LES CHIFFRES CLEFS DES ÉMEUTES DE L'ÉTÉ 2023

· 672 communes concernées, situées dans 95 départements :

o 300 communes réparties sur 65 départements ont connu des tirs de mortiers d'artifice 

o 53 % des communes dans lesquelles au moins un incident en lien avec les émeutes a été répertorié comptent moins de 20 000 habitants

· 50 000 émeutiers estimés 

· 45 000 membres des forces de l'ordre mobilisés 

· 4 282 personnes placées en garde à vue du 27 juin au 10 juillet 2023 

· 2 personnes décédées et plus de 1 000 blessés, dont 782 parmi les agents des forces de l'ordre et 3 parmi les sapeurs-pompiers 

· Près de 2 000 atteintes aux personnes dépositaires de l'autorité publique 

· 684 faits de violences à l'encontre des élus et personnes chargées de mission de service public recensés 

· 2 508 bâtiments incendiés ou dégradés, dont :

o 273 bâtiments des forces de l'ordre

o 105 mairies

o 243 établissements scolaires 

· 12 031 véhicules incendiés 

· Plus d'un millier de commerces vandalisés ou pillés, dont 436 débits de tabac et 370 agences bancaires

· Au total, près d'1 milliard d'euros de dommages aux biens :

o 793 millions d'euros comptabilisés par les assureurs pour l'indemnisation de 16 400 sinistres

o 27 % du montant de ces dommages est supporté par les collectivités territoriales

o l'Île-de-France, première région touchée avec 38,9 % des sinistres déclarés et 42,5 % du coût total 

AVANT-PROPOS

Du 27 juin au 7 juillet 2023, notre pays a connu un déferlement de violences qui, de l'avis de nombreux acteurs ou observateurs, était inédit par son ampleur et son intensité.

Cette situation, qualifiée d'émeutes mais aussi parfois de révoltes, a trouvé son origine immédiate dans la diffusion par les réseaux sociaux d'images d'une interpellation ayant conduit à la mort d'un mineur poursuivi par un équipage de la police nationale lors d'un contrôle routier.

À partir de cet évènement, la France a connu des situations quasi insurrectionnelles en de nombreux points du territoire, dont certains n'étaient pourtant pas connus, a priori, pour être le lieu de violences récurrentes.

Ces émeutes n'étaient pas la réplique mimétique de celles, pourtant majeures, que notre pays a connues en 2005. En quelques nuits d'affrontements, elles ont excédé, en violence et en destructions d'équipements publics ou commerciaux, les trois semaines de violences urbaines qui avaient conduits à déclarer en octobre 2005 le régime de l'état d'urgence prévu par la loi du 3 avril1955.

Pourtant, près d'un an après ces évènements, si des stigmates sont encore visibles sur les bâtiments qui ont été les cibles de ces mouvements, l'existence semble avoir repris son cours normal, sans difficulté apparente. Comme si la page était tournée, et que rien ou presque de si grave n'était advenu.

Or, malgré cette apparente résilience, ces émeutes ne sauraient être considérées comme un simple fait divers et, de ce fait, sitôt oubliées.

Par leur violence et leur dissémination sur l'ensemble du territoire national, elles ont mis crûment en lumière que notre pays pouvait, à tout moment, à la suite d'un évènement déclencheur très localisé et ponctuel, voir certaines portions du territoire national s'enflammer, dans une volonté délibérée de mettre à bas les symboles de la République et de l'autorité de ses institutions - nationales comme locales -, mais aussi les lieux de vie ou de loisirs des individus mêmes qui ont délibérément recherché l'affrontement et le chaos.

Elles ont de ce fait suscité une profonde incompréhension de la part de nombreux habitants des communes dans lesquelles elles ont eu lieu, qui en sont les premières victimes, ainsi que des élus locaux et des représentants de l'État, en première ligne face aux agressions et dégradations commises.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

C'est pour trouver des éléments d'explication que la commission des lois a créé, dès le 12 juillet 2023, une mission d'information qui s'est vue dotée de prérogatives de commission d'enquête le 17 octobre 2023. Associant un représentant de chaque groupe politique du Sénat, et conduite par son président, François-Noël Buffet, désigné en qualité de rapporteur, la mission4(*) s'est attachée à dresser le constat de ces évènements : ses protagonistes, leurs motivations et les réponses apportées par les pouvoirs publics, au niveau local comme au niveau national, pour faire face aux violences et aux destructions qu'elles ont engendrées.

Elle a pour ce faire entendu 77 personnes dans le cadre de 27 auditions. Elle s'est déplacée en plusieurs endroits du territoire qui avaient connu ces phénomènes de violence (Vénissieux et Saint-Fons, dans le Rhône ; Laval, en Mayenne ; Évry-Courcouronnes, dans l'Essonne) et a consulté plusieurs dizaines de maires5(*), qui ont comme souvent été confrontés les premiers à ces situations aux côtés des habitants, et ont pour un certain nombre été l'objet direct des violences commises.

Des travaux menés par la mission, il ressort que la mort de Nahel Merzouk a été l'élément déclencheur d'un mouvement qui n'avait, en définitive, que peu à voir avec cet évènement tragique et qui ne portait pas de revendications identifiées.

Plusieurs endroits du territoire étaient, semble-t-il, prêts pour un affrontement avec les forces de l'ordre, comme en témoignent les importants stocks préconstitués de mortiers d'artifice ainsi que la coordination et l'organisation qui ont pu être constatées, localement, dans les cibles et le modus operandi des participants aux actions ultraviolentes de ces premières nuits d'été.

