B. UN RÔLE DÉSORMAIS CENTRAL DANS L'ÉLUCIDATION DES INFRACTIONS

1. De l'utilité des métadonnées dans l'enquête pénale

Les métadonnées apportent aux services de police et de gendarmerie de nombreux éléments de fond pour caractériser une infraction, révéler des liens de complicité ou encore identifier des témoins. Mais elles sont aussi utilisées à décharge, l'alibi d'une personne pouvant être attesté par des données de connexion qui la localisent hors du secteur de commission d'une infraction au moment de celle-ci.

Selon les éléments recueillis par les rapporteurs au cours de leurs auditions et déplacements, les principaux usages des données de connexion sont les suivants :

- l'identification des protagonistes d'une infraction (auteurs, victimes, mais aussi témoins ou complices) grâce aux données non seulement d'identification stricto sensu mais aussi de trafic, avec notamment :

· l'établissement de la liste des contacts d'une victime ou d'un suspect et l'analyse des caractéristiques des messages et appels (date, horaire, durée...), ces informations étant potentiellement révélatrices d'un environnement relationnel qui peut contribuer à l'élucidation des affaires. Elles sont, en particulier, précieuses lorsque la ligne utilisée par un délinquant est reliée à une fausse identité ou enregistrée au nom d'un tiers qui n'en est manifestement pas l'utilisateur réel : dans une telle hypothèse, c'est par l'analyse des principaux contacts de l'utilisateur que les services de police ou de gendarmerie parviennent à attribuer la ligne à son détenteur effectif ; symétriquement, l'étude de la liste des contacts d'un suspect peut révéler l'existence d'une ligne « occulte » (comme le sont fréquemment les lignes dédiées à une activité criminelle) qui, bien qu'elle ne soit pas officiellement rattachée à une personne citée dans l'enquête, s'avérera être utilisée par celle-ci ;

· corrélativement, l'identification - grâce aux numéros contactés par un suspect - d'éventuels complices, les données d'identification permettant de faire le lien entre un numéro téléphonique et une identité civile ;

· l'identification, grâce aux numéros IMEI, des différentes cartes SIM utilisées sur un même téléphone, cette information étant par exemple utile en cas de vol pour identifier un receleur ;

· la découverte, pour les infractions commises en ligne ou dont la préparation s'est traduite par un échange de messages sur internet, de l'identité réelle d'une personne qui utilise un pseudonyme ;

la vérification, grâce à la localisation des téléphones portables (aussi appelée « bornage »), des déplacements d'un suspect ou d'une personne recherchée : les données de localisation peuvent être utilisées à la fois pour estimer la localisation de l'utilisateur, par référence aux antennes-relais auxquelles il s'est trouvé relié, comme pour définir la liste des utilisateurs présents dans une même zone à un instant déterminé via le recueil des flux ayant transité par une ou plusieurs bornes. Elles permettent ainsi, selon la direction générale de la police nationale, « de conforter les déclarations d'un mis en cause contestant s'être trouvé sur le lieu des faits dont on l'accuse, ou au contraire d'établir sa présence sur un site, de retrouver des personnes portées disparues ou ayant indiqué une volonté suicidaire » ou encore, comme l'indique la conférence nationale des procureurs de la République, d'apporter « des éléments utiles sur les déplacements des personnes suspectées et leurs habitudes de vie, afin par exemple de faciliter leur interpellation ». Elles permettent également, par recoupement des numéros de téléphone ayant « borné » dans certains lieux au moment de la commission de plusieurs infractions, d'en identifier l'auteur ;

- la mise au jour de l'utilité fonctionnelle d'un appareil : comme le relève la direction générale de la police nationale, « le type de données de trafic (voix, SMS, DATA) renseigne sur l'utilisation du terminal de communications (ligne `de vie', ligne dédiée à un circuit fermé de terminaux, ligne associée à un tracker...) », permettant par exemple d'identifier, dans une affaire de prostitution, le téléphone utilisé comme « standard » par des proxénètes (dont la nature peut être révélée par le fait qu'il reçoive un nombre important de SMS provenant d'un nombre important de numéros toujours différents) ;

