II. COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Audition de Mme Anémone Cartier-Bresson,
professeur de droit public à l'Université Paris Cité

(mardi 4 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous entamons aujourd'hui les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de Mme Anémone Cartier-Bresson, professeure agrégée des universités, spécialisée en droit public des affaires et en droit de l'Union européenne à l'Université Paris Cité.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame Cartier-Bresson, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anémone Cartier-Bresson prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont contrôlées et évaluées car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Vous êtes l'auteur d'un ouvrage Droit des aides publiques aux entreprises paru en 2020, et vous avez été entendue à ce titre par la mission d'information commune de l'Assemblée nationale sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises présidée par M. Stéphane Viry, dont le rapport a été publié en mars 2021.

Nous avons jugé nécessaire de vous entendre aujourd'hui afin d'identifier les grandes lignes du cadre juridique applicable aux aides publiques aux entreprises. Ce panorama nous sera précieux pour nous permettre de bien cerner l'objet de nos travaux.

Quelle définition et périmètre retenez-vous des aides publiques aux entreprises, en l'absence de définition juridique transversale en droit interne ? Quelles sont les principales règles applicables au niveau international, notamment au sein de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ? Qu'en est-il de la réglementation sur les aides d'État prévue dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) ? Quelles sont à grand trait les règles applicables aux aides européennes ? Quels sont les principes dégagés par le Conseil constitutionnel qui encadrent ces aides ? Quid de la jurisprudence du Conseil d'État sur ce sujet ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps : après un propos liminaire d'une vingtaine de minutes, notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions pour approfondir certains points, puis les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Anémone Cartier-Bresson, professeur de droit public à l'Université Paris Cité. - Je vous propose de commencer par une brève présentation des principales règles en matière d'aides publiques aux entreprises, règles qui, comme cela a été justement rappelé, forment un ensemble composite.

Comment définir l'aide publique en l'absence de définition générale en droit interne ? Nous pouvons d'abord dire qu'il s'agit d'un levier d'intervention, de mesures incitatives visant à orienter le comportement des entreprises par des mécanismes de soutien. Certains textes en donnent une définition mais, le plus souvent, ils instaurent seulement des mécanismes sans définir ce qu'est une aide.

Au vu de l'objet de votre commission d'enquête, il me semble plus opportun de s'inspirer du droit européen des aides d'État, qui en définit assez strictement les principaux critères. Sous l'empire de ces règles, il faut en premier lieu un bénéficiaire qui soit une entreprise. Ensuite, l'aide est fondamentalement déterminée par son caractère avantageux - avantage évident en cas de versement de subvention ou de déduction d'impôt, mais qui peut être entendu plus largement au sens d'un allègement de charge voire prendre la forme d'un avantage qu'une entreprise n'aurait pas obtenu dans les conditions normales du marché. Souvent, on s'attachera au fait que cet avantage est sélectif : il bénéficie à certaines entreprises, et non à toutes. Enfin, une aide n'est pas une commande publique, c'est-à-dire la contrepartie d'une prestation au bénéfice de l'administration ; pour autant, elle n'est pas désintéressée et peut être soumise à des conditions.

Une fois ce périmètre arrêté, que peut-on dire des principales règles ? Il existe en réalité des règles très différentes qui viennent se superposer, avec des finalités et des logiques variées.

Je ne suis pas certaine que les règles internationales de l'OMC - je pense à l'accord sur les subventions et les mesures compensatoires - soient très contraignantes au regard du sujet qui vous occupe. En outre, elles souffrent actuellement de la crise du multilatéralisme.

La principale contrainte, à mon sens, provient du droit européen, qui s'articule autour du droit des aides d'État, obéissant à une logique concurrentielle, et du droit des fonds européens, répondant plus à une logique de politiques publiques.

S'agissant du droit des aides d'État, l'approche était à l'origine très défavorable : celles-ci devaient être interdites, au motif qu'elles faussent la concurrence au sein du marché intérieur. Mais le TFUE comprend aussi de nombreuses dérogations à cette interdiction lorsque des finalités d'intérêt général sont poursuivies, comme la protection de l'environnement ou la promotion de la culture. Par ailleurs, ce droit a évolué depuis une vingtaine d'années, il est devenu un levier de politique industrielle et économique pour la Commission européenne. À travers les textes que celle-ci rédige, elle incite les États à mettre en place des aides qui correspondent aux priorités de l'Union européenne.

Les règles qui s'imposent dans le cadre du droit des aides d'État sont assez rigoureuses. Pour être autorisées, les aides doivent répondre à des conditions de compatibilité, plus ou moins strictes selon la façon dont on les envisage : par exemple, des aides vues favorablement, comme l'aide au numérique, seront soumises à des conditions qui facilitent leur octroi, contrairement aux aides aux entreprises en difficultés, auxquelles la Commission européenne a toujours été très défavorable. À cet égard, le maintien de l'emploi est rarement la préoccupation principale en matière de compatibilité : la Commission européenne vérifie plutôt l'absence de distorsion de concurrence, ou encore le respect des conditions et objectifs arrêtés, ainsi que les coûts éligibles.

Le non-respect de ces règles d'attribution entraîne de nombreux risques juridiques, le principal étant que l'État ait à récupérer l'aide accordée à l'entreprise et fasse, à défaut, l'objet d'un recours en manquement.

S'agissant du droit des fonds européens, certains de ces fonds ont bien pour bénéficiaires des entreprises, notamment le Fonds européen de développement régional (Feder), les fonds agricoles ou les fonds structurels. Chacun est encadré par une réglementation qui lui est propre, mais une règlementation commune est également adoptée tous les six ans : le règlement portant dispositions communes.

Ces règles présentent peut-être plus d'intérêt sur le plan du contrôle. En effet, elles relèvent non pas d'une approche concurrentielle, mais d'une approche d'efficience des aides, dans le respect du budget de l'Union. Par ailleurs, les fonds concernés dépendent, pour beaucoup, d'une gestion décentralisée : ce sont les États qui les mettent en oeuvre et doivent vérifier le bon respect des règles. Enfin, le dernier règlement portant dispositions communes, qui court sur les années 2021 à 2027, a vu le développement d'une forme de conditionnalité transversale, avec la fixation d'objectifs en matière de lutte contre le changement climatique, d'égalité hommes-femmes ou de lutte contre les discriminations.

J'en viens enfin aux règles de droit interne, qui constituent un ensemble très disparate, dépourvu de réglementation générale - la seule qui existe s'appliquant aux collectivités territoriales.

Au niveau constitutionnel, un principe a été dégagé par le Conseil constitutionnel en 1986 : l'interdiction de vendre ou louer des biens à un prix inférieur à leur valeur à des fins privées. Ce principe implique, a contrario, qu'il est possible de le faire dès lors qu'il existe des finalités d'intérêt général. Il a donné lieu à une jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais surtout du Conseil d'État, sur les aides à l'immobilier d'entreprise. Ainsi, pour respecter la règle constitutionnelle, la vente par une collectivité d'un terrain à l'euro symbolique, ou sa location à bas prix, au bénéfice d'une entreprise doit être assortie de contreparties suffisantes, par exemple en termes d'emplois. Cette règle se rattache plus largement à un principe d'interdiction des libéralités, dont la portée est toutefois incertaine. De ce fait, il n'est pas certain ni souhaitable que l'on puisse aller au-delà de l'encadrement ponctuel des aides liées aux opérations que j'ai mentionnées.

Le cadre des aides publiques internes est plus ou moins contraignant selon les acteurs et les instruments. Les contraintes sont plus importantes pour les aides dites à fonds perdus, comme les subventions ou les réductions d'impôt ; elles le sont moins pour des instruments financiers comme les prêts ou les recapitalisations. Cela pose question car le recours aux seconds tend à s'accroître.

Par ailleurs, la France n'a pas d'approche transversale de la conditionnalité. À cela s'ajoute le fait que les conditionnalités sur les aides européennes ont tendance à être assouplies en temps de crise. Au moment de la crise du covid, notamment, notre pays a utilisé ces dispositifs dérogatoires assez massivement, en étant en plus, d'après la Cour des comptes, moins strict sur les conditions exigées que d'autres États membres. Le droit comparé peut donc apporter des éléments de réflexion intéressants.

Au-delà des conditionnalités, je souhaite vous présenter brièvement les mécanismes de contrôle.

Le TFUE comprend un certain nombre de dispositions relatives au contrôle des aides d'État.

Le principe est le suivant : l'État doit notifier sa volonté de verser l'aide à la Commission européenne et attendre son autorisation pour le faire ; l'aide est ensuite contrôlée périodiquement, les États étant tenus d'informer régulièrement la Commission des aides qu'ils versent. Il se trouve que celle-ci n'a plus le temps, aujourd'hui, de contrôler toutes les aides dans une Europe élargie : la plupart relèvent donc de régimes dits « exemptés », c'est-à-dire non contrôlés, mais répondant à un règlement d'exemption assez strict et étoffé. Les aides aux grandes entreprises n'entrent généralement pas dans ce cadre. Si les conditions fixées pour les aides, qu'elles soient autorisées ou exemptées, ne sont pas respectées, la Commission peut imposer à l'État d'aller récupérer les sommes auprès de l'entreprise.

Il revient à la France de veiller au respect des règles liées aux aides d'État. Mais ces règles sont très techniques, et les services manquent parfois de moyens pour procéder à cette vérification.

En ce qui concerne les fonds européens, les enveloppes des fonds à gestion partagée, comme le Feder, sont gérées par les États. Le contrôle doit être efficace dans ce cadre, ce qui implique la mise en place d'autorités de gestion, d'audit - on a modernisé en 2023 celle de la France, qui s'appelle désormais l'Autorité nationale d'Audit pour les Fonds européens (Anafe) - et de certification. Selon des rapports sénatoriaux, on manquerait de moyens, en France, pour les missions de certification.

Enfin, pour les aides relevant du droit interne, autant on procède par guichet unique pour leur distribution, autant l'approche des contrôles demeure éclatée. Diverses autorités peuvent intervenir : inspection générale des finances (IGF), contrôle général économique et financier (CGefi), services déconcentrés ou collectivités territoriales. On constate aussi des manques de moyens à ce niveau.

Il n'y a pas non plus de réel mécanisme d'évaluation. On procède à des évaluations ponctuelles - on a par exemple instauré un comité national de suivi du plan France Relance -, mais aucune démarche systématique ou pérenne n'est envisagée.

À ce manque de coordination et de moyens au niveau des contrôles, s'ajoute des problèmes de contournement. On voit des grands groupes bénéficier d'aides pour reprendre une entreprise en difficulté, qu'ils liquident quelques temps plus tard. Auprès de qui récupérer les fonds dans de tels cas ? C'est une question importante. La Commission européenne est très vigilante sur ce point s'agissant des aides d'État : elle regarde si, au moment de la liquidation de la structure, il n'y a pas eu transfert du bénéfice des aides à une autre entreprise. Mais encore faut-il qu'il y ait rachat d'actifs ou poursuite de l'activité...

Je pense également que les limites en matière de contrôle et de conditionnalité constatées en France ne sont pas liées à des problèmes techniques ou juridiques. C'est en réalité une question politique que d'imposer des conditions plus ou moins exigeantes. Cet « obstacle » politique peut être illustré par le cas de la commission Hue. Chargée en 2001 de contrôler l'utilisation de toutes les aides publiques, elle a existé pendant un an, avec des compétences très élargies. Elle a été supprimée car on a considéré qu'elle risquait d'être trop interventionniste. Le contexte a peut-être changé depuis...

Comment, en conséquence, améliorer le contrôle de ces aides ? J'ai déjà partiellement répondu, mais j'y reviens brièvement.

En amont, on pourrait être plus exigeant dans le droit interne sur la conditionnalité. On voit bien que les textes européens le sont quand il s'agit d'aides aux grandes entreprises. On pourrait aussi développer des conditionnalités plus transversales - climat, responsabilité sociétale des entreprises (RSE), etc. - comme cela se fait pour les fonds européens, mais aussi, d'ailleurs, dans la commande publique. Ces conditionnalités plus exigeantes pourraient apparaître dans les règlements créant des régimes d'aides ou dans les contrats passés avec les bénéficiaires.

En cours d'exécution, il faudrait renforcer les contrôles, donner plus de moyens aux organismes ayant la charge de ces contrôles et améliorer la coordination. Peut-être pourrait-on faire participer des acteurs extérieurs... Le dépôt de plainte par un concurrent est, par exemple, très encouragé par la Commission européenne, mais on pourrait envisager d'impliquer d'autres parties intéressées, comme les représentants du personnel ou les associations de défense de l'environnement.

Au niveau de la sanction, on pourrait améliorer la détection et la répression des fraudes, en tirant notamment matière à réflexion des évolutions actuelles sur d'autres formes d'aides - je pense au travail en cours sur les aides en matière énergétique ou les effets d'aubaine constatés pendant la crise du covid. Notons enfin que des sanctions sont prévues au niveau européen : ainsi, pour les fonds européens, il est impossible de prétendre à de nouvelles aides en cas d'infraction, ou si l'on doit rembourser des aides et que l'on ne l'a pas encore fait.

Accroître la contrainte sur les entreprises impose d'être rigoureux quant au respect des règles. J'entends par là que l'on ne peut pas modifier les régimes d'aides en vigueur, à moins de le faire en accord avec la Commission européenne. Il faut également rester dans le cadre imposé par le respect du principe de libre circulation au sein de l'Union européenne : ce principe contraint la lutte contre les délocalisations, même si celle-ci n'est pas absente des textes européens, notamment de la réglementation des fonds européens. Il faut enfin respecter les droits des entreprises, les garanties procédurales et les règles de sécurité juridique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour votre propos introductif. Vous êtes la première personne que nous auditionnons. Votre intervention nous permet de dresser le cadre général de nos travaux, avant d'entrer progressivement dans le vif du sujet.

Si je comprends bien, il existe dans le droit - droit français comme droit européen - une volonté de contrôler les aides publiques, avec un cadre plus « dur » dans le second cas que dans le premier. Mais il y a l'intention et il y a l'effectivité. Or, je l'ai bien noté dans vos propos, tout est un peu plus flou quand on en vient à l'effectivité...

Vous indiquez par exemple que les mécanismes existent, mais que des complexités apparaissent dès lors que l'on parle des moyens et de la manière d'évaluer. Il en va de même pour le pouvoir de sanction : il y a eu l'adoption de la loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle - la loi Florange - ; à ma connaissance, peu de grandes entreprises ont été concernées.

Au moment où les allègements fiscaux, les allègements de cotisations sociales sont nombreux, un exemple illustre bien le décalage entre intention et réalité : celui du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Alors que M. Pierre Gattaz promettait en son temps 1 million d'emplois, France Stratégie n'en a dénombré que 100 000 emplois.

Comment trouver le mécanisme qui rende l'intention effective ?

Il semble également que l'on ne soit jamais allé, en France, jusqu'à réclamer le remboursement d'argent public versé, au motif que les conditions imposées n'avaient pas été respectées.

J'ai bien noté vos propositions pour améliorer le système. À mon sens, il y a deux manques. D'abord, il manque une définition. Pourquoi un tel flou juridique en matière de définition des aides publiques ? Ensuite, il manque de la transparence. Pourrait-on se mettre d'accord, évidemment dans le respect du droit des affaires et du droit des entreprises, pour qu'un minimum d'information soit exigé dès lors qu'une entreprise perçoit de l'argent public ? Seriez-vous favorable à un mécanisme de transparence, qui poserait ensuite la question d'une meilleure évaluation et, potentiellement, d'un pouvoir de sanction ?

Enfin, vous avez raison de penser que tout cela n'est pas qu'une affaire juridique. Le choix de ne pas contraindre, comme vous l'avez démontré dans votre conclusion, a été un choix politique.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - En matière d'effectivité, vous soulevez deux problèmes distincts.

Le premier problème est celui de l'effectivité des règles. Je ne prétends pas que toutes les infractions sont décelées au niveau européen, mais les contentieux pour non-respect des règles sont nombreux, avec, à la clé, des récupérations d'aides demandées par la Commission européenne, l'État concerné risquant un recours en manquement s'il ne le fait pas. Je vous signale d'ailleurs que, dans le cas des aides d'État, des intérêts sont prévus, ce qui ne pousse pas l'État à la célérité : plus il traîne, plus il récupère de l'argent !

Le second problème est celui de l'efficacité des aides. On peut en effet penser que celle-ci est insuffisamment évaluée et qu'avec plus d'évaluation, il serait mis fin à certaines aides.

Vous avez évoqué la loi Florange, dont l'un des volets - l'obligation de trouver un repreneur si l'on envisage de procéder à des licenciements économiques - a été censuré par le Conseil constitutionnel, le pouvoir de contrôle du juge en la matière ayant été jugé trop contraignant. Mais nous parlons là de contraintes sur les règles de licenciement, pas vraiment d'aides publiques.

Par ailleurs, il n'y a certes pas de définition générale de l'aide publique, mais c'est une notion fonctionnelle, variant suivant les textes. Je ne pense pas que cela crée une difficulté majeure sur le plan juridique ou technique.

Il est souhaitable que la transparence soit améliorée. Observons qu'elle l'a été : depuis 2015, en contrepartie du nombre important d'aides exemptées, l'Union européenne a obligé les États à recenser tous les dispositifs d'aide en vigueur. Il existe donc un registre recensant ces régimes au niveau français, ainsi que toutes les aides individuelles de plus de 500 000 euros. Cela donne déjà une première vision d'ensemble.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour qu'il n'y ait pas de confusion, quand je parle d'effectivité des contrôles et de pouvoir de sanction, j'évoque le cadre strictement national. Prenons le crédit d'impôt recherche (CIR) : il n'y a pas besoin d'un déroulé très long pour mettre, en face des millions d'euros versés au groupe Sanofi, les milliers d'emplois détruits dans la recherche et l'incapacité à sortir un vaccin pendant la crise du covid. Qu'en est-il, par exemple, de l'efficacité d'un tel dispositif ?

Nous entamons la commission d'enquête, mais ce que j'ai constaté jusqu'à présent, c'est un nombre réduit de contrôles pour une efficience faible et une absence totale de sanctions. Je réitère donc ma question, ces points éclaircis.

J'insiste également sur la transparence. À l'heure actuelle, nous sommes incapables d'identifier les entreprises bénéficiant du CIR, et pour quel montant.

Mme Anémone Cartier-Bresson. -Y avait-il obligation, dans le cadre du CIR, de maintenir des emplois ? Était-ce une conditionnalité ? Le problème que vous soulevez sur le CIR résulte non d'un contrôle insuffisant, mais de conditionnalités trop restreintes.

Il est évidemment problématique que l'on ne connaisse pas les bénéficiaires ou les montants que ceux-ci ont perçus. Ce serait d'autant plus problématique si le régime d'aide concerné impliquait une possible récupération des fonds à la demande de la Commission européenne.

M. Michel Masset. - Cette première audition donne le la et confirme la nécessité de nos travaux. Je trouve en effet vos propos préoccupants, et j'en retiens trois mots : efficacité, transparence et choix politique.

Ai-je bien compris quand je dis que les contrôles sont moindres en France que dans d'autres pays européens ? Si oui, comment les contrôles se font-ils ailleurs ?

Qui contrôle les contrôleurs ? Ceux-ci rendent-ils compte de manière régulière de leurs travaux, et sous quelle forme ?

Pourquoi le versement d'une aide à un groupe n'entraîne-t-il pas la mise en place d'un suivi régulier et étalé dans le temps ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je m'interroge sur un régime d'aide spécifique outre-mer dont bénéficient certains grands groupes intégrés, qui opèrent uniquement dans ces territoires. Pouvez-vous me donner des précisions juridiques sur l'aide au fret qui, dans ces cas particuliers, est couplée à une aide européenne ? Dans le cadre de la lutte contre la vie chère en outre-mer, certains proposent que l'aide au fret soit affectée à des sociétés de distribution. Qu'en pensez-vous ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Sur l'évaluation et le contrôle, il y a des trous dans la raquette, mais c'est plus une question de moyens et d'organisation qu'une question juridique.

Il y a tout de même des obligations en ce qui concerne les fonds européens. Si la Commission se rend compte que nous ne contrôlons pas bien l'utilisation de ces aides, elle peut exiger qu'une partie des fonds soit rendue par l'État.

Quand on sort du cadre européen, en revanche, l'obligation n'est plus là. Je pourrais vous donner de nombreux exemples où les contrôles ont été insuffisants.

En ce qui concerne les outre-mer, je ne connais pas dans le détail le régime de l'aide au fret. Je sais simplement que ces régions sont considérées dans le droit de l'Union européenne comme des régions ultrapériphériques (RUP) et qu'à ce titre elles peuvent bénéficier d'aides plus importantes. J'imagine qu'il doit y avoir des fondements juridiques adaptés pour prendre en compte les enjeux de la vie chère à travers les aides d'État à finalité régionale.

Mme Laurence Harribey. - J'aimerais revenir sur l'articulation entre le droit européen et le droit national. Vous avez évoqué un problème de conditionnalité, mais les entreprises peuvent se retrouver face à des injonctions contradictoires. Ainsi, le droit européen permettra l'octroi d'aides publiques dès lors que celles-ci visent des objectifs identifiés comme fondamentaux, par exemple la recherche et l'innovation. Mais si nous subordonnons nos aides en la matière à des critères d'emploi, alors nous tombons dans les aides aux entreprises en difficulté, qui sont interdites par l'Union européenne.

Par ailleurs, je m'interroge sur le phénomène des « chasseurs de primes ». Comment peut-on prendre en compte le lien entre les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ? Les ETI bénéficient d'aides et de subventions pour la recherche, par exemple dans le domaine pharmaceutique. Mais comme les grandes entreprises assurent toute la chaîne de commercialisation, ce sont elles qui, in fine, bénéficient de l'aide à l'innovation sans avoir aucun compte à rendre.

Enfin, peut-on parler de contrôle d'aides d'État sans parler de droit de la concurrence européenne ? Celui-ci a été pensé pour assurer une libre concurrence à l'intérieur de l'Europe, mais on se rend compte qu'il pénalise les entreprises européennes face à leurs concurrentes internationales. Ce droit de la concurrence vient en quelque sorte percuter le système des aides d'État. Une évolution est-elle envisagée ?

M. Daniel Fargeot. - Je vais m'efforcer de synthétiser les différentes questions que je souhaite vous poser.

Existe-t-il, selon vous, des zones grises dans lesquelles certaines aides pourraient ne pas être clairement qualifiées, donc identifiées, échappant ainsi à tout encadrement juridique ? Les exigences actuelles en matière de conditionnalité sont-elles suffisantes pour garantir un usage efficace des fonds publics ? Dispose-t-on d'une évaluation suffisante de l'efficacité des aides publiques en France ? Quels sont les principaux indicateurs utilisés ? Quelles recommandations formuleriez-vous pour améliorer la gestion et le contrôle des aides publiques aux entreprises ? Au-delà des contrôles, existe-t-il des obligations pour les bénéficiaires à mettre en oeuvre en matière de résultats à l'issue de la perception des aides publiques ? Enfin, face aux enjeux de souveraineté économique et de soutien aux industries stratégiques, comment le droit des aides publiques pourrait-il évoluer pour concilier régulation et efficacité du soutien public ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - La présentation du droit des aides d'État comme étant uniquement guidé par une logique concurrentielle est un peu datée. La Commission européenne a beaucoup évolué à cet égard, notamment pour prendre en compte la problématique du maintien de l'emploi. Le droit de la concurrence ne s'y oppose pas forcément. C'est une question de négociation au cas par cas avec la Commission, qui contrôle la cohérence du projet.

Le droit de la concurrence est-il inadapté aux enjeux mondiaux actuels ? Je ne m'appesantirai pas sur le droit européen des concentrations, que l'on accuse d'empêcher la constitution de champions européens, car c'est un autre problème. Pour les aides d'État, les entreprises européennes subissent en effet des contraintes plus fortes que celles des États tiers. Il y a une vraie dissymétrie et l'Europe a longtemps fait preuve de naïveté à cet égard. Mais elle s'est un peu réveillée, notamment face à l'Inflation Reduction Act américain.

Actuellement, la bataille fait rage dans la transition écologique, avec des entreprises massivement subventionnées en Chine ou aux États-Unis. L'Europe essaie de s'adapter avec des règlements d'exemption, qui allègent les procédures grâce à des dispenses de notification. C'est une bonne chose que l'Europe se fixe un cadre ordonné pour qu'il n'y ait pas de course aux subventions.

Un règlement sur les subventions étrangères est également entré en vigueur en 2023. Il permet d'opérer un contrôle sur les entreprises extérieures à l'Union qui viennent investir en France. Si elles ont reçu des subventions dépassant certains seuils, l'État peut les empêcher de candidater à des marchés publics ou leur imposer des conditions supplémentaires.

Mais tout cela n'est pas suffisant. Cela s'apparente même à du bricolage, avec des régimes d'exception dérogatoires mis en place pour faire face à des crises comme le covid ou la guerre en Ukraine. In fine, ces régimes se superposent au droit commun, ce qui affecte la lisibilité d'ensemble du système.

Enfin, j'ai été interrogée sur les zones grises. Il est facile dans le cas d'un prêt de faire des comparaisons par rapport au taux du marché, mais devant un droit exclusif accordé à une entreprise, c'est plus compliqué. J'ai en tête l'exemple de la Française des jeux : dans quelle mesure le droit exclusif qui lui est accordé peut-il être assimilé à une aide d'État ?

Enfin, je le répète, l'efficacité de la conditionnalité dépend des moyens pour assurer les contrôles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On a du mal à comprendre : a-t-on un problème de moyens pour contrôler ou de critères de conditionnalité ?

M. Daniel Fargeot. - C'est lié !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a un problème qui nous est collectivement posé. L'État distribue entre 200 milliards et 250 milliards d'euros aux entreprises à travers quelque 2 200 dispositifs d'aide, sans trop de conditions, et nous ne voyons pas bien quel peut être le résultat. L'évaluation de me semble pas être au rendez-vous.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Y a-t-il des obligations à l'issue de la perception de l'aide ? Cela peut arriver. Par exemple, avec les aides des régions aux entreprises en difficulté, il peut y avoir des clauses de retour à meilleure fortune.

M. Daniel Fargeot. - On peut s'interroger sur l'opportunité de généraliser un tel système, par exemple avec les retombées publiques des aides à la recherche.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est très compliqué de généraliser.

M. Daniel Fargeot. - Comment le droit des aides publiques pourrait-il évoluer pour concilier régulation et efficacité du soutien public ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Comme je l'indiquais, il faut intervenir à plusieurs niveaux : dans la définition des conditionnalités ; dans le contrôle de la mise en oeuvre, par exemple à travers des contrôles échelonnés avec des points d'étape ; dans l'effectivité des sanctions.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Dès cette première audition, vous nous confortez dans notre choix d'avoir installé cette commission d'enquête. La France peut être exemplaire en Europe dans quelques domaines, mais visiblement pas dans celui des aides publiques. C'est un premier constat.

Vous avez parlé de cas de sanctions où l'entreprise devait rembourser l'argent perçu. Quel est le taux de récupération des aides indues ?

Mme Solanges Nadille. - En tant que sénatrice de la Guadeloupe, je souhaiterais vous interroger sur les aides publiques attribuées au secteur de la canne à sucre. Comment ce modèle économique pourrait-il être remis en cause, sachant que les aides à outrance débouchent sur des résultats très insuffisants ? Par ailleurs, comment et par qui les contrôles sont-ils effectués dans les outre-mer ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Un rapport de la Cour des comptes a en effet mis en avant le manque d'exigence de la France en ce qui concerne les aides versées pendant la crise du covid.

Je n'ai pas de statistiques concernant le taux de récupération des aides indues, mais il serait intéressant d'en disposer. En tant que juriste, je connais les règles et je m'autorise à dire qu'elles sont plus ou moins sévères. Pour ce qui concerne les aides d'État, il n'y a pas d'exception, il faut récupérer l'argent, même si l'entreprise est liquidée ou qu'elle est de bonne foi. L'approche sur les aides issues des fonds européens est plus équilibrée, en ce qu'elle prend en compte la gravité de l'infraction et l'éventuelle bonne foi de l'entreprise.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Des garanties sont-elles demandées avant l'attribution des aides ? C'est bien beau de vouloir récupérer l'argent dans une entreprise en phase de liquidation, mais s'il ne reste plus d'argent...

Mme Anémone Cartier-Bresson. - À ma connaissance, l'État ne demande pas de garanties. Si l'entreprise en est à ce stade, de toute façon, il faut considérer que les pouvoirs publics ont commis une faute en attribuant l'aide.

M. Daniel Fargeot. - Avec les prêts garantis par l'État (PGE), le banquier ne prenait le risque que sur 10 % du montant, le reste étant à la charge de l'État en cas de défaillance. Il y a donc bien des mécanismes à envisager. De manière générale, je pense que nous devons distinguer aide publique, qui peut être un prêt avec prise de garantie, et subvention. Ce sont pour moi deux choses différentes.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - La Cour des comptes a noté que d'autres États avaient été plus exigeants pendant la crise du covid. En temps normal, des conditions tenant à la situation financière de l'entreprise sont prises en compte avant que les prêts ne soient autorisés.

J'avoue ne pas connaître les régimes d'aide à la filière de la canne à sucre. Ne relèvent-elles pas de la politique agricole commune (PAC) ?

Mme Solanges Nadille. - Non.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est sans doute une bonne illustration de nos manques en matière d'évaluation.

Mme Solanges Nadille. - Nous demandons une aide à la diversification des cultures qui n'est pas accordée, car l'État tient à rester sur la banane et la canne. Or ce sont des cultures qui sont presque moribondes. Il faut les aider, mais pas à outrance, et revoir le modèle d'aides dans son ensemble.

M. Olivier Rietmann, président. - La PAC n'aide les agriculteurs qu'en cas de rotation multiple, et pas en cas de monoculture ou de double culture. C'est donc l'État qui compense en l'occurrence.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Je suis d'accord avec mon collègue Fargeot, il faut bien distinguer aide publique et subvention.

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Quand il y a un prêt, c'est la différence entre le taux accordé et celui du marché qui constitue l'aide. Il y a également les délais éventuellement laissés par l'État pour rembourser. C'est vrai, il arrive souvent que les prêts ne soient pas remboursés. Peut-être faudrait-il imaginer un système de garanties.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Lorsqu'une entreprise se fait aider, par exemple dans un processus de décarbonation, et qu'elle s'arrête au milieu du gué, que peut faire l'État ? A-t-il des moyens de contrainte ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - C'est à l'organisme gestionnaire du fonds de s'assurer que l'argent est bien utilisé, y compris sur dénonciation de concurrents.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure, êtes-vous en mesure de nous donner un montant global précis des aides allouées aux entreprises françaises, sachant que nous disposons d'une fourchette assez large de 180 milliards à 250 milliards d'euros ? Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins et comment l'Union européenne se situe-t-elle par rapport au reste du monde - je pense notamment aux États-Unis ou à la Chine ?

Enfin, plus généralement, qu'adviendrait-il si nous cessions d'aider les entreprises, hors crise j'entends ? Beaucoup de chefs d'entreprise nous disent qu'ils n'auraient pas besoin d'aides s'ils ne supportaient pas toutes ces contraintes, charges et taxes. Est-on schizophrène sur le sujet ? Finalement, ne pourrait-on dire que ce système coûte par lui-même ? On paye pour récupérer l'argent, on paye pour le redistribuer, on paye pour contrôler,... On pourrait laisser les entreprises tranquilles en leur disant : à vous de jouer !

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Je dirai que la somme se situe au milieu de la fourchette que vous venez de donner, mais je n'ai pas de chiffre précis. Cela montre bien, encore une fois, que nous avons un problème d'évaluation.

Faut-il arrêter les aides publiques ? C'est une question politique. Pour ce que j'ai pu observer en tant que juriste, je juge ce levier intéressant car il permet d'avoir des politiques publiques coordonnées avec les autres États membres, par exemple sur les infrastructures de télécommunications à haut débit, sur l'environnement ou sur la transition énergétique.

Je pense aussi que nous n'avons pas été assez exigeants. La question du volume de ces aides se pose, au moment où les hôpitaux et les universités manquent cruellement d'argent. Il y a des arbitrages à faire, mais c'est une question politique qui relève de vous.

Sommes-nous plus aidés qu'ailleurs ? Certains pays dans le monde subventionnent massivement leurs industries, sans contrainte aucune. Chez nos partenaires européens également, d'importants investissements d'avenir sont aidés par la puissance publique. Il n'y a pas lieu de le regretter si l'utilisation de cet argent est correctement contrôlée et évaluée - car il faut aussi garder à l'esprit que certaines aides peuvent avoir des effets pervers pour l'environnement quand elles bloquent la diversification d'un secteur. Il faut vraiment mettre l'accent sur l'évaluation, mais la question n'est pas de mon ressort de juriste.

M. Olivier Rietmann, président. - Une subvention ne crée-t-elle pas automatiquement un effet d'aubaine ?

Mme Anémone Cartier-Bresson. - Il faut faire montre de plus d'exigence avec certaines aides. C'est le cas avec l'argent que l'on ne récupère pas, comme les réductions d'impôt ou les subventions. Jusqu'à présent, l'Europe n'intervenait qu'avec des prêts. Depuis la crise du covid, elle s'est mise à distribuer des subventions, ce qui la pousse à être plus exigeante.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Louis Gallois,
coprésident de La Fabrique de l'industrie

(jeudi 6 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Louis Gallois, coprésident de La Fabrique de l'industrie.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur Gallois, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Louis Gallois, coprésident de La Fabrique de l'industrie. - Je n'ai pas de liens, puisque je suis à la retraite, mais j'en ai eu beaucoup au cours de ma vie administrative et de chef d'entreprise. J'ai en effet présidé quatre grandes sociétés - et ai été désigné président du conseil de surveillance d'une cinquième -, qui avaient toutes des relations avec l'État. Je ne suis plus opérationnel depuis 2021 s'agissant de PSA, et depuis 2012 pour EADS - Airbus.

M. Olivier Rietmann, président. - Soulignons que vous êtes coprésident de La Fabrique de l'industrie.

M. Louis Gallois. - À ce titre, je ne reçois malheureusement pas beaucoup de subventions...

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Louis Gallois prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui compte tenu de votre riche expérience professionnelle, dont je présenterai un rapide aperçu. Vous avez notamment exercé des fonctions en administration centrale, puisque vous avez été directeur général de l'industrie au ministère de la recherche et de l'industrie entre 1982 et 1986, avant de diriger plusieurs entreprises emblématiques comme la Snecma en 1989, Aérospatiale en 1992 et la SNCF en 1996. De 2007 à 2012, vous avez été président du comité exécutif d'EADS.

En l'absence de définition juridique en droit interne, quel devrait être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises aujourd'hui ? Leur lisibilité est-elle assurée ? Sont-elles bien ciblées ?

Au cours de votre carrière, avez-vous identifié des aides publiques qui ont eu un rôle déterminant dans les projets des entreprises que vous avez dirigées ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de quinze minutes. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Louis Gallois. - Merci de m'accueillir au sein de votre commission d'enquête sur un sujet que j'ai fréquenté à partir de 1982 - il y a bien longtemps ! -, et ce jusqu'en 2021, date à laquelle l'État a apporté une aide significative à PSA pour la construction d'une usine de batteries dont je parlerai tout à l'heure.

Vous m'avez interrogé sur le périmètre des aides publiques.

Je me suis plongé dans la littérature et j'ai vu un nombre considérable de définitions différentes : celle de l'inspection générale des finances (IGF) devrait faire foi ; elle diffère de celle de France Stratégie, qui définit quatre périmètres, dont le premier est à 139 milliards d'euros et le quatrième à 223 milliards d'euros. L'IGF évalue à 88 milliards d'euros le montant des aides versées par l'État et la sécurité sociale, en excluant celles des collectivités territoriales et, je pense, de l'Union européenne.

Cette définition de périmètre variable n'empêche pas de juger les aides publiques et n'oblitère pas le débat à leur sujet, lequel peut être de deux natures.

En premier lieu, il s'agit de savoir si ces aides sont trop importantes sur le plan macroéconomique. En France, elles sont élevées, car - comme on le dit habituellement - elles compensent des prélèvements également élevés. D'ailleurs, Rexecode, think tank concurrent du mien - nous avons des relations amicales -, a réalisé une étude sur le prélèvement net, déduit de toutes les aides reçues par l'entreprise. C'est celui qui règle le problème des baisses des impôts de production ou des allégements de charges sociales, dont on ne sait s'il faut les intégrer ou non dans les aides.

Les chiffres de Rexecode mériteraient d'être validés par l'IGF ou par la Cour des comptes, car ce sont des indicateurs intéressants. Je vous les donne à titre d'information, sans les avoir validés moi-même : pour le prélèvement net, le record revient à la Suède - 13,8 % du PIB -, devant la France - 10 % -, l'Espagne - 8,5 % -, l'Italie - 8 % - et l'Allemagne - 7%. Encore une fois, et même si ce think tank est sérieux, une évaluation faite par l'État serait la bienvenue.

En second lieu, d'aucuns affirment que, si les prélèvements sont importants, c'est parce que les aides le sont aussi - même si le solde est celui que je vous ai indiqué. Cette situation présente des avantages et des inconvénients. L'un des avantages est que cela permet des politiques publiques, car à travers les aides, l'État peut orienter vers des technologies nouvelles ou soutenir des secteurs en difficulté. Un effet négatif est que les entreprises sont conduites à des stratégies d'évitement des prélèvements. Par ailleurs, même si les grandes entreprises sont loin d'en être les principales victimes, ce système aboutit à un fonctionnement bureaucratique concernant la préparation des dossiers d'aides, qui sont de plus en plus épais en fonction du montant et du niveau compétent : régional, national ou européen.

Les aides sont-elles trop importantes ? Ce jugement dépend de chacun, mais le prélèvement net en France est tout de même très significatif. Cela dit, on ne peut faire la critique du seul volume des aides sans regarder du côté des prélèvements.

La lisibilité des aides est, quant à elle, médiocre. Ont été recensés 2 000 dispositifs d'aides en France : 600 au niveau national, les autres étant situés à l'échelon régional - chaque région ayant son fonctionnement propre. Là aussi, les grandes entreprises sont avantagées, car elles disposent d'équipes qui leur permettent d'identifier ces aides. Les PME sont perdues, à moins que leur cible ne soit très précise. Les entreprises de taille intermédiaire (ETI) y accèdent, mais cela représente pour elles une lourde charge. On ne peut se satisfaire d'un tel système, qui pâtit de l'extrême variété des aides.

À titre d'exemple, je citerai le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), qui est issu de l'un de mes rapports sur la compétitivité. J'avais proposé un autre dispositif, à savoir un allégement de charges sociales, qui a d'ailleurs eu la préférence par la suite. En effet, les deux objectifs du CICE, la compétitivité et l'emploi, ne sont pas toujours complètement convergents. Afin que l'allégement soit clairement orienté vers la compétitivité, j'avais proposé qu'il atteigne 3,5 fois le Smic.

Cette solution présentait deux avantages. D'une part, elle permettait de toucher l'industrie, qui compte un faible nombre de salariés au Smic, dont les missions ont en grande partie été externalisées. D'autre part, c'est sur les tranches supérieures - entre 3 et 4 fois le Smic - que le désavantage compétitif de la France était le plus fort. Ailleurs, notamment en Allemagne, un plafonnement des charges sociales intervient. Chez Airbus, et cela se vérifiait dans d'autres entreprises, un cadre qui gagnait 4 fois le Smic coûtait 30 % plus cher en France qu'outre-Rhin. La démarche ne ciblait pas la création d'emplois, qui ne soulevait pas de problème en l'espèce.

La clarté des objectifs et leur simplicité sont essentielles pour que le système soit efficace ; je n'évoquerai pas à ce stade la conditionnalité des aides, puisque nous en reparlerons.

Ai-je identifié des aides publiques qui ont eu un rôle déterminant ? Oui, j'en ai relevé plusieurs, qui constituent non pas des aides stricto sensu, mais des systèmes de soutien. Par exemple, Airbus ne peut lancer un avion sans avance remboursable de l'État. Le paiement de la dette, auquel s'ajoute le montant des intérêts, s'effectue en fonction des ventes. Ce soutien n'est d'ailleurs pas considéré comme une aide, contrairement à ce que pensaient les Américains. Nous nous sommes donc battus à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pendant douze ans contre leurs attaques. L'adoption, par le conseil d'administration d'EADS, du programme de lancement de l'A 350, fixé à 15 milliards d'euros environ, n'aurait pas été possible sans les avances remboursables des États français et allemand.

Quant à l'usine de batteries - j'ai horreur du terme gigafactory - créée par TotalEnergies, PSA et Mercedes dans le nord de la France, celle-ci a perçu une aide significative, de l'ordre de 20 % du montant de l'investissement, approuvée à Bruxelles dans le cadre d'un projet d'intérêt européen commun (IPCEI). Aux États-Unis, la subvention est de 40 %. Je suppose que Verkor, qui construit son usine de batteries à Dunkerque, bénéficie du même traitement.

Le crédit d'impôt recherche (CIR) prête plus à débat. J'en suis un très ferme défenseur, peut-être par attachement historique, car il a été créé lorsque j'étais directeur de cabinet du ministre de la recherche et de la technologie. On dit qu'Airbus ne fait pas plus de recherche grâce à lui. C'est exact, mais celle-ci a lieu en France. Si l'essentiel du bureau d'études du groupe est encore dans l'Hexagone, et non en Allemagne, c'est parce que les conditions y sont plus compétitives en termes de coûts - nos ingénieurs gagnent 3 à 4 fois le Smic. Le CIR joue un rôle décisif à cet égard, même si le lancement d'un avion n'en dépendra peut-être pas. Il a un effet beaucoup plus stimulant, eu égard au volume de recherche, sur l'ensemble du tissu industriel. Nous avons analysé la situation au cas par cas en Europe, et nous avons constaté que les entreprises suédoises sont les seules à faire plus de recherche que les entreprises françaises. Le volume n'est pas considérable, car il est lié au niveau de l'industrie française, dont la base atteint un petit 10 %, pour ne pas dire 9,5 % du produit intérieur brut (PIB), étant rappelé que peu de secteurs industriels supportent dans notre pays un important effort de recherche.

Il n'y a donc qu'en Suède qu'il y a plus de recherche qu'en France et le CIR n'y est pas pour rien. Cette analyse n'a jamais été faite, ce qui est regrettable.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour ces propos introductifs. Je suis d'accord avec vous sur ce point : il nous faut considérer le delta entre ce qui est demandé aux entreprises - qui ne constitue pas des charges mais des cotisations sociales - et les aides versées aux entreprises, pour obtenir le net. J'ai noté que le prélèvement net, en France, est un peu plus élevé qu'en Italie et en Allemagne. Cependant, il faut prendre en compte le modèle social. Nous pouvons être fiers du nôtre qui, malgré des difficultés, permet à chacun d'évoluer dans la vie. J'en viens à mes questions.

Êtes-vous opposé ou favorable à la présence systématique de contreparties aux aides publiques versées aux grandes entreprises ?

Le suivi, le contrôle et l'évaluation de ces aides vous semblent-ils satisfaisants ? Sur cette question et celle de potentielles sanctions, pourriez-vous donner des exemples ?

Cette commission d'enquête a été créée dans un climat social particulier, puisque l'on recense 300 000 emplois menacés et 300 plans de licenciement. Êtes-vous favorable au versement d'argent public à des entreprises qui à la fois licencient et versent des dividendes ?

M. Louis Gallois. - Je suis attaché à notre modèle social, mais il n'y a pas de miracle : quelqu'un doit le payer. Qui ? Le contribuable ? Les entreprises ? Quel équilibre trouver ? Le compromis de 1945, qui reposait sur une faible capacité contributive des contribuables et déportait sur les entreprises une partie de la prise en charge du modèle, doit être interrogé. Pour certains éléments, comme le chômage ou les retraites, les choses sont claires et les entreprises doivent être mises à contribution. Cependant, c'est moins net pour la maladie et moins encore pour les allocations familiales. Il doit y avoir un lien avec les entreprises. Je ne propose pas de baisser les prélèvements obligatoires, mais il faut savoir à quoi on les utilise. Globalement, les marges des entreprises en France sont plutôt inférieures à celles des autres pays européens, ce qui se répercute sur leur niveau d'investissement. Il faut donc se poser la question de savoir qui paye. En Allemagne, le plafonnement des charges sociales est compensé par une plus grande prise en charge par les contribuables. Je ne dis pas que c'est la bonne façon de faire, mais ce débat doit avoir lieu.

Il faut également s'interroger sur le coût de l'énergie. En Allemagne, où la politique énergétique n'a pas connu un grand succès en raison de ce qui se passe en Ukraine, le prix de l'énergie est globalement élevé. Le pays a choisi de faire payer l'électricité plus cher par les particuliers que par les entreprises. Il faut avoir le débat et se poser la question : qui paye ?

Encore une fois, je suis aussi attaché que vous à notre modèle social. Il s'agit de l'une des richesses de l'Europe, de la France en particulier.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre modèle social est hérité d'un compromis entre capital et travail. Je suis d'accord : on ne peut pas tout asseoir sur le travail. Cependant, aujourd'hui, il n'y a pas de justice face à l'impôt. Nous organiserons une autre commission sur le modèle social !

M. Louis Gallois. - En ce qui concerne les contreparties, les aides ont des objectifs. Je prendrai le cas d'un fabricant de pneus, qui produit pour des véhicules utilitaires. Face à lui, des produits d'importation chinoise sont vendus 30 % moins cher à leur arrivée au port du Havre. Le fabricant ne peut pas s'aligner, prend donc des décisions qui ne sont pas agréables à prendre, le fait de la manière la plus acceptable possible et, dans le même temps, verse des dividendes. S'il le fait avec modération, cela ne me semble pas scandaleux, car ce fabricant doit pouvoir investir et faire appel au marché des capitaux ; le système capitaliste fonctionne ainsi. En revanche, je suis très réservé sur les rachats d'actions, qui constituent une perversion du système. Ce fabricant de pneus a dû bénéficier du CIR et peut-être aussi de subventions régionales pour développer un nouveau centre de recherche. C'est une affaire compliquée que celle des contreparties.

En tout cas, les choses doivent être claires dès le départ. La nécessité de donner des contreparties ne doit pas tomber sur les entreprises une fois que les affaires sont engagées. Les conditions doivent être fixées quand l'entreprise demande l'aide et la reçoit, et on ne doit pas revenir dessus. Qu'il s'agisse de conditions d'emploi - ce que je ne recommande pas - ou de conditions liées à la fermeture de sites, elles doivent être prévues. Je suis en faveur de choses simples ; il faut éviter les usines à gaz que personne ne peut gérer. Il faut aussi tenir compte du fait qu'une entreprise reçoit des aides pendant quatre ou cinq ans et que, pendant ce temps, elle mène son existence, qui peut la conduire à vivre des hauts et des bas.

Certes, certaines entreprises abusent de ces aides. Je ne citerai pas d'exemples, mais j'en ai à l'esprit. Dans ce cas, il faut des sanctions. Je ne connais pas d'entreprises qui aient été sanctionnées, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en ait pas eu. J'ai des exemples d'entreprises pour lesquelles les aides ont cessé d'être versées parce que l'investissement ne se faisait pas.

Par ailleurs, les aides comportent une part de prise de risque, surtout quand il s'agit de petites entreprises. J'appartiens au conseil de surveillance d'une start-up qui a reçu des aides, mais on ignore si elle va prospérer.

Les conditions et contreparties doivent être simples et ne pas empêcher les entreprises de vivre. Elles doivent être prévues dès l'origine. Enfin, il faut établir des indicateurs transparents, qui puissent être vérifiés par tous ; le travail d'évaluation ne doit pas reposer sur des sentiments.

J'en viens au contrôle. Il est faible, car on ne peut pas contrôler 2 000 dispositifs d'aide, qui sont attribués à des dizaines de milliers d'entreprises, grandes ou petites. L'appareil administratif n'y suffit pas. Il faut donc s'accorder sur des choses très simples à contrôler, qui soient claires, précises et chiffrées.

M. Olivier Rietmann, président. - Je retiens le fait que les conditions doivent être simples et établies dès le départ, et que le contrôle doit être basé sur ces conditions. Ainsi, quand on subventionne une société pour faire de la recherche, il faut que la recherche soit faite, mais on ne doit pas la titiller sur le fait qu'elle distribue des dividendes, qu'elle délocalise ou licencie...

M. Louis Gallois. - ...si elle délocalise sa recherche, cela pose un petit problème. Il existe des cas de telles délocalisations qui ont accompagné le versement de CIR.

M. Olivier Rietmann, président. - Certes, disons dès l'instant où la recherche est menée en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons souvent des débats politiques, au cours desquels on annonce des conditions, et puis, dans la réalité, ces conditions restent floues ou absentes. Il est ensuite difficile d'évaluer, de contrôler et de sanctionner.

Je prendrai l'exemple du CICE, dont vous êtes le père. Je me souviens du débat d'alors et de l'engagement formulé par Pierre Gattaz de créer 1 million d'emplois. Dans le dernier rapport de France Stratégie, on lit : « Les résultats restent conformes aux conclusions des années précédentes : un fort effet emploi est trouvé chez le quart des entreprises les plus bénéficiaires du CICE, qui ne représentent qu'un huitième des effectifs, mais rien de significatif chez les autres. L'effet total reste estimé à 100 000 emplois environ, ce qui est faible, rapporté au coût du CICE - de l'ordre de 18 milliards d'euros en 2016 ». Nous avons donc subventionné un emploi pour 180 000 euros ! Comment éviter une telle situation ? Comment mettre en adéquation les déclarations politiques et les dispositifs ?

M. Louis Gallois. - Je ne partage pas le jugement de France Stratégie, qui a examiné les résultats du CICE sous le seul angle de l'emploi. Or j'ai proposé ce dispositif sous le seul angle de la compétitivité ! D'ailleurs, il s'est traduit par la relance de l'investissement industriel. Si, jusqu'à mi-2024, nous avons réussi à arrêter la désindustrialisation du pays, si le nombre d'ouvertures d'usines a été plus important que celui des fermetures, si nous avons connu une légère reprise de l'emploi industriel en 2022 et en 2023, c'est parce que des mesures ont été prises ; le CICE a été la plus importante d'entre elles. Le dispositif a joué son rôle sur le plan de la compétitivité...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ...c'est impossible à évaluer, contrairement à l'emploi.

M. Louis Gallois. - Certes, c'est très difficile à quantifier. Cependant, les résultats en termes d'emplois le sont aussi. À titre d'exemple, le covid a eu un effet sur l'emploi entre la création de la mesure et aujourd'hui. Dire que le coût d'un emploi s'élève à 180 000 euros ne correspond pas à l'objectif du dispositif.

M. Jérôme Darras. - Dans votre rapport sur la compétitivité française, vous préconisiez de « créer un choc de compétitivité », qui devait passer par la mise en place du CICE puis par des allégements de charges. Avec le recul, quel regard portez-vous sur ce dispositif ? Quels moyens permettraient d'en améliorer l'efficacité ?

Dans le même rapport, vous préconisiez d'autres mesures ; lesquelles faudrait-il mettre en oeuvre aujourd'hui ? Vous proposiez notamment d'établir un « Small Business Act » ; quelles mesures précises permettraient de favoriser le développement et la compétitivité des petites entreprises ?

Mme Solanges Nadille. - J'évoquerai le problème de la vie chère qui touche nos territoires ultramarins. Un grand groupe vient de publier des bénéfices ahurissants pour 2023, alors qu'il profite d'aides publiques, versées au titre de la continuité territoriale. L'État était au courant, mais c'est sous la pression de la rue que ce groupe a rendu ses chiffres publics. De plus, le ministre d'État Manuel Valls vient de nommer au sein de son cabinet un ancien conseiller du ministère de l'outre-mer qui avait été, semble-t-il, contraint de démissionner sous la « pression » de certaines entreprises. Toute aide publique est conditionnée à des résultats, qui doivent pouvoir être contrôlés. Comment verser des aides publiques sans pouvoir en vérifier l'efficacité et l'efficience ?

M. Louis Gallois. - Monsieur Darras, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis 2012 et un rapport, ça vieillit. Je l'ai relu récemment : beaucoup de recommandations ont été suivies et d'autres mériteraient de l'être. Cependant, les échéances qui sont les nôtres aujourd'hui demandent que nous allions beaucoup plus loin. L'Europe tout entière - la France en particulier - va être prise dans un étau, entre le rouleau compresseur chinois et la pompe aspirante américaine. D'un côté, les surcapacités créées en Chine, largement à coup de subventions, préparent les produits chinois à l'exportation. D'un autre côté, une fiscalité des entreprises plus basse que chez nous, un coût de l'énergie trois à cinq fois moins important et des droits de douane qui risquent de favoriser la production locale font des États-Unis un site très attractif pour les entreprises. L'Europe est prise dans cet étau et connaît un retard massif en matière d'innovation, que le rapport Draghi a très bien mis en exergue.

Il faut donc aller bien au-delà de ce que je préconisais. Nous avons besoin de politiques publiques beaucoup plus ambitieuses, aux niveaux national et européen, sur les plans de l'innovation, des compétences et de l'énergie. Il s'agit des trois chantiers majeurs qui sont devant nous.

En ce qui concerne l'innovation, notre effort de recherche reste insuffisant. Nous y consacrons 2,2 % de notre PIB quand la Corée y dédie 4,5 %. Nous devons atteindre les 3 %. Aujourd'hui, la production d'innovations européennes est faible et ne porte pas sur les technologies de rupture les plus avancées.

Par ailleurs, nous avons en France un problème en matière de compétences, à tous les niveaux. Cette difficulté concerne l'enseignement général, celui des mathématiques, les lycées professionnels - par lesquels passent un tiers des enfants et qui doivent constituer une voie choisie et non subie -, mais aussi la formation continue, parce qu'il va falloir que le personnel actuel des entreprises se saisisse des nouvelles technologies.

Enfin, sur l'énergie, deux pays ont failli : l'Allemagne, qui a cru que l'énergie serait toujours bon marché en venant de Russie, et la France, qui n'a pas produit de politique énergétique cohérente dans les vingt dernières années.

J'en viens au Small Business Act. Pour développer le tissu des PME, il faut à la fois que ces dernières puissent trouver leur marché et qu'une dynamique territoriale existe. En France, des territoires connaissent une forte dynamique et d'autres non ; il est important de comprendre pourquoi, pour pouvoir dupliquer ce qui fonctionne là où c'est plus difficile. La responsabilité en la matière relève non pas uniquement de l'État mais aussi de l'énergie territoriale, qui émane des élus locaux, des chefs d'entreprises, des organisations syndicales, du milieu académique ou encore des écoles.

Madame Nadille, je comprends qu'on ne puisse pas accepter que la vie soit plus chère dans les outre-mer qu'en métropole. Je n'ai pas apprécié toutes les modalités de la lutte menée à cet égard, mais celle-ci est légitime dans son fondement. Nous avons collectivement le devoir de faire en sorte que la vie ne soit pas plus chère dans les territoires ultramarins, d'autant que ces derniers ne sont pas riches. Si des chefs d'entreprises en ont profité, cela mérite que l'on s'occupe d'eux. Je ne peux pas aller au-delà, car je ne connais pas suffisamment la situation.

Mme Solanges Nadille. - Je sais bien que la vie ne peut pas être la même dans les outre-mer et dans l'Hexagone, mais je dénonce la fuite de fonds publics. Nous avons besoin d'un contrôle de ces aides.

M. Louis Gallois. - S'il y a des abus, ils doivent être sanctionnés. Je n'ai pas parlé d'abus quand j'ai répondu plus tôt sur les conditions, mais de la possibilité de circonstances obligeant les entreprises à prendre des décisions désagréables.

M. Olivier Rietmann, président. - Si vous êtes favorable à des sanctions, pensez-vous qu'il faille « taper fort » ?

M. Louis Gallois. - En droit français, la sanction doit être proportionnée aux abus ou aux délits commis. Les sanctions doivent être suffisantes pour que les gens n'aient pas envie de recommencer mais rester proportionnées.

M. Daniel Fargeot. - Je vous rejoins sur votre vision du CICE et sur un point important : la convergence de la mobilisation locale et de l'action publique est l'une des clés de la réindustrialisation de notre pays. Elle suppose que les acteurs locaux se sentent en confiance et soutenus, d'où l'importance des aides publiques.

La variété des aides étant très grande, l'évaluation de leur nombre et de leur efficacité vous semble-t-elle suffisante ? Quels sont les principaux indicateurs utilisés ?

Je souhaiterais proposer un début de solution : les aides publiques versées aux entreprises pourraient être déduites de leurs résultats distribuables. Ainsi, elles ne pourraient pas être reversées sous forme de dividendes. Qu'en pensez-vous ?

Quelles recommandations formuler pour améliorer la gestion et le contrôle des aides publiques aux entreprises ? Au-delà des contrôles, pourrait-on prévoir des obligations à mettre en oeuvre pour les entreprises bénéficiaires d'aides portant sur leurs résultats ?

Enfin, le périmètre du CIR vous convient-il ? En effet, nombre d'entreprises étrangères en bénéficient et certaines créent même des entités en France pour le recevoir.

Mme Pascale Gruny. - En ce qui concerne le CICE, je vous rejoins sur la nécessaire simplicité des objectifs à définir. J'ai eu à mettre en place ce crédit d'impôt et c'était très compliqué, surtout quand il s'agit de maintenir les effectifs et non de les augmenter.

Je veux aussi évoquer les entreprises qui quittent nos territoires après avoir bénéficié des aides à un moment ou à un autre, ce qui provoque de la colère chez les salariés. Combien de temps les aides sont-elles acquises ? Par ailleurs, les délégués syndicaux tirent toujours la sonnette d'alarme trop tard auprès des élus et des préfectures. L'alerte doit être donnée dès il n'y a plus d'investissement pendant deux ou trois ans. Dans l'Aisne, une usine agroalimentaire est transférée en Pologne.

M. Olivier Rietmann, président. - À partir de quel moment considérera-t-on que le fait de recevoir des aides n'a rien à voir avec celui de verser des dividendes ? En effet, les objectifs ne sont pas les mêmes.

Pourriez-vous aussi rappeler la nécessité de définir des conditions d'octroi d'aide qui soient claires ? Évitera-t-on enfin de faire un rapport entre le versement d'aides et la délocalisation, quand cette dernière n'est pas mentionnée au départ ? On ne peut pas reprocher à l'entreprise de prendre certaines décisions si celles-ci ne sont pas liées aux conditions fixées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Malgré nos différences politiques, personne ici n'est opposé aux aides publiques aux entreprises. Cependant, on voit bien ce qui fait scandale, ici comme dans la société. Le fait qu'un constructeur de pneus touche des aides publiques, dégage du bénéfice, verse des dividendes et licencie la même année reste incompréhensible pour une majorité de gens, y compris pour moi. L'idée de Daniel Fargeot, consistant à garantir, à tout le moins, que l'argent public ne sert pas au versement de dividendes, est intéressante, c'est une piste à creuser.

M. Louis Gallois. - En ce qui concerne le soutien territorial, l'État a mis en place le dispositif Territoires d'industrie, qui peut aider. Cependant, ce n'est pas l'essentiel. Ce que demandent les entreprises, c'est du foncier pour s'installer, des écoles pour les enfants de leurs salariés, du logement et des transports ; elles demandent des services publics. Il faut inventer un nouvel aménagement du territoire. Il ne s'agit pas de demander aux entreprises de s'installer à tel endroit mais de mettre en place les conditions de leur développement, ce qui relève de la responsabilité de l'État et des collectivités publiques. Cela coûtera plus cher que d'aider les entreprises de façon individuelle, mais c'est bien plus important.

L'idée de déduire les aides des résultats distribuables ne me semble pas mauvaise. Cependant, il faut un examen plus approfondi de la question et je réserve mon jugement. Il faudrait notamment savoir sur combien d'exercices se fera l'amortissement...

M. Daniel Fargeot. - Certes, il faudra lisser.

M. Olivier Rietmann, président. - Dans votre réflexion, monsieur Gallois, il ne faudra pas oublier à quoi sert le versement de dividendes. Il s'agit d'aller chercher des investisseurs et donc de pouvoir se défaire, à un moment, de la nécessité de bénéficier d'aides publiques.

M. Louis Gallois. - Dans le système capitaliste, le dividende correspond à la rémunération de l'un des facteurs de production : le capital. Les personnes privées qui apportent de l'argent à l'entreprise en attendent une rémunération. Cette dernière doit à la fois répondre à l'immobilisation de l'argent et à la prise de risque, liée notamment à l'évolution du cours. Il faut verser des dividendes, mais la modération est nécessaire. Je suis contre les rachats d'actions car ils n'ont qu'un seul but : faire monter artificiellement la valeur de l'action, dont le nombre diminue alors que la valeur de l'entreprise reste la même. Aux États-Unis, j'ai vu comment ces opérations pouvaient être dévoyées, notamment lorsque ces rachats d'actions coïncident avec le moment où les dirigeants lèvent leurs stock-options. Il est vrai que, dans le partage entre le capital et le travail, le capital a pris une part plus importante lors des vingt dernières années.

Je ne suis pas mécontent si le CIR attire en France des centres de recherche étrangers. Ce dispositif peut constituer un élément d'attractivité. En revanche, il faut être vigilant pour que des chasseurs de primes n'en profitent pas.

Madame Gruny, certes, le CICE était plus compliqué à mettre en oeuvre que les allégements de charges. Cependant, lorsque nous sommes passés du CICE aux allégements, les entreprises ont perdu 6 milliards d'euros.

En ce qui concerne les entreprises qui quittent le territoire alors qu'elles ont reçu des aides, il n'y a pas de règle absolue. Dans le cas d'une délocalisation brutale comme celui que vous mentionnez, l'État doit prendre ses responsabilités. Mais certains cas sont plus compliqués, comme lorsque EADS a décidé de construire une usine d'assemblage d'A 320 aux États-Unis. Il ne s'agissait pas de délocalisation, mais nous aurions pu fabriquer ces avions en Europe. Cependant, pour avoir accès au marché américain, il nous fallait avoir une usine aux États-Unis. D'ailleurs cette opération a été très positive et n'a pas empêché les cadences de croître dans les usines de Hambourg et de Toulouse. Certes, quand les salariés de Toulouse ont su que nous allions construire une usine à Mobile dans l'Alabama, ils se sont inquiétés, ils ont eu peur que ce ne soit qu'un début et les questions qu'ils se posaient étaient légitimes.

On doit discuter dans une entreprise et, quand on rencontre des difficultés, on doit s'en expliquer auprès des salariés et des actionnaires. À cet égard, une présence plus importante des salariés dans les conseils d'administration serait utile. Dans le rapport que nous avons évoqué, j'avais proposé qu'il y ait quatre administrateurs salariés plutôt que deux. Les parties syndicale et patronale ne sont pas mûres en France pour mettre en place la parité, comme en Allemagne, mais avoir 30 % ou 40 % d'administrateurs salariés permettrait que ces sujets soient abordés au conseil d'administration, que les différents acteurs soient mieux informés et plus en amont de la décision.

M. Michel Masset. - Que pensez-vous de l'intelligence artificielle ? Doit-elle constituer une priorité en matière d'aide aux entreprises ?

Lorsque l'on aide une entreprise par le biais d'une dotation d'État ou de solidarité, je propose que l'on songe à flécher d'autres aides vers les collectivités auxquelles reviendra la charge de la création de nouveaux services publics. Lorsqu'on aide une entreprise sur un territoire, on doit avoir une vision pour la collectivité concernée.

Mme Antoinette Guhl. - Vous avez dit que les entreprises attendent davantage des services publics que des aides publiques. Dans le budget de l'État, il faut arbitrer entre les deux. Les aides publiques sont versées au détriment de l'éducation ou de la santé, dont les budgets sont moindres. Pour assurer un service public de qualité, ne faudrait-il pas commencer par contraindre le montant des aides publiques aux entreprises dans le budget de l'État ?

