F. « LES CODES SONT AUJOURD'HUI OBÈSES », CLAIRE DEMUNCK, RÉDACTRICE EN CHEF DE L'ACTUALITÉ JURIDIQUE DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES (AJCT) (LEFEBVRE-DALLOZ)

M. Xavier Brivet. - Merci pour ces deux exemples très concrets. Claire Demunck, vous êtes juriste, avocate, et rédactrice en chef de l'Actualité juridique des collectivités territoriales (AJCT). Nous aurons grâce à vous l'oeil d'une praticienne du droit. Votre rôle est d'expliquer et de décrypter la réglementation, notamment auprès des élus locaux. Quel regard portez-vous sur ce maquis normatif ?

Mme Claire Demunck, rédactrice en chef de l'Actualité juridique des collectivités territoriales (AJCT). - Merci, Madame la Présidente, pour votre invitation. J'interviens ici à côté des élus pour témoigner à mon tour de l'inflation normative. Ma pratique diffère de celle de mes voisins, puisque mon travail consiste à dépouiller le Journal officiel chaque matin. Les éditions Lefebvre Dalloz proposent un mensuel à destination des juristes de collectivités, l'Actualité juridique des collectivités territoriales, et de nombreux codes que vous connaissez : le Code général des collectivités territoriales, le Code de l'urbanisme, le Code général de la fonction publique. Il est facilement possible de constater visuellement la différence entre le Code de l'urbanisme de 1982 et ses 600 pages, et celui de 2022 avec ses 3 600 pages en papier bible. Même constat entre le Code général des collectivités territoriales de 1996 et celui de 2023. Les codes sont aujourd'hui obèses. Je citerai Victor Hugo : « la forme, c'est le fond qui remonte à la surface ».

Mon exposé sera court et je renvoie au colloque du 14 octobre 2022 sur la simplification normative, organisé par le Conseil d'État et le CNEN, et librement accessible sur le site du Conseil d'État sous la forme de podcasts.

Les normes répondent à des besoins légitimes, à une société qui se complexifie. Nous pouvons parler de l'intelligence artificielle, d'une société qui s'internationalise avec des normes techniquement toujours plus compliquées, mais qui sont simplement le reflet de la société. La complexité n'est pas forcément un mal, contrairement à la complication.

Vous avez parlé de l'urgence, de la loi magique qui répond à une émotion. Nous en parlons en droit pénal, mais nous retrouvons ce réflexe dans d'autres situations. Nous votons une loi en réponse à l'émotion générale sans se poser la question de l'arsenal législatif préexistant. Nous empilons au lieu de réfléchir et, lorsque nous rédigeons dans l'urgence, nous rédigeons mal.

Le Conseil d'État a relevé dans son étude annuelle, en 2016, qu'il y avait eu 130 textes de simplification adoptés en dix ans. S'ils avaient été efficaces, nous ne serions pas réunis aujourd'hui. Je donnerai comme exemple de simplification contre-productive la règle du « silence vaut acceptation » qui a abouti à quelque chose de kafkaïen en raison de la liste d'exclusions et de sa mise en oeuvre.

M. David Lisnard. - Je souscris à cette remarque. Il s'agissait pourtant d'un très beau travail de Thierry Mandon, mais le nombre de dérogations est de 3 000. Pour savoir s'il fallait répondre ou pas, il fallait recruter quelqu'un dans ma commune. Nous avons donc décidé de répondre à tout le monde, ce que nous faisions déjà avant. Il s'agit en effet d'un excellent exemple de l'absurdité ubuesque de ces normes.

Mme Claire Demunck. - Le gouvernement avait envisagé à l'époque de créer un logiciel, une application sur laquelle les citoyens pouvaient poser leurs questions : cela a été abandonné au bout de six mois car il était impossible de dresser une liste.

Je n'ai pas le temps de parler du droit européen, pourtant il mériterait que l'on s'y attarde.

M. Xavier Brivet. - Vous considérez en effet que l'on surtranspose.

Mme Claire Demunck. - Nous sur-transposons en effet pour adapter la norme à des exigences, des nécessités nationales, mais cela participe à la surrèglementation, le comble étant quand on adopte des lois pour lutter contre la sur-transposition.

Autre exemple : le Code général de la fonction publique, avec un travail de codification mené de manière excellente. L'objectif poursuivi était très honorable, mais avec son entrée en vigueur il y a un an, nous percevons des petites subtilités pratiques comme pour la journée du 1er mai. En effet, le CGFP renvoie dorénavant au Code du travail pour rémunérer les agents publics travaillant ce jour.

Je citerai également l'exemple des 177 articles de la loi ALUR, des 234 de la loi Élan, et des 271 de la loi 3DS, sans parler des décrets d'application.

Nous devons également parler de l'instabilité de la norme : avant même son entrée en vigueur, le Code de la commande publique s'est vu modifié par de nouveaux textes. Nous passons ainsi beaucoup de temps à courir après une norme qui devrait être relativement stable.

Le risque est aujourd'hui celui d'une norme peu intelligible, difficilement accessible, avec des textes qui procèdent par renvoi et à l'accès très compliqué pour ceux qui ne sont pas experts. En tant que juriste, je redoute fortement d'ouvrir le Code des impôts. Aujourd'hui, le droit est très complexe.

Je conclus avec un exemple qui peut paraître caricatural mais qui est très parlant. Il s'agit d'un arrêt rendu par la cour administrative d'appel de Douai, ou une secrétaire de mairie avait falsifié la signature du maire sur des documents afin d'obtenir le versement d'heures supplémentaires qu'elle n'avait pas réalisées. Pour contester la sanction qui lui était infligée, elle arguait de son faible niveau de qualification. Nous sommes bien sûr en face d'une fraude, mais cette personne a quand même estimé qu'elle n'était pas assez formée, qu'elle ne connaissait pas la loi. Il faut l'entendre dans la pratique quotidienne. Nul n'est censé ignorer la loi, mais elle est parfois très difficile à connaître, et encore plus à maîtriser.

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