- dans les formes de criminalité les plus graves et conformément aux principes de subsidiarité et de proportionnalité posés par le législateur, le préalable à l'utilisation de techniques plus lourdes et plus intrusives. L'un des magistrats de la section F3 du parquet de Paris (délinquance organisée et stupéfiants) soulignait ainsi devant les rapporteurs que les données de connexion permettent de faire un « premier tri » avant de solliciter l'autorisation de recourir aux écoutes et/ou à la géolocalisation en temps réel afin que l'utilisation de ces techniques soit limitée aux lignes pertinentes.

Par ailleurs et par nature, les données de connexion sont également l'un des seuls moyens d'élucider les crimes et délits commis en ligne, ou à tout le moins le seul « point d'entrée » pour identifier les auteurs ; elles sont donc essentielles à la lutte contre les actes de cyber-délinquance de toute nature (fraudes sur internet, cyber-attaques, menaces et appels à la violence en ligne, « rançongiciels », pédopornographie et infractions sexuelles sur mineurs en ligne...).

En bref, et comme le résumait l'un des enquêteurs que les rapporteurs ont rencontrés au commissariat central du 17e arrondissement de Paris, les données de connexion sont fréquemment le seul moyen de répondre aux questions essentielles de l'investigation pénale, à savoir le « qui ? », le « quand ? » et le « où ? ».

2. L'émergence d'un monopole probatoire

Mais la véritable particularité des données de connexion réside dans la place singulière qu'elles occupent désormais dans le dispositif d'enquête, où elles ont acquis une forme de monopole probatoire. Ainsi que le relève le criminaliste Benoît Auroy, « Alors même qu[e la preuve numérique] n'a qu'une valeur indiciaire, la pratique lui a reconnu une remarquable force de conviction »14(*) : les données de connexion sont devenues une preuve « reine », susceptible de faire ou de défaire un dossier, de disculper comme d'inculper.

Ce rôle central s'explique par un constat : à rebours de l'image d'Épinal d'une enquête pénale se dénouant au cours des auditions grâce aux informations données par des témoins ou aux aveux d'un suspect, la présence des avocats et l'usage de plus en plus répandu du « droit au silence » seraient venus priver la garde à vue de son rôle traditionnellement central dans la conduite des investigations. De même, face aux réticences de plus en plus fortes des citoyens à voir leur nom apparaître dans des procédures pénales, et donc à apporter leur témoignage aux enquêteurs, les données de connexion deviennent le seul moyen d'établir la présence d'un suspect sur les lieux d'une infraction ou l'existence de relations entre deux personnes qui apparaissent complices mais prétendent ne pas se connaître.

Parallèlement, les délinquants aguerris semblent avoir développé des stratégies afin d'éviter de laisser des traces physiques (empreintes, ADN) sur les lieux des infractions : l'utilité des moyens d'investigation biologique et génétique serait ainsi devenue réservée aux « primo-délinquants encore peu affûtés aux moyens de la police technique et scientifique »15(*). À l'inverse, et comme le relevait la direction générale de la gendarmerie nationale lors de son audition par les rapporteurs, les traces numériques dépendent de tiers, les opérateurs, et ne sont pas maîtrisées par celui qui les produit : elles sont donc quasiment impossibles à effacer.

Dans ce contexte, les métadonnées constituent souvent le seul moyen, pour les enquêteurs, de disposer d'éléments matériels susceptibles de conduire à l'élucidation d'une affaire ; elles présentent également la particularité d'être des données objectives, ce qui les rend (contrairement à des témoignages, par exemple) difficilement contestables par les personnes mises en cause.

