VI. MARDI 16 JANVIER 2024 - AUDITION DE MM. FABIEN JOBARD, SEBASTIAN ROCHÉ, DOCTEURS EN SCIENCE POLITIQUE ET DIRECTEURS DE RECHERCHE AU CNRS, ET MARWAN MOHAMMED, DOCTEUR EN SOCIOLOGIE ET CHARGÉ DE RECHERCHE AU CNRS

M. François-Noël Buffet, président. - La mission d'information mise en place par la commission des lois, dotée de pouvoirs d'enquête, a pour objectif d'analyser les émeutes de l'été 2023. Notre travail porte sur les fonctions régaliennes que sont la sécurité et la justice, mais nous souhaitons élargir notre compréhension des événements et, le cas échéant, aboutir à des propositions législatives ou réglementaires à partir des constats que nous dressons.

C'est la raison pour laquelle nous recevons aujourd'hui Sebastian Roché, docteur en science politique, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et enseignant à Sciences Po Grenoble, Fabien Jobard, docteur en science politique, directeur de recherche au CNRS et Marwan Mohammed, docteur en sociologie, chargé de recherche au CNRS.

M. Sebastian Roché, politiste. - Mon travail de recherches m'a conduit à étudier les émeutes de 2005, au sujet desquelles j'ai produit un rapport, avec un administrateur de l'Insee et un gendarme détaché. Aujourd'hui, j'ai choisi un angle restreint pour ma présentation : le rôle de la police dans le déclenchement des émeutes et dans leur résorption.

La France est, avec la Grande-Bretagne, le pays d'Europe qui a connu le plus d'émeutes. Elle est également la seule à connaître des émeutes nationales, qui échappent au périmètre d'une commune. Avec les États-Unis, ces pays sont les trois pays occidentaux à connaître des émeutes, bien que leurs modèles de société soient très différents. Ainsi, ce sont les pratiques, les situations d'interaction, et non pas les modèles, qui engendrent ces événements. Il existe deux grands mécanismes de déclenchement. Le premier est direct, causé par des brutalités policières ou par un décès au cours d'une opération de police, qui produit un choc moral important, avec une identification au profil de la personne tuée. On est particulièrement affecté si l'on connaît personnellement cette personne ou si l'on appartient au même groupe socio-professionnel ou ethnique qu'elle. Le second grand mécanisme est indirect : il s'agit d'une accumulation de frustrations, strain en anglais, qui engendre une diminution de la confiance dans la police, laquelle devient elle-même un facteur de déclenchement, en perdant l'autorité morale qui devrait lui permettre de freiner les émeutes.

Qu'est-ce qu'une émeute ? Les événements nationaux de 2005 ou de 2023 en France, voire de 1992 à Los Angeles, sont parfaitement repérables, mais il existe des phénomènes d'intensité moindre. J'avais proposé de définir une émeute par la concentration suffisante, dans le temps et l'espace, de destructions et de dégradations. Ainsi les émeutes, comme les marées, sont des phénomènes de type continu, les destructions et les dégradations étant permanentes. En recensant sur des graphiques le nombre de véhicules brûlés par jour dans différents départements, on retrouve le même cycle temporel : un cycle court de cinq à sept jours, probablement lié à la fatigue des émeutiers. Ce phénomène d'épuisement se retrouve dans tous les pays. En ce qui concerne les émeutes de 2005, les données ont été analysées par des chercheurs canadiens. On peut observer que les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement de l'époque, notamment l'état d'urgence, n'ont pas eu d'effet sur la dynamique temporelle. En revanche, ces émeutes ont entraîné une augmentation durable de la délinquance, produisant des effets de long terme sur la sécurité des citoyens.

S'agissant du déclenchement des grandes émeutes, il est toujours associé aux brutalités policières ou à des actions de police agressives. Une telle régularité indique un lien de causalité : les brutalités policières sont un déclencheur, lié à la fonction symbolique de la police dans la société. Quelle que soit son ampleur, le fait que la police tue quelqu'un qui n'est pas armé et dont le prénom évoque une origine étrangère est propice au démarrage d'une émeute. La situation en France au cours des trente dernières années le démontre empiriquement. Cela nous permet de comprendre qu'il existe des variables structurelles au plan socio-économique, mais aussi au plan institutionnel, c'est-à-dire liées au fonctionnement normal des institutions.

J'en viens au second mécanisme de déclenchement des émeutes, à savoir le phénomène de frustration. Celui-ci est souvent lié aux contrôles d'identité répétitifs et discriminatoires.

En 2016, nous avons mené une enquête dans les Bouches-du-Rhône. Nous avons observé que, dès 12 ans, les contrôles d'identité sont particulièrement ciblés sur les minorités, dans les zones du ressort de la police et non pas de la gendarmerie. Ces contrôles sont de nature à accroitre les tensions et à créer un climat inflammable. L'affaire Théo s'est produite au moment où était réalisée une grande enquête sociale européenne. Il a été possible de comparer l'opinion de la population les jours ayant précédé l'affaire avec leur opinion les jours suivants, et nous avons constaté que, dans la population générale, ce type d'événement réduit la confiance en la police. Ce phénomène de décrue de la confiance est encore plus fort au sein des minorités, c'est-à-dire dans les groupes qui s'identifient avec la personne qui a été gravement blessée.

Selon le modèle flash point - ou modèle éclair - proposé par un collègue britannique, il convient de combiner différents événements pour comprendre le déclenchement des émeutes, en distinguant, d'un côté, les événements liés à la marginalisation socio-politique des individus ou des territoires et, d'un autre côté, des tactiques policières agressives, sous le gouvernement de Margaret Thatcher, dans les années quatre-vingt ou de Nicolas Sarkozy, plus récemment. Je le précise, le phénomène est double : ce n'est pas la même chose d'être blanc ou noir et d'habiter un quartier où il y a beaucoup de blancs ou de noirs ou de pauvres.

