II. TROIS SCÉNARIOS CONSTITUTIONNELS POSSIBLES

Les auditions de la délégation ont conduit à dégager trois principaux scénarios compte tenu des revendications ou souhaits exprimés lors des auditions.

Ces scénarios se concentrent sur le cadre constitutionnel applicable aux outre-mer de manière générale. En effet, l'objet du rapport n'est pas de détailler ou de préconiser pour chaque outre-mer un statut ou une organisation administrative particulière. En revanche, la démarche de la délégation est de faire en sorte que le cadre constitutionnel ne soit pas un obstacle aux évolutions souhaitées. Il faut aussi rappeler qu'une révision constitutionnelle n'appelle pas automatiquement une évolution des statuts. Elle peut ouvrir des possibilités, sans être prescriptive.

Enfin, il convient de préciser que les trois scénarios ne sont pas exclusifs les uns des autres. Ainsi, la révolution des méthodes exposée dans le scénario 1 est aussi souhaitable dans les scénarios 2 et 3.

A. PREMIER SCÉNARIO : LE STATU QUO CONSTITUTIONNEL, LA RÉVOLUTION DES MÉTHODES

Compte tenu des réticences, voire du manque d'intérêt de plusieurs territoires pour une révision du cadre constitutionnel des outre-mer, le premier scénario serait celui du statu quo.

Cette option conservatrice maintiendrait la distinction 73-74 qui, en dépit de l'affaiblissement de la dichotomie observée depuis 2003, conserve une portée politique et symbolique forte entre, d'une part, des territoires demeurant dans une logique d'assimilation ou de proximité normative par rapport au territoire métropolitain et, d'autre part, des territoires cultivant leurs spécificités.

Dans ce scénario, les outre-mer de l'article 73 les plus désireux d'évoluer, en particulier la Guyane et la Martinique demandeuses d'un pouvoir normatif autonome, devraient faire le choix de basculer dans l'article 74.

Pour autant, le statu quo constitutionnel ne saurait être synonyme d'immobilisme. Comme vu supra, les critiques sont nombreuses contre l'action de l'État et appellent des réponses.

La principale serait que l'État réinterroge son organisation sur les territoires, sa stratégie, sa capacité à déroger et ses méthodes d'élaboration des lois et décrets pour les adapter aux outre-mer.

Certaines dispositions organiques pourraient aussi être modifiées, notamment celles concernant les habilitations.

Ce scénario présente plusieurs avantages. Il évite de rouvrir des débats localement porteurs de division, en particulier à La Réunion ou à Mayotte. Il évite aussi de disperser des moyens (managériaux, financiers, expertises) qui pourraient être employés immédiatement à l'amélioration des politiques publiques du quotidien en souffrance. Enfin, il oblige l'État et les collectivités à réinventer leurs relations et à utiliser des outils existants ignorés ou délaissés.

Il a toutefois beaucoup d'inconvénients.

Le premier est de bloquer certains territoires désireux de plus de responsabilité, voire d'autonomie, qui ne souhaitent pas faire un choix ontologique entre les articles 73 et 74. C'est notamment le cas de la Guyane et de la Martinique.

Le second est que sa bonne réalisation dépend de la capacité de l'État à modifier en profondeur et durablement ses pratiques et son organisation pour élaborer des textes et des politiques publiques « cousus main » pour les outre-mer. Cela suppose une volonté forte, constante, un changement de méthode et des moyens renforcés. Il est notamment indispensable que la direction générale des outre-mer (DGOM) retrouve des effectifs conséquents qui lui permettent de jouer pleinement son rôle interministériel et de peser sur l'élaboration de la norme dans tous les domaines.

Or, force est de constater que malgré les engagements réguliers des responsables politiques, les outre-mer demeurent dans les marges de la fabrique de la norme. Pour reprendre les propos de Jean-François Merle lors du colloque organisé en partenariat avec l'AJDOM le 29 juin dernier, « on ne pourra pas obtenir d'évolution substantielle sans modifier conceptuellement l'organisation, l'élaboration et la construction de la norme ».

