III. ASSURER EN PRIORITÉ L'EFFICIENCE DE L'ACTION PUBLIQUE LOCALE

A. LE CONSTAT : DES POSSIBILITÉS D'ACTION SPÉCIFIQUES INSUFFISAMMENT MISES EN oeUVRE EN RAISON DES FAIBLESSES DE L'INGÉNIERIE ET DES FINANCES LOCALES

Les quatre collectivités antillaises disposent en droit de possibilités d'action relativement étendues. La distinction entre le régime juridique applicable à chacune d'elles ne fait d'ailleurs pas de différence significative : qu'elles soient régies par l'article 7338(*) de la Constitution ou son article 74, chacune de ces collectivités bénéficie d'attributions étendues.

Deux régimes constitutionnels distincts pour les collectivités ultramarines
mais offrant des potentialités quasi-identiques : les articles 73 et 74

D'une part, sont régis par l'article 73 de la Constitution les départements et régions de la Guadeloupe et de La Réunion, les collectivités uniques de Guyane et de Martinique depuis décembre 2015 et, depuis mars 2011 du Département de Mayotte.

Une collectivité régie par l'article 73 de la Constitution se voit appliquer le principe de l'identité législative : sauf disposition contraire expresse, les lois votées pour l'hexagone s'appliquent sans modification sur son territoire. Si les lois et les règlements y sont applicables de plein droit, leurs dispositions peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. Depuis la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, ces adaptations peuvent être décidées par les collectivités elles-mêmes, sur habilitation législative, soit dans les matières où s'exercent leurs compétences, soit dans un nombre limité de matières relevant du domaine de la loi, à l'exception de La Réunion (un amendement du sénateur Jean-Paul Virapoullé l'ayant exclue de ce dispositif).

Aussi, ces collectivités peuvent faire l'objet de dispositions spécifiques quant à leur organisation ; il en va ainsi de l'institution d'une assemblée délibérante unique pour un département et une région d'outre-mer ou du remplacement de ces deux collectivités par une collectivité unique, comme dans les cas de la Guyane et de la Martinique. Elles peuvent également être transformées en collectivités d'outre-mer relevant de l'article 74 de la Constitution. Dans tous les cas, ces modifications sont soumises au consentement des électeurs.

D'autre part, sont régies par l'article 74 de la Constitution les collectivités d'outre-mer de Saint-Pierre-et-Miquelon, des îles Walis et Futuna, de la Polynésie française et, depuis 2007, de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin.

Au sein de l'article 74, les collectivités sont quant à elles soumises au principe de la spécialité législative : dans ces territoires, les lois et règlements ne s'appliquent que sur mention expresse et dans les conditions prévues par le statut de la collectivité. Le régime de l'article 74 permet en définitive un éventail très large de combinaisons, allant d'une très grande proximité avec le droit applicable dans l'hexagone à une quasi-autonomie normative, qu'il appartient au statut de chaque collectivité concernée de préciser.

Fixé par une loi organique adoptée après avis de leur assemblée délibérante, le statut est très variable d'une collectivité à l'autre et tient compte des intérêts propres de chacune d'entre elles au sein de la République. Il fixe notamment les compétences de la collectivité, les règles d'organisation et de fonctionnement de ses institutions ainsi que le régime électoral de son assemblée délibérante. Celles de ces collectivités qui sont dotées de l'autonomie (Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-Pierre et Miquelon, Polynésie française) ont la compétence pour fixer des règles dans des domaines qui, en métropole, relèvent de la loi.

Le statut peut également déterminer les conditions dans lesquelles :

- le Conseil d'État exerce un contrôle juridictionnel spécifique sur certains actes de l'assemblée délibérante intervenant au titre des compétences qu'elle exerce dans le domaine de la loi ;

- l'assemblée délibérante peut, après saisine du Conseil Constitutionnel, modifier une loi promulguée postérieurement à l'entrée en vigueur du statut de la collectivité et intervenue dans le domaine de compétence de celle-ci ;

- la collectivité peut prendre en faveur de sa population des mesures justifiées par les nécessités locales, en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier ;

- la collectivité peut participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice des compétences qu'il conserve, dans le respect des garanties accordées sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés publiques.

Enfin, si les collectivités d'outre-mer sont dotées d'un statut particulièrement dérogatoire par rapport au droit commun, ces dérogations restent soumises à des limites qui visent à préserver les principes d'indivisibilité de la République et d'égalité devant la loi.