Je pense que ce modèle s'applique pour les émeutes de 2023, pour lesquelles nous ne disposons pas encore de toutes les données.

M. Fabien Jobard, politiste. - J'ai travaillé sur les questions policières de manière quantitative et qualitative, notamment en participant à des équipages de police dans des zones urbaines de la grande périphérie parisienne. J'ai aussi pris part à ce qu'on appelle des observations participantes du côté de jeunes de la grande banlieue parisienne qui se disaient victimes de brutalité et d'abus d'autorité de la part de la police. S'agissant de la temporalité des émeutes et des cycles émeutiers, j'insiste sur le fait que, en 2005, il y avait eu deux déclencheurs au cours d'un même cycle d'événements : la mort de deux mineurs dans un transformateur électrique et le lancer d'une grenade lacrymogène dans un lieu de prière à Clichy-sous-Bois. Ce deuxième événement avait constitué le flash point de la diffusion nationale des émeutes. En 2023, nous avons assisté à un déclenchement simultané d'événements violents dans un plus grand nombre de villes, qui ont eu lieu dans un plus grand nombre de régions, quelques heures seulement après la diffusion d'une vidéo.

Au chapitre de la comparaison entre les émeutes de 2005 et celles de 2023, un deuxième point mérite d'être rappelé. Sebastian Roché et moi-même sommes tous deux docteurs en sciences politiques ; en tant que tels, nous sommes attentifs à ce qui se joue sur la scène politique. En l'espèce, les réactions politiques, notamment gouvernementales, auxquelles on a assisté dans les heures qui ont suivi les événements ont été radicalement différentes en 2005 et en 2023. Nicolas Sarkozy et un certain nombre de ses conseillers n'ont pas du tout joué l'apaisement après la mort des deux enfants en 2005 : le politique n'a pas eu à coeur de tempérer, même si d'autres membres du Gouvernement, à l'époque, défendaient une autre ligne, à commencer par Azouz Begag, ministre délégué à la promotion de l'égalité des chances. En 2023, au contraire, l'unanimité s'est faite, au sein de la représentation parlementaire comme au Gouvernement, pour condamner le geste policier. Or cela n'a eu aucun effet sur les comportements observés. On mesure ainsi à quel point une certaine fraction de la jeunesse est particulièrement sensible aux actions des forces de l'ordre - police nationale, gendarmerie, police municipale - et ne l'est pas du tout à ce qui est dit par les représentants politiques. Ce phénomène signe la distance considérable qui sépare ces deux mondes.

J'en viens à un troisième point, relatif à la géographie européenne des émeutes. Sebastian Roché a évoqué les émeutes de dimension nationale, qui se diffusent dans plusieurs communes simultanément. Or les pays ouest-européens qui ont été touchés par des phénomènes émeutiers ces vingt dernières années ont été la France, le Royaume-Uni, la Belgique et les Pays-Bas, autrement dit des pays postcoloniaux, dont une partie de la population est issue des anciennes colonies. Une exception à cela : la Suède connaît des phénomènes émeutiers depuis une quinzaine d'années et n'a pas eu de territoires coloniaux. Cette dimension du problème contribue à la politisation et à la radicalité de l'expression politique des jeunes dont nous parlons dans ces pays.

En quatrième lieu, j'insisterai sur le fait que nous ne disposons que de très peu de recherches sur les émeutes de 2023. Lors d'une précédente table ronde, Antoine Jardin vous a apporté quelques éléments quantitatifs, mais ceux-ci sont encore fragiles. La variable à expliquer, l'émeute, n'est pas donnée : ce n'est pas une variable du même type que la température extérieure, par exemple, telle que la mesure Météo-France. Ce qui constitue une émeute quelque part ne l'est pas forcément ailleurs. Dans certaines communes de Seine-Saint-Denis, on peut très facilement dissimuler des feux de poubelle ou de véhicules. Dans une ville du Loiret, on le peut beaucoup plus difficilement, parce qu'il y a un intérêt à faire valoir qu'une ville est à l'écart des zones d'intervention des brigades territoriales de gendarmerie ou que le commissariat y manque d'effectifs. La presse régionale est de toute façon attentive à des phénomènes qui apparaissent dans ce genre d'endroits comme exceptionnels. En tout état de cause, la géographie des émeutes reste relativement incertaine, même si l'on sait qu'elles ont touché en priorité les villes de plus de 50 000 habitants, qui pour la plupart comprennent sur leur territoire des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV), donc des quartiers pauvres, puisque le zonage QPV repose désormais sur des critères qui ont trait exclusivement au revenu.

J'en reviens à l'enjeu de l'identification des populations qui ont pris part aux émeutes. Qui sont les émeutiers ? Il s'agit généralement des populations jeunes, masculines et urbaines. Nous avons quelques sources d'information qui permettent d'affiner l'analyse. Le rapport réalisé conjointement par l'inspection générale de l'administration (IGA) et par l'inspection générale de la justice (IGJ) a néanmoins l'immense défaut de ne porter que sur les personnes qui ont été interpellées. Il existe un delta, une distorsion, entre la composition de la population interpellée et la composition de la population émeutière : on peut raisonnablement supposer que, dans les moyens qu'ils mettent en oeuvre, les participants les plus actifs aux émeutes anticipent le risque d'être interpellé, ce que fait beaucoup moins aisément le pillard opportuniste. J'ai toutefois retenu deux données majeures dans les dossiers dépouillés par l'IGJ : la part très importante de majeurs non diplômés, c'est-à-dire sortis du système scolaire sans diplôme - 30 %, un taux deux fois supérieur à celui que l'on observe en population générale -, et la proportion très importante également - 40 % - au sein de la population interpellée et diplômée, de titulaires de diplômes inférieurs au baccalauréat, certificat d'aptitude professionnelle (CAP), brevet d'études professionnelles (BEP), brevet des collèges. Il s'agit donc de populations qui sont, de ce point de vue, à la marge de notre société. Si l'on en croit les premières analyses exploratoires menées pour décrire le profil des émeutiers, celles que l'on doit notamment à Hugues Lagrange, il semble que les variables sociales, diplôme et catégorie de revenu, l'emportent sur les variables migratoires : la proportion d'immigrés sur un territoire ne semble pas corrélée avec la variable dichotomique relative à la survenue ou non d'une émeute sur le même territoire. Ces résultats sont fragiles et mériteraient d'être approfondis, mais il est clair qu'en l'espèce nous touchons à des questions qui ne peuvent être saisies que par la statistique.

