III. UN ESPACE DISPUTÉ

A. LES LUTTES D'INFLUENCE QUI S'INTENSIFIENT À LA PÉRIPHÉRIE DU BASSIN MÉDITERRANÉEN CONSTITUENT UNE MODALITÉ D'AFFRONTEMENT INDIRECT ENTRE LES PUISSANCES IMPLIQUÉES

1. La lenteur du processus d'adhésion à l'Union européenne soumet les pays des Balkans à la pression croissante de l'influence des puissances extérieures
a) La crédibilité de l'Union européenne dans les Balkans occidentaux est affaiblie par l'absence de perspective d'adhésion à moyen terme après un processus de rapprochement de près de dix ans

Les Balkans occidentaux, constitués selon le périmètre retenu par l'Union européenne de l'Albanie, de la Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, de la Macédoine du Nord, du Monténégro et de la Serbie, occupent un espace stratégique à la frontière nord du pourtour méditerranéen. Alors que plusieurs des pays des Balkans occidentaux ont un accès direct à la mer Adriatique, ils bénéficient également, à travers le canal d'Otrante, d'une liaison directe avec la mer Ionienne et le reste du bassin méditerranéen. Cette région fortement marquée par les guerres en ex-Yougoslavie, entourée d'États membres de l'Union à l'Ouest et à l'Est depuis l'entrée dans l'Union européenne de la Bulgarie et de la Roumanie en 2007, fait l'objet d'une politique particulière de l'Union européenne qui y a des intérêts économiques et stratégiques.

Dans ses conclusions adoptées à l'issue du sommet de Thessalonique des 19 et 20 juin 2003, le Conseil européen a formellement consacré la « perspective européenne » de l'ensemble des pays des Balkans occidentaux, c'est-à-dire leur vocation à devenir membre de l'Union à l'issue d'un processus d'intégration permettant la convergence de ses pays avec les critères politiques, économiques et administratifs subordonnant l'entrée dans l'Union. Pour favoriser cette convergence, l'Union européenne a adopté avec chaque État de la région des accords de stabilisation et d'association pour fixer un cadre structurel à leurs relations avec l'Union. En outre, les pays de la région ont bénéficié d'un rattachement aux réseaux transeuropéens des transports et de l'énergie et ils bénéficient tous, à l'exception du Kosovo, d'un accord prévoyant pour leurs citoyens un régime d'exemption de visa pour voyager dans l'Union 80 ( * ) .

Parallèlement, l'ancrage des pays des Balkans occidentaux dans le camp occidental a progressé par l'adhésion à l'Alliance atlantique de l'Albanie et de la Croatie (2009), puis du Monténégro (2017) et de la Macédoine du Nord (2020). Enfin, la politique européenne vis-à-vis des Balkans occidentaux s'appuie sur des instruments financiers permettant d'apporter un soutien substantiel comme en témoigne l'aide européenne d'un montant de 3,3 Md€ en réponse à la crise sanitaire ou encore l'aide à la reprise économique fixée à 9 Md€ sur la période 2021-2027 81 ( * ) .

Cependant, malgré l'entrée dans l'Union européenne de la Croatie en 2013, le bilan de la politique d'intégration dans les Balkans occidentaux près de dix ans après le sommet de Thessalonique témoigne de la persistance de blocages institutionnels qui ralentissent le processus d'adhésion. Ainsi parmi les pays des Balkans occidentaux, seuls la Serbie et le Monténégro ont ouvert les négociations d'adhésion avec l'Union et ils n'ont clôturé à titre provisoire respectivement que deux et trois chapitres de négociations sur les trente-cinq qui composent les négociations d'adhésion. Dans le cas de l'Albanie et de la Macédoine du Nord, les négociations d'adhésion ont été ouvertes le 19 juillet 2022 par la convocation simultanée des deux premières conférences intergouvernementales afférentes à ces deux pays. L'ouverture de ces négociations, permise par la forte implication de la diplomatie française au premier trimestre 2022 au cours de la présidence française du Conseil de l'Union (PFUE), était une priorité alors qu'à la date d'ouverture des négociations, cela faisait plus de deux ans que les ministres des affaires étrangères avaient consacré dans les conclusions du Conseil en date du 25 mars 2020 leur accord pour l'ouverture de ces négociations. Ce retard dans l'ouverture des négociations, qui est lié à un contentieux bilatéral entre la Bulgarie et la Macédoine du Nord portant sur la reconnaissance des « origines bulgares » de la Macédoine du Nord, a été d'autant plus préjudiciable qu'il est intervenu après que la Macédoine du Nord a adopté en 2019 une réforme constitutionnelle pour résoudre un différend avec la Grèce relative à son appellation.

