C. UNE NÉCESSAIRE MEILLEURE PRISE EN COMPTE DES ÉVOLUTIONS DES MODES OPÉRATOIRES DES ÉMEUTIERS : UN USAGE PROTÉIFORME ET DÉTERMINANT DES RÉSEAUX SOCIAUX

Les travaux conduits par la mission ont permis de constater l'usage inédit des réseaux sociaux dans les modes opératoires des émeutiers et, parallèlement, leur insuffisante prise en compte dans les outils administratifs et judiciaires déployés pour rétablir l'ordre public.

Aux yeux du rapporteur, les évolutions des modes opératoires, par la mobilisation des réseaux sociaux ou supports numériques, implique une mobilisation de plusieurs volets de politique publique :

· un renforcement de la coopération et des échanges entre les réseaux sociaux et les services de l'État ;

· la création d'un cadre général de blocage de certaines fonctionnalités des réseaux sociaux, sous de strictes conditions ;

· la facilitation de l'identification des délinquants par le biais des réseaux sociaux et supports numériques ;

· la création d'un cadre pénal permettant de poursuivre les émeutiers mobilisant des supports numériques pour participer à des violences urbaines.

1. A priori, renforcer la coopération et les échanges entre les réseaux sociaux et les services de l'État

La meilleure prise en compte de l'utilisation des réseaux sociaux et des supports numériques dans les modes opératoires des émeutiers implique en particulier une plus forte responsabilisation des grandes plateformes numériques et des entreprises offrant des services numériques.

Conscients de leurs responsabilités et de l'utilisation importante des différentes fonctionnalités offertes par les réseaux sociaux pour participer, organiser ou appeler à des actions violentes ou à des dégradations dans le cadre de violences urbaines, les principales plateformes numériques auditionnées par la mission ont sollicité la redynamisation ainsi que la réunion régulière du groupe de contact permanent institué entre les représentants des réseaux sociaux et l'État. Créé informellement en 2015 par le Gouvernement dans un contexte de menace terroriste pour associer les grands opérateurs (Apple, Facebook, Google, Microsoft, Snapchat, Twitter, TikTok...) à la lutte contre la menace djihadiste, ce dernier semble être tombé en désuétude.

En effet, il est indispensable, aux yeux du rapporteur, d'anticiper la coordination des acteurs préalablement aux périodes de crise et d'établir, avant toute crise, des circuits d'informations et d'actions devant être définis et testés avant toute période de crise. Dès lors, sa consécration dans la loi, avec par exemple la définition d'une périodicité minimale de réunions et l'élargissement de sa composition à des représentants de l'Assemblée nationale et du Sénat, pourrait être une manière de fluidifier et de renforcer la communication entre les services intéressés (police et gendarmerie, services de renseignement, services de la Chancellerie, services interministériels en charge du numérique, etc.) et les plateformes. Il serait, dans cette hypothèse, pertinent que puissent être associés à ce groupe des acteurs qui ne sont pas des « très grandes plateformes » en ce qu'ils échappent à certaines obligations en matière de lutte contre les contenus illicites (Twitch, Discord...).

Proposition n° 11 : Réunir de façon régulière le groupe de contact permanent entre les représentants des réseaux sociaux et l'État pour mieux anticiper la coordination des acteurs en période de crise.

2. Instituer un cadre général de blocage de certaines fonctionnalités des réseaux sociaux en cas de déclenchement de l'état d'urgence

Les travaux menés par la mission ont permis de démontrer l'influence de certaines fonctionnalités offertes par les réseaux sociaux - en particulier la géolocalisation en directe et en continu et la diffusion d'images, de vidéos et de sons en direct - pour inciter, organiser et participer à des violences urbaines et à des destructions de biens et de bâtiments.

Dès lors, dans le prolongement du pouvoir donné par le II de l'article 11 de la loi 3 avril 1955 au ministre de l'intérieur de « prendre toute mesure pour assurer l'interruption de tout service de communication au public en ligne provoquant à la commission d'actes de terrorisme ou en faisant l'apologie », il est proposé que des mesures actualisées et analogues de blocage de certaines fonctionnalités des réseaux sociaux puissent être prises par les préfets de département, sur autorisation du ministre de l'intérieur et en dans le seul cadre de la mise en oeuvre du régime d'état d'urgence précité.

Le rapporteur estime indispensable de subordonner l'activation de cette prérogative exceptionnelle au déclenchement de l'état d'urgence et de la restreindre aux fonctionnalités n'impliquant pas la liberté de communication écrite ou orale entre individus - autrement dit l'envoi et la réception de messages écrits ou audios.

Au surplus, la durée maximale de validité de cette décision, la durée maximale du blocage de fonctionnalité ainsi que le périmètre géographique maximal devraient être strictement définis afin d'éviter tout risque d'application disproportionnée du dispositif.