Ces résultats m'amènent à la question des contrôles d'identité. Posons quelques repères temporels : la société française se saisit du problème de l'insécurité à la fin des années 1970, il y a donc plus de deux générations : le rapport Peyrefitte, Réponses à la violence, en 1977, précède la loi du 2 février 1981 renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, dite Sécurité et liberté, qui consacre les contrôles d'identité ; en 1983 a lieu la marche pour l'égalité, entreprise par les enfants de l'immigration. Nous avons donc en France une histoire longue d'au moins quarante-cinq ans de problèmes urbains liés aux rapports d'une certaine jeunesse avec la police. Or, au fil du temps, cette jeunesse, sans être repérable par la statistique officielle, commence à faire corps, à former un groupe social. J'ai moi-même mené une enquête sur les contrôles d'identité à Paris, en cinq lieux différents : j'avais fait suivre des policiers sans qu'ils s'en rendent compte pour collecter les variables qui caractérisent les personnes contrôlées. Nous nous étions rendu compte que, dans les lieux où les personnes blanches sont minoritaires, elles sont sous-contrôlées par rapport à leur part dans la population disponible. Dans les lieux où elles sont très majoritaires, elles sont également sous-contrôlées. Autrement dit, la probabilité d'être contrôlé ne dépend pas du tout de la composition de la population disponible : elle dépend de la couleur de peau des individus. La couleur de peau n'est cependant pas le seul critère associé au contrôle : il faut y ajouter l'âge, le sexe et l'accoutrement vestimentaire. Quand vous cumulez les quatre variables que sont « jeune », « homme », « non-blanc » et « habillé de manière typiquement jeune » - jogging, baskets, casquette ou capuche -, vous avez un risque d'être contrôlé qui est démesuré. Lorsque pendant quarante-cinq ans un acte de la puissance publique, en l'occurrence des forces de l'ordre, s'adresse systématiquement aux mêmes populations, et que de surcroît ces populations - par les émeutes, par le rap, par tout un ensemble de pratiques - décrivent ces phénomènes et ce qu'elles perçoivent comme une non-réponse à ces phénomènes, alors un sentiment d'appartenance finit par se créer : une population invisible dans la statistique publique va prendre une réalité substantielle. C'est cette population de jeunes urbains surexposés à la tension policière qui est au coeur des émeutes.

Je veux également appeler votre attention sur la réponse des pouvoirs publics dans les mois qui ont suivi l'émeute, qui m'apparaît tout à fait singulière. Lorsqu'il y a eu une grande vague d'émeutes urbaines aux États-Unis au milieu des années 1960, le président Lyndon Johnson a réuni une commission dite Kerner, du nom de son président, qui a conclu que les émeutes étaient dues, dans l'écrasante majorité des cas, à l'abus de force par les policiers, conclusion confirmée par la commission Katzenbach. Le président Lyndon Johnson a considéré que l'organisation policière était un problème. Des centaines de millions de dollars ont été consacrés aux universités et aux centres de recherche pour travailler à l'amélioration de la police, et des approches du type problem-solving policing et community policing, ce que l'on appelle chez nous des programmes de « police de proximité », ont prospéré. On a tenté de réformer la police ; quant à savoir si l'on a réussi ou échoué, c'est une autre question. En tout cas, les actions policières ont fait l'objet, à l'époque, d'une politique publique : elles ont été considérées comme un problème public.

A contrario, dans la réaction du gouvernement français telle qu'elle s'est exprimée à la fin du mois de septembre et au début du mois d'octobre 2023, la police n'est plus à l'agenda, pas même l'article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure, dont on pourrait estimer, sous réserve de ce qu'en diront les juges, qu'il a pu jouer un rôle déclencheur du tir policier. La politique de la ville, les structures parentales, l'école et l'autorité ont été mises à l'index ; mais la police quant à elle, a disparu de l'agenda. D'une certaine manière, c'est logique : puisque l'émeute a été la réponse majeure apportée à l'événement, la police a bien sûr été restaurée dans son rôle de rétablissement de l'ordre, ce qui a rendu d'autant plus difficile la critique de la police par le politique. Mais voilà qui renforce le sentiment, au sein de cette population particulière, que décidément les pouvoirs publics ne traitent pas la question qui la concerne et l'a conduite dans les rues lors de l'été 2023.

J'en viens à un dernier point, en commençant par rappeler que, contrairement à « destruction », à « dégradation », à « trafic de stupéfiants » ou à « atteinte à l'intégrité physique », « émeute » n'est pas une qualification pénale : sous ce terme, nous décrivons nombre de réalités différentes. Il est clair qu'ont coexisté deux modus operandi successifs : d'abord les affrontements contre l'autorité, dirigés contre les symboles de l'État, ensuite les pillages. Mais, à comparer les bâtiments publics respectivement pris pour cible en 2005 et en 2023, il apparaît, sous réserve d'une analyse plus fine, que les écoles et les bibliothèques ont été épargnées en 2023 : cette fois, les cibles se sont concentrées, de manière beaucoup plus violente et mieux équipée - des mortiers avaient été stockés en prévision du 14 juillet, phénomène bien connu en Alsace, mais aussi en Allemagne -, sur les bâtiments de police nationale, de gendarmerie et de police municipale.

