EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 24 NOVEMBRE 2021

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M. Laurent Lafon , président . - Notre ordre du jour appelait initialement ce matin l'examen des avis budgétaires consacrés aux crédits alloués à la « Création », aux « Patrimoines », au « Cinéma » et à l'« Action culturelle extérieure » au sein du projet de loi de finances pour 2022.

Le rejet de la première partie du texte hier après-midi dans l'hémicycle, qui a entrainé le rejet de l'ensemble du projet de loi de finances nous contraint cependant à transformer ces avis législatifs en rapport d'information.

Cette solution permet de prendre acte du rejet du texte par le Sénat tout en permettant à nos rapporteurs de faire connaître leurs analyses sur les missions, les crédits et les politiques publiques relevant de leurs compétences respectives.

Je cède la parole M. Jérémy Bacchi pour nous présenter son rapport sur les crédits consacrés au cinéma.

M. Jérémy Bacchi , rapporteur . - Monsieur le président, mes chers collègues. Le secteur du cinéma a été aspiré comme le reste de la société dans une crise que les scénaristes n'avaient pas anticipé et encore moins porté à l'écran. Deux chiffres illustrent cette catastrophe qui s'est abattue sur le secteur :

- 300 jours de fermeture des salles en 2020 et 2021 ;

- 70 % de chiffre d'affaires en moins pour les exploitants en 2020.

À côté de ces données alarmantes, la diminution de « seulement » 21 % du nombre de films produits apparaitrait presque comme une bonne nouvelle.

Je souhaiterais d'ailleurs commencer par ce point positif, qui illustre précisément les raisons d'espérer pour demain : dans cette crise mondiale, les pouvoirs publics ont été au rendez-vous du cinéma et ont soutenu littéralement « à bout de bras » le secteur. C'est une grande différence dont nous pouvons être fiers par rapport à la plupart des autres pays, y compris européens, mais je pense aussi aux États-Unis où le tissu créatif et économique a été extrêmement fragilisé.

Le secteur du cinéma en France a il est vrai bénéficié plus que d'autres de sa structuration très ancienne, avec le CNC comme acteur central intournable de toutes les parties et des fédérations professionnelles puissantes en mesure de traiter directement avec les pouvoirs publics.

Le soutien de l'État n'a donc pas fait défaut. La Cour des comptes y a consacré une enquête publiée au mois de septembre qui adresse plutôt un satisfecit au ministère et au CNC dans la conduite de la crise.

Cette conduite, il faut le reconnaitre, se caractérise par l'ampleur des moyens. Le cinéma et la production ont bénéficié des dispositifs généraux de soutien à l'activité, pour un montant proche de 1,2 milliard d'euros, et d'aides spécifiques ciblées gérées principalement par le CNC, pour 490 millions d'euros, soit en tout 1,7 milliard d'euros en 2020 et 2021. Les dernières mesures ont été annoncées en mai et septembre dernier, pour 114 millions d'euros.

Les exploitants ont été les principaux bénéficiaires des aides générales et spécifiques, avec environ la moitié des crédits. Presque aucun secteur n'a cependant été oublié, avec peut-être une exception dans le cas de l'aide à l'exportation.

Au-delà de son coût financier conséquent, le prix à payer pour cette politique a été la fin pour un temps du dogme de l'indépendance budgétaire du CNC. Je vous rappelle que ce dernier est financé exclusivement par des taxes affectées. En 2020, la baisse des demandes de soutien, conséquence de l'arrêt des tournages, n'a pas compensé, loin s'en faut, la chute des recettes tirées des salles de cinéma et surtout les besoins criants du secteur.

Dès lors, le CNC a été amené à gérer l'essentiel des enveloppes d'aide de l'Etat, avec une grande efficacité, même si la structuration des fonds mis en place dans l'urgence n'est pas toujours très claire. Ces fonds, en provenance du budget général, ont soutenu les efforts du Centre, mais constituent bien une entorse à ses grands principes fondateurs.

Maintenant que nous pouvons espérer - encore que les derniers évènements nous invitent à la prudence - une fin de la période de crise, comment se présente l'avenir du CNC ?

Le Centre envisage un retour à l'orthodoxie pour 2022. Je veux en croire l'augure, mais j'identifie cependant trois points de fragilité :

- tout d'abord, le transfert à la DGFIP du recouvrement des taxes du CNC, qui devrait avoir lieu en 2023. Fort de sa connaissance du secteur, le Centre s'est montré d'une très grande efficacité dans cet exercice. Il n'est en réalité pas certain que l'administration fiscale fasse aussi bien, focalisée sur des impositions à plus forts enjeux financiers. Dès lors, une diminution des recettes n'est pas à exclure. Or sur un budget littéralement « au million près », quelques points de moins dans l'efficacité du recouvrement signifient des films moins financés. Je comprends bien la logique de « jardin à la française » qui a conduit au regroupement de la gestion des taxes affectées, mais en termes stricts d'efficacité, il nous faudra voir le résultat ;

