N° 729

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 juin 2023

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la mission d'information (1) sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales,

Président
M. Jérôme BASCHER,

Rapporteure
Mme Guylène PANTEL,

Sénateur et Sénatrice

(1) Cette mission d'information est composée de : M. Jérôme Bascher, président ; Mme Guylène Pantel, rapporteure ; Mme Viviane Artigalas, M. Daniel Breuiller, Mme Agnès Canayer, MM. Victorin Lurel, Georges Patient, Mme Denise Saint-Pé, MM. Pascal Savoldelli, Dany Wattebled, vice-présidents ; MM. François Bonneau, Stéphane Sautarel, secrétaires ; M. Arnaud Bazin, Mme Isabelle Briquet, M. Vincent Delahaye, Mme Nicole Duranton, MM. Daniel Gremillet, Olivier Henno, Stéphane Le Rudulier, Antoine Lefèvre, Stéphane Piednoir, André Reichardt, Lucien Stanzione.

L'ESSENTIEL

De nombreuses décisions unilatérales de l'État affectent, directement ou indirectement, le « pouvoir d'agir » des collectivités territoriales. Qu'elles augmentent leurs charges ou qu'elles en diminuent les ressources, ces décisions compromettent l'équilibre des finances locales, dans un contexte budgétaire déjà largement contraint en raison de la hausse du coût de l'énergie et des matières premières.

Ce constat, très largement partagé par les élus locaux, est à l'origine de la mission d'information, créée à l'initiative du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), dans le cadre de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, qui confère à chaque groupe un « droit de tirage » pour la création d'une commission d'enquête ou d'une mission d'information par année parlementaire.

La mission avait pour objectif d'analyser l'impact des décisions règlementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités territoriales.

Les premières imposent aux collectivités locales des contraintes de plus en plus abondantes, au risque de submerger les élus, voire de les placer face à des « injonctions paradoxales » en présence de normes contradictoires. Il en résulte de nombreux coûts induits pour les collectivités.

Les décisions budgétaires de l'État, prises dans le cadre des diverses lois de finances, ont, quant à elles, généré un système de financement de plus en plus instable caractérisé par une imprévisibilité des ressources et une perte progressive de l'autonomie fiscale des collectivités.

Les décisions de l'État, qu'elles soient de nature budgétaire ou règlementaire, placent ainsi les collectivités, et singulièrement les plus petites d'entre elles, dans une situation difficilement soutenable financièrement et qui accentue le sentiment général de découragement et de « désenchantement » chez les élus locaux. Certains d'entre eux considèrent qu'ils sont devenus des « auxiliaires » ou des « opérateurs » de l'État et qu'ils se retrouvent de facto privés de marges de manoeuvres pour conduire les politiques publiques locales pour lesquelles ils ont été élus.

I. LES NORMES RÈGLEMENTAIRES : UNE PROLIFÉRATION QUI GÉNÈRE UN IMPACT TRÈS NÉGATIF POUR LES FINANCES DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES

La mission confirme le diagnostic établi en janvier 2023 par la délégation du Sénat aux collectivités territoriales sur « l'addiction aux normes » applicables aux collectivités territoriales.

Il est cependant difficile d'objectiver la situation. À l'heure actuelle, aucun thermomètre ne permet de mesurer la fièvre normative et son évolution dans le temps. Le chiffre de 400 000 normes, parfois avancé, ne repose sur aucun recensement rigoureux. À défaut de disposer de chiffres incontestables, le rapport relève la progression inquiétante des codes qui régissent l'activité des collectivités. En particulier, le code général des collectivités territoriales (CGCT), qui a triplé de volume entre 2002 et 2023, approche aujourd'hui le million de mots.

Cette inflation normative a des répercussions financières, directes ou indirectes, sur la conduite des grandes politiques publiques locales.