Toutefois, la distinction entre ces deux régimes a aujourd'hui perdu de sa pertinence tant les régimes se sont rapprochés. La révision constitutionnelle de 2003 a réduit les différences existant entre le régime de l'article 73 et celui de l'article 74. La Constitution aménage désormais un large éventail de solutions qui tendent toutes à reconnaître de manière plus ou moins marquée les spécificités locales de chacune des collectivités ultramarines :

- au sein des collectivités régies par l'article 74 en effet, tant les compétences que l'organisation institutionnelle diffèrent en fonction de chaque territoire ;

- au sein de l'article 73, les possibilités dont disposent les collectivités de se voir habiliter « à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire » viennent réduire la différence avec l'article 74, de même que les possibilités d'adaptation tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités.

Dès lors, la distinction entre les collectivités territoriales régies par l'article 73 de la Constitution et celles régies par l'article 74 ne correspond plus aujourd'hui qu'aux conditions d'application locale des lois et règlements adoptés par le Parlement ou le Gouvernent : une application de plein droit pour les premières, une application seulement sur mention expresse pour les secondes. Mais, entre les deux catégories, la substance même des règles qui s'appliquent n'est souvent guère différente : en pratique, dans certaines de ces collectivités, le droit « local » reste la copie, à quelques exceptions près, du droit hexagonal.

La différence la plus significative entre les deux catégories porte davantage sur la reconnaissance, pour les collectivités relevant de l'article 74, de larges domaines où elles disposent d'une compétence exclusive pour adopter des règles applicables localement, qui relèvent dans les autres territoires de la loi ou du règlement, et ce sans que le législateur ou le pouvoir réglementaire national ne puisse plus intervenir. L'étendue de cette compétence normative varie toutefois considérablement selon les collectivités.

En outre, plusieurs dispositifs en vigueur permettent aux collectivités régies par les articles 73 et 74 de la Constitution de bénéficier d'attributions élargies :

- l'article 73 prévoit une procédure d'habilitation, par la loi ou le règlement, permettant aux collectivités ultramarines, selon les cas, de fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement. La collectivité de Martinique a ainsi bénéficié à ce jour de cinq procédures d'habilitation dans des domaines variés ayant trait à l'organisation des mobilités ainsi qu'à l'énergie ;

- l'article 74 permet quant à lui la participation des collectivités à l'exercice des compétences de l'État. Cet article permet au législateur organique de prévoir qu'une collectivité d'outre-mer « peut participer, sous le contrôle de l'État, à l'exercice des compétences qu'il conserve, dans le respect des garanties accordées sur l'ensemble du territoire national pour l'exercice des libertés publiques ». Suivant une procédure fixée par la loi organique, l'assemblée délibérante peut adopter des projets d'actes locaux pour fixer des règles dans les domaines de compétence de l'État. Si ces projets d'actes locaux sont approuvés par les organes de l'État, ils peuvent être définitivement adoptés par la collectivité et entrer en vigueur sur son territoire. Dès sa création, le conseil territorial de Saint-Barthélemy s'est ainsi vu confier par le législateur organique la faculté de participer à l'exercice des compétences relevant de l'État en matière de droit pénal, en vue de la répression des infractions aux règles qu'elle fixe dans le cadre des compétences normatives qui lui sont transférées.

Néanmoins, dans les faits, cette capacité d'action est concrètement entravée : d'une part, en raison de la situation financière très dégradée de la plupart des collectivités, abstraction faite de Saint-Barthélemy, en particulier en raison de la sous-consommation majeure de crédits pourtant ouvert, d'autre part, car les collectivités connaissent une pénurie de personnels qualifiés, en raison de la structure de l'emploi public - les emplois de catégorie C y étant surreprésentés - et de l'étroitesse du bassin d'emploi de ces territoires.

1. Une situation financière fortement grevée ne permettant ni l'investissement local ni le plein emploi des crédits budgétaires alloués aux collectivités ultramarines

La première difficulté résulte de la situation financière très dégradée de la plupart des communes, abstraction faite de Saint-Barthélemy.

Les dépenses réelles de fonctionnement des communes d'outre-mer se situent, en moyenne, à 1 270 euros par habitant en 2021 contre 971 euros pour les communes de métropole hors Paris.

La part des dépenses de personnel dans le total des dépenses réelles de fonctionnement y est sensiblement plus élevée que dans les communes de l'hexagone. Ainsi, en Guadeloupe, elles représentent près de 70 % de ces dépenses et 64,5 % en Martinique, contre 56,4 % au niveau national, obérant ainsi les marges de manoeuvre financières.