1. Développer la contractualisation et la co-construction des politiques publiques

Les personnalités auditionnées par la délégation ont presque autant prononcé les mots « contractualisation », « co-construction » et « partenariats » que ceux d'« autonomie » et de « différenciation ».

Cette approche est celle que l'État privilégie depuis quelques années, les contrats de convergence et de transformation en étant la dernière expression.

Les travaux de concertation et de consultation dans la perspective du prochain CIOM s'inscrivent aussi dans cette logique. Selon le ministre délégué chargé des outre-mer, l'objectif est bien de décliner des contrats de plan territorialisés pour chaque outre-mer, les enjeux étant très différents selon les territoires.

Cette approche devrait être étendue à tous les domaines, y compris ceux relevant de la compétence exclusive ou principale de l'État comme l'éducation ou la santé. C'est bien la notion de co-construction qui émerge, à défaut d'une cogestion.

La loi 3DS8(*) a posé quelques jalons, y compris pour les collectivités métropolitaines, par exemple en renforçant le poids des représentants des collectivités au sein du conseil d'administration des agences régionales de santé. Elle a également élargi les mécanismes de différenciation, en particulier les délégations de compétence ad hoc entre collectivités.

On observera que ces demandes de contractualisation et de co-construction rejoignent des préoccupations partagées par les collectivités hexagonales.

2. Pas de décentralisation sans une vraie déconcentration

Plus de responsabilité des outre-mer et plus de co-construction ne peuvent se concevoir sans une déconcentration massive avec le préfet en chef de file.

Le constat est en effet celui d'un préfet privé de nombreux leviers, sans marges de manoeuvre. L'État est éclaté (préfecture, ARS, rectorat, DRFIP, agences diverses), les crédits trop fléchés, les appels à projet nationaux mal calibrés. Plus encore que dans l'Hexagone, le préfet doit réellement piloter les moyens de l'État dans les outre-mer pour adapter les politiques, voire y déroger lorsque les conditions du décret n° 2020-412 du 8 avril 2020 relatif au droit de dérogation reconnu au préfet sont réunies.

3. Réviser les outils de participation des collectivités ultramarines à l'élaboration de la norme
a) Les avis préalables

En l'état, les avis préalables recueillis auprès des collectivités ultramarines saisies n'ont aucun intérêt, si ce n'est de satisfaire à une obligation légale.

Dans leur conception, ces avis sont sollicités beaucoup trop tard et doivent être rendus dans des délais très courts. Ils ne seraient utiles que s'ils venaient ponctuer une phase officieuse de consultation très en amont de la préparation des projets de loi ou de règlement, ce qui est rarement le cas.

Les demandes d'avis devraient donc être précédées obligatoirement d'une première phase de consultation au stade de la réalisation de l'étude d'impact jointe obligatoirement à tout projet de loi.

Les études d'impact doivent être elles-mêmes approfondies, suivant en cela les récentes préconisations de la Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales9(*).

Une recommandation du Sénat devenue effective : la transmission au Premier ministre et au Parlement des propositions de modifications législatives ou réglementaires présentées par les territoires ultramarins

La proposition n° 43 du groupe de travail sur la décentralisation du Sénat de juillet 2020 demandait à ce que les propositions de modifications législatives ou réglementaires présentées par les collectivités ultramarines soient aussi transmises au Parlement.

Cette proposition émanait des travaux de Michel Magras et avait été reprise comme proposition n° 5 du rapport de la Délégation sénatoriale aux outre-mer sur la différenciation.

En effet, si le code général des collectivités territoriales permettait aux collectivités ultramarines, départements ou régions, d'adopter des propositions de modifications législatives ou réglementaires, les modalités de leur transmission n'étaient pas satisfaisantes. Seuls le Premier ministre et le préfet en étaient destinataires. Pas le Parlement.

Cette proposition a été reprise lors de l'examen de la loi dite 3DS10(*). Désormais, le Parlement est également destinataire de ces propositions, mais seulement lorsqu'elles concernent le domaine de la loi.