Les raisons de la situation de blocage actuelle de la politique d'élargissement dans les Balkans sont multiples. En premier lieu, elle relève de l'émergence d'un phénomène de « fatigue de l'élargissement » au sein des pays déjà membres de l'Union. En second lieu, elle s'explique par le maintien de divergences profondes entre les situations économiques des pays des Balkans et ceux de l'Union européenne : les PIB par habitant des pays de la zone vont de 47% pour le Monténégro, à 26% pour le Kosovo, de la moyenne au sein de l'Union. Selon des extrapolations en date de 2019, la durée nécessaire pour que ces pays atteignent la moyenne de l'Union se situerait entre 60 et 200 ans. En troisième lieu, la politique à adopter dans les Balkans occidentaux ne fait pas l'objet d'un consensus entre les États membres. Sur ce sujet, les États membres sont divisés entre les pays favorables à une adhésion rapide, en assouplissant si nécessaire les critères d'adhésion, et les pays favorables au fait d'exercer une pression plus forte sur les États candidats de la région pour accélérer le processus de réforme institutionnelle et permettre une adhésion sans assouplissement des critères actuels. La division des États membres sur ce sujet est par ailleurs illustrée par le fait que l'indépendance du Kosovo n'est pas reconnue par cinq États membres de l'Union 82 ( * ) .

Les divisions de l'Union européenne et l'absence d'avancée concrète dans le processus d'adhésion portent atteinte à la crédibilité de l'Union dans la région et a des conséquences sur la popularité de l'Union européenne dans les pays des Balkans : à titre d'exemple, la proportion des sondés faisant confiance à l'Union européenne en Macédoine du Nord est passée de 46% en 2019 à 9% en mars 2022 83 ( * ) .

Si le projet de « communauté politique européenne » évoqué par le Président de la République française au Parlement européen le 9 mai 2022 a notamment pour objet de répondre à ces dysfonctionnements de la procédure actuelle d'adhésion, les rapporteures relèvent l'urgence de réformer la politique européenne dans les Balkans occidentaux pour assurer le maintien de l'influence européenne, au regard notamment de l'influence croissante exercée dans ces pays par des puissances extérieures.

État d'avancement des candidatures à l'Union des pays des Balkans occidentaux

Monténégro . Le Monténégro a présenté sa candidature en décembre 2008. Il a obtenu le statut de pays candidat en décembre 2010. Les négociations d'adhésion ont débuté en juin 2012.

Serbie . La Serbie a présenté sa candidature en décembre 2009. Elle a obtenu le statut de pays candidat en mars 2012. Les négociations d'adhésion ont débuté en janvier 2014.

Macédoine du Nord . La Macédoine du Nord a présenté sa candidature en mars 2004. Elle a obtenu le statut de pays candidat en décembre 2005. Les négociations d'adhésion ont débuté en juillet 2022.

Albanie . L'Albanie a présenté sa candidature en avril 2009. Elle a obtenu le statut de pays candidat en juin 2014. Les négociations d'adhésion ont débuté en juillet 2022.

Bosnie-Herzégovine . La Bosnie-Herzégovine a présenté sa candidature en février 2016. Le pays n'a pas obtenu le statut de candidat.

