B. DES MODÈLES ÉCONOMIQUES DIFFÉRENTS ET ADAPTÉS À CHAQUE TERRITOIRE

1. Des sources de revenus diversifiées

Le modèle économique de la PQR ne peut être assimilé au média audiovisuel. À titre de comparaison, le deuxième groupe de presse du pays, Ouest-France, emploie sensiblement le même nombre de salariés que le groupe TF1, pour un chiffre d'affaires quatre fois inférieur et des bénéfices 17 fois inférieurs . Alors que pendant longtemps, la presse dans son ensemble a offert des taux de rentabilité très élevés, tel n'est plus aujourd'hui le cas, ce qui explique en bonne partie les rachats dans la PQN de ces dernières années et les regroupements dans la PQR.

En moyenne, le coût d'un titre se divise en trois parties presque égales : la fabrication, la production de contenus et les diverses fonctions de back office, dont la partie commerciale.

Le modèle de revenus de l'ensemble de la presse s'est progressivement construit autour de trois piliers :

- les ventes de journaux ;

- la publicité ;

- et la diversification, dont en particulier l'événementiel.

Ces sources de revenus diversifiées ont permis de rendre les titres accessibles au plus grand nombre, en abaissant le prix du journal pour l'ouvrir à un lectorat plus populaire. Telle était l'intuition d'Émile de Girardin qui introduit en 1836 la publicité dans son quotidien La Presse . Selon les informations transmises, en moyenne, pour un titre vendu entre 1,1 et 1,3 euro, le coût de revient serait compris entre 1,5 à 1,8 euro, en tout état de cause toujours supérieur au prix de vente. Ouest-France propose ainsi le schéma suivant :

En moyenne, la vente de journaux sous tous les formats représente 68 % des revenus des groupes de presse de PQR, la publicité 24 % et les diversifications 5 %, notamment l'événementiel.

Répartition du chiffre d'affaires de la PQR en 2019

Source : Alliance de la Presse d'Information Générale (APIG)

2. Des spécificités qui traduisent l'adaptation de la PQR à son environnement

Il n'existe cependant pas un mais des modèles de presse quotidienne régionale. Le Rapporteur a ainsi entendu plusieurs dirigeants de titres, et a mieux pu mesurer la diversité des modèles.

a) Des titres historiques animés de logiques différentes : le « mix » des ressources

Le groupe SIPA Ouest-France rassemble 85 titres , dont le premier tirage de la presse, Ouest-France, avec 630 000 numéros chaque jour . Le groupe représente 8,7 % des tirages nationaux en 2019 et 14,5 % de la presse quotidienne. Le groupe SIPA possède une structure originale, puisqu'il est détenu en totalité par une association loi 1901, l'Association pour le soutien des principes de la démocratie humaniste , constituée en 1990 autour d'Ouest-France . Le premier quotidien du pays base son modèle sur la vente du journal et ne cherche pas à développer outre mesure l'activité événementielle.

« Est Bourgogne Rhône Alpes », dit « EBRA », premier groupe de presse de l'Hexagone, présente un modèle plus tourné vers les métiers traditionnels de l'édition. Le Crédit Mutuel en est l'actionnaire unique . L'entité possède 18 titres et rayonne sur tout l'Est de la France, avec par exemple L'Alsace, Le Bien public, Le Dauphiné libéré, Dernières Nouvelles d'Alsace, L'Est républicain, Le Journal de Saône-et-Loire, Le Progrès, Le Républicain lorrain et Vosges Matin. Il représente en 2019 9,4 % des tirages nationaux de presse et 17,7 % de la presse quotidienne. Frappé comme l'ensemble de la presse par la crise des ventes, le groupe a concentré ses efforts sur la maîtrise des coûts, en particulier par la mutualisation des fonctions support et par la création d'un Bureau d'Information Générale à Paris chargé de traiter l'actualité nationale et internationale pour l'ensemble des titres.