On soulignera aussi la circulaire n° 6390-SG du 13 janvier 2023 relative au suivi des propositions de différenciation et d'adaptation par les collectivités territoriales. Cette circulaire précise les conditions d'application de l'article 2 de la loi 3DS qui a étendu à tous les départements la possibilité de proposer au Gouvernement des modifications législatives ou réglementaires. Une adresse électronique unique a été désignée. La Première ministre en accusera réception dans un délai de quinze jours et les ministères concernés devront fournir dans un délai de deux mois maximum des éléments de réponse permettant à la Première ministre de répondre. Chaque année, un rapport sera établi rassemblant les propositions et les suites qui leur auront été données. Il sera transmis au Conseil national de l'évaluation des normes et au Parlement.

b) Pour une revue générale des normes outre-mer : dupliquer le précédent du code rural et de la pêche maritime

L'ordonnance n° 2016-391 du 31 mars 2016 a recodifié les dispositions relatives aux outre-mer du code rural et de la pêche maritime. Cette recodification s'est faite à droit non constant, l'ordonnance ayant « adapté les dispositions applicables aux collectivités à l'évolution des caractéristiques et contraintes particulières à leurs territoires ».

Cette ordonnance fut préparée selon une méthode qui, à notre connaissance, n'a pas eu de précédents. Jean-François Merle, conseiller d'État, qui était en charge de cette recodification, a conduit un travail bilatéral exceptionnel avec chaque territoire, passant en revue l'ensemble des dispositions du code -- chapitre par chapitre, article par article -- et en se rendant dans les territoires pour échanger directement avec les principaux responsables locaux chargés d'appliquer les textes.

Cette approche très directe, presque artisanale, a permis de toiletter l'ensemble d'un code, dans un délai raisonnable (moins de 18 mois), en le co-élaborant avec les territoires.

La délégation estime que cette expérience devrait être dupliquée sur l'intégralité des codes. Annoncée suffisamment tôt pour laisser le temps aux territoires de se concerter et d'arrêter certains arbitrages plus politiques, cette méthode permettrait de passer en revue toute la législation outre-mer. Systématisée, elle permettrait aussi de faire monter en compétence des juristes sur les outre-mer sur une période relativement courte et d'accumuler de l'expérience qui serait mise à profit d'un code sur l'autre.

c) Les habilitations de l'article 73

Comme vu supra, le recours à ces habilitations fait l'objet de nombreuses critiques en raison de sa complexité, en dépit d'améliorations apportées en 2011 et 2013 pour assouplir la durée de validité des demandes d'habilitation et des habilitations.

Pour autant, en l'état du texte constitutionnel, il paraît difficile d'aller beaucoup plus loin dans la simplification de la procédure de mise en oeuvre.

Michel Magras, dans son rapport sur la différenciation territoriale outre-mer, préconisait de recourir à la procédure de législation en commission pour examiner les demandes d'habilitations législatives. Cette proposition demeure valable et ne nécessite pas de faire évoluer les textes.

Le potentiel des habilitations paraît donc sous-exploité et le manque d'ingénierie locale est le principal facteur d'explication avancé. C'est sur cet aspect qu'il faut progresser.

L'État a un rôle à jouer pour accompagner les collectivités dans la mise en oeuvre des habilitations et ne peut se cantonner à un rôle de contrôleur. Cette préconisation rejoint celles relatives à la co-construction des politiques publiques et de renforcement de l'expertise outre-mer.

Les prochains contrats de plan territorialisés devraient comprendre un volet juridique dans lequel un accompagnement de l'État sur certains domaines législatifs ou réglementaires serait pré-identifié.

Une demande d'habilitation ne doit pas être perçue comme un empiètement sur les compétences normales de l'État, mais comme une autre modalité de l'adaptation des politiques publiques aux caractéristiques des outre-mer.

4. Contraindre par les études d'impact

Conformément à l'article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution, « les projets de loi font l'objet d'une étude d'impact. Les documents rendant compte de cette étude d'impact sont joints aux projets de loi dès leur transmission au Conseil d'État. Ils sont déposés sur le bureau de la première assemblée saisie en même temps que les projets de loi auxquels ils se rapportent ».

Ce même article dispose que les études d'impact « exposent avec précision [...] les conditions d'application des dispositions envisagées dans les collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution, en Nouvelle-Calédonie et dans les Terres australes et antarctiques françaises, en justifiant, le cas échéant, les adaptations proposées et l'absence d'application des dispositions à certaines de ces collectivités ».