Kosovo . Le Kosovo n'a pas encore présenté de candidature.

b) Les puissances extérieures exercent une influence croissante dans les Balkans occidentaux en s'appuyant sur une coopération dans les domaines économique, diplomatique et sécuritaire

Le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 a illustré l'importance géostratégique des Balkans occidentaux, qui sont particulièrement vulnérables à l'infiltration par les réseaux d'influence russes qui y ont diffusé des messages de désinformation sur le déroulement de la guerre et les motifs de son déclenchement.

La Serbie, en dépit de son vote en faveur de la résolution de l'Assemblée générale des Nations unies (AGNU) condamnant l'invasion russe de l'Ukraine 84 ( * ) , a revendiqué le fait d'adopter une position neutre dans le conflit et elle a refusé d'appliquer les mesures de rétorsions économiques adoptées à l'échelle de l'Union européenne, alors même que la Serbie a ouvert des négociations d'adhésion avec l'Union en 2014. La signature en avril 2022 d'un accord relatif à la livraison de gaz en Serbie par la Russie, justifié notamment par la dépendance de la Serbie à la Russie à hauteur de 90% pour son gaz, illustre les leviers dont disposent les puissances extérieures pour exercer dans cette région une influence de nature à perturber le processus d'intégration à l'Union européenne. Parmi ces puissances extérieures, l'influence chinoise et turque croît dans la région à côté de celle exercée traditionnellement par la Russie.

En premier lieu, la Russie s'appuie sur la Republika Srpska et sur la Serbie pour exercer une influence culturelle, diplomatique et militaire dans les Balkans occidentaux. En Bosnie-Herzégovine, les autorités russes appuient la paradiplomatie de la Republika Srpska, entité fédérée dont les revendications sécessionnistes ont été renforcées depuis l'arrivée au pouvoir en 2006 de Milorad Dodik. La Russie a ainsi bénéficié de sa proximité culturelle et religieuse avec les Serbes de Bosnie-Herzégovine, l'Église orthodoxe jouant un rôle de facilitateur diplomatique, pour nouer plusieurs partenariats directs avec la Republika Srpska : les ministères de l'intérieur russe et de la Republika Srpska coopèrent depuis 2004 ce qui a permis à la police de la Republika Srpska d'obtenir des transferts de technologie et la coopération a été consolidée par la signature en 2015 d'un mémorandum d'assistance entre les deux parties. En Serbie, la Russie exerce également une influence diplomatique et stratégique en s'appuyant sur sa proximité culturelle avec ce pays. Sur le plan diplomatique, la Russie a soutenu la Serbie dans sa campagne internationale contre la reconnaissance de l'indépendance du Kosovo. Sur le plan militaire, les deux pays ont signé en 2013 un partenariat stratégique et ont organisé depuis plusieurs exercices en commun. Sur le plan économique, il est à relever qu'au-delà de la dépendance énergétique de la Serbie aux exportations de gaz russe, les deux pays ont signé un accord de libre-échange en 2000 et que la Serbie bénéficie depuis 2019 d'un accord commercial avec l'Union économique eurasiatique.