C'est pourquoi je ne suis pas d'accord avec l'appréciation, que l'on trouve dans le rapport IGA-IGJ, selon laquelle la mort de Nahel Merzouk n'aurait qu'un poids modeste dans les motivations des émeutiers, conclusion tirée des procès-verbaux d'interrogatoire de police : les cibles des émeutiers nous renseignent suffisamment sur leurs motivations. Il faut bien admettre en effet que le rapport à la politique d'une fraction de la population française - urbaine, masculine, principalement issue des populations coloniales - est d'abord un rapport à la police et aux abus policiers. Cette question du rapport entre police et société est une des questions essentielles à traiter si l'on veut limiter la survenue de ce type d'événements à l'avenir.

M. Marwan Mohammed, sociologue. - En arrivant au Sénat, j'ai traversé la rue Monsieur-le-Prince, celle où fut assassiné Malik Oussekine. Après sa mort, de grandes manifestations, pour la plupart conventionnelles, avaient été organisées pour dénoncer les violences et les brutalités qui avaient abouti à ce décès. C'était dans les années 1980 ; nous sommes dans les années 2020, et nous nous demandons, dans le cadre de la présente mission d'information, ce qui a pu conduire au niveau d'intensité inédit observé à la fin du mois de juin. L'une des réponses est à trouver, précisément, dans le destin tragique de Malik Oussekine. Il y a deux points communs entre la mort de Malik Oussekine et celle de Nahel Merzouk : le profil racial - et non social : le premier était étudiant - de la victime ; le fait qu'elle a été tuée par un policier. J'ai moi aussi constaté que la réponse gouvernementale aux émeutes de juin, très rapide, n'avait mentionné d'aucune manière l'idée d'une éventuelle réforme de la police. Une simple réflexion sur les façons de faire qui sont les siennes dans notre pays n'a pas même été envisagée.

Je suis chargé de recherche au CNRS et au Centre Maurice Halbwachs. Je travaille essentiellement sur la rue et son fonctionnement, et plus particulièrement sur les sujets des bandes de jeunes, du trafic de stupéfiants, du grand banditisme. J'ai été amené à observer des personnes impliquées dans les émeutes de 2005, époque où je rédigeais ma thèse de doctorat. Je suis retourné sur le terrain après ce qui s'est passé en 2023, et j'ai interrogé deux types d'acteurs : tous les acteurs de l'éducation populaire, de l'intervention sociale, de la jeunesse, de la médiation et de la prévention spécialisée, c'est-à-dire tous les acteurs de terrain qui sont en proximité quotidienne avec la fraction de jeunes qui s'est engagée dans les émeutes de la fin juin ; mais également, à travers eux et via des contacts personnels, certains de ces jeunes, engagés dans un certain nombre de villes de l'Île-de-France uniquement. Cette construction de données et de connaissances est extrêmement précaire, mais ces réflexions provisoires se fondent sur une présence et sur une proximité de très long terme avec la fraction de la population dont nous parlons. De fait, la temporalité politique dans laquelle s'inscrit cette mission d'information n'est pas la temporalité scientifique, notamment dès lors que l'on s'engage dans une approche plus qualitative, voire ethnographique, pour accumuler des données. Mon propos portera surtout sur la question des émeutiers eux-mêmes et sur les rationalités qu'on leur prête dans le discours public. Il ne vous aura pas échappé que l'on plaque sur ceux que nous appelons « les émeutiers » une forme de rationalité, par inférence, en regardant les cibles, les dégradations, etc. Ce sont moins des « sujets parlés », c'est-à-dire des personnes auxquelles on va tendre le micro pour essayer de comprendre comment elles vivent ces émeutes. Il est intéressant d'observer que les rivalités qui peuvent exister entre bandes et entre quartiers sur certains territoires ont été mises entre parenthèses pendant les émeutes, avec des accords tacites entre jeunes de différents territoires pour arrêter momentanément de se faire la guerre et se concentrer sur l'affrontement avec les forces de l'ordre ou avec des représentants de l'État.

De mes recherches, mais également de la lecture d'un certain nombre de travaux, je tire le constat suivant : le fonctionnement des émeutes repose sur quatre types de rationalité, que l'on retrouve dans les motifs d'engagement. Les émeutes sont des phénomènes hybrides.

La première rationalité, qui semble absolument essentielle - celle dont parlent Sebastian Roché et Fabien Jobard -, est la dynamique de révolte. Ces phénomènes sont d'abord alimentés par une dynamique de révolte, de choc moral, d'indignation, qui repose sur un sentiment d'injustice. Je souscris aux propos de Sebastian Roché sur leurs motivations et leurs logiques de démarrage : le sentiment de révolte est la locomotive de ces émeutes. Nous n'avons jamais vu d'émeutes nationales débuter par autre chose, en tout cas pour ce qui est de ce public. Il n'est pas irrationnel - c'est au contraire tout à fait normal - que des jeunes issus des minorités ou de l'immigration se sentent le plus concernés par le contentieux politique, puisque ce sont eux qui ont le plus d'interactions avec la police : ils sont les plus exposés à des formes de contrôles d'identité répétés, de brutalité, de tutoiement, etc. Cependant, j'aimerais que l'on ne réduise pas ce sentiment d'injustice à la question des interactions avec la police. Quand on leur tend le micro, ces jeunes parlent des interactions avec la police, mais celles-ci ne sont en quelque sorte que le déclencheur d'un sentiment d'indignation, de gêne, d'injustice, qui se nourrit plus globalement du climat politique, des discours publics tenus à leur égard et à l'égard de leurs parents et, parfois, du traitement que certaines institutions réservent à leurs proches.