Les aides publiques qui procèdent de baisses de charges sociales impactent lourdement le budget de la sécurité sociale, correspondant globalement à son déficit. Que faut-il privilégier ? Ces aides devraient être pleinement considérées comme des dépenses ou des manques de recettes et faire l'objet d'arbitrages en tant que tels. Nous pourrions mettre en place un système de quotas.

M. Louis Gallois. - Pour l'intelligence artificielle, nous n'avons pas le choix. Elle va pénétrer les entreprises comme l'ont fait le téléphone ou internet. Les machines dialogueront entre elles et se synchroniseront de façon automatique. La maintenance sera prédictive, prenant en compte l'expérience passée des machines et des machines équivalentes, prévoyant les risques de panne. Les entreprises vont devoir maîtriser ces outils. Un énorme effort de coaching doit être fourni auprès des dirigeants d'entreprises de taille petite ou moyenne, pour qu'ils n'aient pas peur de ces technologies. Il faudra aussi assurer la formation continue du personnel. Des emplois changeront, mais l'intelligence artificielle ne devrait pas entraîner de ravages pour l'emploi. Le plus important est de réussir à en tirer le meilleur.

J'en viens à la question des entreprises et des territoires. Dans le cadre de La Fabrique de l'industrie, nous avons travaillé sur les conditions qui rendent un territoire dynamique. La présence du service public constitue l'une de ces conditions et les entreprises ont besoin de trouver l'écosystème nécessaire à leur développement. Cependant, il ne faut pas en tirer la conclusion que les entreprises n'ont pas de besoins propres.

Vous dites, madame Guhl, que les allégements de charges correspondent à peu près au déficit de la sécurité sociale. Vous n'avez pas tort, mais nous en revenons à la discussion du début : qui doit payer ? Nous n'avons pas de débat à ce sujet en France.

Dans une société comme la nôtre, il faut produire avant de distribuer et on ne s'intéresse pas suffisamment à la production. La politique de l'offre consiste non pas à faire des cadeaux aux entreprises mais à leur apporter les salariés compétents et formés dont elles ont besoin ou à faire en sorte que l'éducation nationale fonctionne. La compétitivité ne se réduit pas aux questions financières de l'entreprise. Quand on parle de redistribution, nous devons nous interroger constamment sur comment on produit ; c'est essentiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Le principe du plafonnement des aides pourrait aller de pair avec celui du plafonnement des charges, comme cela peut être le cas en Allemagne.

Je vous remercie, monsieur Gallois, pour votre sincérité et vos apports, qui seront utiles à la rédaction de notre rapport.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de l'Institut national de la statistique et des études économiques : M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises ;
M. Pierre Biscourp, chef du département des synthèses sectorielles ;
M. Vincent Hecquet, chef de la division industrie et agriculture ;
M. Gérard Moreau, chef de la division profilage
et traitement des grandes unités

(jeudi 6 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de quatre représentants de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) : M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises, M. Pierre Biscourp, chef du département des synthèses sectorielles, M. Vincent Hecquet, chef de la division industrie et agriculture, et M. Gérard Moreau, chef de la division profilage et traitement des grandes unités.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Sylvain Moreau, Pierre Biscourp, Vincent Hecquet et Gérard Moreau prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui afin de disposer d'éléments objectifs sur le tissu économique français et, si possible, d'obtenir quelques comparaisons internationales.

Vous pourrez ainsi nous présenter, dans un propos liminaire de 15 minutes, une cartographie des grandes entreprises et de leurs sous-traitants, votre définition des aides publiques aux entreprises et les études que vous avez pu réaliser pour évaluer leur efficacité. Ensuite, notre rapporteur, Fabien Gay, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Sylvain Moreau, directeur des statistiques d'entreprises de l'Insee. - L'Insee a vocation à rester le plus objectif et le plus neutre possible. Je vais donc vous présenter très rapidement le système productif français, après quoi je détaillerai mon propos en fonction de vos questions. Le cas échéant, nous vous transmettrons les documents que vous pourriez désirer.

En premier lieu, il me paraît nécessaire de vous présenter nos grilles de lecture, les problématiques auxquelles nous sommes confrontés dans l'observation de notre système productif ainsi qu'un certain nombre de concepts importants, mais difficiles à appréhender.

L'Insee publie un bilan annuel de l'activité des entreprises présentes en France. Il s'agit d'une production imposante, assez riche, agrémentée de fiches thématiques et sectorielles et comportant un diagnostic territorial. Ce bilan décrit une réalité complexe des entreprises, qui s'articule en trois niveaux.

Nous avons d'abord la réalité juridique, avec l'unité légale, c'est-à-dire l'unité immatriculée au répertoire Sirene - lequel a d'ailleurs longtemps été appelé répertoire Entreprises. Je rappelle que le répertoire Sirene, qui est très important pour la vie juridique des entreprises, est géré par l'Insee, et plus particulièrement par ma direction. C'est à ce niveau que sont réalisées la plupart des démarches administratives, et notamment la production d'une liasse fiscale transmise à la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Ensuite, nous avons la réalité financière, celle du groupe, c'est-à-dire d'un ensemble d'unités légales contrôlées par une société mère. Nous disposons de sources qui nous permettent de définir le contour des groupes et les parts financières de chacune des unités, la société mère pouvant être française ou étrangère.

Enfin, la dernière réalité est économique et correspond à la définition de l'entreprise posée par la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, soit la plus petite combinaison d'unités légales qui constitue une unité organisationnelle avec une autonomie de décision, notamment pour l'affectation de ressources courantes. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, il ne s'agit pas que de grandes entreprises, mais d'entreprises de toutes tailles. Par exemple, un commerce de détail faisant également de la vente en ligne peut représenter deux unités légales, mais une seule entreprise. La façon dont les entreprises sont organisées correspond à des besoins juridiques et financiers.

Conformément au cadre statistique européen inscrit dans la loi, l'Insee utilise cette définition économique et la notion d'entreprise pour diffuser ses statistiques annuelles, même si nous travaillons souvent au niveau de l'unité légale, dans la mesure où c'est à ce niveau que nous trouvons de l'information pertinente. En ce qui concerne les sources annuelles, nous avons un certain délai de publication : pour résumer, nous avons publié en 2024 des résultats détaillés pour 2022.

L'Insee élabore principalement ses statistiques à partir des déclarations fiscales annuelles, qui sont exhaustives. J'insiste sur ce point car il s'agit d'une particularité de la statistique française. L'Insee est l'un des rares instituts européens à avoir accès à l'ensemble des sources fiscales. D'autres instituts européens réalisent des bilans annuels avec des enquêtes, tandis que nous menons des enquêtes en complément de nos sources fiscales, ce qui nous permet de disposer d'un détail d'informations qui n'est pas courant parmi les autres instituts nationaux de la statistique.

Du reste, nous examinons uniquement les entreprises du secteur marchand non agricole non financier - non agricole car nous disposons d'une information très riche sur la statistique agricole compte tenu de l'histoire de la politique agricole et non financier car tout ce qui est financier relève de la Banque de France, avec laquelle nous travaillons régulièrement.

Ce dispositif permet de décrire les comptes des unités légales - au niveau de l'unité immatriculée au Sirene -, de définir les contours nationaux des groupes de sociétés opérant en France, de découper ces groupes en entreprises - un groupe, et notamment les très grands groupes qui ont des activités extrêmement diverses, peut se découper en unités disposant d'une certaine autonomie de décision - et de construire sur ces entreprises des comptes consolidés en excluant notamment du chiffre d'affaires les flux entre les différentes unités légales, ce qui permet de procéder à des comparaisons. En effet, lorsque l'on étudie, par exemple, les constructeurs automobiles qui ne sont pas tous organisés de la même manière, on aboutit à des chiffres d'affaires qui ne sont absolument pas comparables s'ils ne sont pas consolidés.

Les données relatives aux groupes sont alimentées par les données de la Banque de France : le fichier Fiben, dans le cadre de la cotation bancaire, des données commerciales que l'on récupère et des informations disponibles via un certain nombre de rapports d'activité.

Ces informations issues de sources administratives sont enrichies par des enquêtes statistiques qui permettent de décrire plus finement l'activité de l'entreprise, et notamment par une enquête très importante, l'enquête annuelle sectorielle, laquelle fournit une ventilation du chiffre d'affaires par activité, information nécessaire à la comptabilité nationale. Cette ventilation est également nécessaire sur certains secteurs : par exemple, si vous travaillez sur le domaine des transports, vous pouvez avoir besoin de disposer, au-delà des statistiques sectorielles sur le niveau des transports, d'une idée de la branche transports, notamment pour étudier la manière dont se développe le transport pour compte propre.

Nous disposons également d'enquêtes européennes sur l'activité des filiales étrangères, qui permettent d'appréhender la présence française à l'étranger et la présence étrangère en France, ainsi que d'enquêtes thématiques, sur la recherche et développement ou la consommation d'énergie, par exemple.

Tout ce travail mené sur les comptes des entreprises permet de disposer de bases de données microéconomiques extrêmement importantes et riches, à partir desquelles nous réalisons notre bilan annuel sur les entreprises. Pour autant, nous ne sommes pas les seuls à utiliser ces bases de données, qui sont accessibles aux chercheurs ainsi qu'à un certain nombre d'administrations, à condition, bien sûr, de respecter le secret statistique et le secret fiscal.

Au total, une entreprise correspond soit à une unité légale, soit à un groupe d'unités légales sous un contrôle commun, soit à une partie autonome d'un groupe lorsque celui-ci est constitué de plusieurs unités organisationnelles relativement autonomes, ce qui complexifie l'analyse. En effet, il n'est pas possible de se consacrer uniquement à l'étude des unités légales, d'autant qu'existe, dans chaque cas, une possibilité d'appartenance à une multinationale, qu'elle soit sous contrôle français ou étranger.

Dans le champ qui nous intéresse, celui du secteur marchand non agricole non financier, nous dénombrons aujourd'hui 5,2 millions d'unités légales actives dans le répertoire Sirene, dont 90 % sont indépendantes et 10 % font partie d'un groupe. Nous comptons environ 160 000 groupes de taille intermédiaire - c'est-à-dire que l'on considère qu'un groupe est une entreprise - et 60 groupes pouvant être découpés en plusieurs entreprises et qui regroupent à eux seuls 8 200 unités légales.

Tout ce travail est réalisé à partir de concepts et d'indicateurs définis au niveau européen, même s'ils peuvent avoir des déclinaisons nationales. Le répertoire européen des groupes, géré par Eurostat, permet de connaître le contour de tous les groupes ayant une activité en Europe, qu'ils soient européens ou non. L'Insee participe à l'alimentation de ce répertoire, qui a été mis en place il y a une dizaine d'années et monte actuellement en puissance, car il s'agit d'un outil extrêmement utile pour mesurer l'activité internationale.

Concernant les critères de taille que nous utilisons couramment, le décret d'application de la loi de modernisation de l'économie a non seulement défini l'entreprise, comme je l'ai indiqué, mais aussi les catégories de taille, en fonction de la combinaison de trois critères : l'effectif salarié, le chiffre d'affaires et le total du bilan. Au sens de la loi, une grande entreprise emploie donc plus de 5 000 salariés ou réalise en France un chiffre d'affaires de plus de 1,5 milliard d'euros et un total de bilan de plus de 2 milliards d'euros. Les entreprises intermédiaires comptent, quant à elles, entre 250 et 4 999 salariés.

Il convient de noter que ces critères de taille, définis par la loi, sont conçus pour l'analyse de la politique économique en France. Chaque entreprise est donc classée dans une seule catégorie sur la base de critères objectifs et observables, ce qui n'est pas le cas dans tous les pays. Par exemple, en Allemagne, les critères retenus pour classifier les PME et les ETI sont parfois un peu plus flous. Quoi qu'il en soit, ces catégories sont utilisées dans les politiques menées à l'égard des entreprises, par exemple pour la facturation électronique ou l'attribution des aides face à la hausse des prix de l'énergie. L'Union européenne, quant à elle, ne reconnaît que les PME.

Dans la mesure où nous avons accès à la totalité des données individuelles, d'autres critères peuvent être pris en compte en tant que de besoin. Pour fixer un seuil à 1 000 salariés, comme vous nous l'avez demandé dans votre questionnaire, il faut découper la catégorie des ETI et procéder à un calcul ad hoc.

En France, nous dénombrons actuellement à peu près 5 millions d'entreprises du secteur marchand non agricole non financier, dont 331 grandes entreprises, 7 205 ETI, 173 000 PME hors microentreprises et 4 700 000 microentreprises. Il est intéressant de voir que l'on peut calculer les agrégats économiques sur ces populations.

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis assez surpris par le nombre d'ETI par rapport à ce que l'on entend d'habitude.

M. Sylvain Moreau. - Qu'entendez-vous d'habitude ?

M. Olivier Rietmann, président. - Un nombre compris entre 6 500 et 6 600. Pour ce qui concerne les grandes entreprises, j'étais plutôt sur un nombre compris entre 285 et 290.

M. Sylvain Moreau. - L'inflation des années 2021 et 2022 a nécessairement provoqué une augmentation du nombre de grandes entreprises et d'ETI, car les critères de chiffre d'affaires et de total de bilan n'ont pas évolué. Effectivement, nous nous sommes interrogés quant à la nécessité de revoir un certain nombre de critères, mais cela n'a pas été fait.

M. Olivier Rietmann, président. - Oui, car vous ne retenez pas seulement le nombre de salariés, mais également le chiffre d'affaires et le total de bilan.

M. Sylvain Moreau. - Absolument. Nous avons effectivement vu une augmentation non négligeable du nombre de grandes entreprises et d'ETI lors de la crise inflationniste.

En comparant les grandes entreprises, les ETI et les PME en termes de valeur ajoutée et d'emploi salarié, on obtient des ratios relativement comparables. Ils ne sont certes pas identiques : on retrouve plus de valeur ajoutée pour les grandes entreprises que pour les ETI et les PME, mais cela ne va pas du simple au double. Il en va de même s'agissant de l'emploi salarié. La différence se situe véritablement sur l'exposition internationale, en ce qui concerne les exportations. Effectivement, on constate un très gros écart par rapport aux millions de microentreprises qui n'ont pratiquement pas d'exposition internationale et représentent moins d'emploi salarié et de valeur ajoutée.

Vous nous avez demandé de vous indiquer le nombre d'entreprises de plus de 1 000 salariés et 450 millions d'euros de chiffre d'affaires mondial. Nous ne disposons pas des données relatives aux chiffres d'affaires mondiaux, mais nous avons dénombré 1 615 entreprises de plus de 1 000 salariés, soit l'addition des 331 grandes entreprises et des 1 284 plus grandes ETI. Ces entreprises représentent 46 % de l'emploi total et 50 % de la valeur ajoutée totale.

On constate que 67 % des grandes entreprises sont des multinationales sous contrôle français et que 30 % d'entre elles sont des implantations de multinationales sous contrôle étranger. Le reliquat correspond à des entreprises franco-françaises, mais elles se comptent sur les doigts d'une main. 28 % des ETI sont des multinationales sous contrôle français et 25 % d'entre elles des implantations de multinationales sous contrôle étranger - l'implantation en France d'une grande multinationale est souvent une ETI. Les PME et les microentreprises ont une exposition internationale très faible, même si 8 % des PME sont des multinationales.

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis assez surpris.

M. Sylvain Moreau. - Cela existe ! Par ailleurs, les multinationales sous contrôle français représentent 37 % de la valeur ajoutée des entreprises en France et 33 % des salariés, tandis que les multinationales sous contrôle étranger représentent 7 % de la valeur ajoutée et 14 % des salariés.

On constate que les enjeux sont sensiblement différents selon la catégorie d'entreprises. Ce sont les microentreprises qui portent la forte progression du nombre d'entreprises - cela fait deux ou trois ans que plus d'un million d'entreprises sont créées chaque année en France. Elles représentent 60 % des entreprises et sont davantage concernées par les enjeux liés à l'artisanat et aux professions réglementées. Les PME sont confrontées à des problématiques autour de la sous-traitance et de l'accès au crédit et les ETI à des questions de compétitivité, tandis que l'on parle beaucoup du déficit éventuel d'ETI en France. Enfin, ce sont la mondialisation et ses différents aspects, notamment la place de la France dans les chaînes de valeur et d'approvisionnement, qui occupent davantage les grandes entreprises depuis 5 ans, de même que la question de la localisation des centres de décision - les groupes ont des nationalités qui dépendent de celle du centre de décision et cela varie d'une année à l'autre.

Par ailleurs, les 204 plus grands groupes multinationaux français emploient 5,2 millions de salariés à l'étranger, ce qui représente 58 % de leurs salariés, et y réalisent 54 % de leur chiffre d'affaires. Les groupes de taille intermédiaire, eux, emploient 1,6 million de salariés à l'étranger et y réalisent 42 % de leur chiffre d'affaires.

Nous disposons de peu de données sur les liens de sous-traitance entre les entreprises. Nous menons des enquêtes sur la sous-traitance, mais il y a un certain temps que nous n'en avons pas réalisé.

En revanche, nous conduisons assez régulièrement des enquêtes filières, qui nous permettent d'étudier les liens de sous-traitance ainsi que le chiffre d'affaires et le nombre de salariés consacrés à une filière. Il y en a eu beaucoup sur la filière aéronautique et nous travaillons actuelle sur la filière automobile - le résultat devrait être publié dans le courant de l'année. Nous sommes en train de réfléchir à faire des choses équivalentes sur tout ce qui concerne le médicament. Nous avons beaucoup de demandes autour de cette question et cela peut influer sur notre programme de travail de façon importante.

M. Olivier Rietmann, président. - Qui vous passe ces commandes ?

M. Sylvain Moreau. - Il s'agit notamment de la direction générale des entreprises (DGE), qui travaille beaucoup sur les actifs stratégiques.

En ce qui concerne la filière automobile, une demande a émané de l'industrie automobile elle-même il y a un peu plus de deux ans, à la suite du problème d'approvisionnement sur les microprocesseurs. Cette question est devenue de plus en plus prégnante avec le développement des véhicules électriques et son incidence sur le tissu productif en ce qui concerne la sous-traitance. Il y avait donc une forte demande de l'industrie automobile en faveur d'une évaluation des conséquences de ce phénomène. Notre travail est d'ailleurs mené en collaboration avec les acteurs de la filière, avec qui nous validons le questionnaire.

Le suivi des concours publics est plus complexe car de nombreux dispositifs coexistent. Certaines subventions sont difficiles à identifier et à suivre en raison de la manière dont elles sont enregistrées au niveau des comptabilités d'entreprises, alors que la comptabilité nationale récupère directement auprès de l'administration les informations relatives aux sommes versées aux acteurs économiques. Du reste, le classement de ces concours peut varier au fil du temps.

L'Insee a mené quelques évaluations ciblées sur des dispositifs, mais relativement peu. La plus récente portait sur les effets de la crise sanitaire et des mesures de soutien. La principale difficulté réside dans la nécessité, pour mener ces évaluations, de disposer d'un contrefactuel, c'est-à-dire d'une population d'entreprises ayant les mêmes caractéristiques que la population des entreprises aidées, mais qui ne soient pas aidées, de façon à analyser l'effet des aides en termes d'évolution de l'activité, du chiffre d'affaires et de l'effectif salarié. De telles études existent donc, mais elles portent souvent sur des aides extrêmement ciblées.

En tout état de cause, le montant des aides accordées par l'ensemble des administrations aux entreprises en 2023 se serait élevé à environ 70 milliards d'euros. Il s'agit d'un plancher.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce sont les seules aides nationales ?

M. Sylvain Moreau. - Non, toutes aides confondues.

M. Olivier Rietmann, président. - Toutes aides confondues en ne tenant compte que des aides versées, pas des exonérations de charges ou des prêts garantis ?

M. Sylvain Moreau. - Tout à fait. Par exemple, les subventions sur les produits ne sont pas prises en compte car elles sont considérées comme une aide aux ménages plutôt que comme une aide aux entreprises. Il y a un certain nombre de conventions sur lesquelles nous devons nous mettre d'accord.

M. Olivier Rietmann, président. - Il est très important que nous soyons entièrement d'accord sur ces conventions, car elles changent complètement le résultat.

M. Sylvain Moreau. - Absolument. Ces conventions sont a priori validées au niveau européen. Un certain nombre de nos hypothèses de travail sont définies et validées au niveau d'Eurostat de façon à permettre la comparabilité des données entre les différents pays. Je vous transmettrai ma fiche, qui a été préparée par mes collègues de la comptabilité nationale et contient un certain nombre de données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos. Nous commençons tout juste nos travaux et votre présentation nous permet de disposer d'un panorama le plus exhaustif possible des masses concernées.

Pour l'instant, le périmètre le plus restreint évoqué au cours de nos auditions tournait autour de 88 à 90 milliards d'euros et le plus large autour de 229 à 250 milliards d'euros. Avec 70 milliards d'euros, le périmètre que vous nous proposez est sensiblement plus limité.

Nous distinguons les aides discrétionnaires des subventions d'investissement. Disposez-vous d'une estimation de ce que chacune de ces deux catégories d'aides représente, à grands traits, en termes de masse financière ?

Par ailleurs, nous nous intéressons également à la masse des aides versées aux grandes entreprises. Quel volume d'aides celles-ci captent-elles ? Qu'en est-il des ETI et des PME ? Certes, nous considérons qu'une entreprise appartient à la catégorie des grandes entreprises lorsqu'elle emploie plus de 1 000 salariés, contre 5 000 de votre côté, mais cela importe peu.

Nous venons de recevoir M. Gallois pour une audition qui s'est avérée assez intéressante. Contrairement aux idées reçues, il semblerait que la France se distingue des autres pays de l'OCDE par une plus grande part de son PIB consacrée au soutien à l'économie. Est-ce exact ? Pouvez-vous là aussi nous communiquer les grandes masses ? Où la France se situe-t-elle en la matière par rapport aux autres pays ?

Enfin, quel que soit le montant retenu, 70 milliards d'euros ou 250 milliards d'euros, nous sommes à peu près d'accord sur le nombre de dispositifs, qui s'établirait entre 2 000 et 2 200, jusqu'à 2 500 au maximum...

M. Olivier Rietmann, président. - En additionnant les dispositifs nationaux et européens et les aides des collectivités territoriales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À notre connaissance, il n'existe pas de tableau récapitulatif de ces dispositifs et des montants alloués. C'est pourtant une question de transparence. Existe-t-il un fichier qui récapitulerait les 600 dispositifs d'État, les 2 000 dispositifs européens, régionaux et locaux et les sommes qui y sont consacrées ? La question de l'intégration des exonérations de cotisations sociales relève du débat politique, mais un tel outil serait utile.

M. Sylvain Moreau. - Malheureusement, je ne suis pas sûr d'avoir beaucoup de réponses à apporter à vos questions, du moins à cet instant.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous connaissez du moins mes questions et pourrez nous adresser vos réponses ultérieurement.

M. Sylvain Moreau. - Comme je le disais, le montant de 70 milliards d'euros est, selon moi, un plancher. Je pense que nous ne captons pas un certain nombre de choses et d'hypothèses.

Je ne sais pas du tout si quelqu'un dispose d'éléments sur le nombre de dispositifs. Les données utilisées par la comptabilité nationale proviennent de la DGFiP, au moins pour ce qui s'agit des aides nationales. J'ignore si vous avez prévu d'auditionner la DGFiP...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien évidemment.

M. Sylvain Moreau. - Nous essayons, au niveau de la comptabilité nationale, de confronter les chiffres qui proviennent de la DGFiP avec ceux que l'on retrouve dans les comptabilités d'entreprises, car un certain nombre de très grandes entreprises, et parfois même de très grandes entreprises publiques, enregistrent certaines aides dans leur chiffre d'affaires.

M. Pierre Biscourp, chef du département des synthèses sectorielles de l'Insee. - La seule décomposition dont nous disposions fait état, sur les 70 milliards d'euros que nous évoquions, de 30 milliards d'euros dédiés aux aides à l'investissement et de 40 milliards d'euros consacrés aux autres subventions sur la production. Les subventions visant à diminuer le prix unitaire des produits ne sont pas incluses car il n'est pas possible de savoir si elles bénéficient in fine aux entreprises ou aux ménages.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous excluez donc bien tout ce qui profite aux ménages de vos statistiques sur les subventions aux entreprises ?

M. Pierre Biscourp. - Nous essayons.

M. Olivier Rietmann, président. - En tout cas, c'est votre objectif ?

M. Pierre Biscourp. - Tout à fait.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour être précis, pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous donner une catégorie de subventions dont vous considérez que les entreprises profitent et une autre que vous ne comptabilisez pas parmi les subventions aux entreprises parce que vous la considérez comme une aide aux ménages ?

M. Pierre Biscourp. - Nous ne comptabilisons pas la remise à la pompe, le bouclier tarifaire, le bonus vert ou la prime à la conversion pour les achats d'automobiles. Ces aides ont pour effet de changer les prix et nous ne pouvons pas dire si elles bénéficient davantage aux entreprises qu'aux ménages. Le comptable national ne sait pas comment affecter ces sommes.

M. Olivier Rietmann, président. - Les subventions versées sur dossier aux entreprises en raison de la forte augmentation du coût de l'énergie durant la crise inflationniste sont-elles bien comptabilisées comme des subventions aux entreprises ?

En effet, à côté du bouclier tarifaire mis en oeuvre face à l'augmentation des prix de l'énergie, pour les ménages notamment, les entreprises pouvaient formuler des demandes d'aides en remplissant des dossiers, qui étaient d'ailleurs tellement complexes que nombre d'entre elles renonçaient à effectuer une demande, obligeant Bercy à les simplifier.

Il faut faire la part des choses.

M. Pierre Biscourp. - Ces sommes ont dû être intégrées au sein de la rubrique « autres subventions » car elles n'avaient pas pour but de réduire le prix de vente d'un produit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La détaxe sur les produits de grand luxe représente un manque à gagner de 2 milliards d'euros par an pour les comptes publics. La considérez-vous comme une subvention aux entreprises ou comme une aide aux ménages ?

M. Sylvain Moreau. - Je ne sais pas si la détaxe est comptabilisée, car il ne s'agit pas d'une aide directe versée aux entreprises, mais d'un allègement de fiscalité ou de coûts. Je ne pense pas qu'elle soit prise en compte dans le total de 70 milliards d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce montant n'est donc vraiment qu'un plancher...

M. Pierre Biscourp. - Absolument.

M. Olivier Rietmann, président. - Il n'inclut donc que les aides directes en argent sonnant et trébuchant versées sur le compte des entreprises. Il est important de savoir qu'il s'agit d'un plancher.

M. Sylvain Moreau. - Ai-je répondu à toutes vos questions ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu à la question portant sur le classement de la France parmi les pays de l'OCDE.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce montant plancher de 70 milliards d'euros nous indique tout de même que les aides directes aux entreprises représentent un tiers des quelques 200 milliards d'euros d'aides aux entreprises.

M. Sylvain Moreau. - Nous ne disposons pas, pour le moment, de la ventilation des aides par taille d'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il n'est donc pas possible d'affirmer que les grandes entreprises captent ou non une majorité des aides ?

M. Sylvain Moreau. - Non, ça n'est pas possible. Les chiffres de la comptabilité nationale ne le permettent pas. De notre côté, nous pourrions réaliser ce travail à partir des comptabilités d'entreprises, mais il s'agirait d'un travail de bénédictin, notamment pour ce qui concerne les très grandes entreprises. Cela impliquerait de regarder chacune des comptabilités, puis de retourner vers l'entreprise pour savoir où elle a affecté telle ou telle dépense - ce qui peut, d'ailleurs, varier d'une année à l'autre. Nous pourrions le faire, mais ce serait très coûteux.

M. Olivier Rietmann, président. - Mobilisez toute une équipe pendant très longtemps... (Sourires.)

M. Sylvain Moreau. - Après tout, une telle décision pourrait être prise, mais quoi qu'il en soit, nous ne disposons pas de cette information pour l'heure.

M. Pierre Biscourp. - La comptabilité nationale essaie de trouver une cohérence entre des informations qui viennent des administrations publiques et ce que nous voyons dans les comptes des entreprises. Finalement, ces arbitrages de mise en cohérence sont opérés à un niveau assez macroéconomique, ce qui ne nous permet pas de retrouver des ventilations par taille d'entreprise.

Il serait possible de le faire en reprenant le travail à partir des données d'entreprises, mais il faut savoir que ces aides sont retracées dans les comptes des entreprises de manière hétérogène. Nous ne disposons pas d'une règle simple permettant d'affirmer que telle variable dans nos fichiers retrace tel type de subventions dans 100 % des cas. Nous ne pouvons donc pas vous indiquer le montant global perçu par la catégorie des grandes entreprises ou des entreprises de plus de 1 000 salariés au titre de tel type de subventions. Il serait peut-être possible de le faire en y consacrant une personne à temps plein pendant un an.

M. Sylvain Moreau. - Je pense que la DGFiP dispose de fichiers faisant apparaître le Sirene du bénéficiaire, mais il peut s'agir, par exemple, d'une PME appartenant à une multinationale. Dans ce cas, vous saurez, à partir du Sirene, que le bénéficiaire est une PME, mais il y aura ensuite un travail à fournir pour savoir si cette PME appartient à une multinationale. Il ne serait pas impossible de le faire, mais cela serait très coûteux.

M. Gérard Moreau, chef de la division profilage et traitement des grandes unités de l'Insee. - L'aide aux carburants était intégrée au chiffre d'affaires dans les comptes de certains grands vendeurs de carburants et identifiée comme une subvention reçue dans d'autres cas. Il y aurait donc un vrai travail d'expertise à mener au niveau des entreprises, au cas par cas.

M. Sylvain Moreau. - Concernant le classement des pays de l'OCDE, les informations qui nous ont été transmises confirment vos dires, nous vous l'indiquerons dans notre fiche.

M. Pierre Biscourp. - Le constat est relativement nuancé. La France arrive en tête des pays de l'OCDE en termes de dépenses des administrations publiques exprimées en pourcentage du PIB, à 60 % du PIB. En revanche, si l'on considère les dépenses des administrations publiques dans la fonction affaires économiques - il serait utile de savoir précisément ce que nos collègues entendent par là -, la France fait partie des 10 premiers pays de l'OCDE, mais se trouve derrière la Grèce, l'Autriche, la Hongrie, la Tchéquie, la Lettonie et la Belgique. Nos collègues ont enfin attiré notre attention sur la nécessité de comparer également les prélèvements obligatoires. Nous n'avons pas instruit plus avant, mais nous pouvons le faire.

M. Jérôme Darras. - Merci pour votre exposé. Je crois comprendre que les aides des collectivités territoriales sont bien comprises dans ce socle de 70 milliards d'euros, sans que vous soyez certains qu'elles soient toutes enregistrées. Est-ce exact ? Quelle part ces aides représentent-elles dans le total de 70 milliards d'euros ?

M. Olivier Rietmann, président. - Si j'ai bien compris, les 70 milliards d'euros n'englobent que les aides d'État, et pas celles des collectivités territoriales.

M. Jérôme Darras. - Les aides des collectivités territoriales font partie des aides d'État.

M. Sylvain Moreau. - Je pense que ce montant inclut les aides des collectivités territoriales.

M. Olivier Rietmann, président. - Et les aides européennes ?

M. Sylvain Moreau. - Je ne peux pas vous le dire. Ces 70 milliards d'euros recouvrent tout le secteur des administrations publiques.

M. Jérôme Darras. - Vous ne savez donc pas quelle part les aides des collectivités territoriales représentent et n'êtes pas certains qu'elles soient toutes enregistrées compte tenu des conditions dans lesquelles elles peuvent être inscrites dans les comptabilités ?

M. Sylvain Moreau. - Effectivement. J'imagine que cela représente un énorme travail en termes de mise en cohérence pour la comptabilité nationale. Nos collègues doivent donc procéder à nombre d'arbitrages. Je n'ai pas trop de doute sur le fait que des choses sont oubliées mais on doit s'y retrouver.

Nous allons demander à nos collègues s'il est possible de distinguer les aides des collectivités territoriales. Je pense que nous pouvons le faire. Le cas échéant, nous vous transmettrons des données détaillées.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous nous avez apporté un certain éclairage sur les statistiques qui peuvent ressortir au niveau des aides aux entreprises. Comme le rappelait le rapporteur, il existe environ 2 200 dispositifs. Par conséquent, nous ne pouvons disposer que de statistiques englobant un certain nombre de choses, sans rentrer dans le détail. Si nous voulions un niveau de détail très fin, j'imagine que l'Insee lui-même n'y suffirait pas.

M. Sylvain Moreau. - Pour certains secteurs, des analyses très détaillées sont réalisées. C'est le cas, notamment, pour ce qui concerne les concours publics à l'agriculture.

M. Olivier Rietmann, président. - Leur champ est néanmoins limité au secteur agricole.

M. Sylvain Moreau. - Tout à fait. Ces études sont réalisées de manière très précise en raison de l'importance des aides européennes versées au secteur agricole. Elles sont d'ailleurs présentées à la commission des comptes de l'agriculture.

M. Olivier Rietmann, président. - Très bien. Il me reste à vous remercier pour votre disponibilité. Les éléments que vous nous avez communiqués nourriront notre réflexion et notre rapport.

M. Sylvain Moreau. - Nous allons vous transmettre la fiche préparée par la comptabilité nationale.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous en remercie.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Maxime Combes et Olivier Petitjean,
coauteurs de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ?
L'Argent magique de la pandémie (2022)

(mardi 11 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition de MM. Olivier Petitjean et Maxime Combes.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Maxime Combes, économiste, coauteur de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie. - Je n'en ai pas.

M. Olivier Petitjean, journaliste, coauteur de l'ouvrage Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie. - Je n'en ai pas davantage.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Maxime Combes et M. Olivier Petitjean prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux :

- tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, alors que nous avons débuté nos auditions la semaine dernière, afin de connaître vos principaux constats, vos conclusions et le cas échéant vos préconisations à la suite de l'ouvrage que vous avez publié en mai 2022 intitulé Un Pognon de dingue mais pour qui ? L'Argent magique de la pandémie.

À l'issue de votre propos introductif d'une quinzaine de minutes, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions. Puis les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Olivier Petitjean. - Je suis journaliste de profession, donc j'axerai mon intervention sur l'accès à l'information et l'analyse de celle-ci.

Comment en sommes-nous arrivés à publier le livre que vous mentionniez ? Reportons-nous au début de la pandémie, au printemps 2020. Par expérience, pour avoir beaucoup travaillé sur ces questions, notamment au moment de la crise financière de 2008, nous savions que des aides ou plans de relance seraient mis en place ; d'ailleurs, divers mécanismes de soutien aux entreprises de toutes tailles avaient été annoncés, par la France et par d'autres pays, mais aussi à l'échelon européen.

Nous savions que, à l'occasion de tels moments de crise, il peut se passer des choses, il peut y avoir des abus, des effets d'aubaine, des changements profonds. Ainsi, dans ce moment particulier, et malgré tous les discours plutôt consensuels sur « le monde d'après », nous ressentions le besoin de tracer l'utilisation concrète de cet argent, à l'échelon français, mais pas seulement, car la Banque centrale européenne (BCE) annonçait également un immense programme de rachat d'obligations auprès de grandes entreprises, françaises ou non. Les mêmes événements se déroulaient d'ailleurs au Royaume-Uni, qui avait quitté l'Union européenne, et aux États-Unis ; c'était donc un phénomène mondial. Néanmoins, nous nous sommes intéressés particulièrement à la France.

Nous nous sommes donc penchés sur le suivi des aides : qui en touchait et qui en avait vraiment besoin ? Y a-t-il eu des effets d'aubaine ? Des entreprises ont-elles sollicité ou reçu des aides publiques comme par enchantement, alors qu'elles auraient la trésorerie nécessaire pour mener à bien leurs projets et leurs investissements ? Il y a d'ailleurs eu un débat au Parlement pour introduire une forme de conditionnalité à ces aides, à ce fameux « quoi qu'il en coûte », annoncé par Emmanuel Macron et repris à son compte par Bruno Le Maire.

C'est ainsi que nous avons commencé à nous intéresser à ce sujet. Il y avait, d'une part, un enjeu de traçabilité des aides et d'identification des abus et, d'autre part, un enjeu de justice. Ces aides étaient-elles méritées ? Y associait-on des contreparties ? Ne profitaient-elles pas à des acteurs qui cherchaient simplement à en abuser ?

Très vite, nous nous sommes heurtés à des enjeux de transparence, d'accès à l'information, car nombre d'aides n'étaient pas rendues publiques ou étaient attribuées à plusieurs sociétés d'un même groupe sans qu'il y ait de consolidation au niveau du groupe. Nous avons donc dû recourir en partie à des informations fournies par des syndicats ou trouvées dans la presse régionale. Il n'y avait aucun tableau de suivi de la destination de ces aides.

Nous nous sommes alors rendu compte que le sujet que nous étudiions à l'occasion de la crise sanitaire était beaucoup plus profond et qu'il faisait suite à une tendance plus ancienne d'augmentation des aides publiques et de multiplication des formes de celles-ci, qui constitue un véritable enjeu de transparence et de pilotage. Se posaient en outre des enjeux très concrets sur l'utilité de ces aides : avaient-elles les résultats escomptés, en matière, par exemple, d'emploi, d'investissement, d'innovation - je pense au crédit d'impôt recherche (CIR) - ou encore de climat, puisque les aides climatiques ne datent pas d'hier, les allocations gratuites de crédits carbone remontant à vingt ans ? Cette longue histoire des aides publiques nous a amenés à publier ce livre, qui se veut une première tentative de tableau général du spectre des aides publiques en France et des manquements criants en matière de transparence, de suivi et de débat démocratique sur l'utilisation et l'impact réel de ces aides.

Maxime Combes développera l'analyse économique. Je vais insister sur d'autres points. Je précise que, depuis le contexte pandémique, le média qui m'emploie a continué de travailler sur le suivi des diverses formes d'aides, notamment du plan de relance qui a fait suite à la pandémie et du plan France 2030 ; les constats restent les mêmes.

J'insisterai pour ma part sur les enjeux de transparence.

Le constat n'est pas nouveau, mais il est utile de le répéter : le niveau d'aides publiques augmente - il atteint plusieurs dizaines de milliards d'euros par an - et ces aides constituent un véritable maquis, avec un empilement d'aides de plusieurs formes, difficiles à tracer. Le cas de la subvention directe d'une entreprise, le plus facile à tracer et celui dont il est simple de mesurer l'efficacité, constitue l'exception ; les aides sont maintenant beaucoup plus indirectes : crédits d'impôt, exonérations de charges, aides à la trésorerie, etc. Cela rend la transparence plus difficile, mais cela ne veut pas dire qu'elle est impossible.

Contrairement à d'autres pays, la France, notamment via son ministère des finances, a pour habitude de ne pas donner spontanément accès aux informations. Vu leur ampleur, Maxime Combes a décompté les tentatives visant à mesurer les aides monétaires, mais il y en a très peu au regard des dépenses totales. Pour ce qui concerne le plan de relance européen, le Parlement européen a exigé que les pays qui en bénéficient publient la liste de leurs 100 premiers bénéficiaires ; certains pays ont joué le jeu - plus ou moins bien -, comme l'Allemagne ou l'Espagne, mais la France s'est contentée de publier la liste des agences publiques qui redistribuaient les fonds... On n'a donc pas le réflexe d'aller aussi loin que nos voisins.

Un exemple intéressant, concernant la transparence, est celui des États-Unis. Dans ce pays, la transparence relative aux aides publiques, si elle n'est pas complète, est tout de même importante depuis les années 1990 au niveau des États et plus encore depuis le premier plan de relance de l'administration Obama, qui faisait suite à la crise financière. Ce plan introduisait de véritables obligations de suivi de toutes les aides publiques, à l'échelon fédéral et au niveau des États. Des experts de la société civile ont construit une base de données s'y rapportant et permettant de mesurer le montant des aides de toutes sortes, y compris les crédits d'impôt ou les prêts à taux zéro ; je pourrai vous en donner les références. Cela prouve que ce n'est pas impossible.

Depuis 2023, il y a un autre aspect intéressant de la transparence : celle exigée des entreprises elles-mêmes. On parle beaucoup de demander au ministère des finances ou à d'autres autorités publiques le suivi des aides accordées sous diverses formes, mais on pourrait aussi exiger de certaines entreprises, notamment celles qui sont cotées en bourse, qu'elles dévoilent les subventions ou aides de toutes natures qu'elles reçoivent.

Jusqu'en 2015, par exemple, tous les groupes du CAC 40 publiaient les montants du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) qu'elles touchaient. Tout à coup, ils ont tous arrêté de le faire ; cette concomitance n'est pas un hasard, cela devait procéder d'une décision de l'Association française des entreprises privées (Afep) ou du Mouvement des entreprises de France (Medef), qui ont dû considérer que ce sujet était trop sensible et qu'il valait mieux le laisser de côté. Aux États-Unis, les grandes entreprises cotées ont l'obligation de publier les aides et crédits d'impôt dont elles bénéficient de la part de tous les gouvernements. Cela s'explique par un contexte spécifique - beaucoup d'entreprises chinoises ou moyen-orientales veulent être cotées à la bourse de New York, donc on souhaite protéger les investisseurs contre d'éventuelles manipulations, des entreprises trop dépendantes d'un État étranger ou des ingérences étrangères -, mais cela se fait. On pourrait donc y réfléchir.

Il est sans doute plus facile d'être transparent aux États-Unis à l'égard des aides publiques, car ce pays est également plus réaliste, ou plus cynique, à cet égard : les États admettent ouvertement qu'ils donnent de l'argent pour attirer les entreprises. Non seulement ce n'est pas dans notre culture, mais en outre la réglementation européenne assez stricte en matière de concurrence fait obstacle à ce type de politique. Cela dit, le contrecoup de ces règles strictes est que les États comme la France, qui continuent d'utiliser ce levier de politique économique que sont les aides publiques, sont contraints de le faire de manière détournée, ce qui rend ces aides moins traçables et complique la mesure de leur efficacité. En effet, la conséquence de la politique américaine est que, la puissance publique - l'État fédéral, l'État ou la ville - ayant annoncé publiquement combien elle donnait et en échange de quelle contrepartie, elle peut reprendre l'argent si les entreprises ne remplissent pas leur part du contrat. Cela s'est fait.

Il y a un autre enjeu à avoir en tête. Nous parlons de groupes, qui peuvent avoir des filiales en France et à l'étranger. Or, quand on accorde des facilités financières à un groupe, il y a un enjeu supplémentaire de suivi : on doit pouvoir vérifier que l'argent accordé à une filiale située, par exemple, dans le nord de la France ne part pas ensuite vers une autre filiale ou vers la société mère située au Luxembourg ou ailleurs. L'administration fiscale devrait être en mesure d'avoir des garanties sur l'utilisation de l'argent. C'est important pour éviter les abus et c'est pour cela que, parmi les conditions que nous préconisons, figure l'absence d'implantation dans les paradis fiscaux, afin d'éviter que les transferts financiers disparaissent loin du territoire.

Sur les autres formes d'aides, on a observé une tendance à utiliser de plus en plus d'écrans, de structures opaques, comme Bpifrance - puisque l'on parlait de France 2030 -, qui ne me paraît pas, comme journaliste et citoyen, être une structure très transparente et responsable devant le Parlement. Il y a aussi une tendance à utiliser des mécanismes financiers spécifiques. Par exemple dans le domaine aéronautique, il y a un fonds d'investissement créé en partenariat avec une firme de capital investissement, Tikehau Capital. Ce modèle d'association avec une firme privée a été reproduit quand on a créé un fonds d'investissement pour les minerais critiques. Ces mécanismes d'aides, qui sont en partie justifiés par des raisonnements économiques et par la volonté de répondre aux exigences européennes, suscitent des effets d'opacité pires qu'un simple crédit d'impôt.

Pour moi, la question des contreparties et de la conditionnalité découle de la transparence. Si la transparence est assurée, il devient naturel d'exiger que l'argent ne parte pas n'importe où ; c'est ce que j'ai voulu montrer avec l'exemple américain.

J'ai beaucoup parlé du point de vue de la puissance publique, mais la transparence est aussi un enjeu vis-à-vis des gens qui reçoivent les aides : malgré les exonérations de cotisations et les crédits d'impôt, beaucoup d'entrepreneurs ou de petites entreprises pensent qu'ils ne sont pas aidés, parce que ce n'est pas visible, que ce n'est pas perçu comme un effort collectif de la puissance publique, c'est-à-dire des contribuables.

Il en va de même avec les salariés : on pourrait imaginer que sur la fiche de paie figure une ligne « Exonération de cotisation » qui traduise l'effort collectif.

M. Daniel Fargeot. - Cela existe.

M. Olivier Petitjean. - Dont acte.

C'est enfin un enjeu pour les citoyens, pour qu'ils voient à quoi sert l'argent issu des efforts qu'on leur demande.

M. Olivier Rietmann, président. - Comme on dit, qui ne rend pas de compte ne se rend pas compte...

M. Maxime Combes. - Je vous remercie d'avoir créé cette commission d'enquête sur un sujet qui nous semble très important.

Nous nous demandons ce que peuvent bien faire l'exécutif et le législateur depuis de très nombreuses années sur cette question, car nous sommes face à un poste important de dépenses publiques, soit directes, soit sous forme de dépenses fiscales, mais il n'y a ni pilote dans l'avion, ni suivi, ni analyse, ni indicateur d'efficacité ou de résultat.

Alors que des études menées par des économistes sur le CICE ou sur le CIR démontrent que ces dispositifs font l'objet d'effets d'aubaine, qu'ils sont dysfonctionnels par certains aspects - ce qui ne signifie pas qu'il faille les supprimer -, rien n'est fait. Nous avons démontré - et c'est dit par ailleurs - qu'il existe plus de 2 000 dispositifs, que personne n'a de vision globale de ce qu'il se passe, que l'on ne sait pas précisément où l'on en est, aide par aide, et que personne ne s'y intéresse précisément ; donc il paraît inconcevable d'en être encore là en 2025. Si le même constat était fait sur les aides sociales, cela ferait scandale depuis des années.

Par conséquent, il y a là une anomalie qui doit susciter des interrogations, au sein de l'exécutif, chez le législateur et parmi les organisations de la société civile, dans le cadre d'un débat public. C'est ce que nous avons essayé de susciter, via notre livre et les rapports que nous avons produits sur cette question.

Je suis économiste de formation, j'ai donc toujours la volonté de retracer l'évolution des phénomènes dans le temps. C'est pourquoi j'ai essayé de remonter à vingt ou trente ans, voire plus. Dans les années 1970 et 1980, les aides publiques aux entreprises faisaient déjà l'objet de débats, mais la nature de ces aides s'est transformée dans les années 1980 et 1990, sous l'influence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), des nouvelles règles régissant le commerce international et de la construction européenne. Nous sommes alors passés d'aides directes, massives, structurelles, à destination d'entreprises ou de secteurs précis - on parlait d'aides verticales -, qui ont été éradiquées, aux aides horizontales, qui ne distinguent pas entre les entreprises et touchent soit un secteur très large, soit un type d'entreprises.

Comme je ne remonte pas à la période antérieure, en raison de cette différence profonde dans la nature des aides, je ne donnerai que quelques chiffres, car il y en a très peu sur la période récente. En effet, la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, créée à la fin du gouvernement de Lionel Jospin, a été supprimée dès que Jacques Chirac a gagné l'élection de 2002 ; cette volonté a donc tout de suite été étouffée, c'est pourquoi on a très peu de chiffres sur les aides publiques aux entreprises.

En premier lieu, un rapport de l'inspection générale des finances (IGF), de l'inspection générale des affaires sociales (Igas) et de l'inspection générale de l'administration (IGA) de 2007 évaluait à 65 milliards d'euros les aides publiques aux entreprises à l'échelon national, financées à 90 % par l'État ; cela représentait 3,5 % du PIB. Les auteurs de ce rapport dénonçaient « un empilement de mécanismes voisins ou aux objectifs quasiment identiques », « des effets attendus qui ne résistent pas à l'évaluation par grandes masses », « une régulation du système faite de facto par les entreprises » ; ils précisaient que des efforts « de mise en cohérence et d'amélioration de l'efficience des aides » n'étaient que trop rares ; ils constataient « un fort déficit de pilotage et de régulation de la politique d'aides publiques aux entreprises » ; et ils préconisaient enfin « un processus d'évaluation régulière des aides publiques aux entreprises ». Cela a été dit en 2007, mais les constats demeurent...

En deuxième lieu, un rapport de l'IGF de 2013 a évalué le montant des aides à 110 milliards d'euros. On sortait alors de la crise de 2008-2009 ; on avait ainsi pris une augmentation de 57 % en six ans. De la même manière, les auteurs indiquaient que l'ensemble des dispositifs était « faiblement piloté et insuffisamment évalué » ; ils recommandaient de « disposer des instruments permettant de suivre avec plus de précision le coût et les effets de ces multiples dispositifs sédimentés obsolètes et souvent inefficaces ».

En troisième lieu, le dernier chiffre officiel que l'on ait eu du Gouvernement date de mai 2018, quand Gérald Darmanin a affirmé, en réponse à une question, que les aides représentaient 140 milliards d'euros d'aides.

Cela représente une augmentation de 215 % en onze ans, soit, en moyenne annualisée - puisque l'on ne dispose pas des montants année par année -, de 7,2 % par an. C'est une croissance cinq fois plus rapide que celle du PIB, trois à quatre fois plus rapide que celle des aides sociales. Voilà la réalité de l'explosion des aides aux entreprises, qui ont été justifiées de diverses manières, dont on pourrait discuter, mais voilà où nous en sommes.

Parallèlement à cela, un certain nombre d'études menées dans les années 2010, par l'Institut des politiques publiques (IPP) ou par des économistes, démontrent que le CICE est dysfonctionnel, que le CIR, initialement programmé pour coûter 1 milliard ou 2 milliards d'euros par an, coûte plus de 8 milliards d'euros, que certains dispositifs souffrent de dysfonctionnements. Or cela n'aboutit à aucune décision publique, en matière de transparence, de suivi, d'évaluation, de remise sur pied ou de réévaluation des dispositifs.

Nous espérons donc que le rapport que vous allez produire ne servira pas, lui aussi, à caler une armoire au fin fond des bureaux du Sénat, d'autant que d'autres rapports ont été publiés entre-temps. Une mission d'information de l'Assemblée nationale a par exemple été diligentée lors de la pandémie, car une façon, pour l'exécutif et la majorité de l'époque, de botter en touche au moment des débats sur la conditionnalité des aides aux entreprises a consisté à confier la rédaction d'un rapport à des députés de la majorité. Le constat est néanmoins resté le même : manque de suivi, manque de pilotage, manque d'évaluation. Ce rapport listait ensuite des préconisations sur la conditionnalité des aides publiques.

Nous devons être dix en France à avoir lu ce rapport ; il n'a servi à rien, alors qu'il comporte des préconisations qui, si elles ne sont pas nécessairement les nôtres, sont néanmoins intéressantes, notamment pour ce qui concerne la conditionnalité des aides. Or ces propositions ont été discutées au sein de l'Assemblée nationale et non pas simplement par un journaliste et un économiste dans un livre. Il y a des préconisations relatives aux aides publiques versées à des entreprises qui distribuent des dividendes, des préconisations en matière de transparence, en matière de suivi par le législateur et l'administration. Ce rapport n'a été suivi d'aucun effet.

À quoi ces conditions ou contreparties pourraient-elles ressembler ? J'ai évolué sur cette question. Quand j'ai commencé à étudier ce sujet, je pensais que, dès lors qu'il y avait des aides publiques, on pouvait multiplier les conditions, les contreparties. Mais je suis économiste de formation, même si je suis sans doute perçu comme très hétérodoxe par votre assemblée, et les économistes n'aiment pas trop multiplier les objectifs d'un dispositif ; Louis Gallois vous l'a d'ailleurs rappelé lors de son audition, puisque j'ai lu les comptes rendus de vos auditions précédentes.

À ce propos, l'audition de l'Insee est tout à fait remarquable : ses représentants vous expliquent en effet qu'ils estiment qu'il y a un plancher mais que l'on n'évalue pas bien les aides publiques, que l'on ne sait pas trop à qui elles profitent, que l'on ne sait pas évaluer les masses en jeu. Cela m'a paru proprement hallucinant. Il y a un déficit d'information au sein même de l'Insee.

Pendant la pandémie, le comité de suivi de la mise en oeuvre et de l'évaluation des mesures de soutien financier aux entreprises confrontées à l'épidémie de Covid-19, présidé par Benoît Coeuré, a par exemple constaté que le prêt garanti par l'État (PGE) profitait principalement aux grandes entreprises et engendrait des inégalités. Ces inégalités sont fortes et systémiques pour tous les types d'aide, toutes les études le montrent. Or, même ceux qui défendent tel ou tel dispositif ont besoin de savoir quelles inégalités il produit. Par exemple, les territoires d'outre-mer sont systématiquement moins concernés par ces aides publiques aux entreprises ; ils représentent 4 % de la population française et ont perçu 1,5 % des aides pendant la pandémie. De même, quand on considère les secteurs économiques soutenus - ce sont aussi des données disponibles pendant la pandémie mais qui ne vous ont pas été transmises par l'Insee -, on s'aperçoit que ce sont des secteurs à emploi principalement masculin qui sont soutenus, ce qui n'est pas sans conséquence, car on n'a pas mis en place, parallèlement, un dispositif de formation pour les populations qui ne sont pas présentes dans les secteurs considérés comme « d'avenir » dans le plan France 2030. Il s'agit d'inégalités manifestes, qui touchent la moitié de la population, les femmes.

Je reviens aux exemples possibles de conditionnalité.

Selon nous, la première condition à imaginer pour bénéficier des aides publiques serait de respecter intégralement, pleinement, la loi française. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Pour ne parler que des grandes entreprises et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), certaines ne respectent pas la loi du 27 janvier 2011 relative à la représentation équilibrée des femmes et des hommes au sein des conseils d'administration et de surveillance et à l'égalité professionnelle, dite Copé-Zimmermann, sur l'accès des femmes aux fonctions décisionnelles. Ces entreprises ont pourtant accès aux aides publiques. De même, des entreprises bénéficient d'aides alors qu'elles ne respectent pas les objectifs que nous nous sommes donnés en matière d'égalité salariale au sein des entreprises.

À côté des questions d'égalité entre femmes et hommes, il y a les questions environnementales et sectorielles. La lutte contre la « smicardisation » de la société paraît être aujourd'hui un objectif largement partagé ; pourtant, certains secteurs, qui ont des grilles salariales inférieures au Smic, sont éligibles aux aides publiques aux entreprises. Une façon très simple de lutter contre cette smicardisation consisterait à exiger de ces secteurs de réévaluer leur grille salariale s'ils veulent pouvoir bénéficier des aides publiques, que ce soit sous la forme de subventions, de crédits d'impôts ou encore d'exonérations de cotisations sociales. C'est la mesure la plus simple pour lutter contre la smicardisation d'une partie des employés de nos entreprises. Des conditions de ce type sont possibles.

On pourrait en outre imaginer une conditionnalité liée aux filiales situées dans des paradis fiscaux.

Je pense qu'Anémone Cartier-Bresson vous l'a indiqué : de telles conditionnalités ne seraient pas du tout contraires aux règles européennes, elles sont tout à fait possibles. La question est juste de savoir comment ce maquis des aides aux entreprises privées peut être remis à plat pour conditionner une partie d'entre elles sans créer d'usine à gaz, afin que, à tout le moins, les objectifs que se sont donnés le législateur et l'exécutif soient atteints, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Il est proprement ahurissant d'avoir atteint, malgré le montant des aides accordées chaque année depuis vingt ans, un tel niveau de désindustrialisation du pays ! Pourtant, à un moment ou à un autre, les dispositifs les plus importants ont tous été justifiés par la lutte contre la désindustrialisation.

Vous n'atteignez donc pas du tout les objectifs que vous vous êtes donnés...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous affirmez que les aides publiques ont augmenté de 215 % en onze ans. Qu'en est-il dans les autres pays ? Aux États-Unis et en Europe ?

Vous n'avez pas parlé de la Chine, qui fait partie des pays qui accompagnent fortement ses entreprises. Avez-vous étudié ce cas ?

Parallèlement à cette augmentation des aides, que se passait-il du point de vue de la législation européenne ? Y a-t-il un lien entre la complexité croissante de cette législation et la nécessité d'augmenter ces aides pour maintenir la compétitivité des entreprises ?

Enfin, vous mentionniez les entreprises qui touchent des aides et qui continuent de verser des dividendes ; est-ce un problème en soi ?

M. Maxime Combes. - Ce travail, nous l'avons fait avec de tout petits moyens ; nous ne sommes pas l'Insee, l'IGF, ou la direction générale des entreprises (DGE) de Bercy. Nous avons les moyens d'une petite association et, malgré notre volonté effrénée de comprendre ce qu'il se passe, nous ne pouvons pas étudier tout ce que nous voudrions. Nous avons cherché des éléments de comparaison avec nos camarades européens sur les plans de sauvetage ou de relance pendant la pandémie, parce que nombreux sont ceux qui s'y sont penchés dans les grands pays européens. Il n'y a pas de pays exemplaire en Europe en matière de transparence ou de suivi, mais tous les pays n'ont pas la même politique de guichet pour l'accès aux aides aux entreprises. Donc, non, nous n'avons pas étudié l'évolution de ces aides sur vingt ans dans les autres pays européens.

Toutefois, j'espère que vous poserez la même question aux directions de Bercy ou à l'IGF quand vous les recevrez, parce qu'eux ont des moyens bien plus importants que nous pour le faire, et nous serions très heureux d'obtenir ces informations. L'absence de suivi réel des aides publiques aux entreprises, dans ce pays mais plus globalement en Europe, rend les comparaisons internationales impossibles. Il y a donc là un point aveugle dans une politique publique qui représente pourtant - qu'on l'évalue à un plancher minimal de 70 milliards d'euros, comme l'a fait l'Insee lors de son audition, ou à 250 milliards d'euros, comme le font certains auteurs - un montant massif. Or, en regard, on n'a aucune information. La preuve : vous invitez un journaliste et un économiste pour vous faire un état des lieux des aides aux entreprises ; pardonnez ma franchise, mais c'est quelque peu surréaliste, même si nous sommes heureux de partager nos conclusions...

J'en viens à la question des aides publiques et du versement de dividendes. Que cela nous pose problème ou non n'est pas la question ; aujourd'hui, cela pose problème à l'opinion publique.

M. Olivier Rietmann, président. - Mais en quoi considérez-vous que ce soit un problème ? Est-ce un problème d'acceptabilité sociale, de compétitivité ? Ce rapprochement a-t-il quelque pertinence ?

M. Maxime Combes. - Oui, car, aux yeux de l'opinion, cela relève de la privatisation d'un effort collectif ; on transfère le fruit de cet effort à une entreprise en vue d'atteindre certains objectifs, mais, comme il n'y a pas de garantie que ces objectifs sont atteints, il est légitime de se poser la question de la justification de ces dividendes. Nous pouvons vous fournir des données portant sur la période de la pandémie : 100 % des groupes du CAC 40 ont été aidés par au moins un dispositif pendant cette période. Or, de mémoire, 60 % de ces groupes, qui ont donc bénéficié de dispositifs de soutien pour les salaires, ont versé des dividendes en 2020 ou en 2021. Cela pose problème : on choisit d'aider ces entreprises, car elles n'ont pas les ressources pour payer leurs salaires, mais on se rend compte qu'elles ont néanmoins les ressources, non pour investir pour l'avenir, mais pour rémunérer leurs actionnaires, qui, du reste, n'ont pas été d'un secours majeur pour ces entreprises pendant la période, puisque les plans d'urgence en faveur de l'automobile, de l'aéronautique ou d'autres secteurs ont été engagés par les pouvoirs publics et non par BlackRock, les grandes compagnies d'assurance ou les grandes banques françaises...

Donc, oui, la question est légitime. Ensuite, est-ce la principale condition à instaurer ? Je ne sais pas. Mais cette question est, de mon point de vue, légitime.

M. Olivier Petitjean. - Nous n'avons pas pu comparer l'évolution des aides publiques à long terme à l'échelle européenne.

Néanmoins, il faut bien faire la distinction entre les types d'aides publiques. Il y a des aides publiques, comme le plan France 2030, qui sont consacrées à certains secteurs au nom de la compétitivité, de la souveraineté ou du soutien aux nouvelles technologies. On se situe là clairement dans le cadre d'une course mondiale : de grandes entreprises font leur marché, demandent à différents États combien ceux-ci leur donneront et localisent leur usine en fonction de la réponse. C'est un type d'aides publiques qui a fortement augmenté au cours des dernières années et la France fait comme les autres pays ; elle donne peut-être même moins que d'autres.

Par ailleurs, il y a des aides structurelles. Je ne suis pas économiste mais je répète ce que me disent ceux que j'ai interrogés : la France a eu davantage tendance à utiliser le levier de l'aide publique sous diverses formes - les exonérations de cotisations, les crédits d'impôt - comme soutien à la compétitivité que d'autres pays. Je n'ai pas de chiffres pour appuyer mon propos, mais c'est une spécificité française. Cela se retrouve bien sûr ailleurs, mais la France privilégie ce levier par rapport à d'autres, comme la régulation ou la protection du marché.

En outre, la France choisit de recourir largement à des aides publiques indiscriminées, ce qui peut engendrer des effets d'aubaine : tout le monde les reçoit, les petites entreprises comme les grandes, les secteurs qui emploient beaucoup comme ceux qui emploient peu, etc. C'est le cas des exonérations de cotisations et du CICE, mais aussi des aides à l'apprentissage, qui sont assez importantes sans être pilotées. Pardon pour l'anglicisme, mais il y a un véritable aspect « open bar », sans garantie de résultats.

Pour répondre à votre question sur la Chine, la question n'est évidemment pas de savoir s'il faut ou non aider nos entreprises ; la Chine aide sans aucun doute ses entreprises, en capitaux et par d'autres leviers. La question est de savoir si l'argent investi est bien utilisé pour atteindre les objectifs fixés. La Chine sait visiblement faire mieux que nous en la matière...

Sur la complexité causée par la législation européenne, qui justifierait des aides, je ne sais pas à quel exemple vous pensez en particulier. Collectivement, l'Europe s'est donné des objectifs climatiques, même avant le Green Deal, qui ont entraîné des difficultés pour les secteurs plus polluants, mais cela relève d'un choix collectif, ce n'est pas de la lourdeur administrative.

M. Maxime Combes. - En outre, à l'échelon européen, les aides sont parfois arrivées avant les contraintes : on a débloqué des dizaines de milliards d'euros avec les crédits carbone gratuits, délivrés à tous les secteurs polluants avant même le début du commencement d'une règle ou d'une norme visant à imposer la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il y a donc aussi le cas inverse de votre question.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous portez un regard sympathique sur l'Europe...

On peut aussi penser qu'aider les entreprises qui versent des dividendes permet de maintenir leur compétitivité et d'attirer les investisseurs, ce qui permet de réinvestir ensuite.

M. Maxime Combes. - On peut envisager cela, en effet. On a étudié pendant la pandémie les entreprises du CAC 40, les seules entreprises pour lesquelles on a des données. Elles ont supprimé des emplois de manière relativement massive en 2020, malgré les aides publiques : 60 000 suppressions pour l'ensemble des entreprises du CAC 40, dont 30 000 en France. Les investissements sont-ils pour autant repartis à la hausse en 2021 ? Pas nécessairement. Qu'est-ce qui engendre les superprofits ou les profits considérables enregistrés en 2022-2023 ? Le downsizing réalisé en 2020 et 2021 au nom de la pandémie. Les aides publiques n'ont pas engendré massivement d'investissement, y compris dans les secteurs qui en avaient besoin. Je ne peux pas faire cette analyse sur vingt ans, puisqu'on n'a pas les données, mais on observe ce phénomène lors de la pandémie.

Par exemple, les entreprises massivement aidées entre 2020 et 2022 ont-elles massivement investi dans l'intelligence artificielle ? Pas vraiment, puisque l'on doit organiser un sommet pour cela. Dans les technologies de rupture ? Pas davantage et on le déplore souvent. Dans la relocalisation d'entreprises ? Les bilans de Choose France ne sont pas exceptionnels et le secteur industriel représente moins de 10 % du produit intérieur brut aujourd'hui.