Extrait de l'audition de Nicolas Théry, Président du Crédit Mutuel Alliance Fédérale, et de Philippe Carli, Président d'EBRA, devant la commission d'enquête sur la concentration des médias le 10 janvier 2022

M. Philippe Carli . - La presse quotidienne vit depuis dix ans une transformation sans précédent, liée à la révolution internet, mais surtout aux changements d'usage de l'information. On traite désormais l'information de six heures du matin à vingt-trois heures sous la forme la plus adaptée au moment où le lecteur la consomme.

Nous avons rassemblé nos expertises et nos savoir-faire et mis en oeuvre des synergies pour garder des rédactions fortes. Dans ce but, nous avons rationalisé et mis en commun nos imprimeries, nos studios graphiques et nos centres d'appels clients ainsi que les informations nationales générales et sportives. En revanche, chacun des neuf titres régionaux dispose de sa propre rédaction, les rédactions étant regroupées par territoire - territoires lorrain, alsacien, dauphinois et rhônalpin. Nous avons en outre systématiquement remplacé les journalistes à l'issue des départs.

[...]

M. Philippe Carli . - La principale raison d'être du bureau d'informations générales, basé à Paris, est de traiter l'information nationale, dont beaucoup d'acteurs se trouvent en région parisienne et qui fait beaucoup appel aux dépêches de l'Agence France-Presse (AFP).

Les titres régionaux doivent effectivement reprendre l'information nationale générale et sportive. Ces reprises sont coordonnées par les rédacteurs en chef, qui se réunissent régulièrement pour décider de la façon dont sont traitées les informations. Tout ce qui relève de l'information régionale est en revanche distinct de ce bureau. Le bureau d'informations générales produit des pages aux formats adaptés à chaque titre, et peut éventuellement proposer un traitement différent à la demande d'un rédacteur en chef local.

M. Nicolas Théry . - Les éditoriaux sont propres à chaque titre. Chaque titre a sa propre ligne éditoriale.

À l'opposé, Le Télégramme de Brest a développé une stratégie souvent mentionnée qui fait une place moins importante à la publicité, mais privilégie la diversification , notamment l'événementiel. Le titre breton possède ainsi des participations dans la Route du Rhum , mais également des festivals comme Les Francofolies ou le Printemps de Bourges . Environ la moitié de son chiffre d'affaires provient de ces activités éloignées de son coeur de métier éditorial, mais qui lui offrent une assise économique relativement solide. Une même approche de diversification est avancée par le quotidien La Marseillaise , qui organise le très populaire Mondial de la Pétanque dans la cité phocéenne et retire 12,5 % de son chiffre d'affaires de l'événementiel. Ce titre historique de la presse française jouit par ailleurs d'un très fort attachement de son lectorat, comme en témoigne le succès des appels de fonds qui ont sauvé le journal.

Enfin, un titre comme La Provence , dont le Rapporteur a pu visiter les locaux en mai 2022, souffre depuis plusieurs années d'un manque d'investissements qui ne lui a pas encore permis de développer son modèle propre, en dépit d'un fort potentiel dans toute la région. Les multiples rebondissements juridiques liés à la succession de Bernard Tapie, qui oppose le groupe NJJ de Xavier Niel à l'armateur CMA-CGM de Rodolphe Saadé, n'offrent pas à l'heure actuelle de claires perspectives stratégiques .

b) Le développement d'une presse locale purement en ligne

Les dernières années ont vu se développer des titres de presse locale intégralement en ligne . Ces nouveaux titres reposent sur des modèles économiques eux-mêmes diversifiés, soit tout ou partiellement gratuits, soit intégralement payants.

Le plus connu est certainement le site marseillais Marsactu . Lors d'un déplacement à Marseille, le Rapporteur a pu échanger avec le Président de ce site d'information, consacré à l'actualité de la cité phocéenne et des Bouches-du-Rhône et qui fait maintenant figure de référence pour la qualité de son travail d'investigation, régulièrement repris par la presse nationale. Il avait en particulier anticipé en 2016 la question du logement insalubre à Marseille, deux ans avant l'effondrement de la rue d'Aubagne. Plus récemment en mai 2022, le site a publié une enquête reprise dans toute la presse nationale sur la Cité Kallisté.