Un certain nombre d'entre eux se sont laissé entraîner dans cette entreprise de chaos par le biais, notamment, des réseaux sociaux. Ces derniers, en diffusant l'information de manière quasi instantanée, ont favorisé les rivalités entre quartiers, mais aussi tout simplement l'envie pour certains individus, dont une partie importante étaient de jeunes majeurs ou mineurs, de prendre une part active à des évènements qui faisaient l'actualité voire, pour des « influenceurs », de gagner une certaine notoriété sur internet grâce à la participation à ces actions violentes. Ces réseaux ont ainsi facilité la diffusion d'appels à détruire les symboles de l'autorité et à aller au contact des forces de sécurité d'abord et, assez rapidement ensuite, d'appels à dégrader les biens publics comme privés dans une logique de prédation.

Une chose semble cependant acquise : ces évènements n'ont pas trouvé leur source dans une volonté d'action politique au niveau national. Ils ne semblent avoir été suscités ni par des groupuscules politiques prônant l'action violente, ni par des entreprises de déstabilisation à caractère national menées contre la République et ses valeurs. Mais, en plusieurs points du territoire, des actions concertées ont bien cherché à prendre le contrôle de l'espace public et à s'opposer à l'action locale des pouvoirs publics. Cela n'est pas moins inquiétant.

Au regard de ces constats, la mission formule 25 propositions pour tirer les leçons d'une réponse opérationnelle des pouvoirs publics qui a été effective mais qui s'est révélée en partie inadaptée à ces émeutes et à leurs enjeux.

Compte tenu du champ de compétences de la commission des lois, ces recommandations se concentrent sur l'organisation et les moyens de l'État, en particulier des forces de l'ordre et de l'institution judiciaire, pour faire face à ce type d'évènements. Elles visent à :

· mieux articuler, former et équiper les forces de l'ordre, au niveau national et municipal, aux contextes d'émeutes ;

· endiguer l'utilisation détournée des mortiers d'artifice comme armes offensives ;

· prendre davantage en compte l'usage protéiforme et déterminant des réseaux sociaux dans les modes opératoires des émeutiers ;

· conforter la relation entre les autorités de l'État et les élus locaux dans la gestion des émeutes ;

· adapter davantage les moyens de la réponse judiciaire à ces situations ;

· faire en sorte que les collectivités locales ne pâtissent pas, à l'avenir, des dégradations survenues au cours de ces évènements par un accroissement insoutenable du coût de leurs contrats d'assurance.

Pour autant, les membres de la mission d'information ont conscience que les évènements de l'été 2023 appellent des réponses de long terme dans d'autres champs de l'action publique. Il en va ainsi, en particulier, de la question du rapport à l'autorité - qu'elle soit incarnée par les parents, les enseignants, les élus locaux ou les forces de l'ordre - ou de la pertinence, dans leur forme actuelle, des politiques publiques de logement ou d'accompagnement en faveur des quartiers prioritaires. La commission des lois invite donc à ce que ses propres travaux puissent être complétés par d'autres études et propositions, afin qu'une réponse globale puisse être apportée à ces accès de violences dont rien ne permet d'affirmer qu'ils ne se reproduiront pas dans un proche avenir.

I. LES ÉMEUTES DE L'ÉTÉ 2023 : UN ÉPISODE DE VIOLENCES URBAINES QUI SE DISTINGUE PAR SON INTENSITÉ ET SON HÉTÉROGÉNÉITÉ

A. DE L'ÉMOTION À L'INSURRECTION : LE DÉROULEMENT SÉQUENCÉ D'UNE VAGUE DE VIOLENCES URBAINES D'UNE AMPLEUR INÉDITE

S'il est loin de constituer un événement homogène - tant sur plan de la nature des faits commis que de son déploiement territorial - l'épisode de violences urbaines de l'été 2023 se caractérise par une soudaineté et une vitesse de propagation tout à fait inédites. Déclenchées par le décès du mineur Nahel Merzouk lors d'un contrôle routier effectué par la police nationale à Nanterre, ces violences se sont rapidement étendues à la quasi-totalité du territoire, selon un séquencement qui peut être décomposé en deux phases distinctes.

Quoique concentrées dans le temps, ces émeutes ont pourtant causé de nombreux blessés et des dégâts matériels considérables.

1. Un événement, deux phases distinctes
a) À l'origine de « l'embrasement » : le décès du jeune Nahel Merzouk

Le 27 juin 2023 en début de matinée, Nahel Merzouk, âgé de dix-sept ans, est décédé lors d'un contrôle routier à Nanterre, mortellement touché au thorax par le tir d'un policier de la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC), alors que le véhicule dont il était le conducteur redémarrait.

Une vidéo de ce contrôle a rapidement été diffusée sur les réseaux sociaux et authentifiée par plusieurs médias nationaux, suscitant une forte émotion. La diffusion des images de l'intervention policière, abondamment relayées sur les réseaux sociaux et sur les vecteurs de communication de certains groupes ou partis politiques, est considérée, par la plupart des personnes entendues par la mission, y compris le renseignement territorial, comme l'élément déclencheur des émeutes.

En effet, contrairement à la situation qui avait prévalu en 20056(*), la diffusion massive, désintermédiée et quasi instantanée de l'événement filmé a immédiatement suscité une forte indignation. Auditionné par la mission d'information, le docteur en sociologie Marco Oberti relève à cet égard que, si « l'élément déclencheur [...] semble identique : en 2005, la mort de deux très jeunes hommes de 15 et 17 ans, électrocutés à Clichy-sous-Bois en essayant d'échapper à la police ; en 2023, celle de Nahel M., 17 ans, tué d'une balle dans le thorax à Nanterre après une course-poursuite avec la police [il existe] une vraie différence : les réseaux sociaux n'existaient pas en 2005 »7(*).

