annuel de performance. L'organisation des élections sera donc à géométrie variable. Le flou demeure aussi sur l'acheminement de la propagande électorale. Un nouveau marché public sera passé pour couvrir les lots précédemment attribués à Adrexo. Dans les faits, nous ignorons comment se déroule cette procédure. Nos travaux en commission ont permis d'alerter et d'avertir le ministère de l'intérieur. La balle est dans son camp et il ne faudrait pas que nous ayons à constater de nouveaux dysfonctionnements sous peine d'affaiblir encore davantage notre système démocratique. Bien entendu, le ministère de l'intérieur ne propose pas de moderniser les modalités de vote. J'espère que nous pourrons le faire en vue des prochaines élections législatives.

Enfin, je m'étonne de la baisse des crédits de la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques, alors que deux élections majeures se dérouleront l'an prochain.

Pour toutes ces raisons, j'aurais suivi l'avis défavorable de notre rapporteure.

Mme Cécile Cukierman , rapporteure pour avis . - Je partage cette analyse sur les dysfonctionnements liés au numérique qui traduisent les difficultés de l'administration à rendre le service public. Le défi de notre temps est d'entrer dans la modernité tout en conservant l'humanité d'une administration publique présente dans les territoires. L'article XV de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen proclame : « la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration », mais cela suppose la présence d'agents publics... Et il est vrai que de plus en plus de secrétaires de mairie nous parlent d'usagers qui les sollicitent pour effectuer leurs démarches afin de maintenir ce lien humain.

Le coût de l'internalisation de la mise sous pli est chiffré à 5 millions d'euros ; nous aurions effectivement intérêt à suivre le processus jusqu'aux élections, et à l'évaluer à l'issue des scrutins.

La commission donne acte de sa communication à la rapporteure et en autorise la publication sous la forme d'un rapport d'information.

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