Bref, à un moment, les faits importent...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis heureux que nous ayons ce débat, qui est rare au sein du Sénat ; j'aurai rarement entendu votre analyse en huit ans de mandat. Je suis toujours favorable à la confrontation de points de vue différents, d'où votre audition, qui permet d'engager un débat contradictoire, car cette question est hautement politique.

Par ailleurs, ceux qui me connaissent le savent, je ne souhaite pas - et le président non plus, je crois - que ce rapport serve à caler un placard quelque part ; je veux que l'on ait une vision aussi large que possible sur cette question. Nous ne serons peut-être pas d'accord...

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être pas sur tout...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ... mais on arrivera peut-être à se mettre d'accord sur certains points, voire à recourir à la loi pour améliorer les choses.

Ce qui m'interpelle, c'est que l'on donne de l'argent public - et l'on en donne beaucoup - et qu'il n'y ait aucun suivi, aucun contrôle, aucune évaluation et encore moins de sanctions. C'est une première difficulté.

Pour ce qui concerne la transparence, pourrait-on concevoir un outil permettant de déterminer quelles aides reçoit telle ou telle entreprise ? L'argent public doit faire l'objet d'un suivi et chaque groupe devrait indiquer combien il touche en aides directes et indirectes. Je ne suis pas opposé à l'idée de donner de l'argent aux entreprises, mais il faut un suivi. Quel outil pensez-vous que l'on pourrait créer ?

La Commission nationale des aides publique aux entreprises, instituée par la loi du 4 janvier 2001 relative au contrôle des fonds publics accordés aux entreprises, est-elle une piste ? Pourrait-on la recréer ? Cela vous semble-t-il intéressant ?

Vous posez deux principes : la conditionnalité - égalité hommes-femmes, principes environnementaux, emploi, formation, salaires... - et la « critérisation » pour y avoir accès. Pourriez-vous approfondir ces points ?

M. Olivier Petitjean. - En ce qui concerne les outils à créer, aucune raison technique ne s'oppose à suivre ces aides, qui ne sont pas toujours des flux ; ce serait trop simple... Il faut des outils assez raffinés pour rendre compte de la diversité des aides : crédits d'impôt, avances, achats d'obligations, etc. Ces outils devraient pouvoir prendre en compte les différents niveaux d'aides publiques : national et régional, mais aussi l'échelon européen, pour lequel il existe déjà une certaine transparence. Je n'ai pas de modèle clef en main à vous proposer, je ne suis pas expert, mais cela existe dans d'autres pays et il n'y a pas d'obstacle technique à cette transparence.

En revanche, il y a un aspect sensible à prendre en compte : publier le montant total d'aides versées à tel ou tel groupe sans indiquer les objectifs ou les conditions associés peut poser problème. Il faut trouver un moyen d'aider les entreprises à faire leur reporting sur ce sujet.

Quand on verse une aide, il convient d'en indiquer l'objectif ou la contrepartie. Nous ne sommes pas contre ces aides, mais il importe de savoir pourquoi elles sont versées, tant pour le législateur et pour l'État que pour les entreprises, les salariés et les consommateurs. Dès lors que l'on est clair sur l'objectif, il ne devrait pas y avoir de problème pour les entreprises.

Sur la question de la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, dans la mesure où nous faisons face à différentes autorités - régionales, nationale, européenne -, il faut une instance où toutes les données soient mises en commun et qui puisse les analyser, pour en rendre compte au Parlement et à l'opinion publique, afin de susciter un débat démocratique et d'instaurer une responsabilité. Il faut un pilote quelque part.

Sur la conditionnalité et la critérisation, il y a en effet deux niveaux : d'une part, il faut respecter la loi et les exigences de base, qui valent pour toutes les aides, et, d'autre part, certaines aides sont ciblées - le CIR pour l'innovation, les aides en faveur du climat, etc. -, et il faut des outils qui en suivent l'application. Lorsqu'une convention est signée avec un grand groupe pour favoriser la décarbonation de son activité, il faut inclure dans le contrat des conditions et prévoir un véritable suivi. La conditionnalité peut donc être spécifique, avec des objectifs concrets, y compris en matière d'emploi, même si c'est complexe dans ce domaine. En tout état de cause, on doit pouvoir savoir à quoi a servi l'argent.

M. Maxime Combes. - Sur la question de l'information, quand j'ai dit que 100 % des groupes du CAC 40 avaient touché des aides publiques pendant la pandémie, cela agrège des situations différentes : des groupes qui ont touché beaucoup d'argent et d'autres qui en ont peut-être touché peu, via une filiale précise avec un objectif précis. Nous en avons conscience. C'est une question majeure - l'ensemble des sociétés du CAC 40 ont touché, quoiqu'elles s'en soient défendues, des aides publiques pendant la pandémie -, mais en même temps, cela ne dit rien sur le fond. C'est un problème pour tout le monde, donc ce besoin d'information précise est nécessaire autant pour les entreprises, qui ne veulent pas subir d'attaques injustifiées, que pour le législateur.

En relisant un rapport ce matin, j'ai compris que la DGE avait un outil recensant les aides versées, entreprise par entreprise, afin de mettre en place un suivi pour toute aide dépassant 300 000 euros par an, le seuil prévu par la réglementation européenne sur les aides d'État qui déclenche la procédure de déclaration auprès de la Commission européenne. Ce fichier existe donc pour les subventions et, s'agissant d'aides d'État, il doit nécessairement comprendre aussi les subventions des collectivités territoriales, puisque la réglementation européenne ne distingue pas les aides selon l'échelon considéré. Où est ce fichier ? Comment le rendre public ? À vous de jouer...

Cela étant, il ne s'agit que d'une partie des aides, car les exonérations de cotisations et les crédits d'impôt n'y figurent pas.

Ce débat sur les aides publiques aux entreprises a déjà eu lieu ; on ne compte pas les scandales en la matière, depuis Michelin en 1999 et 2000 jusqu'à... Michelin en 2024. La loi du 29 mars 2014 visant à reconquérir l'économie réelle, dite Florange, vise à permettre aux pouvoirs publics de récupérer les aides versés aux entreprises quand celles-ci délocalisent leur production. De l'avis de tout le monde, et non seulement du mien, cette loi est inopérante, elle ne peut jamais être appliquée. Cela pose un problème. Comme il s'agissait d'un projet de loi, cela devrait poser problème à l'exécutif, mais aussi au législateur, qui a adopté une loi qui ne sert à rien. Si vous en partagez les objectifs, vous pourriez, à tout le moins, vous pencher sur cette loi et étudier comment la rendre effective, utilisable.

Enfin, nous non plus ne sommes pas contre les aides. J'ai pour ma part évolué sur cette question, car il s'agit aujourd'hui du principal outil dont disposent le législateur et l'exécutif pour influer sur l'économie et la conduire là où il veut l'amener. Or nous nous sommes collectivement fixé des objectifs, en matière de décarbonation, de neutralité carbone, d'égalité hommes-femmes, d'accessibilité de l'emploi, d'engagements européens, etc. Il y a des débats politiques, des désaccords, mais nous nous sommes donné des objectifs, nous avons une certaine idée de ce que doit être l'économie française en 2030, en 2050. On a la démonstration par les faits que la seule législation par la norme ou la réglementation ne suffit pas, sinon on aurait atteint ces objectifs et il n'y aurait pas eu de désindustrialisation. C'est pourquoi ces aides publiques, ce maquis, sont aussi un magot, un extraordinaire levier pour accompagner la transformation de l'économie française.

Sans doute, des entreprises refuseront-elles les conditions, les critères - si l'on parle de décarbonation au groupe TotalEnergies, par exemple, il ne va pas s'enthousiasmer, il n'aura d'ailleurs peut-être pas besoin d'aides -, mais l'essentiel des entreprises, y compris les petites, seraient heureuses d'être accompagnées par des dispositifs fonctionnels, efficaces, qui ne les excluent pas. Le CIR, par exemple, est versé à des entreprises qui nous vendent de la nourriture dans les supermarchés, alors qu'une ETI du fin fond de l'Ardèche dont j'ai entendu parler en aurait besoin mais ne le touche pas, parce qu'elle n'a pas le service juridique requis pour le demander et qu'elle a refusé de donner suite aux démarches de cabinets qui l'ont contactée pour constituer le dossier, moyennant 30 % du montant versé. Là, il y a clairement un problème...

Les dispositifs qui permettent d'atteindre leurs objectifs sont le meilleur moyen de transformer l'économie dans le sens que l'on veut.

M. Olivier Rietmann, président. - Quand TotalEnergies investit 500 millions d'euros à Grandpuits pour faire de la décarbonation, on ne peut pas dire que cela ne les intéresse par du tout ; restons équilibrés...

M. Maxime Combes. - Vous me réinviterez pour en parler...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Selon vous, il n'existe pas de service, d'instance, consacré au suivi, à l'évaluation et au contrôle des aides publiques versées ?

M. Maxime Combes. - Non.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être que si l'accompagnement des entreprises passe surtout en France par les exonérations de cotisations, c'est parce que c'est là que celles-ci sont les plus élevées...

Mme Laurence Harribey. - Vous avez parlé de mutation des aides publiques, passées de verticales à horizontales. Cela signifie-t-il que nous devrions travailler à une articulation entre le niveau régional, le niveau national et le niveau européen ? L'apparition de « chasseurs de primes » résulte aussi de la multiplication des types de dispositifs...

Vous pensez que les aides sont utiles, mais vous parlez d'aides sanctions, que l'on ne pourrait obtenir si l'on smicardise son personnel, et d'aides d'investissement dans le futur, comme le CIR, l'accompagnement à la relocalisation, etc. Faut-il faire un choix entre les deux, privilégier certaines aides par rapport à d'autres ?

Connaissez-vous des exemples internationaux qui pourraient nous inspirer ?

M. Thierry Cozic. - Qu'est-ce qui explique l'absence de conditionnalité des aides publiques en France ? Est-ce l'absence de transparence, ou l'absence de volonté politique ?

Serait-il opportun de réfléchir à des dispositifs de remboursement quand on considère que les aides ont été indûment versées ?

M. Maxime Combes. - La question du remplacement des aides verticales par des aides horizontales est au coeur des contradictions européennes par rapport à la guerre commerciale avec la Chine et les États-Unis. Je n'ai pas d'éléments précis, et il s'agit d'une économie très différente, mais la Chine affirme ouvertement qu'elle continuera de subventionner ses entreprises. Or l'Union européenne est face à une contradiction logique : elle signe des accords de libre-échange avec le monde entier et lutte contre la régulation à ses portes, tout en étant dans une guerre commerciale avec la Chine et les États-Unis et en refusant de réviser les dispositifs existants. C'est intenable à long terme. Les législateurs européens vont donc être questionnés sur ce sujet.

Je n'ai pas parlé de sanction, mais il faut prévoir une critérisation stricte permettant de définir qui a droit aux aides publiques. Faisons le parallèle avec les aides sociales : il n'y a pas de droit sans devoir, pour reprendre une expression courante, et le minimum, pour qu'une grande entreprise bénéficie de dispositifs de soutien, c'est qu'elle respecte la loi française.

Comment prioriser les aides, entre celles qui déterminent l'économie du futur et celles que vous appelez les aides sanctions ? C'est une vaste discussion, de nature très politique, sur ce à quoi on aspire. Ce qui est certain, c'est que les dispositifs ne fonctionnent pas. Vous disiez, monsieur le président, que c'est peut-être parce qu'on a les prélèvements les plus élevés en France que l'on a des dispositifs d'exonération ; peut-être, mais le niveau des prélèvements désavantage les entreprises soumises à la concurrence internationale et les dispositifs d'exonération ne devraient alors pas toucher toutes les entreprises. Carrefour ne va pas délocaliser !

En réalité, les exonérations de cotisations sociales ont deux objectifs : soutenir la compétitivité des entreprises et favoriser l'emploi. L'effet sur l'emploi est bénéfique autour du Smic : les études économiques montrent un effet positif sur l'emploi pour les salaires de 1 à 1,3 Smic. En revanche, à partir de 1,6 Smic, on sait qu'il n'y a plus aucun effet. Alors, pourquoi l'avoir étendu à 2,5 Smic et même proposer d'aller jusqu'à 3,5 Smic ? On sait que c'est sans effet. Pour l'autre objectif, si l'on veut soutenir la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence internationale, on exonère les entreprises qui ne sont pas soumises à cette concurrence. C'est totalement incohérent.

Alors, que privilégier ? De mon point de vue, il faut tout remettre à plat et discuter des objectifs que l'on se donne : où veut-on être en 2030, en 2050 ? À l'aune de ces objectifs, on reconfigurera les aides publiques. Il ne s'agit pas de supprimer d'un coup l'ensemble des exonérations de cotisations, car cela constituerait un choc négatif pour l'activité, mais on sait étaler une réduction des aides dans le temps.

Monsieur Cozic, ma réponse à votre question risque d'être très politique et dépasser l'objet de votre invitation, mais il y a eu en cette matière une absence manifeste et terrible de volonté politique depuis vingt-cinq ans, qui traduit l'idée selon laquelle le secteur privé est le mieux placé pour savoir ce qu'il doit faire dans les années à venir et que les moyens de la puissance publique doivent être mis à sa disposition, sans qu'il y ait de comptes à rendre. C'est à une démission de l'État, du politique, que l'on assiste depuis vingt-cinq ans. On a laissé faire des Serge Tchuruk, qui évoquaient une France sans usines, et on les a même encouragés.

M. Olivier Petitjean. - Au-delà de la dimension culturelle, voire idéologique, sur le rôle de l'État par rapport au secteur privé, les résistances de l'administration vis-à-vis de la transparence et du contrôle en matière d'aides publiques sont aussi liées à la nature même des aides : il y a beaucoup d'aides indirectes, de crédits d'impôt. Or, non seulement cela rend le suivi plus difficile, mais en outre on peut se réfugier derrière des exigences de secret : le secret fiscal pour les crédits d'impôt et le secret des affaires pour les aides transitant par des structures semi-publiques comme Bpifrance ou les fonds d'investissement que j'évoquais. Le droit européen justifie le secret fiscal pour les personnes physiques ; c'est plus sujet à débat pour les personnes morales. Il y a un juste équilibre à trouver entre les exigences du secret, la protection de la vie privée et les exigences d'intérêt public. On vous opposera sans doute l'exigence de tel ou tel type de secret pour accéder à certaines données, mais on peut aussi convoquer un intérêt supérieur pour rendre ces données disponibles au législateur, sinon au grand public.

M. Maxime Combes. - Un économiste vous dirait qu'il y a des effets de cliquet : cet effet fait que, même quand il est démontré qu'un dispositif est dysfonctionnel, le législateur ne revient pas dessus. La question vous est donc renvoyée : comment démonter cet effet ?

Mme Pascale Gruny. - Je suis membre de la commission des affaires sociales. Le Sénat a souhaité diminuer fortement les allégements de charges sociales. Je ne vous raconte pas les courriers que nous avons reçus et l'accueil qui nous a été réservé dans les territoires. Les collègues de notre propre groupe venaient nous solliciter. Et la commission mixte paritaire a fini par abaisser les ambitions du projet de loi de financement de la sécurité sociale en la matière... Comment diminuer des aides quand on sait les réactions que cela engendrera ?

Sur le sujet des « chasseurs de primes », quand une aide existe, les entreprises se demandent immédiatement comment en bénéficier, peu leur importe l'objectif. Il faut donc une conditionnalité, mais il faut aussi des choses claires et simples. En tant que directrice financière dans un cabinet d'experts-comptables, j'ai rempli personnellement des demandes de CIR ; c'est compliqué, même pour quelqu'un du métier. Or, plus c'est compliqué, plus c'est difficile à contrôler. Ce sont plutôt les entreprises qui classent bien leurs documents qui sont contrôlées que celles dont les dossiers sont désordonnés. Les choses simples permettent de contrôler plus facilement.

Lors de la pandémie, il n'y a pas que les grandes entreprises qui ont posé problème. De petites entreprises, quasi mortes avant la pandémie, ont bénéficié d'une perfusion et leurs propriétaires ont pu racheter une nouvelle affaire. Je ne sais pas si ce réflexe est purement français, mais c'est un véritable problème.

Il y a, dans ma circonscription, une implantation d'un grand groupe qui va fermer. J'ai entendu vos propos sur la loi Florange et il me paraît intéressant de s'y pencher, car de telles situations posent des problèmes, pour le personnel concerné et pour les territoires.

M. Jérôme Darras. - Vous avez cité des dispositifs n'ayant pas atteint leurs objectifs ; en existe-t-il qui pourraient servir d'exemple en matière de conditionnalité ou de suivi ?

Dans le Nord-Pas-de-Calais, une commission de suivi et d'évaluation des aides avait été mise en place. Existe-t-il de tels dispositifs dans nos régions ?

Mme Antoinette Guhl. - Les aides aux entreprises me paraissent également nécessaires pour réguler l'économie ; je pense en particulier aux questions sociales et de transition écologique. Toutefois, cela suscite des questionnements quand on sait que le montant de ces aides est supérieur au budget de l'enseignement supérieur ou de l'hôpital. Or la question du montant entraîne la question du contrôle.

Connaissez-vous des pays européens où il existe une politique de transparence, de suivi et de contrôle des aides publiques ?

Savez-vous s'il existe des doublons inutiles entre aides européennes et aides nationales ? Des mécanismes de contrôle permettraient-ils d'empêcher ces doublons ?

M. Olivier Rietmann, président. - La complexité n'est-elle pas due à un manque de confiance de l'administration à l'égard des entreprises ? On pense que plus les choses sont complexes, mieux on peut encadrer les fraudes. Ne faut-il pas inverser la vision : plutôt que de faire d'avance des choses complexes, ne faudrait-il pas faire des choses très simples et très faciles à contrôler, ce qui permettrait de taper très fort en cas de fraude ?

M. Olivier Petitjean. - Le montant des aides diverses est tellement important que beaucoup d'entreprises en sont devenues dépendantes. Il serait inconcevable de fermer ce robinet de 150 milliards d'euros du jour au lendemain ; nous ne défendons pas cela.

Pour les exonérations de cotisations, on pourrait envisager de mieux cibler les entreprises ou secteurs bénéficiaires et de les réduire. C'est une question politique, il faut avoir le débat sur l'action qui doit bénéficier de nos efforts.

Sur la simplicité, il y a en effet un réel problème. Les aides complexes, qui exigent un dossier difficile à remplir, favorisent les grands groupes ou les firmes spécialisées dans le dépôt de demandes pour le compte d'autres sociétés et qui prélèvent 30 % du montant perçu. Il y a donc un enjeu de ce côté. Cette complexité n'est pas seulement le fait d'une administration pointilleuse, elle procède aussi des règles européennes et de la volonté des États de contourner la réglementation sur les aides d'État.

Pour ce qui concerne les doublons et les chasseurs de primes, qui essaient de tirer profit du système pour avoir l'argent sans s'engager réellement à quoi que ce soit, je pense que les aides à l'innovation, comme le CIR et certaines aides européennes, sont particulièrement concernées. Pour contourner le tabou qui entoure les aides d'État au niveau européen, on prétend que ces dispositifs visent à favoriser l'innovation, à préparer le futur, et qu'il ne s'agit pas d'aides aux entreprises. Et de la même manière, en France, le CIR est censé soutenir l'innovation, mais en réalité c'est une aide aux entreprises. Il y a là des doublons et il faudrait harmoniser. Une mission du pilote des aides serait de simplifier. Les demandes de ces aides sont en effet très techniques, ce sont principalement les grands groupes qui en bénéficient, et ils peuvent, pour des projets similaires, toucher des aides à tous les échelons : européen et national, voire régional.

Existe-t-il un pays exemplaire en matière de contrôle et de transparence ? Nous n'avons pas étudié tous les pays de l'Union européenne. Nous avons échangé avec des journalistes, des économistes et des associations qui travaillent sur ces questions. Aucun pays européen n'émerge comme un exemple à suivre. Aux États-Unis, je l'ai dit, il y a des choses intéressantes à cet égard. Ce chantier vaut pour nombre de pays.

M. Maxime Combes. - Comment peut-on changer les choses, puisque vous disiez que vous étiez mal reçue en rentrant dans votre circonscription ? Selon moi, les choses sont tellement sédimentées que l'on ne peut pas en sortir avec une mesure sortie du chapeau qui permettrait de tout résoudre. Il faut une remise à plat générale. Nous parlons de maquis et, quand on dénombre 2 000 ou 2 200 dispositifs, ne se pose pas seulement la question de la simplification de chaque dispositif, il y a aussi celle de la simplification de l'ensemble. Une petite entreprise en région est incapable de faire face à ce système.

Cela rejoint, fondamentalement, la question - soulevée par M. Gallois - de savoir ce que l'on veut financer et qui paie. Le choix de la France consiste, aujourd'hui, à soutenir la compétitivité de nos entreprises exportatrices par la croissance indéfinie des aides publiques à toutes les entreprises, quelle que soit leur exposition à la compétition internationale. Nul besoin d'être économiste pour voir que cela ne peut pas fonctionner ; il suffit d'avoir un peu de bon sens. Ce n'est pas le bon outil et cet outil ne sera jamais à la hauteur du problème de la concurrence internationale, y compris parce que la Chine fera toujours mieux, du point de vue du coût de production et du volume du soutien à l'export. On ne résout pas la question de la compétitivité de nos entreprises, quand il y a de tels écarts avec les autres concurrents, par des exonérations de cotisations sociales ou des crédits d'impôt. C'est impossible. C'est cela qu'il faut remettre sur la table. Où veut-on aller ? Quelle économie souhaite-t-on ? Quels sont les dispositifs pertinents et les objectifs qui leur sont associés ?

Il ne faut pas par se demander, dispositif par dispositif, comment on peut faire évoluer les aides ; il faut tout remettre à plat. Appelons cela « conférence de financement de l'économie française » ou autrement, mais on ne peut pas se sortir de cette sédimentation sans une remise à plat totale, pour que tout le monde comprenne ce que l'on fait. Si chacun demande que l'on ne touche pas à son dispositif, c'est parce que, dans une situation dégradée, il a peur de perdre le peu qu'il pense avoir. En restant dans ce cadre, rien ne bougera et on aggravera la sédimentation. Une conférence de financement de l'économie française, dans la mondialisation telle qu'elle est affectée par l'action de la Chine et des États-Unis, permettra de définir une réponse. Selon moi, la réponse ne peut être qu'européenne, au minimum.

Enfin, existe-t-il un dispositif d'aide exemplaire du point de vue de la conditionnalité ? Il y a une politique européenne qui n'est pas simple, mais qui fonctionne bien depuis longtemps du point de vue de la conditionnalité et des objectifs : la politique agricole commune (PAC). Je ne dis pas qu'elle correspond à ce que je voudrais, mais ses objectifs sont clairs et cela fonctionne. Y a-t-il d'autres dispositifs ? Non. Les plus gros dispositifs français existants sont totalement dysfonctionnels, cela a été montré par des économistes. Le rapport d'Antoine Bozio et d'Étienne Wasmer sur les exonérations de cotisations montre tous les problèmes que cela pose ; des rapports sur le CIR montrent que cela ne convient pas - on finance Carrefour ou la recherche de Sanofi qui n'est plus en France... - ; des rapports démontrent que le mécénat ne fonctionne pas, etc. Bref, depuis quinze ans, une accumulation de rapports montre que ces dispositifs sont dysfonctionnels.

Remettons tout à plat.

M. Olivier Rietmann, président. - Malheureusement, dans notre pays, tout le monde veut que tout change, sauf pour lui-même...

Je vous remercie, messieurs.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Marc Auberger, inspecteur général des finances
et Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint

(mardi 11 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Marc Auberger, inspecteur général des finances, et M. Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct. Elle fera l'objet d'un compte-rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêt en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Marc Auberger, inspecteur général des finances. - Il n'y en a pas.

M. Ilyes Bennaceur, inspecteur des finances adjoint. - Aucun.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Marc Auberger et Ilyes Bennaceur prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements, voire délocalisent leur activité.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui car vous avez établi et supervisé, M. Marc Auberger, un rapport Revue de dépenses : les aides aux entreprises rendu en avril 2024 au nom de l'inspection générale des finances (IGF), auquel vous avez participé, M. Ilyes Bennaceur. Nous aimerions connaître la définition que vous retenez des aides publiques aux entreprises et ses justifications au regard notamment des quatre périmètres retenus par France Stratégie dans son rapport Les politiques industrielles en France - Évolutions et comparaisons internationales qui est de 2020.

Quelles sont les principales conclusions de votre rapport de 2024 et plus généralement de ceux produits par vos services depuis 2020 en lien avec les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les recommandations de l'inspection générale des finances qui ont été suivies par le gouvernement depuis la crise sanitaire ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de 20 minutes. Puis, M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent. Je vous laisse la parole.

M. Marc Auberger. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous prie d'excuser l'absence de deux des auteurs du rapport, Mme Claire Bayé, qui a quitté l'inspection générale des finances pour rejoindre un groupe du secteur privé, et Mme Louise Anfray, en mission à l'étranger.

Je vais tenter de répondre à vos questions, en partageant les difficultés que nous avons rencontrées dans la définition du périmètre des aides aux entreprises, sujet assez difficile. Chacun identifie assez spontanément les aides directes, qui sont en grande partie des subventions, provenant, d'une part, de l'État et transitant essentiellement par le plan France 2030 et, d'autre part, des collectivités territoriales. On compte également parmi les aides publiques des mesures fiscales, outils qui se sont considérablement développés et qui visent principalement, sous forme de crédits d'impôt, à aider les entreprises en échange de certains engagements ou de certaines décisions. Jusque-là, le sujet reste relativement simple, même si à l'intérieur de ces deux catégories, les éléments se complexifient.

La difficulté principale réside dans le versement d'un grand nombre d'aides de nature indirecte. Premièrement, les ménages peuvent être bénéficiaires d'aides telles que celles destinées à la rénovation de logements, à l'acquisition de véhicules électriques, le pass culture, etc. En cas de suppression de ces aides, ce sont les entreprises qui, in fine, vivant de ces écosystèmes, réclament leur maintien. Doit-on en conséquence, les comptabiliser ou non, comme aides publiques aux entreprises ?

Deuxièmement, certaines aides sont destinées aux salariés. Tout cela est très bien documenté. Elles prennent la forme d'exonérations de charges ou de dispositifs de formation professionnelle dont on peut considérer que, dans une large mesure, ils bénéficient également aux entreprises en disposant d'une force salariale mieux formée.

Enfin et troisièmement, il existe des aides diffuses tels que les aides à la formation et à l'accompagnement des chefs d'entreprise, les aides d'aménagement de zones d'activité et les projets d'infrastructures. On peut également y inclure certains programmes de l'éducation nationale. On entre ainsi dans un domaine où il est complexe d'associer directement ces dispositifs aux aides aux entreprises.

Aux problèmes de périmètre s'ajoutent d'importantes difficultés pour mesurer le coût et l'impact de ces aides. La première d'entre elles est l'incapacité à chiffrer exactement le coût du dispositif. Cela concerne toutes les aides sous forme de garantie, la plus célèbre étant le prêt garanti par l'État (PGE), dont on ne connaît pas aujourd'hui quel sera le coût final pour l'État. La même difficulté existe pour les engagements pris dans le cadre du service public de l'énergie et qui représentent des montants significatifs pour le budget de l'État. Lorsque EDF, pour l'essentiel, achète de l'énergie à des prix prédéterminés, l'État lui verse l'écart entre le prix prédéterminé et le prix de l'énergie sur le marché, si ce dernier diminue et est donc inférieur au prix déterminé. Actuellement, nous sommes plutôt dans la situation inverse mais le coût de ce mécanisme peut progresser très fortement.

Concernant les aides directes, les subventions devraient être a priori simples à mesurer. Toutefois, l'une des difficultés à laquelle nous nous sommes heurtés, est qu'étant principalement versées par les collectivités territoriales, elles ne sont pas toujours correctement retracées dans les dispositifs statistiques. Les collectivités locales ne sont pas forcément soucieuses de transmettre toutes les informations pour permettre une consolidation, même s'il y a des progrès dans ce domaine. La Direction générale des Entreprises (DGE) est en train de mettre en place des répertoires assez précis.

Enfin, la dernière difficulté porte sur les dépenses fiscales qui sont très peu suivies. C'est un sujet important de préoccupation pour tout le monde.

Comment avons-nous géré notre mission ? Nous avons répondu à la demande du ministre afin de résoudre des problèmes concrets. Nous étions peu nombreux en termes de moyens. Nous avons disposé d'un temps assez court et nous cherchions à atteindre un résultat opérationnel. Nous nous sommes donc concentrés sur les sujets qui étaient les plus simples à appréhender dans le cadre d'une revue de dépenses, qui n'est ni une mission visant à l'exhaustivité universitaire, ni un exercice de stratégie. Cette revue présente un caractère opérationnel, ayant pour objet de fournir aux ministres des pistes d'économie. Les documents produits ne sont pas d'une lecture particulièrement engageante, nous en sommes conscients, mais ils tentent de répondre à la question posée, de manière efficace.

Dans ces conditions, les questions de périmètre sont finalement apparues assez secondaires car nous nous sommes rapidement concentrés sur les dispositifs présentant le plus d'effets de levier, d'une part, et ne faisant pas déjà l'objet d'autres études pour éviter les doublons, d'autre part. Je fais référence notamment au rapport de MM. Antoine Bozio et Étienne Wasmer qui était alors en cours de rédaction. L'inspection y a été très impliquée car la directrice du pôle sciences des données de l'IGF a été une des contributrices importantes aux travaux des deux économistes. Étaient également en cours de réalisation un grand nombre de missions dans le domaine de la culture, notamment une sur le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC) et une autre sur le soutien aux programmes en faveur des jeunes. Nous n'avons donc pas étudié la question des aides dans le domaine de la culture, même si leur montant total n'est pas négligeable.

Nos travaux ont donc porté sur un périmètre de 22,9 milliards d'euros, répartis entre cinq ministères, c'est-à-dire une portion, je le reconnais, assez faible de l'ensemble des aides que l'on peut recenser, mais sur lesquelles nous pouvions identifier des leviers d'action facilement opérables.

S'agissant des aides fiscales, nous avons identifié 90 aides pour un montant total de 18 milliards d'euros, relevant soit du ministère de l'économie, soit essentiellement du ministère de la recherche ou des transports.

Concernant les aides budgétaires, nous avons examiné les différents dispositifs de cinq ministères : ceux de l'économie et des finances, de l'énergie, de la recherche, des transports et de la transition énergétique. Or, on a observé qu'il y en avait finalement assez peu. En effet, nous n'avons pas pris en compte celles attribuées dans le cadre de France 2030 qui étaient en dehors du périmètre de la mission, celles octroyées au titre du service public de l'énergie, représentant 16,8 milliards d'euros, ainsi qu'un certain nombre de programmes d'aide versés à la SNCF qui obéissent à une logique qui leur est propre. En conséquence, le périmètre des aides budgétaires auquel nous nous sommes intéressés a été évalué à 4,5 milliards d'euros. La question du périmètre a été finalement dictée par la nécessité de fournir à nos commanditaires des pistes d'économie.

En termes de dépenses budgétaires, il est possible de s'interroger sur la pertinence de certaines aides pour un montant de 935 millions d'euros, dont 920 millions d'euros relèvent du ministère de l'économie et des finances. Ces interrogations portent notamment sur les missions d'accompagnement des entreprises assurées par les chambres de commerce et les chambres de métier, et depuis peu, sur celles de Bpifrance. Précisons toutefois que si ces dépenses constituent des pistes d'économies budgétaires, étant adossées à un impôt spécifique, il est évident que la contrepartie aurait été la suppression de cet impôt de production, qui est je crois un complément à la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).

En ce qui concerne les dépenses fiscales, nous nous sommes surtout concentrés sur les accises sur l'énergie, pouvant donner lieu à environ un milliard d'euros d'économies à deux titres. D'une part, certaines réductions d'accises sur les biocarburants interrogent. Faut-il continuer à encourager l'insertion des biocarburants dans l'essence par des accises à taux réduit, dans un contexte où on constate, lors d'échanges avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), de très fortes tensions sur la biomasse disponible ? Le même esprit critique peut être appliqué aux réductions d'accises pour l'électricité qui bénéficient aux électro-intensifs. D'autre part, il existe des sources d'économies dans le cadre du ministère de l'Enseignement supérieur et l'innovation, qui concernent essentiellement le crédit d'impôt recherche (CIR).

Quatre axes d'économies ont été identifiés. Certaines des propositions ont été adoptées dans le cadre du projet de loi de finances pour 2025, notamment à la suite d'un amendement de la commission des finances du Sénat. Ainsi, l'ajustement du CIR a été voté à peu près dans les termes qui avaient été proposés dans notre rapport. Les aides aux industriels électro-intensifs ont été recentrées. En effet, une partie des réductions des accises sur les « électro-intensifs » profitait à des entités qui n'étaient pas des opérateurs industriels. Dès qu'un site comportait une implantation industrielle, l'ensemble du site, y compris les bureaux et les magasins, pouvait bénéficier du tarif réduit d'accises. Avoir des surfaces commerciales qui bénéficient de ce tarif est problématique. Le PLF a également supprimé la dépense fiscale concernant les réductions d'impôts sur le revenu pour les organismes de gestion agréés (OGA).

Quant aux éventuels travaux complémentaires à mener, nous avons proposé d'examiner l'ensemble des aides versées au groupe La Poste, en raison de leur montant et de la tendance à leur hausse, ainsi que les aides fiscales à la transmission d'entreprise.

Mes propos sur l'IGF ne sont certes pas exhaustifs, n'ayant pas pu prendre connaissances de l'ensemble des rapports. Mes travaux ont notamment porté sur la réduction d'impôt (IR-PME) pour souscription au capital d'une société, et sur les aides dans le cadre du programme 134 « Développement des entreprises et régulations » de la mission « Économie ». Force est de constater que certains de nos constats sont entendus, voire reçoivent un début d'application.

Permettez-moi, dans ce propos liminaire, d'ajouter quelques observations sur la notion de contrôle des aides aux entreprises, objet de vos travaux. Un grand nombre des aides aux entreprises prennent la forme de dépenses fiscales qui répondent à des critères. Ces derniers sont contrôlés par l'administration fiscale, dans le cadre d'une démarche qui s'appelle le contrôle fiscal. Sauf à considérer qu'il existe une défaillance majeure dans le contrôle fiscal en France, je ne crois pas qu'on puisse considérer qu'il n'y a pas de contrôle de ces dépenses. Le bon sens populaire ne fait pas erreur quand il alerte sur le risque de contrôle fiscal lors d'une demande de bénéficier d'une mesure fiscale. L'administration procède à la vérification et aux contrôles nécessaires. Si des dépenses importantes effectuées dans le cadre du crédit d'impôt recherche ne répondent pas aux critères, la sanction est immédiate : le crédit d'impôt est rappelé.

On ne peut donc pas partir de l'idée selon laquelle les dépenses fiscalesne sont pas contrôlées. Elles obéissent à des critères complexes d'attribution, très encadrés, qui sont définis par les textes, dont l'interprétation est précisée par la doctrine administrative publiée au Bulletin officiel des finances publiques (Bofip). Bien évidemment, l'administration s'assure qu'elle ne puisse pas donner lieu à des comportements d'optimisation ou d'évasion de l'impôt qui ne sont pas conformes à l'objectif de l'aide. Je ne crois pas qu'on puisse dire qu'en France: il n'y a pas de contrôle fiscal . Néanmoins, contrôler ne veut pas dire suivi. C'est un sujet totalement différent. Les aides sont très contrôlées du point de vue des critères. Elles ne sont pas pour autant suivies.

Quant aux aides directes versées sous forme de subventions, le processus de contrôle est totalement différent. Il se situe tout d'abord au moment de la décision d'attribution, dans le cadre de la soumission du dossier de demande que les entreprises considèrent généralement comme complexes. La conformité aux critères posés par le législateur et la réglementation est vérifiée au moment du dépôt de la demande d'aide. Si certaines aides, telles que celles liées à la crise sanitaire, ont été ou sont attribuées de manière assez automatique, la plupart d'entre elles, notamment celles prévues dans le cadre de France 2030, font l'objet d'une instruction approfondie qui peut s'étendre sur plusieurs années. Cet examen porte en particulier sur la raison de la demande, la nature du projet et sa rentabilité économique.

L'aide est ensuite contrôlée au moment de son décaissement. Il ne suffit pas d'envoyer la décision d'attribution pour percevoir une aide. L'administration requiert la transmission de pièces comptables et vérifie la réalisation de l'investissement ainsi que sa conformité au projet.

Une fois l'aide décaissée, l'IGF réalise des contrôles a posteriori sur deux types de dispositifs de prêts. Le premier contrôle porte sur la part française dans les crédits à l'exportation. Dans le cadre de l'octroi d'une aide, la Compagnie française d'assurance pour le commerce extérieur (Coface) requiert un minimum de contenu français dans le produit et dans le contrat. Le second contrôle effectué par l'IGF concerne le respect des conditions des prêts octroyés par la direction du Trésor dans le cadre de restructuration d'entreprises en difficultés. S'agissant des autres dispositifs, les différents opérateurs, tels que Bpifrance pourront vous renseigner sur les audits qu'ils effectuent s'agissant des aides qu'ils gèrent.

En conclusion, vous allez souvent entendre que les aides ne sont pas contrôlées. Je pense que ce n'est pas totalement vrai. Je ne connais pas d'adresse en France où, en tant qu'entreprise, vous envoyez votre IBAN et vous demandez de bien vouloir verser 5 millions d'euros parce que vous êtes né en telle année. Cela ne marche pas comme cela. Il faut constituer des dossiers. C'est pénible mais cela fait partie de la démarche de contrôle.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, Monsieur Auberger, pour cette conclusion qui introduit un autre regard dans l'appréciation de la situation actuelle. Je vais laisser la parole à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, Monsieur l'inspecteur général des finances pour vos propos introductifs. Si j'étais provocateur, ce que je ne suis pas, je dirais qu'en vous écoutant, tout va bien. Nous vivons dans un royaume parfait où les aides publiques aux entreprises sont contrôlées et tout va bien. Toutefois, quand on revient au réel, c'est un peu plus complexe.

Permettez-moi, tout d'abord, de m'étonner. Les auteurs du rapport dont vous faites partie ont étudié pendant quatre mois un périmètre d'aides de plus de 22 milliards d'euros, qui certes ne peut embrasser tout le panel des aides publiques avec leur complexité. Or, sauf erreur de ma part, ou à moins que n'existe une liste de la DGE des aides supérieures à 300 000 euros, on ne dispose toujours pas de tableau de bord de l'ensemble des aides directes et indirectes. Vous en faites, vous-même, le constat dans la présentation de votre rapport. La première question qui s'impose donc est : existe-t-il donc un tel tableau de bord ?

Ma deuxième question porte sur l'évaluation des dépenses fiscales. Vous aviez suggéré la création d'une cellule spécifique dédiée à leur évaluation, soit la rattachant à votre service, soit au Conseil des prélèvements obligatoires. Ces travaux ont-ils été entrepris ? Cette cellule a-t-elle été créée ? Dans l'affirmative, combien de personnes y travaillent ?

S'agissant en particulier des grands groupes qui procèdent à des licenciements après avoir perçu des aides, sont-ils contrôlés ? À titre d'illustration, M. Michel Barnier, alors Premier ministre, avait déclaré à l'Assemblée nationale comme au Sénat qu'il allait demander des comptes à Michelin sur l'utilisation des aides après l'annonce d'un plan social. Selon vous, cette déclaration a-t-elle été suivie d'effets ? L'IGF, ou un autre service, a-t-elle été mobilisée pour effectuer ces contrôles ? Si oui, quels en sont les résultats ? Gardons-nous d'en rester aux effets d'annonce politique et vérifions la réalité de la situation.

Mon troisième point porte sur les conditionnalités. Y êtes-vous favorable ? La question est pertinente, compte tenu de critères d'octroi parfois flous, de la difficulté de mesurer ou de consolider les aides et du peu de suivi de ces aides, selon certains économistes et juristes. Vous évoquiez le crédit d'impôt recherche. Serait-il normal qu'une entreprise ayant bénéficié pendant des années du crédit d'impôt recherche le rembourse si elle licencie l'ensemble de ses effectifs de recherche en France ? Existe-t-il aujourd'hui de tels mécanismes de remboursement ?

Nos travaux sont concentrés sur les grands groupes. Indépendamment de nos différences politiques, nous ne sommes pas opposés à ce que les entreprises soient aidées. Toutefois, il apparait que la masse des aides accordées aux grandes entreprises, à celles de taille intermédiaire et aux plus petites, est difficilement évaluable. Or, avec le président, qui est également à la tête de la Délégation des entreprises, je partage le constat suivant : les petites entreprises n'ont pas accès à un certain nombre d'aides parce qu'elles n'en ont pas les moyens, contrairement aux grands groupes, pour lesquels renseigner des dossiers ne constitue pas un obstacle à la demande d'aide.

M. Marc Auberger. - Je n'ai effectivement pas insisté dans la présentation sur ce qui n'allait pas. Nous allons pouvoir aborder ce point. Quand je fais référence au contrôle, je ne parle ni de suivi, ni d'évaluation. Ce sont des choses totalement différentes. Le contrôle vise à s'assurer qu'il n'y a pas de fraude massive en France aux aides aux entreprises. Peut-être en découvrirez-vous ? Au niveau microéconomique, l'attribution et la gestion de ces aides sont encadrées. En revanche, elles ne sont pas suivies.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ni évaluées.

M. Marc Auberger. - C'est encore un autre sujet. Encore faudrait-il, pour les évaluer, être capable de les suivre, savoir effectivement combien cela coûte. Plusieurs facteurs expliquent la situation actuelle. Tout d'abord, les dépenses fiscales, qui sont aujourd'hui le principal vecteur des aides aux entreprises, sont confiées à l'administration fiscale, dont le métier consiste à établir, recouvrer et contrôler l'impôt. Cette administration n'est pas chargée d'assurer l'efficacité des activités de recherche menées par les entreprises en France ou la garantie de l'emploi.

En conséquence, quand elle établit un texte de déclaration, par exemple, pour le CIR, elle vérifie l'éligibilité des dépenses, le respect des critères, l'exactitude des calculs, etc. Ainsi, vous ne savez pas combien de chercheurs sont employés par une entreprise qui bénéficie du CIR, car ce n'est pas mentionné dans la déclaration. Dans le cadre de la réduction d'impôt sur le revenu du dispositif « Madelin IR-PME » au profit des particuliers, on ignore sur quelle entreprise a porté l'investissement, son secteur, ses effectifs. L'administration fiscale ne dispose que d'un numéro pour vérifier que l'entreprise existe en cas de contrôle. Il en est de même du crédit d'impôt jeu vidéo. Toutes les données relatives aux crédits d'impôt sont recensées et compilées dans un but conforme à l'administration fiscale qui les gère : l'efficacité et la régularité du recouvrement de l'impôt.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'administration fiscale ne cherche donc pas à savoir combien de chercheurs ont été recrutés ou si les activités de recherche sont effectuées en France ?

M. Marc Auberger. - Les textes prévoient des dispositions de plafonnement : 10 millions d'euros pour les dépenses qui doivent être faites dans l'espace économique européen, ramenées à 2 millions d'euros si ces dépenses sont faites dans une société qui est une de vos filiales. Ces dispositions procèdent d'une logique anti-optimisation du dispositif qui est extrêmement prégnante.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Donc, pas obligatoirement en France.

M. Marc Auberger. - Effectivement. Ces dispositifs sont aujourd'hui conçus et administrés dans une optique, encore une fois, qui est celle de l'administration à laquelle on les a confiés. C'est pourquoi nous avons proposé que pour chacune des dépenses fiscales soit créés à la fois un référentiel d'évaluation et une base de données pour pouvoir assurer dans un premier temps le suivi et à terme la mesure et l'évaluation de la dépense. Cette proposition n'a pas reçu de début d'application, mais fait l'objet de nombreuses réflexions.

La question n'est pas de déterminer si une entreprise X ou Y a perçu une aide en fraudant la loi mais d'effectuer un suivi et une évaluation de cette aide. Ce travail nécessaire reste à faire tandis que les questions sur ces aides se multiplient. En effet, la situation de ce point de vue n'est pas totalement satisfaisante. C'est aujourd'hui clairement l'un des angles morts importants du dispositif que de suivre ses aides, de savoir de quel type de dispositif une entreprise a bénéficié. C'est une réalité, c'est incontestable. Afin que les administrations gestionnaires des aides puissent assurer un suivi plus efficace, un cadre de référence d'évaluation pour chaque dépense fiscale et à chacun de ses renouvellements, devrait être défini avec un minimum de données, transmises par le bénéficiaire indépendamment de la procédure fiscale, sous réserve du secret fiscal ou le cas échéant du secret statistique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de vous interrompre car vous êtes la première administration que nous auditionnons. Nous comprenons que l'administration fiscale contrôle si l'entreprise a ou non le droit à une aide spécifique. Elle est ensuite versée. Ce que vous déplorez, ce que l'on constate, c'est un suivi, une évaluation et des sanctions que nous qualifions d'inexistants et vous d'« insatisfaisants ».

M. Marc Auberger. - En matière de sanction, si vous n'avez pas respecté les critères, l'administration va vous redresser.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais pas de suivi, pas d'évaluation. C'est clair.

M. Ilyes Bennaceur. - Ce n'est pas l'objet du contrôle fiscal.

M. Marc Auberger. - Cela paraît difficile de revenir vers les entreprises et de demander le remboursement du montant d'une aide qui a été votée et mise en oeuvre parce qu'elle s'avèrerait inefficace et absurde, une fois que les entreprises en ont bénéficié.

M. Olivier Rietmann, président. - Il ne faut absolument pas confondre le contrôle qui, en cas de fraude, peut donner des sanctions, et l'efficacité en termes d'utilisation des deniers publics. Le contrôle ne fait pas l'objet de critiques. Les « scandales » portent rarement sur des questions de fraude. Les demandes et les dossiers sont très bien encadrés. Leur complexité est généralement dénoncée par les chefs d'entreprise et les collectivités territoriales comme obstacle à l'accès aux aides. Les contrôles permettent de détecter toute fraude et donner lieu à un redressement.

En revanche, derrière tout dispositif, existe un objectif qui demanderait un suivi et une évaluation, mais qui, jusqu'à maintenant, n'a jamais été encadré par une obligation de résultat. C'est pourquoi je souhaiterais que l'on parvienne à fixer des critères en ce domaine, pour agir sur ces entreprises qui ont bénéficié d'aides publiques et qui ont par la suite délocalisé.

Si, dans le cadre de l'attribution de ces aides, il n'est pas expressément indiqué que, pendant une certaine durée, l'entreprise ne peut ni licencier, ni délocaliser, celle-ci ne peut être pénalisée pour l'avoir fait. Il est alors question de conditionnalité. C'est pourquoi il convient de différencier les critères d'attribution qui nécessitent des contrôles, qui peuvent donner lieu à des sanctions de l'absence totale de suivi, et l'évaluation, ouvrant la possibilité à l'entreprise d'adopter des comportements qui ne sont pas sanctionnables, car absents des critères d'attribution dès l'origine.

M. Marc Auberger. - La deuxième question portait sur l'évaluation des dépenses fiscales. Des missions d'évaluation sont menées sur différents dispositifs tels que le CIR, qui est très largement évalué. Ces rapports sont intéressants et, par certains côtés, assez frustrants, parce que vous voyez bien que ce n'est pas simple d'avoir une conclusion très tranchée.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez évoqué les dispositifs facilitant la transmission d'entreprise qui constituent de véritables accompagnements financiers et aides aux entreprises. Ayant rédigé un rapport sur ce sujet, il y a deux ans, j'ai pu constater qu'il n'y avait jamais eu d'évaluation. Sans évaluation, ni tableau de bord, modifier le « pacte Dutreil » serait purement idéologique ou dogmatique, selon la Cour des comptes.

M. Marc Auberger. - Je ne connais pas les conclusions des travaux en cours de la Cour des comptes sur ce sujet.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela fait partie des aides aux entreprises.

M. Marc Auberger. - Bien sûr. Ces dispositifs posent effectivement question. Je le répète des travaux ponctuels d'évaluation des dépenses fiscales existent. Ceux sur le CIR sont intéressants. Toutefois, ainsi que l'ont souligné les représentants de l'Insee la semaine dernière, l'évaluation constitue un véritable défi méthodologique qui requiert la définition d'un échantillon d'entreprises ayant obtenu l'aide, un autre constitué d'entreprises comparables ne l'ayant pas obtenue, afin d'observer d'éventuelles divergences de comportements. Plusieurs facteurs complexifient cet examen : la concentration de ces aides sur un nombre relativement restreint d'entreprises, la difficulté d'identifier des entreprises exactement comparables, la présence de bruit parasitant l'interprétation des résultats, et la détermination de la causalité, en raison d'effets d'aubaine. Vous avez un aperçu de ces difficultés lorsque vous lisez le rapport sur le CIR. Ce n'est pas évident d'arriver à des conclusions très claires.

Aussi difficiles ces travaux d'évaluation soient-ils, cela ne signifie pas pour autant qu'il ne faut pas les mener, d'autant plus que la Commission européenne exige, pour tous les programmes d'aide majeure de plus de 150 millions d'euros de mémoire, la transmission d'un référentiel d'évaluation lors de l'autorisation, puis la réalisation de ladite évaluation ensuite. Si vous interrogez la Commission européenne, je ne suis pas certain que l'on soit les premiers de la classe en ce domaine. L'évaluation est donc une pratique difficile, à laquelle on doit se livrer. Voici ce qu'il en est de l'évaluation des dépenses fiscales. Je suis moins familier de celle des subventions qui concernent essentiellement les aides octroyées dans le cadre de France 2030.

En réponse à votre question sur le groupe Michelin, nous avons été sollicités mais nous n'y avons pas répondu favorablement. En effet, nous étions en cours de mission sur une entreprise qui, avant Michelin, avait fait l'objet de ce type de discussion. Nous avons donc demandé aux autorités politiques de pouvoir achever la mission en cours, de voir le type d'enseignement qu'on pouvait en tirer et de définir une méthodologie et s'organiser pour répondre à ce type de questions.

M. Olivier Rietmann, président. -Vous confirmez bien que vous avez été sollicités ?

M. Marc Auberger. - Oui, nous avons été sollicités. Nous n'avions pas encore lancé la première mission, qu'on nous sollicitait pour effectuer la suivante. Nous avons demandé à pouvoir achever d'abord cette première mission.

M. Olivier Rietmann, président. - Où en êtes-vous sur la première ?

M. Marc Auberger. - Elle est quasiment achevée, voire terminée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de personnes de l'IGF traitent ces questions ? Quel est le délai de réponse moyen ? Combien d'agents sont dédiés à une telle mission ? Est-ce par manque de moyens humains que vous ne pouvez pas répondre aux sollicitations politiques ? Le Premier ministre vous ayant saisi en novembre 2024, il conviendrait qu'il puisse disposer de l'information dans un délai raisonnable.

M. Olivier Rietmann, président. - Êtes-vous habitué à ce genre de demande ? Est-ce le fait que vous soyez souvent sollicités qui vous empêche de pouvoir y répondre immédiatement ?

M. Marc Auberger. - Les effectifs de l'inspection ne sont pas spécialisés par type de mission. On ne peut pas faire toutes les missions qu'on nous demande, forcément, dans un délai très court, pour des raisons de tension sur les effectifs. Une telle mission requerrait sans doute la mobilisation de trois personnes sur un mois et demi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardonnez mon étonnement - et ce n'est pas une critique personnelle à votre égard - mais le Premier ministre, interpellé par l'Assemblée nationale et le Sénat, en novembre dernier, lors des questions d'actualité, prend un engagement de demander des comptes au groupe Michelin et vous saisit pour effectuer cette mission. Nous nous apercevons mi-février que la question n'est toujours pas traitée et qu'elle nécessite trois agents pendant un mois et demi. Vous comprendrez que ces choix de fonctionnement interne fragilisent la parole politique. Je vous avoue que je suis dubitatif.

M. Marc Auberger. - Pour répondre à la question différemment : avons-nous l'habitude de réaliser ces travaux, Monsieur le Président ? Absolument pas. Cela ne relève pas des missions de l'IGF. La question nous a été posée à l'automne pour une autre entreprise bénéficiant d'aides à la recherche et développement, et pour laquelle le ministre de l'économie et des finances s'était engagé vis-à-vis de la représentation nationale à ce que l'IGF remette un rapport. Le rapport est fait. Nous souhaitions achever cette mission et déterminer dans quelle mesure il nous était possible de répondre à cette difficile question posée par le pouvoir politique. En effet, pour quelles raisons l'entreprise nous répondrait-elle ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elle bénéficie de l'argent public. Cela me semble étrange qu'elle ne réponde pas à votre sollicitation.

M. Marc Auberger. - Elle n'y est pas tenue. L'IGF a des pouvoirs qui sont définis par des textes réglementaires et par la loi. Le fait de contrôler l'utilisation d'une aide reçue par une entreprise n'en fait clairement pas partie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais qui peut contrôler ?

M. Marc Auberger. - Les Urssaf contrôlent les aides à l'emploi. L'administration fiscale contrôle le crédit d'impôt recherche. J'en reviens au point de départ. Ces aides sont contrôlées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, mais pas suivies, ni évaluées.

M. Marc Auberger. - Je comprends parfaitement votre question. C'est assez troublant, et j'en conviens avec vous. Je n'ai pas la réponse à la question du montant perçu par l'entreprise et je ne peux lui demander. Il faut interroger les services fiscaux, l'Urssaf, ce que nous avons fait sur le précédent sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La transparence doit prévaloir. J'en reviens donc à ma première question, qui est d'au moins disposer d'un tableau de bord.

M. Marc Auberger. - Je souhaite rappeler que premièrement l'inspection générale des finances a des pouvoirs strictement définis. Deuxièmement, elle n'a pas vocation à se substituer aux Urssaf, administration importante dans la gestion de ces dispositifs, pour tout ce qui est exonération fiscale, ni à l'administration fiscale.

Nous pouvons effectivement consolider l'ensemble de leurs données et porter un jugement, ce que nous avons effectué dans le cadre du premier cas qui nous a été posé et qui constituait un sujet entièrement nouveau pour nous.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel était ce cas ?

M. Marc Auberger. - C'était, en l'espèce, Sanofi. L'engagement a été tenu. Le rapport a été remis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il public ?

M. Marc Auberger. - Non, en raison des données couvertes par le secret fiscal, telles que l'impôt payé par l'entreprise ou par le secret des affaires, qui sont nécessaires à la réalisation de la mission. Rendre public le rapport reviendrait à rendre public ces données.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le secret des affaires et le secret fiscal nous seront donc opposés dès qu'on examinera l'utilisation de l'argent public ?

M. Marc Auberger. - Dès lors que vous allez atteindre un degré de granularité qui est celui de l'entreprise, oui en général. Toutefois, en tant que rapporteur d'une commission d'enquête, vous êtes doté de pouvoirs qui vous permettent de passer outre. Pour autant, ce rapport n'est pas public car les données fiscales d'une grande entreprise française ne sont pas publiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la définition que vous donnez aux aides publiques. Ce qui nous intéresse, vous l'aurez compris, c'est d'abord de dresser un constat partagé. Nous avons entendu des représentants de l'Insee qui ont déclaré ne pas connaître le montant maximal des aides mais son plancher de l'ordre de 70 milliards d'euros. Certains évoquent un montant de l'ordre de 180, 190 jusqu'à 250 milliards d'euros. Tout dépend si l'on prend en compte les aides directes ou indirectes. L'IGF ne dispose pas d'un tableau mais a-t-elle estimé le montant total des aides directes et indirectes ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'ajouterai pour préciser la question du rapporteur, que sur le principe des aides de minimis, le ministère de l'Économie et des finances tient compte et compile les aides aux entreprises jusqu'à 300 000 euros, puisqu'au-delà de ce montant, l'entreprise doit faire une déclaration au niveau européen. Ce tableau de bord des entreprises percevant ces aides est-il communicable ?

M. Marc Auberger. - Vous pouvez en obtenir la communication auprès de la DGE qui le renseigne. Cependant, je crains que vous ne soyez déçu car ce tableau ne retrace pas l'ensemble des aides, uniquement celles considérés comme aides d'État, au sens de l'Union européenne, ce qui exclut du périmètre par exemple le crédit d'impôt recherche.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous aurez compris que dans notre diversité d'opinions, nous sommes tous favorables à l'accompagnement de nos entreprises, l'emploi, la formation, les salaires et le maintien de l'outil industriel en France. Toutefois, je suis réellement dubitatif sur cet environnement des aides qui apparaît très compliqué. Il n'y a pas de tableau de suivi et peu d'évaluation.

On ignore le montant total des aides publiques, probablement entre 200 et 250 milliards d'euros. En même temps, on dénombre 300 plans de licenciement, ArcelorMittal, aujourd'hui, Auchan et Michelin hier. Les mêmes versent des dividendes. Cela crée un sentiment d'incompréhension. On a l'impression que l'État est désemparé, dépourvu de chiffres, y compris lorsque le Premier ministre mobilise ses services. Vous comprendrez, au minimum, notre interrogation, notre étonnement, je ne dirai pas plus pour rester mesurer.

Loin de vous mettre en cause, je pense que la situation actuelle résulte de choix politiques. À un moment donné, nous devrons ensemble faire en sorte d'avoir un tableau de bord, permettant de recenser l'ensemble des aides en toute transparence, sans le rendre public, mais accessible à la représentation nationale, pour s'y référer lors des débats budgétaires.

M. Marc Auberger. - Je ne peux que partager ce point de vue, en particulier lors du renouvellement d'un crédit d'impôt dans le cadre du projet de loi de finances. Par exemple, le crédit d'impôt jeux vidéo a été prorogé par la loi de finances pour 20205. Sur quelle base ? Où est le rapport d'évaluation ? Qui en bénéficie ?

M. Olivier Rietmann, président. - On renouvelle sans se baser sur une évaluation.

M. Marc Auberger. - À cette fin, le Parlement doit demander la production d'un rapport d'évaluation dans un certain délai pour examiner la pertinence du renouvellement du dispositif. Cela a été le cas pour l'IR-PME. Lors de la discussion du renouvellement de son taux majoré, l'IGF a été sollicitée pour l'évaluer. Le rapport existe et a été rendu public. Il n'a d'ailleurs été que très partiellement suivi d'effet, puisque le taux des fonds communs de placement dans l'innovation (FCPI) a été majoré alors que le rapport préconisait sa suppression dans un an à son expiration.

Il conviendrait de disposer d'une évaluation avant le renouvellement de chacune de ces mesures et à défaut, d'exiger une telle évaluation lors du renouvellement. De toutes façons, cette discipline nous sera imposée par l'Union européenne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il est possible d'obtenir communication du rapport sur Sanofi, que nous allons auditionner ? Quand remettrez-vous le rapport sur le groupe Michelin ? Pourrons-nous en avoir communication ?

M. Marc Auberger. - Je n'ai pas de date précise de remise du rapport sur Michelin. Quant à celui sur Sanofi, la demande doit être faite auprès du ministre.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous le demanderons au ministre.

M. Olivier Rietmann. - Je précise, bien évidemment, comme vous nous l'avez expliqué, que le fait de dévoiler certaines informations, notamment en commission d'enquête, peut aller à l'encontre du secret professionnel, fiscal ou des affaires. Toutefois, la commission est tenue à une obligation de confidentialité concernant les données qui ne sont pas publiques. Vous pouvez donc nous les transmettre pour que nous puissions les étudier. Il n'y aura pas de divulgation puisque celles-ci n'auront n'a pas été communiquées en audition publique.

M. Marc Auberger. - Nous ne sommes pas propriétaires des rapports. Nous les diffusons à ceux à qui on nous dit de les communiquer. Je peux comprendre que la poursuite de la transparence et les difficultés de mener les missions d'évaluation génèrent une certaine frustration. Cependant, nous ne disposons pas de pouvoirs d'investigation extraordinairement puissants face à une entreprise. Les données transmises sont fournies au titre d'un certain nombre d'engagements et dans le cadre d'un rapport de confiance quant à la garantie de leur confidentialité. N'y voyez aucune cachoterie malsaine. La confidentialité de certaines données répond à un souci légitime de ces grands groupes. Ceux-ci sont très exposés à la concurrence internationale. Les informations sur leur fiscalité ou leurs structures de coûts pourraient être utilisés à mal escient pour leur nuire.

S'il convient de toujours plus informer le public à l'échelle de chaque mesure d'aide, la difficulté de mettre en oeuvre une transparence globale se heurtera toujours à la question de la granularité. J'avais travaillé sur le rapport du programme budgétaire 134, rassemblant les dépenses fiscales d'aides aux entreprises. Nous avions proposé d'améliorer les indicateurs et les informations transmises au Parlement. Ces indicateurs sont construits par secteur, sans pouvoir atteindre la granularité de l'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je comprends que vous instauriez un rapport de confiance avec l'entreprise que vous évaluez. Néanmoins, ce qui demeure incompréhensible, voire aberrant, c'est que l'administration ne sache pas combien elle a versé. Prenons l'exemple des chômeurs qui nous regardent, la sanction est immédiate s'ils ne se conforment pas aux procédures.

Concernant les grandes entreprises, l'administration ne maîtrise pas combien elle verse, entreprise par entreprise et dispositif par dispositif. Elle est soumise au bon vouloir de l'entreprise, en la sollicitant pour obtenir des informations qu'elle devrait détenir. Je ne dis pas que cette évaluation doit reposer sur vos services, compte tenu de vos moyens humains limités. Mais comprenez notre étonnement.

M. Marc Auberger. - Je me suis très mal exprimé. Ces travaux d'évaluation se font, essentiellement, en interne, avec l'administration et consiste à recenser, administration par administration et mesure par mesure, combien l'entreprise a perçu. Ces informations sont présentées dans des formats propres à chaque administration et peut nécessiter un travail d'interprétation. Quant aux collectivités territoriales, certaines ne vous répondent pas, invoquant qu'elles n'ont pas à nous répondre.

Pour progresser, il convient d'instaurer une relation de confiance, pour que l'entreprise accepte de dialoguer et de répondre aux questions. Comment avez-vous employé l'aide ? Combien employez-vous de chercheurs ? Ce ne sont pas des questions que l'on trouve dans les dossiers administratifs. C'est surprenant. Je suis d'accord avec vous, mais c'est un état de fait.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie Monsieur Auberger. Je précise, à titre de clarification juridique, que l'obligation de confidentialité qui concerne chaque membre de la délégation prend effet dès l'instant où des informations non publiques nous sont remises. Nous sommes engagés à respecter cette confidentialité pendant au moins 25 ans.

Mme Laurence Harribey. - Notre rapporteur Fabien Gay a posé essentiellement toutes mes questions. En poser d'autres n'apportera rien à notre étonnement agacé, qui va bien au-delà de la frustration. J'ai parcouru votre rapport sur les aides aux entreprises. Un grand nombre de paragraphes se concluent avec les mots « Le temps limité imparti ne nous a pas permis de... Les données que nous avons ne nous ont pas permis de... ». On y lit des notes qui sont des inventaires à la Prévert, énumérant une liste d'aides, sans vision générale synthétique. Je suis stupéfaite par le manque d'outils d'évaluation.

Je rappelle que le titre de la commission d'enquête n'est pas le contrôle des aides, mais l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises, avec un souci d'évaluation de leur efficacité, eu égard aux prélèvements sur notre économie. Il est aussi question d'efficacité de la politique industrielle et économique.

Une toute petite remarque concernant la diapositive que vous avez projetée sur la définition du périmètre d'aide publique. Les aides indirectes s'intitulent « aides aux ménages » et « aides aux salariés » dont « exonération de charges » et « aides à la formation ». J'aurais préféré une catégorisation en aides aux entreprises concernant les masses salariales, exonérations de cotisations sociales et pas de cotisations de charges et aides à la formation. Ce sont, en effet, des aides aux entreprises et non aux salariés.