Une consultation menée par le Sénat en janvier dernier a montré que 4 élus sur 5 déplorent les conséquences financières négatives du poids des normes. Ce dernier se traduit par :

- une augmentation directe des coûts de la collectivité (pour 30 % des élus répondants) ; selon le rapport d'activité du CNEN, les normes règlementaires représentent, en 2022, un coût net de 2,5 milliards d'euros pour les collectivités ;

- une augmentation indirecte des coûts pour 70 % des répondants. En effet, le poids des normes entraine la modification, le report, voire l'abandon des projets portés par les collectivités.

Le rapport de la mission se fait l'écho des mises en garde des élus :

- plus les normes sont nombreuses, plus elles risquent de générer des contradictions ;

- plus elles sont complexes, plus elles risquent d'être interprétées différemment selon le service en charge de leur respect.

Les élus ont donné à la mission de nombreux exemples concrets, tels que la règle du ZAN qui impose aux élus des contraintes disproportionnées ou encore le principe selon lequel « le silence vaut accord » qui a été assorti de quelque 3000 dérogations.... Certains cas paraissent même ubuesques, comme celui du poulailler mobile qu'un maire des Yvelines tente désespérément d'installer sur sa commune, se heurtant à la rigidité des règles d'urbanisme, ou encore celui d'un bénitier qu'un maire a dû abaisser pour le rendre accessible aux personnes à mobilité réduite.

Le poids des normes a également un impact en termes de ressources humaines. En effet, d'une part, certaines collectivités doivent recruter des juristes pour faire face à la complexité de la réglementation, d'où un coût pour la collectivité. D'autre part, de nombreux élus éprouvent des difficultés de recrutement dans certains secteurs où les normes sont trop complexes. Le cas des secrétaires de mairie est, de ce point de vue, emblématique.

Tous ces impacts sont aujourd'hui mal évalués par l'État, que ce soit en amont de la préparation des textes ou en aval. Cette situation tient, dans une large mesure, à une insuffisance concertation avec les collectivités qui sont pourtant les destinataires de ces décisions.

Pour l'ensemble de ces raisons, la mission recommande un suivi attentif de la charte d'engagements signée par le Sénat et le Gouvernement le 16 mars 2023, charte dont l'objectif est de promouvoir une culture collective de « sobriété » des normes imposées aux collectivités territoriales.

II. LES DÉCISIONS BUDGÉTAIRES DE L'ÉTAT : UNE COMPLEXIFICATION DU FINANCEMENT DES COLLECTIVITÉS TERRITORIALES CARACTÉRISÉ PAR UN EMPILEMENT DE MESURES PARFOIS CONTRADICTOIRES

Cette situation préoccupante ne résulte pas que des normes règlementaires. Elle est aussi la conséquence des décisions budgétaires de l'État. Ces décisions, qui concernent à la fois les ressources et les dépenses des collectivités, sont de plus en plus nombreuses et génèrent une complexification du financement des collectivités qui se caractérise aujourd'hui par une sédimentation des ressources et une perte de visibilité pour les élus. Ainsi, entre 2010 et 2023, plus de 70 décisions ont été prises concernant la fiscalité locale qui ont, pour certaines d'entre elles, dégradé sensiblement l'autonomie fiscale des collectivités par la suppression d'impôts locaux.

Concernant les ressources, un constat s'impose : les élus se perdent dans le maquis des règles applicables. À titre d'illustrations :

- l'usage des dotations d'investissement (DETR1(*)/ DSIL2(*)/ DSID3(*)) est de plus en plus contraint : en effet, aux critères nationaux s'ajoutent souvent des critères locaux fixés par les préfets ;

- les modalités de répartition de la DGF4(*) reposent sur de trop nombreux critères mal compris des élus locaux. Ainsi, 11 critères de ressources et 19 critères de charges sont utilisés pour calculer la DGF des communes ;

- les « filets de sécurité » (ou « boucliers tarifaires ») sont certes vertueux dans leur principe puisqu'ils permettent de soutenir les collectivités les plus en difficulté : ils sont toutefois complexes dans leur application et ne couvrent que très partiellement les dépenses nouvelles pour les collectivités.

