C. DES DÉSACCORDS SUR L'OPPORTUNITÉ ET LE CONTENU D'UNE RÉFORME INSTITUTIONNELLE

Ces constats partagés ne permettent pas de dégager des solutions communes claires.

Les collectivités de l'article 73 ont exprimé des orientations très diverses, voire opposées. Les collectivités de l'article 74 sont plus en retrait, étant globalement satisfaites de leurs statuts en dépit de quelques imperfections. L'enjeu institutionnel y est faible, ce qui n'exclut pas des améliorations possibles à la marge.

Deux préoccupations se parasitent. La première est celle, on l'a dit, du sentiment d'un système à bout de souffle, qui ne parvient pas à se transformer dans la durée, et de l'impérieuse nécessité de trouver les ressorts d'une nouvelle dynamique. La seconde est la crainte de s'engager sur des projets de réforme institutionnelle nécessairement lourds et derrière lesquels il sera compliqué d'entraîner l'adhésion des populations.

Une évolution institutionnelle n'a de sens que si elle apporte une réelle plus-value dans la conduite des politiques publiques et si une large partie de la population se l'approprie.

L'écueil à éviter est celui d'une discussion purement juridique, hors sol, qui perdrait de vue les véritables enjeux pour nos concitoyens ultramarins. Or, les enjeux du quotidien sont immenses.

Ces doutes se reflètent bien dans les propos teintés d'ironie de Patrick Vial-Collet, président de la CCI de Guadeloupe : « certains chefs d'entreprise sont très favorables à l'appel de Fort-de-France, d'autres sont plus dubitatifs. Ils se demandent si un changement de statut leur permettrait d'être payés en temps et en heure [...]. Je pense aussi qu'un changement de statut n'est pas au coeur des préoccupations de la population. Enfin, nous avons tous conscience que l'adaptation des normes, la capacité à gérer au plus près le territoire sont essentielles, que le statu quo risque de causer des problèmes, mais en même temps, nous ne sommes pas persuadés que l'évolution statutaire soit la bonne réponse ».

Dans ce contexte, les enjeux du cadre constitutionnel des outre-mer paraissent encore plus lointains que ceux du statut spécifique à chaque outre-mer. La chaîne de causalité Constitution-évolution statutaire-amélioration des politiques et des services publics est délicate à faire partager.

En soi, le fait que les outre-mer aient des visions distinctes de l'avenir institutionnel de leurs territoires, au service d'un projet de développement n'est pas une difficulté. C'est même une parfaite illustration de la différenciation appelée de nos voeux. En revanche, la difficulté naît lorsque le cadre constitutionnel des outre-mer ferme la porte à certaines de ces évolutions et qu'il n'y a pas de consensus pour modifier ce cadre.

1. La Guyane et la Martinique : le désir d'évoluer

La Guyane et - dans une moindre mesure - la Martinique ont exprimé une volonté forte d'évolution.

Cette volonté s'appuie sur des projets de territoire portés politiquement. La Guyane a déjà tenu son congrès et est dans une phase de négociation avec l'État sur une future loi organique. La Martinique est encore dans la phase de réunions et de délibérations de son congrès des élus, mais a déjà ouvert de nombreuses pistes pour revoir les politiques publiques.

Les deux collectivités, par la voix de leurs présidents, souhaitent en particulier obtenir un pouvoir normatif dans de nombreux domaines de compétence. C'est le point saillant et distinctif.

Pour la Guyane, le développement économique et l'aménagement de son territoire, qu'elle juge entravés par l'organisation institutionnelle actuelle, doivent basculer sous la responsabilité de la collectivité. Gabriel Serville a insisté sur le constat de normes inadaptées et étouffantes pour le développement de la Guyane dans tous les domaines. Les atouts de la Guyane ne peuvent pas être valorisés.

Un calendrier est évoqué pour une consultation populaire fin 2023-début 2024.

Toutefois, une difficulté majeure demeure. La reconnaissance d'un pouvoir normatif autonome ne peut prospérer dans le cadre de l'article 73 de la Constitution. À défaut de vouloir basculer dans l'article 74, une révision de la Constitution est donc nécessaire. À cette fin, Gabriel Serville s'est prononcé en faveur d'une mention spécifique de la Guyane dans la Constitution qui reconnaîtrait son autonomie. Il s'est aussi déclaré ouvert sur l'idée d'un cadre constitutionnel rénové pour les outre-mer qui dépasserait la dichotomie 73-74 en vigueur.

Le projet martiniquais est moins avancé, même si l'obtention d'un pouvoir normatif autonome dans plusieurs domaines figure parmi les principales demandes. Néanmoins, comme en Guyane, le basculement dans l'article 74 de la Constitution suscite beaucoup de prudence, voire un refus.

Sur la question constitutionnelle, une révision est donc considérée comme une chance à saisir pour tracer un autre chemin. Deux grandes options sont sur la table : soit fusionner les articles 73 et 74 pour créer un cadre commun, soit approfondir les marges d'action dans le cadre du 73. Le président de la collectivité est encore partagé, même si la première option présente l'intérêt de s'émanciper du « classement infantilisant DOM COM ».