D'après certains observateurs, l'émotion et la colère générées par la vidéo ont été accentuées par le sentiment que les autorités étatiques auraient eu l'intention de dissimuler les faits. Lors de son audition, le chercheur en science politique Fabien Jobard8(*) a indiqué avoir « identifié quatre éléments déclencheurs des émeutes : le tir, la vidéo du tir, l'interprétation du son de cette vidéo - avec l'idée qui se répand selon laquelle le policier aurait proféré des menaces avant de tirer et le tir n'aurait donc été ni nécessaire ni conforme au droit - et la communication policière qui a suivi ». Sur ce dernier point, le fait qu'un syndicat de police ait communiqué en premier sur le tir, en « indiquant qu'un jeune avait tenté de rouler sur un policier et avait été tué », et non les représentants de l'institution, aurait alimenté le sentiment d'une institution policière prête à couvrir ce qui était perçu comme un abus.

De fait, le jour même du décès de Nahel Merzouk, dans la soirée du 27 juin 2023, les premières séquences de violences urbaines, d'abord concentrées en banlieue parisienne, se déclenchent.

b) La première phase : un « temps émotionnel »

L'épisode de violences urbaines survenues entre le 27 juin et le 7 juillet 2023 se décompose en réalité en deux phases bien distinctes. Tant les publications académiques que les premières études institutionnelles et les indications fournies à la mission d'information au cours de ses travaux font en effet apparaître deux séquences, au cours desquelles la nature des infractions commises, les motivations des émeutiers et le déploiement territorial diffèrent substantiellement.

Dans un premier « temps émotionnel »9(*), directement lié à la mort du jeune Nahel Merzouk, la dimension politique des violences urbaines qui surgissent est davantage affirmée : ayant pour « épicentre » Nanterre, elles constituent l'expression intense d'une colère et sont principalement dirigées contre les forces de sécurité intérieure ainsi que les autorités et les biens publics. Cette phase s'étend du 27 juin au 30 juin 2023.

Sur le plan territorial, ces premiers faits de violence se concentrent sur l'Île-de-France. D'après les données fournies par l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale de la justice (IGJ) dans leur rapport conjoint10(*), seuls 16 départements sont touchés la première nuit (du 27 au 28 juin). Les départements de la petite couronne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) sont particulièrement affectés. Les communes altoséquanaises sont d'abord surreprésentées, avant que le mouvement ne se diffuse plus largement à l'ensemble des départements d'Île-de-France, dès la nuit du 28 au 29 juin 2023.

Source : Marco Oberti et Maela Guillaume Le Gall11(*)

Du point de vue de la nature des violences et des actions commises, cette phase est comparable aux épisodes de violences urbaines que la France a connus par le passé. En effet, comme le montre la carte reproduite ci-dessus, une part prépondérante des communes ayant connu des violences dès les premières nuits avaient déjà été le théâtre des émeutes en 2005. Ces faits concernent ainsi des quartiers ayant une « mémoire »12(*) des émeutes, et s'inscrivent dans une certaine « continuité » vis-à-vis des violences urbaines observées auparavant.

Aussi, ce « temps émotionnel » se caractérise « par un nombre important d'atteintes à l'autorité publique, aux biens publics et aux forces de l'ordre, majoritairement constatées au cours des premières nuits »13(*) et par une logique d'affrontement avec les forces de sécurité intérieure. Apparaissent ainsi, dès la soirée du 27 juin, des tirs d'engins pyrotechniques et de projectiles dirigés contre les policiers ainsi que des incendies de mobiliers urbains, de véhicules ainsi que de bâtiments et d'équipements publics. Le modus operandi dominant de ces premières nuits d'émeutes s'est donc caractérisé par des « affrontements contre l'autorité, dirigés contre les symboles de l'État »14(*).

c) Le second temps : un climat insurrectionnel
(1) Une « fenêtre d'opportunité »

À compter du 30 juin et du 1er juillet 2023, s'opère un « basculement ». L'expression d'une colère en lien avec le décès de Nahel Merzouk, jusqu'ici circonscrite aux banlieues des grandes métropoles, laisse alors place à une extension des violences au reste du territoire national et à une vague de pillages sans précédent.

Cette phase « insurrectionnelle » est marquée par une expansion territoriale fulgurante des violences urbaines, qui ont in fine frappé 672 communes15(*) réparties sur 95 départements sur la période du 27 juin au 7 juillet 2023.

Cartographie des violences urbaines constatées du 27 juin au 7 juillet 2023 (nombre d'infractions pour 10 000 habitants)

Source : IGA/IGJ à partir des données du SSMSI et l'INSEE

De façon tout à fait inédite, cet épisode de violences s'est propagé à des secteurs périurbains, des petites villes et villes moyennes, et même des communes rurales. Alors que la plupart de ces communes n'avaient jamais été sujettes à de telles violences, les petites villes et les villes moyennes représentent plus du tiers de l'ensemble des villes émeutières (36 %), soit un poids supérieur aux communes de la banlieue parisienne (24 %)16(*).

Parmi la cinquantaine de communes consultées, interrogées ou visitées par la mission d'information, plus de 40 % ont indiqué que les lieux dans lesquels sont intervenus les évènements de l'été 2023 n'étaient pas connus pour être fréquemment touchés par un nombre important d'atteintes aux biens et aux personnes.

Au cours de cette seconde phase des émeutes, « les vols aggravés et les atteintes aux biens sont [...] devenus extraordinairement dominants »17(*), si bien que les vols aggravés constituent, sur l'ensemble de la période, plus de la moitié des infractions constatées. Ces vols avec effraction ont été constatés à compter de la nuit du 29 au 30 juin 2023.

Consultée par la mission d'information, l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) considère « la propagation des destructions et pillages dans et aux abords des cités aux centres villes et vers les plus petites villes » comme l'un des éléments les plus marquants de cet épisode de violences urbaines.

Les services du renseignement territorial estiment que cette séquence de pillages peut elle-même se décomposer en deux phases distinctes. Dans un premier temps, ces pillages étaient cantonnés aux quartiers sensibles et s'inscrivaient dans une logique d'opportunité puisqu'ils concernaient essentiellement des commerces de proximité. Un second temps fait apparaître un niveau d'organisation plus poussé, donnant lieu à des pillages conduits par des groupes de dizaines voire de centaines d'individus et ciblant des commerces proposant des produits à plus haute valeur commerciale.