En deuxième lieu, la Chine est un acteur plus récent dans cette région qui développe des partenariats économiques et sécuritaires de nature à renforcer la portée de son influence sur le pourtour méditerranéen. Sur le plan économique, la Chine s'appuie dans la région sur son format « 16+1 », anciennement « 17+1 » jusqu'au retrait de la Lituanie en 2021, qui réunit des pays d'Europe centrale et orientale incluant l'ensemble des pays des Balkans occidentaux à l'exception du Kosovo qui n'est pas reconnu par la Chine. Dans le cadre de son plan d'investissement massif des « nouvelles routes de la soie » ( Belt and Road Initiative ou BRI), la Chine a investi 14,6 Md$ dans les Balkans occidentaux entre 2015 et 2019, dont 10 Md$ en Serbie 85 ( * ) . Malgré son implication relativement récente dans la région, la Chine représente déjà 20% des stocks d'investissements directs à l'étranger (IDE) en Europe de l'Est. Alors que ces investissements prennent le plus souvent la forme de prêts, ils sont susceptibles de présenter un risque de ralentissement des réformes de gouvernance dans les pays de la région. À titre d'exemple, la Chine est devenu le premier bailleur de fonds bilatéral du Monténégro en lui accordant un prêt de 1,1 Md€ pour la construction d'une autoroute, ce qui représente 25% de son PIB. Parallèlement la Chine renforce également sa présence régionale sur les plans diplomatique et culturel. Elle a financé à ce titre l'ouverture dans les Balkans occidentaux de « classes Confucius » dans les écoles primaires et secondaires pour consolider son influence. Sur le plan sécuritaire, les ministres de l'intérieur chinois et serbes ont adopté en mai 2019 un mémorandum prévoyant une coopération entre les deux pays dans le domaine de la lutte contre la cybercriminalité qui prévoit des exercices conjoints de certaines unités de police. Ce rapprochement a eu des conséquences diplomatiques et il est à relever que la Serbie est le seul pays des Balkans à avoir soutenu la Chine aux Nations unies sur la question du traitement de la minorité ouïgour au Xinjiang.

En troisième lieu, la Turquie entend décliner sa logique de puissance régionale dans les Balkans occidentaux, en s'appuyant notamment sur le développement de liens culturels avec la communauté musulmane présente dans les Balkans. Dans une perspective « néo-ottomane » qui est en cohérence avec le reste de son action internationale, la Turquie a soutenu la restauration des monuments de la période ottomane dans les Balkans et finance des actions de soutien à la culture et à la langue turque dans la région et valorisant son passé ottoman 86 ( * ) . Parallèlement, la Turquie a noué des relations bilatérales nourries avec l'Albanie et le Kosovo, avec lesquels elle est liée par des accords de coopération militaire respectivement depuis 1992 et 2012.

En conclusion, les rapporteures relèvent qu'alors que l'Union européenne demeure le principal partenaire des pays de la région sur le plan stratégique et économique, l'Union européenne représentant 69% des échanges commerciaux des Balkans en 2019, il existe un risque que les puissances extérieures soient en mesure d'influencer la perception de l'action de l'Union européenne par les populations des pays concernés. Les sondages récents réalisés en Serbie avant l'invasion de l'Ukraine estimaient par exemple que 60% des citoyens serbes avaient une image positive de la Russie contre 27% seulement pour l'Union européenne 87 ( * ) . La crédibilité de l'Union européenne et la consolidation de son influence dans cette zone suppose de renforcer sa capacité à valoriser son action dans les Balkans occidentaux.

2. L'internationalisation de la guerre civile en Libye illustre le risque de « moyen-orientalisation » des conflits en Méditerranée

Depuis l'intervention armée des forces de l'Alliance atlantique en 2011 ayant conduit à la chute du régime de Muammar Kadhafi, la Libye s'est trouvée au centre des stratégies d'influence de plusieurs pays qui entendent défendre leurs intérêts en Méditerranée. Au-delà des importantes ressources énergétiques du pays, qui constituent la première réserve pétrolière d'Afrique avec un volume estimé à 48 Md de barils 88 ( * ) , la position stratégique de la Libye dans le voisinage immédiat des pays du sud de l'Europe a justifié l'immixtion dans la guerre civile libyenne de nombreux acteurs étrangers. Par leurs interventions indirectes en Libye, les puissances globales ou régionales impliquées en Méditerranée ont contribué à empêcher l'émergence d'une solution politique à long terme, chaque pays soutenant des camps opposés dans la guerre civile. Ces interventions extérieures en Libye ont eu par conséquent pour effet d'instrumentaliser la guerre civile libyenne qui est devenue un moyen d'affrontement indirect entre puissances rivales, participant, selon la formule de l'amiral Ausseur, à « une forme de moyen-orientalisation de la géopolitique du bassin méditerranéen » 89 ( * ) . Dans le cas de la Libye, cette internationalisation du conflit a concerné en premier lieu trois acteurs de la région qui se sont particulièrement investis pour exercer une influence sur l'évolution du pays : la Russie, la Turquie, et, dans une moindre mesure, l'Égypte.