Cette présentation est très révélatrice de la culture française du contrôle qui me semble très éloignée de ce qu'est une politique industrielle et économique et de ce que doit être une politique d'évaluation de l'efficacité de nos politiques.

M. Thierry Cozic. - J'ai trois questions. La première porte sur le calibrage des aides. Y aurait-il des difficultés de mise en oeuvre des aides, en raison de leur calibrage ? Font-elles l'objet d'une étude d'impact avant d'être mises en oeuvre ?

On constate l'absence d'évaluation et de suivi, en raison notamment d'un problème de moyens. S'agit-il d'une question de moyens humains ou d'organisation ? Quelle est votre analyse des causes ?

Ma troisième question, qui est sous-jacente aux deux premières, est la suivante : pensez-vous que le législateur devrait étendre les pouvoirs de suivi et d'évaluation des administrations publiques ? Je comprends que les missions de contrôle existent mais celles de suivi et d'évaluation sont perfectibles.

M. Marc Laménie. -Le titre de la diapositive « La définition d'un périmètre d'étude est complexe » résume bien le problème auquel nous nous heurtons. Le rapporteur a évoqué les moyens humains. Faut-il réellement des moyens humains supplémentaires ?

S'agissant des connaissances, l'administration fiscale, l'administration centrale et sur le terrain, les personnels au niveau des directions départementales et dans nos territoires, ont une bonne connaissance du monde économique des entreprises. En revanche, la lisibilité financière et comptable des différents dispositifs d'aides est ardue pour un grand nombre d'entreprises. Quelle que soit leur taille, elles font le plus souvent appel à des experts comptables, des commissaires aux comptes et des centres de gestion agréés. Cette lisibilité financière est nécessaire.

Enfin, outre les aides de l'État, il existe également des aides des intercommunalités et régions, qui ont une compétence économique. Quelles sont vos capacités à contrôler ces aides apportées par les collectivités territoriales ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Certaines réponses m'ont laissée perplexe. Tout d'abord, vous avez mentionné différents organismes de contrôle, tels que l'Urssaf et leurs activités en silo. Me confirmez-vous qu'il n'existe aucune instance ad hoc pour superviser les organismes de contrôle ou contrôler et évaluer l'ensemble des aides publiques ?

Quel est le rôle du législateur dans ce processus ? Celui-ci pourrait présenter un certain intérêt pour notamment faire converger les silos ou pour prévoir une évaluation systématique avant le renouvellement d'une aide. On ne peut continuer à renouveler des aides en fonction du contexte. Il faut être raisonnable et responsable.

Enfin, vous avez évoqué dans vos propos liminaires les aides à la bioéconomie et au biocarburant que vous avez identifiées comme d'éventuelles pistes d'économie parmi les 600 dispositifs et 2 200 aides. Permettez-moi, en tant que sénatrice de la Marne, de vous demander pourquoi avoir identifié les biocarburants et la bioéconomie alors qu'il existe tant d'autres aides ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Monsieur l'inspecteur général des finances, connaissez-vous le montant des aides consenties aux petites et moyennes entreprises ? Cette question fait écho à mon inquiétude quant à l'impact négatif sur les petites entreprises qu'entraînerait la réduction du montant des aides consenties aux entreprises.

Un des axes d'économie préconisé dans votre rapport est la réduction de la TVA, qui serait ramenée à un taux normal, notamment pour le secteur de l'hôtellerie et de la restauration. Or, contrairement aux grandes entreprises, les PME seront contraintes de répercuter cette augmentation du montant de la TVA sur leurs clients. Quel est votre avis sur ce point ?

En tant que rapporteur de la proposition de loi visant à lutter contre la vie chère en outre-mer, je constate que le marché est détenu par sept grandes entreprises qui réalisent des chiffres d'affaires très importants. Connaissez-vous la répartition des aides consenties entre grandes et petites entreprises en outre-mer ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous évaluer les aides directes ou indirectes ? Si vous n'êtes pas en mesure de le faire, disposez-vous d'une estimation approximative ?

Enfin, selon l'administration des douanes, le coût de la détaxe pour les produits de luxe est estimé à environ 2 milliards d'euros. Est-elle considérée comme une aide directe ou indirecte ?

Par ailleurs, vous avez affirmé que tout était bien contrôlé. Je vous invite à rejoindre un matin les douaniers sur le terrain. Ils sembleraient que des personnes achètent des produits de prestige, se font rembourser la TVA mais ne repartent pas systématiquement en avion. Nous rendons 20 % de TVA. Est-ce une aide directe, indirecte, ou n'est-elle pas comptabilisée ?

M. Marc Auberger. - La question des moyens humains renvoie à celle de la culture de l'évaluation au moment du renouvellement des aides. Si, lors du renouvellement d'une aide - je pense, par exemple, à l'incorporation du bioéthanol dans les carburants - on disposait d'informations claires, précises et objectives sur l'utilité de ces aides, les parlementaires comme le Gouvernement seraient en mesure de prendre des décisions plus éclairées et répondant à vos préoccupations de transparence et d'efficience.

Le sujet primordial est donc de concevoir et de créer un mécanisme instaurant une meilleure connaissance et un meilleur suivi de ces aides. Un tel mécanisme permettrait d'évaluer les mesures, quitte à s'apercevoir que certains sujets n'ont pas été correctement traités. Plus qu'un problème de moyens humains, je pense que ce qui est le plus préoccupant aujourd'hui, c'est l'absence de dispositifs de mesure et de suivi de ces aides.

Le législateur doit-il s'interroger sur les pouvoirs des différents services ? La question dépasse ma modeste condition. Je ne suis pas un spécialiste des pouvoirs d'investigation. Cependant, ceux de l'IGF ont été récemment accrus afin notamment de ne pas se faire opposer le secret des affaires. Nous souhaitions cette évolution depuis longtemps et nous nous en félicitons. Cette évolution devrait faciliter les investigations, en particulier dans le traitement des dossiers concernant certaines maisons de retraite. Une fois encore, je ne crois pas qu'à ce stade ce soit une question de moyens humains.

S'agissant des aides versées par les régions et les intercommunalités, je vous réponds clairement : nous n'avons aucun pouvoir. La réponse est claire. C'est vraiment au bon vouloir. Il n'y a pas moyen de savoir exactement. La seule administration bénéficiant d'une transmission d'informations est la DGE. En effet, dans le cas du versement des aides de minimis, les régions distribuant notamment des crédits du Fonds européen de développement régional (Feder) sont tenues de fournir des renseignements.

J'en viens aux contrôles effectués en silo. Vous avez raison. Tout est cloisonné. Vous avez un silo Urssaf, DGFiP, Ademe, le CNC, France 2030, etc. Chacun gère ses dispositifs. C'est vrai que cela interroge.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est très édifiant que ce soit vous qui nous le disiez.

M. Marc Auberger. - Pourquoi ? Personne ne peut vous dire le contraire. Personne ne va vous dire qu'il y a un tableau qui consolide les aides versées que touche un groupe de cinéma, par exemple, au titre de son activité de production et de vous dire combien il touche de TVA à taux réduit sur les places de cinéma.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'hésitez pas à constater ce travail en silo, chacun dans son couloir, ce qui est assez rare, pour une administration.

M. Marc Auberger. - Par ailleurs, il est difficile de faire progresser les débats quand on renouvelle ces dispositifs sans les réinterroger de manière plus approfondie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est encore mieux quand c'est vous qui le dites.

M. Marc Auberger. - Je ne pense pas que le ministre me désavouerait sur cette question...

Concernant la question de l'outre-mer, n'étant pas un spécialiste, il m'est assez difficile de vous répondre. Je vois bien ce à quoi vous faites référence. Des travaux de l'IGF ont porté sur les dispositifs d'aide à l'outre-mer. Certains sont publics.

Concernant la répartition des aides entre les PME et les grandes entreprises, il peut y avoir des critères d'attribution en fonction de la taille. Si tel n'est pas le cas, il est ardu d'obtenir un suivi par taille d'entreprise. Les opérateurs peuvent répondre à cette question car ils distribuent les subventions. Ils connaissent la part qui va aux entreprises par tranche de chiffre d'affaires. En matière de crédits d'impôt, cette répartition est plus complexe à déterminée car, encore une fois, le suivi ne s'effectue pas de cette manière, sauf s'il y a un critère de taille qui module le taux, auquel cas l'administration fiscale s'y intéressera.

M. Ilyes Bennaceur. - En réponse à votre demande de chiffrage, nous avons constaté un total de 88 milliards d'euros d'aide de l'État et des administrations de sécurité sociale, en excluant du périmètre les exonérations de charges sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Considérez-vous que ce soit un plancher ou un plafond ?

M. Olivier Rietmann, président. - On parle ici des aides directes.

M. Marc Auberger. - Nous avons recensé les aides directes relevant de l'État, y compris les transferts auprès des régimes sociaux qui ne visent pas à compenser les exonérations de charges.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc retenu la notion d'aide d'État figurant à l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

M. Marc Auberger. - C'est exact.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En réalité, le périmètre des aides de l'État est beaucoup plus large si l'on y ajoute les aides fiscales. Votre chiffrage représente donc un plancher.

M. Marc Auberger. - Nous avons examiné les aides directes. Si l'évaluation inclut les aides indirectes de l'État, le chiffrage va nécessairement augmenter.

M. Olivier Rietmann, président. - L'estimation augmente également si on ajoute toutes les aides des collectivités territoriales.

M. Thierry Cozic. - Et celles de l'Union européennes. Dans votre rapport, vous les estimez à 9 à 10 milliards d'euros, tout en convenant que vous n'êtes pas parvenus à en chiffrer une partie.

M. Marc Auberger. - Une partie des aides européennes transitent par les régions à travers les mécanismes du Feder. Celles-ci sont, par définition, difficiles à retracer.

Mme Laurence Harribey. - Il me semble que les aides qui ont du mal à être recensées sont celles qui constituent des réponses à des programmes européens et qui ne passent pas par des enveloppes nationales.

M. Marc Auberger. - Pour répondre à votre question, il s'agit souvent de projets d'ampleur européenne, menés par des très grandes entreprises, dont les montants toutefois ne se chiffrent pas en dizaines de milliards d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur Auberger, selon votre expérience, quelle serait votre estimation du montant des aides publiques, sans que cela soit considéré comme un chiffre officiel. La fourchette souvent évoquée de 200 et 250 milliards d'euros, vous parait-elle plausible ?

M. Marc Auberger. - Il faut certainement ajouter les exonérations de charges, soit un montant de 80 milliards d'euros, ce qui nous donne déjà un total de 88 plus 80, environ 170 milliards d'euros. Je pense qu'on en oublie, mais...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Par exemple, les 2 milliards issus de la détaxe.

M. Marc Auberger. - Si on comptabilise des primes telles que ma Prime Rénov' et tous les autres dispositifs, il se peut que l'on atteigne 200 milliards d'euros. Peut-être.

Quant à la détaxe, c'est un dispositif de TVA intracommunautaire. En principe, elle concerne des biens qui sont destinés à l'exportation et qui ne sont donc pas assujettis à la TVA. Ce dispositif appartient aux règles fiscales que je ne considère pas comme constituant des dépenses fiscales. Des dispositifs de fonctionnement de l'impôt tels que le régime mère-fille n'ont pas été conçus à l'origine comme une aide aux entreprises. La détaxe n'a pas été créée dans le but d'aider la parfumerie et la maroquinerie françaises. Elle obéit au fonctionnement spécifique de la TVA en cas de vente à l'étranger.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce n'est peut-être pas de la dépense fiscale, mais c'est une non-rentrée fiscale. Je reste sidéré par le fait que lorsque l'inspection générale des finances, recherchant des informations auprès des entreprises ou des collectivités territoriales, se heurte une réponse négative ou à une absence de réponse.

M. Marc Auberger. - Les collectivités territoriales s'administrent librement, selon le principe constitutionnel. Elles ne sont pas tenues de répondre à nos questions. Certaines l'ont fait. On est reçu. On peut avoir des discussions très utiles. Nous avons demandé au ministère de l'Intérieur le montant des aides aux entreprises versées par les collectivités territoriales, dont il assure le suivi. La réponse n'était pas très satisfaisante. Il nous a fallu chercher l'information dans la comptabilité des collectivités. Toutefois, la rubrique « aides aux entreprises » telle qu'elle est définie par l'instruction comptable est très agrégée et ne permet d'en extraire toutes les informations utiles.

M. Olivier Rietmann, président. - En revanche, les collectivités territoriales ont une obligation de les transmettre à la DGE dans le cadre des aides de minimis. La DGE devrait pouvoir vous les communiquer sur simple demande ?

M. Marc Auberger. - Bien entendu, les aides décaissées par les collectivités territoriales dans le cadre des programmes notifiés à la Commission européenne sont identifiables. Ces données peuvent nous être transmises par la DGE, sous réserve qu'elle en ait finalisé la consolidation.

Cependant, ce qui serait intéressant, c'est de pouvoir notamment évaluer d'autres dépenses qui mobilisent des budgets très importants telles que celles destinées à l'aménagement de l'immobilier d'entreprise. Or, ces aides ne pas recensées par la DGE.

M. Olivier Rietmann, président. - Soyez remerciés messieurs Auberger et Bennaceur, pour avoir pris le temps de répondre à nos questions, en faisant preuve d'une si bonne volonté, que nous avons appréciée.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Evens Salies,
économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques,
et M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode

(mardi 11 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Evens Salies, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), et M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat. Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Evens Salies, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). - Aucun.

M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode. - Aucun.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Evens Salies et Olivier Redoulès prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux. Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Notre commission a également pour objet de déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, elle tend à réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de disposer des principales conclusions de vos travaux d'économistes portant sur les aides publiques aux entreprises. Quelle est la définition des aides publiques aux entreprises que votre organisme retient ? Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie dans son rapport de 2020 sur les politiques industrielles en France ?

Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ? Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. M. Evens Salies prendra d'abord la parole au nom de l'OFCE pendant 15 minutes, puis M. Olivier Redoulès pendant 15 minutes également en tant que représentant de REXECODE. M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera ensuite quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je cède la parole à Monsieur Evens Salies.

M. Evens Salies. - Merci, Monsieur le Président. Si vous le permettez, je vais répondre aux questions transmises avec la convocation en faisant référence aux travaux de l'OFCE, plutôt que vous présenter nos travaux. En tant qu'économiste, la définition des aides publiques que je retiens vise les aides à la recherche et développement ainsi qu'à l'innovation, celles qui pallient une défaillance de marché.

Des externalités affectent tout marché où est produit de la connaissance. La connaissance est un bien public. L'aide représente idéalement un transfert, une dépense de l'État qui tend à pallier, compenser et faire en sorte que les entreprises produisent un niveau suffisant de recherche. Or, la nature de bien public des connaissances peut provoquer des comportements de passagers clandestins. Une fois créée et mise en production, une innovation peut être copiée. Un brevet n'est jamais suffisant pour assurer le bon fonctionnement du marché. La recherche publique se situe, elle, en dehors du marché avec un financement que je trouve personnellement insuffisant.

Les aides publiques vont notamment résoudre le problème d'accès aux financements de jeunes entreprises innovantes qui sont souvent exclues du financement bancaire. Les exemples d'aides sont nombreux, tels que les financements de la Banque publique d'investissement, voire des garanties apportées par des banques, comme la Banque de Monaco. L'intervention publique pallie donc ces défaillances de marché.

Au-delà d'une définition théorique, on observe que les aides publiques sont très diverses comme l'illustrent les incubateurs dans les pôles de compétitivité, les aides directes qui réduisent immédiatement le coût de la recherche et développement, les aides de la Banque publique d'investissement ou encore les exonérations partielles de cotisations sociales pour les jeunes entreprises innovantes. Ces aides ont des effets directs car elles réduisent immédiatement le coût du travail dans les entreprises. Elles diffèrent de la mesure que vous connaissez tous, le crédit d'impôt recherche (CIR), qui est une aide indirecte qui augmente la trésorerie. C'est de la recherche et développement (R&D), mais après ce que les entreprises en font, on ne sait pas. Enfin, quand je dis qu'on ne sait pas, elles peuvent faire ce qu'elles veulent avec le crédit d'impôt.

Concernant les aides consacrées à la R&D, Mme Anémone Cartier-Bresson l'a rappelé, celles-ci sont exemptées de notification à la Commission européenne. Le crédit d'impôt recherche ainsi que les autres aides à la recherche et développement en font partie.

S'agissant des quatre périmètres d'aides publiques définis par France Stratégie, dans son rapport sur les politiques industrielles de 2020, la catégorisation effectuée m'a convaincu. Avoir ventilé les aides dans 19 catégories présente une grande utilité, plus que les périmètres, parce que le périmètre qui nous intéresse finalement est le premier, celui dans lequel figure le total des aides aux entreprises. La catégorisation est intéressante parce qu'elle permet d'identifier les aides qui pourraient interagir entre elles, élément utile pour toute évaluation. Ainsi, si on étudie le dispositif « Jeune entreprise innovante » (JEI) et ses exonérations de cotisations, on sait, grâce à la catégorisation, qu'il convient de regarder aussi les autres exonérations que pourraient avoir ces entreprises pour examiner leurs interactions. S'agissant du périmètre, je n'ai rien à ajouter. Le premier périmètre est le plus pertinent.

Concernant l'effet des aides publiques, le critère d'efficience devrait primer plus que celui de l'efficacité, qui n'est pas suffisant. J'en prends pour preuve la réforme de 2008 du crédit d'impôt recherche. L'efficacité a augmenté car les entreprises ont été plus aidées, mais son coût est aussi plus important. Il faut donc absolument évaluer l'efficience des aides. Je me réfère au rapport sur l'évaluation des politiques publiques des députés Pierre Morel-À-L'Huissier et Valérie Petit de 2018, qui est un rapport important, avec notamment la contribution de Maurice Baslé. Il est crucial d'insister sur l'efficience, sur le rapport efficacité-coût. Je le répète, le CIR a désormais plus d'effets, mais il coûte plus cher. Il convient donc de calculer le ratio des deltas pour déterminer si finalement ce dispositif présente un effet de levier plus important qu'avant sa réforme. Je rappelle qu'avant sa réforme, le CIR était incrémental. Ne bénéficiait donc du crédit d'impôt, de 1983 à 2004, que les entreprises qui avaient augmenté leur recherche et développement.

Les effets de levier sont importants, comme l'illustre le graphique sur « la dépense intérieure de recherche et développement des entreprises (DIRDE) et les aides sur la période 1990-2021 ». On observe ainsi que, depuis 2008, la courbe de la DIRDE augmente de manière tendancielle, sans point d'inflexion, tandis que la courbe du crédit d'impôt recherche s'envole. Les subventions ont tendance à remonter aujourd'hui. Il est intéressant d'observer les évolutions avant et après 2008. Avant 2008, voire avant 2004, on constate que le CIR est de l'ordre de 500 millions d'euros à 1 milliard d'euros. La DIRDE augmente également. Avec la réforme de 2008, on n'observe pas plus d'augmentation. Si cette observation ne constitue pas, bien évidemment, une évaluation, elle incite à réaliser des évaluations car le coût de ce crédit d'impôt a été multiplié par 16 passant de 500 millions d'euros à 8 milliards d'euros aujourd'hui, sans constat de saut en matière de R&D.

Quant aux dépenses déclarées à l'administration pour bénéficier du crédit d'impôt recherche, représentées par la courbe en rouge, le constat est identique. On n'observe pas de saut particulier. C'est pourquoi les évaluations portent, d'une part, sur un groupe bénéficiaire d'un dispositif, quel qu'il soit, comme celui des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), celui de la JEI, ou encore celui du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), et, d'autre part, sur un groupe qui n'en bénéficie pas.

L'évaluation est plus complexe à mener s'agissant du CICE parce qu'il était octroyé à pratiquement toutes les entreprises. Lorsqu'il bascule en exonération de cotisations, ces entreprises en bénéficient pour les salaires jusqu'à un certain seuil. Dans un tel cas, il convient de déterminer si ce supplément d'aide accroît une variable de performance préalablement identifiée. L'efficience constitue donc un critère essentiel à mobiliser dans la réflexion. Par exemple, on ne dispose pas d'évaluation macroéconomique pour le crédit d'impôt recherche. Il existe des évaluations ex ante, très importantes, mais dont les résultats vont du simple au triple en termes de création d'emplois. La Direction générale du Trésor en a réalisé deux. Si les évaluations ex ante sont pertinentes en apportant une vision macroéconomique, les écarts entre les résultats sont tels que je fais plus confiance aux évaluations microéconomiques ex post, bien qu'on ne puisse pas les extrapoler à la macroéconomie, parce que confinées à des sous-échantillons. En conséquence, quand on déclare que le CIR est efficace, il l'est pour les sous-échantillons d'entreprises qui ont été étudiés.

M. Olivier Rietmann, président. - Ce genre d'analyse, catégorie d'entreprise par catégorie d'entreprise, existe-t-elle ?

M. Evens Salies. - Oui, elles existent.

M. Olivier Rietmann, président. - Les courbes sont-elles à peu près similaires ou se rend-t-on compte que le dispositif a beaucoup plus d'impact sur les plus petites et moyennes entreprises que sur les très grandes entreprises, en termes d'effet générateur de recherche et développement ?

M. Evens Salies. - Il existe peu d'évaluations distinguant les effets selon la taille des entreprises. Une des raisons pour lesquelles les grandes entreprises font peu l'objet de ces études réside dans les exigences méthodologiques en termes de taille des échantillons. Le fait est que ces grandes entreprises ne sont pas toujours assez nombreuses pour constituer des échantillons pertinents.

Pour répondre toutefois à votre question, il est clair que l'on constate plus d'effets sur les petites que sur les grandes entreprises, effectivement. Certaines toutes petites entreprises ne pourraient pas entrer sur un marché sans crédit d'impôt recherche.

Ces aides sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ? Si je prends les différents dispositifs relevant de l'article 244 quater B du code général des impôts, tels que le crédit d'impôt recherche, le crédit d'impôt innovation ou le crédit d'impôt pour le recrutement de personnes titulaires d'un doctorat dit dispositif « jeune docteur », ils font l'objet d'un certain nombre d'évaluations, de l'ordre d'une vingtaine. Sur le dispositif JEI, il y en a deux et sur le CIFRE, une seule. Les évaluations sont encore plus rares s'agissant des programmes européens, tels que les programmes cadres comme le septième programme (FP7). Cela manque alors que des entreprises françaises perçoivent des aides qui viennent de l'Union européenne.

Quant au suivi, il y en a : la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation (CNEPI) de France Stratégie opère ce suivi. Je n'ai, bien sûr, abordé que brièvement les aides à la recherche, au développement et à l'innovation, sans mentionner toutes les autres. France Stratégie effectue un suivi du CICE et de bien d'autres dispositifs. Je pense donc qu'il n'y a pas de souci là-dessus.

Toutefois, je me souviens du rejet du rapport sur le crédit d'impôt recherche, le 9 juin 2015 par la commission d'enquête, dont la sénatrice Brigitte Gonthier-Maurin avait été la rapporteure. La commission avait réalisé un travail de suivi. On ne peut donc ignorer la dimension politique qui entre dans la discussion. S'il est nécessaire d'avoir un suivi, la question se pose de l'action du politique face aux résultats du suivi. Va-t-il s'en emparer pour voter une réforme radicale ou pas ?

Je conclurai mon propos avec la suppression du crédit d'impôt « jeune docteur » par la loi de finances pour 2025. Si le doctorant se consacrait à 100 % à la R&D, le CIR généré par cette embauche représentait 120 % de son coût salarial : lorsque l'entreprise payait ainsi 100 euros de salaire brut, elle obtenait 120 euros de CIR. C'est un dispositif dont l'efficacité a été prouvée, mais qui ne peut pas être qualifié d'efficient. D'où sa suppression.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est la raison pour laquelle j'ai porté un amendement au nom de la délégation aux entreprises, que je préside, visant à diminuer l'impact financier du dispositif tout en le maintenant. On raconte - et je ne pense pas que ce soit une légende - que certains hauts cadres de grandes entreprises se seraient vantés que recruter de jeunes doctorants leur permettait de gagner de l'argent. Bercy aurait eu connaissance de ces propos et y aurait réagi. Le confirmez-vous ?

M. Evens Salies. - Un tel taux de 120 % n'existait que pour ce dispositif. Ce dernier a donc été supprimé. Ce qui est dommage, c'est que ce dispositif était destiné aux docteurs qui n'étaient pas ingénieurs. Or il y a eu un effet d'aubaine pour le recrutement d'ingénieurs qui étaient docteurs. En effet, il existe un certain « tropisme ingénieur » chez les entreprises qui préfèrent recruter des ingénieurs que des docteurs même avec une spécialité d'ingénieur. Enlever cette incitation est défavorable aux docteurs. Il aurait fallu la conserver, mais peut-être n'était-ce pas possible constitutionnellement pour les personnes titulaires d'un doctorat sans être ingénieur.

Concernant le contrôle, les économistes ont aujourd'hui quelques résultats. Le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche a récemment fourni une liste non-aléatoire d'entreprises contrôlées dans le cadre du CIR à l'Institut des politiques publiques (IPP) et à la direction générale des Finances publiques (DGFIiP) aussi. Les résultats ne sont pas très bons. Près de 30 % d'entreprises ont reçu des avis défavorables. Il apparaît que ces entreprises ont moins recours au crédit d'impôt recherche. Le redressement fiscal des entreprises contrôlées a atteint 271 millions d'euros. En extrapolant ces résultats, si toutes les entreprises avaient été contrôlées, ce serait un peu inquiétant.

Votre dernière question porte sur la pression fiscale. Je vous présente un graphique sur le coût d'un investissement en R&D de 1 euro pour les grandes entreprises et les PME. En France, la courbe pour les PME indique que cet euro ne vous coûte finalement qu'entre 0,5 euro et 0,7 euro. Je vous montre ce graphique parce que les multinationales regardent des courbes de ce type lorsqu'elles doivent évaluer où faire de la R&D.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela coûte donc moins cher de faire du R&D en France et en Espagne.

M. Evens Salies. - Effectivement, la courbe représentant la France montre que le coût de la R&D y est le plus bas. Toutefois, la tendance de la courbe représentant l'Allemagne est à la baisse car celle-ci vient d'instaurer un crédit d'impôt recherche en 2020. Elle n'en avait pas besoin avant. Pour donner un ordre de grandeur, l'Allemagne réalise le double de R&D de la France et la France le double de l'Italie.

L'attractivité fiscale concerne aussi la R&D. Le crédit d'impôt recherche a une efficacité : sans un tel crédit d'impôt, le consensus des évaluations indique qu'il y aurait 7 milliards d'euros de moins de R&D aujourd'hui.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie Monsieur Evens Salies. Monsieur Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode, vous avez la parole.

M. Olivier Redoulès, économiste et directeur des études de Rexecode. - Je vous remercie de m'accueillir pour cette audition. Nous ne réalisons pas, à Rexecode, d'évaluations micro-économétriques aussi détaillées que celles présentées par M. Evens Saliès. Je ne rentrerai donc pas dans ce niveau de détails.

En revanche, je dispose d'éléments de comparaison concernant la pression fiscale sur les entreprises afin de resituer le montant de ces aides dans l'ensemble des prélèvements. Prenons un graphique représentant l'ensemble des prélèvements nets rapportés à la valeur ajoutée en 2023, pour les sociétés non financières des pays européens, ce qui est sans doute le périmètre le plus adéquat pour étudier les entreprises et effectuer des comparaisons internationales. Ce calcul prend en compte les aides, mais une partie de ces aides est déjà déduite automatiquement en ce qui concerne la France, ce qui est spécifique. En effet, les allègements sont déjà soustraits du calcul. En comptabilité nationale, les aides sont traitées soit en subventions d'exploitation, soit en aides à l'investissement, le CIR relève ainsi de l'aide à l'investissement.

On observe sur ce graphique que la France se place en deuxième position derrière la Suède sur l'ensemble des pays européens, avec un taux de prélèvement net d'à peu près 20 % de valeur ajoutée brute. Il est important de parler d'aide et de constater qu'il s'agit de montants de subventions qui constituent une intervention publique mais qui viennent en retrait ou en complément d'un niveau de prélèvement qui est globalement comparativement élevé.

Le graphique suivant, « Impôts et subventions à la production des sociétés financières en 2023 » illustre cette comparaison mais uniquement pour les impôts de production. L'avantage d'une telle comparaison liée à ces impôts est de se situer en haut du compte d'exploitation, ce qui évite les problèmes de variabilité de l'impôt sur les sociétés d'un pays à l'autre. On retire également les cotisations sociales dont on peut penser qu'une partie au moins représente une forme de salaire différé. Le classement de la France ne change guère.

M. Fabien Gay- Permettez-moi de vous demander de confirmer qu'une partie des cotisations sociales sont du salaire différé ?

M. Olivier Redoulès. - C'est cela, oui.

M. Fabien Gay. - Quelle est l'autre partie ?

M. Olivier Redoulès. - L'autre partie, c'est la fiscalité. Quand vous avez des cotisations déplafonnées, c'est de la fiscalité.

J'ai classé les pays en fonction du montant des impôts de production nets des subventions. On constate que la France se situe en quatrième position. La première position est occupée par la Suède, pour une raison de choix de financement d'une partie de son modèle social par un impôt de production plutôt que par des cotisations sociales. Ce graphique illustre toute la difficulté d'effectuer des comparaisons internationales si on ne prend pas en compte l'ensemble des éléments. En effet, si l'on regarde uniquement les cotisations sociales ou les impôts de production, on peut arriver à des conclusions différentes alors qu'il s'agit de choix de structures de financement entre les pays.

Que peut-on alors penser des évolutions récentes, sachant que les impôts de production ont connu des baisses importantes dans le cadre du plan de relance et de la diminution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE). Le graphique intitulé « Évolution de la fiscalité de production nette des subventions pour le secteur manufacturier entre 2019 et 2023 » montre que le secteur manufacturier est ciblé à la fois par des mesures de relance et des baisses de CVAE. Or, on observe sur ce graphique, entre 2019 et 2024, une baisse très importante en France, de moitié, ce qui démontre l'effort consenti par les pouvoirs publics. Cela étant, on demeure à des niveaux qui sont beaucoup plus importants que dans les autres pays, en particulier l'Allemagne, et au-dessus de la moyenne de la zone euro. En effet, on y constate une baisse des prélèvements nets, en raison soit d'une diminution des impôts de production, soit d'une augmentation des subventions, dans un contexte notamment de crise énergétique.

Dans le contexte actuel, il est important de rappeler qu'une partie des aides aux entreprises concernent le coût du travail, telles que les allègements de cotisations et les dispositifs mis en place à la suite du rapport de Louis Gallois de 2012 sur le « Pacte pour la compétitivité de l'industrie française ». Or, le calcul du coût du travail est toujours complexe parce qu'il intègre du salaire brut qui dépend d'un certain nombre de facteurs et des cotisations. Ainsi la France se distingue par le fait d'avoir des cotisations patronales qui sont plus élevées que dans d'autres pays.

J'ai choisi le secteur manufacturier pour lequel les données sont plus facilement comparables. Dans un graphique sur le coût horaire dans le secteur manufacturier au troisième trimestre 2024, on constate que malgré les efforts consentis depuis plus de 10 ans, la France se situe dans le groupe des pays où le coût du travail est le plus élevé.

Une partie de cet écart de coût du travail provient des prélèvements portés par l'employeur, qui, en France, sont essentiellement constitués des cotisations. Le graphique précédent montrait que le coût du travail en France était à peu près comparable à celui de l'Allemagne ou des Pays-Bas, mais que les salaires bruts y étaient beaucoup plus bas. Cet écart s'explique notamment par des taux de cotisation non seulement plus importants en France, mais qui affichent également un profil atypique.

M. Olivier Rietmann, président. - Le salaire brut étant moins important et les cotisations plus élevées, le salaire net est-il en France moins important que chez nos voisins ?

M. Olivier Redoulès. - Le revenu disponible, jusqu'à un certain niveau de salaire, est assez comparable en raison du caractère médian des prélèvements sur le travail côté salarié en France. L'écart s'explique essentiellement par le niveau des cotisations patronales. Le graphique sur le coin socio-fiscal acquitté par l'employeur compare les prélèvements employeurs et met en lumière le caractère atypique de la France. En effet, la position de la France y figure au plus bas pour les salaires proches du SMIC. On peut y voir la marque des allègements de cotisations. La France a fait le choix de fortement réduire le coût du travail s'agissant du SMIC, ce qui conduit à un coût très bas pour l'employeur à ce niveau. Puis, ce coût devient fortement croissant et le demeure jusqu'à 10 SMIC. Certains pays ont choisi d'autres modèles sociaux et de fiscalité conduisant à une diminution des prélèvements employeurs en proportion du salaire. Ainsi, s'agissant de la question des allègements, ceux-ci viennent en retrait d'un taux qui sinon se situerait autour de 44 %, ce qui serait totalement singulier par rapport à tous les autres pays.

Dans une étude que nous avons publiée récemment, nous avons également intégré les effets de la fiscalité et des prélèvements, côté salarié, ainsi que ceux du salaire différé qui justifient une partie de ces prélèvements. Nous sommes parvenus à la conclusion que la France subventionne assez massivement le travail peu qualifié jusqu'à 1,5 SMIC environ et surfiscalise le travail au-delà. C'est un choix. Quand on examine les allègements généraux et non ciblés ou les taux réduits de cotisation sur les entreprises, il convient de garder à l'esprit que c'est la marque d'un choix d'un taux très bas d'un côté et d'un taux très élevé de l'autre. On a une forme de surfiscalité à partir d'un certain niveau de salaire. On peut discuter bien sûr de l'écart de cette surfiscalité mais à mon avis elle est significative.

Puisqu'il est souvent question des allègements de cotisations et des aides, évalués généralement à 80 milliards d'euros, j'ai représenté dans un graphique sur le taux moyen de cotisations sociales employeur, l'évolution, depuis 1990, de ce taux pour le secteur marchand non agricole, manufacturier et celui des services principalement marchands. Ce taux moyen de cotisations correspond à la masse des cotisations employeurs divisée par la masse salariale.

Si l'on revient sur la période précédant la création du CICE, entre 2010 et 2014, elle a été marquée par une forte hausse des taux de cotisation, puis par une forte baisse en 2019. Le point de référence utilisé pour mesurer l'impact de l'effort réalisé au moment du CICE est crucial. Si le point de référence est le taux maximal, l'effort est de 6 points de la masse salariale, ce qui est effectivement considérable. En revanche, si le point de référence est la moyenne de la deuxième partie des années 2000, l'effort n'est que de 2 points. Cela change tout en termes d'efficience parce que le montant alloué n'est pas du tout le même.

Un autre élément utile dans l'appréciation de l'efficacité du dispositif est l'objectif final que l'on veut atteindre. Dans le cas du CICE, il s'agissait de l'emploi industriel. M. Louis Gallois s'intéressait effectivement à la compétitivité de l'industrie dans une acceptation large. En tant que capitaine d'industrie, il avait en tête, lors de la rédaction de son rapport, l'emploi, l'industrie et une manière de mesurer l'empreinte industrielle.

Un autre graphique sur la part de l'emploi salarié manufacturier dans les pays de la zone euro retrace les évolutions de l'emploi industriel des grands pays de la zone euro dans l'emploi total industriel de la zone euro. Il montre une tendance décroissante en France depuis 2000, accentuée entre 2014 et 2016, période correspondant au niveau très élevé de cotisations évoqué précédemment. Depuis 2018, on assiste à une légère hausse, permettant de revenir au niveau de 2015-2016. Est-ce suffisant ? Doit-on être frustré d'être toujours au plus bas avec l'Espagne ? Sans doute, mais cela témoigne en réalité de l'impact, s'il y en a un, des politiques d'offre en faveur de l'emploi industriel puisque la France est parvenue à stabiliser une dynamique qui était baissière.

M. Olivier Rietmann, président. - Votre travail peut-il être considéré comme une sorte de suivi ou d'évaluation des décisions politiques ?

M. Olivier Redoulès. - Contrairement aux évaluations microéconomiques, la macroéconomie est impactée par un grand nombre de facteurs qui interagissent en même temps, si bien qu'il est difficile d'établir des liens de cause à effet. Si j'étais de mauvaise foi, je pourrais affirmer que l'Italie a également connu une hausse de l'emploi industriel, sans l'effet du CICE : il convient donc de conserver à l'esprit les objectifs poursuivis et de vérifier si l'on s'en approche ou pas.

J'aimerais aborder un dernier point avant de laisser place à la discussion, pour illustrer la question des prélèvements de manière historique. Il me semble intéressant de disposer d'une perspective de partage de la valeur quand on examine les prélèvements. Le graphique sur le partage de la valeur ajoutée des sociétés non financières de 1949 à 2023 décompose la valeur ajoutée entre la masse salariale brute, les prélèvements nets sur les entreprises, les revenus du capital, les transferts, sorte de résidu, et l'épargne après prélèvements nets en capital, en fait ce qui reste pour financer normalement l'investissement. Qu'observe-t-on ? Nous avons tous à l'esprit que les montants d'aides globaux ont augmenté. Les prélèvements nets n'ont pas forcément significativement baissé. Ils se sont contractés récemment, notamment en raison des baisses de cotisations ainsi que de celles des impôts de production. Toutefois, ils représentent toujours environ 20 % de la valeur ajoutée brute, après un pic de l'ordre de 25 % dans les années 1980-1981.

On ne retrouve pas le montant de 200 milliards d'euros d'aides aux entreprises qui avait été identifié par le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Pour quelles raisons ? Il apparaît qu'au fil du temps, on a augmenté les prélèvements, tout en intervenant massivement dans l'économie, et ce pour deux raisons principales. On a tout d'abord répondu à des objectifs de politiques publiques. Cette intervention était nécessaire face à l'augmentation des prélèvements. Lorsque vous augmentez par exemple le prélèvement d'un point de valeur ajoutée, les profits des entreprises étant très hétérogènes, certaines d'entre elles pourront absorber ce point, si elles décident de ne pas investir ailleurs, tandis que d'autres ne le pourront pas. De manière assez systématique, on a ainsi tenté de soigner celles dont la santé financière était plus fragile. On a donc manié, en quelque sorte, la carotte et le bâton en même temps. Les comparaisons sont donc difficiles à établir en raison de cette politique d'intervention.

Il y a deux ou trois ans, Rexecode a publié une note, à la suite d'un véritable questionnement personnel, sur le terme même d'aides aux entreprises. C'est devenu un sujet d'actualité. Deux excellentes notes avaient été publiées par deux organismes de très grande qualité, France Stratégie, dans son ouvrage sur les politiques industrielles en 2020 et le Clersé. J'ai donc tenté avec quelques collègues de comparer ces deux études pour identifier les différents composants, dispositifs et montants compris dans la notion d'aides publiques aux entreprises, en réalisant un tableau comparatif.

On a constaté que ces deux instituts parvenaient à des montants différents pour une même année en raison de divergences méthodologiques. Il existe, en effet, plusieurs options méthodologiques, aussi valables les unes que les autres pour déterminer ce qu'est une aide aux entreprises. Permettez-moi de prendre un exemple : l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) fournit en détail la liste des prélèvements, pas forcément par secteur mais vous disposez d'éléments très fins par impôt, or ce n'est pas le cas s'agissant des aides. Cela manque sans doute pour analyser de manière plus précise la situation.

Dans le périmètre des aides publiques, peuvent y figurer un certain nombre de crédits d'impôt, dont le CIR, feu le CICE, mais aussi le prêt à taux zéro (PTZ). On peut y inclure les exonérations des organismes HLM et l'impôt sur les sociétés, qui sont considérés comme des aides aux entreprises. Il en est de même pour un certain nombre de taux de TVA réduits, même s'ils bénéficient en partie aux ménages. Ce périmètre comprend également les dispositifs d'exonération ou de réduction d'impôt, comme ceux qui concernent la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE), les allègements de cotisations, ou encore certaines dépenses budgétaires, par exemple celles destinées aux chambres d'agriculture et aux chambres de commerce et d'industrie. On recense également des aides concernant l'audiovisuel public, les retraites de La Poste ou de France Télécom.

Ma réponse in fine pourra apparaitre frustrante mais elle est la suivante : tout dépend du choix du bon périmètre des aides d'entreprise, tout dépend de ce que l'on veut. On peut additionner l'ensemble des montants des aides précitées ou se concentrer uniquement sur celles relatives aux interventions en fiscalité indirecte ou au marché de l'emploi, ce qui nous conduira à évaluer certaines aides plutôt que d'autres. Tout dépend ici de ce que l'on va évaluer, mais il n'y a pas de définition très claire.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Messieurs. Je remarque que les allègements de cotisation figurant dans votre présentation - « Balladur », « Juppé », « Aubry » », « Fillon » et « Ayrault » - ne relèvent pas d'un monopole de la droite. Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci Messieurs. Je ne ferai qu'une intervention pour permettre à mes collègues, s'ils le souhaitent, de poser des questions. Je rêve d'un débat politique approfondi avec vous car j'ai assisté à une présentation d'éléments malheureusement incomparables entre eux, notamment dans le cadre de votre analyse des coûts horaires. Pardonnez-moi de vous le dire. Selon votre graphique, le coût horaire letton est le moins cher. Connaissez-vous le modèle social en Lettonie ? On ne peut comparer les coûts respectifs quand les travailleurs non-salariés ne sont pas couverts par l'assurance chômage ni contre les accidents du travail. Est-ce le modèle social que vous soutenez ? Vous en avez parfaitement le droit. On peut même trouver un modèle social encore moins cher, en Chine ou ailleurs. Ce n'est pas le modèle social que je soutiens.

Dans une telle comparaison, on ne peut présenter de tels chiffres, sans l'ensemble des données contextuelles, et en affirmant que c'est apolitique. Tout est politique. Vous avez un biais politique comme tous les intervenants. C'est pourquoi il faut resituer ces données dans un contexte. Bien évidemment, notre modèle social, dont je suis fier, doit être financé. Si on pense qu'il faut aller vers moins de protection sociale et ne pas assurer les travailleurs contre le chômage ou les risques des accidents du travail, il faut alors aller jusqu'au bout de l'analyse. Allons-y. Je suis disponible pour venir vous voir à votre institut et débattre politiquement pendant deux heures avec vous, avec grand plaisir. Je le répète, votre graphique sur le coût du travail horaire dans le secteur manufacturier dans les pays européens n'a pas de sens. En outre, le travail n'est pas un coût, c'est le travail qui produit la richesse.

Cela étant dit, quel regard portez-vous sur l'idée de contrepartie aux aides publiques versées aux entreprises ? Les jugez-vous justifiées ? Un traitement spécifique devrait-il être réservé aux grandes entreprises sur ce sujet ? Je rappelle que nos travaux d'enquête concernent les grandes entreprises.

Que pensez-vous de l'interdiction de verser des aides publiques aux entreprises qui ferment un site, procèdent à des licenciements ou délocalisent tout en continuant la même année de verser des dividendes à leur actionnaire ?

Enfin, que préconisez-vous pour améliorer le contrôle et l'évaluation des aides publiques dans le respect évidemment du droit européen ? La précédente audition de l'inspection générale des finances a certes mis en lumière le contrôle de l'administration fiscale sur les aides, mais a souligné que l'administration ne disposait pas d'outils de suivi et d'évaluation. Il n'existe pas de tableaux de bord. Vous avez évoqué la différence de résultat du chiffrage des aides réalisés par deux instituts disposant des mêmes données la même année, en l'absence de méthodologie et de référentiel communs. Préconiseriez-vous que l'État puisse disposer d'outils harmonisés de suivi et d'évaluation et les rende publics ? C'est un enjeu important car il est question d'argent public.

M. Olivier Redoulès. - Vous avez interrogé la pertinence du graphique relatif au coût du travail horaire dans le secteur manufacturier en 2024. J'aimerais apporter quelques éléments d'explication. Vous avez effectivement signalé avec raison un écart considérable entre certains pays. Cela étant, pourquoi avoir fait figurer l'ensemble des pays européens ? Pour éviter toute critique d'avoir choisi certains pays. En fait, j'aurais très bien pu n'en examiner que dix. Mais lesquels sélectionner ? On pourrait alors me reprocher d'avoir choisi ceux qui me conviennent. J'aurais pu prendre les dix premiers ou les dix de mon coeur. J'aurais pu comparer la France, par exemple, à l'Espagne et à l'Italie. L'Espagne et l'Italie sont différentes de la Lettonie ou de la Pologne. Et pourtant, dans un tel cas, leurs niveaux de salaire sont 25 à 30 % inférieurs aux nôtres. Ils bénéficient par ailleurs de cet écart pour attirer un certain nombre d'entreprises qui se délocalisent. J'aurais pu également choisir, au titre de la comparaison, l'Allemagne ou les Pays-Bas.

De toutes façons, nous avons tenu compte du modèle social, autant que faire se peut, sachant que tout est perfectible, lorsque nous avons effectué ce travail d'évaluation de l'écart de la fiscalité nette. Or, on observe qu'il y a une partie de ce qu'on appelle « cotisations » qui ne se retrouve pas du point de vue du salarié. Cela peut s'expliquer par un certain nombre d'impôts payés par le salarié mais aussi parce que certaines cotisations sont déplafonnées. Lorsque vous payez 13 points d'assurance maladie de manière déplafonnée et que vous percevez un certain montant de salaire, vous ne consommez pas forcément à hauteur de ces 13 points d'assurance maladie. Cet élément est important.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est bien là le problème. Vous êtes jeunes aujourd'hui, mais demain, lorsque vous serez à la retraite, la question se posera. C'est un vrai sujet dont je vous propose de débattre à un autre moment.

M. Olivier Redoulès. - En réponse à votre question sur les contreparties, c'est toujours un sujet très compliqué. En théorie, elles sont déjà présentes. Quand par exemple vous faites une dépense et que vous bénéficiez du CIR, sous réserve que ce soit suffisamment clair, vous avez satisfait un certain nombre de critères liés à la dépense de recherche de R&D, que l'on sait évaluer. Elle est là la contrepartie.

En réalité, on a fait le choix à un moment donné, en 2008, de basculer d'une subvention de flux vers une subvention de stock. Certes, le stock était déjà là. En 2008, il y avait une crise économique. Certains ont pu sans doute profiter de cette subvention. Je ne connais pas totalement l'historique. Mais de fait, la contrepartie est là.

Faudrait-il plus de contreparties ? C'est compliqué parce que cela renvoie à la question de ce que l'on peut vraiment évaluer ou pas. En outre, il convient de ne pas complexifier la procédure de candidature au dispositif. Vous n'êtes pas sans savoir à cet égard que certaines entreprises offrent leur service pour la rédaction des dossiers de demandes du CIR. Je n'irai pas plus loin dans ma réponse car je serais obligé de plagier mon ami et ex-magistrat de la Cour des comptes, M. François Écalle, qui a développé un certain nombre d'analyses sur le sujet de la conditionnalité des aides publiques. Je vous renvoie à ses travaux.

S'agissant de la fermeture de sites d'entreprises percevant des aides publiques, on saisit la difficulté du problème qui est d'avoir octroyé des aides à une entreprise dont la fermeture du site laisse de côté ses salariés. D'un point de vue politique, humain et social, c'est très dur. En même temps, le propre d'une entreprise est d'essayer, de voir si cela fonctionne. Dans le cas contraire, elle ferme.

En théorie, la France offre un modèle social qui est suffisamment protecteur - il ne l'est peut-être pas assez - pour permettre aux travailleurs d'avoir une seconde chance, de se réorienter et de changer de secteur. Toutefois, la question de la logique des aides se pose quand même. Une fermeture d'entreprise ne donnerait pas lieu à de telles interrogations si l'entreprise n'avait pas été aidée. En même temps, on en revient toujours au problème de la poule et de l'oeuf. L'entreprise ne serait pas autant aidée si les prélèvements n'étaient pas si élevés à la base. Il convient donc peut-être d'interroger notre modèle pour évaluer dans quelle mesure on octroie des aides à un moment donné, sans nous mettre en difficulté.

S'agissant de la transparence, oui, c'est un vrai sujet. Je mentionnais par exemple précédemment le tableau détaillé des prélèvements établi par l'INSEE. Cela semble difficile d'en élaborer un détaillant toutes les subventions. Personnellement, je ne sais pas comment elles sont comptabilisées. Il faut par exemple consulter les manuels de comptabilité nationale pour savoir que le CIR est traité comme une aide à l'investissement et non comme une subvention à l'exploitation. Cela n'a rien d'évident pour un quidam comme moi qui cherche à comprendre.

M. Evens Salies. - En réponse à votre question sur les contreparties aux aides publiques, je reprendrai l'exemple du crédit d'impôt recherche. Il n'existe pas de contrepartie dans le crédit d'impôt recherche, telle que l'engagement de l'entreprise à maintenir l'emploi après avoir perçu le CIR. Ce serait une conditionnalité extrinsèque or elle n'existe pas.

M. Olivier Rietmann, président. - On aborde là toute la nuance entre la morale et la légalité. Ce n'est pas forcément illégal de licencier, délocaliser ou de fermer des sites lorsque vous avez perçu des aides publiques. Dès l'instant où, lors de l'attribution des aides publiques, aucune condition n'est définie, cela ne vous oblige pas à conserver les salariés ou à maintenir le site. On ne vous interdit pas de délocaliser. Toutefois, cela nous interroge.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre principal problème vient de là, et j'en ajoute un autre, celui des déclarations des responsables politiques. Quelle que soit l'aide, à défaut de conditionnalité, on a un habillage politique. On nous dit : « le CICE, ce sera pour l'emploi, un million d'emplois seront créés ; le CIR, c'est pour la recherche ». Or toutes ces déclarations politiques laissent penser au grand public, y compris parfois à nous-mêmes parlementaires, que le CIR favorise la recherche, le CICE, l'emploi, tel autre dispositif, la transition numérique ou écologique, etc. Au-delà des déclarations politiques, on s'aperçoit 5 ou 10 ans plus tard que ce n'est pas le cas. Avec le CIR, il y avait une volonté de maintenir ou d'acquérir de la recherche en France, mais en réalité cela n'a jamais été une condition. Il y a donc un décalage entre l'intention et la réalité. Le grand public, quant à lui, en reste aux intentions politiques affichées.

M. Olivier Rietmann, président. - J'aimerais ajouter un petit détail près, qui mérite quand même d'être précisé. Dans l'esprit de Louis Gallois, qui est à l'origine du CICE, celui-ci n'avait rien à voir avec la création d'emplois. Il avait pour objet de renforcer la compétitivité des entreprises. Il peut y avoir un détournement par certains en termes de communication, mais en attendant, eu égard à l'origine du dispositif, il n'y avait aucune intention d'accroitre la création d'emplois selon le père du CICE. On ne peut pas créer une Formule 1 et lui reprocher par la suite de ne pas faire des économies de consommation de carburant parce qu'elle n'a pas été créée pour faire ces économies. Elle a été créée pour gagner des courses. Il faut donc conserver à l'esprit l'objectif initial.

Exceptée cette parenthèse sur le CICE, je conviens totalement que le CIR ne renforce en rien la recherche puisqu'il n'est pas destiné à accompagner le développement de la R&D, mais uniquement le fait d'en faire.

M. Evens Salies. - Une parenthèse : à la fin des années 1970, la R&D rapportée au PIB était en forte diminution. Il fallait réagir. Nous étions à 2,14 %, voire 2,20 % du PIB, nous sommes aujourd'hui à 2,4 %. Le problème est que nous sommes donc à peu près au même niveau qu'il y a 40 ans.

M. Olivier Redoulès. - Pour faire écho aux travaux que je vous ai montrés sur la fiscalisation du travail qualifié, pour certaines entreprises, le CIR est un peu le CICE des chercheurs. Il a permis de baisser le coût du chercheur ou de l'ingénieur, parce qu'il concerne un champ de salariés plus large que celui des chercheurs, comme vous l'avez rappelé.

De ce fait, sous réserve de vérification auprès des entreprises, certaines d'entre elles, à un moment donné, ont maintenu ou choisi de s'installer en France, peut-être pas en raison de ce seul critère du coût du chercheur attractif, mais cela a pu participer à leur prise de décision. Était-ce l'objectif recherché ? C'est un autre sujet.

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends parfaitement. Peut-être que cela n'a pas renforcé la part de la R&D dans le PIB, mais cela a permis au moins de la maintenir.

M. Evens Salies. - Concernant le crédit d'impôt recherche, il serait légitime d'imposer des contreparties en termes d'emploi, ex post, par exemple avec un engagement de ne pas baisser les effectifs. Dans le cas du crédit d'impôt « jeune docteur », l'entreprise ne devait pas avoir baissé les effectifs au moment où elle percevait le crédit d'impôt. Au moment où elle recrutait le docteur, elle ne devait pas avoir diminué les effectifs. Donc on reste sur une conditionnalité ex ante, en fait un critère d'éligibilité. Ce n'est pas une contrepartie au sens du rapport du député Stéphane Viry sur la conditionnalité des aides publiques aux entreprises.

Toutefois, dans la mesure où le CIR est assis pour 75 % sur le travail et que d'autres aides sont calculées de manière forfaitaire sur le salaire brut, on pourrait dire qu'il est légitime d'exiger des contreparties en termes d'emploi.

Cela ne veut pas dire que le CIR réduit plus le coût du travail : il intervient après coup. L'entreprise réalise de la R&D et perçoit ensuite le crédit d'impôt. Elle peut en faire tout autre chose que de la recherche. Mais ce n'est pas ce que l'on observe : la plupart des entreprises maintiennent le même niveau de R&D chaque année et perçoivent le CIR sur cette base. C'est un crédit d'impôt, donc de la trésorerie.

Quant à instaurer des contreparties spécifiques pour les grandes entreprises, je ne sais pas si cela est possible.

M. Olivier Rietmann, président. - Le droit européen autorise-t-il le législateur et les décideurs français à attirer l'attention de l'entreprise sur l'objectif final et surtout à y associer une interdiction de licencier - pendant cinq ou huit ans - ou de délocaliser ?

M. Evens Salies. - Prenez l'exemple du crédit d'impôt « jeune docteur » interdisant de baisser l'effectif en amont. C'est une condition sur l'emploi, certes ex ante mais qui restreint, dans une entreprise, la variation d'effectifs salariés sur la seule R&D. Ce dispositif a, en effet, été allégé car auparavant cette restriction portait sur l'ensemble des effectifs de l'entreprise.

S'agissant de la proposition d'interdiction de verser des aides publiques aux entreprises qui ferment des sites, je ne connais aucune étude qui traite de ce sujet. Je ne dispose donc pas d'évaluation des aides à la R&D qui examinerait l'effet de la temporalité et qui recenserait les fermetures de site après avoir perçu des aides. Ne serait-ce que le mot licenciement, il n'est jamais employé. Les études font référence à l'emploi, au chômage, aux variations d'effectifs, mais pas aux licenciements. Mais, finalement, c'est un peu traité comme une variable de performance parmi d'autres, j'ai fait ce constat en préparant la réponse à la demande de votre commission.

Il n'y a pas de conditionnalité, de contrepartie, dans aucune des aides que je connais en matière de recherche et développement.

Dernier point, quelles seraient nos propositions pour améliorer le contrôle et l'évaluation ? Je vais aller droit au but. Il existe des difficultés méthodologiques dans les évaluations en raison de l'interaction des aides quand elles sont nombreuses.

Une autre difficulté, un peu de même nature, réside dans la multiplicité des réformes. Par exemple, si vous changez simultanément trois paramètres du crédit d'impôt recherche - vous enlevez le plafond, vous le transformez en volume et vous changez un taux quelque part - cela fait trois réformes du point de vue de l'évaluateur. Ainsi, si l'on évalue la réforme de 2008, je ne sais pas si l'on souhaite évaluer le déplafonnement ou le passage d'un taux de CIR hybride à un CIR complètement en volume. Ma proposition serait donc de ne pas effectuer simultanément plusieurs modifications législatives car elles empêchent de réaliser des évaluations précises.

Quant à l'amélioration du contrôle, vous proposez de créer une structure dédiée au contrôle des aides publiques. Il existe aujourd'hui à l'Assemblée nationale un comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques qui publie un rapport d'évaluation, comme celui de M. Pierre Morel-À-L'Huissier. Je crois que le Printemps de l'évaluation arrive à l'Assemblée nationale. Le contrôle pourra être accentué sachant qu'il existe déjà un grand nombre de rapports d'évaluation.

Prenons le cas de l'échantillon donné par le ministère de la recherche à l'IPP, il y a quelques temps, pour contrôler un certain nombre d'entreprises suspectées de fraudes. La question qui doit être posée est celle des conséquences de la détection : si une entreprise qui fraude est détectée et fraude à nouveau, on pourrait prévoir qu'elle ne puisse plus bénéficier du dispositif pendant un certain temps.

Bien évidemment, il faut s'entendre sur ce qu'on entend par fraude, d'autant que l'IPP est assez prudent dans ses rapports. Il parle d'avis défavorables. Mais émettre un avis défavorable, après un contrôle, ne signifie pas nécessairement qu'il y a eu malversation. Toutefois, on pourrait exiger de l'entreprise de rembourser l'aide perçue, sans pouvoir en bénéficier de nouveau par la suite.

Néanmoins, le contrôle exige la disponibilité d'un grand nombre de fonctionnaires. Or ce nombre se réduit depuis 2017. Ceci étant dit, on peut aussi mettre en place des outils de type intelligence artificielle pour y pallier. Je sais que l'inspection générale des finances travaille sur le fait d'utiliser des statistiques pour détecter des variations importantes de CIR d'une année sur l'autre.

M. Olivier Redoulès. - J'ai trois messages sur les contreparties. Il faut faire attention à ne pas rendre le coût de la séparation trop élevé pour les entreprises, sinon on risque de devoir renoncer à des opportunités d'entreprises innovantes. C'est très variable selon les secteurs. Si l'on pense aux chercheurs, ingénieurs, et à des gens très qualifiés, les modèles d'entreprise sont fondés sur l'innovation. L'entreprise innove, puis potentiellement revient en arrière. Il faut qu'il y ait une forme de flexibilité, sachant que par ailleurs, comme l'a souligné M. Fabien Gay, le tissu social y est normalement assez favorable jusqu'à des niveaux de salaire très élevés, on pense au chômage...

Mon deuxième point porte sur l'évaluation. On a sans doute besoin de transparence pour aider le législateur et le décideur politique à disposer d'une vision, non pas nominative, mais des bénéficiaires directs des aides, notamment par taille d'entreprise, par secteur, à un niveau relativement simple. Si on veut ensuite évaluer les effets macroéconomiques, ou même les effets intermédiaires, ainsi que M. Evens Salies l'a rappelé, la complexité provient du nombre de dispositifs qui interagissent entre eux. Toutefois, en ce qui concerne le CIR, vous le savez, c'est un des dispositifs qui est relativement bien suivi, car on dispose d'une décomposition par secteur et par taille d'entreprises notamment.

Mon dernier point porte sur le seuil de 450 millions d'euros. Il faut faire attention aux seuils. Les entreprises de cette taille savent les contourner. Il convient de ne pas rajouter de la complexité inutilement. Je pense qu'il vaut mieux avoir une règle unique pour tout le monde, quitte à ce qu'elle soit assez stricte, plutôt que de rajouter des seuils qui conduisent ensuite à des effets de seuil, de la sous-traitance de R&D ou des montages avec des entreprises étrangères.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci. Vous avez une présentation des plus complètes. L'échange avec le rapporteur a été très intéressant, il a permis de rentrer dans le détail. Si vous avez d'autres contributions que vous souhaiteriez à un moment nous envoyer, on les acceptera volontiers.

Audition de MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies,
économistes et co-auteurs du rapport collectif
« Un capitalisme sous perfusion » (2022)
du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques et de l'Institut de recherches économiques et sociales

(jeudi 13 février 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies, économistes, qui figurent parmi les co-auteurs du rapport Un capitalisme sous perfusion : mesure, théories et effets macroéconomiques des aides publiques aux entreprises françaises, publié en mai 2022 par le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) et l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires).

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct ; elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous remercie tout d'abord de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Laurent Cordonnier, économiste. - Je ne vois pas de liens d'intérêts à déclarer, mais je me dois de dire, en toute transparence, que cette étude a été financée par l'Ires, sur des crédits publics, à la demande de la CGT.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite maintenant à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Laurent Cordonnier et Jordan Melmies prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui pour recueillir vos principaux constats résultant de votre rapport collectif.

Quelle est la définition retenue pour les aides publiques aux entreprises dans votre rapport Un capitalisme sous perfusion de mai 2022 ? Pouvez-vous justifier ce choix ?

Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport sur les politiques industrielles de 2020 ?

Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment suivies, contrôlées et évaluées ?

Quelles sont, selon vos analyses, les aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui présentent une efficacité insuffisante ?

Enfin, disposez-vous d'éléments pour comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jordan Melmies, économiste. - Je veux rappeler pour commencer que nous ne sommes pas les deux seuls auteurs de ce rapport, fruit d'une collaboration avec plusieurs autres collègues.

Notre rapport avait comme but premier de chiffrer le montant des aides publiques aux entreprises en France. C'est une mission difficile, comme vous l'avez constaté au cours de vos premières auditions.

Nous avons chiffré à la fois les dépenses budgétaires, c'est-à-dire les subventions, et les renoncements à prélever, c'est-à-dire un ensemble d'exonérations d'impôts ou de cotisations sociales appelées plus communément niches fiscales ou sociales.

À propos de cette évaluation, Alain Etchegoyen, l'un des derniers présidents du Commissariat général au plan, déclarait en 2003 : « C'est un travail d'explorateur tant les aides publiques aux entreprises constituent une sorte de jungle encore vierge dans laquelle l'État lui-même hésite à s'aventurer ou s'aventure dans les hésitations ». En 2022, la remarque reste d'actualité.

Nous avons répertorié les renoncements à prélever dans les projets de loi de finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale, en distinguant les mesures classées et les mesures déclassées. Les mesures classées ont explicitement une intention incitative, tandis que les mesures déclassées ont une visée technique, essentiellement destinée à éviter les doubles impositions.

Nous avons largement recensé les différentes aides, mais nous nous sommes essentiellement concentrés sur les mesures classées, en raison de leur dimension incitative. Nous avons aussi réalisé certaines corrections dans les données, en excluant par exemple les mesures destinées aux particuliers employeurs ainsi que toutes les mesures qui, d'abord classées, ont ensuite été déclassées. Notre chiffrage est donc assez minimaliste. On nous l'a reproché, mais il permet de dégager une tendance structurelle des aides publiques aux entreprises, notamment des renoncements à prélever.

En additionnant les dépenses budgétaires - subventions -, les dépenses socio-fiscales - exonérations de cotisations sociales - et les dépenses fiscales - exonérations fiscales -, nous aboutissons à un chiffrage d'un peu moins de 157 milliards d'euros en 2019. Des évaluations assez proches figurent dans d'autres études plus récentes.

Trois arguments principaux sont mobilisés depuis plusieurs décennies pour justifier la mise en place de ces aides : alléger le coût du travail, améliorer la compétitivité extérieure des entreprises françaises, soutenir la recherche et développement. On peut dire qu'il s'agit d'objectifs intermédiaires, l'objectif final étant de stimuler l'emploi, le commerce extérieur par les exportations et la dynamique d'innovation des entreprises françaises.

Notre conclusion est que ces dispositifs n'ont pas atteint leur objectif final, en particulier le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

Nous n'avons pas nous-mêmes évalué les différents dispositifs, mais l'ensemble des études les concernant aboutissent au mieux à des résultats sur l'emploi faibles. Surtout, la question de leur efficacité, ou de leur efficience, se pose, car les emplois créés l'ont généralement été à un coût très important pour les deniers publics. Les études sur les dispositifs comme le CICE aboutissent, dans les évaluations les plus optimistes, à un coût d'environ 80 000 euros par an par emploi créé ou sauvegardé.

Nous signalons également dans notre rapport les effets pervers de certaines mesures. En favorisant notamment les emplois peu qualifiés au détriment des emplois qualifiés, elles ont pu freiner l'innovation et la montée en gamme. Une étude a jugé qu'elles pouvaient avoir des conséquences négatives sur les performances à l'export, car elles pèsent sur la capacité de notre économie à rivaliser en termes de concurrence hors prix, c'est-à-dire en termes de qualité.