La prédominance de comportements opportunistes symbolisés par les pillages s'entend d'un point de vue individuel mais s'inscrit également dans une perspective collective et socio-territoriale. D'une part, des individus plus ou moins organisés ont profité des émeutes et du climat de chaos pour participer à des saccages et des pillages18(*). Mais, d'autre part, certains analystes jugent que le déclenchement des émeutes dans les grandes agglomérations a constitué une « fenêtre d'opportunité »19(*) pour les habitants de nombreux quartiers marginalisés du territoire métropolitain en vue de participer à un mouvement collectif des « quartiers » et accéder à des biens de consommation à forte valeur symbolique.

Le cas de Marseille apparaît symptomatique de la tendance « opportuniste » qui a caractérisé la seconde phase des émeutes. Alors que la ville n'avait pas connu d'événements majeurs en 2005, d'intenses pillages ont été commis à compter du 29 juin 2023. Entendue par la mission d'information en tant que représentante de l'association « Ville & Banlieue », l'adjointe au maire de Marseille Audrey Gatian a confirmé que les émeutiers avaient presque exclusivement ciblé des commerces du centre-ville, épargnant largement les bâtiments publics.

(2) Une décrue aussi soudaine que l'embrasement

Les observateurs et les services de l'État consultés par la mission ont unanimement souligné la fulgurance de l'épisode de violences urbaines survenu à l'été 2023. Lors de son audition, Bruno Domingo, chercheur en science politique, a ainsi considéré que, « ce qui est nouveau en 2023, c'est d'abord la rapidité de la contagion de ces émeutes et la rapidité de leur fin, puisqu'elles ont duré finalement assez peu de temps »20(*). Ainsi l'embrasement a-t-il été aussi soudain que la décrue.

Le nombre d'interpellations comme indicateur de l'intensité
des violences et de leur évolution

La première nuit de violences, du 27 au 28 juin 2023, a donné lieu à 16 interpellations dans le périmètre d'intervention de la direction générale de la police nationale (DGPN) et 41 interpellations dans celui de la Préfecture de police (PP).

Le « pic » est atteint sur la période du 30 juin au 1er juillet, avec 752 et 422 interpellations, respectivement dans le périmètre de la DGPN et de la PP.

Dès le 3 à 4 juillet, ces chiffres tombent, respectivement, à 42 et 28 interpellations.

Source : Etat-major DGPN - Etat-major DSPAP1621(*)

Parmi les causes possibles de cette décrue soudaine, les représentants de la conférence nationale des procureurs de la République (CNPR), entendus par la mission d'information, soulignent l'effet de dissuasion résultant de la fermeté et la rapidité de la réponse judiciaire. En outre, l'efficacité de la stratégie de maintien de l'ordre, certaines initiatives des pouvoirs publics, tels que l'arrêt des transports en commun en soirée ou encore la systématisation des contrôles d'identité en centre-ville, ont contribué à accélérer la fin des violences urbaines.

Des facteurs plus exogènes pourraient également expliquer cette dynamique, mais doivent être considérés avec prudence. Selon Joëlle Munier, inspectrice générale de la justice, sont susceptibles d'y avoir contribué, « le manque de munitions après quelques jours, la lassitude, la perspective du départ en vacances pour certaines familles, le rôle des familles également ou de réseaux délinquants plus structurés - mais [ces facteurs] font l'objet d'appréciations plus contrastées »22(*).

De manière générale, l'intensité et l'immédiateté des réactions et de l'expansion des violences ont eu pour corollaire un épuisement accéléré du mouvement.

2. Un déferlement de violences ayant entrainé des pertes humaines et de lourds dégâts matériels, mais n'ayant pas eu de répercussions macroéconomiques majeures
a) Un dramatique bilan humain : deux vies humaines perdues et un nombre de blessés dépassant le millier de personnes

Corollaire malheureusement fréquent des poussées de violence, de nombreux blessés ont été recensés, aussi bien du côté des forces de l'ordre que des émeutiers ou même de la population générale. À ces blessés s'ajoutent deux décès directement liés aux émeutes, l'un à Cayenne, l'autre à Marseille.

(1) Deux décès directement liés aux émeutes

Outre le décès de Nahel Merzouk, élément déclencheur des émeutes, celles-ci sont à l'origine directe du décès de deux autres personnes.

La première victime est un homme alors âgé de 54 ans, touché dans la nuit du 29 au 30 juin 2023 au thorax par une balle perdue alors qu'il se trouvait sur le balcon de son immeuble à Cayenne. Une enquête pour homicide volontaire a été ouverte, le parquet privilégiant à ce stade un tir en provenance des émeutiers et à destination des forces de l'ordre.

Le second décès a eu lieu à Marseille, dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023. Il s'agit d'un homme de 27 ans, victime d'un arrêt cardiaque vraisemblablement provoqué par un tir de lanceur de balles de défense (LBD). Une enquête a également été ouverte et l'inspection générale de la police nationale (IGPN) a été saisie.

Deux autres décès ont été recensés, sans toutefois que le lien direct avec les émeutes ne soit prouvé : un sapeur-pompier est décédé en intervenant sur un incendie de véhicule dans un parking souterrain en Seine-Saint-Denis dans la nuit du 2 au 3 juillet 2023, tandis qu'un homme de 19 ans est mort après avoir chuté du toit d'un commerce à Petit-Quevilly (Seine-Maritime) dans la nuit du 29 au 30 juin 2023.

(2) Au moins mille blessés parmi les forces de l'ordre et les émeutiers

Le nombre de blessés parmi les forces de l'ordre constitue une donnée de départ pour appréhender la violence des affrontements et ainsi de déterminer une estimation approximative du nombre agrégé de blessés liés aux émeutes.