Enfin, l'article 9 dispose que « la Conférence des Présidents de l'assemblée sur le bureau de laquelle le projet de loi a été déposé dispose d'un délai de dix jours suivant le dépôt pour constater que les règles fixées par le présent chapitre sont méconnues ».

Or, les études d'impact sont rarement très détaillées sur les outre-mer11(*). Par ailleurs, l'évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, qui doit figurer dans toutes les études d'impact, ne porte que rarement une attention particulière aux territoires ultramarins, sur lesquels un projet de loi peut avoir des impacts divergents.

Un respect exigeant de ces obligations légales, le cas échéant par la constatation de leur méconnaissance par la Conférence des Présidents, obligerait les administrations à réellement considérer le volet outre-mer.

Pour aller encore plus loin, il conviendrait que les études d'impact justifient non seulement les adaptations proposées, mais également l'absence d'adaptations. La loi organique du 15 avril 2009 pourrait être modifiée en ce sens, afin d'inverser le principe, l'adaptation devenant la norme.

5. Mettre le Parlement au coeur du processus d'adaptation

La proposition n° 42 du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation et pour le plein exercice des libertés locales du 2 juillet 2020 préconisait « d'adapter les normes nationales et les modalités de l'action des autorités de l'État aux caractéristiques et contraintes particulières des territoires ultramarins par une loi annuelle d'actualisation du droit des outre-mer ».

Le rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale outre-mer de 2020 précisait cette idée d'un rendez-vous annuel (proposition n° 1 du rapport). Une loi serait régulièrement examinée et réduirait le recours systématique aux ordonnances pour adapter les textes aux outre-mer.

Lors de son audition le 1er décembre 2022 par la délégation, l'ACCIOM a aussi soutenu cette idée. Dans sa contribution écrite, l'ACCIOM détaille la forme que prendrait ce rendez-vous annuel en renfort d'une contractualisation renforcée entre l'État et chaque territoire. Les contrats de convergence seraient même approuvés par le Parlement et comporteraient un volet habilitation et expérimentation.

Ce temps parlementaire pourrait aussi prendre la forme d'une semaine dédiée aux outre-mer en mars-avril chaque année, au cours de laquelle seraient inscrits :

- des travaux de contrôle sur la mise en oeuvre des contrats de convergence ou contrats cadre entre l'État et chaque territoire ;

- l'examen d'un projet de loi d'adaptation du droit des outre-mer, qui comprendrait notamment l'examen des habilitations demandées en application de l'article 73 de la Constitution.

La procédure de législation en commission pourrait être utilisée pour tout ou partie de ce texte.

En résumé, un rendez-vous annuel serait un réel progrès en cumulant de nombreux avantages :

remettre le Parlement au coeur des procédures d'ajustement et d'adaptation des normes. Les députés et sénateurs, avec des retours de leurs territoires respectifs, pourraient exercer leur droit d'amendement ;

- donner un calendrier aux administrations et ministères concernés ;

- mieux associer les collectivités ultramarines à l'élaboration de la loi et valoriser les propositions locales ;

- structurer et institutionnaliser la prise en compte des outre-mer dans l'élaboration des normes ;

- conforter la DGOM au centre de la mécanique interministérielle.

Cette semaine annuelle pourrait s'organiser soit de manière informelle, sur la base d'une pratique et d'un accord entre le Gouvernement et le Parlement validé dans le cadre de la Conférence des Présidents, soit par une modification de la Constitution.

6. Renforcer le rôle interministériel de la DGOM

L'affaiblissement des moyens de la DGOM est régulièrement pointé.

À la suite d'un contrôle portant sur les dépenses du cabinet du ministre des outre-mer12(*), la Cour des comptes a encore souligné que la DGOM, unique administration centrale du ministère, comptait 137 agents seulement, alors que les effectifs 2020 du cabinet et du bureau du cabinet atteignaient 65 agents (9 au cabinet et 56 au bureau du cabinet).

Déjà en novembre 2016, la Cour des comptes recommandait de « réexaminer la distribution des effectifs du ministère des outre-mer entre le cabinet et la direction pour renforcer la fonction prospective de celle-ci ».