La deuxième logique de l'engagement dans ces mobilisations, qui n'est pas contradictoire avec la première, est une dimension ludique : la révolte, la colère, l'indignation n'empêchent pas de rendre l'exercice ludique et de l'alimenter par des formes d'excitation, de compétition honorifique, d'adrénaline, de recherche d'un sentiment d'exister. Cela est amplifié par ce que permettent les outils numériques aujourd'hui. Il est frappant que ces outils permettent de diffuser des agissements, de les rendre viraux et d'accéder à des formes de gratification importantes, tout en manifestant sa colère. J'ai été frappé par la multiplication, notamment sur les réseaux sociaux Snapchat ou TikTok, mais aussi sur d'autres vecteurs numériques, de fausses vidéos. Durant cette période, nombre de jeunes ont repris sur internet des vidéos spectaculaires, montrant des tireurs d'élite, des bazookas, des armes de guerre lourdes, et y ont accolé le nom de leur quartier ou de leur ville. Une vérification permettait de se rendre compte que ces vidéos avaient été tournées pendant la guerre civile en Syrie ou encore en Amérique latine. Cette démarche montre bien à quel point la compétition honorifique s'est greffée aux événements.

La troisième rationalité est économique, les événements ayant ouvert des possibilités de consommation. Outre les biens de consommation les plus recherchés, valorisables immédiatement, comme les téléphones, les parfums ou les vêtements, les pillages ont également concerné le lait, les couches, les pâtes ou le riz, ce qui dit quelque chose du niveau de vie de leurs auteurs. La question sociale est indissociable de ces événements. Comment interpréter le fait que certaines personnes aient profité du pillage du Lidl du coin pour récupérer des biens de consommation courants ? La rationalité économique a également pu pousser des personnes, pour d'autres raisons, à scier des caméras de vidéosurveillance. Je rappelle, par ailleurs, que, en 2005, la police judiciaire ou la direction départementale de la sécurité publique de Lille avait estimé que les arnaques aux assurances concernaient à peu près un tiers des véhicules brûlés. On associe des véhicules brûlés aux manifestations de colère, alors que certaines personnes profitent de l'émeute pour chercher à récupérer une prime...

Enfin, la quatrième rationalité de ces événements est le règlement de contentieux. Il me semble qu'il n'y a jamais eu autant d'élus, de maires, de représentants du pouvoir économique local, y compris des figures du travail social, qui ont été attaqués localement qu'à la fin juin - il faudra le vérifier. Il y a une rationalité dans les institutions qui ont été visées et celles qui ne l'ont pas été, dans les commerces qui ont été brûlés et ceux qui ont été préservés. Elle n'est pas permanente, mais il s'agit d'un point important, quand on adopte une approche ethnographique, pour comprendre les mécanismes observables.

La mise en avant de ces quatre rationalités et du caractère très hybride des engagements ne doit pas occulter le fait que la dynamique de révolte en demeure bien la locomotive. Si les opportunités qui s'ouvrent dès lors qu'une émeute se nationalise et perdure pendant plusieurs jours peuvent conduire à des comportements opportunistes, elles ne sont pas les motivations principales des révoltes.

Pour conclure, je reviendrai sur la question que j'ai soulevée en introduction. L'intensité que l'on a observée fin juin renvoie, selon moi, à une forme de surenchère. Cette intensité est en soi un message politique. J'ai comparé les données publiées par le ministère de l'intérieur en 2005 et en 2023. Il y a eu dix fois plus de bâtiments publics endommagés en 2023 qu'en 2005. Il y a eu davantage de véhicules incendiés. Il y a eu quatre fois plus de policiers et de gendarmes mobilisés. Il y a eu quatre fois plus de policiers et de gendarmes blessés. Nous n'avons pas fini d'étudier cette intensité, ce niveau de violence, cette détermination dans la confrontation et toutes les innovations tactiques que nous avons pu observer sur le terrain. Dans certaines villes, les personnes qui ont participé aux évènements étaient très bien organisées, et parfois encadrées. Je sais qu'un revendeur de contrebande de mortiers d'artifice a offert son stock à des jeunes d'une autre ville, parce qu'il partageait leur colère. Il nous faudra du temps pour creuser davantage ces questions. Quoi qu'il en soit, il me semble absolument essentiel que la question des manières de faire et des pratiques policières soit remise au coeur de l'agenda politique.

M. Jérôme Durain. - Je préside, en ce moment, une commission d'enquête sénatoriale sur le narcotrafic. Au sujet des émeutes, la question du narcotrafic a été invoquée dans tous les sens, et parfois de manière contradictoire : tantôt les trafiquants auraient poussé aux émeutes, tantôt ils les auraient arrêtées... Disposez-vous d'éléments d'analyse sur ce sujet ?

Mme Corinne Narassiguin. - Nous avons entendu, lors d'autres auditions, que les personnes interpellées mentionnaient très peu la mort de Nahel, sauf peut-être en Île-de-France, ce qui laisse à penser qu'il n'y a pas nécessairement de revendication politique très construite. Cependant, vous évoquez une colère et un sentiment d'injustice nourris depuis longtemps, même s'ils ne sont pas verbalisés, donc une motivation politique assez forte.

Les éléments déclencheurs des émeutes à la suite de la mort de Nahel présentent une particularité : l'existence d'une vidéo, qui a pu amplifier ce sentiment d'une institution policière prête à couvrir un abus de pouvoir. Pensez-vous que cet élément puisse expliquer les événements, quand les décès d'autres jeunes - y compris issus de minorités - tués à la suite de refus d'obtempérer n'ont pas été suivis d'incidents d'une telle ampleur ?

Messieurs Roché et Jobard, vous avez aussi travaillé sur la question du rapport à la police et des méthodes délibérées des forces de maintien de l'ordre, qui privilégient aujourd'hui la confrontation avec les manifestants. Si la population désocialisée des jeunes des quartiers s'est construite dans un rapport de confrontation avec la police, on nous a dit, au cours d'autres auditions, que la carte des émeutes, en particulier en dehors de l'Île-de-France, recoupait assez nettement la carte des manifestations des « gilets jaunes ». De fait, on a vu aussi, chez une partie de ces derniers, un rapport extrêmement confrontationnel et violent avec la police, certains s'étant rendus à Paris avec des armes et une volonté de s'opposer à la police. Au-delà des discriminations spécifiques et des inégalités persistantes dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville, ne faut-il pas, plus généralement, interroger la politique de maintien de l'ordre, qui incite à un rapport de confrontation avec la police plutôt qu'à un rapport de désescalade ?