Dans tous les cas, il conviendra de prévoir selon quelles modalités le public est informé du déclenchement du régime permettant à l'administration de prendre des mesures particulières de limitation des communications sur les plateformes en ligne, ou a minima que la loi pose le principe d'une information par tout moyen approprié, laissant au pouvoir réglementaire (ou à l'autorité administrative, au cas par cas) le soin de définir la nature exacte des moyens en question.

Proposition n° 12 : Lorsque l'état d'urgence est déclaré en application de la loi de 1955, permettre aux préfets de solliciter, pour une durée limitée, la désactivation de certaines fonctionnalités des applications de réseaux sociaux (géolocalisation, lives) - indépendantes de l'échange de communications écrites ou orales - en contexte émeutier.

3. Faciliter, lors des événements émeutiers, l'identification des délinquants par le biais des réseaux sociaux et supports numériques

Aujourd'hui, l'utilisation en source ouverte ou non des données échangées ou publiées sur les réseaux sociaux et supports numériques par les forces de sécurité intérieure est particulièrement chronophage et complexe à mettre en oeuvre rapidement alors que les nécessités d'un contexte émeutier impliquent une réactivité accrue pour identifier les risques, anticiper les actions délictuelles et dimensionner comme adapter la réponse policière aux évolutions des comportements des délinquants.

Conscients Consciente des difficultés rencontrées par les services, la mission a identifié trois axes d'amélioration afin de faciliter, au cours des émeutes, l'identification par les réseaux sociaux et les supports numériques des auteurs d'actes violents ou de dégradations.

En premier lieu, d'un constat partagé par l'ensemble des acteurs engagés dans la lutte contre les émeutes auditionnés, l'utilisation des fonctionnalités des réseaux sociaux dits « privés » ou des fonctionnalités messageries cryptées ont induit un renouvellement du mode opératoire de l'appel public à la destruction volontaire de biens, ou à l'injure et l'outrage publics en permettant aux auteurs de commettre de tels faits en dehors des réseaux de communication publics, alors que le critère de publicité est constitutif de leur répression.

Si ces délits commis dans l'espace virtuel prennent la même forme que celles commises dans le monde réel ou sur des réseaux publics, permettant de qualifier aisément le caractère public de cette apologie, le détournement des fonctionnalités offertes par ces moyens de communication « privés » est susceptible d'entrainer des conséquences encore plus dommageables en ce qu'elles permettent à des individus de se rendre coupables d'appels à la destruction ou d'injures devant une large audience de personnes sans lien avec une communauté d'intérêts en contournant les critères juridiques en vigueur.

Ainsi, la jurisprudence de la Cour de cassation considère que le caractère privé de certains échanges doit faire l'objet d'une analyse casuistique et admet que le caractère privé de certains espaces d'échanges puisse être remis en cause. À titre d'exemple, elle considère qu'un échange dématérialisé est public s'il est diffusé à un « nombre indéterminé de personnes nullement liées par une communauté d'intérêts »143(*).

Dès lors, considérant que ces apports de nature jurisprudentielle n'offrent pas les garanties nécessaires quant à l'application uniforme sur le territoire et durable dans le temps de telles appréciations, la mission propose d'inscrire dans la loi les notions dégagées et éprouvées par la jurisprudence de la Cour de cassation, pour intégrer dans la définition de la condition de publicité de certains délits la diffusion de contenus sur les réseaux privés de communication, lorsque cette diffusion présente une ampleur telle qu'elle est assimilable à un délit public et a les mêmes effets en matière de diffusion d'idées et de propos dangereux ou répréhensibles. Il lui apparait indispensable de tenir compte des évolutions permises par le développement de nouvelles solutions technologiques permettant de contourner la frontière de la publicité entendue au sens de « réseau public de communication ».

Il lui est, au surplus, apparu nécessaire de proposer d'actualiser le droit existant afin de mieux prendre en compte ces nouvelles réalités et d'adapter en conséquence l'arsenal répressif, afin de permettre un accès des services de renseignement et d'enquête aux échanges se tenant sur les boucles des messageries privées, dès lors que leurs conditions d'accès et le nombre de personnes y accédant les rendent assimilables à des services de communication au public en ligne, et ce sans recourir à des techniques d'enquêtes spécialisées.

Enfin, compte-tenu de la nécessaire réactivité de la réponse policière en cas d'émeutes et du nombre important de contenus sur les réseaux sociaux en source ouverte à analyser afin de dimensionner cette réponse, la mission propose, pour la seule durée des émeutes, de faciliter la détection précoce de contenus numériques incitant à la commission de violences ou à la participation à des émeutes par l'utilisation de traitements algorithmiques. 

Proposition n° 13 : Au cours des émeutes, faciliter l'identification par les réseaux sociaux et les supports numériques des auteurs d'actes violents ou de dégradations :

· Permettre la levée du caractère « privé » de boucles de messages réunissant un grand nombre d'individus ou des individus sans communauté d'intérêt ;

· Permettre un accès des services de renseignement et d'enquête aux échanges se tenant sur les boucles des messageries privées, dès lors que leurs conditions d'accès et le nombre de personnes y accédant les rendent assimilables à des services de communication au public en ligne.