Les moyens de la DGOM paraissent dérisoires compte-tenu de la diversité des outre-mer et de l'ampleur des rattrapages et défis à relever. Surtout, ils ne permettent pas d'assurer un suivi et un travail interministériel sur tous les textes nécessitant une adaptation aux caractéristiques des outre-mer (au-delà d'une simple adaptation légistique).

Ces constats sont anciens et avaient été largement relevés par la mission commune d'information outre-mer du Sénat du 7 juillet 200913(*). À l'époque, la DGOM comptait 129 agents.

La mission commune d'information du Sénat préconisait également, outre un renforcement des effectifs et de l'expertise, de faire de la DGOM une véritable administration de mission rattachée au Premier ministre. Enfin, dans chaque ministère technique, des pôles « outre-mer » devaient être créés ou renforcés. Si des progrès ont été enregistrés dans certains ministères, des marges de progression subsistent.

La mission commune d'information du Sénat avait proposé de faire de la DGOM une administration de mission et de coordination des politiques outre-mer, plutôt qu'une administration de gestion, dotée des moyens de cette ambition. Cette recommandation conserve toute sa pertinence en 2023.

7. Augmenter et mutualiser l'expertise légistique des outre-mer

L'exercice de compétences renforcées en matière normative requiert des collectivités qui les détiennent, ou qui les revendiquent, une expertise juridique forte. Or, parfois, cette expertise manque.

David Guyenne, président de la chambre de commerce et d'industrie (CCI) de la Nouvelle-Calédonie, a par exemple indiqué que « la Nouvelle-Calédonie dispose des compétences en matière de droit des assurances, de droit de la construction et de droit commercial. Or, notre droit commercial n'a pas évolué depuis 45 ans. Le droit des assurances nous conduit à mutualiser les risques sur un tout petit territoire alors que le principe même de l'assurance est de les mutualiser avec le plus de monde possible, par exemple avec la métropole. Sur les normes de construction, il est important de combiner les normes européennes avec les normes australiennes et néo-zélandaises pour construire dans la région.

Nous souhaitons que les textes soient automatiquement transférés de la métropole aux territoires, qui disposeront de 6 à 12 mois pour les adapter et non le transfert des compétences aux territoires, qui n'ont pas toujours les moyens de faire évoluer les textes rapidement. »

Sans aller jusqu'à envisager une rétrocession de compétences à l'État, il est certain que certains domaines législatifs sont extrêmement complexes et qu'il peut être difficile pour une petite collectivité d'adapter régulièrement sa législation aux besoins des acteurs, mais aussi à l'évolution de l'environnement juridique international, européen et national.

Cette difficulté a d'ailleurs pu conduire certaines collectivités de l'article 74 à renvoyer dans leur code à la législation nationale. C'est le cas par exemple du code de la route de Saint-Barthélemy qui rend applicable sur l'île l'immense majorité du code national.

Cette forme d'identité législative consentie permet aux collectivités compétentes de concentrer leur capacité et expertise normatives sur les seuls domaines où des modifications ou adaptations sont jugées nécessaires. Les adaptations peuvent se faire progressivement, au fur et à mesure de l'apparition des besoins.

Pour combler ces lacunes de l'expertise juridique, la proposition n° 2 du rapport de Michel Magras précité préconisait de mettre en commun les compétences juridiques des collectivités ultramarines, notamment pour recourir plus aisément aux habilitations de l'article 73. Cette mise en commun pourrait se faire dans le cadre d'un organe dédié, sur le modèle de l'association des pays et territoires d'outre-mer (l'OCTA) qui oeuvre pour la représentation des intérêts des pays et territoires d'outre-mer (PTOM) au niveau européen.

À côté de cette mise en commun, la Délégation sénatoriale aux outre-mer estime que l'État devrait également accompagner les collectivités ultramarines pour les aider à monter en puissance dans l'exercice de leurs compétences normatives. Le partenariat ou la co-construction des politiques publiques appelée de leurs voeux par la quasi-totalité des acteurs passe aussi par l'élaboration de la norme.