En premier lieu, la Russie a déployé des moyens diplomatiques et paramilitaires pour défendre ses intérêts stratégiques et économiques en Libye, qui avait été menacés par l'intervention des forces de l'OTAN en 2011. En effet, alors que la Russie, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, avait fait le choix de s'abstenir et de ne pas opposer son veto à l'adoption le 17 mars 2011 de la résolution 1973 du Conseil de sécurité sur le fondement de laquelle les forces de l'Alliance sont intervenues militairement en Libye, la chute du régime de Muammar Kadhafi a représenté une perte économique importante pour la Russie. Au-delà des pertes subies par les entreprises russes exerçant une activité dans le secteur de l'énergie en Libye comme Gazprom et Lukoil, les entreprises industrielles de défense russes avait des liens forts avec l'ancien régime libyen et les pertes associées à sa chute sont estimées à 6,5 Md$ 90 ( * ) .

Pour faire contrepoids à l'influence exercée par les Frères musulmans et par la Turquie auprès du Gouvernement d'accord national (GNA) installé à Tripoli, la Russie a fait le choix à partir de 2015 de soutenir l'Armée nationale libyenne (ANL) représentée par Khalifa Haftar qui s'est rendu à Moscou dès juin 2016 et a été reçu à bord du porte-avion russe Amiral Kouznetsov au large de la Libye en janvier 2017, où il a échangé lors d'une visioconférence avec le ministre de la défense russe. Outre cette reconnaissance officielle apportée à Khalifa Haftar, la Russie s'est impliquée militairement sur le sol libyen par le biais de miliciens du groupe Wagner, qui a déployé 1 200 hommes en Libye qui ont joué un rôle important dans l'offensive de l'Armée nationale libyenne (ANL) en Tripolitaine au printemps 2019. Si ce soutien n'a pas permis à l'Armée nationale libyenne (ANL) de prendre Tripoli, la Russie est intervenue activement au mois de mai 2020 en déployant huit avions de combat (six MiG-29 et deux Sukhoï SU-24) en Libye pour faire barrage à l'éventualité d'une contre-offensive dirigée contre les troupes de Khalifa Haftar dans la région de Syrte où se trouve la base aérienne d'al-Jufra.

Enfin, depuis l'échec des troupes de l'Armée nationale libyenne (ANL) pour prendre Tripoli, il est à relever que la Russie exerce une fonction de médiateur pour laquelle elle s'appuie sur le fait qu'elle a maintenu des liens avec l'ensemble des interlocuteurs en Libye, y compris auprès du Gouvernement d'accord national (GNA) dont l'ancien vice-président du conseil présidentiel Ahmed Maetig qui a été reçu à Moscou en juin 2020. En adoptant cette position de médiateur et en dialoguant avec les différents acteurs impliqués dans la guerre civile, la Russie se place dans une position stratégique pour défendre ses intérêts, y compris économiques, dans le processus de reconstruction de la Libye.