Mme Jacqueline Eustache-Brinio. - Si l'on part du principe que les violences policières sont systématiques dans notre pays et que celles-ci sont la seule explication aux événements que nous avons vécus, nous risquons de ne pas avancer. Des violences, il y en a partout ! Aujourd'hui, des élus sont attaqués, des enseignants sont menacés et toute forme d'autorité dans notre pays est contestée. Pour avoir vécu, en tant qu'élue, les émeutes de 2005 et celles de 2023, je peux dire que les causes, les événements et les conséquences ne sont pas les mêmes. Les mortiers ont commencé à être utilisés dans notre pays il y a quelques années. C'est un outil d'une violence effrayante, que l'on ne connaissait pas jusque-là. La police est menacée de mort !

Je veux évoquer certains sujets qu'aucun d'entre vous n'a encore abordés.

Il s'agit, d'abord, de l'âge des émeutiers, qui soulève la question du rôle et de la place des parents. Des enfants ont cassé, volé, pillé dans leur propre cité, mais pas ailleurs. Ils ont brûlé les écoles, les bibliothèques, de leur quartier. Quand ils les ont vus agir ainsi, leurs parents auraient peut-être dû jouer un rôle plus important.

Il s'agit, ensuite, d'un fait nouveau au sein de notre population, que nous sommes un certain nombre d'élus à avoir relevé : les habitants des quartiers qui ont subi les violences et les émeutes ne supportent plus cette situation, et ils le disent.

Ces deux phénomènes doivent être analysés par les sociologues. Les habitants qui se sont terrés chez eux en espérant que leur voiture ne soit pas brûlée en ont assez parce que les émeutes donnent une image très négative de leur quartier, dans lequel certains d'entre eux vivent calmement. Une autre catégorie de la population dit - et c'est la première fois que je l'entends - qu'elle ne supporte plus de payer pour ceux qui cassent. Notre pays risque d'être encore davantage clivé. Les Français qui, jusqu'à présent, payaient par solidarité avec ceux qui ont moins ne veulent aujourd'hui plus donner.

Mme Audrey Linkenheld. - Corinne Narassiguin a évoqué la question que je souhaitais poser sur la superposition de la cartographie des « gilets jaunes » avec celle des émeutes de juin, et sur le profil - il me semble que c'est le terme que vous avez utilisé - de ces jeunes qui sont trop souvent contrôlés par la police. Pendant ces évènements, j'étais première adjointe à la mairie de Lille et, à ce titre, je me suis rendue sur le terrain les soirs des 27, 28 et 29 juin pour comprendre ce qui se passait dans cette ville de 230 000 habitants, dont six quartiers sur dix sont des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il n'est pas nouveau d'entendre certains de leurs habitants dire qu'ils n'ont pas envie qu'on touche à leurs équipements, à leurs écoles : nous l'avions déjà entendu en 2005. En ce qui concerne Lille, la différence entre 2005 et 2023, c'est que la rénovation urbaine est passée par là : du point de vue urbain et en termes de bâti, ces quartiers vivent mieux.

Pendant les émeutes, j'ai vu différents types de personnes : il n'y avait pas que des jeunes, certaines avaient des revendications et d'autres non. Un certain nombre d'entre elles ont été arrêtées : elles ne venaient pas toutes des quartiers dans lesquels ont brûlé une école et une mairie de quartier récemment rénovées ainsi qu'un hôtel de police municipale qui venait d'ouvrir.

J'aborde les choses avec beaucoup d'humilité et de modestie. Après avoir eu des échanges sur le sujet, après avoir suivi un certain nombre d'auditions, je n'ai pas encore d'enseignement particulier à en tirer. Je tenais à le dire, car le sujet est suffisamment grave et sensible pour que nous n'en tirions pas des conclusions parfois un peu hâtives.

M. François-Noël Buffet, président. - D'où l'intérêt de notre mission !

M. Éric Kerrouche. - Je ne crois pas qu'essayer d'apporter des explications sociologiques revienne forcément à trouver des excuses : il s'agit de mettre en exergue ce qui explique les difficultés de notre pays, qui sont notamment reflétées par ces émeutes.

Vous avez fait le parallèle avec Malik Oussekine : à quarante ans d'écart, on se rend compte que notre pays a toujours un problème avec sa diversité, pour le dire de manière relativement pudique - cela s'est traduit en filigrane dans le texte sur l'immigration qui vient d'être voté.

Je souhaite vous interroger sur la corrélation entre des situations socio-économiques difficiles et les émeutes, au-delà de l'origine sociale ou ethnique des personnes concernées.

Afin d'identifier ce qui peut être amélioré dans notre police, pourriez-vous nous faire part d'expériences menées à l'étranger qui ont été concluantes ? Chercher des pistes d'amélioration ne revient pas à dire que la police est fondamentalement mauvaise. La question est celle de l'orientation donnée à l'utilisation de la force publique : est-elle meilleure ailleurs ?

Dernière question, qui relève d'une curiosité sociologique : pourriez-vous nous faire part de la trajectoire de ceux qui ont été concernés par les émeutes de 2005 ? Se sont-ils intégrés, sont-ils redevenus des citoyens français comme les autres ? Était-ce un moment ou une carrière ?