Sur les habilitations de l'article 73, l'État gagnerait à assister les collectivités dans la rédaction de leurs demandes d'habilitation, puis de la réglementation, plutôt que de se cantonner à un rôle de censeur-contrôleur.

Les habilitations ne sont qu'une autre forme de l'adaptation de la législation aux contraintes et caractéristiques des outre-mer.

8. Ajuster les lois organiques ou ordinaires spécifiques à certains outre-mer

L'objet du présent rapport n'est pas de faire des propositions de statut pour chaque outre-mer. Il s'attache principalement à identifier si certains voeux d'évolution sont empêchés en l'état du droit constitutionnel applicable aux outre-mer.

Toutefois, les auditions ont permis de faire émerger quelques propositions relevant de la loi organique ou de la loi ordinaire et relatives à tel ou tel territoire. Les tableaux et fiches de synthèse annexés au présent rapport en font état, ainsi que les comptes rendus des auditions.

On notera en particulier les propositions précises de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna.

Tout en réaffirmant le souhait de ne pas bouleverser ou refondre le statut en vigueur issu de la loi n° 61-814 du 29 juillet 1961, l'Assemblée territoriale s'est clairement exprimée en faveur de l'exercice du pouvoir exécutif par des autorités locales, et non plus par le représentant de l'État.

Lors de son audition, Munipoese Muli'aka'aka, président de l'Assemblée territoriale, a déclaré que « l'organisation actuelle avec le représentant de l'État qui assure l'exécutif local constitue un frein à la conduite de politiques publiques efficaces. Nous souhaitons que les deux institutions soient dissociées, pour que le représentant de l'État exerce pleinement ses missions relatives à l'État et que l'exécutif, assuré par une entité locale, exerce les siennes en faveur du territoire, en concertation avec l'État et non sous son autorité ».

D'autres améliorations sont aussi souhaitées : porter le nombre de conseillers territoriaux à 21, allonger la durée du mandat du président et de son bureau, confier l'exécutif territorial à une entité élue dans le respect et la préservation du rôle des chefferies coutumières.

Sur le pouvoir coutumier, socle des cultures wallisienne et futunienne, le souhait est qu'il soit mieux pris en compte.

Dans le domaine de la coopération internationale, la demande est que l'État autorise les élus à représenter le territoire au niveau régional dans les différentes conférences ou dans les forums.

À Mayotte, la volonté d'aller au bout de la départementalisation, et surtout de la régionalisation, a été martelée. La principale demande d'évolution de l'organisation administrative porte sur les modes d'élections et le nombre d'élus départementaux qui sont actuellement calqués sur le modèle départemental. La demande, s'agissant d'une assemblée unique, est de s'inspirer du modèle régional avec un nombre plus conséquent d'élus et une élection au scrutin de liste.

À Saint-Martin, une demande porte sur l'organisation des relations entre le conseil territorial, le président du conseil territorial et le président du conseil exécutif. Afin de ne pas trop concentrer le pouvoir, la présidence du conseil territorial serait dissociée de celle du conseil exécutif, comme cela est le cas, par exemple, en Martinique.

En Polynésie française, la loi organique pourrait être moins précise sur l'organisation du gouvernement, afin de laisser plus de libertés au pays. Les délégations de compétence du pays aux communes et le rôle des communes pourraient également être revus, afin de renforcer cet échelon local de la décentralisation.

Le projet de création de la communauté d'archipel des îles Marquises (CodAM)

Lors du dernier Congrès des maires, les six maires de la communauté de communes des Marquises (CODIM) ont présenté un projet d'évolution statutaire original pour leur archipel, situé à 1 400 km de Tahiti et doté d'une forte identité.

Ils prônent la création d'une nouvelle collectivité territoriale à statut particulier -- dénommée Communauté d'archipel des îles Marquises ou CodAM -- au sein de la collectivité d'outre-mer de la Polynésie française.

La CodAM serait administrée par un conseil d'archipel élu en même temps que les conseils municipaux et présidé par un maire élu parmi ses pairs. Le président et les vice-présidents en constitueraient le bureau et l'organe exécutif du conseil mais un fonctionnement plus collégial pourrait prendre la forme d'un « conseil exécutif » comme à Saint-Barthélemy.

