II. LA STRUCTURATION PROGRESSIVE D'UN USAGE DEVENU MASSIF

Les données de connexion présentent, pour les services enquêteurs, des avantages considérables. Outre la facilité longtemps accordée par le droit français pour y recourir, elles sont peu onéreuses (notamment en comparaison du coût substantiel lié à l'usage d'autres techniques) et, depuis le milieu des années 2010 et la mise en service de la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), aisément accessibles. Il n'est donc pas étonnant qu'elles soient devenues un outil de choix, plusieurs centaines de milliers de données étant exploitées chaque année dans un cadre pénal avec une croissance annuelle de l'ordre de 10 % jusqu'en 2022.

A. UN ACCÈS LARGE QUI CONCERNE PLUSIEURS CENTAINES DE MILLIERS DE DONNÉES CHAQUE ANNÉE

Comme le confirment les chiffres communiqués par l'Agence nationale des techniques d'enquête numériques judiciaires (ANTENJ), gestionnaire de la PNIJ, l'utilisation des données de connexion a connu une croissance continue jusqu'à l'intervention, en juillet 2022, d'arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation remettant en cause le rôle du parquet et qui seront commentées plus loin. Ce sont ainsi environ un million de données d'identification et, sur la fin de la période étudiée, autant de

données de trafic et de localisation conservées par les quatre OCE dits « majeurs » (c'est-à-dire les opérateurs de téléphonie Bouygues, Free, Orange et SFR) qui ont été exploitées chaque année depuis 2017, selon l'évolution représentée par les schémas ci-dessous17(*).

Données d'identification (2017-2022), par cadre d'enquête

Données de trafic et de localisation (2017-2022), par cadre d'enquête

Source : commission des lois du Sénat

Au-delà de ces chiffres, une analyse par nature des données de connexion utilisées par les services d'enquête témoigne de l'importance quantitative des données d'identification, soit pour identifier l'ensemble des utilisateurs présents sur une zone par « bornage », soit pour associer une identité civile à un numéro d'appel : ces réquisitions représentent près de la moitié des accès aux données de connexion conservées par les quatre principaux opérateurs de téléphonie. Viennent ensuite les factures détaillées, ou « fadettes », qui comportent à la fois l'heure et la durée des appels (donc des données de trafic), les numéros des correspondants (données d'identification) et les coordonnées spatiales de l'antenne-relai déclenchée par le terminal (données de localisation).

Il convient, toutefois, d'appréhender ces chiffres avec prudence : en effet, plusieurs données sont parfois nécessaires à l'accomplissement d'un seul acte d'enquête et, comme l'indique la conférence nationale des procureurs de la République, « une seule demande de bornage visant à obtenir le trafic sur une borne de téléphonie mobile peut se traduire par la délivrance d'une dizaine de réquisitions (4 OCE ayant chacun 3 antennes pour couvrir 360° sur une borne) ». De la même manière, plusieurs accès ayant un même objet peuvent se succéder au cours d'une enquête : lorsqu'un « bornage » permet d'identifier des terminaux nouveaux, des données complémentaires sont nécessaires pour faire le lien entre la ligne concernée et l'abonné qui y est rattaché. Les statistiques présentées, sans être négligées, doivent donc être relativisées.

Une autre grille d'analyse de ces chiffres tient à la nature des dossiers. En effet, plus une affaire est complexe, plus elle est « consommatrice » en données de connexion, si bien que les accès se concentrent en pratique sur les infractions les plus graves : un magistrat de la section P12 du parquet de Paris estimait ainsi que, pour les dossiers couverts par le large périmètre de compétence de son service (« Traitement en temps réel des majeurs », c'est-à-dire les infractions flagrantes), 85 % des données consultées par les enquêteurs étaient exploitées dans le cadre d'une infraction liée au trafic de stupéfiants.

Il n'en reste pas moins que ces chiffres témoignent d'un accès massif aux données de connexion par les services enquêteurs, cette situation trouvant sa source, au moins pour partie, dans la facilité d'un tel accès jusqu'en 2022.

En effet, et en dépit de leur spécificité, les métadonnées ont longtemps été incluses dans le droit commun des réquisitions judiciaires, applicable au « tout-venant » de la preuve en matière pénale. Or ce statut pose question dans un contexte où de telles réquisitions constituent un mode de preuve extrêmement général et peu contrôlé, voire une « technique probatoire à tout faire »18(*).

Jusqu'à la loi n° 2022-299 du 2 mars 2022 visant à combattre le harcèlement scolaire (voir infra), les métadonnées étaient ainsi soumises au régime prévu par le code de procédure pénale qui permet, tant en flagrance (article 60-1) qu'en enquête préliminaire (article 77-1-1) et dans le cadre d'une information judiciaire (article 99-3), au magistrat compétent (procureur de la République ou juge d'instruction) ou aux officiers de police judiciaire (ainsi que, sous le contrôle de ces derniers et hors information judiciaire, aux agents de police judiciaire), de requérir « par tout moyen » et « de toute personne, de tout établissement ou organisme privé ou public ou de toute administration publique », des « informations intéressant l'enquête », quelle qu'en soit la nature et sans limitation particulière.

La réponse à de telles réquisitions est une obligation juridique pour ceux qui en sont l'objet, l'absence de suite donnée « dans les meilleurs délais » étant passible d'une amende de 3 750 euros (article 60-1 précité).

Sur le fondement de ce régime généraliste, les données de connexion étaient par ailleurs exploitables pour n'importe quelle infraction, sans critère de gravité et sans mention d'un quantum minimal de peine encourue (voir ci-après).

Dès lors, et comme l'a résumé la conférence nationale des procureurs auprès des rapporteurs, « l'exploitation des données de connexion, de localisation était ainsi un acte d'enquête courant, quels que soient l'infraction commise et le cadre d'enquête » ; le choix d'y recourir ou non était dicté par des considérations d'opportunité tenant à la fois à l'objectif de « maîtrise des frais de justice » - chaque réquisition auprès des opérateurs devant faire l'objet d'une compensation financière - et au respect des instructions permanentes émises par les procureurs de la République visant, par exemple, à limiter l'engagement de moyens techniques et humains en cas de préjudice faible.


* 17 Schémas établis par la commission des lois du Sénat sur la base des chiffres fournis par ANTENJ, hors données relatives à la recherche de personnes.

* 18 Pour reprendre l'expression employée par le professeur Etienne Vergès lors de son audition par les rapporteurs.

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