M. Guy Benarroche. - En premier lieu, pour les personnes concernées, le rapport avec la politique, c'est d'abord le rapport avec la police. Comme nous l'avons vu lors de la discussion de la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) en 2023, se pose le problème du contrôle au faciès. Il est facile de dire que cela existe depuis longtemps et que ce n'est pas si grave ; en réalité, cette question revient en permanence. Je suis sénateur des Bouches-du-Rhône : le contrôle au faciès dans les rues de Marseille, y compris pendant la période du port obligatoire du masque, a été particulièrement ressenti et pratiqué. Il ne faut donc pas évacuer ce problème qui est encore bien présent. Comme l'a dit Éric Kerrouche, des solutions doivent être trouvées, car il faut modifier la relation qu'ont ces personnes avec la police, relation à l'aune de laquelle ils jugent la politique de notre société.

En second lieu, j'aborderai le lien avec la colonisation des personnes qui se trouvent au centre des émeutes. Celles-ci sont les enfants ou les petits-enfants de gens issus de territoires qui étaient des colonies françaises. Des études ont-elles établi un lien entre les générations qui ont suivi la décolonisation et les phénomènes de délinquance, en particulier les émeutes qui se produisent depuis quelques années ?

M. François-Noël Buffet, président. - Si la mort de Nahel Merzouk a déclenché le processus, le rapport de l'inspection générale de la justice et de l'inspection générale de l'administration, qui porte sur les personnes interpellées, montre que les événements qui ont suivi n'avaient plus de lien avec cette cause originelle. Avez-vous pu appréhender cela ?

M. Sebastian Roché. - En 2005 comme en 2023, les territoires qui se sont enflammés correspondent aux quartiers les plus défavorisés, et l'étincelle a été un homicide policier. On retrouve ces deux éléments structurels dans la plupart des pays concernés par les émeutes « techniques » - différentes des émeutes politiques, comme en Grèce en 2008, qui peuvent avoir d'autres motivations, ou des émeutes de la faim comme en Argentine. Les territoires concernés sont pauvres et exposés à des pratiques policières agressives, que certains pays ont renoncé à mettre en oeuvre, comme l'Allemagne, qui a une tout autre approche des quartiers défavorisés.

On constate une succession de phénomènes : un incident provoque un rassemblement qui entraîne des confrontations, lesquelles produisent une sorte de soulèvement auquel différents groupes, dont certains sont opportunistes, se mêlent. L'histoire de la sociologie des émeutes depuis les années 1960 a montré l'hétérogénéité fondamentale des foules concernées, tant dans les modes de participation - certains jettent des cocktails incendiaires sur la police, d'autres pillent, etc. - que dans leur composition. Pour autant, des formes de lien existent, comme on le constate au travers des caractéristiques structurales des zones particulièrement touchées.

J'en viens à la question, à laquelle je n'ai pas de réponse, sur la correspondance entre la géographie des « gilets jaunes » et celle des émeutes. Si l'on parle de géographie départementale, les émeutes de 2023 n'ont pas touché les départements de la diagonale du vide. Il existe peut-être des points de ressemblance, mais je ne suis pas persuadé que ce soit vraiment le cas. Si l'on faisait une géographie communale, et même infra-communale, des émeutes, on obtiendrait un résultat complètement différent : les segments de ville qui se sont mobilisés ne sont plus les mêmes.

M. Fabien Jobard. - J'ai identifié quatre éléments déclencheurs des émeutes : le tir, la vidéo du tir, l'interprétation du son de cette vidéo - avec l'idée qui se répand selon laquelle le policier aurait proféré des menaces avant de tirer et le tir n'aurait donc été ni nécessaire ni conforme au droit - et la communication policière qui a suivi. Sur ce dernier point, l'institution policière me semble être défaillante : c'est un syndicat de police - Unité SGP Police-Force ouvrière - qui a communiqué en premier sur le tir, indiquant qu'un jeune avait tenté de rouler sur un policier et avait été tué, et non le procureur, le directeur départemental de la sécurité publique des Hauts-de-Seine ou le commissaire de Nanterre. La personne qui a diffusé la vidéo a expliqué l'avoir fait en réaction à ce qu'elle a perçu comme une fausse information. Pourquoi, en zone gendarmerie, quand il se produit un drame de ce type, les gendarmes eux-mêmes communiquent-ils en premier, directement, alors qu'en zone police, ce sont les syndicats qui le font ? Cela avait déjà été le cas en août 2021, lors de la mort de Souheil après un tir de la police. Une communication des pouvoirs publics serait pourtant moins affirmative, elle appellerait à la patience. Monsieur Kerrouche, vous nous interrogiez sur les meilleures manières de faire : en voilà une.

Madame Eustache-Brinio, vous indiquez que les populations ne veulent pas payer et qu'elles n'en peuvent plus, c'est vrai, mais c'était pareil en 2005. L'angoisse de voir son véhicule brûler alors qu'on en dépend pour aller travailler était déjà présente alors. Pour autant, un sentiment n'en évacue pas un autre : certains de ceux qui affirment aujourd'hui leur exaspération étaient peut-être eux-mêmes émeutiers vingt ans auparavant. Ils sont exaspérés, parce qu'ils constatent que la même mécanique qu'en 2005 est à l'oeuvre : une action policière, ce qu'ils identifient - à tort cette fois-ci - comme une mauvaise réponse des pouvoirs publics, auxquels s'ajoutent un sentiment d'abandon, d'injustice et une révolte des jeunes. « Je n'en peux plus » n'est pas un sentiment exclusif d'autres prises de position.

Les enquêtes de victimation dans les territoires où se recrutent les populations émeutières montrent que les habitants les plus pauvres du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis se distinguent par trois caractères : le niveau d'atteinte et de délinquance le plus élevé, une très forte demande de police, mais également une très forte insatisfaction vis-à-vis de la police. Il ne s'agit donc pas d'une sécession envers l'autorité, il y a bien une demande d'État, mais une demande d'une meilleure police, d'un autre service public de sécurité. La demande de police la plus élevée en Île-de-France provient des territoires qui ont été touchés par les émeutes en premier. Il n'est pas trop tard pour ajuster l'offre à la demande ; il est trop tard quand il n'y a plus de demande, comme c'était le cas dans certaines villes des États-Unis au milieu du XIXe siècle. Alors, en effet, il s'agissait bien de sécession.