Ces mesures pèsent également sur les comptes publics et les comptes sociaux. Elles représentent environ 6,44 % du PIB en 2019, mais nous constatons qu'elles ont été compensées par une augmentation de la fiscalité sur les ménages, en particulier les impôts et taxes affectés, principalement la CSG et la taxe sur les alcools et les tabacs. Ces aides publiques ont donc préfiguré une réorganisation de l'architecture fiscale et macroéconomique.

Ces aides sont-elles suivies, contrôlées, évaluées ? Comme l'inspection générale des finances vous l'a précisé, elles sont contrôlées par l'administration fiscale. En revanche, tous les économistes, me semble-t-il, vous diront qu'elles sont peu suivies et peu évaluées, en partie à cause de leur complexité.

Pour les dispositifs importants, comme le CICE, un comité de suivi a été mis en place. En général, les résultats des évaluations ont été très négatifs. Le Conseil des prélèvements obligatoires (CPO) a également réalisé un travail de suivi dont nous nous sommes en partie inspirés. L'évaluation n'est donc pas systématique et, quand elle existe, ses résultats ont généralement été négatifs.

Il apparaîtrait souhaitable que ces dispositifs soient répertoriés par une instance unifiée, par exemple l'Insee, et que l'on puisse télécharger sur son site des séries statistiques sur le montant des aides publiques aux entreprises en France. Il serait souhaitable d'en faire une catégorie statistique, dont le périmètre serait plus précis que le nôtre et arbitré politiquement, par exemple par une commission nationale des aides publiques.

M. Laurent Cordonnier. - Les économistes ou les commentateurs qui tentent de justifier ces aides publiques adoptent généralement une ligne de défense consistant à dire que ces 157 milliards d'euros ne sont finalement que la contrepartie d'un système fiscal français qui prélève beaucoup d'argent sur les entreprises. Nous serions donc les champions du monde des prélèvements obligatoires sur les entreprises.

Si l'on cumule les cotisations employeurs, les impôts sur la production et les importations et les impôts courants sur le revenu, on voit en effet qu'ils représentent environ 25 % de la valeur ajoutée des entreprises en France, contre 15 % en Allemagne.

Il est utile toutefois d'entrer un peu plus dans le détail.

D'abord, même si les cotisations employeurs sont comptées statistiquement comme des prélèvements obligatoires, car les entreprises ne peuvent s'y soustraire, en termes économiques, ne faudrait-il pas plutôt les considérer comme des salaires indirects ou affectés ? Ils font indéniablement partie du coût du travail, mais, dans d'autres pays, la sécurité sociale et les retraites sont financées différemment, ce qui rend les comparaisons difficiles.

M. Olivier Rietmann, président. - En Suède, le système social est principalement financé par les impôts sur la production.

M. Laurent Cordonnier. - On peut également prendre l'exemple des pays où les retraites sont majoritairement financées par capitalisation.

Hors cotisations patronales, la principale différence réside dans les impôts sur la production, qui représentent environ 1 point de valeur ajoutée en Allemagne, contre 5 points en France.

Les impôts sur les revenus des entreprises sont un peu plus faibles en France qu'en Allemagne, avec un écart d'un point de valeur ajoutée.

Il faut aussi souligner que l'écart entre les taux de prélèvement français et allemands s'est considérablement resserré depuis une dizaine d'années, passant de 11 points de valeur ajoutée à 8 points. Et si l'on tient compte des systèmes d'aides aux entreprises, cet écart descend même à moins de 7 points de valeur ajoutée, en incluant dans le calcul les cotisations employeurs.

L'objectif principal de ces allégements fiscaux et sociaux depuis une dizaine d'années est d'améliorer la compétitivité de l'économie française.

En termes de coût salarial horaire moyen, nous sommes très proches : 37,9 euros en France, 37,2 euros en Allemagne. En termes de coût salarial moyen par unité de produit - un indicateur plus pertinent en termes de compétitivité, car il intègre la productivité horaire des travailleurs -, si l'on retient une période allant de 1996 à aujourd'hui, nous sommes à peu près au même niveau que l'Allemagne en début et en fin de période. Nos voisins ont connu une période de très forte modération salariale, durant laquelle le coût salarial par unité de produit a nettement diminué, mais aujourd'hui les coûts sont très similaires. Dans le secteur industriel, en particulier, ces coûts ont suivi une trajectoire comparable.

L'écart des coûts salariaux ne peut donc pas expliquer l'évolution du commerce extérieur de la France sur cette période, pendant laquelle nous sommes passés d'une position d'excédent à une position nettement déficitaire.

Si les aides n'ont pas permis de rétablir la compétitivité de l'économie française et de réindustrialiser sensiblement notre pays, à quoi ont-elles servi ?

À notre avis, elles ont essentiellement servi de béquille au capital, d'où le terme de « capitalisme sous perfusion » : elles ont permis de soutenir la rentabilité des entreprises dans un contexte macroéconomique dépressionnaire depuis une trentaine d'années. Nous avons instauré, au sein de l'Union européenne, une concurrence fondée sur la chasse aux coûts salariaux, alors que nous aurions pu - rien ne l'empêchait - impulser collectivement des dynamiques macroéconomiques. Les profits sont en effet davantage tirés par l'extension de la demande que par la chasse aux coûts, qui est un jeu à somme nulle, et potentiellement sans fin.

Autre point que je souhaite souligner : ces aides, principalement dirigées vers l'allègement de la fiscalité des entreprises, ont provoqué un report de l'effort vers les ménages, avec une progression de près de trois points de l'effort fiscal et social des ménages exprimé en pourcentage de leurs revenus primaires reconstitués. La fiscalité et les charges sociales pesant sur les ménages ont augmenté, tandis que le poids des prélèvements sur les entreprises dessine un plateau, à l'exception de la « bosse » allant de la fin des années 1980 au début des années 2000. C'est un fait marquant, qui n'est pas secret. Si les finances publiques ont supporté, en grande partie, le poids de ces aides - le doublement ou le triplement du montant des aides n'a pas favorisé l'équilibre budgétaire -, les ménages y ont également contribué.

Selon nous, des pistes existent pour réformer de façon significative ce système afin de le rendre plus efficace et moins coûteux, parmi lesquelles figure la mise en place de la conditionnalité.

Tout d'abord, un large accord prévaut au sein des économistes, y compris parmi ceux qui ont évalué le CICE - la toute dernière tranche d'aide accordée aux entreprises, qui a été transformée en baisse pérenne de cotisations sociales évaluée à quelque 24 milliards d'euros par an - pour considérer que les exonérations sociales accordées sur des salaires dépassant 1,6 fois le Smic ne servent à rien. C'est un point que nous soutenons assez fermement. Il serait donc possible de récupérer à tout le moins 20 milliards d'euros qui ne servent pas à grand-chose, voire à rien, sur les 75 milliards d'euros par an d'exonérations fiscales et sociales, selon les derniers chiffres disponibles. Nous n'avons pas les moyens d'évaluation de l'Urssaf ou de Bercy, il s'agit donc d'un calcul réalisé « sur un coin de table », mais c'est un bon calcul, qui a le mérite de fournir un ordre de grandeur à prendre en considération, puisque les économistes sont pour une fois d'accord.

Ensuite, l'autre grande piste de réforme serait d'introduire une conditionnalité des aides publiques. Nous avons émis plusieurs propositions dans le rapport. Ainsi, même si c'est davantage d'ordre politique qu'économique, on pourrait considérer qu'aucune raison ne justifie d'attribuer des aides ou des exonérations de cotisations sociales à des entreprises qui ne respecteraient pas certaines lois, comme celle définissant l'obligation d'embauche de travailleurs handicapés. De la même façon, même si cela dépend de la volonté du législateur, pour certaines branches professionnelles qui disposent encore de minima salariaux inférieurs au Smic, l'évolution de ces derniers pourrait être mise dans la balance lors de la reconduction de certains dispositifs d'aides. Ce sont aussi des propositions d'efficacité, car cela permet de récupérer de l'argent.

Quant à la conditionnalité de manière générale, pour les grandes entreprises et les entreprises de taille intermédiaire (ETI), nous avions proposé qu'elle soit définie de façon contractuelle entre l'État, qui distribue l'argent public, et les entreprises, qui l'utilisent. Cela ne veut pas dire conditionner l'octroi ou le maintien des aides uniquement à la réalisation d'objectifs portant sur les emplois. Nombre d'indicateurs de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), portant sur la gouvernance et la qualité des mesures sociales ou environnementales prises dans l'entreprise, peuvent également être utilisés pour contractualiser le versement des aides. Selon nous, ce processus devrait s'opérer sous l'égide du Parlement, car ce sujet relève du domaine de la loi et du budget, et être supervisé par une instance pluripartite qui pourrait réunir des experts, des dirigeants d'entreprises, des représentants du personnel et des grandes agences de développement.

D'autres propositions plus marginales sont également avancées, comme la suppression des exonérations de cotisations sociales portant sur les heures complémentaires. Pourquoi encourager le recours aux heures supplémentaires de cette façon ?

M. Olivier Rietmann, président. - Pourriez-vous préciser votre avis sur ce sujet ? Pour une entreprise, lorsqu'il est nécessaire de produire temporairement davantage, alors qu'une forme de pénurie de main-d'oeuvre pour réaliser certaines tâches existe, une telle disposition peut avoir un effet incitatif.

Au risque de mécontenter M. le rapporteur, notre système est assez bloquant au travers du CDI ferme et définitif qui offre peu de souplesse en matière d'embauche. Or n'importe quelle entreprise est soumise à des pics et des creux d'activité. Inciter à recourir aux heures supplémentaires au moyen de la défiscalisation ou de l'exonération partielle des cotisations pour l'entrepreneur, mais aussi pour le salarié, peut avoir un intérêt, à condition que cette disposition soit utilisée avec parcimonie et à bon escient. Cela renvoie à un autre sujet, qui n'est pas le nôtre aujourd'hui, celui du temps de travail.

M. Laurent Cordonnier. - Nous ne contestons pas l'utilité des heures complémentaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Il me semble qu'il faut les encourager ! L'expression est quelque peu triviale, mais on n'attire pas des mouches avec du vinaigre. Tout le monde doit y trouver son compte, d'autant que le rapport au travail a changé. Voilà quelques décennies, si vous indiquiez à vos salariés avoir besoin d'eux pour absorber un gros « coup de bourre », et qu'en contrepartie ils touchaient plus à la fin du mois, ils répondaient assez facilement à une telle demande. Aujourd'hui, au regard de la recherche d'une meilleure qualité de vie ou d'une certaine forme de détente, un tel argument semble moins incitatif, aussi est-il nécessaire de s'adapter.

M. Laurent Cordonnier. - Nous vous promettons d'étudier les chiffres. Le recours aux heures supplémentaires a-t-il varié sous l'effet d'une telle défiscalisation ? Nous ne pouvons pas répondre à cet instant.

Pour conclure ces propos liminaires, d'autres dispositifs que les aides permettraient peut-être de mieux soutenir la compétitivité des entreprises. Au regard du contexte géopolitique actuel, les politiques de réindustrialisation, de compétitivité ou d'ajustement des relations commerciales passeront, à l'avenir, de moins en moins par les aides, sans quoi cela risque d'être sans fin et d'aboutir à un puits sans fond. D'autres façons de procéder doivent être envisagées.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous faisons partie d'un système global, et un tel chemin n'est pas celui qui est le plus emprunté ailleurs dans le monde. L'administration américaine verse des milliards de dollars aux entreprises pour les soutenir et les rendre plus compétitives. En Chine, les subventions atteignent un niveau tel qu'elles permettent aux voitures électriques produites à l'autre bout du monde de demeurer moins chères que celles que nous fabriquons chez nous, en dépit des « surtaxes » européennes appliquées à l'entrée sur le territoire européen, dont le taux est compris entre 20 et 25 %.

M. Laurent Cordonnier. - Monsieur le président, nous sommes tout à fait d'accord, mais cette surenchère ne pourra pas se poursuivre indéfiniment.

M. Olivier Rietmann, président. - On va atteindre une limite.

M. Laurent Cordonnier. - Faudra-t-il 200 milliards d'euros d'aides supplémentaires ? Qui les financera ? Nous avons atteint une limite, en effet ; il faut inventer autre chose.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma position évolue sur certains points au fil des travaux de la commission d'enquête et des connaissances que nous engrangeons. Ainsi, quand je parlais du contrôle des aides publiques, pour le soutenir, dans mon esprit « contrôle » signifiait « suivi ». Or, les inspecteurs des finances (IGF) ont employé devant nous le terme de contrôle pour désigner l'identification des entreprises éligibles par l'administration fiscale. En cas de fraude aux critères d'éligibilité, le contrevenant est sanctionné par un redressement. Le système est bien fait et fonctionne. Pour ma part, je suis toutefois plus à l'aise en parlant de contrôle des conditions d'éligibilité.

S'agissant de la conditionnalité des aides, vous introduisez une différence, que nous avons déjà entendue au cours des précédentes auditions, entre conditionner et « critériser ». Si une entreprise est déclarée éligible à un dispositif d'aides, des conditions peuvent ensuite s'appliquer. Par exemple, il ne me semble pas anormal de devoir respecter les lois françaises lorsqu'on reçoit de l'argent public au travers de subventions directes ou d'aides indirectes. Vous mettez l'accent sur le respect de l'obligation d'emploi des personnes handicapées, d'autres évoquent le respect de l'égalité salariale entre les femmes et les hommes ou celui de l'environnement.

Ma sensibilité politique fait que je suis souvent en désaccord avec les votes du Sénat, puisque j'appartiens à l'opposition. Toutefois, une fois la loi votée, je la respecte, car c'est la loi collective. À mon sens, conditionner les aides au respect de la loi est donc une question qui se pose.

Souscrivez-vous ensuite à l'idée de « critériser » un peu plus finement les aides, notamment en matière d'emploi, de transition numérique ou écologique ? Souvent, des déclarations politiques appellent à retenir comme critères l'emploi ou la compétitivité. Mais certains nous mettent en garde contre le choix de critères extrêmement durs, et nous posent la question de leur mode d'évaluation. Ainsi, pour ce qui concerne l'emploi, l'évaluation est compliquée. Lors de son audition, M. Louis Gallois indiquait qu'il était favorable à l'application d'un critère de compétitivité pour le CICE, mais il reconnaissait aussi qu'il était difficile de mesurer son efficacité en la matière.

J'ai entendu un dernier élément ayant trait à la nécessité d'évaluer les aides. Aujourd'hui, ce n'est pas fait. D'ailleurs, quel est exactement votre chiffrage des aides publiques ? Quel périmètre retenez-vous ? Il a été question des aides directes et indirectes : les deux catégories d'aides sont-elles associées ? L'Insee a évoqué un plancher de 70 milliards d'euros. Pour l'inspection générale des finances (IGF), les subventions directes sont évaluées à 88 milliards d'euros. En y ajoutant les aides indirectes, notamment les exonérations de cotisations sociales, l'évaluation des aides atteindrait 170 milliards d'euros, voire 200 ou 250 milliards d'euros en y incluant d'autres dispositifs.

Une fois l'efficacité des aides évaluée, êtes-vous favorables à des sanctions, et, si oui, de quel type ?

Dans votre rapport, vous évoquez la distribution de dividendes aux actionnaires d'entreprises qui bénéficient d'aides publiques. Vous le savez, cette commission d'enquête a notamment été déclenchée en raison du contexte social. La même année, une entreprise peut toucher des aides publiques, verser des dividendes et licencier des employés. Quel est votre point de vue sur cette question ? Un de nos collègues, M. Daniel Fargeot, absent aujourd'hui, a proposé qu'une entreprise ayant bénéficié d'aides publiques soustraie le montant de ces aides avant de verser des dividendes à ses actionnaires.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne souscris pas à cette idée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en suis conscient, mais je présente l'idée de Daniel Fargeot. Ainsi, pour 10 millions d'euros de bénéfices et 2 millions d'euros d'aides publiques reçues, la base de calcul des dividendes serait de 8 millions d'euros.

M. le président a déjà abordé la question des moyens à déployer pour faire face à la concurrence des États-Unis et de la Chine, je n'y reviens pas.

Enfin, seriez-vous favorables à la création d'une structure dédiée au contrôle des aides accordées aux entreprises sur le modèle de la Commission nationale des aides publiques aux entreprises, créée en 2001 avant de disparaître en 2002 ?

M. Olivier Rietmann, président. - Nos positions divergent sur certains points avec M. le rapporteur. Néanmoins, comment peut-on adresser des amendes à des entreprises qui ne respectent pas la loi dans certains domaines, interdire à d'autres qui ne sont pas à jour de leurs cotisations de répondre à des appels d'offres, et tout de même leur verser des aides publiques ? Pour l'homme plutôt de droite et libéral que je suis, cela soulève des interrogations.

M. Jordan Melmies. - J'ai omis d'évoquer le périmètre des aides publiques défini par France Stratégie dans mon propos liminaire. Notre périmètre diffère, mais notre chiffrage des aides publiques s'élève à 157 milliards d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour bien comprendre, ces quelque 160 milliards d'euros englobent les aides directes et les exonérations de cotisations ?

M. Jordan Melmies. - Oui, ainsi que les exonérations fiscales, de type niches fiscales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans quelle catégorie figure le crédit d'impôt ?

M. Jordan Melmies. - Le crédit d'impôt peut être compté deux fois, à la fois dans les dépenses fiscales et dans les dépenses budgétaires. Nous l'avons compté une seule fois, à mon sens, dans les dépenses fiscales.

M. Olivier Rietmann, président. - On peut donc considérer que votre chiffrage est consolidé ?

M. Jordan Melmies. - Oui, il est assez consolidé. Le chiffre de 80 milliards d'euros, qui circule beaucoup actuellement, concerne l'ensemble des dépenses socio-fiscales. Pour notre part, nous avons retiré les dépenses considérées comme incitatives et ayant basculé rétrospectivement dans le domaine technique. Notre chiffrage est probablement inférieur à la réalité telle qu'elle ressort aujourd'hui des statistiques brutes. Nous avons tenté de mettre en évidence le sens de la marée et non pas le mouvement des vagues.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour ce qui concerne les aides des collectivités, aucune donnée n'est disponible ?

M. Jordan Melmies. - Si, les aides des collectivités sont incluses. Parmi les quatre périmètres de chiffrage définis par France Stratégie, celui qui se rapproche le plus du nôtre serait le périmètre n° 3, qui ne prend pas en compte les dépenses déclassées, celles ayant une vocation technique. Le périmètre n° 1 est le plus large : il comprend toutes les aides, y compris les dépenses déclassées. Dans le périmètre n° 4, France Stratégie retire des mesures supplémentaires, notamment des exonérations de cotisations sociales portant sur les hauts salaires.

Toutefois, il est difficile de comparer notre chiffrage au leur. Il est important de comprendre que nous avons à la fois les dépenses budgétaires, de type subventions, et les renoncements à l'impôt, mais uniquement ceux que le législateur a définis comme étant des mesures incitatives. Il s'agit donc d'une évaluation a minima.

Pour ce qui concerne l'éligibilité, l'administration fiscale la vérifie. Nous sommes favorables à la conditionnalité des aides. Quelle est la différence entre conditionner et « critériser » ? Nous n'avons pas forcément de point de vue technique à fournir sur ce sujet. Lorsqu'on mobilise des fonds publics, que ce soit en les dépensant directement ou en renonçant à des prélèvements, il paraît raisonnable de souhaiter obtenir en échange ce que l'on désirait au départ.

À propos d'éventuelles sanctions déclenchées si le dispositif rate sa cible, j'ignore si nous nous prononcerions sur ce sujet. Les aides sont des mesures incitatives. Aussi, dans ce cas, il faut sortir de la mesure sans forcément sanctionner. Il semblerait quelque peu étrange de sanctionner des entreprises qui n'auraient pas répondu à une incitation initiale. Nous pensons qu'une bonne façon de procéder est de conditionner les aides dès le départ.

L'échange précédent sur les heures supplémentaires souligne l'intérêt de disposer d'une structure chargée de piloter, de contractualiser avec les entreprises et d'accepter tel ou tel type de dispositifs. En tant qu'enseignants-chercheurs, nous sommes régulièrement soumis à des incitations. Ainsi, une partie de notre rémunération est désormais constituée de primes octroyées pour un certain nombre d'années et nous devons constituer des dossiers destinés à montrer que le travail exigé en échange a été réalisé. Si ce n'est pas le cas, nous nous exposons au risque que ces primes ne nous soient plus versées et que nous sortions du dispositif. Plutôt que de sanctionner, il serait préférable de conditionner les aides dès le départ et d'envisager des dispositifs transitoires, soumis à des clauses de revoyure ou limités à un certain nombre d'années.

Au sujet de la guerre commerciale à venir avec les États-Unis et la Chine, certes, on peut considérer qu'il s'agit d'une guerre menée à coups de subventions. Mais des batailles de compétitivité ont déjà eu lieu entre partenaires de la zone euro. Par conséquent, il est urgent de cesser de se toiser les uns les autres pour savoir qui a deux points de cotisations en plus ou deux points de prélèvements obligatoires en moins, car nous risquons d'être purement et simplement absorbés. L'enjeu est d'une tout autre ampleur que nos problèmes de désalignement de compétitivité entre partenaires européens.

Sur les dividendes et la proposition de soustraire le montant des aides publiques reçues des bénéfices qui pourraient être distribués, nous n'avons pas d'avis éclairé pour l'instant. Cela changerait-il quelque chose ? J'ai compris, au regard des auditions que vous avez menées, que la question des dividendes vous intéressait particulièrement. En effet, si une entreprise a besoin d'être aidée, c'est qu'elle éprouve des difficultés. Or, aux yeux de l'opinion publique, il peut paraître choquant que cette même entreprise distribue des dividendes à ses actionnaires à partir des profits réalisés, ce qui suggérerait qu'elle n'avait pas besoin des aides reçues.

Les dividendes sont souvent mis en avant comme des éléments nécessaires au financement des entreprises. Dans notre rapport, nous appelons à la plus grande vigilance à l'égard de cette notion de dividende. En réalité, même pour un pays comme la France - je remercie Thomas Dallery, co-auteur du rapport, d'avoir compilé des données récentes sur cette question -, les marchés d'actions contribuent peu au financement de l'investissement des entreprises. Si l'on compare les émissions d'actions brutes des entreprises cotées en bourse au montant de l'investissement qu'elles réalisent, le rapport est relativement faible, de l'ordre de 10 à 15 %, à l'exception d'un passage à 20 % en 2020. Comme les entreprises rachètent massivement leurs actions, le solde entre les émissions et les rachats d'actions est régulièrement négatif. Dans ce cas, le marché des actions ne contribue pas au financement des entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne parlais pas des rachats d'actions.

M. Jordan Melmies. - Oui, mais il ne faut pas oublier que si les entreprises émettent des actions, elles en rachètent également. Dans le versement des dividendes, seul le financement de l'investissement brut, qui lui-même est faible, de l'ordre de 10 à 15 %, est pris en compte. En tenant compte des rachats d'actions, ce pourcentage tombe à 3 ou 4 %, voire devient négatif dans plusieurs pays. Ainsi, les États-Unis connaissent des taux négatifs depuis les années 1990. Le versement de dividendes n'améliore pas la compétitivité-coût de l'entreprise : on ne devient pas moins cher que le voisin.

Enfin, pour ce qui concerne la création d'une structure spécialisée, nous avons déjà souligné tout l'intérêt d'en disposer. Nous n'avons pas pu vérifier si la Commission nationale des aides publiques aux entreprises que vous avez citée avait eu le temps de produire un travail en un an d'existence. Quoi qu'il en soit, il serait intéressant de disposer d'une structure, probablement de nature parlementaire.

M. Laurent Cordonnier. - Dans un système où l'octroi des aides est contractualisé, on peut les distribuer pour une durée déterminée. Dans ce cas, si l'entreprise ne remplit pas les objectifs définis en concertation avec la puissance publique, le contrat n'est pas prorogé au bout de la quatrième ou de la cinquième année, par exemple. L'avantage d'un tel système, où l'État verserait des aides en indiquant l'objectif d'amélioration attendu s'agissant d'un critère RSE précis - ces indicateurs sont parfaitement mesurables et contrôlables, puisqu'ils sont déjà utilisés par les entreprises -, serait de montrer que l'argent public a été utilisé à bon escient. Certes, l'opinion publique pourrait encore soupçonner que l'argent public a été utilisé pour verser des dividendes, mais cela contribuerait sans doute à améliorer la situation.

« Critériser » en matière d'emploi est difficile. Ce n'est sans doute pas la première fois que vous entendez une telle remarque. Prévoir des clauses ayant trait à des créations ou des maintiens d'emplois est impossible sur le long terme. En effet, les entreprises sont soumises à l'évolution de la conjoncture et des politiques, aux catastrophes, aux accidents, aux chocs ; leur stratégie peut également changer. Par conséquent, il est quasiment impossible de prouver que des emplois ont été créés grâce aux aides reçues et non pas en raison de l'amélioration de la dynamique économique ou d'un effet d'aubaine. En revanche, d'autres éléments qui sont objectivables peuvent être améliorés par l'entreprise, indépendamment des effets conjoncturels. Ainsi l'entreprise peut-elle programmer sa stratégie de décarbonation et l'écrire noir sur blanc. L'égalité salariale entre les hommes et les femmes, l'emprise exercée sur les sols, l'entretien de la biodiversité ou les dégâts commis sont autant de critères qui peuvent être contrôlés. Dans nombre de domaines, plus de 150 selon l'Europe, des critères de type RSE peuvent être construits - il en existe déjà beaucoup.

Il reviendrait plutôt au Parlement de définir un panier de vingt ou trente indicateurs, que les négociateurs mandatés par les parlementaires pour rencontrer les entreprises pourraient utiliser. Ce serait intéressant à la fois pour l'État et pour les entreprises. Il ne s'agirait pas simplement de contrôler les entreprises, mais d'examiner leurs marges de progrès, avec l'aide des salariés et d'experts. À mon sens, pour y parvenir, une organisation plus importante qu'une simple instance de contrôle, avec des relais sur le terrain, serait nécessaire. Les régions sont proches d'un tel système. Lorsqu'elles accordent des aides aux entreprises, c'est le plus souvent sur la base de contrats ou de conventions dont l'exécution est contrôlée. Certes, les objectifs sont souvent standardisés. Ce sont donc des contrôles « prêt-à-porter » qui peuvent concerner l'investissement, l'immobilier ou la transmission. Si l'on voulait définir des objectifs plus fins, le système serait plus lourd. Un travail devrait aussi être engagé avec la direction générale de la concurrence de l'Union européenne, car les aides publiques doivent s'inscrire dans des régimes validés par cette direction. Si le système se limitait à quelque 5 000 ETI et 250 grandes entreprises, il serait peut-être gérable. Certains crieraient à la bureaucratie, mais on pourrait aussi envisager que l'État, les entreprises, les salariés et les experts travaillent dans un état d'esprit partenarial.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma question appelle une réponse par un oui ou un non. Vous avez souligné l'existence d'un consensus entre les économistes au sujet des 20 milliards d'euros d'exonérations de cotisations sociales que l'on pourrait récupérer, car elles seraient inefficaces pour les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic. C'est bien cela ?

M. Laurent Cordonnier. - Les 20 milliards d'euros sont issus d'un calcul de mon fait, réalisé sur un coin de table, si je puis dire. En revanche, s'agissant des exonérations de cotisations portant sur les salaires supérieurs à 1,6 fois le Smic, la majorité des économistes est d'accord et les considère inefficaces.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le conclave qui s'ouvre sur les retraites pourrait réfléchir à cette piste pour trouver les ressources permettant de revenir a minima à la retraite à 62 ans. Pour économiser 10 milliards d'euros, les gens doivent travailler deux années supplémentaires...

M. Jérôme Darras. - Tout d'abord, je suis en désaccord avec vous pour ce qui concerne les exonérations de charges sociales qui seraient inefficaces, selon vous, au-delà de 1,6 fois le Smic. Les entreprises les plus exposées à la concurrence internationale sont des entreprises industrielles au sein desquelles les salaires sont plus élevés que la moyenne. Spontanément, j'aurais tendance à dire qu'il faudrait moins alléger les charges sur les bas salaires, en évitant les effets pervers que cela induit, et davantage favoriser les salaires plus élevés dans les entreprises soumises à la compétitivité internationale.

Ensuite, j'aurais besoin d'une confirmation sur un point. Si j'ai bien compris, les aides n'ont pas atteint leurs objectifs, mais elles étaient néanmoins nécessaires au regard du contexte, notamment de dépression en Europe.

Enfin, vous dites que les aides n'ont pas été très efficaces pour améliorer la compétitivité-coût. Pourtant, dans la compétition internationale avec les États-Unis et la Chine, la clé du problème, c'est bien la compétitivité. Dans cette vaste compétition, quelle aide efficace pourrait améliorer la performance des entreprises françaises ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Comment déterminer si une entreprise a besoin d'une aide ou si elle bénéficie d'un effet d'opportunité ? Avez-vous des pistes de réflexion sur les critères à utiliser ?

À propos des entreprises zombies, celles qui ont été « mises sous perfusion » pendant l'épidémie de covid, sont-elles rattrapées par la réalité ou encore en activité cinq ans plus tard ? Et dans quelle proportion ?

M. Laurent Cordonnier. - Les quelque 8 000 à 10 000 entreprises qui exportent se situent essentiellement dans le domaine industriel et les salaires y sont plus élevés que dans le secteur des services. Le bon sens justifierait plutôt de subventionner ces entreprises, mais il faudrait être sûr de ne subventionner que celles-là, sans quoi les sommes d'argent à distribuer seraient colossales.

M. Jérôme Darras. - Ce serait financé par la diminution des aides sur les plus bas salaires. Il s'agirait en quelque sorte d'un transfert.

M. Laurent Cordonnier. - Vous vous heurteriez alors à une autre objection des économistes. À leurs yeux, c'est principalement sur les bas salaires que l'efficacité des aides a pu être observée. Elles ont permis de substituer de l'emploi un peu moins qualifié à de l'emploi qualifié, et de permettre ainsi l'embauche de salariés peu qualifiés.

M. Jérôme Darras. - La question était posée sous l'angle de la compétitivité et non pas de l'emploi.

M. Laurent Cordonnier. - Cela a sans doute également contribué à la modération du coût salarial unitaire. Mais pour soutenir la compétitivité des entreprises de cette façon, il faudrait cibler les aides sur la deuxième moitié de l'échelle salariale - ce n'est pas du tout ce que je préconise de faire - et subventionner uniquement les entreprises qui exportent, ce qui ferait un autre problème à régler avec la direction générale de la concurrence de l'UE.

À mon sens, il faut s'y prendre autrement. Nous pouvons être d'accord sur un point : en consacrant 6,6 % du PIB aux aides publiques, nous avons sans doute atteint la limite de ce système. Dans quelques années, nous serons soumis à la déferlante chinoise et à la fermeture des portes américaines. La question devra être traitée au travers des règles du commerce international. Le multilatéralisme semble révolu - personne n'y croit désormais, à l'exception peut-être de l'UE. Par conséquent, il faudra nous doter de nos propres règles du commerce international, fondées sur un principe de réciprocité, et pas seulement en matière de droits de douane, même s'il faudra répondre aux États-Unis sur ce point. L'Europe pourrait ainsi établir une liste de produits stratégiques ou structurants pour son industrie dont elle ne voudrait pas voir partir la production au bout du monde et décider qu'une entreprise étrangère doit produire 40 à 60 % de la valeur ajoutée des produits concernés en Europe pour vendre aux Européens. Ce serait une réponse coopérative aux agressions commerciales de certains partenaires qui n'engendrerait pas de dynamique régressive, si je puis dire. Si chacun cultivait son espace économique, ainsi que l'implantation de ses entreprises pour produire, verser des revenus et vendre aux consommateurs là où elles se trouvent, des espaces macroéconomiques plus cohérents en résulteraient, au sein desquels il serait plus facile de mettre en oeuvre des règles coopératives de formation de la demande globale. Une telle idée commence à être discutée dans certains cercles d'économistes. Il me semble que la réponse aux problèmes de compétitivité ne doit plus passer par la distribution d'aides publiques, mais par un effort de réorganisation bien plus colossal.

M. Jordan Melmies. - Selon le sens commun, les entreprises reçoivent des aides parce qu'elles en ont besoin. Historiquement, les arguments justifiant la mise en place des aides relèvent de cet ordre : le coût du travail étant trop élevé, les entreprises ont des difficultés pour financer des dépenses en recherche et développement afin d'innover et d'être compétitives. Je précise que ces propos ne traduisent pas notre conviction, mais la façon dont le sujet est présenté à l'opinion publique.

Pour répondre à M. Jérôme Darras sur l'inefficacité des aides, nous le démontrons pour le crédit d'impôt recherche (CIR) dans notre rapport. Lors de l'audition de représentants de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) par votre commission d'enquête, un graphique illustrait la montée en puissance du CIR, tandis que dans le même temps les dépenses en recherche et développement ne frémissaient pas. Dans le rapport, nous soulignons que les aides à l'innovation ont uniquement compensé le mauvais positionnement français au sein du commerce international, notamment pour ce qui concerne l'érosion de la base productive, sans pour autant remettre en selle la France en termes de compétitivité. Les aides ont limité les dégâts, mais elles n'ont pas modifié la structure et le positionnement de l'industrie française.

S'agissant des entreprises zombies, je n'ai pas d'idée sur la question et je n'ai rien lu récemment sur ce sujet. Des études existent peut-être. Un effet d'ajustement a certainement pu avoir lieu après la sortie du dispositif d'aides mis en place pendant l'épidémie de covid.

M. Laurent Cordonnier. - Cela fait partie des causes évoquées pour expliquer le retournement du marché du travail, assez évident actuellement. En effet, certaines entreprises arrivent au terme où elles doivent rembourser l'État. Toutefois, nous ne disposons pas de chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et si nous réservions les aides publiques aux entreprises qui en ont besoin ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - C'est ma question.

M. Jérôme Darras. - C'est la mienne aussi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En tant que parlementaire et citoyen, lorsqu'une entreprise dont le chiffre d'affaires atteint plusieurs milliards d'euros est aidée tout en versant plusieurs milliards d'euros de dividendes et en annonçant un plan de suppression de 2 500 emplois la même année, c'est choquant. Ces entreprises n'ont peut-être pas besoin d'aides publiques.

Pourriez-vous nous indiquer quelle part des aides est captée respectivement par les grandes, les moyennes et les petites entreprises ? Quelles sont les grandes masses ? M. le président est attentif au réseau des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME), qui a besoin d'être soutenu pour grandir, tout comme nos ETI. Je ne suis pas certain que les entreprises du CAC 40 en aient autant besoin que les autres.

M. Olivier Rietmann, président. - Et si nous n'aidions pas certaines entreprises, notamment les plus importantes qui sont présentes sur les marchés internationaux ? Par exemple les 287 très grandes entreprises françaises. Qu'en pensez-vous ?

M. Laurent Cordonnier. - Il faudrait s'appuyer sur des ratios financiers. Par exemple, on pourrait considérer que toute entreprise dont la rentabilité financière dépasse 12 ou 13 % n'a pas besoin de cet argent public. Une PME pourrait exceptionnellement atteindre un tel seuil de rentabilité financière, mais à quel prix s'agissant du traitement de la main-d'oeuvre ou des contrats ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Des critères croisés peuvent être mis en place.

M. Laurent Cordonnier. - En effet, on peut penser que les très grandes entreprises ont une meilleure santé financière.

En matière d'impôt sur les sociétés (IS), selon la loi, le même taux s'applique à toutes les entreprises, petites ou grandes. Ce taux a d'ailleurs été réduit. Toutefois, en raison des dispositifs d'optimisation fiscale, voire de fraude fiscale, les grandes entreprises paient bien moins d'IS que les ETI et les PME. De mémoire, l'écart est de 1 à 2.

Par conséquent, il faudrait disposer des moyens d'identifier les dispositifs d'optimisation fiscale un peu trop évidents pour ne pas distribuer d'aides aux entreprises qui les mettent en place. Pour enfoncer le clou, s'il était possible de contractualiser et d'objectiver le système d'aides au travers de critères qui existent d'ores et déjà, l'État pourrait s'intéresser, de façon plus positive, à la réalisation des objectifs fixés. La persistance d'effets d'aubaine ou la distribution d'aides publiques à des entreprises qui n'en auraient peut-être pas besoin deviendrait alors un peu moins grave que dans la situation actuelle. Nous aurions tout de même accompli quelques progrès et l'État pourrait estimer en « avoir pour son compte ». Il est peut-être inévitable d'arroser un peu large, si je puis dire.

M. Olivier Rietmann, président. - Par conséquent, il est nécessaire de mettre en place un système d'évaluation adapté aux différentes catégories d'entreprises - très grandes entreprises, ETI, PME ...

Les grandes entreprises auraient-elles moins embauché ou créé de richesses sans ces aides ? A-t-on finalement gaspillé de l'argent public ? Il faut se doter d'un réel dispositif d'évaluation simple, ce qui demande un peu de temps et d'argent. Nous avons toujours plaidé pour des systèmes d'aides simples, contrôlables et évaluables.

M. Laurent Cordonnier. - C'est possible à mettre en place. Il a été difficile d'évaluer le CICE car toutes les entreprises y ont été soumises en même temps. Il n'y avait plus de lots d'entreprises témoins et de lots d'entreprises ayant expérimenté le dispositif. En revanche, des études régionales menées par les directions régionales de l'Insee, par exemple dans le Limousin et dans les Pyrénées, ont examiné des dispositifs territoriaux d'aides aux entreprises. Ces études mettaient en évidence l'efficacité des aides régionales, particulièrement en matière d'emploi et d'investissement. Des lots d'entreprises témoins existaient pour construire des comparaisons. En revanche, s'agissant de l'efficience des aides - déterminer combien cela a coûté par création d'emploi et d'emploi pérenne -, curieusement, les chiffres manquaient.

M. Olivier Rietmann, président. - Il s'agit de travailler au sein de groupes-tests avant de généraliser une aide ou un accompagnement financier. Pourquoi ne pas constituer un panel très limité d'entreprises de différentes tailles ou de différents secteurs pour évaluer les résultats du dispositif avant de décider de le généraliser ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Les entreprises doivent développer une expertise pour rechercher des aides parmi les 2 200 dispositifs existants. On pourrait peut-être opérer une rationalisation, car j'ai du mal à imaginer qu'il n'y ait pas de doublons. Commencer par cette simplification rendrait ensuite l'évaluation possible. En effet, évaluer plus de 2 000 dispositifs serait très long ; dans soixante ans, cela n'aurait toujours pas avancé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis d'accord, nous avons besoin de rationaliser les aides. En réalité, la complexité du système permet aux grandes entreprises de capter une majorité des aides, parce qu'elles savent remplir les dossiers et disposent d'avocats à la différence du petit entrepreneur qui doit se démener pour obtenir 10 000 euros de CIR. Cette complexité permet également à des requins de se spécialiser dans la recherche d'aides et le montage de dossiers à destination des TPE ou des PME. Hier, un entrepreneur de mon département, qui propose des caisses automatiques innovantes dans le domaine de l'événementiel, m'a indiqué avoir été approché par une entreprise qui lui a proposé de lui obtenir des financements au titre du CIR, en contrepartie de 20 % du montant de l'aide perçue, ce qu'il a refusé. La personne qui le démarchait lui a indiqué avoir obtenu 100 000 euros de CIR pour son principal concurrent, en réalité 80 000 euros, déduction faite du montant de la commission. Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête, il serait intéressant d'examiner le cas de ces entreprises. Rationaliser, identifier et mieux contrôler serait une bonne chose.

M. Laurent Cordonnier. - À propos de la complexité des aides, j'imagine que l'ensemble des aides régionales sont incluses dans les 2 000 dispositifs que vous évoquez. Les aides régionales se sont multipliées. Les vecteurs et les formules d'aides ont fleuri. Par exemple, les sites internet de certaines régions font figurer le mot « aides » dans leurs trois principaux onglets. La région se présente alors un peu comme un guichet destiné à répondre aux problèmes qui se posent. Un effet de chalandise existe ; vous l'avez très bien décrit. Un expert ou un juriste sera capable de trouver une aide dans le catalogue de dispositifs disponibles. Il serait positif de délivrer les régions de ce piège. Les hommes et les femmes politiques régionaux, en raison de leur proximité avec les territoires qu'ils représentent, sont obligés d'afficher l'existence de réponses politiques selon le principe « un problème, une aide ». Le montant des aides régionales s'élève à 6 ou 7 milliards d'euros, ce qui n'est pas énorme. Néanmoins, aider les régions à se désengager de ce piège serait un angle de simplification.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour ce qui concerne les aides à la décarbonation au niveau régional, en additionnant les aides de la région et celles des chambres de commerce, on arrive à un total de 600 dispositifs différents.

Messieurs, je vous remercie de ces échanges passionnants, que nous pourrions poursuivre en dehors du cadre de la commission d'enquête, par exemple à l'occasion d'une table ronde de la délégation aux entreprises du Sénat, que je préside.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Mathilde Lignot-Leloup,
présidente de section de la première chambre de la Cour des comptes,
et M. Jonathan Sapène, conseiller référendaire à la Cour des comptes

(lundi 3 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous reprenons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de deux membres de la Cour des comptes : Mme Mathilde Lignot-Leloup, conseiller maître, présidente de section de la première chambre, et M. Jonathan Sapène, conseiller référendaire à la première chambre.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Mathilde Lignot-Leloup et M. Jonathan Sapène prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises et que celles-ci procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui afin de connaître votre définition des aides publiques aux entreprises, et votre avis sur celle qui a été retenue par France Stratégie dans un rapport de 2020 consacré aux politiques industrielles en France.

Quelles sont les principales conclusions qui résultent des travaux de la Cour des comptes depuis 2020 sur les aides publiques aux entreprises ? Je pense en particulier à la note thématique Garantir l'efficacité des aides de l'État aux entreprises pour faire face aux crises de juillet 2023 et au rapport Les aides publiques à l'innovation des entreprises de mai 2021. Il vous est évidemment loisible d'évoquer d'autres rapports de la Cour des comptes portant sur les aides publiques aux entreprises.

Nous aimerions également savoir si les préconisations de la Cour en matière d'aides aux entreprises ont été suivies d'effet.

Mme Mathilde Lignot-Leloup, présidente de section de la première chambre de la Cour des comptes. - Merci monsieur le président. Je vous propose de faire d'abord un point sur les différents périmètres qui peuvent être retenus pour définir les aides publiques aux entreprises et leurs montants. Je présenterai ensuite les principaux constats résultant des travaux de la Cour depuis 2020. Enfin, je dresserai un bilan du suivi des recommandations et des évolutions récentes.

Sur le premier point, votre commission ayant déjà procédé à un certain nombre d'auditions, vous avez constaté qu'il n'existait pas de définition nationale ni de recensement exhaustif des aides aux entreprises. Dans un rapport sur l'action économique des personnes publiques de 2015, le Conseil d'État préconisait de faire l'inventaire de cette action. Pour ce faire, il demandait au Gouvernement d'élaborer un document de référence et invitait l'Insee et la direction du budget à réaliser une cartographie précise, avec, le cas échéant, l'appui de France Stratégie et des inspections et corps de contrôle.

En revanche, l'encadrement européen des aides d'État aux entreprises nous permet d'avoir une définition et un chiffrage annuel. Ce cadre distingue les mesures transversales, qui sont accessibles à l'ensemble des entreprises, telles que le soutien à l'activité partielle pendant la crise, et les aides publiques qui relèvent des « aides d'État ». Ces dernières peuvent être octroyées aux entreprises qui respectent des critères définis a priori. Contrairement à ce que leur nom pourrait laisser penser, ces aides d'État ne se limitent pas aux aides versées par l'État. Elles peuvent provenir des collectivités locales et prennent des formes variées : subventions, avances remboursables, dépenses fiscales, exonérations de cotisations sociales, prêts à des taux inférieurs à ceux du marché. Seules les aides sélectives qui se traduisent par un avantage économique pour certaines entreprises font l'objet d'un encadrement européen et d'un suivi annuel lorsqu'elles dépassent le seuil des aides dites « de minimis », soit plus de 100 000 euros.

La distinction entre ces aides d'État, par nature sélectives, et les mesures générales peut être délicate. Selon la Commission, une mesure générale obéit à trois conditions : un champ d'application qui n'est pas limité, des critères ou des conditions d'accès objectifs et horizontaux, c'est-à-dire non sectoriels, et une durée illimitée. Ces conditions, simples en apparence, sont parfois susceptibles d'interprétations.

Pour recenser ces aides d'État, le droit européen classe les transferts des ressources publiques en différentes catégories. Ainsi, la Commission publie chaque année un tableau de bord des aides d'État à partir des déclarations de tous les pays membres. Pour la France, celles-ci sont effectuées par les ministères et centralisées par le secrétariat général des affaires européennes. La France se classe deuxième après l'Allemagne s'agissant du montant annuel des aides d'État, qui s'élève à un peu plus de 38 milliards d'euros par an sur la période 2011-2019, et à 55,4 milliards d'euros par an sur la période 2011-2021 - qui couvre la crise.

Pour comparer les États membres entre eux, il faut retrancher le financement des services d'intérêt économique général (SIEG) ou des aides au transport ferroviaire, qui peuvent être très divers selon les pays. Si l'on enlève ces dépenses, la France reste le deuxième État après l'Allemagne en termes de montant d'aides versées, avec une moyenne de 20 milliards d'euros par an sur la période 2011-2019, et de 27,5 milliards d'euros par an sur la période 2011-2021.

Au-delà du montant, le choix des instruments est intéressant. La France se distingue des autres États membres par l'importance des dépenses fiscales, qui représentent 40 % des aides d'État en 2018 - contre 30 % au sein de l'Union européenne (UE). Par ailleurs, les subventions sont moins importantes en France que dans les autres pays - elles représentent 50 % des aides d'État, contre 60 % en moyenne au sein de l'UE.

Dans son rapport public annuel de 2023, la Cour s'est intéressée au montant des aides distribuées aux entreprises par les collectivités locales au travers du soutien au développement économique : recherche, développement, innovation, aides aux PME, aux entreprises en difficulté ou à l'agriculture et à la pêche. Je précise ce périmètre, car le montant des dépenses associées dépend de celui que l'on choisit. La Cour a estimé que le montant de ces aides était de 1,3 milliard d'euros par an sur la période 2014-2020, dont 0,6 milliard d'euros d'aides d'État, 0,4 milliard d'euros de mesures de minimis et 0,3 milliard d'euros versés par le Fonds européen de développement régional (Feder).

Ce champ des aides d'État, sélectives, ne couvre pas toutes les aides publiques aux entreprises, notamment parce qu'il n'inclut pas les aides transversales. Vous l'avez rappelé, monsieur le président, France Stratégie a dressé, dans son rapport de 2020, une typologie des aides et proposé quatre périmètres en soulignant le caractère indicatif des montants et le choix conventionnel des dépenses retenues. Les montants variaient fortement selon que l'on prend ou non en compte, au titre des dépenses fiscales, les dépenses déclassées - celles-ci s'apparentent plus à une modalité de calcul de l'impôt sur les sociétés -, ou que l'on décide d'inclure ou non les participations de l'État.

L'État représente 95 % de ces montants, et les régions environ 5 %. Les aides directes de l'UE représentent un montant important en valeur absolue, mais assez faible en valeur relative.

La Cour n'ayant pas réalisé d'étude exhaustive sur l'ensemble de ces aides, elle n'a pas de position sur le bon périmètre à retenir. En revanche, nous nous sommes inscrits dans cette volonté de dresser une typologie des aides distribuées aux entreprises pour pouvoir ensuite analyser les montants en utilisant à la fois les instruments de la compatibilité générale de l'État, les données de la comptabilité nationale et les documents budgétaires.

Ainsi, dans le cadre d'un bilan sur dix ans de politiques publiques en faveur de l'industrie remis à l'Assemblée nationale en novembre dernier, nous avons procédé à un recensement des transferts financiers qui ont bénéficié aux entreprises industrielles, telles que définies par leur code NAF (nomenclature d'activités française), hors commandes publiques et hors secteur de la défense. Les soutiens publics en faveur de ces entreprises s'élèvent à 17 milliards d'euros par an sur la période 2012-2019 et à 26,8 milliards d'euros par an sur la période 2020-2022, hors interventions en fonds propres. Si, à l'instar de France Stratégie, l'on exclut les exonérations et les réductions fiscales ou sociales, ce montant s'élève à 5,8 milliards d'euros sur la période 2012-2019 et à 9,6 milliards d'euros sur la période 2020-2022.

Les collectivités territoriales représentent une part assez marginale de ces transferts. Soulignons que leurs dépenses peuvent échapper à un recensement en termes de transfert monétaire aux entreprises, dans la mesure où les aides peuvent relever d'autres compétences de développement économique, notamment des investissements dans les infrastructures de transports ou la formation. Autrement dit, toutes les dépenses ne figurent pas forcément dans les comptes des entreprises ou dans ceux des acteurs publics au titre du développement économique, mais elles sont susceptibles d'y participer au travers d'autres interventions. Il peut être malaisé d'opter pour une catégorisation unique, absolue, de l'ensemble des aides aux entreprises. En revanche, il est possible d'avoir une typologie précise et de suivre les montants versés en définissant précisément le périmètre.

Je présenterai maintenant les enseignements et les constats que la Cour a intégrés dans certains de ses rapports sur les aides publiques aux entreprises depuis 2020.

Le rapport de mai 2021 sur les aides publiques à l'innovation des entreprises, réalisé à la demande de la commission des finances de l'Assemblée nationale, était centré sur les dispositifs gérés par Bpifrance afin d'en analyser l'efficacité et la cohérence avec les autres aides, qu'elles soient issues de l'État, des régions ou de l'UE. Comme il n'existe pas de définition unique de l'innovation, nous avons commencé par examiner les dispositifs de Bpifrance qui soutiennent l'innovation en identifiant les entreprises qui ont bénéficié de ces aides ; nous avons ensuite analysé les autres aides dont elles ont pu bénéficier et leur articulation.

Ce rapport a mis en exergue un certain nombre d'éléments saillants. Il constate que le financement public en faveur de l'innovation a considérablement augmenté au cours des dix dernières années, passant de 3 milliards d'euros en 2010 à près de 10 milliards d'euros en 2020. En outre, la France est le pays de l'OCDE qui soutient le plus l'innovation. Le crédit d'impôt recherche (CIR) représente les deux tiers de ces financements, et Bpifrance joue un rôle pivot dans le soutien à l'innovation en tant qu'interlocuteur unique des entreprises en combinant des financements, des prêts, des subventions et des investissements en fonds propres.

Les 14 milliards d'euros d'aides que nous avons analysées ont bénéficié à 15 613 entreprises sur la période 2016-2019 ; 4,6 milliards d'euros provenaient de Bpifrance et 7,7 milliards d'euros constituaient des dispositifs d'exonération fiscale et sociale. Les aides se sont fortement concentrées sur les start-up, notamment celles qui disposent d'un fort potentiel de ruptures technologiques, les deep tech - 84 % des bénéficiaires employaient moins de 50 salariés, et 52 % en avaient moins de 10.

Il nous est apparu difficile d'avoir une vision claire de l'efficacité de ces aides et d'évaluer précisément l'impact sur l'innovation et l'économie. Sur cette période, la France a progressé dans les classements internationaux, en se hissant au 10ème rang en Europe et au 12ème au niveau mondial. Néanmoins, ces résultats restent fragiles et insuffisants.

Nous avons identifié un certain nombre de défis à relever, notamment un manque de synergie entre la recherche académique et les entreprises. Sur ce seul critère, nous sommes classés au 26ème rang mondial, avec 2,5 fois moins de brevets déposés qu'en Allemagne. En outre, ces dispositifs d'aides sont très, voire trop nombreux, et donc parfois mal connus - il en existe 60 en matière d'innovation. Cela rend leur mobilisation complexe eu égard aux montants qui peuvent sembler trop faibles. Enfin, nous avons constaté une difficulté d'accès au financement pour les start-ups en croissance, qui pâtissent d'un manque de capital-risque, surtout à l'échelon européen. Ce phénomène incite d'ailleurs certaines entreprises à se tourner vers l'étranger.

La Cour avait relevé plusieurs pistes d'améliorations : mobiliser plus judicieusement les moyens publics, notamment le levier de la commande publique ; renforcer les coopérations public-privé grâce à des partenariats entre laboratoires de recherche et entreprises ; accélérer l'intégration des dispositifs nationaux avec les financements européens, par le renforcement du programme Horizon Europe et du Conseil européen de l'innovation ; enfin, développer les capacités de financement au niveau européen pour le capital-risque, à hauteur de 50 à 100 millions d'euros.

J'en viens à la note structurelle visant à garantir l'efficacité des aides de l'État aux entreprises pour faire face aux crises, que la Cour a publiée en juillet 2023.

Cette note tendait, d'une part, à recenser les différentes aides mobilisées pendant le plan d'urgence et le plan de résilience, entre 2020-2022, d'autre part à identifier des leviers d'amélioration. Plus de 92 milliards d'euros d'aides ont été mobilisés sur cette période, dont 82 milliards d'euros au titre du plan d'urgence durant la crise sanitaire.

Les constats montrent que les services de l'État disposent d'instruments ou de moyens leur permettant de mettre en place des critères a priori efficaces pour cibler les aides aux entreprises. Mais la fixation de ces critères cède parfois face à l'objectif de simplification ou de rapidité, comme ce fut le cas lors du plan d'urgence, avec les risques de saupoudrage ou de fraude que cela implique.

L'octroi d'aides aux entreprises pendant la crise énergétique a aussi mis en lumière la nécessité de renforcer la coopération des administrations chargées de l'économie et de l'énergie, dès lors qu'elles conçoivent et mettent en oeuvre des aides qui visent un objectif identique et concernent les mêmes entreprises avec des instruments différents. Je pense au soutien aux entreprises énergo-intensives mis en oeuvre à la fois par le ministère chargé de l'industrie et le ministère chargé de l'énergie.

Plus qu'un outil de contrôle systématique, il faut une réflexion en amont de la décision d'attribution des aides sur un ciblage efficace et des critères vérifiables.

Plus globalement, la Cour des comptes a identifié trois leviers d'action qui doivent être améliorés.

Premièrement, les dispositifs de soutien en temps de crise doivent être temporaires et prévoir d'emblée leur évaluation.

Deuxièmement, pour limiter les risques de captation ou de saupoudrage, les mesures doivent être ciblées sur les entreprises les plus affectées par la crise. Dans notre note, nous avons développé le cas des aides à l'énergie et envisagé des critères comme l'excédent brut d'exploitation.

Troisièmement, lors de la conception des dispositifs, il est important de mettre en place des outils de lutte contre les fraudes, notamment par le croisement des données entre les administrations. Nous avons analysé le soutien à l'activité partielle, qui a progressivement fait l'objet de contrôles grâce aux informations du ministère du travail, des Urssaf, de l'administration fiscale ou de l'Agence de services et de paiement (ASP).

Ces contrôles a priori ont été mis en place avec un certain retard en raison de l'urgence. C'est une bonne pratique que nous devons instaurer systématiquement pour tout dispositif de soutien aux entreprises en réponse à la crise.

J'en viens au suivi des recommandations et aux récentes mesures prises pour renforcer l'efficacité des aides publiques aux entreprises.

La Cour mène un suivi de la mise en oeuvre de ses recommandations tous les trois ans, de manière à laisser suffisamment de temps à l'administration concernée pour entamer leur application.

Nous avons ainsi assuré un suivi des recommandations émises dans le rapport sur les aides publiques à l'innovation de 2021. En revanche, la mise en oeuvre des propositions de la Cour dans sa note de 2023 sur les mesures d'aide exceptionnelle pour sortir de la crise n'a pas encore été analysée.

Concernant les évolutions intervenues depuis 2021, les recommandations portant sur l'amélioration du suivi ont connu des avancées, qui doivent cependant encore être consolidées.

La première recommandation de la Cour, consistant à améliorer la lisibilité des aides à l'innovation par la suppression du fonds pour l'innovation et l'industrie (FII), qui troublait la lecture du montant des différentes aides, a été suivie. En effet, le choix d'un recentrage au sein du budget de l'État, plutôt que d'un fonds spécifique, a permis de clarifier le montant des aides.

La seconde recommandation de la Cour visait à approfondir l'évaluation des aides publiques à l'innovation pour mieux analyser l'impact des différents dispositifs, suivre leur distribution territoriale et s'assurer de l'absence d'éviction des financements privés. En réponse, la direction générale des entreprises (DGE) nous a indiqué qu'une plateforme de données centralisant toutes les aides d'État notifiées à la Commission européenne était en cours de développement. À terme, cette plateforme permettrait aussi de lister les aides dont une entreprise a bénéficié, qu'il s'agisse d'aides d'État ou d'aides fiscales, afin de proposer un meilleur suivi en temps réel et de fournir des instruments facilitant les futures évaluations. Les aides à l'innovation octroyées par les régions devraient également faire partie des données intégrées.

Cette plateforme doit être instituée par décret et entrer en vigueur au 1er janvier 2026. Elle répondra ainsi à une obligation de la Commission européenne imposant à tous les États membres de disposer d'un registre centralisé de suivi des aides pour vérifier le respect du plafond des aides de minimis par chaque entreprise.

Au-delà de ces outils, dans le cadre, notamment, de France 2030, le comité de surveillance des investissements d'avenir a produit un rapport d'évaluation in itinere en juin 2023, qui sera suivi d'un second cette année. Le premier rapport visait à offrir des perspectives sur l'impact prévisionnel du plan sur les différents dispositifs, afin de garantir un meilleur suivi des feuilles de route sectorielles.

Plus globalement, l'évaluation a progressé depuis 2010. Outre les travaux menés dans le cadre de France 2030 et des programmes d'investissements d'avenir (PIA), on peut mentionner les premières évaluations sur les exonérations de cotisations sociales et sur les dispositifs dans le cadre des plans d'urgence et des plans de relance. Tous ces rapports ont l'avantage d'être publics.

Néanmoins, la Cour observe que la qualité de ces évaluations est variable, selon, notamment, que le recueil des données nécessaires au suivi et à l'évaluation a été prévu ou non dès l'élaboration du dispositif.

Les efforts doivent se poursuivre pour concevoir, dès la création d'une aide aux entreprises, le dispositif qui garantira son suivi et pour définir les indicateurs qui permettront son évaluation, et, le cas échéant, l'évolution de ces derniers.

Enfin, la Cour a souligné que les dépenses fiscales devraient être davantage considérées comme des dépenses normales faisant l'objet d'un dispositif de suivi et d'évaluation plus important.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs, même si je dois avouer que je suis un peu perdu...

Il est vrai qu'un débat a eu lieu dans cette commission sur la définition des aides publiques aux entreprises. Depuis nos premières auditions, nous nous étonnons que chaque acteur public en expose une vision différente. L'Insee en évalue le montant à 70 milliards d'euros. Pour l'inspection générale des finances (IGF), en intégrant toutes les aides, on atteindrait 170 milliards, ou peut-être 200 milliards, voire 250 milliards ! Quant à vous, vous avancez un montant bien plus bas, inférieur à 70 milliards d'euros. Si l'on intègre les subventions directes et indirectes, du moins les exonérations de cotisations, on devrait pourtant réussir à se mettre d'accord sur un montant.

Comment expliquez-vous ensuite l'absence de définition précise des aides publiques ? Cela arrangerait-il certains ? Est-ce un choix politique ? Alors que l'administration est très organisée dans beaucoup de domaines, dès qu'il est question des aides aux entreprises, tout devient vague : on ne sait pas ce qui en fait partie ou non.

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Il faut s'entendre sur ce que sont les aides publiques aux entreprises. Dès lors que l'on se met d'accord sur la typologie, il n'est pas difficile d'identifier les montants, car ils sont issus des mêmes documents budgétaires.

La définition que j'ai retenue dans mon intervention est celle de la législation européenne sur l'encadrement des aides d'État, car elle a l'avantage de permettre la comparaison avec les autres pays européens.

Ainsi, le montant que j'ai avancé est plus limité, car sa seule finalité est de s'assurer du bon fonctionnement du marché européen et de l'absence d'aides faussant la concurrence. Cette définition distingue ainsi les aides sélectives, ne bénéficiant qu'à certaines entreprises, des aides transversales, lesquelles ne sont donc pas prises en compte dans les aides d'État. C'est ainsi que l'on s'assure qu'il n'existe pas de dispositif de l'État français faussant la concurrence sur le marché européen. Cette définition est donc assez restreinte.

D'autres définitions peuvent être proposées, dès lors qu'il est question de suivre d'autres dispositifs. Quand la Cour des comptes s'est interrogée sur le soutien public de la politique industrielle en direction des entreprises de ce secteur, elle a retenu une définition plus large, qui rejoint l'un des périmètres de France Stratégie, en considérant à la fois les aides versées sous forme de transferts financiers - subventions et avances remboursables aux entreprises industrielles - et les exonérations de cotisations sociales et les dépenses fiscales.

Je vous ai donc donné un chiffre inférieur à ceux qu'ont avancé l'Insee - 70 milliards d'euros - et l'IGF - 88 milliards d'euros -, car je ne prends en compte que les entreprises industrielles au sens de la nomenclature d'activités française (NAF) définie par l'Insee - mais les sources restent identiques.

Ainsi, les chiffres sont différents seulement parce que nous ne nous sommes intéressés qu'au soutien public en faveur des entreprises industrielles ainsi qu'au suivi et à l'efficacité de ces mesures. En prenant en compte un périmètre plus large, nous aurions pu analyser un plus grand nombre d'entreprises. Tout dépend donc de la finalité retenue.

Par ailleurs, cette absence de définition stricte renvoie aussi à la complexité qu'il y a à décider de ce qui relève ou non d'un dispositif d'aide. Ainsi, une prise de participation de l'État doit-elle être considérée comme une aide ou un investissement ? Quand la Cour a traité de la question du soutien de la politique industrielle, elle s'est intéressée à ces dépenses, tout en choisissant de les isoler pour montrer la différence entre les subventions versées, les dépenses fiscales, les exonérations de cotisations fiscales et les dispositifs d'investissements en fonds propres.

Une autre raison peut expliquer la difficulté à définir ce que sont les aides publiques. Parfois, le soutien de l'État ne se traduit pas par un transfert financier, mais par des prestations d'accompagnement, voire par le développement d'un environnement économique favorable à l'entreprise. Il peut s'agir, notamment pour les collectivités locales, d'une action sur le foncier ou sur l'aménagement du territoire, qui n'est retracée ni comme une aide aux entreprises ni comme une aide au développement économique, mais qui relève davantage du soutien aux infrastructures, à la formation ou à d'autres secteurs.

La question n'est pas simple : c'est d'ailleurs sans doute pour cette raison que vous avez créé cette commission d'enquête ! Il serait utile de s'entendre sur une typologie pour y associer les montants propres à chaque catégorie, quitte à expliquer que le périmètre varie selon les sujets. Une clarification apparaît nécessaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est en effet notre avis. En dépit des différences d'opinions, chacun s'accordera ici sur la nécessité de transparence dans ce domaine. Ensuite, il ne s'agit que de choix politiques.

Nous nous étonnons qu'il n'existe toujours pas de tableau de bord permettant de savoir de quelles aides directes ou indirectes a bénéficié chaque entreprise. Nous entendons que ce travail est en cours, mais nous voulons contribuer à proposer une définition commune. Ensuite, certes, il y aura un débat.

Vous êtes ainsi la première à nous présenter le montant - 1,3 milliard d'euros - de l'ensemble des aides des collectivités. Jusqu'à présent, aucune des administrations auditionnées n'en a été capable ! L'IGF, en particulier, nous a indiqué recevoir très peu de réponses lorsqu'elle sollicitait les collectivités en ce sens. Nous semblons toucher là aux limites de notre système...

Par ailleurs, vous avez exposé un objectif de simplification, de rapidité et d'efficacité dans le ciblage.