Elle aurait des compétences comparables à celles des provinces de la Nouvelle-Calédonie, à savoir :

- le développement économique et touristique ;

- le développement rural et maritime ;

- les actions sanitaires et sociales ;

- la culture et la protection du patrimoine ;

- la protection de l'environnement et des milieux marins.

Pour son fonctionnement, la CodAM s'appuierait notamment sur les leviers suivants :

- un pouvoir normatif délégué fondé sur des habilitations spécifiques afin d'adapter certaines normes aux contraintes et caractéristiques de l'archipel, reconnaissance d'un véritable « droit à la différenciation » et à la consultation préalable ;

- le transfert dans les limites fixées par la loi organique du domaine public du pays - ancien domaine de l'État ;

- divers financements « sanctuarisés » : financement du fond d'investissement de proximité (FIP), compensations des compétences transférées, quote-part des transferts de l'État vers le pays ...

Cette demande s'inscrit dans la perspective d'une révision constitutionnelle ouverte par le prochain statut de la Nouvelle-Calédonie.

Toutefois, une éventuelle consultation des électeurs des îles Marquises pourrait aussi être organisée, sur décision du Président de la République, sur la base du second alinéa de l'article 72-4 de la Constitution aux termes duquel :

« Le Président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut décider de consulter les électeurs d'une collectivité territoriale située outre-mer sur une question relative à son organisation, à ses compétences ou à son régime législatif. Lorsque la consultation porte sur un changement prévu à l'alinéa précédent et est organisée sur proposition du Gouvernement, celui-ci fait, devant chaque assemblée, une déclaration qui est suivie d'un débat. »

Le précédent de Saint Barthélemy est souvent cité en exemple. À la suite des lois de décentralisation de 1982, Saint Barthélemy, qui était une commune de la Guadeloupe, a souhaité plus d'autonomie, ce qui a conduit l'île à demander une évolution de son statut.

Après avoir obtenu un referendum local en 2003 qui a approuvé à une majorité écrasante cette évolution, une loi organique a défini un champ de compétences étendues pour Saint Barthélemy qui, en 2007, est devenu une collectivité d'outre-mer de l'article 74 de la Constitution, distincte de la Guadeloupe.

Bien qu'aujourd'hui autonome, l'État y conserve toutefois les compétences de souveraineté et le droit national s'y applique, sauf dans les domaines concernés par le transfert de compétences (tourisme, environnement, circulation, transports...).

A l'occasion du dernier contrôle des comptes et de la gestion de la CODIM, la Chambre territoriale des comptes de Polynésie française a pointé le « blocage du dialogue institutionnel » sur la question de la répartition des compétences avec le Pays.

Bien que la création de l'intercommunalité ait eu vocation à gérer des compétences économiques, sous réserve des compétences du Pays, et que la Codim ait élaboré un plan de développement économique dès 2012, aucun projet de loi du Pays n'est venu concrétiser la mise en oeuvre des actions de développement correspondantes. La Chambre souligne que les actions de développement économique ou d'aménagement de l'espace n'ont pu être réalisées, faute d'avancée sur les modalités de délégation.

Toutefois, avant les dernières élections territoriales, le Pays envisageait de travailler à un meilleur partage de compétences, par voie de convention pour en encadrer l'objet et la durée.

Pour aller plus loin : https://www.codim.pf/


* 8 Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.

* 9 Rapport d'information n° 289 (2022-2023) du 26 janvier 2023 par Françoise Gatel et Rémy Pointereau.

* 10 Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.

* 11 La Délégation sénatoriale aux collectivités territoriales a publié récemment un rapport d'information n° 289 (2022-2023) du 26 janvier 2023 intitulé « Normes applicables aux collectivités territoriales : face à l'addiction, osons une thérapie de choc ». Les études d'impact sont un des leviers remarqués pour prévenir l'inflation normative. Inversement, elles peuvent être un levier pour mettre les outre-mer au coeur de la fabrique de la loi.

* 12 Référé S2021-1066 du 26 mai 2021.

* 13 Rapport d'information n°519 (2008-2009) de M. Éric Doligé.

Les thèmes associés à ce dossier