Cette évolution institutionnelle de la Martinique est portée par une vision politique plus large de la singularité martiniquaise et des outre-mer en général. Pour Serge Letchimy, « nous devons vraiment considérer ces pays comme des pays. Ce ne sont pas des pays indépendants, ni des États nations, mais des cultures, nations et identités. Je suis effrayé de voir que nous perdons les racines de nos cultures. Nous devons les remettre en avant, pas les folkloriser.

Ensuite, la notion de peuple doit absolument être reconnue. Jusqu'à présent, la Constitution ne reconnaît que les populations des outre-mer, et non les peuples des outre-mer. Dans les temps qui viennent, ce point devrait évoluer ».

2. La Guadeloupe : le souci de mûrir la réflexion

La Guadeloupe a une position plus réservée, tout en restant ouverte à des réflexions plus avancées.

Les deux présidents sont ouverts à des évolutions constitutionnelles, notamment la suppression de la partition 73-74, voire à plus de compétences. Toutefois, ils n'ont pas exprimé de demandes d'un pouvoir normatif autonome.

L'accent a surtout été mis sur la co-construction des politiques publiques avec l'État qui peut passer par des adaptations des normes. Cette co-construction n'implique pas forcément de nouveaux transferts de compétences. Par ailleurs, Ary Chalus a plaidé pour un recours plus actif aux habilitations de l'article 73 en dépit des rigidités et lenteurs du dispositif.

Leurs préoccupations principales demeurent d'améliorer rapidement la conduite des politiques publiques avec les outils existants.

Enfin, il faut souligner que Guy Losbar s'est prononcé en faveur de la création d'une collectivité unique pour la Guadeloupe, afin de réduire le mille-feuilles administratif.

3. La Réunion et Mayotte : l'attachement à la départementalisation

En revanche, Mayotte et le département de La Réunion demeurent attachés au statu quo.

S'agissant de Mayotte, il s'agit d'un statu quo glissant. La principale préoccupation demeure en effet de conduire à son terme le processus de départementalisation entamé depuis 10 ans. Mayotte n'est toujours pas une région de plein exercice.

L'évolution institutionnelle et constitutionnelle n'est donc pas à l'ordre du jour. Elle suscite même des craintes quant à une remise en cause ou un ralentissement de la départementalisation et de la régionalisation en cours. Ben Issa Ousseni, président du conseil départemental de Mayotte, souhaite au contraire accélérer le processus de convergence des droits.

Lors d'un échange avec les maires d'outre-mer le 21 novembre 2022 au Sénat, notre collègue Thani Mohamed Soilihi, sénateur de Mayotte, n'a pas dit autre chose : « Le débat de l'évolution institutionnelle tel qu'il s'annonce au sein de notre délégation fait peur aux Mahorais. Changer la Constitution, faire des modifications profondes alors que nous ne sommes un département que depuis seulement 11 ans, que nous n'avons même pas encore initié notre sphère régionale, et que le département de Mayotte est amené chaque année à exercer des compétences régionales, fait peur, et le débat sera rejeté sur place. [...] Nous avons besoin de clarification et de précision parce que nous avons accepté à plus de 95 % en 2009, pour une entrée en vigueur en 2011, un département d'outre-mer qui exerce à la fois les compétences dévolues aux départements d'outre-mer et aux régions d'outre-mer. Or, jusqu'à présent, seul l'aspect départemental inachevé vaut. Tous les élus à l'unanimité, quelle que soit leur coloration politique, demandent que l'aspect régional par rapport au mode de scrutin et au nombre d'élus prenne le pas [...]. Nous souhaitons cette précision, cette clarification, plutôt qu'une évolution institutionnelle ».7(*)

Sur la question de l'adaptation des normes, Ben Issa Ousseni a insisté sur la co-construction des lois et règlements.

À La Réunion, Cyrille Melchior a clairement manifesté son souhait d'un statu quo institutionnel et constitutionnel, y compris pour le maintien de l'amendement Virapoullé.

En revanche, il a appelé à refonder les modes opérationnels tout en demeurant dans le cadre statutaire actuel, ce qui signifie des partenariats et une véritable co-construction des politiques publiques avec l'État, mais aussi entre la région et le département.

Par ailleurs, il a plaidé pour augmenter le nombre de communes pour plus de proximité (24 communes actuellement pour 860 000 habitants).

Huguette Bello, présidente de la région, s'est en revanche montrée plus favorable à des évolutions institutionnelles et constitutionnelles.

Elle s'est prononcée pour la suppression de l'amendement Virapoullé. La suppression du cinquième alinéa de l'article 73 de la Constitution présenterait également « une portée symbolique : elle signifierait que les Réunionnais ont confiance en eux-mêmes, que nous croyons à notre capacité collective d'agir pour les intérêts propres de La Réunion et des Réunionnais ».