S'agissant du rôle de la colonisation et de la situation postcoloniale, tout cela fait référence à des éléments anciens qui ne font pas sens pour les policiers en exercice actuellement en Île-de-France. Madame la sénatrice Eutache-Brinio, vous avez raison, les violences ne sont pas seulement le fait de la police, mais la France présente une singularité, avec le Royaume-Uni : la décolonisation, à l'issue d'une guerre longue et violente qui s'est aussi déroulée sur notre sol, a été suivie du rapatriement de populations très diverses en provenance des pays concernés, dont on a confié la gestion aux forces de l'ordre qui avaient exercé en Afrique du Nord. De ce point de vue, la carrière de Maurice Papon est éclairante : chef de la police dans le Constantinois, il est ensuite devenu préfet de police de Paris. Il y a là une continuité postcoloniale qui ne cesse pas en 1962.

La France a, par ailleurs, choisi un modèle de développement fondé sur le tertiaire et a connu une désindustrialisation massive depuis les années 1970. Lorsque je faisais un stage ouvrier à Aulnay-sous-Bois en 1990, la ville accueillait encore 3 500 ouvriers, il n'y en a plus un seul aujourd'hui. Or les populations affectées par ce phénomène sont les populations masculines sorties du système scolaire sans qualification. La dynamique mise en place se résume donc comme suit : la police gère des populations nord-africaines dans un contexte de guerre coloniale jusqu'en 1962, puis l'installation de commissariats dans des zones gendarmerie en train de s'urbaniser. Ces commissariats sont confiés à des commissaires formés à la préfecture de police ou en Afrique du Nord, qui se retrouvent à gérer des populations oisives sans qualification. Pour l'institution policière comme pour le reste de la société, il y a là une forme de continuité depuis les années 1960, qui relève d'une trajectoire politique et économique. De ce point de vue, les violences policières ne sont en effet qu'une métonymie de l'histoire de ces quartiers.

M. Marwan Mohammed. - Je voudrais revenir sur le trafic de drogue et ses cadres locaux. Pour fonctionner correctement, ce système a besoin d'ordre, car il s'agit de garantir la sécurité de la clientèle. Or les émeutes ne permettent pas cela. Ces acteurs déclenchent ponctuellement des coups de pression pour affirmer un pouvoir, mais cela se produit en dehors du cadre des émeutes. D'un autre côté, ce secteur a beaucoup à perdre en termes de statut et de légitimité locale en s'opposant à une dynamique de colère collective ou d'émeutes. Il me semble, de ce point de vue, que l'on amplifie de manière fantasmée le pouvoir des trafiquants. En outre, certains d'entre eux comprennent et partagent les motifs de la colère. Il peut arriver qu'ils négocient éventuellement la sécurité d'un point de deal, mais guère plus.

Sur la notion d'autorité, il me semble que les rapports entre ces populations et la police indiquent au contraire que la parole de l'État est prise au sérieux, et qu'elle n'est pas rejetée comme elle le serait dans un discours anarchiste. L'autorité policière en tant que telle n'est pas remise en question, ce qui l'est, et massivement, ce sont ses pratiques. Il en va de même s'agissant des enseignants et des autres agents de l'État. La grande majorité des parents des classes populaires respectent les enseignants, sont attachés à leurs écoles et poussent leurs enfants à réussir. Il faut cesser de construire l'image d'une population qui serait hostile à l'école, ce n'est pas conforme à la réalité. En revanche, pour une partie des jeunes, l'école a été un lieu de souffrance. À ce titre, des formes de déviance scolaire, de transgression, d'opposition à l'institution se font jour, qui sont liées au rapport à l'institution d'une petite fraction des adolescents, mais absolument pas de leurs parents de manière générale.

En outre, nous nous demandions précédemment ce qui faisait que les émeutes cessaient après avoir atteint un pic dans les premiers jours. Certes, la lassitude joue un rôle. Pour autant, il faut relever également que des acteurs se mobilisent : des parents, qui gardent leurs enfants à la maison ou organisent des patrouilles jusque tard le soir, mais aussi des travailleurs sociaux, des éducateurs, des animateurs. J'en ai interrogés beaucoup : ils ont attendu quelques jours pour laisser s'exprimer cette colère, car ils la partageaient, même s'ils condamnent les dégradations. Comme parents, ils la font remonter au maire, qui est leur interlocuteur principal, mais qui n'a pas de pouvoirs sur la police nationale. Les travailleurs sociaux aussi l'on relayée auprès du préfet, des élus, parfois des ministres de passage. Des associations, des collectifs de victimes, des organisations de défense des droits humains, des institutions publiques ont fait de même. Que font les gouvernements successifs de cette parole ? La même histoire se reproduit toujours, avec les mêmes effets et les mêmes conséquences. En 2005, nous avons tous les trois écrit sur les émeutes, nous n'écrivons rien de très différent aujourd'hui.

Enfin, vous affirmez que les jeunes « brûlent leur quartier », mais ce n'est pas toujours le cas : on constate beaucoup de mobilité, sur laquelle repose le déploiement de ces violences. Celles-ci sont le fait de jeunes locaux, mais aussi de jeunes provenant d'autres territoires, notamment en Île-de-France. Les données sur le profil des émeutiers déférés, que l'on tire du rapport de l'IGA et de l'IGJ, concernent surtout les amateurs qui se sont fait attraper sur le fait. Les personnes les plus organisées sont identifiées beaucoup plus tard et se font arrêter petit à petit. Ainsi, l'étude de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) démontre que la grande majorité des mineurs déférés entre fin juin et début juillet n'ont pas d'antécédents judiciaires ni d'expérience en la matière. Il s'agit d'un public qui a participé pour de nombreuses raisons, mais qui n'a pas d'expérience de ces mobilisations.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

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