Il semble donc important de procéder par étapes, en complétant premièrement la phase d'amorçage par des fonds mieux formés aux enjeux industriels, puis en massifiant les fonds de croissance, et enfin en créant un segment boursier spécifique à ces entreprises pour leur permettre de se financer au bon moment de leur développement sur les marchés financiers.

Créer un « Nasdaq européen » pour permettre la cotation des licornes technologiques et instaurer ultérieurement une offre boursière spécifique pour la cotation des licornes industrielles.

1 Audition conjointe du MEDEF et de la CPME du 2 mars 2022.

2 Audition de Nicolas Bouzou en format rapporteur du 15 février 2022.

3 Audition d'Euronext Paris du 6 avril 2022.

F. INCITER LES GRANDS GROUPES À S'IMPLIQUER DANS L'ÉMERGENCE ET LA CROISSANCE DES ENTREPRISES INNOVANTES

1. Une attitude des grands groupes souvent peu coopérative

a) Une relation allant de l'indifférence à la domination

Le rapport des grandes entreprises à l'égard des petites entreprises innovantes, start-up ou PME, n'est pas uniforme : certains grands groupes construisent et entretiennent des relations étroites avec un réseau de petites entreprises innovantes qui profite à l'ensemble des parties prenantes. Ainsi, le groupe Air Liquide a mis en place une stratégie de veille active, de soutien et de partenariats avec les start-up pertinentes de son secteur. Il en accueille une dizaine dans son accélérateur de start-up deep tech et tâche de bâtir avec elles des relations durables, fondées sur le développement de ces jeunes pousses en dehors de leurs relations avec Air Liquide.

Toutefois, au cours des auditions de la mission d'information, de nombreux représentants de start-up ou de PME ont déploré l'attitude délétère de la plupart de certains grands groupes à leur égard. Le sentiment général peut être résumé par la formule incisive de l'un d'eux : « Les grands groupes français regardent les start-up avec indifférence, voire avec mépris. » 1

L'expérience de Stéphane Bancel 2 , le PDG de Moderna, est, à cet égard, éclairante. Quand il a dû industrialiser la production de vaccins début 2020, aucune grande société pharmaceutique ni française ni étrangère n'a accepté de conclure avec cette entreprise un partenariat du type de celui qui a uni BioNTech à Pfizer dans le même domaine.

Par ailleurs, les relations commerciales tissées entre grands groupes et plus petites entreprises non seulement s'inscrivent dans le cadre de conditions générales de vente souvent excessivement complexes et détaillées - qui sont à prendre ou à laisser -, mais elles se résument souvent à une pure relation de client à fournisseur à l'avantage du grand groupe, qui peut faire preuve d'inflexibilité à l'égard de ses fournisseurs . Le PDG d'une PME industrielle entendu en audition a ainsi expliqué avec dépit que, lorsque son entreprise s'était trouvée en difficulté pour fournir à l'un de ses grands comptes son produit dans les conditions contractuelles, en raison de la hausse du coût des matières premières, il lui avait été répondu :

« Monsieur, vous avez signé un contrat ? Honorez-le... » 3

De même, les grands groupes ont tendance à répercuter sur leurs sous-traitants la clause de compensation 4 qui leur est imposée dans certains contrats afin de ne pas exposer leur propre technologie à la concurrence,

1 Jean-Pierre Nozières, fondateur et président d'Antaios, audition du 30 mars 2022.

2 Audition du 30 mars 2022.

3 Laurent Vronski, secrétaire général de Croissance Plus, audition du 8 mars 2022.

4 Clause qui impose la localisation d'une partie de la production dans l'État signataire.

transférant ainsi le risque de pillage du savoir-faire et de perte d'avance technologique sur les PME 1 .

Cette attitude est dommageable à plusieurs titres. Elle nuit à la vitalité et à la longévité des petites entreprises industrielles - PME et start-up -, mais elle est également néfaste à l'écosystème dans lequel s'insèrent les grands groupes. En effet, le réseau de PME qui gravitent autour d'eux est un élément clef de leur compétitivité, ils ont donc tout intérêt à le soutenir et le consolider, notamment en aidant les start-up et les PME à conquérir d'autres marchés au-delà de cet écosystème.