Source : FMES, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, (c) P. Orcier

En deuxième lieu, la Turquie a renforcé son influence dans le bassin méditerranéen par une intervention militaire risquée en Libye qui lui a permis de jouer un rôle décisif dans la résistance du Gouvernement d'accord national (GNA) face à l'offensive de l'Armée nationale libyenne (ANL) contre Tripoli. Cette intervention militaire, approuvée par un vote du parlement turc le 2 janvier 2020, a permis à la Turquie de réaffirmer sa présence sur un territoire avec lequel elle entretient des liens historiques dans la mesure où la Tripolitaine était placée sous le contrôle de l'Empire ottoman jusqu'à la guerre italo-turque de 1911-1912. Alors que cette intervention militaire ne bénéficiait pas du soutien de la population turque, qui y était défavorable à hauteur de 58%, elle a finalement joué un rôle décisif pour empêcher les troupes de l'Armée nationale libyenne (ANL) de prendre Tripoli 91 ( * ) . L'efficacité de l'engagement opérationnel de la Turquie dans la guerre civile s'explique d'abord par le déploiement rapide de mercenaires syriens dont le nombre atteignait déjà 2 000 le 15 janvier 2020 avant d'être porté à 3 800 au printemps de la même année. Les succès de l'armée turque en Libye s'explique ensuite par l'utilisation sur ce théâtre des drones Bayraktar TB2 qui ont joué un rôle déterminant lors de la contre-offensive du Gouvernement d'accord national (GNA) et ont notamment permis la destruction de neuf systèmes de défense anti-missile russes Pantir S-1.

Depuis le cessez-le-feu d'octobre 2020, le maintien d'une présence militaire sur le territoire libyen et la proximité de la Turquie avec les autorités du Gouvernement d'unité national (GNU), et en particulier avec Abdel Hamid Dbeibah, donnent à la Turquie des perspectives de renforcement de sa coopération économique et financière avec la Libye. En matière énergétique, la Turquie a signé à ce titre en novembre 2019 un accord avec le Gouvernement d'accord national (GNA) sur l'établissement de contrats d'infrastructure après la fin de la guerre civile. En septembre 2020, la Turquie a engagé des négociations avec le Gouvernement d'accord national (GNA) et la National Oil Corporation (NOC) libyenne sur la production d'électricité et la construction de pipelines. Plus récemment, la Turquie a continué de resserrer ses liens économiques avec la Libye en annonçant en février 2021 l'ouverture d'un centre logistique en Libye pour faciliter les exportations agricoles et de biens manufacturés vers l'ouest de la Libye puis en août 2021 en signant un accord avec la banque centrale libyenne pour faciliter la coopération dans le secteur bancaire.

En troisième lieu, l'Égypte s'est également impliquée dans le conflit civil en Libye pour défendre ses intérêts sécuritaires et économiques. La stabilité politique de la Libye constitue en effet un enjeu direct pour l'Égypte qui partage avec le territoire libyen une frontière longue de 1 115 kilomètres qui constitue une zone de trafics d'armes ayant un effet déstabilisateur en Égypte. Par ailleurs, le régime du président al-Sissi a mis en place une stratégie affirmée de lutte contre le mouvement des Frères musulmans à l'intérieur et à l'extérieur des frontières égyptiennes. Alors que les Frères musulmans ont été déclarés organisation terroriste par les autorités égyptiennes en novembre 2013, l'un des objectifs de l'implication de l'Égypte dans la guerre civile libyenne était d'empêcher l'établissement d'un pouvoir dominé par les Frères musulmans et susceptible de servir de refuge aux Frères musulmans égyptiens.

Dans le but d'affaiblir le Gouvernement d'accord national (GNA), qui était perçu comme proche des Frères musulmans, l'Égypte a rapidement soutenu les troupes de l'Armée nationale libyenne (ANL) en apportant son soutien politique à Khalifa Haftar dès le mois de mai 2014. Si elle n'est jamais intervenue directement dans le conflit, l'Égypte a néanmoins été l'un des acteurs importants de l'internationalisation de la guerre civile en fournissant des armes et une formation militaires aux unités de l'Armée nationale libyenne (ANL). L'Égypte a également mis à disposition deux bases aériennes proches de la frontière, dont notamment la base de Sidi Barrani, pour faciliter les frappes aériennes menées par les Mirage 2000 de l'armée de l'air des Émirats arabes unis (EAU) 92 ( * ) .