Actuellement, le suivi par l'administration fiscale du respect des conditions permettant de bénéficier des aides est satisfaisant : elle sait par exemple si une entreprise a fraudé. En revanche, il relève de votre rôle d'évaluer l'efficacité des dispositifs - et chacun connaît ici la rigueur de la Cour en la matière ! Quelle est votre appréciation des outils dont dispose l'État pour évaluer ces dispositifs ?

Chacun des acteurs auditionnés a reconnu que la conditionnalité ne soulevait pas de problématique particulière. En revanche, la définition de critères et l'évaluation sont bien plus complexes. En effet, plus les critères sont restrictifs, plus ils sont difficiles à mettre en place. Ils relèvent ainsi davantage de la communication politique - il suffit de prendre l'exemple du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE).

Si la plateforme de données est bien mise en ligne au 1er janvier 2026, seriez-vous d'accord pour qu'elle donne à voir, en toute transparence, le montant des fonds publics dont bénéficie chaque entreprise française ?

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Vous rappelez à juste titre la différence entre, d'une part, le contrôle, et, d'autre part, le suivi et l'évaluation.

Vous l'avez sans doute constaté lors de vos auditions : le contrôle doit pouvoir s'appuyer sur des croisements de données et sur la définition de critères de ciblage. Il relève de l'administration fiscale, des Urssaf, de l'ASP lorsqu'elle verse les aides et des opérateurs à l'origine des subventions. Ce contrôle repose sur des dispositifs de vérification de plusieurs critères, a priori et dans le temps.

Au-delà de la question du contrôle viennent le suivi et l'évaluation, laquelle amène à s'interroger sur la pertinence de certains dispositifs. Je l'ai dit : la Cour constate et regrette qu'il n'y ait pas assez d'évaluation...

M. Fabien Gay. - Pas assez d'évaluation, ou pas du tout ? Pour l'instant, il n'y en a tout simplement pas !

M. Olivier Rietmann, président. - Nous avons notamment constaté, cette année, que si certains dispositifs sont parfois interrompus ou reconduits, la décision n'est jamais prise en vertu d'une évaluation de leur efficacité, mais en raison de restrictions budgétaires !

Or cela pose un problème aux législateurs que nous sommes : lorsque nous décidons de supprimer une subvention ou un accompagnement financier bénéficiant aux entreprises, nous savons tout juste quel en sera l'impact d'un point de vue économique. En revanche, nous ignorons totalement son efficacité, laquelle n'est pas seulement une question de coûts, mais aussi d'emplois ou de pénétration de marché !

J'ai le sentiment que notre administration est plutôt compétente en matière de contrôle. En revanche, en amont, l'étude d'impact s'apparente souvent à une coquille vide, et, en aval, nous avons rarement connaissance d'une évaluation permettant de décider s'il faut poursuivre ou supprimer un dispositif... Confirmez-vous cette impression ?

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Oui, nous sommes plutôt efficaces en matière de contrôle, avec ce bémol des mesures prises dans des contextes d'urgence. Nous avons progressé à l'occasion de la crise sanitaire et nous disposons désormais des outils nécessaires, y compris la possibilité de croiser les informations pour vérifier que l'entreprise existe et qu'elle utilise le même compte bancaire pour ses impôts.

Nous avons également été efficaces pour prévenir, en amont, la fraude massive. La direction du Trésor a ainsi veillé à préserver une quotité non garantie par l'État dans les PGE (prêts garantis par l'État). Les banques avaient donc un intérêt à s'assurer de la réalité de l'activité des entreprises avant de leur prêter de l'argent. De fait, les fraudes massives constatées en Angleterre, où l'État a garanti les prêts à 100 %, n'ont pas eu lieu en France.

Il y a tout de même des évaluations, mais insuffisamment, je vous rejoins sur ce point. De surcroît, elles ne sont pas toujours simples à mener et ne permettent pas forcément de conclure de façon évidente.

M. Olivier Rietmann, président. - Si nous avions établi des objectifs précis au départ, il serait moins compliqué d'évaluer les dispositifs à l'arrivée...

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Absolument. Lorsqu'on conçoit un dispositif, il faut d'emblée prévoir les indicateurs permettant de l'évaluer. On assiste actuellement à une prise de conscience, mais les instruments de ce type restent insuffisants.

Enfin, la Cour des comptes est très attachée à la transparence sur l'utilisation des fonds publics. Nous souhaitons qu'un maximum d'informations puissent être rendues publiques, sous réserve de la préservation du secret fiscal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans le cadre de la politique agricole commune, tout est transparent, ce qui n'empêche pas de préserver le secret fiscal.

M. Olivier Rietmann, président. - On peut rendre publiques les lignes concernant les aides publiques sans rien dévoiler de la situation fiscale ou des résultats de l'entreprise.

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Sur le site data.gouv.fr, certains opérateurs publient déjà les aides qu'ils distribuent, notamment l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), me semble-t-il. Il serait intéressant de pouvoir renforcer encore cette transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite vous poser deux dernières questions, l'une sur le pilotage de la politique d'innovation, l'autre sur l'efficacité et le cumul des aides.

Pourriez-vous nous indiquer ce qu'est devenu depuis 2018 le Conseil de l'innovation ? Quelles sont les mesures prioritaires à prendre selon vous pour renforcer le caractère interministériel de la politique d'innovation ?

Votre rapport de 2021 soulignait la nécessité pour la politique d'innovation « d'être pilotée pour éviter le délitement des priorités ». Estimez-vous que le nombre de dix-sept objectifs et leviers retenus pour le plan France 2030 est trop important ?

La note thématique de juillet 2023 souligne le risque qu'une entreprise puisse recevoir plusieurs aides distinctes pour un même préjudice. Une fois cumulées, ces aides pourraient excéder le montant de ce préjudice.

À votre connaissance, les ministères concernés ont-ils mis en place, depuis la publication de la note, un outil de contrôle systématique du montant cumulé des aides reçues pour empêcher ce type de situations ?

Plus largement, estimez-vous que si une nouvelle crise intervenait demain, les services de l'État disposeraient des instruments nécessaires pour mettre en place des aides plus ciblées et limitées dans le temps ?

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Le Conseil de l'innovation est devenu un conseil interministériel de l'innovation en 2021, présidé par le Premier ministre et réunissant onze ministères. Cependant, à notre connaissance, il ne s'est plus réuni depuis, ses missions ayant été reprises dans le cadre du plan France 2030.

Dix-sept filières ou programmes sélectionnés, c'est encore beaucoup, en effet. Dans notre rapport, nous avions mis en évidence l'importance de cibler un nombre limité de priorités. La Cour ne s'est pas exprimée sur ce point, mais il nous faudra certainement y revenir pour évaluer si l'objectif initial de ciblage a pu être atteint.

Il est essentiel de définir en amont des critères de ciblage pour éviter tout cumul. Les aides conçues pour répondre à la crise énergétique constituent un contre-exemple à ne pas reproduire : il a manqué un dialogue poussé entre le ministère de l'économie et celui de l'énergie pour concevoir des dispositifs de soutien ciblés et complémentaires aux mesures transversales.

M. Olivier Rietmann, président. - Les ministères travailleraient-ils en silo ?...

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Cela peut arriver...

Il faut en tout cas s'assurer de la coordination de leurs actions. J'ai évoqué le tableau de bord interministériel, un outil automatisé qui permettra de mieux suivre les risques de cumul d'aides par entreprise et le respect du plafond de minimis.

Mais des procédures de contrôle existent d'ores et déjà : lorsqu'un opérateur ou un ministère accorde une aide, il demande à l'entreprise de déclarer les autres dispositifs dont elle bénéficie.

M. Jérôme Darras. - Nous sommes unanimes sur la nécessité d'une évaluation systématique des dispositifs d'aides publiques aux entreprises, selon des modalités définies préalablement à leur mise en oeuvre.

Cela suppose que les objectifs soient clairement définis. M. Gallois nous expliquait ainsi que CICE avait été conçu pour favoriser la compétitivité de nos entreprises, et non l'emploi.

Avez-vous réfléchi au cadre général d'un dispositif d'évaluation qui pourrait être adapté aux différentes aides aux entreprises ?

M. Daniel Fargeot. - Avant d'analyser les différentes aides et leur impact sur l'économie, encore faudrait-il définir précisément ce qu'est une aide publique. On mélange souvent les aides, les subventions et les soutiens directs ou indirects. Il serait important de clarifier ce point.

Dispose-t-on aujourd'hui d'une évaluation suffisante de l'efficacité des aides publiques en France ? C'est une question complexe.

Nous sommes déjà confrontés à un manque de lisibilité : aucun fichier centralisé ne recense l'ensemble des dispositifs d'aides publiques et leur montant avec précision.

Nous constatons également une véritable difficulté d'évaluation. Comme vous l'avez souligné, nous butons sur un manque de transparence de l'enregistrement des aides dans les comptes des entreprises, notamment des grandes entreprises.

Faudrait-il mobiliser des moyens plus importants pour obtenir des données précises ? Pourquoi les différentes sources de données - administration fiscale, Urssaf, etc. - ne sont-elles pas mutualisées ?

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Il me semble difficile de prévoir un dispositif général d'évaluation des aides aux entreprises, dans la mesure où leurs objectifs sont variables. Comme vous l'avez souligné, Louis Gallois a souligné que les évaluations des effets du CICE sur l'emploi ne permettaient pas d'évaluer l'ensemble du dispositif, qui visait plutôt la compétitivité.

Pour répondre à votre attente légitime, on pourrait déjà, me semble-t-il, poser un principe d'évaluation systématique des dispositifs d'aides, et s'assurer que les données qui permettent de procéder à ces évaluations soient accessibles.

Nous disposons d'un centre d'accès sécurisé aux données (CASD), géré par l'Insee, qui permet de mettre à disposition des chercheurs une information riche, notamment sur les données fiscales par entreprise, et de faire des croisements de données. C'est un outil sur lequel il faut capitaliser, en l'enrichissant régulièrement.

Nous devrions en outre nous obliger à évaluer régulièrement l'ensemble des aides aux entreprises. La Cour a plaidé, notamment pour les dépenses fiscales, en faveur d'une clause de revoyure systématique : après trois ans, au maximum, on évalue, et si l'évaluation n'est pas concluante, on en tire les conclusions en arrêtant ou en redéfinissant le dispositif.

Pour certains dispositifs que vous avez votés, notamment dans les lois organiques relatives aux exonérations de cotisations sociales ou la loi de programmation des finances publiques, un programme d'évaluation régulier est prévu. Le cadre existe donc, mais il faut le mettre en oeuvre plus systématiquement et en tirer les conséquences en cas d'évaluation défavorable.

Il existe déjà une définition des aides d'État, mais nous devrions, me semble-t-il, nous accorder sur une typologie plus précise des aides, ce qui permettra de déterminer un montant pour chaque type d'interventions.

S'agissant des outils d'évaluation des aides publiques, il est en effet nécessaire de mutualiser davantage les moyens, mais aussi de les mobiliser plus régulièrement. L'accès aux données de la comptabilité nationale et du CASD permet de partager les mêmes informations, et l'outil actuellement mis en place par la direction générale des entreprises devrait faciliter le recensement et le suivi de toutes les aides, y compris celles des collectivités locales - le recensement effectué par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) n'est pas forcément exhaustif.

Quand nous avons cherché à identifier les dépenses de développement économique des collectivités locales, nous avons dû procéder à une estimation à partir de l'analyse des comptes des collectivités locales. La nomenclature comptable des collectivités n'est pas complètement satisfaisante pour mesurer ces dépenses. Nous pouvons progresser sur ce point.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est très important, car je suis convaincu que les aides de l'État et celles des collectivités font parfois doublon.

M. Lucien Stanzione. - La dernière note du Conseil national d'évaluation date du 18 janvier 2018. Nous évaluons quasiment tout, dans presque tous les domaines - éducation nationale, normes -, mais là, alors qu'il s'agit d'interventions publiques massives pour dynamiser l'économie - avouons que c'est tout de même un peu le nerf de la guerre... -, nous ne parvenons pas à avoir une vision claire de ce qui se passe. C'est complètement aberrant !

N'y a-t-il pas un lien à faire avec la situation économique de notre pays et ses 3 200 milliards d'euros de dette ? Nous pourrions sans doute mieux faire.

Mme Solanges Nadille. - En tant que sénatrice de la Guadeloupe, j'entends souvent dire que les aides ne sont pas adaptées à nos territoires. De l'autre côté, le Gouvernement nous reproche de ne pas utiliser les aides mises à notre disposition. On voit que l'évaluation des dispositifs est difficile dans l'Hexagone. Pouvez-vous nous éclairer sur les dispositifs d'évaluation déployés outre-mer ?

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - Dans le cadre du plan de relance, un dispositif piloté par France Stratégie a permis de commencer à évaluer un certain nombre de mesures. De même, un comité a été mis en place pendant la crise sanitaire pour suivre les aides distribuées aux entreprises et entamer un début d'évaluation. Des dispositifs se mettent donc en place, mais, je vous rejoins, monsieur Stanzione, il faut les systématiser.

Mais, parfois, l'évaluation s'avère difficile, soit parce que l'on manque de recul pour mesurer l'impact des dispositifs - c'est notamment le cas des aides du plan de relance -, soit parce qu'il est impossible d'établir un contrefactuel - une évaluation économétrique pure nécessite de pouvoir comparer des entreprises qui ont été aidées et des entreprises qui ne l'ont pas été. Or les aides mises en place pendant la crise sanitaire ont bénéficié à presque toutes les entreprises, ce qui rend cet exercice difficile.

Il ne faut pas renoncer pour autant. Nous devons trouver les moyens de développer ces évaluations, et c'est d'ailleurs un objectif de la Cour.

Nous avons récemment évalué le dispositif « Territoire d'industrie », un programme lancé fin 2018, qui a beaucoup évolué au cours des dernières années. Nous avons analysé l'évolution de la trajectoire des entreprises installées dans ces territoires d'industrie, sur le plan financier et en termes d'emplois. Cette évaluation a fait ressortir une amélioration de la situation financière de ces entreprises, mais nous disons aussi très clairement dans notre évaluation qu'il est difficile de porter un jugement sur cette amélioration par rapport à l'évolution d'autres entreprises qui n'ont pas bénéficié de ce dispositif. Et, là encore, nous insistons sur la nécessité de se doter dès le départ des bons instruments pour pouvoir évaluer efficacement le dispositif avec quelques années de recul.

Madame la sénatrice Nadille, s'agissant de l'évaluation des dispositifs dans les territoires ultramarins, je ne peux malheureusement pas vous répondre immédiatement. Je me rapprocherai de mes collègues, notamment de la cinquième chambre, et je vous communiquerai les informations que j'aurais pu recueillir.

M. Olivier Rietmann, président. - Même en l'absence de possibilité de comparaison contrefactuelle, il me semble que nous disposons de services suffisamment performants pour évaluer ce qui se serait produit si les entreprises n'avaient pas reçu ces aides.

Vous nous avez dit également que vous évaluiez régulièrement la manière dont vos recommandations sont suivies. Quel sentiment ressentez-vous à l'issue de ces évaluations, plutôt une grande satisfaction ou une grande frustration ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant du dispositif « Territoire d'industrie », on voit que le temps politique n'est pas celui de la communication politique. Vous nous dites que nous manquons encore de recul pour l'évaluer, tandis que les ministres nous vantent les mérites de l'un des programmes les plus ambitieux depuis la Libération et le Conseil national de la Résistance. Je voulais souligner ce décalage.

On évalue tout : les droits des chômeurs, les crédits du ministère de l'environnement ou de la santé... Bruno Le Maire dit qu'un euro dépensé doit être un euro efficace. Et là, 50 à 250 milliards d'euros sont donnés - je ne relance pas le débat sur la fourchette -, mais l'inspection générale des finances et la Cour des comptes seraient incapables d'en évaluer l'efficacité ! C'est un peu fou, tout de même ! On doit trouver les instruments pour y parvenir.

Seriez-vous par ailleurs favorable à ce qu'un outil jugé inopérant ou inefficace soit supprimé ?

Je n'ai rien contre ce dispositif en particulier, mais l'IGF nous a dit par exemple que le crédit d'impôt en faveur des créateurs de jeux vidéo, reconduit, leur semblait très peu efficace, profitant seulement à un nombre limité d'entreprises.

Mme Mathilde Lignot-Leloup. - L'évaluation doit évidemment servir à mettre fin ou à revoir les dispositifs inutiles ou n'atteignant pas leur objectif. La Cour l'a rappelé à plusieurs reprises. En 2023, nous avons publié une note sur la manière de mieux piloter les dépenses fiscales. En France, nous en dénombrons 467, dont certaines n'ont quasiment pas de bénéficiaires. Il faudrait en tirer des conclusions.

En termes d'évaluation, il ne faut pas s'arrêter au contrefactuel, en effet. Nous procédons à d'autres études, sans nous limiter au quantitatif, en nous fondant sur des analyses avant-après ou des comparaisons avec d'autres pays.

Nos recommandations sont suivies ou mises en oeuvre à 77 %. La Cour communique sur ce point dans le cadre de son rapport annuel. Le prochain sera rendu public en septembre, lors des journées du patrimoine, ce qui permet aussi de partager ces informations avec les citoyens.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup. On entend souvent que les rapports de la Cour des comptes ne sont pas suivis d'effet ; le dernier chiffre que vous venez de communiquer est donc très important.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition des organisations syndicales de salariés :
M. Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT ;
Mme Fabienne Rouchy, secrétaire confédérale de la CGT ,
et M. Loïk Tange, économiste ;
Mme Rachèle Barrion et M. Éric Gautron, secrétaires confédéraux de FO ; M. Nicolas Blanc, secrétaire national de la CFE-CGC ;
et M. Léonard Guillemot, conseiller confédéral de la CFTC

(lundi 3 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous allons maintenant entendre, dans le cadre d'une table ronde, les représentants des organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel.

Nous accueillons en effet, au nom de la CFDT, M. Luc Mathieu, secrétaire national ; au nom de la CGT, Mme Fabienne Rouchy, secrétaire confédérale, et M. Loïk Tange, économiste ; au nom de FO, Mme Rachèle Barrion et M. Éric Gautron, secrétaires confédéraux ; au nom de la CFE-CGC, M. Nicolas Blanc, secrétaire national ; au nom de la CFTC, M. Léonard Guillemot, conseiller confédéral.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous demande tout d'abord de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Luc Mathieu, Mme Fabienne Rouchy, Mme Rachèle Barrion, M. Loïck Tange, M. Éric Gautron, M. Nicolas Blanc et M. Léonard Guillemot prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier, poursuit trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre aujourd'hui afin de connaître la position de vos organisations respectives sur les aides publiques aux entreprises.

Quel doit être le périmètre de ces aides ? Quelle appréciation portez-vous sur les aides aujourd'hui ? Que pensez-vous du rôle de la région dans ce domaine ? Demandez-vous de nouvelles prérogatives du comité social et économique (CSE) pour suivre l'utilisation de ces aides ? Que pensez-vous du contrôle des aides publiques aux entreprises, de leur suivi et de leur évaluation ? Faut-il introduire des contreparties aux aides ?

Je vous cède la parole, étant précisé que vous vous exprimerez à tour de rôle en fonction de la représentativité de vos organisations, tel que mentionnée dans l'arrêté du 28 juillet 2021.

M. Luc Mathieu, secrétaire national de la CFDT. - Estimer les aides publiques aux entreprises suppose d'additionner des dépenses de nature différente : des dépenses fiscales, pour environ 78 milliards d'euros, des dépenses socio-fiscales pour environ 91 milliards d'euros et des dépenses budgétaires pour 35 milliards d'euros, soit un total de 204 milliards d'euros en 2023. Les estimations oscillent entre 140 milliards d'euros et 223 milliards d'euros selon le périmètre retenu. Le périmètre le plus large inclut les prises de participation, les prêts, les avances remboursables, les garanties, les dépenses fiscales classées et déclassées, les dépenses socio-fiscales, les volets action économique et investissement des régions, les aides à la recherche et au développement, les aides d'État, le soutien général et les aides au commerce extérieur.

Il s'agit de la politique publique la plus importante, et ayant le plus augmenté, puisque le soutien public aux entreprises a plus que doublé depuis le début des années 2000, passant de 3 % du PIB à 7 % aujourd'hui. Cela signifie que le budget de l'État consacre 4 euros sur 10 aux entreprises. C'est le principal poste budgétaire de la Nation - trois fois plus que l'Éducation nationale. Or ces aides créent de l'accoutumance et de la dépendance. Elles ne sont, en grande majorité, pas conditionnées, ce qui a des conséquences.

Cette politique s'inscrit dans un cadre idéologique s'appuyant sur l'unique prisme de la compétitivité coût. Or tout coût est aussi un revenu. Le coût du travail est un revenu pour les travailleurs et l'économie nationale. Réduire les coûts, c'est réduire la richesse nationale.

Dans une pure logique économique, baisser le coût du travail désincite à remplacer le travail par du capital, et donc à investir. Cette désincitation a deux grandes conséquences : une dégradation de la dynamique économique à court terme, et une réduction des gains de productivité et de la compétitivité à long terme.

Les politiques de baisse du coût du travail ont été en partie motivées par des fondements de compétitivité internationale dans un contexte de croissance du commerce international, centré sur la compétitivité coût. Comme les aides découragent les entreprises à innover, la compétitivité se dégrade, ce qui incite à poursuivre une politique de baisse du prix du travail. C'est un cercle vicieux de dépendance aux aides, qui peut être aggravé lorsque tous les pays européens poursuivent la même stratégie.

La CFDT prône une conditionnalité systématique des aides publiques aux entreprises à des critères socio-écologiques. Il est nécessaire de contrôler le bon usage des deniers publics. Ces aides doivent servir l'intérêt général en matière d'emploi de qualité, de montée en compétences, de formation des salariés ou encore d'investissement dans la pérennité de l'activité ou la transition écologique. En cas de non-conformité des minima de branche au Smic, les exonérations générales de cotisations sociales seraient suspendues. Les classifications devraient également être obligatoirement réexaminées tous les cinq ans.

Nous défendons également, au sein des conventions collectives, une clause selon laquelle aucun salarié ne peut rester plus de deux ans au Smic dans une même entreprise. Une revalorisation salariale obligatoire interviendrait, passé ce délai. Cela encouragerait les employeurs à revoir les grilles salariales, favoriserait une meilleure reconnaissance du travail et éviterait la trappe à bas salaires.

Nous proposons un contrôle social des fonds publics et des garanties d'efficacité sur deux niveaux : tout d'abord, les aides publiques doivent être conditionnées en amont à des objectifs d'amélioration des pratiques sociales et environnementales ; ensuite, le contrôle social de l'usage des aides publiques aux entreprises serait confié au CSE, qui doit disposer d'un droit d'alerte auprès des autorités compétentes : la direction régionale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets) et la direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal).

Pour maximiser les gains en termes d'emploi, les politiques à destination du secteur privé ne peuvent se substituer aux mobilisations directes de fonds publics au service de l'innovation et de la transition écologique juste. La CFDT souhaite que l'on privilégie la subvention au crédit d'impôt, qui consiste à prendre en charge une dépense privée avec une gouvernance et un contrôle moindre que pour la subvention, cette dernière étant plus facile à diriger vers un projet précis. En outre, le crédit d'impôt peut être utilisé comme un mécanisme d'optimisation fiscale par une entreprise qui délocalise ses profits à l'étranger.

La CFDT prône également la relance de la commande publique en faveur de biens et de services utiles à tous et écologiquement ou socialement bénéfiques. La commande publique représente à la fois une dépense d'argent public et un enrichissement collectif par lequel on peut orienter le développement du tissu économique. C'est autant de salaires versés et de services offerts aux travailleurs. En outre, ce type de commande réduit l'incertitude des entreprises, le volume de ventes étant garanti.

Enfin, la compétitivité entre les pays de la zone euro ne doit pas devenir une course au moins-disant social et fiscal, où tous les pays sont perdants. La CFDT défend une politique claire de revenus concertée au sein de l'Union européenne qui passe par des investissements communs en Europe, notamment par un fonds d'investissement et la mutualisation d'une partie de la dette publique.

Vous nous interrogez sur les entreprises qui ont reçu des aides publiques et organisent des plans sociaux. Dans un contexte de multiplication des plans de sauvegarde de l'emploi (PSE), la CFDT demande de responsabiliser les employeurs. La transparence doit être faite sur l'attribution de l'ensemble des aides publiques perçues. Nous demandons également un suivi et une évaluation de leur utilisation, et leur remboursement si l'entreprise en restructuration réalise des bénéfices. Nous demandons également le refus de l'homologation des PSE des entreprises qui n'ont pas rendu ce bilan public et qui distribuent des dividendes à leurs actionnaires ou financent des plans de rachat d'actions. Nous estimons aussi qu'il faut renouveler le dispositif de l'activité partielle de longue durée en réponse à la forte dégradation de la conjoncture de l'emploi, tout en le conditionnant à un accord d'entreprise majoritaire et à un engagement de maintien des emplois et des actions.

Les exonérations de cotisation ont des effets différents selon les niveaux de salaire. Les effets se concentrent sur les plus bas salaires. Les études économiques estiment que leur efficacité est plutôt bonne autour du Smic et devient progressivement nulle à partir de 1,3 Smic. Il est préférable de recourir à d'autres outils pour développer l'emploi : aides ciblées, subventions, conditionnalité, entre autres. On constate deux effets sur les salaires : une trappe à bas salaires et une polarisation...

M. Olivier Rietmann, président. - Je vais vous demander de conclure.

M. Luc Mathieu. -On pourra vous transmettre un document écrit qui résume notre positionnement. Chaque euro public dépensé doit nous mener vers l'atteinte de nos engagements environnementaux et sociaux. Aussi, il est important de conditionner ces aides.

Mme Fabienne Rouchy, secrétaire confédérale de la CGT. - Le rapport de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires) de mai 2022 intitulé Un capitalisme sous perfusion, que nous avons commandé, nous sert de référence sur les aides publiques versées aux entreprises. Elles sont passées de 157 milliards d'euros en 2019 à plus de 200 milliards d'euros en 2022 et se répartissent en trois catégories : 30 % sont des subventions directes, 30 % des cadeaux fiscaux de l'État, qui a renoncé à prélever l'impôt auprès des entreprises, et 40 % des exonérations de cotisations sociales.

Il est très difficile de tracer les dispositifs existants et d'appréhender leur utilisation. Il n'y a pas de ciblage en fonction des besoins, ni de suivi, ni de contrôle, ni de sanction à l'encontre des entreprises qui en perçoivent puis délocalisent. Il n'y a aucune transparence sur l'utilisation de cet argent public, ce qui choque profondément les salariés et la population, d'autant que les dispositifs les plus utilisés sont les moins efficaces : je parle des exonérations de cotisations sociales entre 0 et 3,5 Smic, dont toutes les entreprises bénéficient, pour un montant total de 80 milliards d'euros par an. Cela représente la quasi-totalité des cotisations sociales dites patronales pour un Smic. Au-delà de 1,6 Smic, ces exonérations n'ont pas prouvé leur efficacité alors qu'elles coûtent 20 milliards d'euros par an. Elles ont juste conforté les trésoreries et boosté provisoirement l'activité. Selon l'Insee, près de 50 % des emplois se trouvent dans la tranche entre 1 et 1,6 Smic. Cela pose des problèmes sociaux et économiques, puisque le nombre de travailleurs pauvres augmente. Le barème trop dégressif des exonérations, identique pour une multinationale ou une PME, incite les entreprises à favoriser les emplois à bas salaire malgré leur besoin de qualification. Ce sont les ménages qui paient, en particulier par la TVA, impôt le plus injuste, et l'affaiblissement des services publics.

Est-il pertinent d'affaiblir notre modèle social pour un tel résultat ? Pour la CGT, il est urgent d'abandonner cette politique horizontale et d'aller vers des dispositifs plus ciblés.

Pour beaucoup de très petites entreprises (TPE) ou de petites et moyennes entreprises (PME), les guichets sont trop nombreux : il existe environ 2 000 dispositifs publics. En outre, les procédures d'attribution sont longues, complexes et appuyées sur des critères inappropriés. Si les subventions représentent un soutien important pour certaines entreprises, elles peuvent aussi créer des contraintes concurrentielles entre sites.

Les grandes entreprises n'ont pas du tout les mêmes problématiques. Leurs cabinets de conseil optimisent leur fiscalité. La plupart des groupes produisent là où les aides publiques sont les plus importantes. Voyez le chantage à l'emploi du groupe ArcelorMittal en ce moment, qui réclame plus d'argent public pour transformer les hauts fourneaux en fours électriques à Fos et Dunkerque. Aux États-Unis, il va récupérer des aides colossales alors que son dividende par action va augmenter de 14 %.

La recherche d'aides publiques est vraiment intégrée à la stratégie des groupes, loin des besoins de production et des besoins des populations. C'est pourquoi il faut une véritable stratégie industrielle pilotée par l'État.

Tandis que les versements aux actionnaires ont été multipliés par près de cinq depuis 2010, les aides publiques doivent servir exclusivement à soutenir l'activité économique, sans jamais financer de dividendes ni de plans sociaux. Aujourd'hui, nous ne sommes pas sûrs que ce soit le cas. Aussi, la CGT est favorable à obliger les entreprises qui font des bénéfices à rembourser les aides perçues lorsqu'elles ferment des sites ou délocalisent tout ou partie de leurs activités.

J'en viens aux collectivités territoriales : tout passe par des cabinets de conseil aux entreprises spécialisés dans la chasse aux aides publiques. Face à des critères peu contraignants, ils obtiennent sans difficulté le maximum de subventions, même lorsque l'entreprise n'en a pas vraiment besoin. Cela peut mettre des régions en concurrence. Il faut une vision nationale.

Les aides devraient être contrôlées par les commissions paritaires de branche et, au niveau de chaque entreprise, soumises à un avis conforme du CSE. Il est urgent de renforcer les droits d'intervention des salariés dans les conseils d'administration. Ce sont les travailleuses et travailleurs qui créent la valeur. Ils devraient avoir leur mot à dire sur la stratégie de l'entreprise.

La CGT est favorable à des contreparties juridiquement contraignantes en matière d'emploi et d'environnement. C'est un contrat d'aide spécifique au plus près de la réalité de l'entreprise qui serait le plus pertinent, car celle-ci n'agit pas que sur l'emploi direct, mais sur toute la chaîne de valeur, et sur tout le territoire. La qualité de l'emploi doit être prise en compte, pour éviter de subventionner le recours à des contrats précaires, imposer le respect des conventions collectives et encourager la formation et la reconnaissance des qualifications.

Il faut une approche verticale avec un rôle planificateur de l'État et une vision à long terme qui privilégie une dimension régionale, en veillant à ce que les technologies, la recherche et développement (R&D) et l'innovation soient à proximité des entreprises de production.

En 2021, le Conseil économique, social et environnemental (Cese) préconisait déjà d'investir davantage en faisant jouer l'effet levier des financements publics, dans une vision d'ensemble qui prioriserait une économie décarbonée, ces aides devant être assorties de conditionnalités en termes d'emploi, de non-délocalisation et de développement durable.

Il y a un lien avec le consentement à l'impôt, avec l'opinion de la population sur l'efficacité des politiques publiques et avec le vote d'extrême droite. Nous déplorons une asymétrie inacceptable avec ce que l'on demande aux citoyens en contrepartie du revenu de solidarité active (RSA) qui ne permet que de survivre.

Dans les années 2000, la Commission nationale des aides publiques aux entreprises avait été créée pour répondre à une exigence de transparence et d'efficacité économique, alors qu'il était déjà impossible de s'y retrouver dans le maquis des aides publiques, dont les PME demeuraient largement exclues. Elle a très vite été dissoute alors que les aides ne cessaient d'augmenter. Une telle commission serait très utile, déclinée aux niveaux régional et départemental. Les missions des comités départementaux d'examen des problèmes de financement des entreprises (Codefi) pourraient être élargies à l'examen des demandes d'aides et à leur suivi. Les organisations syndicales y siégeraient, comme c'est le cas de la Banque de France. Il serait utile de les solliciter en lieu et place des cabinets privés.

Mme Rachèle Barrion, secrétaire confédérale de FO. - Nous avons répondu en détail par écrit à toutes vos questions.

Je vous remercie de votre invitation, car ce sujet doit être mis en avant. FO, comme d'autres organisations, prône la conditionnalité des aides publiques. En 1995 déjà, un rapport de la Cour des comptes montrait la dérive des aides publiques.

Nous ne referons pas le débat entre aides directes et indirectes, mais avec un nombre de PSE qui ne cesse d'augmenter, des délocalisations et la montée du chômage de plus de 4 points, il est nécessaire de débattre de l'efficacité de ces aides et de les conditionner. Leur montant exorbitant, de plus de 200 milliards d'euros, interroge, quand le montant des dividendes perçus par les actionnaires augmente toujours plus.

L'incompréhension des salariés est massive quant à la répartition des richesses. Les entreprises sont gagnantes et les salariés toujours plus perdants.

Depuis des décennies, les aides publiques ont pour but d'alléger le coût du travail, d'améliorer la compétitivité et de soutenir l'innovation, afin de développer l'emploi et les exportations. Or l'objectif n'a pas été atteint. L'exemple du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) est particulièrement éclairant. L'emploi est déqualifié et nous subissons une concurrence déloyale au sein même de l'Europe, où il n'y a pas d'harmonie des salaires alors que les politiques protectionnistes des États-Unis et de la Chine affaiblissent très nettement notre économie.

Les aides représentent un coût pour les finances publiques de 6 % du PIB. Elles ont surtout un effet sur les ménages, en augmentant leur fiscalité et en réduisant leur pouvoir d'achat. Nous constatons aussi un manque de suivi de leur efficacité. Le plan de réduction des dépenses publiques pour 2025 n'augure aucune hausse du nombre de fonctionnaires qui assureraient un contrôle exhaustif de ces aides.

Ces aides devaient favoriser la réindustrialisation de la France ; or notre pays n'a jamais connu un si grand nombre de fermetures et de délocalisations de ses entreprises industrielles. La part de l'industrie manufacturière dans la valeur ajoutée dépasse à peine 10 % en France.

Vous ciblez les grandes entreprises, qui, pour la majorité, sont des multinationales, qui cherchent surtout l'optimisation fiscale. La lutte contre la fraude fiscale, estimée entre 80 et 100 milliards d'euros par an, est un enjeu majeur de souveraineté et de redressement des comptes publics et une condition essentielle du respect du principe d'égalité devant l'impôt.

FO défend le département. Il n'est pas justifié que la région puisse décider de dérogations fiscales au bénéfice des entreprises. Cela va aussi à l'encontre de notre revendication d'un service public universel sur tout le territoire. Les régions n'ont pas à se concurrencer entre elles.

Certaines aides pourraient être révisées ou même supprimées. Ainsi, le crédit d'impôt recherche (CIR) doit être recentré sur la recherche fondamentale et réservé aux PME. Il bénéficie actuellement surtout aux grandes entreprises.

Le crédit d'impôt sur les entreprises de fret maritime doit également être revu. Les exonérations de cotisations sociales au-delà de 1,6 fois le Smic n'ont pas fait preuve de leur efficacité et pourraient renforcer la trappe à bas salaires. Il faut donc réduire progressivement les exonérations de cotisations sociales et élargir l'assiette de l'épargne salariale.

En ce qui concerne la conditionnalité des aides, il est important de distinguer les exonérations de cotisations sociales des dérogations fiscales et subventions. En effet, la modulation du taux de cotisation selon des conditions d'emploi, de salaire ou d'égalité hommes-femmes porte le risque de voir les cotisations se réduire en cas de non-respect de ces conditions par les entreprises. La cotisation sociale n'est pas une taxe comportementale ; elle est une partie du salaire des travailleurs.

Pour les dérogations fiscales ou subventions directes, la loi pourrait fixer un certain nombre de contreparties contraignantes aux aides publiques. Parmi elles figureraient l'interdiction de délocalisation des sites de production pendant huit à dix ans minimum, le paiement des impôts et taxes sur le territoire, la communication obligatoire au CSE de la signature d'un accord en matière de prix de transfert, l'accord préalable sur ce prix avec les administrations fiscales françaises par rapport aux administrations fiscales étrangères sans que le secret fiscal puisse être opposé, le maintien des emplois sur le territoire, l'interdiction des licenciements économiques, des pénalités en cas de non-respect des engagements en matière de sauvegarde de l'emploi, le maintien des seniors dans l'emploi ou leur reclassement, la mise en oeuvre d'un plan de sauvegarde en cas de fermeture ou de faillite, le contrôle de l'utilisation des aides pour l'investissement productif et du crédit d'impôt recherche avec interdiction de la sous-traitance à l'étranger, la mise en place d'un contrôle et d'un suivi publics sur l'utilisation des aides avec communication obligatoire au CSE ou encore le remboursement des aides prévues en cas de non-respect des engagements.

M. Éric Gautron, secrétaire confédéral de FO. - Les exonérations de cotisations sociales représentent pour les entreprises une véritable masse financière. Pour notre part, nous parlons bien de cotisations, et non pas de charges, ce terme étant malheureusement trop souvent utilisé. En effet, les cotisations sociales sont plutôt un investissement, notamment sur la santé des travailleurs, qui est la condition sine qua non de la bonne marche des entreprises.

Ces cotisations sont surtout au fondement du financement de la sécurité sociale. Or elles ne le financent plus désormais qu'à moins de 50 %, quand les exonérations atteignent le montant exorbitant de 80 milliards d'euros. On comprend mieux, à la lumière de ce chiffre, qu'il faille sans cesse rechercher de nouvelles solutions pour combler ce déficit. Or lesdites solutions sont souvent trouvées sur le dos des salariés. À Force ouvrière, nous avons coutume de dire que nous avons, en matière de sécurité sociale, un problème non pas de dépenses, mais de recettes.

La politique de l'offre, chère aux employeurs, doit avoir comme pendant des embauches et, partant, la réduction du chômage. Or les derniers chiffres du chômage +1,5 % en 2024 et +7 % chez les jeunes - nous montrent que ce pacte n'est pas respecté par les entreprises et que ces exonérations n'atteignent pas leur but.

M. Nicolas Blanc, secrétaire national de la CFE-CGC. - Je me souviens qu'à l'occasion de la conférence sociale de la fin de l'année 2023, nous discutions déjà, avec Élisabeth Borne, de la conditionnalité des aides publiques aux entreprises. J'avais alors proposé, puisque le mot « conditionnalité » semblait gêner, de parler de « responsabilisation ». L'argent public étant notre bien commun, l'engagement doit être collectif. La conditionnalité des aides est à nos yeux indispensable.

Parmi vos questions, auxquelles nous avons également répondu par écrit, vous nous interrogez sur la définition des aides. Pour notre part, nous retenons quatre grands volets : les subventions, la garantie financière, la prise de participation et les exonérations fiscales et sociales. Je ne reviendrai pas en détail sur les chiffres : ces aides ne cessent d'augmenter en pourcentage du PIB. Elles s'élèvent aujourd'hui à plus de 200 milliards d'euros et l'on voit bien que nous arrivons là au bout d'un mécanisme, du moins en ce qui concerne les exonérations de cotisations sociales.

Je comprends mal pourquoi les politiques publiques ne s'appuient pas davantage sur le Haut Conseil des rémunérations, de l'emploi et de la productivité (HCREP), dont je suis membre et dont les prérogatives sont mal définies. On parle beaucoup de compétitivité, mais finalement, comment la mesure-t-on ? Le rapport Gallois date de 2012... On a l'impression d'un système dans lequel les entreprises sont sous perfusion, mais auquel personne ne veut toucher. Le très structurant rapport Bozio-Wasmer propose une approche intéressante, notamment en matière d'attractivité des emplois, mais les organisations patronales restent figées sur leurs positions, d'où une certaine frustration.

Sur l'appréciation générale des aides publiques, je déplore, comme mes collègues, le manque de visibilité, de traçabilité et de suivi des dispositifs. L'inspection générale des finances (IGF) a constaté en mars 2024 le manque de suivi des aides aux entreprises par l'administration. Pour avoir été secrétaire du CSE central chez Engie, j'estime que le suivi doit se faire en amont, faute de quoi le CSE, dont il faut bien sûr renforcer les prérogatives, est réduit au rôle de chambre d'enregistrement.

En matière de crédit d'impôt recherche surtout - 7,6 milliards d'euros en 2024 -, les effets d'aubaine sont nombreux. Le groupe Sanofi, par exemple, a bénéficié a minima de 130 à 150 millions d'euros de réductions fiscales pour financer ses activités de R&D. Or la réorganisation du groupe a complètement détruit la R&D de Sanofi. S'en sont suivies des fermetures de sites et la suppression de près de 3 000 emplois en France. Parallèlement, Sanofi réalisait en 2024 un chiffre d'affaires de 41 milliards d'euros, affichait un résultat net de 5,7 milliards d'euros et reversait plus de 3 milliards d'euros de dividendes. Cela interroge.

Les rachats d'actions nous paraissent également contre-productifs d'un point de vue économique. Nous comprenons mal que des entreprises qui touchent des aides puissent en même temps se livrer à des tours de passe-passe visant à stimuler le cours de leurs actions en bourse.

D'une manière générale, il est très compliqué pour nous d'estimer le montant et l'efficacité des aides publiques. Les exemples semblables à celui de Sanofi sont en effet très nombreux - je pense notamment à Michelin - et les représentants syndicaux doivent pouvoir accompagner les dispositifs.

En ce qui concerne les dispositions de l'article L. 1511-2 du code général des collectivités territoriales, nous sommes favorables à une adaptation des critères au niveau territorial qui s'appuierait, naturellement, sur le dialogue social. Le travail d'adaptation des textes réglementaires qui est réalisé au niveau des branches par la commission paritaire permanente de négociation et d'interprétation (CPPNI) est très important.

Je le répète, le CSE doit jouer un rôle central en matière de suivi des aides. Si ce dernier a lieu à l'occasion de la présentation des orientations stratégiques obligatoire, alors le CSE ne peut être qu'une chambre d'enregistrement. En effet, les grandes entreprises présentent lors de cet exercice des tendances sur trois ans ; il y a des effets d'aubaine et l'efficacité des dispositifs est très difficile à mesurer. Ces constats à l'échelle de l'entreprise peuvent être extrapolés au niveau national. Quelle a été, par exemple, l'efficacité du CIR vert ? Le Sénat a travaillé sur cette question.

En ce qui concerne les mesures de suivi, nous pourrions imaginer, pour les branches qui ne respectent pas les minima, un mécanisme de suspension temporaire des aides, le temps que les entreprises rattachées à ces branches se mettent en conformité. L'idée d'une commission de contrôle des aides publiques au secteur privé est également intéressante. Une telle commission a d'ailleurs brièvement existé en 2001. Nous préconisons de la recréer et de l'attribuer de nouveau au Haut-Commissariat au plan, lui-même intégré à France Stratégie.

Sur la détermination des critères de conditionnalité, les choix politiques doivent être clairs. Je suis secrétaire national à la transition économique, qui rejoint les transitions écologique et numérique. Pour objectiver ces critères et rendre les dispositifs opérationnels, il faut que l'État ait lui-même une vision responsable et renonce à la politique de l'offre.

Enfin, il serait intéressant de s'inspirer du régime existant pour les associations, qui, quand elles souhaitent bénéficier d'une aide publique, utilisent le dispositif Cerfa. Les demandes européennes de subventions sont par ailleurs complexes et leur suivi budgétaire très rigoureux. Entre le trop-plein et le rien, il y a un chemin à trouver.

M. Léonard Guillemot, conseiller confédéral de la CFTC. - La question que vous vous posez est centrale pour la CFTC. Comme nos collègues, nous sommes notamment favorables à la conditionnalité des allègements généraux de cotisations.

Notre définition des aides publiques regroupe l'ensemble des aides et avantages financiers consentis aux entreprises par l'Union européenne, l'État, les collectivités locales, les établissements publics et les organismes privés chargés d'une mission de service public. À une échelle macroéconomique, les aides publiques aux entreprises intègrent l'ensemble des dépenses fiscales et budgétaires, les allègements généraux de cotisations sociales et les autres participations publiques qui bénéficient directement ou indirectement aux entreprises. Selon France Stratégie, ce périmètre représente plus de 200 milliards d'euros.

La très grande variété des dispositifs d'aides et des acteurs qui les distribuent contribue à la complexité et au manque de lisibilité des dispositifs de soutien public. Cela crée également des distorsions parfois importantes au bénéfice d'entreprises qui disposent d'une main d'oeuvre peu qualifiée et donc peu rémunérée, ou qui relèvent de certains secteurs disposant de taux de TVA réduits, tels que le bâtiment et la restauration.

Je concentrerai mon propos liminaire sur les aides publiques relevant de l'État. Soucieuse de préserver la soutenabilité des finances publiques, la CFTC estime qu'il convient de réduire certaines aides publiques peu efficientes. Elle souhaite revoir les critères d'attribution pour renforcer le ciblage, et donc la pertinence du soutien public : les contreparties aux aides en matière d'emploi, d'investissement ou de négociation salariale doivent être renforcées. Il serait également souhaitable de renforcer l'effectivité des obligations prévues en matière d'information-consultation des représentants du personnel au sujet de ces aides.

Dans le détail, le taux de crédit d'impôt de 50 % pour les prestations de services à la personne pourrait être conservé, notamment pour les personnes âgées et la petite enfance. En revanche, ce taux pourrait être abaissé à 35 % pour les activités de la vie quotidienne qui se rapportent davantage au confort.

Le crédit d'impôt recherche pourrait être ensuite optimisé pour améliorer l'efficience de la dépense publique sans nuire à l'investissement, notamment dans les petites et moyennes entreprises. Le CIR bénéficie en effet principalement aux grandes entreprises, qui, pour certaines, ont profité d'effets d'aubaine, dans la mesure où les dépenses de recherche et développement auraient été de toute façon engagées.. Cela s'explique principalement par les règles de calcul du CIR, qui prévoient un taux de subvention de 30 % jusqu'à 100 millions d'euros de dépenses, puis un taux de 5 % au-delà de ce seuil. Afin de favoriser l'investissement dans les PME et de réduire le coût de ce dispositif, la CFTC recommande de porter le taux de subvention de 30 % à 35 % pour l'ensemble des entreprises éligibles au CIR et, en contrepartie, d'abaisser le plafond des dépenses éligibles au CIR à 20 millions d'euros, sans subvention possible au-delà de ce seuil.

Nous préconisons également de supprimer les taux de TVA réduits qui sont appliqués aux secteurs de la restauration commerciale, de l'hôtellerie et de la vente à emporter, qui n'ont que très peu démontré leur efficacité sur l'emploi. Par ailleurs, la baisse de la TVA dans la restauration a eu des impacts limités sur les prix et les salaires alors même que, selon l'inspection générale des finances, les bénéfices des entreprises ont augmenté de plus de 20 % dans ce secteur.

Nous sommes également favorables à la suppression du taux réduit de 10 % pour les travaux d'amélioration, de transformation, d'aménagement et d'entretien portant sur les logements achevés depuis plus de deux ans, qui bénéficient aux ménages les plus aisés. En revanche, les travaux de rénovation énergétique pourraient continuer à bénéficier de ce taux réduit.

En ce qui concerne les allègements généraux de cotisations, la CFTC plaide pour une véritable stratégie de montée en gamme des emplois. Cette stratégie implique des politiques publiques qui favorisent à la fois la compétitivité, l'innovation et la montée en qualification. À ce titre, la réforme du système d'allègement de cotisations sociales est nécessaire pour réduire les effets de trappe à bas salaire. Il faut enclencher une dynamique de montée en gamme des compétences et des productions. C'est pourquoi la CFTC a particulièrement soutenu la refonte des allègements de cotisations proposée dans le scénario central du rapport Bozio-Wasmer, qui prévoit une moindre dégressivité du barème et un renforcement des exonérations entre 1,2 et 2 Smic.

Ces exonérations, qui sont en effet de l'ordre de 80 milliards d'euros par an, ne sont pas pilotées, puisqu'elles sont indexées sur un pourcentage du Smic. L'augmentation du Smic est automatique sans décision politique dès lors que l'inflation est supérieure à 2,5 %. Souvent utilisée par ailleurs par les forces politiques pour donner un coup de pouce aux bas salaires, elle entraîne une augmentation des cotisations générales. Or, lorsque le Smic augmente, les allègements viennent rattraper des rémunérations qui n'étaient pas concernées, ce qui paupérise le travail et crée une véritable trappe à bas salaires.

Le dispositif de l'apprentissage, auquel nous sommes par ailleurs favorables, s'accompagne parfois d'effets d'aubaine. Certaines entreprises renouvellent de nombreux apprentis pour éviter de créer des emplois stables, contrats à durée déterminée ou indéterminée. Peut-être pourrions-nous différencier le montant de l'aide à l'embauche en fonction du niveau du diplôme préparé par l'apprenti.

Le dispositif d'activité partielle de longue durée (APLD) a vocation à aider non pas les entreprises qui ont un problème structurel, mais celles qui rencontrent une difficulté conjoncturelle. Dans le cadre de ce dispositif, l'employeur doit prendre des engagements en matière d'emploi et de formation. Si les premiers sont en général tenus, nous avons constaté que les engagements en matière de formation étaient très faibles. À cet égard, la CFTC est plutôt favorable à la mise en place de l'APLD « Rebond » (APLD-R), qui renforce les obligations en matière de formation.

Nous sommes conscients que la mise en place de contreparties à toutes ces aides peut être juridiquement contraignante et particulièrement complexe. Toutefois, nous pourrions imaginer que ces contreparties se fondent sur la conformité au Smic des minima de branche, sur des objectifs pluriannuels en matière d'emploi, sur des négociations salariales obligatoires débouchant sur de véritables augmentations de rémunération en lien avec les profits réalisés par les entreprises. Enfin, les entreprises qui laissent leurs salariés au niveau du Smic sur une période trop longue pourraient être sanctionnées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne surprendrai personne : je partage largement les propos qui viennent d'être tenus. Je note les nombreux points d'accord chez les syndicats de salariés, ainsi que des spécificités qui sont toujours intéressantes à entendre.

Nos auditions ont montré que le contrôle qu'effectuait l'administration fiscale était plutôt d'un bon niveau, avec le cas échéant, des redressements. Il en va autrement du suivi et de l'évaluation des aides publiques. Nous avons par ailleurs un problème de définition : alors que vous estimez, les uns et les autres, le montant des aides publiques à 200 milliards d'euros environ, l'Insee les évalue à 70 milliards quand certains évoquent 250 milliards. Des représentants de la Cour des comptes ont même avancé tout à l'heure un montant inférieur à 70 milliards d'euros.

J'en viens à mes questions. Êtes-vous favorables à la transparence des aides publiques aux entreprises et à leur publication éventuelle ?

Pensez-vous que certaines aides devraient être attribuées uniquement aux PME ou à des entreprises dégageant un faible niveau de bénéfices ? Ne pourrions-nous pas, par exemple, exclure des aides publiques les entreprises qui réaliseraient un chiffre d'affaires « normal », seraient bénéficiaires et verseraient des dividendes, et ainsi, concentrer nos efforts sur celles qui en ont réellement besoin ?

Êtes-vous en outre favorables au fait de demander un remboursement aux entreprises qui, la même année, touchent des aides publiques, versent des dividendes et licencient ?

Que pensez-vous de l'éventuelle création d'une structure dédiée au contrôle des aides aux entreprises, sur le modèle de la Commission nationale des aides publiques aux entreprises qui a en effet existé en 2000-2001 ?

Quels sont les nouveaux droits qui pourraient être accordés, selon vous, au CSE ?

Enfin, dans quelle mesure les évolutions géopolitiques récentes, et notamment le retour d'un protectionnisme exacerbé aux États-Unis et en Chine, modifient-elles vos observations sur l'utilisation des aides publiques au bénéfice des entreprises en France ?

M. Olivier Rietmann, président. - Restons objectifs et ne faisons pas courir de fausses idées. Quand nous parlons de plusieurs centaines de milliards d'euros d'aides, nous parlons de l'ensemble des aides accordées aux plus de 4 millions d'entreprises qui existent en France. La commission d'enquête porte sur les aides publiques accordées aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants. Je vous rappelle que nos auditions sont filmées. Il ne faudrait pas laisser croire à ceux qui nous regardent que les grandes entreprises françaises collectent plus de 200 milliards d'euros d'aides.

M. Luc Mathieu. - La transparence des aides publiques est souhaitable. La question de la publication demande cependant réflexion. En revanche, la transparence à l'intérieur de l'entreprise, en particulier vis-à-vis des représentants du personnel, est tout à fait bienvenue. Il faut également réserver certaines aides aux PME et aux TPE. C'est d'ailleurs là que le CIR est efficace.

Oui, il faut demander aux entreprises qui, la même année, ont touché des aides, versé des dividendes et licencié de rembourser les aides perçues.

Quant aux nouveaux droits qu'il faudrait accorder aux CSE, je les ai détaillés dans mon propos liminaire.

Mme Fabienne Rouchy. - Oui, la transparence des aides est nécessaire. C'est une question de démocratie et de justice sociale, qui a un impact fort sur l'opinion des salariés et des citoyennes et des citoyens concernant la façon dont ces politiques publiques sont menées. La transparence est aussi la garantie d'une démocratie en bonne santé.

La question de savoir s'il faut réserver certaines aides aux PME plutôt qu'à des entreprises plus importantes rejoint la nécessité de cibler les aides, et de bien connaître les besoins des entreprises, quelle que soit leur taille. Il faut notamment étudier la façon dont les relations entre donneurs d'ordre et sous-traitants sont gérées dans ce domaine, car il peut arriver que les donneurs d'ordre fassent pression sur les petites entreprises sous-traitantes qui perçoivent des aides pour pouvoir en profiter aussi. C'est assez délicat, et il faut bien étudier la situation de chaque entreprise.

Nous sommes également favorables au fait de demander un remboursement des aides si, la même année, des dividendes sont versés et des licenciements effectués.

Par ailleurs, la Commission nationale des aides publiques aux entreprises était effectivement une bonne idée. Elle avait été concrétisée après l'annonce par Michelin de licenciements à venir, une année où ses bénéfices avaient beaucoup augmenté, tout comme son action en bourse. Il est regrettable qu'elle n'ait pas continué à travailler, d'autant que les aides versées aux entreprises n'ont cessé de croître depuis. Sans transparence et sans suivi, il est difficile d'en évaluer la pertinence. Et il est un peu compliqué pour les salariés, les citoyennes et les citoyens, d'avoir confiance. En tout cas, cela n'y contribue pas.

Il faut absolument de nouveaux droits pour les CSE - nous avons été plusieurs à le dire.

Concernant les évolutions géopolitiques récentes, on a pu entendre quelquefois que les grandes entreprises partiraient si les aides qui leur sont versées étaient réduites. Mais c'est déjà le cas ! Elles s'en vont, et elles partent avec notre argent. Il faut bien l'avoir en tête. La situation géopolitique aura évidemment des influences sur les uns et les autres. Nous voyons bien l'impact des discours de certains dirigeants de grandes multinationales, et de quelle manière ils peuvent se retrouver en accord avec des dirigeants de pays autoritaires. Il faut tenir compte de cette situation complexe et dangereuse.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que ces dernières paroles n'engagent que vous.

Mme Rachèle Barrion. - Je suis également favorable à la transparence des aides publiques et à leur publication. C'est une question d'honnêteté, de confiance et de démocratie. Il faut aussi, bien sûr, cibler les aides sur les PME qui en ont réellement besoin. Il faut mieux cibler les aides, notamment le CIR. De même, je suis d'accord avec l'idée de demander à une entreprise de rembourser les aides perçues en cas de licenciements ou de versement de dividendes durant l'année où les aides ont été versées. Ce pourrait être des sanctions décidées par des élus du CSE.

Une commission nationale de suivi de l'attribution des aides publiques aux entreprises serait effectivement bienvenue. Son efficacité reste cependant à voir, mais ce serait bien d'en avoir une.

Il faut que les CSE aient plus de contrôle. Je relève toutefois que les CSE des grandes entreprises ne sont pas les mêmes que dans les PME. Ils n'ont pas les mêmes moyens. Cependant, depuis le cumul des instances, on constate une perte d'expertise. C'est un vrai problème. Les élus doivent désormais être bons en tout. Imposer une expertise supplémentaire dans le contrôle exercé par l'instance me semble compliqué, d'autant que ce type de sujet, complexe, n'est pas facile à appréhender pour tout le monde. Et les CSE rassemblent toutes les catégories de personnel, de l'employé jusqu'au cadre.

Si les CSE des grandes entreprises disposent effectivement de plus d'heures et de plus de moyens que ceux des plus petites structures, il faut néanmoins prendre garde à cette question d'expertise.

Concernant le protectionnisme, face à la Chine et aux États-Unis, la France n'est pas seule : nous sommes 27 en Europe. C'est difficile. Il y a un gros travail à mener sur l'harmonisation des salaires en Europe. Nous suivons notamment les délocalisations d'entreprises en Europe de l'Est. Il est difficile de trouver un accord au sein de l'Union européenne sur ce sujet.

M. Nicolas Blanc. - Nous reparlons désormais de souveraineté. Il faut s'engager dans un processus européen. Le Small Business Act a été mis en place en 2008 pour favoriser le développement et la compétitivité des PME européennes, en conditionnant le versement des aides à un critère de taille. Il faut s'inscrire dans ce dispositif, d'autant que cela devient un besoin. Je vous invite à le regarder, car il favorise la commande publique. C'est ce que font d'ailleurs les Américains depuis longtemps. Il faut développer ce type de dispositif.

Concernant les CSE, il existe une logique d'établissement. Il faut regarder où placer les bonnes prérogatives. Je préconise une information-consultation obligatoire sur le CIR en CSE. L'entreprise doit présenter un certain nombre de projets, car nous sommes aussi des sachants et pouvons distinguer ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas. Je préconise d'en systématiser le suivi dans le cadre d'une consultation obligatoire, assortie d'orientations stratégiques, pour suivre annuellement l'utilisation des aides.

Comment développer la compétitivité hors prix ? Faut-il accentuer le travail sur le PME ? Les PME sont soumises à une compétitivité internationale qu'il faut pouvoir mesurer. Certains secteurs sont moins attaqués que d'autres et ont donc moins besoin d'être aidés. Il faut objectiver cette question. Aujourd'hui, ce n'est pas fait. On arrose tout le monde. Il faut regarder cela.

La transparence, pourquoi pas ? Mais nous voyons bien que le name and shame ne fonctionne pas. Nous avons beau dénoncer, cela ne fonctionne pas. Quand Michel Barnier a demandé au groupe Michelin de justifier l'utilisation des aides, il l'a fait, mais en balayant finalement cette demande d'un revers de main. Ce n'est donc pas suffisant, il faut aller au-delà.

Il faut enfin un remboursement. Certaines entreprises peuvent justifier leurs rachats d'actions, mais pour ma part je ne comprends pas cette stratégie. On ne peut pas toucher des aides et les utiliser pour faire, en définitive, du versement de dividendes et du rachat d'actions.

M. Léonard Guillemot. - Concernant la transparence des aides publiques, je dis « oui » également, mais je lie cette question à celle qui porte sur les CSE. Chaque entreprise a l'obligation d'indiquer dans une sous-rubrique de sa base de données économiques, sociales et environnementales combien d'aides de l'État elle touche. Encore faut-il que les entreprises le fassent ! Dans le cas où les représentants du personnel d'un CSE n'auraient pas obtenu ces informations après en avoir fait la demande, je préconise qu'ils aient la possibilité de saisir la Dreets pour qu'un CSE extraordinaire soit immédiatement convoqué, en présence d'un représentant de l'État - par exemple, d'une personne de cette direction - afin que l'entreprise puisse s'expliquer.

Certaines PME doivent effectivement être aidées. Le tissu économique français, contrairement à ce que l'on observe en Allemagne et en Italie, contient beaucoup de grandes entreprises et peu de PME en comparaison. Il faut les développer et peut-être aussi les mettre en lien avec les besoins des territoires.

Concernant le remboursement des aides publiques, il est impossible de répondre « non » à la question posée. Je dis donc « oui », bien sûr. La CFTC pense même que, si l'on pouvait instaurer des objectifs pluriannuels de branche, nous pourrions constituer un dispositif semblable à la clause de sauvegarde du médicament et au bonus-malus des cotisations chômage et moduler d'une année sur l'autre les aides de l'État pour les entreprises qui ne seraient pas au rendez-vous des objectifs que j'ai pu décliner dans mon intervention liminaire.

Enfin, concernant l'évolution géopolitique, je comprends votre question ainsi : comment l'État français ou l'Union européenne peuvent-ils aider des structures ou des entreprises qui seraient mises à mal par une économie mondiale tendue ? Nous pouvons imaginer notamment que le secteur viticole connaîtra des difficultés. Mais comment utiliser également les aides publiques pour transformer le tissu industriel et économique afin de répondre à une nouvelle donne vouée à se resserrer, y compris dans l'industrie militaire ?

M. Jérôme Darras. - Merci de vos explications convergentes et complémentaires. Il est des pays dans lesquels les syndicats jouissent de prérogatives dont vous ne jouissez pas dans le nôtre, en matière de participation à la stratégie des entreprises. Je pense par exemple au modèle de cogestion à l'allemande, même s'il connaît quelques difficultés. Au-delà des revendications, quels moyens faudrait-il vous donner pour que vous puissiez mieux suivre le bon usage et l'évaluation des aides publiques accordées aux entreprises dont vous représentez les salariés ?

M. Michel Masset. - Merci aux différents intervenants. Je rejoins le rapporteur et suis solidaire d'une bonne partie de vos remarques. Vous placez toujours l'humain au centre des conditions de travail, et vous cherchez à être associés à l'octroi des aides et à leur efficience. Avez-vous des informations sur la façon dont l'argent public finance le maintien des emplois en France ? Combien d'emplois deviennent-ils subventionnés alors qu'ils ne sont plus viables ?

Par ailleurs, la CFTC a souligné tout à l'heure qu'elle avait d'ores et déjà identifié des secteurs qui ne devraient plus être aidés. Quels sont-ils ?

Mme Solanges Nadille. - Je suis sénatrice de Guadeloupe. Le problème de la vie chère en outre-mer a récemment été relayé dans les médias. Quel est votre positionnement sur l'aide au fret attribuée à certains groupes exerçant dans les territoires ultramarins ? Il règne sur ce sujet une opacité avérée.

M. Olivier Rietmann, président. - Je relève un point d'accord possible sur la conditionnalité : ne pourrions-nous pas décider de n'attribuer des aides publiques qu'à des entreprises qui respectent la loi - concernant les obligations de parité ou celles qui sont relatives à la transition écologique, par exemple ? Il n'est peut-être pas nécessaire d'ajouter de nouvelles obligations dans la loi. En revanche, il est vrai que certaines entreprises qui touchent des aides publiques licencient ou délocalisent. Nous pouvons nous interroger sur la nécessité d'introduire une conditionnalité sur ces points.

M. Luc Mathieu. - De quoi avons-nous besoin pour mieux suivre les entreprises ? Sans aller jusqu'à la cogestion à l'allemande, nous pouvons travailler sur plusieurs niveaux. Les représentants des salariés dans les conseils d'administration des entreprises ne sont pas suffisamment nombreux. Nous militons pour qu'au moins un tiers, voire la moitié, des administrateurs soit des représentants des salariés. Nous sommes évidemment très loin du compte. Il faudrait aussi élargir la typologie des entreprises soumises à cette obligation.

Il faut en outre que l'information-consultation annuelle du CSE sur la stratégie soit réelle dans les entreprises. Or ce n'est pas le cas. De nombreuses obligations existent, mais elles ne sont pas respectées depuis des lustres par les entreprises, car elles ne sont assorties d'aucune sanction. Ainsi, si des branches professionnelles ont des minima salariaux inférieurs au Smic, elles n'ont aucune sanction. Si elles ne respectent pas leur obligation de réviser leur système de classification tous les cinq ans, elles n'ont pas de sanction. Si les entreprises, notamment les grandes entreprises, ne mettent pas en place la base de données économiques, sociales et environnementales, ou n'y introduisent pas certains éléments pourtant rendus obligatoires par décret, il n'y a aucune sanction.