- ensuite, l'hypothèse d'un retour du public dans les salles de cinéma à un niveau proche de celui de 2019 me parait optimiste. Les comportements des spectateurs ont peut-être changé, en tout cas, la fréquentation marque le pas. avec le développement des plateformes de streaming. À ce titre, l'obligation de présenter le passe sanitaire à partir du 21 juillet a probablement pesé de manière très négative : avant cette obligation, la baisse de fréquentation par rapport à 2019 était de 15 %, depuis, elle est de 24 %, et ne semble pas remonter. Or les entrées conditionnent largement les ressources ;

- enfin, les plateformes devraient rapidement devenir éligibles aux aides du Centre, ce qui va mécaniquement augmenter les dépenses.

L'équilibre financier du CNC dans les années à venir repose donc sur plusieurs paris, qui, combinés, sont risqués. Il nous faudra donc surveiller étroitement l'évolution de la situation financière en 2022.

L'année qui vient sera donc la première « post phase aigüe de la pandémie », elle sera également celle de l'entrée en vigueur tant attendue de la directive « SMA ».

Je n'étais pas encore Sénateur, mais ceux qui étaient présents se rappelleront certainement de l'adoption au Sénat de l'amendement gouvernemental actant la publication d'une ordonnance de transposition de la directive européenne en juillet 2020. Elle devait initialement faire l'objet d'un large débat dans le cadre du défunt projet de loi « Riester », mais la pandémie nous en a privé.

L'ordonnance de transposition a finalement été publiée le 21 décembre dernier, et le décret lui donnant corps le 22 juin.

Je vais vous résumer en quatre chiffres le résultat de mois de négociation entre les différents protagonistes :

- les plateformes devront investir au minimum 20 % de leur chiffre d'affaires dans la production française. Cela représenterait un investissement supplémentaire de 250 millions d'euros, soit 1/6 ème de plus qu'actuellement ;

- les oeuvres d'expression françaises devront représenter 85% des productions françaises ;

- la production indépendante, socle de notre diversité culturelle, doit fournir au moins 75 % des programmes ;

- enfin, la part réservée au cinéma doit être de 20 % au moins, une précaution nécessaire alors que le genre de la série est actuellement archi dominant.

Il faudra en 2022 littéralement « mettre cela en musique », ce qui ne sera pas simple. Je citerai comme difficulté pas encore pleinement résolue la question de la base qui doit servir à calculer l'obligation : c'est très simple pour Netflix, un « pur player » qui fonctionne par abonnement, nettement plus complexe pour Amazon, qui inclut son service de streaming dans l'abonnement « Prime » cher à Laure Darcos, ou Apple, qui offre l'accès à sa plateforme pour l'achat d'un appareil de la marque.

Pourtant, et mes échanges avec la profession le confirment, nous pouvons je crois faire preuve d'un optimisme raisonnable : les différents protagonistes sont tous dans une démarche de concertation, ce qui n'a pas toujours été le cas. La transposition de cette directive marque un grand succès européen que nous pouvons ainsi saluer.

Un débat pourtant cristallise encore les oppositions, celui, presque sans fin, de la chronologie des médias. Le sujet avait été analysé très finement dans un rapport de la commission co-signé par Catherine Morin-Desailly et Jean-Pierre Leleux. Il n'a à vrai dire pas beaucoup évolué. L'arrêté d'extension de la chronologie actuelle s'achève le 10 février 2022, l'issue des négociations auraient dû être annoncée durant le Festival de Cannes en juillet, mais celles-ci achoppent encore sur les avancées à concéder par les acteurs historiques, notamment le grand financeur de la création française, Canal Plus, et la place à offrir, moyennant engagements, aux plateformes. La date du 10 février se rapproche, j'ai entendu tous les échos possibles durant les auditions, je me garderais donc bien de faire des prévisions : nous pouvons aussi bien apprendre demain la signature d'un accord qu'assister à une foire d'empoigne jusqu'au butoir !

En complément, je souhaiterais aborder rapidement un secteur souvent laissé de côté, mais pourtant essentiel, celui du documentaire. Relativement mal financé, il a particulièrement subi la période de pandémie. Aujourd'hui, la tendance lourde est à la production par les plateformes d'oeuvres de qualité, mais qui reflètent souvent un point de vue mondialisé et « aseptisé ». Or il est essentiel que nous préservions une capacité à créer des documentaires reflétant notre propre vision du monde. Je souhaite donc attirer l'attention ici même sur ce sujet trop souvent oublié, mais qui devra nous occuper dans les années qui viennent.

