B. L'EUROPE EN RETRAIT
1. Une Europe trop dépendante plongée dans un contexte turbulent
Les États-Unis, notamment sous l'impulsion d'Elon Musk, à la fois dirigeant de SpaceX et acteur important de l'administration Trump, envisagent de changer radicalement leurs priorités dans le vol spatial habité. Elon Musk a déclaré publiquement vouloir mettre fin à la Station spatiale internationale bien plus tôt que prévu, sans concertation avec les autres partenaires internationaux de la station, dont l'Europe. De la même manière, au motif de réorienter les budgets vers l'exploration martienne, il appelle à mettre fin au programme américain Artemis, qui vise à faire revenir l'homme sur la Lune et auquel collaborent de nombreux acteurs industriels et institutionnels européens.
Si la stratégie spatiale européenne a jusqu'ici permis de gagner en compétence sur le vol spatial habité grâce à de nombreuses coopérations et d'envoyer des astronautes européens dans l'espace, le retour des conflictualités géopolitiques remet brutalement en cause ces acquis coopératifs. Aujourd'hui, pour le vol spatial habité, l'Europe est en position de dépendance vis-à-vis des États-Unis. Elle ne peut ni envoyer seule des astronautes dans l'espace, ni concevoir seule une station orbitale. Pour monter en puissance dans ces deux domaines, il lui faudrait mettre sur la table des financements importants et consentir un effort substantiel pendant plusieurs années.
L'Europe doit donc décider si elle souhaite devenir plus autonome, totalement autonome, voire conquérir un certain leadership dans le vol spatial habité. Cette question pourrait être à l'ordre du jour du prochain conseil ministériel de l'ESA, qui aura lieu en novembre 2025 à Brême. L'Europe est aujourd'hui au pied du mur, forcée de redéfinir une stratégie.
2. Une Europe qui gagnerait à occuper une place conforme à son rang
L'Europe a évidemment des atouts à faire valoir. Elle est aujourd'hui reconnue à l'international comme un partenaire fiable, ce qui est un élément positif pour développer la diplomatie spatiale nécessaire à la construction de grands projets. Or, justement, le vol spatial habité invite à créer des coopérations internationales en raison des difficultés techniques qu'il pose et des coûts importants qu'il engendre. Actuellement, l'Europe est partie prenante du programme américain Artemis et de la Lunar Gateway, projet de station américano-internationale en orbite lunaire. Cependant, les récentes déclarations de la nouvelle administration américaine pourraient inciter l'Europe à initier de nouvelles coopérations, notamment avec l'Inde ou d'autres puissances spatiales moyennes qui ne pourraient mener des opérations seules, comme les Émirats Arabes Unis.
Face au positionnement conquérant des États-Unis et de la Chine, détenir une position de leadership dans le cadre de coopérations internationales permettrait à l'Europe de défendre des principes spécifiques, comme celui d'une exploration spatiale maîtrisée. Elle pourrait mettre en valeur ses engagements en matière de durabilité et d'impact environnemental tout en se projetant dans l'avenir. Hélène Huby estime qu'un grand projet commun autour du vol spatial habité serait un bien meilleur facteur de cohésion, porteur de sens, pour l'aventure européenne que certaines discussions plus arides sur l'administration ou le libre marché. Il est d'ailleurs intéressant de constater que le programme d'exploration spatiale humaine et robotique de l'ESA, bien qu'optionnel, est soutenu par la totalité de ses États membres. Dans une perspective similaire, les Européens montrent un grand intérêt pour le vol spatial habité : un sondage commandé par l'ESA en 2025 montre que 78 % des personnes interrogées pensent qu'il est important que l'Europe envoie des astronautes en orbite autour de la Terre.
Le vol spatial habité apparaît donc à la fois comme un terrain d'expérimentation pour le développement de la science et de la technologie, un terrain d'affirmation de puissance et de valeurs, et une source d'inspiration pour les esprits.
Dans cette perspective, les intervenants de l'audition ont fait valoir que les astronautes sont des ambassadeurs de l'Europe, de la planète et de la science. L'entreprise scientifique et technologique à laquelle ils participent est une immense aventure humaine. Ils peuvent servir d'exemple à des générations d'enfants, en leur montrant la valeur du travail, de la persévérance, de l'esprit d'équipe, en éveillant aussi leur curiosité scientifique et en exposant l'importance de la science dans le monde actuel.
Le vol spatial habité a aussi un pouvoir extrêmement fort d'attraction des talents. Pour recruter les ingénieurs de demain, il faut leur donner envie d'exercer ces métiers, et cela passe par des programmes ambitieux, notamment dans le domaine spatial.
La présence de femmes dans le pool européen d'astronautes, comme actuellement la Française Sophie Adenot, est un atout important pour contribuer à féminiser le secteur. L'ensemble des formations scientifiques ne peut que bénéficier de ces évolutions, tout comme les différents projets technologiques européens, au-delà du seul secteur spatial.
Le vol spatial habité est un « rêve » aux conséquences économiques et sociétales réelles qu'il serait dommage de ne pas exploiter. Même si son intérêt est débattu, il est à la source de nombreuses vocations et de l'envie de participer à une aventure exceptionnelle.