La question qui se pose est donc celle de l'effectivité de la loi, et des moyens que se donne l'État pour faire respecter les lois qui sont votées.

L'information-consultation sur la stratégie devrait être un moment privilégié pour évoquer toute une série de sujets.

Se pose aussi la question du contrôle de l'utilisation des aides publiques. Il faut cibler les aides publiques. Elles n'ont pas vocation à sauver des entreprises qui ne sont pas viables. Le dispositif instauré pendant la crise sanitaire, qui a aidé indifféremment toutes les entreprises, a permis à certaines d'entre elles de continuer leur activité, alors qu'elles se seraient effondrées. Mais depuis lors, le taux de défaut des entreprises est en hausse constante, car il y a un effet de rattrapage : les entreprises qui n'étaient pas viables hier ne le sont pas davantage aujourd'hui. Il faut donc cibler les aides. Pour avoir travaillé dans le secteur bancaire, je sais que les banques peuvent être accusées d'avoir soutenu abusivement des entreprises en difficulté.

Enfin, je suis désolé pour les territoires ultramarins, mais je ne suis pas capable de répondre à la question relative à l'octroi de mer.

M. Olivier Rietmann, président. - Il faut qu'on prévoie une audition spéciale consacrée aux outre-mer.

M. Luc Mathieu. - Il existe effectivement des obligations dans la loi. Peut-être ne faut-il pas en rajouter. Mais lors de la négociation de l'accord national interprofessionnel relatif au partage de la valeur au sein de l'entreprise en 2023, à laquelle j'ai participé, les entreprises se sont à nouveau engagées à respecter la loi et à entamer des négociations pour que toutes les branches professionnelles qui ne respectaient pas leur obligation de revoir leur système de classification le fassent avant le 31 décembre 2023. Or que s'est-il passé à cette date ? Rien du tout ! Car il n'y avait pas de sanction.

M. Olivier Rietmann, président. - Le contrôle fonctionne. Si une entreprise décide de ne pas publier ses résultats, elle s'expose au paiement d'une amende. C'est inscrit dans la loi. Or si une entreprise est ainsi condamnée par une amende, et se met donc volontairement hors la loi, elle ne doit plus percevoir d'aide publique. Il n'est pas nécessaire d'inventer des systèmes de conditionnalité, il suffit d'appliquer la loi.

M. Luc Mathieu. - Il faut cibler les aides publiques là où elles sont efficaces, organiser la transparence, en particulier à l'intérieur des entreprises, vis-à-vis des représentants des salariés, et évaluer l'efficacité des aides publiques, ce qui n'est pas fait. Quand on crée une aide, on lui fixe un objectif. Il faut s'assurer que cet objectif est atteint. Sinon, il s'agit d'enrichissement sans cause.

Mme Fabienne Rouchy. - Pour avoir rencontré récemment les camarades allemands de l'industrie automobile, qui sont confrontés à de grandes difficultés, j'ai pu constater que la cogestion à l'allemande se faisait en réalité surtout sur le volet social, et non sur le volet stratégique. C'est d'ailleurs ce qu'ils réclament, et nous aussi : être davantage entendus sur notre vision de la stratégie de l'entreprise.

Au niveau européen, plusieurs pays se sont fait concurrence dans le domaine de l'industrie automobile et sont désormais incapables de faire face aux attaques de la Chine. Nous aurions souhaité - c'est ce que disent beaucoup de syndicats, allemands et français - que les pays coopèrent entre eux. Les salariés essaient de faire des propositions, notamment dans le cadre de la Confédération européenne des syndicats, pour conserver les emplois et développer l'activité économique dans leurs pays respectifs. Mais en réalité la cogestion à l'allemande n'est pas si efficace que cela.

Ce que nous voulons, c'est davantage de droits à l'intervention pour les salariés sur les stratégies de l'entreprise, en Allemagne ou ailleurs. Quand les salariés s'occupent de leurs affaires, ils arrivent à défendre de beaux projets qui aboutissent. Je pense à mes camarades de la centrale à charbon de Gardanne et à ceux de Cordemais - même si nous n'avons pas réussi à faire aboutir ce dernier projet. Ce sont eux qui ont, avec des experts, travaillé à un projet de reconversion de leur outil de production, pour ne pas perdre leurs emplois. Ils ont été soutenus par les élus de leurs territoires, car ces emplois industriels sont très structurants localement. Quand un emploi industriel disparaît, il y en a trois qui suivent.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous parlons des aides publiques aux entreprises. Ne sortons pas du sujet.

Mme Fabienne Rouchy. - Mais cela a à voir avec les aides publiques, car il en faut pour financer ces projets.

Comment suivre l'évaluation des aides publiques ? Nous voulons une commission nationale, assortie de commissions régionales rassemblant des représentants des organisations de salariés et des représentants des organisations patronales. Nous voulons aussi une évaluation dans les branches et les entreprises.

Il faut renforcer les droits des CSE. Je travaille à la Banque de France. Il m'est arrivé de poser des questions au gouverneur de la Banque de France sur l'utilisation du CICE, dont bénéficient toutes les entreprises de la même manière, avec les mêmes barèmes - ce qui est un peu absurde. En ce cas, il ne répond pas forcément, alors qu'il est obligé de le faire. La Banque de France n'est pas une entreprise très en difficulté. Pourtant, elle perçoit le CICE. Elle n'en donne pas le montant : je peux vous donner les verbatim des CSE centraux qui le prouvent. Elle n'en précise évidemment pas l'utilisation. Elle nous dit que la Banque de France reverse des dividendes à l'État et que l'argent public va et vient. Bah voyons ! C'est un exemple, mais je suppose qu'il en est de même dans de nombreuses grandes entreprises.

Subventionne-t-on avec des aides publiques des emplois non viables ? Oui, puisque, le CICE ayant été transformé en une exonération de cotisations qui concerne la totalité des entreprises, on donne forcément des aides à des entreprises qui n'ont aucun avenir. Le système est trop horizontal, il faut une vision plus nationale, assortie d'un ciblage.

Je n'ai pas approfondi la question spécifique des outre-mer. Quoi qu'il en soit, nous souhaitons une transparence totale pour éviter les problèmes que vous avez évoqués.

Enfin, pour répondre à la dernière question, la loi doit être respectée, mais il faut aussi tenir compte des objectifs qui ont été fixés pour l'attribution des aides publiques. En effet, il arrive que des entreprises, tout en respectant la loi, ne les remplissent pas.

Par exemple, les exonérations de cotisations doivent permettre le développement de l'emploi. Ou bien encore, certains grands groupes perçoivent des subventions directes avec un objectif précis, comme ArcelorMittal qui a reçu 850 millions d'euros pour décarboner les sites de Fos et de Dunkerque. Or pour l'instant, cela n'a pas été fait et le groupe demande encore plus d'argent public. Il est donc essentiel de définir des objectifs pour l'attribution des aides publiques et de mettre en place des dispositifs pour obliger les entreprises à les respecter. Cela va plus loin que l'obligation de respecter ce qui est inscrit dans la loi.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour le dire autrement, l'enjeu est celui de la conditionnalité des aides. Si elle est prévue dans l'attribution de l'aide, il est nécessaire d'en contrôler le suivi. Si ce n'est pas le cas, on ne peut pas reprocher aux entreprises de ne pas faire ce qu'on ne leur a pas demandé de faire. L'enjeu de la conditionnalité est essentiel, comme l'a bien souligné le rapporteur.

Mme Rachèle Barrion. - Développer la conditionnalité des aides publiques est une priorité si l'on veut éviter que ne perdurent les dérives que nous constatons aujourd'hui.

Pour répondre à Mme Nadille, la taxe au tonnage du fret maritime constitue la sixième niche fiscale et son montant est évalué à 3,8 milliards d'euros par an. Elle concerne quarante entreprises en France, et principalement le groupe CMA CGM. Nous manquons de visibilité sur ces entreprises, surtout sur ce groupe qui réalise des dividendes records. Il faudrait étudier la possibilité d'une transposition, en lien avec la question du pouvoir d'achat dans les départements d'outre-mer.

Comme mes collègues l'ont dit, l'enjeu principal reste celui des contraintes et des sanctions qui s'appliquent aux entreprises. La somme des aides publiques atteint un montant effarant : plus de 200 milliards d'euros. Les salariés s'interrogent sur un éventuel lien entre le montant record des dividendes et celui, également record, des aides publiques. Ils veulent avoir des réponses, car c'est de la répartition des richesses qu'il s'agit.

En ce qui concerne la cogestion, il faut rappeler que le patronat et les salariés n'ont pas du tout les mêmes objectifs, surtout en France. Les salariés défendent les salaires et les conditions de travail ; les chefs d'entreprise défendent le profit. La cogestion est donc difficile à mettre en place en France. Elle est également limitée en Allemagne, comme le montre la récente décision de supprimer 35 000 emplois chez Volkswagen.

M. Jérôme Darras. - Ce n'était pas l'objet de ma question.

Mme Rachèle Barrion. - Je faisais une simple remarque au sujet de la cogestion. En effet, le syndicalisme allemand est souvent cité comme un syndicalisme de progrès, mais on constate aujourd'hui ses limites dans l'industrie.

Pour conclure, il faut mettre en place une évaluation, ainsi que des contraintes et des sanctions. Est-il nécessaire de donner des moyens supplémentaires aux représentants dans les CSE ? Dans les grands CSE, il y a des moyens, mais les représentants se heurtent au phénomène du millefeuille et doivent traiter une multiplicité de dossiers qui ne sont pas simples. Leur travail relève de plus en plus de l'expertise, or je doute parfois qu'ils aient cette faculté d'experts.

M. Éric Gautron. - Ma collègue vient de recentrer à juste titre le sujet sur les salariés, puisque vous avez souhaité entendre les syndicats de salariés. Or qui supporte la charge de cette facture énorme, sinon les salariés ? Nous avons déjà évoqué le « quoi qu'il en coûte » et j'ai mentionné dans mon propos initial la perte des cotisations sociales, pour un montant à hauteur de 80 milliards d'euros. En réalité, les salariés subissent la double peine. D'une part, les cotisations sociales sont remplacées par l'impôt, que les salariés paient via la contribution sociale généralisée (CSG), la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) ou la TVA. D'autre part, les prestations sociales diminuent. Le récent décret sur les indemnités journalières en est la preuve, grâce auquel le Gouvernement prévoit de faire 800 millions d'euros d'économies sur le dos des salariés qui, en plus, devront payer plus d'impôts.

M. Nicolas Blanc. - Il faut faire respecter les prérogatives des CSE, notamment en ce qui concerne la base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), qui comporte un certain nombre d'obligations. J'ai constaté, lors de la négociation sur le partage de la valeur, que certaines branches n'étaient pas conformes, ce qui est incompréhensible et intolérable. Sans conditionnalité, il n'y a pas de respect des objectifs. Faut-il vraiment continuer ainsi ? Si l'on en revient à la politique de l'offre, où est le choc de compétitivité ? Il n'y a tout simplement pas eu de choc de compétitivité en France, malgré l'investissement qui a été engagé pour cela. Certes, il faut aider les entreprises, mais il faut surtout les accompagner pour qu'elles développent la compétitivité hors prix, l'innovation, et leur activité de recherche et développement.

De plus, si la conditionnalité des aides ne repose pas sur des critères très objectifs, il y aura toujours des moyens de la contourner. Il faut donc revoir le dispositif en entier.

Pour revenir à la question que vous avez posée sur les emplois aidés et subventionnés, le rapport Bozio-Wasmer constate que le sujet est très compliqué - et ce sont les plus grands économistes de France qui le disent. De leur côté, les organisations patronales considèrent que le dispositif aura un impact sur l'emploi et souhaitent prendre des mesures. Nous ne pouvons pas objectiver cet impact sur l'emploi, mais il n'en est pas moins réel, et nous devons faire bouger les choses.

C'est pour cela que je cite de nouveau le rapport Bozio-Wasmer, qui prévoit un scénario central montant en puissance sur plusieurs années, de façon progressive. Nous pourrons ainsi limiter l'impact sur l'emploi en l'accompagnant efficacement. Sans cela, nous ne pourrons rien faire, car dans les négociations on nous rétorquera qu'il n'est pas possible de bouger les critères. Nous devons trouver un point d'entrée et c'est en cela que ce rapport est pertinent.

Pour terminer, je dirai que si le mot « conditionnalité » est trop complexe, nous pouvons tout à fait lui préférer celui de « responsabilisation ». En effet, nous devons aujourd'hui redéfinir notre contrat social. Les logiques européennes qui sont à l'oeuvre nous obligent à repenser notre modèle et nous devons nous engager pour cela. Les organisations syndicales sont prêtes à le faire. Il faut que les organisations patronales le soient également. Les hauts conseils qui existent offrent un cadre de discussion possible. Il faut que nous ayons la maturité de le faire. Sinon, nous continuerons dans la même voie et les critères ne bougeront pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise mon propos pour éviter qu'il ne soit déformé. Le mot « chef d'entreprise » n'est bien évidemment pas synonyme de « fraudeur ». Il arrive que certains d'entre eux fraudent de temps en temps et c'est la raison pour laquelle il faut prévoir ce genre de situation. Mais dans leur immense majorité, les chefs d'entreprise sont, comme tout le monde, des gens très honnêtes.

M. Léonard Guillemot. - Personnellement, je ne souhaite pas que les CSE, pourvus de moyens supplémentaires, se transforment en organes de contrôle de la bonne application des allègements généraux de cotisations ou du crédit d'impôt recherche dans les entreprises. Ils n'ont pas vocation à être des inspecteurs de l'Urssaf ou de la direction générale des finances publiques (DGFiP). En revanche, il est bon de leur donner les moyens de faire un signalement et de se réunir de manière extraordinaire pour que l'entreprise vienne expliquer ce qu'elle fait avec les aides publiques qu'elle touche.

À la CFTC, nous considérons que, dans certains cas, la réduction du taux de TVA n'a pas eu l'effet escompté de sorte qu'il faudrait revoir le dispositif. Nous devrions pouvoir dégager quelques centaines de millions ou de milliards d'euros en modifiant les taux de TVA réduits qui ne se justifient plus.

Je souscris en partie aux propos de mon collègue de Force Ouvrière sur les allègements généraux de cotisations. En effet, ces allègements, qui ne concernent pas que les grandes entreprises, représentent aujourd'hui un montant de 80 milliards d'euros et devraient continuer d'augmenter cette année, car le Smic progressera de 1 %. Je rappelle que le déficit de la France atteint 6,2 % du PIB, soit 154 milliards d'euros, dont 80 milliards d'euros sont donnés aux entreprises pour compenser leurs dépenses en matière de protection sociale, c'est-à-dire les remboursements d'assurance maladie, la politique familiale et les retraites.

La question est grave : combien de temps pourrons-nous supporter un tel montant de déficit, sachant que le budget de la sécurité sociale n'est pas à l'équilibre, en déficit de 18 milliards d'euros cette année et sans doute de 21 milliards d'euros l'année prochaine ? En additionnant les allègements généraux de cotisations que l'État donne aux entreprises et le déficit du budget de la sécurité sociale attendu, il apparaît que le problème de soutenabilité de notre protection sociale se chiffre à hauteur de 100 milliards d'euros. Tous les acteurs - actifs, employeurs et retraités, et vous aussi, qui exercez des fonctions politiques - doivent dorénavant prendre leurs responsabilités et trouver une solution pour constituer un nouveau contrat social qui permette d'avoir un haut niveau de protection sociale avec une juste répartition entre l'ensemble des acteurs. Telle est en effet la société que nous voulons sauvegarder en France, car nous sommes très attachés à notre modèle social.

M. Olivier Rietmann, président. - Il aurait été dommage que nous finissions cette audition sur un point de désaccord profond. Vous avez donc bien fait de préciser que les entreprises n'étaient pas les seules en cause et que tous les acteurs devaient contribuer à refonder notre modèle social. J'ai été un peu gêné par le rapprochement que vous avez fait entre le déficit et les exonérations de cotisations sociales.

Je remercie tous ceux qui ont participé à cette audition de la commission d'enquête. Si vous avez des documents à nous transmettre, vous pouvez le faire aujourd'hui ou bien nous les envoyer ultérieurement.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès,
et Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice
de la Fondation pour la recherche sur les administrations
et les politiques publiques (iFRAP)

(lundi 10 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès, et Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (iFRAP).

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, monsieur, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous remercie tout d'abord de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Nicolas Bouzou, économiste et directeur d'Asterès. - Le groupe que je dirige - Asterès - travaille pour des entreprises qui, je l'imagine, reçoivent quasiment toutes des subventions, des aides, et bénéficient de niches fiscales et de crédits d'impôt. Par conséquent, même si je m'exprime en toute indépendance devant votre commission d'enquête, et pour être tout à fait transparent, je me dois de reconnaître que mes liens d'intérêts sont très nombreux.

Mme Agnès Verdier-Molinié, directrice de la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques. - Je dirige une fondation d'utilité publique qui s'appuie sur 17 000 donateurs et perçoit des dons d'un montant moyen de 257 euros, provenant essentiellement de personnes physiques. Les dons d'entreprises existent, mais conformément à la législation, ils ne font l'objet d'aucune contrepartie. C'est pourquoi je n'ai pas de liens d'intérêts.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Bouzou et Mme Agnès Verdier-Molinié prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de connaître votre position et celle de vos organismes sur les aides publiques aux entreprises.

Quelle doit être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ? Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport intitulé Les politiques industrielles en France - Évolutions et comparaisons internationales de 2020 ? Quelle est la définition retenue dans les comparaisons internationales ? Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ?

Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment contrôlées, suivies et évaluées ?

Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale - voire normative - exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. À l'issue de votre propos introductif d'une quinzaine de minutes, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Nicolas Bouzou. - Merci monsieur le président. Mon propos liminaire correspondra à mon analyse en la matière et répondra, je l'espère, aux questions que vous nous avez posées. Je peux vous donner un avis sur les sujets techniques tels que le périmètre, mais, très honnêtement, certains experts sont mieux armés que moi pour vous éclairer. En France, les aides publiques sont très nombreuses et notre système est globalement assez dysfonctionnel. En effet, si nous avons multiplié les dispositifs en faveur des entreprises, c'est parce que les prélèvements obligatoires pesant sur elles sont très importants - ils sont parmi les plus élevés de nos pays concurrents. En réalité, nous essayons de compenser cette pression fiscale plus ou moins adroitement - à mon sens assez souvent maladroitement.

Quels sont ces dispositifs de soutien aux entreprises ? On les retrouve soit dans les documents administratifs de la Commission européenne soit dans les apports des économistes : ce sont les aides, les subventions, les niches fiscales, les crédits d'impôt. Il peut aussi s'agir des taux d'intérêt bonifiés. De façon générale, ce sont tous les soutiens publics qui mobilisent des fonds en faveur des entreprises et leur permettent de disposer d'un statut dérogatoire par rapport aux conditions usuelles du marché - c'est pourquoi je n'y inclus pas la pression normative.

Si vous additionnez tout cela, vous atteignez en France des montants astronomiques. Selon les rapports, les échelles varient, mais on parle généralement de 140 milliards ou 150 milliards à 200 milliards d'euros. Nous pouvons néanmoins discuter de ce périmètre, dans la mesure où certaines aides aux entreprises, si elles peuvent être qualifiées comme telles du point de vue juridique, s'apparentent en fait à des aides aux ménages. Je citerai par exemple les taux de TVA réduits, dont on ne sait à qui ils profitent véritablement. Quant aux allègements de charges patronales, c'est le cas le plus emblématique qui revêt une véritable spécificité en France : ces allègements se chiffrent en dizaines de milliards d'euros, et la situation ne s'est pas arrangée ces dernières années depuis la transformation du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) en allègements de charges. Un dirigeant d'entreprise ne fait pas réellement la différence entre les cotisations patronales, salariales et le salaire net : les charges patronales peuvent en effet être considérées comme faisant partie du salaire brut, et les allègements peuvent profiter aux entreprises ou se répercuter positivement sur le salaire net - c'était d'ailleurs pour favoriser l'emploi que ces dispositifs avaient été mis en oeuvre dans les années 1990.

Si l'on adopte une vision un peu plus restrictive des aides aux entreprises en regardant les aides et les subventions, on divise la facture par deux, qui s'élève à près de 70 milliards d'euros. C'est le chiffre qu'a donné en 2023 François Ecalle, l'un des meilleurs spécialistes en la matière. Il faut évidemment le mettre en regard avec les prélèvements obligatoires - impôts de production et impôts sur les bénéfices des entreprises -, qui représentent cette même année 364 milliards d'euros. François Ecalle décide judicieusement de prendre le tout et de retrancher les aides des prélèvements obligatoires payés effectivement par les entreprises pour aboutir aux prélèvements nets. C'est un peu la logique intellectuelle que je défendais au début de mon exposé : si l'on a multiplié les aides aux entreprises, c'est parce que l'on a considéré plus ou moins explicitement que les prélèvements obligatoires étaient lourds. Ces prélèvements obligatoires nets s'élèvent à 295 milliards d'euros, soit 10,5 % du PIB. Au sein de l'Union européenne (UE), nous arrivons en troisième position derrière la Suède - qui a les prélèvements les plus élevés - et les Pays-Bas - qui sont quasiment au même niveau que nous. L'Allemagne, notre principal compétiteur, est à 7 % du PIB, soit un écart de 3 points.

Notre système est dysfonctionnel, car nous avons compensé cette situation en multipliant les dispositifs d'aides aux entreprises - je suppose que vous, parlementaires, avez tenu compte des enjeux liés à l'investissement et à l'emploi. Est-ce efficace ? Non, car en agissant ainsi, on ne se dote pas d'une stratégie de compétitivité fiscale globale. Par exemple, le crédit d'impôt recherche (CIR), dont nous aurions préféré nous passer, a été instauré pour pallier le manque d'attractivité de la France et peut être sujet à des abus. Pour autant, je ne conseillerai pas de revenir sur cette mesure, car cette imperfection est le prix à payer pour sortir du piège dans lequel nous nous trouvons. Si l'on commence à raboter des dispositifs tels que celui-ci, je crains que l'on n'affecte très sérieusement tous les indicateurs de la France, qui sont déjà fragiles. Ma réponse est aussi insatisfaisante que le système : à mon sens, il est possible d'améliorer les choses de façon marginale ; mais à vouloir récupérer 30 milliards à 40 milliards d'euros en supprimant des aides, on risque de faire de grosses bêtises. Ces mesures sont imparfaites, mais nous en avons besoin.

Le système est-il suffisamment suivi et contrôlé ? Je ne le pense pas. Certes, la pression des finances publiques est de plus en plus forte, et votre commission d'enquête en témoigne. Mais ces dispositifs tant de l'État que des régions sont beaucoup trop nombreux en France - j'ai pris l'exemple du CIR, car il est le navire amiral - eu égard à notre sous-équipement en matière d'évaluation des politiques publiques.

Je conclurai par deux préconisations.

La première ne vous étonnera pas beaucoup : elle consiste à réfléchir à une stratégie plus globale d'allègement des prélèvements obligatoires qui pèsent sur les entreprises et, logiquement, de diminution des aides.

La seconde a trait à l'artisanat. Je sais que votre commission d'enquête porte sur les entreprises qui ont une taille significative, mais je souhaiterais aborder ce sujet connexe qui est souvent délaissé. Au passage, j'ai un autre conflit d'intérêts, car mon épouse est artisan... Ce secteur perçoit, pour de bonnes raisons, de nombreuses aides ; dans le même temps, il vit beaucoup de la commande publique, laquelle est aujourd'hui en difficulté. Il serait astucieux de diminuer les aides et d'augmenter la commande publique, car ce dont ont besoin les entreprises, c'est d'augmenter leur chiffre d'affaires. Et pour le libéral que je suis, le versement d'aides est toujours un échec.

J'ai bien conscience que ces deux préconisations un peu philosophiques sont de très grande ampleur. Si elles pouvaient cadrer un peu nos débats, j'en serais heureux.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Définir les aides aux entreprises est vraiment très complexe. Selon les différents rapports, les chiffrages oscillent entre 140 milliards et 223 milliards d'euros. On a du mal à s'y retrouver...

Dans le débat public, le montant de 200 milliards d'euros d'aides « données » aux entreprises est cité en permanence - je l'ai encore entendu ce matin sur France Info à propos du financement des retraites. Cette commission d'enquête est particulièrement intéressante pour essayer de démêler ce qui est vraiment donné, car trancher cette question est une grande responsabilité. À la Fondation iFRAP, nous considérons que, si une aide est générale - allègement de charges, crédit ou exonération d'impôt -, il ne faut pas la comptabiliser dans les aides, car elle ne crée pas de distorsion de concurrence et les comparaisons sont délicates.

Dans sa Revue de dépenses : les aides aux entreprises, l'Inspection générale des finances (IGF) a repris la définition de l'article 107 du traité sur le fonctionnement de l'UE (TFUE), qui n'identifie comme aides d'État que les aides accordées par une entité publique en faveur de « certaines entreprises ou certaines productions ». La mission IGF 2023-2024 a donc écarté à juste titre les allègements généraux de charges bénéficiant à l'ensemble des entreprises installées en France.

Mais la mission aurait pu aller plus loin et prendre comme périmètre uniquement les aides d'État notifiées à la Commission européenne et hors crises. Dans nos comparaisons, doit-on prendre les chiffres de 2019, en excluant les données des crises sanitaire et énergétique, ou tenir compte des données plus récentes ? J'aurais tendance à opter pour les premiers : les résultats sont de l'ordre de 0,8 point de PIB et sont quasiment identiques à ceux des autres pays de l'UE.

Les subventions s'élèveraient selon moi à une quarantaine, voire une cinquantaine de milliards d'euros - cette fourchette est encore à débattre. Si l'on se réfère à la mission IGF, 28 milliards d'euros proviennent de l'État, 7,5 milliards d'euros des collectivités - comptabilisés en 8,5 milliards d'euros par la Cour des comptes, du fait des financements européens qui passent par les collectivités locales -, 2 milliards d'euros des administrations de sécurité sociale (Asso), et 9 à 10 milliards d'euros de financements de l'UE. Cela représente au total environ 45 milliards. Si l'on prend les chiffres de la comptabilité nationale en fonction du D39 « Autres subventions sur la production », en 2023, nous en sommes à 39,9 milliards d'euros. On peut se demander si ces conclusions reposent sur les bonnes données - je suppose que vous partagez nos interrogations. Avec mon équipe, j'ai du mal à déterminer des périmètres qui soient totalement satisfaisants.

S'agissant des prélèvements obligatoires, nous sommes dans une situation très atypique au sein de la zone euro. Dans une étude que nous avons publiée en mars 2024 et intitulée Prélèvements obligatoires : la France, lanterne rouge de l'Europe, nous avons établi des comparaisons à partir des écarts de prélèvements obligatoires pesant sur les sociétés françaises en France et dans le reste de la zone euro entre 2016 et 2022. En 2016, 151 milliards d'euros supplémentaires de prélèvements obligatoires affectaient nos entreprises par rapport à la moyenne de la zone euro - hors France. En 2022, l'écart s'établissait à 157 milliards d'euros, soit une légère diminution en part de PIB, mais un niveau très haut en valeur : 58 milliards d'euros de surplus de taxes indirectes et 102 milliards d'euros de suppléments sur les cotisations sociales employeurs. Cet écart gigantesque représente 5,5 points de PIB en défaveur de la France, et 24,8 % de la valeur ajoutée, quand la zone euro, hors France, est à 11,8 %.

Pour supprimer 150 milliards à 170 milliards d'euros d'aides, il faudrait les gager. En effet, l'écart doublerait sans gage et passerait à environ 300 milliards d'euros, ce qui aurait de lourdes conséquences pour la production et la compétitivité de nos entreprises. Quelles cotisations sociales employeurs et quels impôts faudrait-il faire disparaître pour parvenir à ce gage ? Les cotisations familiales payées par les entreprises, à hauteur de 34 milliards d'euros ; les cotisations chômage, pour 23 milliards d'euros ; les taxes de production sur les sociétés non financières, à hauteur de 75 milliards d'euros - elles financent les administrations de sécurité sociale (Asso) et les collectivités locales. Il faudrait ajouter à ces 132 milliards d'euros 5 points d'impôts sur les sociétés, soit 15 milliards d'euros de plus. Cet exercice est peut-être un peu exagéré, mais il fixe les proportions.

Je centrerai maintenant mon propos sur le sujet très important des subventions aux entreprises privées. Dans une étude publiée en novembre 2024, La vérité sur les aides aux entreprises, nous avons voulu retracer, au sein des subventions, celles qui finançaient des entreprises privées ou des entreprises publiques. J'en appelle à votre clémence, car tout n'est pas parfait ! À l'issue des auditions, vous aurez sûrement vos propres chiffres ; peut-être pourrons-nous encore affiner les nôtres.

Je le rappelle, selon le rapport de l'IGF, les subventions de l'État aux entreprises sont évaluées à 28 milliards d'euros, dont une vingtaine de milliards d'euros - identifiée par nos soins - est versée à des entreprises publiques : 4 milliards à destination de la SNCF et de la RATP pour financer les régimes de retraite ; 3,65 milliards d'euros pour l'audiovisuel public ; 7,8 milliards d'euros de compensations des charges de service public en faveur de EDF et de certaines entreprises locales ; 5,1 milliards d'euros versés à la SNCF au titre de subventions de fonctionnement. À ces 20,57 milliards d'euros, on peut ajouter des crédits affectés au réseau consulaire, à Bpifrance, ou encore à La Poste - notamment en faveur de la mission d'accessibilité bancaire et des points de contact -, pour 2,1 milliards d'euros. Nous parvenons à un total de 23 milliards d'euros - au lieu des 28 milliards d'euros. Par conséquent, plus de 80 % des subventions versées aux entreprises seraient - j'emploie le conditionnel, car cela demande vérification - des financements à des entreprises publiques ou des missions de service public.

Il resterait donc, in fine, 5 milliards d'euros de subventions à des entreprises privées, qu'il faudrait encore explorer plus en détail - la tâche est relativement complexe, je ne vous le cache pas. Par exemple, sur les 14 milliards d'euros d'aides budgétaires versées par les ministères de l'économie et de l'énergie, étudiés par la mission IGF, 1,3 milliard seulement sont versés à des entreprises privées, selon nos calculs, si l'on tient compte des subventions versées à la SNCF et du soutien au fret ferroviaire. Et même dans la partie « privée », il y aurait encore 0,5 milliard d'euros de subventions de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Il est donc difficile de savoir où vont exactement les subventions de l'État. Cela demande une grosse expertise.

Pour résumer nos calculs, donc, sur 28 milliards d'euros d'aides aux entreprises, 25 milliards iraient à des entreprises et des missions de service public, et seulement 5 milliards à des entreprises privées. Il me semble que ce point mérite d'être soulevé, car, pour beaucoup de nos concitoyens, les aides aux entreprises s'entendent des aides aux entreprises « privées ».

J'en viens maintenant aux subventions versées par les collectivités. La mission IGF les évalue à 7,5 milliards d'euros, en analysant toutes les actions économiques comme des aides publiques aux entreprises. Le rapport de la Cour des comptes de 2023 chiffre de son côté à 8,5 milliards d'euros les dépenses d'action économique des collectivités, l'écart de 1 milliard d'euros s'expliquant par les budgets Feder. Parmi ces 8,5 milliards, la Cour identifie 3,9 milliards de dépenses de personnels, d'investissements et de subventions aux organismes publics. Là encore, une partie importante des sommes versées le sont donc à des organismes publics. Je ne dispose pas, en revanche, de la ventilation détaillée de ces 3,9 milliards d'euros. Il faudrait pousser l'expertise.

Quoi qu'il en soit, si vous retranchez ces 3,9 milliards aux 7,5 milliards initiaux, il reste 3,6 milliards d'euros, dont 2,9 milliards de financements régionaux stricto sensu, et 0,7 milliard de financement du bloc communal. La Cour des comptes a expertisé ces 2,9 milliards : elle n'a pu isoler véritablement que 1,3 milliard d'euros d'aides aux entreprises. Voilà, une fois de plus, un bel entonnoir - de 8,5 milliards à 1,3 milliard - que je soumets à la sagacité de votre commission !

En outre, nous n'avons pas encore tous les retours des régions, mais nous subodorons que cette somme de 1,3 milliard d'euros, identifiée par la Cour des comptes dans son rapport de 2023, a depuis beaucoup diminué. Un pic de subventions a en effet été atteint entre 2020 et 2022, avec parfois jusqu'à 400 millions d'euros d'aides versées aux entreprises par certaines régions. Mais, pour une région en particulier que j'ai pu étudier, sur la dernière année, cette somme avait chuté à 114 millions d'euros. Là encore, je laisse cette question à vos capacités de chiffrage et aux remontées d'informations que vous pourrez obtenir, notamment auprès de Régions de France.

Il reste les 0,7 milliard d'euros de subventions du bloc communal aux entreprises, sur lesquelles nous ne disposons d'aucune information. A priori, les aides des collectivités ne concernent que des TPE-PME, et, selon mes informations, ce sont essentiellement de petites subventions, de quelques milliers d'euros tout au plus. De fait, beaucoup d'artisans viennent demander une petite aide aux collectivités, en raison d'une fiscalité globale trop importante. Les régions m'expliquent qu'elles pourraient supprimer totalement ces subventions, à condition de baisser la pression fiscale... La boucle est donc bouclée, en quelque sorte, et je soumets ce sujet à la réflexion de votre commission.

De mon point de vue, il faudrait commencer par une recension précise, pour savoir précisément de quoi l'on parle : subventions, prêts, garanties ? Ces aides sont-elles consenties à des organismes publics ou parapublics, à des entreprises privées ? On pourrait même se poser la question en termes de flux dans la comptabilité nationale.

De notre côté, au terme de ce travail préparatoire réalisé pour votre commission d'enquête, nous arrivons, tout au plus, à 5 milliards d'euros d'aides de l'État et 2 milliards d'euros d'aides des collectivités versées aux entreprises privées, bien loin des 200 milliards d'euros généralement avancés.

Évidemment, ces chiffres ne valent qu'en limitant, pour l'essentiel, le périmètre des aides aux entreprises à celui des subventions et, je le redis, ils sont à prendre avec des pincettes. Je les livre donc surtout pour alimenter votre réflexion, en espérant que l'on puisse aboutir à un chiffrage officiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame Verdier-Molinié, s'agissant des aides aux entreprises, vous vous interrogez sur la pertinence de prendre comme point de référence l'avant ou l'après-covid. Nous pourrions en effet être tentés de retenir comme référence l'année 2019, avant les mesures exceptionnelles, sauf que l'exceptionnel est désormais considéré comme acquis... Tout le monde s'est habitué à ce que l'argent public soit distribué avec largesse, et il est très difficile de toucher au moindre centime.

J'entends aussi que pour pouvoir supprimer environ 150 milliards d'euros d'aides publiques aux entreprises, il faudrait pouvoir alléger d'autant les cotisations et impôts pesant sur celles-ci, mais, même en procédant de la sorte, il resterait encore énormément de prélèvements et de cotisations à verser pour les entreprises. Je ne voudrais pas que l'on pense que les aides compensent intégralement les prélèvements obligatoires.

Monsieur Bouzou, vous parliez des artisans. Les montants des aides publiques distribués aux entreprises sont certes très importants, mais nos décisions sont aussi contraintes par le principe d'égalité devant la loi. Quand on décide de mettre en place un système d'aides publiques aux entreprises, il s'applique de la très petite à la très grande entreprise. Ne faudrait-il pas trouver des moyens de mieux cibler ces aides vers nos 4 millions de TPE-PME et nos quelque 6 000 ETI ? Au final, une grande part des sommes sont versées à quelques centaines de grandes et très grandes entreprises, qui ont l'ingénierie et les moyens d'aller les capter, beaucoup moins à nos TPE, PME et ETI, qui constituent pourtant notre base de création de richesses et de capacité d'exportations. Je vous pose donc la question à tous les deux : si l'on parvenait à orienter davantage les aides publiques au profit des TPE, PME et ETI, sans abandonner bien évidemment les grandes et très grandes entreprises, ne pourrait-on pas créer davantage de richesses ?

M. Nicolas Bouzou. - J'entends parfaitement votre préoccupation, mais je suis un peu moins inquiet que vous sur ce sujet. Il est vrai que l'économie française est structurée d'une façon assez étonnante, avec beaucoup de très grandes entreprises - schématiquement, les entreprises du CAC 40 -, énormément de petites entreprises, mais assez peu d'ETI. On constate toutefois que les donneurs d'ordre des petites entreprises sont assez souvent les grandes entreprises. Nous avons donc un écosystème tout de même très intégré entre les grandes et les petites entreprises, et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle j'ai critiqué la hausse transitoire de l'imposition des grandes entreprises, une mesure qui, selon moi, se répercutera d'une façon ou d'une autre sur les plus petites, car il n'y a pas de séparation absolue entre les grandes et les petites entreprises.

J'entends tout de même votre préoccupation, et je me dis que l'on pourrait jouer aussi davantage sur la commande publique. Il existe certes des règles juridiques très strictes qui encadrent les appels d'offres, mais il est sans doute possible d'introduire des critères permettant d'orienter davantage la commande publique vers tel ou tel type d'entreprises.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Dans notre étude de novembre 2022, nous avions, pour chaque catégorie d'entreprises, exprimé les prélèvements obligatoires auxquels elles étaient soumises en pourcentage de leur valeur ajoutée. Pour l'ensemble des entreprises, ils représentaient 29 % de la valeur ajoutée, 26,3 % pour les micro-entreprises, 27,1 % pour les petites et moyennes entreprises, 31,1 % pour les entreprises de taille intermédiaire et les grandes entreprises.

Contrairement aux idées reçues - on dit souvent que les grandes entreprises payent beaucoup moins d'impôts -, le taux augmente plutôt en même temps que la taille de l'entreprise. Ces chiffres étant calculés après exonérations de charges et d'impôts, on voit donc, monsieur le président, pour répondre à votre question, que la répartition opérée n'est peut-être finalement pas si idiote.

Nous avions aussi, il y a plus longtemps, fait paraître une étude sur le niveau d'imposition des indépendants dans les différents pays d'Europe. De mémoire, en France, il se situait autour de 42 ou 43 %, un niveau proche de l'imposition d'un salarié, beaucoup plus élevé que dans des pays comparables à la France, notamment les Pays-Bas ou le Royaume-Uni, où le taux se situait plutôt autour de 29 %. Au lieu de vouloir aider davantage les petites entreprises ou les artisans, nous pourrions aussi réfléchir à d'autres manières de financer la sécurité sociale des indépendants, qui pourraient être beaucoup plus nombreux dans notre pays. Des efforts de diminution de la pression fiscale pesant sur les indépendants avaient été effectués au début du premier quinquennat d'Emmanuel Macron, mais ils n'avaient permis qu'une baisse très marginale de celle-ci.

Par ailleurs, ce serait une erreur, à mon sens, de vouloir supprimer les allégements de charges pour les grandes entreprises, qui opèrent souvent dans le secteur industriel et emploient leurs salariés à des niveaux de rémunération plus élevés. Une étude de l'iFRAP montrait que nous avions 24 milliards d'euros de charges employeurs supplémentaires par rapport à l'Allemagne, mais 500 000 emplois qualifiés rémunérés au-delà de 3,5 Smic de moins que notre voisin. Or, nous voudrions précisément, en France, davantage d'emplois industriels qualifiés et bien rémunérés, pour éviter les phénomènes de trappe à bas salaires.

Attention à ne pas jouer les apprentis sorciers avec des mesures qui pourraient paraître fécondes sur le papier, mais qui détruiraient au final des emplois marchands, en particulier dans l'industrie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne veux pas caricaturer vos propos introductifs, mais, pour résumer, vous semblez établir une forme de parallèle entre le montant des aides publiques et le montant des prélèvements obligatoires, et vous expliquez qu'il paraît difficile de diminuer les premières sans baisser les seconds. Ce débat, éminemment politique, est très intéressant, mais il touche au fondement de notre modèle social et dépasse le champ de notre commission d'enquête. Nous avons déjà eu cette discussion avec vos collègues de Rexecode, à qui j'expliquais qu'il était difficile de vouloir comparer le modèle social français et le modèle social letton. Je crois que personne, ici, n'a envie d'avoir un modèle social au rabais.

Je voudrais donc recentrer notre propos. La question qui nous occupe dans cette commission n'est pas celle du modèle social et du niveau de nos prélèvements obligatoires, mais celle des aides publiques aux grands groupes.

Je ne veux pas non plus débattre à l'infini du chiffrage des aides : 20, 50, 223 milliards d'euros ? Tout dépend du périmètre retenu. Je rappelle toutefois que le chiffre de 200 milliards d'euros est communiqué par France Stratégie, et non par le rapporteur communiste de la commission d'enquête que je suis. Quel que soit le chiffrage retenu, c'est un fait que de l'argent public est distribué en masse, de façon directe ou indirecte.

En revanche, nous avons été surpris de constater qu'il n'existait pas de tableau général retraçant précisément les sommes versées et leurs destinataires. Cela vous étonne-t-il également ? Seriez-vous d'accord pour rendre le montant des aides publiques parfaitement transparent, entreprise par entreprise ?

Il semble que l'administration fiscale fasse globalement bien son travail de contrôle, en procédant à des redressements si les critères d'éligibilité ne sont pas remplis. Nous l'avons constaté au fil des auditions.

En revanche, il est plus difficile de trancher sur l'utilité de cette dépense publique. Là encore, ce n'est pas le rapporteur communiste qui le dit, mais l'IGF, la Cour des comptes et de nombreuses personnes que nous avons auditionnées. Que nous soyons économiste libéral, sénateur communiste ou Les Républicains, nous nous préoccupons tous de la bonne utilisation de l'argent public. Nous pourrons aussi, je le crois, nous accorder sur l'absence de réelle évaluation de ces dispositifs d'aides.

Vous avez évoqué, monsieur Bouzou, leur multiplication excessive. On en dénombrerait en effet jusqu'à 2 200 ! Nous n'arrivons donc ni à maîtriser, ni à quantifier, ni à évaluer correctement ces dispositifs. L'IGF s'est par exemple interrogée devant nous sur l'utilité du crédit d'impôt recherche jeux vidéo, qui ne profite qu'à deux ou trois grands groupes, mais qui a pourtant été reconduit. Seriez-vous favorable à ce que l'on fixe des critères d'évaluation et que l'on arrête les dispositifs qui ne fonctionnent pas ?

Le but de cette commission étant, initialement, d'enquêter sur les grands groupes qui, tout à la fois, touchent de l'argent public, versent des dividendes et licencient, que penseriez-vous d'une règle qui interdirait à des entreprises de licencier dès lors qu'elles touchent des aides publiques, ou qui leur imposerait de rembourser l'argent public en cas de licenciements ?

Enfin, dernière question, sur un point de consensus qui pourrait se dégager avec le président : il paraît difficile de conditionner le versement des aides à des créations nettes d'emplois, mais seriez-vous d'accord en revanche pour les conditionner, a minima, au respect du droit français, des lois fiscales, des normes environnementales, mais aussi, par exemple, au respect de la parité femme-homme ou de l'égalité salariale ?

M. Nicolas Bouzou. - Pour des raisons de confidentialité et de concurrence internationale, je ne pense pas que ce soit une bonne idée de communiquer publiquement sur les montants versés à chaque entreprise.

À titre personnel, j'aimerais bien savoir combien touchent certaines entreprises étrangères, notamment en Asie... Mais on ne le saura jamais, bien évidemment, en tout cas jamais officiellement. Par souci de réciprocité, je ne souhaite donc pas que l'on fasse preuve de cette transparence pour nos entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Que l'on n'en fasse pas la publicité, je veux bien, mais n'est-il pas irréel que Bercy nous explique qu'il n'existe aucun tableau de bord des aides publiques versées aux entreprises ? On est incapable de nous dire, entreprise par entreprise, quel montant a été versé.

M. Nicolas Bouzou. - Oui, que ces tableaux n'existent pas, ou que vous n'y ayez pas accès, étant donné les montants en jeu, me semble a priori problématique.

Sur le principe, étant économiste, je suis très favorable à des critères d'évaluation. Un des reproches que l'on peut faire au fonctionnement de notre économie, en particulier des politiques publiques, est le manque de critères d'évaluation sur un très grand nombre de sujets, même à l'étape de l'élaboration de la loi, dont on n'anticipe pas les impacts.

Établir des critères d'évaluation est une bonne idée, mais avec plus de 2 000 dispositifs, c'est extrêmement compliqué. Il faudrait que cela se fasse dans le cadre de regroupements de dispositifs. L'idée de France 2030 était ainsi de rassembler des dispositifs existants. Ce n'était pas simplement une création ad hoc.

J'ai l'impression que l'on crée des aides à la sauve qui peut, pour préserver des emplois ou des investissements, sans prendre le temps de la réflexion sur les objectifs. Or il faudrait savoir, dès la conception de la loi, ce que l'on attend d'une politique, à quel terme, et ce que l'on fait si elle ne produit pas les effets attendus. Il faut un changement radical de la conception de nos politiques publiques.

Je suis complètement défavorable au remboursement des aides aux entreprises qui licencient : dans la quasi-totalité des cas, les licenciements ne peuvent pas être anticipés, et si l'entreprise licencie, c'est qu'elle connaît des difficultés. Or le remboursement des aides publiques les aggravera.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je parle bien de la grande entreprise qui, la même année, reçoit des aides publiques, verse des dividendes et licencie. C'est le cas d'une entreprise de plus de 1 000 salariés.

M. Nicolas Bouzou. - Dès lors que les pouvoirs publics décident de distribuer des aides aux entreprises, ils prennent leur risque. Si l'on a multiplié les aides publiques en France, c'est parce que l'on a des dysfonctionnements. Mais très franchement, si j'étais président de région, que j'avais versé de l'argent et qu'une entreprise me faisait ça, je deviendrais fou !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et si vous étiez ouvrier ?

M. Nicolas Bouzou. - Cela justifie-t-il de mettre en place des dispositifs ? Ce n'est pas si évident.

M. Olivier Rietmann, président. - Ne faudrait-il pas déjà connaître le nombre de fois où une grande entreprise a reçu des aides et a licencié dans l'année ? On se focalise peut-être sur certains cas particuliers avérés, mais qui sont autant d'arbres qui cachent la forêt. Pour le savoir, il faudrait un tableau de bord précis.

M. Nicolas Bouzou. - Les entreprises qui reçoivent des aides doivent-elles respecter le droit français ? Oui, c'est une question de principe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas toujours le cas.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je verrais plus un tableau de bord construit, non avec les noms des entreprises, mais par taille d'entreprise, et, si l'on parle bien des subventions de l'État, c'est-à-dire des 28 milliards d'euros, qui établisse une distinction entre public et privé.

Vous demandez si une entreprise qui a reçu des aides et licencie doit les rembourser, c'est bien cela ?

M. Olivier Rietmann, président. - Le rapporteur a évoqué les entreprises qui ont reçu des aides et licencié dans l'année, et demandé si l'on peut considérer qu'une entreprise qui reçoit des aides d'État n'a pas le droit de licencier.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - De quelles aides parle-t-on ? Si l'on parle du crédit d'impôt recherche (CIR), ou de feu le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), il n'y a aucune raison de demander quoi que ce soit.

La question des subventions est encore différente. Les collectivités territoriales n'ont pas le droit de subventionner d'entreprise de plus de 250 salariés. Donc de combien de millions, ou de milliards d'euros parle-t-on ? Je n'ai aucune information. Il est possible que le chiffre, que je n'ai trouvé nulle part, soit extrêmement faible.

Mme Solanges Nadille. - C'est l'opacité totale.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Je ne suis pas du tout certaine que les montants soient importants - hors grandes entreprises publiques, qui, pour certaines, reçoivent des milliards d'euros de subventions. Si l'on parle bien de subventions pures, et non d'allègements de charges, d'exonérations d'impôts ou de crédits d'impôts, en faveur d'entreprises privées, je n'ai rien trouvé.

Les critères d'évaluation nous ramènent au poids des prélèvements obligatoires. Pour moi, allègements de charges, exonérations d'impôts et crédits d'impôts ne sont que le pendant d'une surfiscalisation liée au financement du modèle social, à l'imposition en général et aux taxes de production.

Prenons l'exemple des retraites. On a évoqué, à l'occasion du conclave, la suppression des allègements de charges relatifs aux retraites, qui représentent 28 milliards d'euros. Mais les taxes de production qui financent la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) représentent 20 milliards d'euros. D'un côté, on nous dit qu'il y a d'énormes allègements de charges, mais de l'autre, on a créé des taxes de production supplémentaires, telles que la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), la taxe sur les salaires, le forfait social. Donc à la fin, il n'y a pas tant de cadeaux.

On ne peut pas réaliser d'évaluation sans garder en tête que ces allègements de charges constituent le pendant de cotisations employeurs beaucoup plus élevées que dans les autres pays. Finalement, c'est presque l'efficience du modèle social français que vous questionnez. Je ne vois pas comment vous pourrez éviter ce sujet dans le rapport final. C'est presque l'éléphant dans la pièce. Les grosses subventions à la SNCF et la RATP financent les retraites de la SNCF et de la RATP.

M. Olivier Rietmann, président. - Sur les critères d'évaluation : lors de la mise en place d'un système d'aides publiques, il faut en définir l'objectif. On a reproché au CICE de ne pas avoir créé un million d'emplois, mais 100 000. Sauf qu'il n'a pas été créé pour l'emploi, mais pour la compétitivité. Si l'on dit qu'une aide est créée dans un but précis, il est plus facile de l'évaluer.

Mme Solanges Nadille. - Exactement.

M. Daniel Fargeot. - Un grand merci pour vos propos liminaires. Depuis le début de nos auditions, nous posons la question de la définition des aides publiques et celle de l'évaluation de l'efficacité de ces aides, sans compter la difficulté à maîtriser le montant des aides octroyées.

Vous êtes des libéraux, comme moi-même. Je souhaite que nous puissions nous projeter sur la notion d'illibéralisme. Depuis l'élection de Donald Trump, nous regardons, sidérés, ses manifestations les plus spectaculaires aux États-Unis : retour des droits de douane, tensions, voire guerres commerciales, déclarations tonitruantes qui font vaciller l'ordre mondial. L'idée de l'existence de mouvements illibéraux s'impose. Nous travaillons au sein de cette commission sur un aspect des relations entre l'État et le monde économique. Quelle est votre analyse des impacts de tels mouvements de pensée sur le monde économique dans notre pays ? Face aux enjeux de souveraineté économique et de soutien aux industries stratégiques, cette situation pourrait-elle influer sur le droit des aides publiques et surtout sur l'efficacité du soutien public ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame Verdier-Molinié, vous nous dites que les aides sont le pendant des prélèvements obligatoires. Je vous lis régulièrement. Vous écrivez souvent que l'on fait la chasse à la fraude fiscale très efficacement - je le découvre -, mais pas assez à la fraude sociale. Vous êtes favorable à chercher des financements chez les chômeurs, à qui l'on supprime facilement leurs droits. Vous êtes la seule à avancer une estimation de 20 à 28 milliards d'euros d'aides - même l'Insee estime le plancher à 70 milliards d'euros. Les estimations sont généralement comprises entre 70 et 220 milliards d'euros. On pourrait penser que quelqu'un comme vous souhaite qu'un euro dépensé soit un euro justifié. Mais, finalement, comme ces aides viendraient compenser les prélèvements obligatoires, ce n'est pas grave s'il n'y a pas d'évaluation !

De grandes entreprises reçoivent des aides, versent des dividendes et licencient la même année. L'opinion publique, que vous aimez prendre à témoin, en est extrêmement choquée. On dénombre 300 plans de licenciements pour 300 000 emplois menacés ou supprimés cette année.

Vous avez pris plus de précautions à l'oral qu'à l'écrit. En effet, sur votre site internet, on lit que 81,4 % des subventions de l'État vont aux entreprises publiques - mais je dois préciser que l'article est signé par Samuel-Frédéric Servière, et non de vous. Ce chiffre n'est tiré ni des données de France Stratégie, ni de celles du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). L'étude de l'inspection générale des finances (IGF) ne porte que sur un périmètre très restreint de cinq ministères. Peut-on en tirer une théorie politique ? Si l'on suit votre raisonnement, 80 % des aides iraient aux quelques entreprises publiques, tandis que les 20 % restants, soit 5 milliards d'euros, iraient aux 4 millions d'entreprises privées, puisque même un artisan peut recevoir une aide. Ce n'est pas sérieux.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - J'ai dit que l'on n'avait pas tous les chiffres, que seuls quelques ministères étaient concernés, que nous avions étudié plus particulièrement ceux de l'énergie et des transports, qui ont versé 14 milliards d'euros, dont 1,3 milliard d'euros à des entreprises privées. J'ai bien dit que votre commission devrait étudier davantage les données, car nous ne les avons pas, alors que nous aimerions bien en disposer ministère par ministère, avec les tailles des entreprises et leur caractère public ou privé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Madame, comme je l'ai dit, vous avez pris bien plus de précautions à l'oral qu'à l'écrit.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Nous avons bien écrit que nous étions dans le périmètre de la mission de l'IGF.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas écrit dès le titre ou le sous-titre ! Il faut beaucoup descendre pour le lire.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - J'encourage tous les membres de la commission d'enquête à lire notre étude.

Vous demandiez s'il fallait interdire les subventions ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui ou non, faut-il évaluer les aides, quelles qu'elles soient ? Doit-on demander leur remboursement aux entreprises qui licencient ?

M. Olivier Rietmann, président. - L'avantage, quand on établit des critères d'évaluation, c'est qu'on a la possibilité de choisir de continuer ou d'arrêter. Si, lors de l'examen du projet de loi de finances, on dit qu'on va raboter ici ou là, en choisissant les chiffres les plus gros, ce n'est pas sérieux. Il faut demander : l'aide a-t-elle répondu à l'objectif fixé au départ ?

Le portefeuille financier étatique a ses limites. Si l'on veut basculer sur un autre accompagnement, il faut bien prendre l'argent quelque part. On ne pourra pas toujours ponctionner les mêmes pour augmenter la somme allouable.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Les allègements de charges, les exonérations d'impôts et les crédits d'impôts ne sont mis en place que pour éviter des destructions d'emploi, parce que notre pays pâtit de beaucoup plus d'imposition que d'autres. Malgré les allègements et les baisses d'impôts, on a encore 157 milliards d'euros de prélèvements obligatoires en plus. Et il faudrait ensuite dire aux entreprises qu'elles ne réussissent pas à créer plus d'emplois ? On ne trouverait pas une seule évaluation qui vous satisfasse, car il faudrait encore alléger les prélèvements de 157 milliards d'euros pour atteindre la moyenne de la zone euro hors France.

Établir des critères d'évaluation ne me paraît pas la bonne piste. Si l'on veut supprimer toutes ces aides, il faut baisser le niveau d'imposition et de cotisations sociales.

On pourrait aussi décider d'arrêter de subventionner les entreprises, privées comme publiques. C'est un choix que sont en train de faire des régions, à bas bruit, faute de moyens, et qui vise des TPE-PME.

Ce que je vois, c'est que dans l'Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis, 70 % des mesures sont en réalité des crédits d'impôts.

M. Olivier Rietmann, président. - Prenons l'exemple de l'accompagnement à l'apprentissage de 6 000 euros par an, qui coûte 21 milliards d'euros au budget de la nation. De façon globale, l'apprentissage a augmenté. Mais on est incapable de dire où cela fonctionne bien et où cela fonctionne moins bien. Le paradoxe total est qu'en Suisse, 70 % des jeunes entre 15 et 20 ans passent par l'apprentissage, et ce, sans quasiment aucune aide. Les chiffres sont similaires en Allemagne. Il y a peut-être une question de philosophie, puisque dans ces pays, un apprenti représente une chance pour l'entreprise, alors qu'en France, on voit son recrutement comme une bonne action ! On n'a aucun élément nous indiquant à quel niveau d'entreprise et de formation cette aide est pertinente.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Nous avons proposé de réduire le niveau d'aides à l'apprentissage. Nous sommes bien plus chers que les Allemands. Mais dans le modèle allemand, il y a beaucoup plus de liens entre les entreprises et l'école. Elles financent l'enseignement à un niveau élevé. Le maillage est très dense. Ce lien direct vers l'apprentissage, en France, est seulement en train de se construire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne suis pas surpris que nous soyons en désaccord politique, mais je suis surpris de votre réponse sur l'argent public. Nous voulons l'évaluer. Sans évaluation, comment faire des choix politiques ?

M. Bouzou a parlé du CIR. Si l'on n'arrive pas à l'évaluer, comment voulez-vous qu'on le prolonge ou qu'on l'arrête ? J'ai découvert qu'il n'y avait pas d'obligation de recherche en France, mais potentiellement seulement au niveau européen. Si on le sait, on peut choisir de demander qu'une part de la recherche soit faite en France. On a tout à gagner à mieux critériser et mieux évaluer.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - J'avais prévu de poser une question sur l'Allemagne, où les aides sont beaucoup plus importantes et les impôts plus faibles... Mais j'ai changé d'avis, car je ne comprends plus rien ! Comment une entreprise peut-elle encaisser des aides publiques, tout en licenciant et en versant des dividendes aux actionnaires ? Je note aussi que l'on ne peut répondre précisément à aucune question, puisque l'on n'a aucun calcul du montant des aides versées, ni leur répartition. Comment évaluer tant que l'on n'a aucun constat ?

M. Michel Masset. - Madame Verdier-Molinié, vous dites que le montant des aides versées pourrait être moindre s'il y avait des compensations fiscales.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Oui, s'il y avait une baisse de la fiscalité et des charges des employeurs.

M. Michel Masset. - Il me semble pourtant que la fiscalité est constante pour l'ensemble des acteurs économiques, alors que les aides prennent en compte le besoin, la demande, la créativité, c'est-à-dire d'autres repères. J'ai peur que l'on s'enferme très rapidement, dans votre schéma.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Il n'y a pas de tableau de bord, pas de liste, pas d'objectif chiffré, et un maquis incroyable d'aides. N'est-ce pas le moment de revoir complètement le système ? On est dans une spirale, entre aides et impôts. Regardons la réalité en face : les conditions de l'État-providence ont radicalement changé.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Beaucoup d'aides ont été versées en Allemagne au moment du covid. Mais hors aides exceptionnelles, les niveaux d'aides notifiées à l'Union européenne sont assez proches entre la France et l'Allemagne, entre 0,94 et 0,8 point de PIB. Mieux vaut prendre les chiffres antérieurs au covid.

Si l'on baissait les impôts et les cotisations, on éviterait les aides qui les compensent, et ce serait beaucoup plus clair. J'ai proposé un certain nombre de suppressions de cotisations et de taxes de production. Il s'agit de remettre les choses d'équerre pour y voir plus clair. Je citais tout à l'heure l'exemple des retraites. Il devient extrêmement compliqué de s'y retrouver, d'autant que l'on appelle « aides » des dispositifs qui ne sont là que pour pallier une surfiscalisation.

Il faut une documentation, sur les entreprises publiques comme privées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne peux pas laisser passer cela : vous défendez le détricotage complet du modèle social français à chaque fois que l'on parle d'aides publiques. En revanche, vous ne dites pas un mot sur l'argent public donné aux entreprises ; vous ignorez les effets d'aubaine. Je suis surpris que vous ne vouliez pas contrôler l'efficacité de la dépense publique.

Mme Agnès Verdier-Molinié. - Vous dites que c'est de l'argent public, mais c'est de l'argent qui vient des impôts et cotisations des entreprises, donc c'est l'argent des entreprises. Posons-nous la question des 157 milliards d'euros supplémentaires payés par nos entreprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les prélèvements obligatoires sont les impôts, les taxes et les cotisations sociales, qui sont du salaire, donc de la richesse créée par les travailleurs et les travailleuses.

M. Nicolas Bouzou. - Je laisserai de côté le débat sur le modèle social.

Il est difficile de sanctionner les entreprises qui versent des dividendes, car on aide une entreprise pour un site industriel français, or elle peut souffrir de difficultés en France et être en très bonne santé au niveau global et donc verser des dividendes.

Il est très difficile de fixer des critères pour certaines aides que l'on crée pour des raisons macroéconomiques. Le CICE en est un excellent exemple. En revanche, il en faut pour beaucoup d'aides, et plus encore, il faut fixer des objectifs dès la conception de la loi, ce que l'on ne fait traditionnellement pas dans notre pays. C'est toute une culture à changer, mais c'est absolument nécessaire. La France est en retard sur beaucoup de pays en matière d'évaluation des politiques publiques.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci beaucoup à tous les deux. Ce n'est pas si simple !

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la Direction générale du Trésor :
Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe

(lundi 10 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous allons entendre Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.

Madame, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Cheremetinski prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Il nous a semblé indispensable de vous entendre pour connaître le rôle et le fonctionnement de la direction générale du Trésor dans l'évaluation des besoins et le suivi des aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales aides en faveur du développement international des entreprises, des politiques écologiques et sectorielles, ou encore de l'économie sociale et solidaire ? Quel est votre rôle au sein du comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri) ? Dans quels cas des prises de participations de l'État peuvent-elles être assimilées à des aides d'État ? Quel est, enfin, votre rôle en matière d'évaluation des aides et plus globalement de conseil de l'État sur les politiques publiques en faveur des entreprises ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Mme Claire Cheremetinski, directrice générale adjointe du Trésor. - La direction générale du Trésor, au sein du ministère de l'Économie et des Finances, a pour mission de soutenir nos entreprises pour rendre notre économie plus compétitive. Le contexte budgétaire actuel invite à redoubler de vigilance sur l'efficience de ces soutiens aux entreprises - c'était déjà le cas, la situation budgétaire actuelle rend cette vigilance encore plus nécessaire pour s'assurer de leur pertinence et de leur proportionnalité, afin que les aides soient les plus justes possibles.

Face aux transitions écologiques et numériques, aux décrochages technologiques de l'Europe et aux enjeux de souveraineté toujours plus prégnants, nous avons besoin d'un tissu d'entreprises résilientes, innovantes et dynamiques. La multiplication des risques géopolitiques rend le soutien de l'État à notre tissu d'entreprises plus que jamais nécessaire.

Le soutien que l'État apporte aux entreprises peut prendre diverses formes : des aides directes, mais aussi l'ensemble des politiques publiques visant à assurer que les entreprises recrutent des collaborateurs ayant le bon niveau de compétences et à ce qu'elles bénéficient d'un environnement économique et commercial de qualité. L'État peut également fournir des prestations d'accompagnement, la plupart du temps par le biais d'un opérateur, que ce soit par exemple les agents de la direction générale des entreprises (DGE) ou de la Banque publique d'investissement (Bpifrance) notamment pour le financement des entreprises à l'exportation.

Avant de détailler le rôle spécifique de la direction générale du Trésor, je tiens à souligner que ces aides aux entreprises sont encadrées et calibrées. Elles sont encadrées au niveau européen par le régime juridique des aides d'État, qui vise à assurer la pertinence et la proportionnalité des aides octroyées, ceci pour préserver la concurrence au sein de l'Union européenne. C'est un objectif dont nos entreprises bénéficient également puisque les aides aux entreprises par les autres États membres sont également contrôlées. L'encadrement des aides d'État identifie les catégories d'aides aux entreprises qui sont légitimes, comme les aides à l'innovation ou à la protection de l'environnement. Il introduit des règles qui délimitent les modalités autorisées, en particulier un plafond exprimé en taux d'aide ; c'est un cadre strict qui impose un niveau élevé de transparence des aides et cela différencie l'Europe du reste du monde. Cette transparence est aussi une condition nécessaire pour assurer un contrôle efficace des aides.

Ce cadre est cependant flexible pour s'adapter à l'évolution de la structure de l'économie et aux événements majeurs. Les crises récentes ont démontré la capacité d'adaptation de ce régime, la réactivité des États membres et de la Commission européenne pour s'adapter aux circonstances. Ce cadre est plus exigeant pour les grandes entreprises que pour les petites - le plafond exprimé en taux d'aide peut être plus élevé pour les petites entreprises, par exemple.