Marsactu a bénéficié du soutien de quelques particuliers et de Mediapart , qui constitue une référence pour les « pure players » pour sa qualité éditoriale et son succès économique basé intégralement sur l'abonnement et des enquêtes approfondies.

Marsactu illustre également les difficultés et les tâtonnements de la presse locale en ligne. Fondé en 2010 sur le modèle alors encore en vogue d'une actualité gratuite financée par la publicité, le site a fait faillite en 2015 avant d'être racheté par ses propres journalistes à l'aide d'un financement participatif. Marsactu passe la barre des 4 000 abonnés en février 2020, et 5 000 fin 2020, avec des revenus qui viennent à 85 % des abonnements . L'équilibre financier est presque atteint, même si une nouvelle campagne de soutien a été lancée au mois de mai 2022.

Ces sites paraissent cependant pour l'heure contraints par plusieurs difficultés.

Tout d'abord, leur taille ne leur permet pas encore de concurrencer véritablement la presse quotidienne historique . Ainsi, Marsactu dispose d'une dizaine de journalistes quand La Provence, sur le même territoire, emploie plus de 450 personnes. Cela oblige les sites en ligne à développer des choix éditoriaux différents destinés à se singulariser, qui peuvent passer par l'investigation locale, les services à la population en ligne, ou bien la publicité ciblée. Ils sont de facto très dépendants de leur région d'implantation, qui peut s'avérer moins riche en sujets que la ville de Marseille, qui jouit d'une aura nationale.

Ensuite, la presse locale en ligne serait directement concurrencée à la fois par une presse quotidienne historiquement implantée sur des territoires qu'elle couvre pour la plupart depuis des dizaines d'années, mais également par l'information abondante et gratuite des collectivités territoriales , comme cela a pu être soutenu lors des auditions.

Enfin, leur modèle économique est encore incertain . Les sites peuvent être totalement gratuits, ce qui implique de trouver des ressources publicitaires locales, ou bien reposer sur un abonnement payant. Dans ce cas, l'information apportée doit, mois après mois , justifier une souscription qui, pour Marsactu, s'élève à 6,99 € par mois.

Les sites locaux purement en ligne représentent donc une des figures possibles du futur de la presse , avec quelques exemples de réussite encore à conforter. Ils sont cependant pour l'instant relativement fragiles financièrement , et méritent l'attention des pouvoirs publics pour assister leur développement. Jusqu'en 2021, les aides au pluralisme étaient pourtant exclusivement réservées à la presse imprimée. Après avoir dénoncé cet état de fait dans ses avis budgétaires, le Rapporteur avait salué dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2021 5 ( * ) la création d'une aide spécifique pour les services de presse exclusivement en ligne d'information politique et générale, dotée de quatre millions d'euros et reconduite dans la loi de finances pour 2022. Cette aide vient en aide à une centaine de bénéficiaires par an, pour un montant moyen de 40 000 euros.

À terme cependant, il sera nécessaire de s'interroger de manière plus large sur l'aide à la diffusion , qui ne concerne actuellement que les titres de presse « papier » pour des montants extrêmement élevés, alors que les sites en ligne n'y ont pas accès . Or si ces sites n'entraînent par définition pas de coût de fabrication, la mise en service d'un site Internet attractif, correctement référencé par les moteurs de recherche et régulièrement actualisé pour tenir compte de l'évolution des technologies, représente des dépenses conséquentes , qui doivent être assumées avant le lancement et pourraient donc justifier l'élargissement des aides à la diffusion.

*

* *

L'extrême diversité des modèles de titres et formats de presse quotidienne locale traduit donc leurs spécificités propres, qui s'inscrivent dans celles des territoires qu'ils couvrent.


* 5 https://www.senat.fr/rap/a20-143-42/a20-143-424.html#toc57

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