Les services de la Direction régionale des finances publiques (DRFIP) de Guadeloupe ont indiqué, lors des entretiens avec la délégation, que 29 des 32 communes et deux des six intercommunalités du département étaient en état d'alerte financière. La situation ne provient pas d'une insuffisance de recettes, garanties par l'octroi de mer et la taxe sur les carburants, mais d'une incapacité à assurer leur recouvrement : les produits à recouvrer par les collectivités s'élèveraient ainsi à 1 milliard d'euros.

De plus, bien que les collectivités reçoivent de l'État comme de l'Union européenne des aides financières importantes, celles-ci se heurtent à un phénomène de sous-consommation majeur qui obère leur capacité d'action, comme le relève régulièrement Thani Mohamed Soilihi dans le cadre des avis budgétaires rendus au nom de la commission des lois39(*).

Il en résulte des situations financières particulièrement préoccupantes. Ainsi, en Guadeloupe, les communes de Basse-Terre et de Pointe-à-Pitre connaissent des déficits respectivement de 55 millions et 32 millions d'euros. L'an dernier, la chambre territoriale des comptes a fait l'objet de 23 saisines, pour des situations de déficit ou d'insincérité budgétaire. Une situation similaire est observée en Martinique puisque onze collectivités sont placées sous plan de redressement en 2022 et que la commune de Fort-de-France connaît un déficit de près de 62 millions d'euros.

Ainsi, selon des chiffres transmis par la chambre territoriale des comptes, au 31 décembre 2021, 38 structures publiques étaient placées sous plan de redressement, dont la mise en oeuvre est suivie dans les avis budgétaires successifs sur le ressort Antilles-Guyane.

Nombre de communes et de groupements de collectivités sous plan
de redressement au 31 décembre 2021 dans la zone Antilles-Guyane

Source : bilan annuel de la CRTC Antilles-Guyane.

La seconde difficulté tient à l'incapacité des collectivités ultramarines, y compris antillaises, à utiliser l'ensemble des crédits budgétaires alloués par l'État aux territoires ultramarins.

Comme l'a relevé Thani Mohamed Soilihi, rapporteur pour avis de la commission des lois pour la mission « outre-mer » du projet de loi de finances pour 2023, « comme les années précédentes, la gestion de la mission « Outre-mer » s'est caractérisée en 2021 [par] une sous-exécution des crédits votés en loi de finances ».

De surcroit, il indiquait que « les nombreux mouvements de crédits (transferts, reports, ouvertures et annulations) témoignent d'une gestion encore trop complexe des crédits de la mission outre-mer qui semble aujourd'hui encore difficile à justifier par des considérations opérationnelles, ce que regrette la commission tant cette gestion obère l'exécution de crédits pourtant votés en loi de finances initiale ».

Parallèlement à la sous-exécution chronique des concours financiers de l'État qui interrogent quant à leur pilotage, certains outils budgétaires mobilisés pour les seules collectivités ultramarines ne semblent ni à la hauteur de leurs promesses ni adaptées aux besoins locaux.

Ainsi, d'un constat partagé avec Thani Mohamed Soilihi, la mission « ne peut que relayer les inquiétudes, partagées par la Cour des comptes et les collectivités ultramarines, quant à l'avenir des contrats de convergence et de transformation censés arriver à échéance en 2022 » et « constate, à regret, que les outils de contractualisation ne permettent pas de pallier aux difficultés de sous-consommation des crédits budgétaires. Ainsi qu'illustrée par le graphique ci-dessous, la faiblesse des montants engagés et consommés au 31 décembre 2021 par rapport aux montants contractualisés dans les CCT pour la période 2019-2022 est particulièrement alarmante et fait craindre une importante sous-consommation pour l'ensemble des collectivités concernées. Les dernières prévisions disponibles font état d'un taux de consommation qui s'établirait à 41 % des montants contractualisés à fin 2022 ».40(*)

Consommation des montants contractualisés dans le cadre des CCT
sur la mission « Outre-mer » entre 2019 et 2022 en millions d'euros

Source : avis budgétaire 2023, commission des lois41(*)

Ainsi, s'agissant plus spécifiquement des territoires antillais, moins de 3 millions d'euros par territoire ont été exécutés en crédits de paiement depuis 2019 au titre des CCT, alors que les montants contractualisés sur cette période oscillaient entre 23,23 et 39 millions d'euros pour la Martinique, la Guadeloupe et Saint-Martin.