Concernant les dépenses, nombre de décisions de l'État ont eu pour effet de les augmenter tout en tentant, paradoxalement, de les encadrer.

Ainsi, la revalorisation du point d'indice génère un surcoût estimé de 1,5 milliard d'euros en 2023 pour les seules communes et leurs groupements quand celle du Revenu de solidarité active (RSA) pèse à hauteur de 240 millions d'euros pour les départements.

Pour autant, l'État n'a de cesse de vouloir encadrer les dépenses de fonctionnement des collectivités depuis les contrats de Cahors alors même que celles-ci ont démontré leur esprit de responsabilité ainsi que la rigueur de leur gestion. Cette volonté apparaît de surcroit doublement contradictoire :

- avec la hausse des dotations d'investissement allouées aux collectivités dans le cadre du plan de relance et de la création du fonds vert ;

- avec la forte incitation du Gouvernement pour développer l'investissement local notamment à travers des programmes partenariaux lancés en 2018 et 2019 : action coeur de ville, territoires d'industrie ou petites villes de demain. Or, les dépenses d'investissement, même si certaines d'entre elles, liées à la rénovation thermique des bâtiments auront pour effet de diminuer la facture énergétique, généreront de facto une hausse des dépenses de fonctionnement pour la maintenance et l'entretien de ces nouveaux investissements (y compris des dépenses de personnel).

Il en est résulté un climat détérioré entre le Gouvernement et les collectivités territoriales ainsi qu'une perte de confiance de ces dernières d'autant que la plupart des réformes budgétaires et fiscales ont été prises sans consultation des élus et, quand des consultations ont été menées, sans tenir compte des nombreuses réserves émises par ceux-ci. Dès lors, au-delà de la contrainte budgétaire que les élus ont intégrée avec résilience, ce qui pèse aujourd'hui le plus fortement sur l'action locale est l'incertitude sur l'évolution des ressources, leur pérennité et leur dynamisme.

III. LES 10 RECOMMANDATIONS DU RAPPORT

La mission d'information formule 10 recommandations afin de mieux mesurer et limiter l'impact des décisions règlementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités.

Recommandation n° 1 : Renforcer le dialogue État / collectivités au plan national

La mission recommande un rapprochement, voire une fusion du Comité des finances locales (CFL) et du Conseil national d'évaluation des normes (CNEN). Une telle évolution permettrait :

- de mieux évaluer, en amont et en aval, l'impact des décisions de l'État sur l'équilibre des finances locales ;

- de fournir un appui au Sénat, représentant constitutionnel des collectivités territoriales, dans le cadre de la mise en place, en son sein, d'une fonction transversale de veille et d'alerte sur les textes ayant un impact sur les collectivités territoriales.

Ce nouvel organe devra nécessairement :

- renforcer le poids des élus locaux dans la gouvernance ;

- prévoir une section « outre-mer » ;

- être obligatoirement consulté sur les projets de loi de finances et les projets de loi de finances rectificative.

Recommandation n° 2 : Renforcer le dialogue État / collectivités dans les territoires

4 axes sont privilégiés :

1. mettre en place, à titre expérimental, dans certains départements, des conférences de dialogue, placées sous l'égide des préfets ou sous-préfets ;

2. donner au préfet autorité sur l'ensemble des services et agences de l'État ;

3. renforcer son rôle et celui du sous-préfet en matière de conseil et d'ingénierie auprès des petites communes ;

4. simplifier la procédure relative au droit de dérogation du préfet afin de faciliter l'exercice de cette compétence.

Recommandation n° 3 : Privilégier les expérimentations avant toute réforme impactant les collectivités

Il s'agit de recourir davantage au mécanisme pragmatique de l'expérimentation, dont le régime a été amélioré par la loi organique du 19 avril 2021. En effet, d'une part, cette loi a instauré une évaluation intermédiaire pour chacune des expérimentations engagées, d'autre part, elle a assoupli le régime de l'expérimentation locale : ainsi, cette dernière peut désormais aboutir au maintien des mesures prises à titre expérimental dans les collectivités territoriales ayant participé à l'expérimentation, ou dans certaines d'entre elles, et leur extension à d'autres collectivités territoriales, dans le respect du principe d'égalité.