D'après les données transmises au rapporteur par la direction générale de la police nationale (DGPN) et par la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), 782 agents ont été blessés au cours des opérations de maintien de l'ordre liées aux émeutes. Plus précisément, il s'agit de 674 policiers, dont 288 pour la seule nuit du 29 au 30 juillet 2023, et de 108 gendarmes. Ce chiffre global correspond à l'estimation de « 800 gendarmes et policiers blessés » faite par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, lors de son audition par la commission des lois le 5 juillet 202323(*). Le pronostic vital d'aucun de ces blessés n'a été engagé.

Bien qu'ils n'aient pas été missionnés pour du maintien de l'ordre, les sapeurs-pompiers ont également été victimes de ces violences, la direction générale de la sécurité civile et de la gestion des crises (DGSCGC) ayant indiqué au rapporteur que trois d'entre eux ont été blessés lors d'interventions liées à ces émeutes24(*), notamment car certains émeutiers les ont pris à partie au même titre que les membres des forces de l'ordre.

Le chiffrage des blessés parmi les émeutiers est quant à lui plus difficile à établir avec précision.

En effet, d'une part, les émeutiers ont pu ne pas souhaiter se déclarer comme tels lorsque les blessures étaient mineures ou lorsqu'ils se sont rendus d'eux-mêmes aux urgences. D'autre part, les blessures subies par les émeutiers ne sont pas nécessairement liées aux affrontements avec les forces de l'ordre mais peuvent également résulter d'accidents entraînés par des situations de mise en danger volontaire, à l'image du décès intervenu à Petit-Quevilly, voire de heurts entre émeutiers eux-mêmes.

En tout état de cause, dans cette tentative d'estimation, il convient de prendre en compte les 40 enquêtes judiciaires dont a été saisie l'inspection générale de la police nationale (IGPN), qui font suite à des cas de blessures graves présumément engendrées par les forces de l'ordre. L'inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) n'a, quant à elle, été saisie d'aucune enquête en lien avec ces émeutes.

En outre, plusieurs personnes auditionnées par la mission d'information lui ont fait part de cas de blessures parmi les émeutiers ou la population générale. Le maire de Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), Serge de Carli, a cité le cas du « jeune Aimène Bahouh [qui] a été touché par un tir de flash-ball. Il est resté un mois dans le coma, manquant de perdre la vie. Il a été opéré à plusieurs reprises, s'en est sorti, mais reste handicapé. Ce jeune de 25 ans n'était pas un émeutier, il rentrait de son travail, situé au Luxembourg ». Des blessés graves ont également été recensés par la presse locale, notamment des jeunes hommes ayant perdu l'usage d'un de leurs yeux à Montreuil, à Saint-Denis, à Nanterre, à Marseille ou encore à Angers.

À partir de ces données, une estimation prudente permet ainsi d'affirmer que le nombre total de blessés en lien avec cet épisode émeutier dépasse le millier de personnes, blessés légers inclus.

b) Près d'un milliard d'euros de dommages aux biens

Selon Sebastian Roché, docteur en science politique auditionné par la commission le 16 janvier 2024, l'une des caractéristiques d'une émeute repose sur « la concentration suffisante, dans le temps et l'espace, de destructions et de dégradations. Ainsi, les émeutes, comme les marées, sont des phénomènes de type continu, les destructions et les dégradations étant permanentes ».

La métaphore de la marée, voire même du raz-de-marée, s'applique indubitablement aux émeutes de l'été 2023, tant les dommages aux biens ont atteint en quelques nuits un niveau inédit par rapport aux précédents épisodes de violences.

D'après un premier bilan provisoire rendu public par le ministre de l'intérieur et des outre-mer, Gérald Darmanin, lors de son audition par la commission le 5 juillet 2023, « durant la période [du 27 juin au 5 juillet 2023], nous avons compté 23 878 feux de voie publique, de poubelles en particulier, 12 031 véhicules incendiés, 2 508 bâtiments incendiés ou dégradés, dont 273 bâtiments appartenant aux forces de l'ordre, 105 mairies incendiées ou dégradées, 168 écoles attaquées ». Le ministre de l'éducation nationale, alors Pap Ndiaye, a quant à lui comptabilisé, au 4 juillet 2023, 243 écoles ou établissements scolaires dégradés, « dont une dizaine qui devront être partiellement ou complètement reconstruits »25(*).

Bien que la mission d'information ne dispose pas d'un chiffrage agrégé actualisé de l'ensemble des bâtiments dégradés, les éléments qui lui ont été transmis confirment la grande vraisemblance de ces chiffres provisoires et, plus largement, l'ampleur des dégâts matériels.

En effet, la totalité des cinquante communes que la mission d'information a consultées, auditionnées ou visitées ont fait état de dégradations sur des bâtiments ou sur du mobilier urbain situés sur leur territoire. Si la moitié de ces communes ont indiqué avoir recensé entre 2 et 5 dégradations bâtiments dégradés, 40 % d'entre elles ont subi des dégradations sur plus de 5 bâtiments. Une des communes interrogées, en l'occurrence la ville de Marseille, a même fait état d'un nombre de bâtiments dégradés supérieur à 100.

Pour 94 % de ces communes, des bâtiments publics figurent parmi les bâtiments ayant fait l'objet de dégradations, la volonté de s'attaquer aux symboles républicains se superposant à une logique de pillage s'illustrant par le vandalisme de nombreux commerces. Outre les commerces (voir infra), les bâtiments qui apparaissent les plus ciblés sont, en premier lieu, les mairies et mairies annexes, puis les bâtiments des forces de l'ordre (commissariats, casernes de gendarmerie), les centres culturels, les écoles et, enfin, les bibliothèques. Ont été également recensées dans ces communes des dégradations sur des centres des finances publiques, des théâtres, des infrastructures sportives, des centres sociaux, des crèches ou encore des tribunaux et des maisons de la justice et du droit.