Dernier point sur lequel j'ai interrogé la ministre, et en lien direct avec ce qui précède, le plan dit « France 2030 », annoncé par le Président de la République le 12 octobre dernier. Je ne reviendrai pas sur la procédure un peu baroque qui a conduit à faire adopter par l'Assemblée nationale le 8 novembre et en 45 minutes de débat un amendement de 34 milliards d'euros en autorisations d'engagement et 3,5 milliards d'euros en crédits de paiement en 2022, d'autant plus que les détails demeurent pour lors très flous. J'ai cependant interrogé la ministre lors de son audition le 9 novembre, et elle nous a indiqué que le cinéma et la production devraient bénéficier de 600 millions d'euros.

Nous avons donc pu obtenir quelques précisions sur ces crédits, qui sont en particulier destinés à répondre aux goulets d'étranglement de la France, soit le déficit de scénaristes et personnels techniques et le sous-équipement techniques, avec notamment la volonté de constituer des grands pôles en région. Sans pouvoir me prononcer bien entendu, je crois que ces orientations sont les bonnes, et pourraient permettre à notre cinéma de conserver sa place enviable dans le monde.

Comme vous le voyez, monsieur le président, mes chers collègues, l'État a fait beaucoup, à la fois en termes budgétaires et de cadre réglementaire et envisage de poursuivre cet effort.

Mais les incertitudes demeurent nombreuses pour cette année 2022, et elles tiennent pour une bonne partie non pas aux pouvoirs publics, mais surtout aux spectateurs, qui doivent retrouver le chemin des salles, et les protagonistes, qui doivent oeuvrer de concert pour préserver notre potentiel et notre exception culturelle.

Je vous remercie pour votre attention.

Mme Anne Ventalon . - Nous aurions dû ce matin examiner les crédits du cinéma, mais le Sénat a hier été contraint de rejeter un budget trop insincère. Nous aurions cependant pu les adopter, sous quelques réserves. Je me félicite ainsi du soutien significatif apporté au secteur et aux perspectives de retour en 2022 des taxes à leur niveau d'avant la crise. La période doit nous inviter à réfléchir à de nouvelles opportunités. Je pense en particulier au projet d'une amélioration de la formation, qui mettrait l'accent sur la nécessité de former les nouveaux talents. À ce titre, je rappelle que l'école de l'image et du son ne forme que 30 étudiants par an, ce qui est clairement insuffisant. Je pense cependant que l'État doit évoluer dans son soutien au secteur et évaluer avec précision les instruments de soutien financier. Nous devons en effet réaliser des économies, ce qui justifie un examen rigoureux des dépenses.

M. Pierre-Antoine Levi . - Je rappelle que l'année dernière, à cette même date, nous anticipions une réouverture des salles le 15 décembre. Elle a finalement eu lieu le 19 mai suivant, cela en dit long sur l'incertitude de la période que nous traversons, avec de nouvelles données peu encourageantes. Les spectateurs ont, pendant la pandémie, développé de nouvelles habitudes de consommation, notamment via les plateformes. Le retour des spectateurs en salle pourrait donc prendre un certain temps.

M. Pierre Ouzoulias . - Je soutiens pleinement les propos du rapporteur quant à la nécessité d'accorder la plus grande attention à la politique documentaire. Elle met en particulier la science à la portée des citoyens.

Mme Catherine Morin-Desailly . - Je m'interroge sur la part du Pass culture consacrée au cinéma. Par ailleurs, il nous faudra être attentif à nos capacités de financement du cinéma et de la création dans le contexte de fusion annoncée de TF1 et M6 et de fortes incertitudes entourant la redevance.

M. Jérémy Bacchi , rapporteur . - En réponse à Anne Ventalon, je partage bien entendu son analyse de la nécessité d'une évaluation des soutiens financiers mais je rappelle que le CNC est précisément « autofinancé » par les taxes. Je ne peux bien entendu que souhaiter que l'État n'ait pas besoin en 2022 de compléter son budget, cela serait une excellente nouvelle.

En réponse aux propos sur la désaffection du public pour les salles, je suis bien entendu pleinement conscient des inquiétudes quant à la place des plateformes. Je veux cependant évoquer un élément d'espoir : actuellement c'est le public plus âgé et traditionnellement très amateur de cinéma qui manque dans les salles, alors que le jeune public - entre 15 et 30 ans - manifeste au contraire son attachement au cinéma par un retour massif.

Sur le documentaire, nous devons avoir conscience que leur production révèle un point de vue et peut traduire une forme d'hégémonie culturelle si nous n'y prenons pas garde.

Enfin, en ce qui concerne le nouveau paysage audiovisuel, la commission d'enquête sur la concentration des médias se penchera très certainement sur les questions de production. On peut effectivement avoir des craintes pour les producteurs habitués à travailler avec telle ou telle chaîne fusionnée. Pour autant, je rappelle que les plateformes vont investir 250 millions d'euros pour la production et qu'il devrait donc y avoir du travail pour toute la chaîne.

La commission autorise la publication du rapport d'information.

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