Elle a aussi plaidé pour une simplification de la procédure d'habilitation qui ne fonctionne pas aujourd'hui et pour plus de liberté d'action en matière de coopération régionale.

Pour contraindre l'État à prendre en compte les outre-mer lors de l'élaboration des lois et décrets, une proposition serait d'instituer une obligation de justifier l'absence d'adaptation.

Le maintien de deux collectivités, régionales et départementales, est réaffirmé.

Enfin, une fusion des articles 73 et 74 de la Constitution pourrait être positive, si cette révision permet à La Réunion de demeurer un DROM et ne fragilise pas le statut européen de chaque territoire.

4. Des collectivités de l'article 74 globalement satisfaites de leurs statuts dans la République

Les collectivités de l'article 74 ne sont pas demandeuses de profondes évolutions institutionnelles, seulement d'aménagements à la marge de leurs statuts pour corriger certaines incohérences, clarifier et consolider l'organisation des pouvoirs ou ajuster des compétences. Elles sont globalement satisfaites de leur statut.

Sur la question constitutionnelle, Saint-Barthélemy et Saint-Pierre-et-Miquelon ont émis un avis plutôt favorable à une réunion des deux articles 73 et 74. Saint-Martin s'est montré plus attaché au maintien de cette distinction. Wallis-et-Futuna n'a pas fermé la porte à un tel projet, sous réserve que l'évolution constitutionnelle ne la contraigne pas à une refonte de son statut.

En revanche, Édouard Fritch, président de la Polynésie française, s'est prononcé contre la disparition de la dichotomie articles 73 et 74, qui reflète profondément une différence de vision et de choix politique pour un territoire.

Par ailleurs, les collectivités de l'article 74 ont formulé diverses demandes d'aménagements de leurs statuts, la grande majorité n'appelant pas de modifications de la Constitution.

Deux exceptions à cela. La Polynésie française sollicite en effet, d'une part, l'inscription dans la loi fondamentale du fait nucléaire polynésien et, d'autre part, de donner valeur législative aux lois de pays.

D'autres dispositions de l'article 74 pourraient néanmoins être précisées pour garantir aux collectivités un exercice effectif de certaines facultés : conditions de participation aux compétences conservées par l'État, transferts quasi-automatiques de nouvelles compétences à la demande des collectivités, protection locale de l'emploi et du foncier.

Le contenu attaché à la notion de collectivités « dotées de l'autonomie » pourrait aussi être renforcé.

5. Des acteurs économiques sceptiques

L'audition des chambres consulaires ultramarines a mis en évidence un double scepticisme : scepticisme sur un énième débat sur l'évolution institutionnelle, scepticisme sur les effets d'une réforme institutionnelle.

Pierrick Robert, président de la CCI de La Réunion et de l'ACCIOM, a exprimé ses doutes, pour ne pas dire son opposition à des réformes institutionnelles d'ampleur. Sur l'opportunité d'une réforme, il relève qu'« il n'y a à notre connaissance jamais eu d'étude scientifique comparant l'impact des différentes évolutions statutaires des outre-mer français sur leurs trajectoires de développement économique. Pourtant nous avons des cas d'écoles assez intéressants, avec des territoires comme Mayotte et les « trois Saints » (Saint-Barthélemy, Saint-Martin et Saint-Pierre-et-Miquelon), qui ont changé de statut encore assez récemment. Nous considérons que cet impact n'est pas certain. [...] Cependant, si une réforme devait être menée, se poserait selon nous la question des moyens alloués aux collectivités pour la mettre en oeuvre. [...] À supposer enfin que cela arrive, il resterait une dernière question : comment organiser ces nouveaux pouvoirs ? Il nous semble important d'éviter la concentration entre les mêmes mains des pouvoirs législatif et exécutif. [...] Il nous semble, pour toutes ces raisons, que nous devons d'abord réfléchir à un changement de méthode de travail avant de penser à un changement statutaire ».

Ces doutes sont assez largement partagés par ses homologues des CCI ultramarines. Ainsi, Philippe Jock, président de la CCI de Martinique, s'interroge notamment sur le moment choisi par les élus pour lancer l'appel de Fort-de-France. La collectivité territoriale de Martinique existe depuis à peine 6 ans et la mise en route d'une telle institution est lourde et compliquée. Il s'interroge aussi sur la méthode : la collectivité exerce des compétences qui ont été transférées à travers les habilitations, notamment les habilitations énergie et transports. Or, le bilan n'aurait pas encore été fait. Il ajoute : « Avant de réclamer le transfert de nouvelles compétences, regardons comment nous avons géré celles dont nous disposons. Dans de nombreux domaines qui relèvent de notre compétence, nous n'avons pas démontré notre efficacité. C'est vrai pour la gestion des déchets, des transports ou pour l'eau ».


* 7 Rapport d'information n° 135 (2022-2023) de M. Stéphane Artano, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer, déposé le 21 novembre 2022.

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