Ces chiffres sont étayés par les données compilées par France Assureurs, et transmises à la mission d'information.

Les assureurs avaient comptabilisé, au 29 novembre 2023, 16 400 sinistres liés aux émeutes de l'été 2023. Il s'agit d'un chiffrage revu à la hausse par rapport à une estimation de 15 600 sinistres communiquée en septembre 2023.

Parmi ces sinistres, 46 % sont des dommages aux véhicules, 41 % des dommages aux biens des professionnels, 9 % des dommages aux biens des particuliers et 4 % des dommages aux biens des collectivités territoriales26(*).

Source : Commission des lois, d'après les données transmises par France Assureurs

Cette répartition des sinistres démontre la spécificité des émeutes de 2023, qui s'illustrent par une diminution de la proportion des dommages aux véhicules, les commerces et les bâtiments publics ayant été davantage ciblés. Ainsi, la part des dommages aux véhicules dans le total des sinistres recensés par les assureurs est passée de 80 % lors des émeutes de 2005, à 49 % lors de l'épisode des gilets jaunes, pour atteindre 46 % en 2023.

Il convient cependant de noter que France Assurances a fait part à la mission d'information de 7 150 sinistres automobiles, soit un chiffre nettement inférieur au décompte effectué par le ministère de l'intérieur (12 031 véhicules incendiés, cf. supra). Ce différentiel peut s'expliquer, d'une part, par l'absence de déclaration de sinistre de la part d'une partie des victimes, notamment les propriétaires de véhicules anciens, et, d'autre part, par un nombre élevé de véhicules appartenant à des entités publiques parmi les véhicules incendiés, qui ne sont pas nécessairement assurés. À titre d'exemple, selon la DGGN, 106 véhicules de gendarmerie ont été dégradés lors de ces émeutes, tandis que, selon la DGPN, la police nationale a subi des dommages aux véhicules à hauteur d'un million d'euros.

Répartition et coût des sinistres déclarés aux assureurs, au 28 août 2023

Source : Contribution écrite de France Assureurs

Ces dégradations, massives, représentent inévitablement des coûts considérables, aussi bien pour les assureurs et les victimes privées que pour les collectivités territoriales et l'État.

Selon la dernière estimation France Assureurs, datée du 27 mars 202427(*), les émeutes ont représenté un coût total de 793 millions d'euros pour les assureurs, en hausse par rapport à la précédente estimation, s'élevant à 760 millions d'euros en novembre 2023. Il s'agit d'un montant quatre fois supérieur à celui des émeutes de 2005, qui avait atteint 204 millions d'euros pour les assureurs, et plus de trois fois plus élevé que celui des dégradations issues du mouvement des gilets jaunes, qui s'était établi à 230 millions d'euros.

Si les dommages aux biens des collectivités territoriales sont, en proportion, relativement peu nombreux dans le total des sinistres, l'analyse de la répartition des coûts liés à ces sinistres démontre néanmoins l'intensité des violences ciblées contre les bâtiments publics locaux, qui nécessitent ou ont nécessité de lourdes réparations.

Ainsi, selon les données provisoires arrêtées au 28 août 2023, 27 % du coût total des sinistres déclarés aux assureurs sont issus des dommages aux biens des collectivités territoriales, soit près de 200 millions d'euros. Le coût supporté par les assureurs pour prendre en charge les dommages aux biens des collectivités territoriales correspond donc à lui seul au coût total des émeutes de 2005.

Les dommages aux biens des professionnels représentent quant à eux 65% du coût total supporté par les assureurs, les dommages aux véhicules, 6 %, et les dommages aux biens des particuliers, 2 %.

Source : Commission des lois, d'après les données transmises par France Assureurs

Les dommages pris en charge par les assureurs, pourtant déjà particulièrement élevés, ne permettent cependant pas d'appréhender la totalité des dégâts matériels engendrés par les émeutes. En effet, comme l'illustre la différence entre le décompte du ministère de l'intérieur et celui de France Assureurs sur les véhicules endommagés, tous les sinistres n'ont pas nécessairement été déclarés aux assureurs, lesquels n'ont pas toujours pris en charge la totalité des coûts occasionnés par le sinistre. En outre, ceux-ci ont refusé de prendre en charge certains sinistres28(*). Enfin, tous les biens publics ne sont pas assurés, l'auto-assurance étant fréquente dans le secteur public, notamment pour l'État.

Le coût de 793 millions d'euros ne peut donc être considéré comme exhaustif.

La plupart des communes consultées, auditionnées ou visitées par la mission d'information ont ainsi fait part de coûts importants restant à la charge de la commune, y compris après indemnisation par les assurances. Sur les 31 communes lui ayant communiqué le montant que représente, pour elles, le coût de la réparation des bâtiments et équipements publics dégradés pendant les émeutes, 17, soit plus de la moitié, ont estimé que ce coût était supérieur à 500 000 euros. Pour huit d'entre elles, le coût engagé pour la reconstruction dépasse même les 5 millions d'euros. Les résultats de cet échantillon sont confirmés par les nombreuses déclarations de maires, notamment dans la presse, faisant état de difficultés pour financer la reconstruction des bâtiments et des équipements publics communaux. Ainsi, lors de son audition par la commission des lois le 20 décembre 2023, Serge de Carli, maire de Mont-Saint-Martin, a déclaré que pour prendre en charge une partie des « 3 millions d'euros de dégâts » qu'a subis sa commune, celle-ci a dû « engager [son] budget propre ».