Depuis le retrait des troupes menées par Khalifa Haftar en juin 2020, l'Égypte a cessé de soutenir l'hypothèse d'une solution militaire et elle entend jouer un rôle de médiateur entre les différentes parties prenantes, comme en témoigne le déroulement au Caire en octobre 2021 des négociations entre la Chambre des représentants située à Tobrouk (Cyrénaïque) et le Haut Conseil d'État (Tripolitaine). Pour s'adapter à la dynamique de paix engagée par la signature du cessez-le-feu du 23 octobre 2020, l'Égypte entend désormais réduire le poids des Frères musulmans au sein du pouvoir libyen par une diplomatie d'influence et elle est impliquée pour assurer la place de l'Égypte dans la reconstruction de la Libye. À ce titre, la chambre économique égypto-libyenne a estimé à 2 M le nombre de travailleurs égyptiens qui seront impliqués dans la reconstruction des infrastructures affectées par la guerre. Sur le plan diplomatique, ce rapprochement a été matérialisé en avril 2021 par la visite à Tripoli du premier ministre égyptien Moustapha Madbouly, accompagné par onze membres de son gouvernement, qui s'est traduite par la signature de onze accords de coopération dans de nombreux domaines politiques, économiques et culturels 93 ( * ) .

Les rapporteures relèvent pour conclure que les multiples interventions internationales en Libye depuis 2011 illustrent non seulement la volonté croissante des puissances impliquées dans la région de défendre leurs intérêts économiques et diplomatiques y compris par le biais d'affrontements indirects, mais également le risque de marginalisation des pays occidentaux comme en témoigne la place centrale du dialogue bilatéral russo-turc dans la stabilisation de la situation politique et la reconstruction de la Libye.


* 80 F. Marciacq, mars 2019, « L'Union européenne a-t-elle encore une stratégie en matière d'élargissement ? »

* 81 F. Marciacq, septembre 2021, « L'Union européenne et les Balkans occidentaux. Convergence sur fond de rivalité de puissance » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid.

* 82 Chypre, Espagne, Grèce, Roumanie, Slovaquie.

* 83 Audition du ministre des affaires étrangères de Macédoine du Nord par la commission des affaires étrangères du Parlement européen le 21 mars 2022.

* 84 Résolution ES-11/1 de l'Assemblée générale des Nations unies adoptée le 2 mars 2022

* 85 Institut de recherche stratégique et militaire (IRSEM), A. Sainovic, juillet 2020, « Le positionnement stratégique des États des Balkans occidentaux face aux puissances extérieures », Note de recherche n°103

* 86 F. Bieber, N. Tzifakis, juin 2019, « The Western Balkans as a Geopolitical Chessboard ? Myths, Realities and Policy Options »

* 87 F. Marciacq, septembre 2021, « L'Union européenne et les Balkans occidentaux. Convergence sur fond de rivalité de puissance » in IFRI, septembre 2021, RAMSES 2022. Au-delà du Covid

* 88 E. Dupuy, 29 septembre 2021, « Libye : fragiles espoirs de paix »

* 89 Fondation méditerranéenne d'études stratégiques (FMES), P. Ausseur, 2022, Atlas stratégique de la Méditerranée et du Moyen-Orient, « Préface », p. 13

* 90 A. Mohammedi, automne 2021, « Stratégies russes en Libye : le déploiement d'une politique étrangère multifacette » in Confluences Méditerranée, n°118

* 91 S. Ramani, automne 2021, « Turkey's Evolving Strategy in Libya : A Winning Gambit for Erdogan ? » in Confluences Méditerranée, numéro 118

* 92 H. Mourad, automne 2021, « Égypte : affaiblir les islamistes en Libye » in Confluences Méditerranée, numéro 118

* 93 Les accords de partenariat couvrent les secteurs de la main d'oeuvre, de l'investissement, de l'industrie, des infrastructures, des transports, de la communication, de l'énergie, du logement, de la santé, de l'éducation, des médias et de la culture.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page