B. UN APPÉTIT DE CO-CONSTRUCTION DES POLITIQUES PUBLIQUES

1. Une demande unanime

La question de la différenciation et de la responsabilisation est souvent abordée sous l'angle réducteur des transferts de compétences.

Toutefois, les auditions de votre délégation ont autant, si ce n'est plus, mis en lumière le désir de co-construction et de partenariat avec l'État.

Le témoignage de Serge Letchimy en matière d'éducation est significatif : « En la matière, nous avons une compétence, celle de nous occuper des bâtiments. Je n'en ai aucune sur le plan pédagogique, sauf les conventions signées avec le rectorat. Je me souviens d'une décision de la rectrice de l'académie de Martinique, m'ayant informé de la fermeture de l'école de Saint-Pierre, sa fréquentation étant passée de 600 à 80 élèves. Je lui ai proposé d'en faire une école du numérique et du design, ce qu'elle a fini par accepter. L'établissement accueille aujourd'hui 600 élèves. Pour autant, je n'ai toujours pas de compétences sur le plan pédagogique. Je ne remets pas en cause le pouvoir régalien de l'État, mais j'estime que nous pourrions émettre des propositions et construire des outils en ce qui concerne la pédagogie active ».

Guy Losbar, président du conseil départemental de la Guadeloupe, est sur une ligne similaire : « On pourrait prendre l'exemple de l'immigration. Il ne s'agit pas de transférer cette compétence, mais on voit bien que, dans la lutte contre l'immigration sur nos territoires, un problème d'efficacité se pose. Les différentes politiques nécessitent une meilleure concertation. De même, en matière d'éducation, il est nécessaire de mettre en place des adaptations pour tenir compte des réalités, des aspects identitaires, culturels ou encore environnementaux. Je pourrais aussi citer la fiscalité, car il faudra que nous évoluions dans ce domaine. Nous ne demandons pas un transfert total de cette compétence, mais pour les différentes politiques de défiscalisation qui visent à stimuler l'économie, les territoires ultramarins n'ont pas été suffisamment consultés et impliqués ».

La crise Covid a naturellement fait émerger des revendications analogues en matière de santé.

Les acteurs économiques sont sur la même ligne. Philippe Cambril, directeur général de la Chambre de commerce et d'industrie de Guyane, plaide pour une co-construction des politiques, « mais avec un État local qui serait investi d'un véritable pouvoir de négociation. Nous constatons trop souvent, dans les processus de contractualisation des politiques publiques, que les marges de manoeuvre de l'État local sont relativement restreintes et que les crédits sont extrêmement fléchés ».

2. La loi 3DS : une boîte à outils qui reste à explorer

L'adoption récente de la loi dite 3DS5(*), qui devait initialement marquer une nouvelle étape majeure de la décentralisation et qui a été enrichie par plusieurs des propositions issues du groupe du travail du Sénat de juillet 2020, suscite des attentes positives de la part des outre-mer français, et particulièrement de ceux régis par l'article 73.

Ainsi, pour Huguette Bello, présidente de la région de La Réunion, il est « primordial de rendre effectives les dispositions de [cette loi] ». Les améliorations apportées aux dispositifs d'expérimentation retiennent particulièrement son attention. La lutte contre l'illettrisme pourrait y être un champ d'expérimentation important.

En Guadeloupe, Guy Losbar a souligné les avancées importantes de cette loi en matière de santé : « Je m'inscris dans une démarche de co-construction avec l'État. Certaines compétences doivent être aménagées pour un meilleur partage des compétences. J'évoquais le domaine de la santé. Dans le cadre de la loi 3DS, des évolutions sont prévues, puisque les collectivités territoriales pourront participer aux instances de gouvernance de l'ARS. »

Même sentiment du côté des acteurs économiques. Philippe Jock, président de la CCI de Martinique a souligné que « la loi 3DS permet de mettre en oeuvre des transferts de compétences. Exploitons la jusqu'au bout avant d'aller plus loin ».