Le coût pour l'État, bien que non chiffré et sans même tenir compte de l'enveloppe de 100 millions d'euros dédiée aux communes pour le financement de la reconstruction, semble également significatif. Pour la seule police nationale, les émeutes ont entraîné un préjudice de 30 millions d'euros, dont 10 millions d'euros pour les travaux de réparation des commissariats dégradés, un million d'euros pour la réparation ou le renouvellement des véhicules endommagés, et 19 millions d'euros pour la reconstitution des stocks de munitions et divers matériels nécessaires aux opérations de maintien de l'ordre29(*). Pour le ministère de la justice, le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, a annoncé dans la presse30(*) que le coût de reconstruction des bâtiments relevant de son ministère s'élevait à 5 millions d'euros.

En définitive, tous ces éléments conduisent à estimer le coût des dégâts matériels engendrés par les émeutes autour d'un ordre de grandeur, colossal, avoisinant le milliard d'euros. Cette estimation correspond par ailleurs à celle du Gouvernement, la secrétaire d'État en charge de la Ville, Sabrina Agresti-Roubache31(*), ayant évoqué « un milliard de dégâts estimés ». Cette estimation ne tient cependant pas compte du manque à gagner économique, notamment pour les commerces vandalisés lors de ces émeutes.

c) Au moins un millier de commerces durement touchés mais une absence de conséquences majeures sur l'économie nationale

La sidération causée par l'ampleur des dommages matériels a fait craindre, pendant les émeutes et lors des premiers jours qui ont suivi, une déstabilisation de plusieurs pans majeurs de l'économie nationale, notamment le secteur du commerce de détail, celui de l'hôtellerie-restauration, du tourisme et de l'évènementiel, ou encore celui des assurances.

Dans un entretien publié dans Le Parisien le 3 juillet 202332(*), le président du Mouvement des entreprises de France (Medef), alors Geoffroy Roux de Bézieux, a ainsi évalué le coût des émeutes pour les entreprises à un milliard d'euros, « sans compter les dégâts au niveau du tourisme ». Outre les coûts assurantiels et les indemnités de chômage partiel à verser aux salariés ne pouvant plus effectuer leurs tâches dans l'attente de la réouverture de leur entreprise, ce coût d'un milliard d'euros reposait notamment sur une estimation de 500 à 700 millions d'euros de pertes d'exploitation. Cette estimation était à la fois basée sur le nombre de commerces pillés voire détruits et sur le postulat que les émeutes entraîneraient une baisse de la consommation de la population et des touristes, d'autant plus problématique que les émeutes sont survenues lors du premier week-end des soldes estivales. À moyen terme, le Medef a ainsi craint que « cette situation se tradui[se] aussi par une dégradation de l'image de la France qu'il faudra redresser. Au-delà des annulations déjà enregistrées dans le secteur du tourisme, des investisseurs pourraient renoncer à des projets si le calme n'est pas restauré et la sécurité assurée »33(*).

Le nombre de commerces dégradés ou pillés est en effet significatif, bien que les données agrégées soient encore incertaines, les décomptes effectués localement ou par les fédérations professionnelles laissant entrevoir un bilan plus lourd que celui qui a été communiqué par le ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique.

Les ministres Bruno Le Maire et Olivia Grégoire ont ainsi annoncé, lors des questions d'actualité au Gouvernement à l'Assemblée nationale, le 4 juillet 2023, et au Sénat, le lendemain34(*), que « plus de mille commerces ont été saccagés, pillés et, pour certains, incendiés ». Dans le détail, le ministère a recensé le pillage ou la dégradation de 436 débits de tabac, 370 agences bancaires, une douzaine de commerces de bricolage, approximativement 200 commerces alimentaires (incluant les supermarchés) et autant de commerces d'habillement, dont une soixantaine spécialisés dans les articles de sport.

Il semblerait néanmoins que ces chiffres ne soient pas exhaustifs. Alors que près de 700 communes ont été touchées par les émeutes, le président de la chambre de commerce et d'industrie d'Aix-Marseille Provence, Jean-Luc Chauvin, a ainsi estimé que, sur la seule ville de Marseille, « quasiment 400 commerces » avaient été vandalisés35(*). De même, pour la seule commune de Montargis (Loiret), le procureur de la République, Jean-Cédric Gaux, a comptabilisé une cinquantaine de commerces dont la vitrine a été cassée, dont trois ont été pillés36(*). À Saint-Fons (Rhône), 22 commerces ont été vandalisés37(*). Outre ces décomptes locaux, le recensement des fédérations spécialisées illustre également que le chiffre de mille commerces touchés paraît largement sous-estimé. À titre d'exemple, le Rassemblement des opticiens de France (ROF) a dénombré 118 commerces d'optique vandalisés au cours des émeutes38(*), pourtant non cités expressément parmi les chiffres communiqués ci-dessus.

Malgré le préjudice financier et moral indéniable pour tous ces commerces, les émeutes n'ont cependant pas eu d'incidence majeure sur l'économie française - outre le coût direct de la reconstruction -, les premières craintes semblant, fort heureusement, ne pas s'être réalisées.

D'après les éléments transmis au rapporteur par l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), « que ce soit en 2005 ou 2023, les travaux sur la conjoncture économique réalisés par l'Insee ne font pas état d'un impact macroéconomique des émeutes. Selon toute vraisemblance, un tel impact est limité à l'échelle de l'économie nationale ».

Le secteur du tourisme, bien qu'ayant enregistré des annulations de réservations au cours des évènements, ne semble pas non plus avoir été affecté outre-mesure. Aussi bien l'Insee que la ministre chargée du tourisme, Olivia Grégoire, et l'Union des métiers des industries de l'hôtellerie (Umih) ont fait part de chiffres rassurants, malgré les fortes inquiétudes initiales.