En conséquence, la mission considère qu'au regard de la sous-exécution chronique des crédits alloués aux outre-mer et des échecs du déploiement de certains dispositifs budgétaires spécifiques à ces territoires, l'État doit, comme l'appellent de leurs voeux les élus locaux, réexaminer les concours financiers et les outils budgétaires qu'il utilise outre-mer.

2. Une structuration de l'emploi des collectivités peu tournée vers une politique de projets

Or, pour faire face à ces difficultés, les collectivités connaissent une pénurie de personnels qualifiés.

Cette pénurie provient en premier lieu de la structure de l'emploi public dans les collectivités, composé dans de très fortes proportions d'emplois de catégorie C. De fait, dans certaines communes, comme à Sainte-Rose, par exemple, les agents de catégorie C représentent 89 % des personnels. Comme l'évoquait le président de l'Association des maires de la Guadeloupe, Jocelyn Sapotille, dans certaines communes, le recrutement a fait office d'amortisseur social lors de la crise de la canne à sucre, ce qui explique en grande partie la physionomie actuelle de l'emploi public.

En outre, les collectivités sont confrontées à des difficultés de recrutement des personnels d'expertise ou d'encadrement, notamment sur des thématiques telles que la passation des marchés publics ou les fonctions budgétaires et comptables. Le bassin d'emploi des collectivités s'avère en effet souvent trop étroit pour recruter des personnels avec un profil pertinent. De ce point de vue, l'offre de formation locale apparaît insuffisante et, en tout état de cause, globalement inadaptée aux besoins.

3. Des difficultés à maintenir les personnels dans leur emploi

Les quatre territoires antillais connaissent par ailleurs des difficultés dans le maintien sur le territoire des personnels en emploi.

Les facteurs sont à cet égard multiples : l'éloignement géographique de l'hexagone, dans lequel certains agents ont souvent le siège de leurs intérêts moraux et familiaux ; les conditions de vie, qui peuvent être différentes et parfois plus difficiles que dans l'hexagone ; les stratégies de mobilité des agents concernés, pour lesquels une affectation outre-mer peut ne constituer qu'une étape dans la carrière, etc.

La mission a globalement pu constater que ces constats, vérifiés dans l'ensemble des outre-mer, ne sont pas démentis dans les collectivités antillaises. Elle a néanmoins relevé la situation de Saint-Barthélemy, qui fait figure d'exception. En effet, le coût de la vie sur ce territoire est tel qu'il peut être difficile, pour certains agents, de s'y installer même provisoirement. La mission rejoint en cela les constats déjà formulés par Valérie Boyer dans son récent rapport sur la proposition de loi organique visant à permettre à Saint-Barthélemy de participer à l'exercice de compétences de l'État, qui relevait que « les services de soins peinent aujourd'hui à fidéliser les praticiens hospitaliers sur le territoire, du fait d'une attractivité grevée du territoire en raison, d'une part, des contraintes d'exercice sur ce territoire (notamment, une pratique isolée et des équipes médicale trop restreintes) et, d'autre part, du coût exorbitant des logements pour ces derniers42(*). »


* 38 L'exemple de la collectivité territoriale de Martinique est à cet égard particulièrement frappant : disposant de la clause de compétence générale, elle a également « compétence pour promouvoir la coopération régionale, le développement économique, social, sanitaire, culturel et scientifique de la Martinique et l'aménagement de son territoire et pour assurer la préservation de son identité, dans le respect de l'intégrité, de l'autonomie et des attributions des communes », y compris par des actions complémentaires de celles des autres collectivités publiques (article L. 7251-1 du code général des collectivités territoriales).

* 39 Avis n° 121 (2022-2023), tome III, « mission Outre-mer », sur le projet de loi de finances pour 2023, déposé le 17 novembre 2022. Ainsi, au 31 décembre 2021, la part consommée du montant des crédits contractualisés au titre des contrats de convergence et de transformation 2019-2022 dans la cadre du programme 123 de la mission « outre-mer » atteignait, en crédits de paiement, seulement 1,86 M€ (sur 26 M€) pour la Guadeloupe, 3,03 M€ (sur 23,23 M€) pour la Martinique et 2,62 M€ (sur 39 M€) pour Saint-Martin.

* 40 Avis budgétaire n° 121 (2022-2023), de Thani Mohamed Soilihi, fait au nom de la commission des lois et déposé le 17 novembre 2022, p. 6-7. Il est consultable dans son intégralité à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/a22-121-3/a22-121-34.html.

* 41 Ibidem.

* 42 Rapport n° 404 (2022-2023) de Valérie Boyer, fait au nom de la commission des lois, déposé le 8 mars 2023, consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/rap/l22-404/l22-404_mono.html.

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