Les pôles de compétitivité ont été créés pour favoriser les interactions entre grands groupes, PME et start-up afin de rendre cet écosystème plus robuste, mais sans grands résultats selon la plupart des intervenants . Philippe Bouquet, secrétaire général du comité Richelieu, a ainsi constaté que « certaines PME qui travaillaient sur des programmes collaboratifs avec des grands groupes se sont même rendu compte qu'elles n'étaient pas référencées auprès de ces groupes et qu'elles n'arrivaient pas à leur proposer leurs services, alors qu'ils avaient travaillé ensemble ! »

Certains intervenants ont estimé que la posture d'indifférence, voire de défiance, des grandes entreprises à l'égard des plus petites, notamment des start-up, procédait d'une méconnaissance du modèle économique de celles-ci. Les cadres dirigeants des grandes sociétés françaises n'auraient pas la culture de la start-up et en comprendraient mal les enjeux, les contraintes et le fonctionnement 2 . Cette incompréhension s'avère contre-productive pour l'écosystème.

b) Le rachat d'une start-up par une grande entreprise : chance ou prédation ?

Le sujet du rachat d'entreprises innovantes par des grands groupes est complexe.

Pour un investisseur, la perspective d'un rachat de la société dans laquelle il a investi, une fois celle-ci développée, représente un horizon de sortie . Ainsi, une économie dans laquelle les grandes entreprises sont à l'affût d'entreprises innovantes à acquérir est de nature à rassurer les investisseurs et à les inciter à financer l'amorçage ou le développement d'innovations portées par de petites entreprises.

En outre, une entreprise innovante peut avoir besoin, à un moment de son existence, d'un apport massif et rapide de capital et d'expérience pour industrialiser une solution et la mettre sur le marché . Pouvoir se reposer sur la force de frappe industrielle, financière et commerciale d'un grand groupe peut représenter un véritable atout.

1 Audition du Comité Richelieu, le 10 février 2022.

2 Julien Cantegreil, PDG de SpaceAble, audition du 8 mars 2022.

Enfin, l'acquisition d'une start-up par un grand groupe fait profiter ce dernier de la dynamique d'innovation et de l'agilité de la start-up et lui permet d'engendrer des avantages concurrentiels plus forts et plus rapidement qu'au moyen de la seule recherche et développement en interne.

À ce sujet, plusieurs intervenants, notamment des dirigeants de fonds d'investissement spécialisés dans le secteur de la santé, ont regretté l'attitude trop attentiste de grandes sociétés pharmaceutiques, qui diffèrent le rachat des start-up jusqu'à la démonstration de l'efficacité de leur produit, voire jusqu'à l'introduction de ce dernier sur le marché. La start-up et ses investisseurs assument seuls la prise de risque.

Un certain nombre d'intervenants se sont inquiétés la stratégie d'acquisitions prédatrices de certains grands groupes visant à stériliser les innovations qui remettraient en cause leur position dominante sur des marchés technologiques stratégiques . Si votre mission d'information a conscience que cette politique se justifie au niveau microéconomique par le souci du grand groupe de couper court à l'ambition de certaines start-up et PME innovantes de les « détrôner » dans leur secteur d'activité, au niveau macroéconomique, ces acquisitions prédatrices nuisent fortement à la capacité de notre économie de transformer l'innovation en retombées économiques ainsi qu'au renouvellement du tissu industriel.

La proportion d'acquisitions prédatrices est très difficile à évaluer. Les auditions ont donné l'impression d'une pratique assez courante. Pourtant, une étude récente 1 de la direction générale du Trésor juge cette pratique très minoritaire : en France, entre 1 % et 6 % des acquisitions de start-up par de grands groupes peuvent être qualifiées de prédatrices 2 .

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