Recommandation n° 4 : Prévoir que les décisions de l'État impactant les finances locales doivent entrer en vigueur avant le vote des budgets locaux, et non en cours d'exercice

Encore plus que la complexité des décisions de l'État, les élus dénoncent leur manque de prévisibilité.

Il s'agit de permettre aux collectivités, notamment de petite taille, d'anticiper les réformes de l'État afin qu'elles disposent du temps nécessaire pour tirer les conséquences de ces réformes dans leur budget de l'année n+1.

Recommandation n° 5 : Inscrire dans la Constitution que toute création ou extension de compétences ou toute modification des conditions d'exercice des compétences des collectivités territoriales résultant d'une décision de l'État et ayant pour effet d'augmenter les dépenses de celles-ci est accompagnée de ressources équivalentes au montant estimé de cette augmentation

Cette recommandation reprend une disposition votée par le Sénat le 20 octobre 2020 dans le cadre de la proposition de loi constitutionnelle présentée par nos collègues Philippe BAS et Jean-Marie BOCQUEL. En effet, dans sa rédaction actuelle, l'article 72-2 de la Constitution prévoit que toute création ou extension de compétences ayant pour conséquence d'augmenter les dépenses des collectivités territoriales est « accompagnée de ressources déterminées par la loi ». La Constitution ne prévoit donc pas une juste compensation financière des nouvelles compétences.

Recommandation n° 6 : Mettre en place un réexamen régulier, selon une récurrence à définir mais a minima tous les 5 ans, des droits à compensation pour tenir compte du dynamisme naturel des charges liées à un transfert, création, extension ou modification des conditions d'exercice d'une compétence résultant d'une décision de l'État induisant une hausse des charges des collectivités territoriales

Actuellement, les compensations sont calculées au coût historique en cas de transfert de compétences. Concernant les créations ou extensions de compétences, les textes prévoient uniquement qu'elles doivent s'accompagner de ressources déterminées par la loi. Mais dans les deux cas, il n'est pas prévu de réexamen régulier pourtant nécessaire quand les collectivités subissent des charges liées à ces compétences.

Recommandation n° 7 : Accélérer la révision des valeurs locatives cadastrales

Cette révision n'a de cesse d'être reportée depuis plusieurs années alors qu'elle permettrait de redynamiser les bases.

Recommandation n° 8 : Assouplir les règles de plafonnement et de liaison des taux des impôts locaux

Cette recommandation permettrait une plus grande liberté d'action aux élus locaux pour faire varier les taux des taxes foncières et d'habitation sur les résidences secondaires.

Recommandation n° 9 : Revoir les modalités de répartition de la DGF en profondeur, préalable nécessaire à une indexation de cette dernière sur l'inflation

Une réforme de la DGF est indispensable afin de simplifier et de rendre plus compréhensible ses modalités d'attribution aujourd'hui trop complexes.

Cette refonte doit être préalable à une indexation qui permettrait de couvrir partiellement les coûts générés par les décisions règlementaires (2,5 milliards en 2022) et qui répondrait, au moins en partie, à la demande de visibilité exprimée par les élus locaux.

Le coût estimé de cette recommandation serait de l'ordre de 1,3 milliard d'euros avec une inflation à 5 %.

Recommandation n° 10 : Mettre en place un dialogue entre l'État et les collectivités sur les modalités de compensation des exonérations fiscales et mettre fin à la pratique de minoration des variables d'ajustement

La pratique des variables d'ajustement est largement contestée chaque année par le Sénat dans la mesure où elle revient à minorer des dotations supposées compenser à l'euro près les collectivités territoriales des conséquences des réformes et des exonérations fiscales décidées par l'État.


* 1 Dotation d'équipement des territoires ruraux.

* 2 Dotation de soutien à l'investissement local.

* 3 Dotation de soutien à l'investissement des départements.

* 4 Dotation globale de fonctionnement.