· Au cours des émeutes, faciliter la détection précoce de contenus numériques incitant à la commission de violences ou à la participation à des émeutes par l'utilisation de traitements algorithmiques.

4. Après les émeutes, renforcer les poursuites contre les émeutiers mobilisant des supports numériques pour participer à des violences urbaines

L'ensemble des acteurs auditionnés par la mission ont fait état du caractère central des moyens de communication numérique, et singulièrement des réseaux sociaux, comme vecteurs de passage à l'acte, en particulier chez les mineurs, et de renforcement des violences urbaines par la médiatisation importante qu'ils permettent.

L'arsenal pénal a progressivement été renforcé afin de tenir compte des moyens mobilisés par les émeutiers pour participer, relayer et organiser des violences urbaines, et singulièrement les supports numériques.

Il en va ainsi de la récente création, par le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique dit « SREN » adopté par l'Assemblée nationale et le Sénat en avril 2024 et en attente de promulgation, d'une peine complémentaire de « bannissement numérique » qui correspond à la suspension de l'accès à un service de plateforme en ligne lorsqu'une infraction a été commise en utilisant ledit service.

Si la définition d'une telle peine complémentaire semble aller dans le sens d'une prévention de la récidive adaptée aux modes opératoires de délinquants, il appartient d'en assurer la pleine application pour toutes les infractions commises ou facilitées par les outils numériques en contexte émeutier. Il en va ainsi de la participation à un groupement pour préparer des violences ou des dégradations (article 222-14-2 du code pénal), aux menaces de commettre un crime ou un délit contre les personnes (articles 222-17 à 222-18-3), à la menace de commettre des atteintes aux biens (articles 322-12 et 322-13 du code pénal) et de l'injure ou de l'outrage publics commises à l'encontre de personnes dépositaires de l'autorité publique (articles 31 et 33 de la loi de 1881).

La mission d'information appelle donc l'autorité judiciaire à se saisir pleinement de cette nouvelle peine complémentaire et, en cas d'infractions commises lors de contexte émeutiers, à faire un usage plus systématique de cette procédure de bannissement numérique pour prévenir plus efficacement la récidive.

Compte tenu, comme développé ci-avant, de l'ampleur de la diffusion entrainée par ces outils numériques qui conduit à démultiplier l'effet d'une infraction, il convient également de permettre aux acteurs judiciaires - parquet ou juge d'instruction - de faire usage des données de connexion pour identifier et localiser plus aisément les individus s'étant rendus coupables de participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations. Pour ce faire, il est nécessaire d'augmenter le quantum de la peine d'emprisonnement encourue, afin de permettre la réquisition des données de connexion par le parquet ou le juge d'instruction aux fins d'identification et de localisation des individus mis en cause pour une telle infraction.

En effet, le juge constitutionnel a jugé qu'en ce que « la réquisition de ces données est autorisée dans le cadre d'une enquête préliminaire qui peut porter sur tout type d'infraction et qui n'est pas justifiée par l'urgence ni limitée dans le temps », le législateur « n'a[vait] pas entouré la procédure prévue par les dispositions contestées de garanties propres à assurer une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif à valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions »144(*) et a, par suite, censuré les dispositions des articles 77-1 et 77-1-1 du code de procédure pénale. En conséquence, quatre hypothèses limitativement énumérées pour justifier le recours à de telles réquisitions ont été introduites à l'article 60-1-2 du code de procédure pénale par le législateur afin de mieux concilier le droit au respect de la vie privée et l'objectif à valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infraction. Figure parmi ces quatre conditions le fait que la procédure soit ouverte pour une infraction punie d'au moins trois ans d'emprisonnement, faute de quoi, il ne sera pas loisible à l'autorité judiciaire de réquisitionner les données de connexion de l'individu.

Dès lors, aux yeux du rapporteur, le fait que le délit de participation à un groupement en vue de la préparation des violences ne soit puni que d'un an d'emprisonnement fait obstacle à l'usage d'une technique d'investigation pourtant utile et précieuse. Il semble donc opportun de relever le quantum encouru à trois ans, ce qui permettrait, sans modifier les équilibres trouvés par le législateur en matière de réquisition des données de connexion et sans augmenter de façon disproportionnée le quantum de peine encourue, de faciliter l'identification des individus s'étant rendus coupables d'une telle infraction.

Proposition n° 14 : Faciliter et renforcer les poursuites contre les délinquants mobilisant les supports numériques pour participer à des émeutes urbaines :

· Porter à trois ans d'emprisonnement la peine encourue pour la participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou de dégradations, afin de rendre possible, dans une procédure pénale, la réquisition, aux fins d'identification et de localisation, les données de connexion ;

· Appliquer les peines complémentaires de « bannissement numérique » pour toutes les infractions commises ou facilitées par les outils numériques en contexte émeutier.


* 143 Cass., crim. 19 juin 2018, n° 17-87.807.

* 144 Décision n° 2021-952 QPC du 3 décembre 202

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