Ces quelques exemples illustrent deux faits :

- les collectivités territoriales en général, et ultramarines en particulier, ne se sont pas encore appropriées de nombreux dispositifs issus des récentes lois de décentralisation, en particulier les lois NOTRe6(*) et 3DS pour citer les plus récentes ;

- les marges de progression sont importantes et la co-construction des politiques publiques est souvent déjà possible dans le cadre législatif en vigueur.

Le triptyque de la loi 3DS - différenciation, décentralisation, déconcentration - devrait être l'objectif à réaliser en priorité pour répondre aux enjeux actuels des politiques publiques dans les outre-mer.

3. Mettre un terme au sentiment de « largage » dans les collectivités de l'article 74 : un chantage financier qui n'est plus accepté

Cette demande de co-construction des politiques publiques dans les collectivités de l'article 74 de la Constitution pose la question de leur financement.

Teva Rohfritsch, sénateur de la Polynésie française et membre de l'assemblée de la Polynésie française, a pointé le sentiment que l'autonomie est accordée au détriment de l'égalité. Un double discours permanent consiste à dire que « la Polynésie est la France, mais que nous sommes autonomes, et que nous devons l'assumer ». Il ajoute : « cette dualité doit faire partie de nos réflexions collectives. Il n'est pas normal, dès lors que nous sommes citoyens français, que l'on nous oppose systématiquement cette volonté de subsidiarité, d'autonomie, de gestion au plus près de nos populations, à 16 000 kilomètres de Paris dans notre cas. Dans le même temps, on nous projette dans une bulle coupée du reste de la République. [...]. Nous avons la possibilité de lever nos impôts, et dérogeons totalement au système fiscal national. Lorsque nous demandons une participation de l'État à l'exercice des compétences polynésiennes, Bercy, de manière plus ou moins claire selon les époques, nous dit que nous ne cotisons pas au pot commun, et nous demande pourquoi nous souhaitons une redistribution. Cela correspond à une notion financière de la citoyenneté française, comme si une forme de comptabilité devrait être établie entre ce qu'on rapporterait à l'État, et ce à quoi on aurait droit en échange. [...] Il n'est pas juste qu'une comptabilité de la citoyenneté s'applique en outre-mer ».

Cette crainte d'une disparition des soutiens financiers de l'État est évidemment un frein aux demandes de différenciation ou de plus larges compétences des collectivités de l'article 73.

Pour Serge Letchimy, « la question de l'autonomie et de l'égalité est le combat le plus intelligent, réaliste et clair à mener. [...] L'égalité des droits n'est pas l'ennemie du droit à la différence. Ils doivent se conjuguer, sans quoi les rapports entre les pays, les outre-mer et la République n'ont aucun sens. Négocier le droit à l'égalité, en fonction du degré d'initiatives mises en oeuvre, n'a pas de sens. [...] Nous devons faire disparaître cette gestion comptable de la citoyenneté, et adopter une posture respectueuse des populations ».

Si les relations financières entre l'État et les collectivités dotées de la compétence fiscale ne peuvent être les mêmes que celles avec des collectivités soumises au régime fiscal français, il est aussi indispensable que l'État fixe un cadre financier plus clair et juste avec les collectivités de l'article 74.

Le passage d'un statut à l'autre ne doit pas signifier la fin de l'éligibilité à des financements de l'État. L'appartenance à la Nation l'interdit. A fortiori, dans des territoires en rattrapage structurel, la solidarité nationale et l'accompagnement de l'État doivent perdurer.

Ce discours parfois rigoriste de l'État est contre-productif et alimente le sentiment que les outre-mer seraient maintenus sous la coupe financière de l'État. Il est enfin sur-joué, car des financements ou des accompagnements ad hoc sont fréquemment débloqués, comme par exemple pour soutenir la caisse de prévoyance sociale de la Polynésie française.


* 5 Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale

* 6 Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République.

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