Ainsi, dès le 3 juillet 2023, l'Umih déclara que malgré « un net ralentissement » pendant quelques jours, « la situation semble se stabiliser et devient plus rassurante pour nos professionnels. La saison estivale s'annonce, à nouveau, sous de meilleurs auspices »39(*). Dans un communiqué de presse en date du 6 juillet 2023, la ministre Olivia Grégoire a confirmé cette impression de retour à la normale en indiquant que « la France ne connait actuellement aucune vague d'annulation ou de modification de séjours, [ni] de baisse massive de taux de fréquentation ». Les réservations sont reparties à la hausse dès le 3 juillet 2023 et apparaissaient en augmentation par rapport au mois de juillet 2022. L'Insee a, quant à elle, informé le rapporteur qu'en « ce qui concerne le tourisme, les publications conjoncturelles de l'Île-de-France pour les deuxième et troisième trimestres [2023] ne font pas état d'effet des émeutes. S'il y a eu un impact, il est resté limité, au moins à court terme ».


* 4 Cette mission était composée de François-Noël Buffet, rapporteur, et d'Olivier Bitz, Cécile Cukierman, Nathalie Delattre, Jacqueline Eustache-Brinio, Isabelle Florennes, Corinne Narassiguin, Louis Vogel et Mélanie Vogel.

* 5 La mission d'information a pu exploiter les réponses de 40 communes, représentatives des 672 communes répertoriées par le ministère de l'intérieur comme ayant été affectées par les évènements des 28 juin au 5 juillet 2023, qu'elle avait sollicitées par le biais d'un questionnaire en ligne.

* 6 Centre d'Analyse stratégique, Enquêtes sur les violences urbaines - Comprendre les émeutes de novembre 2005. Les exemples d'Aulnay-sous-bois et de Saint-Denis, 1er décembre 2006. Les auteurs de cette étude soulignaient notamment le « poids des rumeurs et la reconstruction a posteriori des faits » dans le déclenchement et le déroulement des émeutes de 2005.

* 7 Audition du mercredi 8 novembre 2023.

* 8 Audition du mardi 16 janvier 2024.

* 9 Selon la qualification retenue par Maela Guillaume Le Gall et Marco Oberti dans leur article intitulé « Analyse comparée et socio-territoriale des émeutes de 2023 en France », publié le 10 octobre 2023.

* 10 IGA-IGJ, Analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l'occasion de l'épisode de violences urbaines (27 juin - 7 juillet 2023), 14 septembre 2023.

* 11 Maela Guillaume Le Gall et Marco Oberti, Ibid.

* 12 Selon Marco Oberti, cette « mémoire collective » est portée par un tissu associatif plus structuré dans les quartiers en difficulté des grandes banlieues des métropoles dont « [la] mobilisation dans ces quartiers, [les] tentatives de donner une forme à des revendications, et une forme de conscience de l'intensité de certaines discriminations, participe aux dynamiques émeutières dans la région parisienne. Ce n'est pas le cas dans les petites et moyennes villes. Un tissu associatif impliqué dans la lutte contre les discriminations existe aussi dans les quartiers les plus paupérisés de ces petites et moyennes villes, mais il est beaucoup moins fort et il irrigue beaucoup moins ces quartiers. Cela peut expliquer la distinction entre le temps émotionnel et le temps insurrectionnel » (audition du mercredi 8 novembre 2023).

* 13 Patrick Steinmetz, inspecteur général de la justice, audition du mercredi 8 novembre 2023.

* 14 Fabien Jobard, politiste, audition du mardi 16 janvier 2024.

* 15 Par comparaison, les émeutes de 2005 avaient concerné un peu plus de 200 communes réparties sur 25 départements, dont la liste figure en annexe au décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif à l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.

* 16 D'après les données fournies par Maela Guillaume Le Gall et Marco Oberti, Ibid.

* 17 Patrick Steinmetz, audition du mercredi 8 novembre 2023.

* 18 Le sociologue Marwan Mohammed considère par exemple que « [s]i les opportunités qui s'ouvrent dès lors qu'une émeute se nationalise et perdure pendant plusieurs jours peuvent conduire à des comportements opportunistes, elles ne sont pas les motivations principales des révoltes » (audition du mardi 16 janvier 2024).

* 19 Maela Guillaume Le Gall et Marco Oberti, Ibid.

* 20 Audition du mercredi 6 décembre 2023.

* 21 Données recueillies par l'inspection générale de l'administration (IGA) et l'inspection générale de la justice (IGJ). 

* 22 Audition du 25 octobre 2023.

* 23 Le compte rendu de cette audition est disponible sur le site internet de la commission.

* 24 Un chiffre de 35 sapeurs-pompiers blessés a cependant été évoqué par la presse.

* 25 Ces chiffres ont été annoncés par le ministre le 4 juillet 2023 sur RTL.

* 26 Cette ventilation des sinistres est issue des chiffres provisoires de septembre 2023.

* 27 Dans un communiqué de presse publié sur le site de France Assureurs.

* 28 Environ 10 %, voir infra le développement détaillé sur la réponse assurantielle.

* 29 Ces données ont été communiquées par la DGPN lors d'une audition du rapporteur.

* 30 Sur RTL le 29 août 2023.

* 31 Sur RTL le 31 juillet 2023.

* 32 « Un milliard d'euros de dégâts pour les entreprises » : le patron du Medef fait un premier bilan des émeutes, article publié dans Le Parisien le 3 juillet 2023.

* 33 Communiqué de presse du MEDEF, publié le 3 juillet 2023.

* 34 Les comptes rendus de ces séances de questions d'actualité au Gouvernement sont disponibles le site internet de l'Assemblée nationale et celui du Sénat.

* 35 Ce chiffre a été annoncé au micro de France info le 2 juillet 2023.

* 36 Communiqué de presse du 6 juillet 2023 du parquet du procureur de la République du tribunal judiciaire de Montargis.

* 37 Source : cabinet du maire de Saint-Fons, lors du déplacement de la mission d'information le 7 décembre 2023.

* 38 Source : publication du ROF sur sa page LinkedIn, juillet 2023.

* 39 Communiqué de presse de l'Umih, publié le 3 juillet 2023.

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