En outre, l'ensemble des personnes entendues par les rapporteurs ont rappelé que les données de connexion permettent une accélération substantielle de l'élucidation des enquêtes, ainsi qu'un gain important en effectifs : la découverte d'un nombre d'informations comparable à celui que permet la consultation des données de connexion supposerait, si elle était traduite en moyens humains, une « consommation » difficilement soutenable d'emplois de gendarme et de policier. Ainsi, pour connaître les déplacements d'une personne (par exemple dans le cas où les allées et venues de celle-ci révèlent des repérages avant des cambriolages, ou encore la localisent sur les lieux de commission d'infractions sérielles graves), l'accès aux données de connexion offre une exhaustivité et une facilité qu'une surveillance humaine, bien plus coûteuse, ne saurait garantir. Comme le synthétise le conseiller d'État Alexandre Lallet, rapporteur public de la décision French data network de 2021, dans ses conclusions, « le recours exclusif à des méthodes traditionnelles d'investigation nécessiterait des moyens humains considérables que notre pays ne peut s'offrir dans les proportions qui seraient nécessaires pour compenser la perte de capacités opérationnelles enregistrées ».

Les rapporteurs ont par ailleurs constaté que, loin de remettre en cause l'utilité des données de connexion, la montée en puissance de technologies échappant à la téléphonie classique ne faisait qu'en renforcer l'importance pour les acteurs de l'enquête. En effet, l'essor du chiffrement de bout en bout des échanges et du recours à des messageries cryptées rend impossible, ou presque, l'interception du contenu des communications par des voies classiques (c'est-à-dire via les opérateurs) : avec le cryptage, la captation des contenus suppose désormais des « chevaux de Troie », qui sont des procédés techniques lourds et coûteux. Cette évolution a eu pour effet paradoxal de rendre les métadonnées plus essentielles encore, puisqu'elles constituent dans de nombreux cas les seules données qui ont transité par le réseau cellulaire - et donc les seules indications techniquement exploitables16(*). En d'autres termes, face à un contenu devenu inaccessible, le « contenant » est désormais la principale source d'informations des enquêteurs de la police et la gendarmerie.

La valeur probante acquise par les données de connexion s'est aussi progressivement diffusée auprès des magistrats du siège, qui les voient comme un gage de fiabilité de l'accusation, même pour les infractions les plus simples et y compris, dans certains cas, pour des délits flagrants. Il a ainsi été relevé par les personnes auditionnées par les rapporteurs, et notamment par les praticiens de l'enquête pénale, que l'absence de métadonnées dans un dossier était systématiquement interprétée par les juges comme la marque d'une investigation incomplète, de nature à générer un doute qui devait profiter aux accusés et conduire à leur relaxe. Comme l'illustre la DGPN, « le bornage est [...] devenu un véritable élément de preuve demandé quasi-systématiquement par les magistrats pour vérifier la présence d'un suspect sur les lieux de l'infraction, y compris pour un vol à la tire ou un vol à l'arrachée ».

Ces éléments convergent pour créer, comme le résumait le procureur général près la Cour de cassation François Molins lors son audition, une « dépendance » des policiers et gendarmes envers les métadonnées.

Les rapporteurs estiment, plus largement, que cette dépendance touche - au moins autant que les enquêteurs - les autres acteurs de la chaîne pénale, ainsi que les citoyens. Dans un contexte où le sentiment d'insécurité va croissant et où de fortes attentes s'expriment quant au maintien d'un taux élevé d'élucidation, il semble en effet illusoire de renoncer aux informations révélées par les données de connexion : loin d'être un caprice des enquêteurs, la recherche des moyens les plus performants pour résoudre une affaire est une exigence non seulement des victimes, mais aussi et surtout du corps social dans son ensemble.


* 14 Benoît AUROY, « La preuve numérique en procédure pénale : un système à (re)construire », Recueil Dalloz, 2023, p. 697.

* 15 Ibid.

* 16 Comme le relève la DGPN, l'utilisation de messageries cryptées, de plus en plus fréquente par les groupes organisés, réduit déjà notablement l'identification des criminels de ces réseaux. Les données de trafic et de localisation restent le seul moyen de cibler leurs déplacements, points de rencontre, présence sur le lieu des faits et les appareils utilisés.

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