Ce soutien aux entreprises doit également être bien calibré pour être efficace. Les objectifs de ces aides doivent être précisément identifiés en prenant en compte ce qu'on appelle les défaillances de marché. Par exemple, le soutien à la R&D, à l'innovation ou à la protection de l'environnement a été mis en place pour pallier des défaillances de marché désormais bien identifiées.

Les outils à la disposition de l'État sont nombreux : subventions, prêts, prises de participation, garanties, outils fiscaux, outils non financiers. Une analyse économique et financière précise de chaque cas doit être menée afin de bien identifier l'instrument qui va être adapté à la situation que l'on souhaite traiter. L'exemple de la crise du covid est éloquent car un système de prêts garantis par l'État (PGE) a été mis en place pour faire face à un besoin temporaire de liquidité des entreprises, qui étaient amenées soit à fermer, soit à avoir leur activité considérablement réduite par le confinement, les difficultés d'approvisionnement et de transport. L'État a estimé que le meilleur moyen de couvrir ce besoin était de faire des prêts garantis à court terme. Ce dispositif a été relativement efficace.

Le calibrage de l'aide vise également à limiter les effets d'aubaine, dans un souci de bonne gestion de l'argent public. Les aides sont des avances remboursables dans le cadre de France 2030, à destination d'entreprises performantes, innovantes, qui vont avoir la capacité de se développer et donc d'être en mesure de rembourser le soutien que l'État leur apporte à un moment clé de leur développement. L'idée n'est pas de faire des dons, mais bien de soutenir le développement d'entreprises, au service de notre économie. Il n'y a toutefois pas de consensus sur les modalités optimales de soutien aux entreprises.

La direction générale du Trésor a un rôle de synthèse sur le suivi de ces aides. Nous analysons la littérature économique, académique et non académique, nous tâchons d'avoir une représentation du débat public autour des bonnes formes d'aide aux entreprises, pour apporter un éclairage économique sur la conduite de la politique publique. Nous fournissons également aux ministres, parfois aux assemblées parlementaires, des analyses économiques sur les finances publiques, sur les politiques sectorielles et les politiques sociales, avec des approches microéconomiques et macroéconomiques.

Nous gérons également quelques aides en direct, notamment concernant le développement international des entreprises, le soutien à l'économie sociale et solidaire (ESS), et également via le comité interministériel de restructuration industrielle (Ciri).

L'État dispose de plusieurs outils pour soutenir le développement international des entreprises. Le plus important en volume, c'est le dispositif d'assurance crédit, qui représente un encours de l'ordre de 66 milliards d'euros. Bpifrance Assurance Export gère pour le compte de l'État le dispositif de garanties accordées aux entreprises exportatrices. En 2024, nous avons accordé 18,7 milliards d'euros de garanties, répartis sur 176 contrats, dont 60 % de PME et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI). Lorsqu'une entreprise a un projet à l'export, elle cherche un financement bancaire : l'État intervient en garantissant ce financement, donc en se substituant le cas échéant au débiteur défaillant.

Outre cette assurance crédit, nous avons toute une série de dispositifs qui concernent environ 2 000 entreprises, par exemple l'assurance prospection, qui consiste à prendre en charge des coûts de prospection à l'export, ou encore un mécanisme de caution, où l'État intervient en garantie pour réduire le risque et faciliter les exportations. Ces outils de Bpifrance Assurance Export font l'objet de primes payées par les exportateurs et collectées pour le compte de l'État. Ils sont structurellement bénéficiaires - l'État, en mutualisant les risques, gagne quelques centaines de millions d'euros chaque année, de l'ordre de 460 millions d'euros depuis 2018, dont une partie est reversée au budget général. En 2024, ces procédures ont été largement bénéficiaires puisque 846 millions d'euros ont pu être reversés au budget général.

Tous ces outils sont soumis à une obligation de part française. L'objectif est de développer l'activité économique sur le territoire national avec un minimum de 20 % de la valeur ajoutée du contrat qui doit être fabriqué en France. La valeur ajoutée sur le territoire est généralement plus importante pour une PME que pour une grande entreprise. Le soutien aux grandes entreprises tire tout un tissu de fournisseurs qui sont très présents sur le territoire national.

L'année dernière, nous avons soutenu principalement cinq secteurs, par ordre d'importance : la base industrielle technologique de défense ; la construction navale ; les travaux publics ; la construction aéronautique ; enfin, le matériel de transport terrestre. Ce sont les points forts de la France à l'export.

Ces dispositifs de soutien peuvent être complétés aussi par des outils directs de financement de l'État, par exemple des prêts du Trésor que l'État français va octroyer à un État étranger pour acheter des biens et des équipements français. Ces prêts du Trésor servent en général à améliorer le coût de financement global d'un projet et donc à favoriser le placement de nos entreprises à l'export. Chaque année, ces prêts du Trésor représentent quelques centaines de millions d'euros.

Nous disposons aussi d'un dispositif un peu plus anecdotique, le Fonds d'études et d'aide au secteur privé (Fasep), qui finance, pour un montant de l'ordre de 20 à 30 millions d'euros par an, des études préalables de faisabilité sur des grands contrats à l'export, par exemple la construction d'un métro dans un pays étranger, l'idée étant de bien placer l'offre française.

Quelques mots sur les aides aux entreprises versées dans le cadre du soutien à l'économie sociale et solidaire, qui est, à la direction générale du Trésor, notre deuxième instrument direct de soutien aux entreprises. Nous avons à peu près 20 millions d'euros de crédits annuels sur ce programme, dont une partie est fléchée en direction des aides directes aux entreprises. Nous gérons quatre types d'aides avec ce programme : des aides directes à destination des structures nationales représentatives des grandes familles de l'ESS que sont les coopératives, les associations, les fondations, les mutuelles et les sociétés commerciales de l'ESS qui ont un statut particulier. Nous aidons également des entreprises de l'ESS, par exemple pour les contrats à impact. Nous aidons les chambres régionales de l'ESS qui ont un rôle d'animation de ce tissu économique au niveau local. Et nous aidons l'ESS de manière plus indirecte, à travers des subventions en faveur du dispositif local d'accompagnement, qui est présent sur l'ensemble du territoire - nous accompagnons près de 6 000 bénéficiaires chaque année, cela représente environ 860 000 emplois.

Troisième type d'aide directe géré par la Direction générale du Trésor : l'accompagnement par le Ciri, qui est un organe interministériel rattaché à notre direction et chargé d'accompagner des entreprises en difficulté. Le Ciri accompagne les entreprises de taille moyenne, essentiellement les grosses PME et les ETI de plus de 400 salariés. Il est chargé de coordonner les différentes actions de l'État au soutien de ces entreprises. Lorsque, par exemple, une entreprise en difficulté a du mal à rembourser ses emprunts bancaires et à payer ses impôts, le Ciri met autour de la table toutes les parties prenantes pour trouver une solution, avec l'objectif de maximiser la capacité de recouvrement de l'État sur les créances publiques et de trouver une solution pour l'avenir de l'entreprise. Le Ciri peut mobiliser des prêts du fonds de développement économique et social (FDES), c'est-à-dire des prêts de l'État, sous réserve des contraintes du droit européen. La doctrine d'emploi a été définie par une circulaire du Premier ministre du 9 janvier 2015 : les sociétés aidées doivent disposer d'un plan d'affaires crédible, dont le financement est principalement assuré par des partenaires privés, le FDES ne pouvant intervenir qu'à titre subsidiaire pour boucler un tour de table et produire un effet de levier sur les autres sources de financement. De fait, nous prenons en considération la dimension stratégique de l'entreprise, son importance pour le tissu local économique, pour le maintien de l'emploi et des compétences sur le territoire national, nous faisons une analyse multifactorielle pour savoir si la mobilisation de fonds publics vaut la peine. Cependant, un assouplissement de l'utilisation du FDES a été décidé fin 2023, dans le contexte de la crise sanitaire, puis de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Au-delà de ce rôle de gestion directe d'un certain nombre d'outils de soutien, nous avons un rôle d'évaluation des aides aux entreprises dans le cadre de notre mission de conseil sur les politiques sectorielles. Nous sommes une sorte de boîte à idées pour la politique économique du pays. Nous recherchons ce dont les entreprises ont besoin, comment définir et mobiliser au mieux les aides, au service d'une politique publique. Nous examinons les aides sous l'angle microéconomique, en analysant les problématiques sectorielles, et sous l'angle macroéconomique, en stimulant l'impact des politiques conduites sur les grands agrégats. Nous suivons les problématiques liées aux subventions et les dispositifs qui visent à faciliter l'accès au financement, comme la levée de fonds propres ou la garantie de prêts. Par ailleurs, nous mobilisons le réseau des agents du Trésor qui sont à l'étranger dans les ambassades, pour faire du parangonnage, afin de nous inspirer des réussites des autres États ou de tirer des enseignements de leurs échecs.

Nos travaux sont majoritairement à destination du ministre, certains sont rendus publics via des rapports dédiés ou des publications, en particulier Trésor-Éco, notre publication à vocation de diffusion plus large - nous avons publié récemment un numéro sur les politiques industrielles entre 1945 et 2000, pour faire un panorama de tout ce qui avait été mis en oeuvre et essayer de tirer des leçons sur les conditions de succès des actions de politique industrielle conduites en France et à l'international.

Nous organisons également des séminaires publics pour avoir un débat autour de toute question de politique économique - nous organisons, le 21 mars, avec la direction générale de l'énergie et du climat, un séminaire sur l'empreinte environnementale des véhicules et l'acceptabilité de la transition bas carbone, qui concerne directement les aides aux entreprises qui se sont développées pour faciliter la transition écologique.

J'aimerais vous présenter nos réflexions sur le suivi des dispositifs de crise - adoptés lors de la crise sanitaire, puis la crise énergétique et la guerre en Ukraine -, ainsi que sur les prêts garantis par l'État (PGE).

Immédiatement après le confinement, le Parlement a adopté en un temps record la loi du 23 mars 2020, pour mettre en place les PGE. L'urgence commandait une réponse rapide et efficace à la crise sanitaire. Ces prêts de trésorerie ont été octroyés par des banques et garantis à hauteur de 90 % par l'État. Tout cela a été autorisé par la Commission européenne dans le cadre de l'aménagement temporaire du régime des aides d'État. Le bénéfice de ces PGE avait été initialement ouvert jusqu'au 30 juin 2022, mais il a été étendu jusqu'au 31 décembre 2023 pour essayer de compenser les difficultés particulières naissantes de la crise énergétique et de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Ces prêts ont directement soutenu l'économie en limitant l'incertitude et en créant un filet de sécurité crédible. Pour des entreprises qui étaient en relative bonne santé financière avant la crise, ces PGE ont maintenu leur perspective ainsi que l'activité de leurs clients et de leurs fournisseurs.

Au total, quelque 686 000 entreprises ont bénéficié de PGE pour un montant total de 145 milliards d'euros. La majorité de ces prêts a été octroyée en début de la période, entre mars et décembre 2020, et a été principalement dirigée vers les très petites entreprises. La plus grande partie des fonds est allée aux PME, ensuite aux ETI puis seulement aux grandes entreprises. C'était bien l'objectif : garantir la trésorerie des entreprises les plus fragiles. Le soutien aux grandes entreprises a aussi permis de maintenir les commandes que ces entreprises passaient à leurs sous-traitants et de mutualiser les risques, puisque les grandes entreprises avaient a priori moins de difficultés à rembourser leur PGE.

Au total, nous avons aujourd'hui un encours restant à rembourser de l'ordre de 39 milliards d'euros. L'essentiel des PGE a donc été remboursé et nous avons un taux de défaut relativement limité, avec un coût d'appel à la garantie de l'État de l'ordre de 6 milliards d'euros ; c'est un peu moins que les estimations initiales. Nous pouvons donc dire que le PGE a bien rempli son objectif pour un coût relativement maîtrisé, même si les sommes sont importantes.

M. Olivier Rietmann, président. - Savez-vous pourquoi ces 39 milliards d'euros ne sont pas remboursés, et s'ils vont l'être ?

Mme Claire Cheremetinski. - La majeure partie des PGE a été remboursée avant l'échéance maximale de 6 ans, mais des entreprises ont choisi de rééchelonner leur prêt. Donc une partie de ces 39 milliards résulte soit du fait que dès l'origine, les entreprises avaient choisi d'aller jusqu'au terme de la période de six ans, soit du fait que certaines, qui comptaient rembourser plus tôt, ont demandé un rééchelonnement de leurs prêts, comme cela arrive d'ailleurs dans beaucoup de financements bancaires. Nous tirons un bilan positif du PGE, les analyses économiques vont dans ce sens, en particulier par comparaison avec ce qui s'est fait dans d'autres pays. Le PGE ne représente plus qu'une part marginale dans l'encours de prêt global qui pèse sur les entreprises françaises, il a servi pendant la durée de la crise.

Quelques mots de nos réflexions sur la politique industrielle. Il y a eu beaucoup de débats ces derniers temps autour de la politique industrielle, à la suite du rapport Draghi et de son constat, malheureusement assez inquiétant, sur l'état de l'industrie en Europe. Il est nécessaire d'agir en France, comme dans les autres pays de l'Union européenne. Il faut que le cadre macroéconomique dans lequel nos entreprises opèrent soit le plus compétitif et le plus efficace possible. Cela signifie une action sur la fiscalité, sur le droit du travail, sur les compétences, pour s'assurer que les compétences sont toujours au niveau et permettent à nos entreprises d'être compétitives et innovantes. Ce soutien transversal à l'écosystème de recherche et d'innovation, notamment via des aides à la R&D pour les entreprises, joue un rôle très important. Le rapport Draghi montre que l'Europe est en retard sur les secteurs importants d'innovation, or le soutien public à la R&D fait l'objet d'un large consensus parmi les économistes, justifié par l'existence d'externalités liées à la production de connaissances. Il y a un bénéfice global pour la société à l'élévation du niveau des compétences et des connaissances, dont l'entreprise ne tire pas nécessairement partie individuellement, il est donc légitime de l'encourager par des moyens publics.

En France, le principal dispositif d'aide à la R&D est le crédit d'impôt recherche. De nombreuses évaluations micro et macroéconomiques ont montré que ce crédit d'impôt a un effet d'entraînement sur l'activité de R&D, en particulier pour les TPE et PME. Nous avons mis en place des dispositifs ciblés, par exemple, le crédit d'impôt innovation, le CII, et le dispositif « Jeunes entreprises innovantes » (JEI), qui font tous deux l'objet d'évaluations positives en particulier par l'Insee.

Au-delà de ces soutiens transversaux, il y a des aides plus verticales qui peuvent être bénéfiques, par secteur ou même par activité. La difficulté avec ces mesures plus ciblées, cependant, est d'identifier le secteur ou l'activité la plus pertinente à soutenir. Nous avons tous en tête des exemples malheureux de politiques industrielles ciblant un secteur qui ne s'est pas révélé gagnant. La littérature économique permet de tirer des enseignements utiles sur la bonne manière d'avoir une action verticale et de confirmer l'utilité d'un tel soutien, on le voit par exemple pour la base industrielle et technologique de défense ou la transition écologique, le soutien peut aider à positionner les entreprises françaises et européennes en leaders mondiaux. Dans ce contexte, un premier enseignement concerne l'importance d'octroyer des aides par secteur en gardant un haut niveau d'exigence technologique, tout en garantissant la concurrence pour ne pas concentrer les soutiens sur les acteurs en place.

M. Olivier Rietmann, président. - Permettez-moi de vous interrompre, pour vous signaler que le temps imparti à votre propos liminaire est déjà achevé et vous rappelerque nous devons pouvoir vous poser des questions...

Mme Claire Cheremetinski. - Je vous prie de m'en excuser, et je garderai pour plus tard la présentation de notre accompagnement à la décarbonation.

Pour conclure sur les politiques sectorielles : il est important de ne pas introduire de biais en faveur des acteurs en place et de garder un haut niveau de concurrence dans l'octroi des aides. C'est pourquoi, dans France 2030, des appels à projets sont organisés avant l'octroi des aides. Nous mettons en concurrence les entreprises qui respectent le niveau d'exigence et de performance inscrit dans l'appel d'offre, l'idée est bien que les aides n'aillent pas toujours à ceux qui sont déjà les mieux positionnés dans le secteur. Lorsqu'on vise un secteur, il est important également d'assurer la neutralité technologique, c'est que nous avons fait quand nous avons développé le secteur du nucléaire en France : au départ, nous n'avons pas désigné une technologie particulière pour nos réacteurs de production d'électricité. Nous avons retenu, après avoir analysé les différents projets, celui qui nous paraissait le plus performant.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour cette présentation, que j'ai dû écourter et qui me laisse... dans une sorte de sidération. Je ne le dis pas contre vous personnellement, mais quand je vois l'ampleur des sujets sur lesquels vous travaillez, que montre l'abondance de votre propos, je comprends mieux pourquoi on a du mal à s'y retrouver. J'en suis venu à m'interroger : est-ce qu'on ne vous a pas demandé de nous noyer sous l'information, pour éviter d'avoir à répondre à des questions - et même, pour éviter qu'on ne vous en pose ? Je le dis avec bienveillance, cela n'a rien de personnel, mais le simple aperçu des méandres de votre organisation me paraît expliquer pourquoi nous n'obtenons pas facilement de réponses claires de Bercy quand nous posons des questions pourtant simples, qui nous paraissent être la base. L'arborescence de votre direction générale est plus qu'équatoriale, si vous me passez l'expression. Résultat : je ne sais toujours pas comment vous évaluez les aides aux entreprises. Vous nous renvoyez à la littérature économique, mais je reste avec mes questions - à quoi votre exposé ajoute aussi des doutes sur la façon dont les choses se passent, c'est tout de même instructif...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour ce propos liminaire, effectivement copieux.

Vous parlez d'encadrement et de calibrage, nous voulons connaître l'évaluation qui est faite de l'usage de ce qui est l'un des tout premiers budgets publics, nous voulons voir si chaque euro dépensé l'est utilement, et comment on s'en soucie dans l'administration. Comment êtes-vous organisés, concrètement, pour suivre les dispositifs : combien d'agents publics y travaillent à la direction générale du Trésor ? Comment identifiez-vous les besoins des entreprises en matière de soutien public ? Comment organisez-vous les travaux de suivi et d'évaluation des aides ?

Vous êtes la première personne à nous dire que des évaluations existent. Je pense au crédit d'impôt recherche. Vous nous renvoyez sur l'Insee - mais figurez-vous que nous avons déjà entendu ses responsables, ils nous ont dit de nous adresser à d'autres services des ministères économiques et financiers pour l'évaluation ! Nous les avons entendus pendant une heure et demie et au bout, nous n'étions toujours pas informés sur l'évaluation des aides aux entreprises, nous étions toujours orphelins d'un outillage de suivi - aucun tableau synthétique n'est réalisé, semble-t-il... Nous en sommes très étonnés, et très intéressés par toute évaluation ; vous signalez celle du crédit d'impôt recherche, vous dites qu'il a eu un effet d'entrainement, de mon côté j'ai appris que ce crédit d'impôt n'imposait en rien de faire des recherches en France : qu'en est-il précisément, quels sont les critères, les effets ? Vous comprendrez que nous sommes preneurs de l'analyse...

Enfin, une question sur la conditionnalité des aides. Pensez-vous que les aides publiques sont bien calibrées et qu'elles parviennent aux entreprises qui en ont réellement besoin ? Par exemple, que pensez-vous d'une entreprise qui, la même année, touche des aides publiques directes ou indirectes, verse des dividendes et licencie ?

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites que la R&D était pour partie financée par le crédit d'impôt recherche, j'espère qu'il a aussi vocation à améliorer la compétitivité des entreprises. Il attire des investisseurs, c'est un bon point, et l'on sait aussi que la R&D n'entraine pas nécessairement l'installation d'une production. En tous les cas, nous espérons une évaluation plus précise, des critères mieux définis et ciblés pour que l'analyse soit plus aisée - j'ai le sentiment que ce n'est pas le cas, alors que nous parlons tout de même de 8 milliards d'euros par an...

Mme Claire Cheremetinski. - Je suis désolée d'avoir été longue, j'essayais de rendre clair un paysage qui est complexe - le nombre important de dispositifs n'est pas forcément une mauvaise chose : la théorie économique et la littérature économique nous enseignent qu'il vaut mieux avoir un objectif par dispositif, c'est plus efficace qu'une aide qui essaie d'atteindre plusieurs objectifs en même temps.

M. Olivier Rietmann, président. - Combien y a-t-il d'agents à la direction générale du Trésor sur ces questions ? Notre question est précise...

Mme Claire Cheremetinski. - Nous ne sommes probablement pas assez nombreux - j'en profite pour vous passer le message... À la direction générale du Trésor, nous sommes environ 600 personnes à Paris et 500 dans le réseau des ambassades à l'étranger. Nous contribuons à l'analyse, soutenons l'action des ambassadeurs et apportons un appui à nos entreprises à l'étranger. Nous travaillons tous à un moment donné sur le soutien aux entreprises, c'est dans notre raison d'être. Nous avons entre 5 et 10 personnes sur le pôle ESS, et au Ciri une dizaine de personnes gèrent les dossiers d'entreprises en restructuration - il a un stock de 70 entreprises environ qui font l'objet d'une restructuration.

M. Olivier Rietmann, président. - Gérez-vous le programme « ETIncelles », une initiative voulue par le Président de la République pour soutenir une trentaine d'ETI à l'export ?

Mme Claire Cheremetinski. - Non, je pense que c'est la BPI ou Business France, opérateurs de l'État pour l'accompagnement des entreprises à l'export.

Dans la sous-direction des politiques sectorielles, une trentaine de personnes réfléchissent à l'élaboration des dispositifs de soutien à l'économie et font des analyses et des recommandations de politique industrielle. Nous travaillons très étroitement avec la direction générale des entreprises. Nous ne sommes pas seuls à Bercy sur ces sujets, nous apportons une expertise économique. Quant à la gestion des soutiens à l'export, elle relève d'une autre sous-direction qui fait du financement à l'export, qui compte elle aussi à peu près une trentaine de personnes - elle a également la tutelle de l'opérateur Business France, qui lui-même fait l'accompagnement non financier des entreprises à l'exportation.

Nous mobilisons par ailleurs le réseau à l'étranger, parfois pour comparer ce que font d'autres États en matière d'aides aux entreprises. Tous les agents, en réalité, peuvent avoir à donner un avis ou faire une expertise sur les soutiens aux entreprises. La direction générale du Trésor couvre tout le champ des aides aux entreprises, nous pourrons vous communiquer des éléments plus détaillés par écrit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous un tableau général pour suivre les aides de l'État aux entreprises ? Un tel tableau existe-t-il ? Quelles sont les conclusions de l'évaluation faites par l'Insee sur le crédit d'impôt recherche ?

Mme Claire Cheremetinski. - Il n'y a pas de tableau qui recense toutes les aides de l'État aux entreprises. Des travaux ont été menés, notamment par l'Inspection générale des finances, que vous avez auditionnée. Il serait très bien d'avoir un tel tableau pour le suivi des aides, mais il n'existe pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Nos questions, en l'occurrence, ne portent que sur les grandes entreprises...

Mme Claire Cheremetinski. - Oui, mais même pour elles, nous n'avons pas de tableau général. Nous allons faire un recensement pour votre information - nous avons sollicité un délai, et nous allons essayer de vous apporter nos lumières.

La plupart des aides ont déjà une forme de conditionnalité, de par leurs conditions d'éligibilité. Le bouclier tarifaire énergétique, par exemple, avait des conditions d'éligibilité. Autre exemple, on peut avoir une vérification ex post ou ex ante des actions de l'entreprise sur le crédit d'impôt recherche. On peut également conditionner une aide à la réalisation d'un projet spécifique, on le fait dans le cadre de France 2030 et c'est une conditionnalité puisque l'aide est versée pour la réalisation de ce projet. Il est important d'avoir ces conditionnalités, elles permettent d'aligner les objectifs de l'État et ceux des entreprises.

Ensuite, nous essayons de limiter les effets d'aubaine - sans y arriver à chaque fois, parce qu'il y a toujours un risque d'effet d'aubaine quand on crée un dispositif de soutien aux entreprises. Notre objectif est d'identifier cet effet et de le limiter.

Toutefois, l'établissement de conditionnalités doit prendre en compte un certain nombre de limites. Il faut éviter que la conditionnalité génère des coûts supérieurs aux bénéfices de l'aide, car alors on rate l'intérêt de l'aide. Il y a toujours une asymétrie d'informations entre l'État et les entreprises, ce qui peut conduire à mal calibrer la conditionnalité et affaiblir l'efficacité du dispositif. Nous sommes dans un mécanisme de tâtonnement, nous cherchons à améliorer l'efficacité au fil de l'application des aides.

Il peut également y avoir des contraintes politiques ou économiques à l'application de conditions préétablies. L'application de sanctions prévues en cas de manquement peut être difficile, par exemple, surtout lorsque l'entreprise rencontre des difficultés ultérieures qui n'étaient pas prévisibles au moment où l'aide a été accordée. Je crois que c'est une réponse à votre question, Monsieur le rapporteur, sur l'entreprise qui touche de l'aide, distribue des dividendes et va se retrouver à un moment donné dans une difficulté qui fait qu'elle doit licencier. Dans la vie d'une entreprise, il peut y avoir des changements de fortune, ce n'est pas toujours condamnable. Cela peut choquer le sens commun, mais cela peut arriver dans la vie d'une entreprise.

Un mot sur le crédit d'impôt recherche, qui semble vous intéresser particulièrement. Ce dispositif coûte beaucoup au budget de l'État, il fait l'objet de nombreux débats. L'Inspection générale des finances l'a évalué dans le cadre de sa revue des dépenses, ce qui a conduit à en ajuster certaines modalités, le dispositif « Jeunes docteurs » a été supprimé parce qu'il a été jugé trop coûteux, des dépenses de fonctionnement ont été rationnalisées. Je m'étonne que vous n'en n'ayez pas entendu parler, en particulier l'évaluation conduite par la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation - elle a montré en particulier que le crédit d'impôt recherche avait un effet multiplicateur sur les dépenses de R&D de l'ordre de 1 : pour 1 euro de crédit d'impôt recherche, on a 1 euro supplémentaire de dépenses de R&D, mais aussi que cet effet multiplicateur est plus élevé pour les TPE et PME, ce qui correspond à notre objectif de compenser une défaillance de marché.

Le crédit d'impôt innovation et le dispositif « Jeunes entreprises innovantes » ont fait l'objet de deux évaluations conduites par l'Insee, qui ont montré leur effet d'entraînement positif sur les PME et TPE.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes preneurs des rapports d'évaluation. Toutes les personnes que nous avons auditionnées n'ont guère pu nous répondre sur les critères de l'évaluation, elles nous ont dit aussi qu'elles se posaient elles-mêmes la question de l'évaluation. Nous constatons qu'il n'y a pas de tableau de suivi, pas de définition précise des objectifs, il serait bien qu'on puisse avancer dans la connaissance, au moins pour les aides les plus importantes.

Sur la conditionnalité, il y a un vrai débat. On fait face, dans certains cas, surtout à de la communication politique. Rappelez-vous le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), le Gouvernement nous annonçait un million d'emplois, chiffre venu du Medef, puis Louis Gallois nous a dit que l'objectif serait plutôt la compétitivité des entreprises, puis on nous a dit pour finir qu'évaluer les gains de compétitivité, c'était compliqué... Cela n'empêche pas que le CICE continue d'être versé, sous la forme désormais d'une exonération de cotisation, sans débat sur les objectifs. Il est certes compliqué de demander à une entreprise de suivre des objectifs... qu'on ne lui demande pas de suivre. Ce qu'on voit surtout, c'est qu'il peut y avoir une intention initiale, une forte communication au départ, puis qu'ensuite, on l'oublie ou, pour le moins, on ne l'évalue pas : qu'en pensez-vous ?

Ensuite, quand une grande entreprise touche de l'argent public, verse des dividendes et licencie la même année, ce n'est pas seulement le sens commun qui en est heurté, beaucoup de monde est heurté en réalité, y compris des élus.

Enfin, quelle est l'efficacité du Ciri ? Quel est le coût d'accompagnement des entreprises et quel est le taux de succès ? Considérez-vous que l'intervention de l'Agence des participations de l'État (APE) relève d'une aide de l'État aux entreprises ? Enfin, est-ce que la définition du bouclier tarifaire a été travaillée par la direction générale du Trésor ?

Mme Claire Cheremetinski. - Je ne faisais pas alors partie de la direction générale, je vérifierai quel a été son rôle dans la définition de ce bouclier tarifaire.

M. Olivier Rietmann, président. - Les critères d'évaluation sont une question très importante. Les auditions que nous menons me donnent le sentiment que ces aides ont beaucoup, voire surtout servi à de la communication politique, ce qui fait beaucoup d'argent pour de la communication politique... Ou bien le décalage vient-il de ce que les objectifs, par exemple ceux du CICE, ont été si mal posés au départ, qu'il a été facile de les oublier, de ne pas en tenir compte - un peu comme si on demandait à fabriquer une voiture de course, puis qu'on ne se demandait pas si elle gagnait des courses, mais qu'on regardait seulement si elle consommait du carburant... À votre avis, est-ce la communication politique qui a dévoyé les objectifs initiaux, ou bien ces objectifs ont-ils été si mal définis qu'on a pu finalement leur faire dire tout et son contraire ? Ne faut-il pas être plus précis dans les critères d'évaluation pour ne pas se tromper, après, sur l'objectif ?

Mme Claire Cheremetinski. - Je partage votre constat que pour bien évaluer, il faut avoir des objectifs clairs. Les objectifs de certains dispositifs n'ont probablement pas été définis avec suffisamment de précision, ce qui en rend l'évaluation difficile, ou décevante.

Je n'étais pas à la direction générale du Trésor au moment du CICE, j'aurais donc du mal à vous présenter un historique précis. Je constate, cependant, que si ce crédit d'impôt est devenu un allègement de charges, l'objectif était probablement de diminuer le coût du travail pour faciliter l'embauche. Fallait-il le nommer comme on l'a fait, ou autrement ? C'est un autre débat...

Je ne répondrai pas en détail sur l'APE, le mieux est de s'adresser à elle. Dans les critères de prise de participation, les règles européennes d'aide d'État s'appliquent : l'APE doit être un investisseur avisé, au même titre qu'un investisseur privé, ou bien elle doit notifier à la Commission européenne son intervention et négocier avec elle les conditions dans lesquelles elle peut entrer au capital d'une société pour éviter de fausser les règles du marché.

Nous avons répondu à votre questionnaire sur les interventions du Ciri. Entre 2020 et 2024, nous avons accordé 60 prêts FDES, pour un montant total d'environ 1,52 milliard d'euros, soit un ticket moyen par opération de l'ordre de 25 millions d'euros. Nous vous présentons des chiffres par année - le Ciri va prochainement publier son rapport annuel, celui de l'an passé n'a pas été publié. Nous y présentons ce que nous appelons les issues positives, les cas où l'on parvient à un accord amiable sous l'égide du Ciri ou à une solution en procédure collective qui permet ensuite d'assurer la continuité d'activité et la préservation d'un maximum d'emplois. Sur les 165 dossiers que nous avons traités en 2023 et en 2024, 50 ont reçu une issue favorable en 2023 pour un total d'emplois préservés estimé à 95 000 emplois ; 43 en 2024, pour un total d'emplois préservés très important de l'ordre de 234 000 emplois ; 63 dossiers sont en cours de traitement au 31 décembre 2024, auxquels se sont ajoutés quelques dossiers depuis le début de l'année. Nous essayons de suivre les dossiers instruits par le Ciri - il est probablement possible d'améliorer ce dispositif d'évaluation, en tout cas, nous avons cette démarche de retour d'expérience sur l'utilisation des prêts FDES que nous avons accordés.

M. Michel Masset. - Les régimes d'aides sont nombreux : comment les acteurs économiques en ont-ils connaissance ? Par leurs experts-comptables, par les chambres consulaires, les services fiscaux ? Comment, ensuite, définissez-vous les entreprises ciblées et le nombre de dossiers à traiter ? Est-ce que les objectifs sont clairs dès le départ ? Est-ce que ces objectifs se traduisent en critères d'évaluation ? Si oui, vérifiez-vous s'ils sont atteints ? Et comment, en particulier, vérifiez-vous que les entreprises bénéficiaires sont bien celles que vous visiez ?

Vous évoquez, ensuite, 20 millions d'euros pour l'ESS : est-ce que cette enveloppe vous paraît suffisante ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je rappelle que notre commission d'enquête porte sur les aides aux grandes entreprises, pas sur toutes les aides aux entreprises...

Mme Claire Cheremetinski. - Il est important de s'assurer que les dispositifs d'aide bénéficient aux entreprises qu'on souhaite aider. Il faut donc commencer à faire en sorte qu'elles aient connaissance du dispositif et sachent comment y avoir recours. C'est une question que nous nous posons systématiquement, nous savons que c'est loin d'être évident pour un chef d'entreprise, en particulier pour les PME, qui n'ont pas, comme les grandes entreprises, des services étoffés capables de suivre l'actualité de la fiscalité. Nous essayons d'assurer que les aides n'aillent pas toujours aux mêmes entreprises, de les répartir au mieux. Nous utilisons plusieurs modèles pour ce faire, qui ne visent pas nécessairement un nombre d'entreprises bénéficiaires. Nous passons plutôt, sous le plafond défini par la loi de finances, par des appels à projets - l'État fonctionne alors comme un guichet auquel les entreprises s'adressent, et nous distribuons les fonds aux projets qui sont les meilleurs au regard des critères retenus, c'est ce qu'on a fait dans le cadre de France 2030.

M. Michel Masset. - Mais précisément, est-ce que ce ne sont pas toujours les mêmes entreprises qui l'emportent, parce qu'elles répondent mieux ?

Mme Claire Cheremetinski. - C'est une question que nous nous posons en permanence en particulier pour le soutien à l'export. Des entreprises viennent plus que d'autres, nous faisons de la communication pour informer l'ensemble des entreprises susceptibles de bénéficier d'un soutien. Il est vrai que des entreprises sont plus performantes, et qu'on peut s'attendre à ce qu'elles se présentent davantage à notre guichet, mais nous tâchons de répartir l'argent public équitablement. Il est vrai aussi que les dispositifs d'aide sont complexes, nous avons à faire des efforts de simplification.

M. Olivier Rietmann, président. - La première mouture du bouclier tarifaire énergétique était si compliquée, que personne n'a pu en bénéficier - nous l'avions fait remarquer, les critères ont été modifiés, mais on a quand même perdu plusieurs mois...

Mme Claire Cheremetinski. - Lors de la crise du covid, nous avions essayé de mettre en place d'autres outils que les prêts garantis, par exemple des obligations convertibles, qui répondaient à un besoin particulier. Les conditions que nous avions fixées ne correspondaient pas à la réalité des besoins des entreprises - et nous n'avions pas trouvé de demande. Nous avons réorienté l'argent vers d'autres dispositifs. Ce type d'expérience est inévitable compte tenu de la complexité des sujets que nous cherchons à traiter ; nous n'avons pas tout de suite la solution parfaite et nous pouvons avoir besoin d'adapter nos outils et de mieux communiquer, pour atteindre les entreprises qui ont besoin du soutien public.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites vouloir une juste répartition des aides. Or, nous avons entendu dire qu'une aide fléchée vers les jeux vidéo, sous la forme d'un crédit d'impôt, ne bénéficierait qu'à quelques entreprises, alors même que nous avions, au Sénat, envisagé une réforme du dispositif ; on nous a dit qu'il ne fallait pas changer cet état de fait : qu'en pensez-vous ? Avez-vous entendu parler de ce sujet particulier ?

Mme Claire Cheremetinski. - Non, pas dans le cadre de mes fonctions, je n'ai pas suivi ce dossier particulier - vous en savez davantage que moi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde dit qu'il faudrait mieux évaluer : que vous faudrait-il pour avancer ? Des outils ? Des données ? Du personnel ? De la volonté politique ? Un peu de tout cela ?

Mme Claire Cheremetinski. - Nos dispositifs de soutien aux entreprises sont complexes, ils résultent de l'empilement de mesures prises à différentes périodes, avec des modes opératoires différents. Nous partageons votre constat : il est très difficile d'avoir une vision d'ensemble. Il serait peut-être plus simple de partir d'une feuille blanche, mais dans les faits, nous devons nous accommoder de cette complexité et essayer de la réduire autant que possible.

La difficulté principale est de trouver les bonnes données. Elles existent, mais les systèmes d'information de l'État n'ont pas été prévus pour les collecter précisément, cela génère de la complexité. Nous allons faire de notre mieux pour vous donner une meilleure idée de la globalité de ces aides qui, de fait, sont très diverses. Le constat est largement partagé, de notre côté, sur l'intérêt à mieux évaluer les effets de ces aides aux entreprises.

Nous devons faire des efforts budgétaires pour tenir les objectifs de réduction de l'endettement public, dans un contexte où la dépense publique va être mobilisée, par exemple, pour aider l'Ukraine. Il est très important que nous puissions nous appuyer sur des évaluations performantes pour savoir où il est le plus pertinent de réduire la dépense publique et ou, au contraire, il faut mettre davantage d'argent. Nous allons faire notre part dans le cadre de votre commission d'enquête pour vous aider à y voir plus clair - cela nous aidera également de notre côté.

M. Olivier Rietmann, président. - Plus les évaluations seront précises, mieux nous pourrons maintenir les aides utiles et arrêter celles qui le sont moins, plutôt que de procéder par coups de rabot. Un moyen d'avancer est aussi, probablement, de simplifier les dispositifs et de faire davantage confiance aux entreprises ; le système actuel paraît surtout fondé sur une sorte de défiance, où le contrôle paraît motivé par l'empêchement de la fraude - on complexifie alors l'ensemble, en essayant de le border partout. Mieux vaudrait un système plus simple, plus facilement contrôlable, et donc plus à même de fonctionner sur la confiance, avec une évaluation plus transparente. Quoi qu'il en soit, merci pour votre disponibilité et votre transparence.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la Direction générale des finances publiques :
M. Olivier Touvenin, chef du service de la gestion fiscale ;
Mme Carole Maudet, sous-directrice, adjointe et chef par intérim
de la sécurité juridique et du contrôle fiscal ;
M. Nicolas Chayvialle, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises ; Mme Caroline Pereira, adjointe au chef de bureau animation de la fiscalité des professionnels, au service de la gestion fiscale ;
M. Hugo Jacquemin, adjoint à la cheffe du bureau coordination et synthèse

(mercredi 12 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition des représentants la direction générale des finances publiques (DGFiP). Nous sommes heureux d'accueillir dans ce cadre M. Olivier Touvenin, chef du service de la gestion fiscale, Mme Carole Maudet, sous-directrice, adjointe et chef par intérim de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, M. Nicolas Chayvialle, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises, Mme Caroline Pereira, adjointe au chef de bureau animation de la fiscalité des professionnels, au service de la gestion fiscale, et M. Hugo Jacquemin, adjoint à la cheffe du bureau coordination et synthèse.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Touvenin, Mme Carole Maudet, M. Nicolas Chayvialle, Mme Caroline Pereira et M. Hugo Jacquemin prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux. Nous souhaitons, tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Nous voulons, ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Nous envisageons, enfin, de réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui afin de connaître précisément le rôle et le fonctionnement de la direction générale des finances publiques en matière d'aides publiques aux entreprises sous forme de dépenses fiscales. Quelles sont les différentes catégories de dépenses fiscales en faveur des entreprises gérées directement ou indirectement par votre direction ? Quelles sont les dépenses fiscales dont le coût dépasse 50 millions d'euros par an ? Quels sont les enjeux des dépenses fiscales dites « déclassées » ? Existe-t-il aujourd'hui une transparence des dépenses fiscales entreprise par entreprise ? Quelle est l'intensité des contrôles exercées par les agents de la DGFiP ? Enfin, la DGFiP assure-t-elle un suivi et une évaluation des dépenses fiscales ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos questions dans un propos liminaire, puis notre rapporteur Fabien Gay vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront vous interroger, s'ils le souhaitent.

M. Olivier Touvenin, chef du service de la gestion fiscale - Je commencerai par vous donner quelques éléments concernant la gestion fiscale, avant de laisser mes collègues répondre plus précisément aux questions que vous avez bien voulu nous poser.

Notre système fiscal est intégré, ce qui signifie qu'il est déclaratif. Autrement dit, les entreprises déclarent leurs bénéfices et les sommes sur lesquelles elles doivent payer un impôt, et nous prenons en compte les avantages fiscaux qui s'appliquent. Par ailleurs, certains crédits d'impôt font l'objet de demandes spécifiques. Leur mode de traitement en gestion varie en fonction de leur nature.

Pour les grandes entreprises, notre système repose sur une centralisation en gestion puisque c'est la direction des grandes entreprises, au sein de la DGFiP, qui suit l'ensemble de leurs obligations fiscales et de paiement. Elle détient aujourd'hui un portefeuille d'environ 56 000 entreprises. Ce système a été mis en place il y a plus d'une vingtaine d'années, de manière à assurer un suivi plus particulier et plus fin, en offrant par ailleurs une prestation de services renforcée. Auparavant, la gestion était assurée par la direction générale des impôts, mais il est apparu qu'un certain nombre d'entreprises, compte tenu de leur taille et de leurs enjeux fiscaux, justifiaient cette organisation particulière.

Vous avez mentionné plusieurs crédits d'impôts et aides dans votre questionnaire. Certains d'entre eux sont embarqués directement dans les formulaires de TVA et d'autres font l'objet de déclarations particulières. C'est notamment le cas du crédit d'impôt recherche (CIR), qui est le dispositif le plus important, et le plus connu en tout état de cause, et qui fait l'objet d'une obligation déclarative particulière. D'autres dispositifs font aussi l'objet d'un dépôt de formulaire particulier, auxquels sont associés des numéros bien connus de ceux qui pratiquent l'administration fiscale. Nous pourrons y revenir.

Parmi les dispositifs qui sont directement embarqués dans les déclarations de TVA, figurent notamment ceux qui concernent l'énergie. Comme vous le savez, la DGFiP a récupéré une partie des taxes qui étaient collectées par la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI), notamment la taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité (TICFE) et la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE). C'est en fonction de cette évolution que nous avons simplifié la gestion. Une partie des crédits d'impôt sont embarqués directement dans les déclarations associées à ces impôts. Tel est à peu près le tableau d'ensemble.

Un certain nombre de données chiffrées qui permettront de le préciser davantage sont en cours de collection, de recollement et de consolidation. Nous nous efforcerons de vous les faire parvenir le plus rapidement possible. Toutefois, il n'est pas exclu que nous nous heurtions à certaines limites méthodologiques parce que nos systèmes d'information, qui sont très riches, nécessitent que nous procédions à des retraitements. Ces derniers sont en cours, ce qui justifie un certain délai.

M. Nicolas Chayvialle, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises au sein de la direction de la législation fiscale (DLF). - La DLF exerce une double mission. D'une part, elle élabore la norme fiscale dans le cadre du processus parlementaire, en lien avec les autres ministères et les différentes parties prenantes ; d'autre part, dans le cadre de ses missions de statistiques et d'évaluation, elle exerce un rôle d'évaluation et de chiffrage des dépenses fiscales. Elle s'appuie pour cela sur la méthodologie que déploie le bureau des chiffrages et études statistiques, directement rattaché au directeur de la législation fiscale, M. Laurent Martel.

Ce bureau est chargé de chiffrer les amendements en amont. Dès qu'une mesure est étudiée par les services de la législation fiscale, il s'efforce de la chiffrer pour en apprécier le coût. Il exerce également un rôle de chiffrage sur le temps long, c'est-à-dire en continu, de l'ensemble des dépenses fiscales identifiées par la DLF. Celles-ci figurent dans le fameux tome II du document intitulé « Évaluations des voies et moyens » qui est annexé au projet de loi de finances.

La définition d'une dépense fiscale ne correspond pas exactement à celle d'un avantage fiscal, d'un allègement d'impôt ou d'une réduction d'impôt, car elle s'établit par rapport à l'évolution de la norme fiscale. On considère qu'un avantage fiscal constitue une dépense fiscale s'il y a une dérogation à un principe de la norme d'imposition. À cet égard, il faut distinguer les réductions d'impôt, qui sont liées à des mécanismes de droit commun, comme une réduction de TVA, et les dépenses fiscales, qui sont des dispositifs dérogeant à la norme ou s'en écartant pour inciter, par exemple, les contribuables à adopter tel ou tel comportement.

Ainsi, la DLF a réalisé un important travail de classification des dispositifs relatifs à la TVA qui constituent des dépenses fiscales, en établissant une distinction entre, d'une part, ceux dont la vocation est de tenir compte des capacités contributives des contribuables et de leur faciliter l'accès à un certain nombre de biens et services, le mécanisme consistant à diminuer le prix d'un produit toutes taxes comprises (TTC), et d'autre part, ceux qui visent à inciter les contribuables à consommer certains produits plutôt que d'autres. C'est la raison pour laquelle les taux réduits de TVA sur les produits de base n'étaient pas considérés comme des dépenses fiscales au début de l'année 2000. En revanche, les taux réduits de TVA qui ont une vocation incitative, par exemple dans le cadre de la réalisation de travaux de nature énergétique, ou bien en matière de restauration, sont considérés comme des dépenses fiscales et figurent donc à ce titre dans le tome II du document « Évaluations des voies et moyens ».

Autre exemple, le taux réduit de l'impôt sur les sociétés, à hauteur de 15 % pour les PME, n'est pas considéré comme une dépense fiscale alors même qu'il a un coût, dans la mesure où il a pour effet de réduire la cotisation des entreprises concernées.

Les dépenses « déclassées », qui faisaient l'objet de l'une de vos questions, sont le résultat de réflexions portant sur l'évolution de la norme fiscale. Autrement dit, si nous constatons que tel ou tel dispositif finit par relever de la norme fiscale, nous le déclasserons afin qu'il ne soit plus considéré que comme une modalité de calcul de l'impôt. Il ne s'agira donc plus d'une dépense fiscale car nous considérerons que ce dispositif n'a pas de vocation dérogatoire ou incitative.

Un certain nombre de dépenses ont ainsi été déclassées, ces derniers temps. C'est le cas, par exemple, de l'exclusion de l'assiette de la taxe sur les services fournis par les opérateurs de communications électroniques des matériels et des équipements acquis pour les besoins des infrastructures et des réseaux de communications électroniques. En regardant plus finement la mécanique de cette taxe, nous nous sommes rendu compte que la déduction n'avait pas vocation à être une dépense fiscale, car il s'agissait tout simplement d'un élément de liquidation de l'impôt de droit commun.

Je peux également prendre l'exemple de l'exonération de TICPE sur les produits énergétiques utilisés pour les besoins d'extraction et la production du gaz naturel. Nous avons considéré qu'elle était liée à la suppression d'une double imposition et qu'elle n'avait pas de vocation incitative ou dérogatoire, de sorte qu'elle a été déclassée. Là encore, il ne s'agit plus d'une dépense fiscale mais d'un élément de l'imposition.

Nous avons commencé à chiffrer les dépenses fiscales concernant les entreprises. De manière générale, parmi les dispositifs recensés dans le tome II du document « Évaluations des voies et moyens », nous avons identifié les dépenses fiscales qui concernaient les bénéfices des entreprises. Je pourrai vous communiquer les chiffres, que nous avons présentés par périmètre ministériel. En revanche, je dois préciser que nous n'avons pas isolé à ce stade les dépenses fiscales s'adressant aux grandes entreprises, selon la définition que votre commission a dégagée. En outre, il peut arriver que nous hésitions au sujet de certains dispositifs sur la question de savoir si la dépense fiscale s'adresse aux entreprises, bénéficie aux entreprises, ou bien bénéficie à un tiers à l'entreprise contribuable.

Je prends comme exemple le crédit d'impôt du prêt à taux zéro (PTZ). Juridiquement, il s'applique aux établissements bancaires distribuant des prêts, mais il a vocation à compenser le coût que supportent ces établissements pour accorder des prêts à taux zéro à leurs clients. On pourrait donc considérer que le prêt à taux zéro ne relève pas d'une aide au profit de grandes entreprises, en l'occurrence les banques, et le laisser hors champ de votre question.

Pour vous donner des éléments chiffrés plus précis, les dépenses fiscales en faveur des entreprises ont représenté, en 2023, un montant de 43 milliards d'euros sur un total de 82,9 milliards d'euros, soit la moitié environ. Toutefois, nous ne ciblons pas dans ce recensement les dispositifs qui profitent aux grandes entreprises. En outre, certains dispositifs ne relèvent pas du champ de votre commission, car même s'ils bénéficient juridiquement aux entreprises, ils ont vocation à profiter aux contribuables.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quand vous dites que les dépenses fiscales en faveur des entreprises représentent la moitié du montant total de 83 milliards d'euros de dépenses fiscales, vous parlez de l'ensemble des entreprises, pas seulement des grandes entreprises, n'est-ce pas ?

M. Nicolas Chayvialle. - En effet, ce n'est pas spécifique aux grandes entreprises. Il s'agit de tous les dispositifs que nous avons identifiés comme bénéficiant à des contribuables qui sont des entreprises, par opposition aux particuliers.

Toutefois, les taux réduits de TVA figurent dans ce recensement, alors que l'on pourrait considérer qu'ils bénéficient au moins autant aux particuliers clients de l'entreprise qu'à l'entreprise facturant la TVA.

M. Olivier Rietmann, président. - Je crois qu'ils profitent en premier lieu à l'entreprise. Ensuite, tout dépend de ce qu'elle en fait. Il n'est pas obligatoire que le ruissellement aille jusqu'aux particuliers. Par conséquent, si vous le permettez, nous considérerons que cela profite aux entreprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La meilleure preuve, c'est le taux réduit de TVA pour les restaurateurs. Rappelez-vous, on nous promettait la baisse du prix du menu qui permettrait à plein de gens de pouvoir aller au restaurant, avec pour conséquence des embauches. Cela a duré quinze jours, puis le prix est remonté et la baisse du taux de TVA a directement profité au portefeuille des restaurateurs. Il n'y a quasiment pas eu d'impact sur l'emploi. En tout cas, cela n'a rien changé pour les clients des restaurants. Je souscris donc entièrement aux propos du président Rietmann.

M. Olivier Rietmann, président. - J'irai même plus loin, en disant que nous devons faire preuve de constance. Dans l'hémicycle, lors de l'examen du projet de loi de finances, certains de nos collègues ont proposé de diminuer le taux de TVA dans un objectif d'incitation. Je peux en parler aisément, car sur ce sujet ma position est dans la même veine que celle du ministre. Nous leur avons longuement expliqué ce que les faits avaient prouvé : la diminution du taux de TVA ruisselle rarement sur les particuliers. Il faut poser des paradigmes et nous y tenir avec constance. La baisse du taux de TVA fait partie des aides allouées aux entreprises. Nous considérons qu'il en est ainsi. Donc, si vous avez des éléments sur le sujet, nous serons preneurs.

Mme Carole Maudet, sous-directrice, adjointe et chef par intérim de la sécurité juridique et du contrôle fiscal. - J'appartiens au service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, qui existe sous sa forme actuelle, en administration centrale, depuis octobre 2020. Il est la concrétisation de mesures prévues dans deux lois qui datent de 2018, la loi pour un État au service d'une société de confiance, dite Essoc, et la loi relative à la lutte contre la fraude. Je le rappelle, parce que cela correspond à la dichotomie que nous faisons entre le contribuable de bonne foi et celui qui élude l'impôt de manière intentionnelle.

Vous centrez le sujet sur les grandes entreprises. Vous n'êtes pas sans savoir que l'organisation du contrôle fiscal opère à trois niveaux : départemental, interrégional et national. Pour les grandes entreprises, c'est la direction des vérifications nationales et internationales (DVNI) qui devrait vous intéresser plus particulièrement, car elle est chargée du contrôle fiscal des grandes entreprises nationales et internationales, ainsi que de leurs filiales, dont les actifs bruts sont supérieurs ou égaux à 400 millions d'euros ou dont le chiffre d'affaires dépasse 152,4 millions d'euros pour les ventes et 76,2 millions d'euros pour les prestations de service. C'est ainsi que se définit le portefeuille de la DVNI, qui dispose de vingt-cinq brigades de vérification spécialisées par secteur socio-professionnel.

Cette direction est particulièrement attentive à tous les schémas et montages qui permettent la fraude ou l'évasion fiscale au sens large. Comme l'a rappelé Olivier Touvenin, le recouvrement des créances de la DVNI est assuré essentiellement par la direction des grandes entreprises, au sein de la DGFiP, ainsi que par les services territoriaux pour les impôts locaux.

Dans le cadre d'un contrôle, de manière générale, les réductions d'impôt et les crédits d'impôt déclarés font partie des éléments qui sont systématiquement examinés lorsqu'il s'agit de vérifier la comptabilité des entreprises bénéficiaires. La DVNI est en première ligne sur ces sujets.

Pour en revenir à votre questionnaire qui portait notamment sur les modalités de contrôle et les problèmes que nous rencontrons, je commencerai par évoquer le CIR qui vise, comme vous le savez, à soutenir l'effort en recherche et développement des entreprises, en leur permettant de déduire de leurs impôts une partie de leurs dépenses en la matière, l'objectif étant de favoriser l'innovation et la compétitivité. Je rappelle que notre système fiscal est déclaratif. Par conséquent, l'administration fiscale doit s'assurer que les projets déclarés par les entreprises relèvent bien de la recherche et développement, et que les dépenses présentées sont conformes aux règles d'éligibilité du CIR. Telles sont les modalités de contrôle.

La complexité du contrôle tient pour nous à la nécessité d'avoir, dans certains cas, des connaissances scientifiques ou techniques approfondies, de sorte que nous devons très souvent impliquer le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche pour réaliser des expertises complémentaires. Autrement dit, nous devons faire appel à une expertise extérieure pour nous assurer de l'éligibilité de ce qui nous est présenté au dispositif du CIR.

Les contrôles que nous effectuons sur le CIR sont de deux types.

Tout d'abord, nous réalisons des contrôles sur pièces, ce qui correspond à un travail de bureau, au cours duquel l'administration analyse la déclaration CIR de l'entreprise et l'ensemble des justificatifs qu'elle a fournis. Les pôles de contrôle et d'expertise (PCE), dans les directions territoriales, exécutent ce travail et les contrôles concernent principalement l'instruction des demandes de remboursement au titre du CIR.

Ensuite, après le contrôle sur pièces, nous exerçons un contrôle sur place, destiné à vérifier la réalité des dépenses qui ont été présentées, ainsi que la nature des projets engagés. Très souvent, comme je l'ai indiqué, des experts partenaires interviennent pour garantir une plus grande rigueur dans l'évaluation scientifique des projets qui nous sont présentés. Cela contribue également à alléger la charge des vérificateurs, qui ne sont pas forcément spécialistes de tel ou tel domaine.

Nous constatons que l'exercice du contrôle devient de plus en plus compliqué. Je précise que, depuis 2014, nous disposons d'un protocole qui encadre la collaboration entre notre administration, la direction générale des entreprises et la direction générale de la recherche et de l'innovation, pour garantir l'harmonisation des contrôles et la possibilité de faire appel à un certain nombre d'experts.

Les problèmes que nous rencontrons dans le cas du CIR concernent l'ensemble du dispositif, que ce soit les entités visées, la nature des travaux ou les dépenses éligibles. Nous pourrons vous transmettre davantage d'éléments sur le sujet.

Pami les différents types de fraudes que nous avons pu rencontrer lors de nos contrôles, il y a celle grâce à laquelle deux entreprises distinctes sont parvenues à obtenir un CIR pour une seule et même dépense engagée. C'est un schéma assez classique que nos services connaissent bien.

Il est évident que les contrôles que nous pourrons faire ne couvriront pas le même périmètre, quand nous les exécutons sur pièces ou sur place. Dans le second cas, les investigations sont beaucoup plus approfondies.

Compte tenu des enjeux que draine le CIR, je tiens à souligner les évolutions récentes qui ont eu lieu et à vous indiquer des perspectives d'amélioration possibles en matière de contrôle et de sécurité juridique.

Nous avons notamment l'idée de promouvoir le recours au rescrit, qui permet de sécuriser l'entreprise en lui donnant, en amont, une position claire de notre part.

Nous avons également mis à jour, avec le service de la gestion fiscale, notre grille d'analyse des risques, qui permet de passer au tamis les demandes de remboursement CIR et de détecter d'éventuels signaux d'alerte qui nécessitent un contrôle plus approfondi.

Très récemment, à la fin de l'année 2024, nous avons révisé le protocole entre la DGFiP, le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et la direction générale des entreprises, pour accroître la flexibilité des quotas d'expertise et faire en sorte de pouvoir mobiliser plus rapidement les experts.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le pourcentage de dossiers contrôlés, pour le CIR, mais aussi pour les autres dispositifs ? La semaine dernière, d'autres services nous ont annoncé contrôler à peine 10 % des dossiers sur lesquels leur contrôle s'exerçait. Êtes-vous dans le même ordre de grandeur, ou plutôt sur un taux de 80 à 90 % ?

Mme Carole Maudet. - Nous ne sommes pas à 80 ou 90 % de dossiers contrôlés. La DGFiP dispose de nombreuses applications informatiques, mais certains chiffres sont compliqués à obtenir. Ceux du contrôle fiscal sont traités via l'application Alpage et celle-ci ne permet pas de quantifier le nombre de contrôles incluant l'examen d'un CIR. En revanche, nous pouvons calculer le nombre de contrôles ayant abouti à des rectifications sur le montant du CIR, sans pouvoir déterminer, toutefois, si cette rectification remet en cause en partie ou en totalité le crédit d'impôt.

M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous indiquer quel pourcentage de dossiers a été contrôlé ?

Mme Carole Maudet. - Nous vous communiquerons bien évidemment ces éléments chiffrés. En moyenne, nous effectuons entre 39 000 et 40 000 contrôles externes par an, sur tous types d'impôts. En revanche, sur les centres de services partagés (CSP), les contrôles, qui se font en bureau, se montent à des centaines de milliers. J'ai calculé qu'en 2023, 623 dossiers de contrôle fiscal externe clos, sur les 39 000 que j'ai cités, comportaient des rectifications relatives au CIR, soit 18 % des dossiers.

M. Olivier Touvenin. - En ce qui concerne le CIR, il importe de concilier deux choses. D'une part, il convient de répondre à l'attente des entreprises et des pouvoirs publics en débloquant rapidement les montants pour les demandeurs ne présentant aucun risque, dans l'optique d'aider les entités qui font de la recherche. D'autre part, il faut s'assurer que les demandes présentées le soient à bon escient.

La grille d'analyse des risques, mentionnée par Carole Maudet, est donc un élément important, que nous actualisons régulièrement en fonction de nos retours d'expérience. Nous avons également redynamisé notre partenariat avec le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Nous avons aussi des objectifs de simplification : les délais de versement doivent être plus rapides, car énormément de demandes sont légitimes.

Par ailleurs, le CIR a fait l'objet récemment d'un recentrage en projet de loi de finances, ce qui devrait nous permettre de faciliter les contrôles pour les resserrer sur les cas les plus discutables.

M. Olivier Rietmann, président. - Le montant du dossier CIR constitue-t-il un élément susceptible de vous inciter à plus de contrôles ?

Mme Carole Maudet. - Nous ne pouvons pas trop divulguer notre doctrine interne, car ceux qui souhaitent frauder cherchent à contourner nos modalités de contrôle. Nous adaptons d'ailleurs assez régulièrement nos fiches. Le montant peut effectivement constituer un motif d'alerte, mais il y en a d'autres...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous évitez la routine en quelque sorte ?

Mme Carole Maudet. - Exactement. Nous contrôlons aussi les réductions d'impôt pour dépenses de mécénat. La DVNI, qui s'occupe des portefeuilles des plus grandes entreprises, représente environ 17 % du nombre total des contrôles externes clos, avec rectification de la réduction d'impôt mécénat.

Vous avez également cité la réduction de l'accise sur les énergies dont bénéficient certaines entreprises. Olivier Touvenin l'a rappelé tout à l'heure, l'accise sur les énergies a été partiellement transférée à la DGFiP en 2022. La direction générale des douanes et droits indirects est à ce jour compétente sur la fraction de l'accise qui porte sur les produits énergétiques autres que le gaz naturel et le charbon.

Nous avons un dispositif d'accompagnement assez fort, tant en contrôle qu'en gestion, pour familiariser nos services à ces nouvelles problématiques. Aujourd'hui, aucun des contrôles portant sur les réductions d'accise dont bénéficient les grandes entreprises n'est clos. Tout d'abord, parce que le transfert est relativement récent. Ensuite, parce que l'instauration du bouclier tarifaire pour l'électricité - mis en place entre février 2022 et janvier 2024 - a largement amoindri les enjeux financiers.

Les taux réduits et déductions exceptionnelles relèvent de la DVNI. Quant aux moyens de lutte contre la fraude aux dépenses fiscales et aux aides publiques, la sphère du contrôle est surtout concernée quand ces aides sont versées sous forme de crédit ou de réduction d'impôts. Les risques associés à ces dispositifs sont pris en compte dès la programmation des contrôles fiscaux. Il n'y a pas que les grandes entreprises, d'ailleurs, qui sont concernées. Nous croisons notamment tous les renseignements internes transmis par différents services - gendarmerie, justice, affaires sociales ou douane.

Je rappelle aussi la création au sein de la mission interministérielle de coordination anti-fraude (Micaf) d'une cellule de veille et d'analyse des risques de fraude aux aides publiques. L'ensemble des services de la DGFiP travaille sur les vulnérabilités potentielles des dispositifs d'aides mis en place. Nous effectuons un important travail, notamment en matière de fraude à la rénovation énergétique.

Il y a également tout ce qui concerne les plans en faveur des entreprises, les reports d'échéances fiscales, sociales et autres. Il est beaucoup fait appel, là aussi, à la DGFiP pour son savoir-faire en matière de contrôle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes tous ici attachés à l'administration fiscale, dont nous sommes nombreux à louer le sérieux et le professionnalisme. Je plaide toujours pour que l'on vous accorde plus de moyens. Revenons sur les 83 milliards d'euros de dépenses fiscales. La moitié d'entre elles vont aux entreprises. S'agit-il plutôt de grandes entreprises, d'entreprises de taille intermédiaire (ETI), de très petites entreprises (TPE) ou de petites et moyennes entreprises (PME) ? Pouvez-vous nous apporter un chiffrage ?

M. Nicolas Chayvialle. - Ce travail d'analyse est en cours, nous serons en mesure de vous répondre dans les prochaines semaines.

M. Olivier Touvenin. - Cela fait partie des éléments que j'ai mentionnés comme étant en cours de traitement. Cette distinction devrait pouvoir être faite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le nombre d'agents mobilisés pour le contrôle de ces dépenses fiscales ? A-t-il évolué à la hausse ou à la baisse au cours des dix dernières années ?

Mme Carole Maudet. - Le service de la sécurité juridique et du contrôle fiscal, auquel j'appartiens, compte au total 16 000 agents en administrations centrale et locale, 10 000 dans la sphère du contrôle fiscal - dont 4 000 vérificateurs répartis sur le territoire - et 6 000 dans la sphère de la sécurité juridique.

M. Olivier Touvenin. - Ce sont surtout, je pense, les effectifs de la DVNI qui vous intéressent, puisqu'elle s'occupe du portefeuille des grandes entreprises. Nous vous communiquerons ultérieurement les chiffres précis que vous nous avez demandés à ce propos.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous connaissons le montant des aides, mais quel est le nombre exact des dispositifs d'aides en faveur des entreprises ?

M. Nicolas Chayvialle. - Nous devrions aussi pouvoir vous répondre assez rapidement sur ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comprenez notre étonnement : dès que l'on commence à poser un certain nombre de questions précises autour des quelque 2 200 dispositifs, qui représentent tout de même 83 milliards d'euros de dépenses, soit 18 % du budget général, dont 9 % directement pour les entreprises, nous n'obtenons que des réponses floues ! Qui se charge d'évaluer ces dispositifs ? Le sont-ils d'ailleurs tous ?

M. Nicolas Chayvialle. - Un programme d'évaluation des dispositifs fiscaux est prévu, inscrit en loi de finances. Les dispositifs ont vocation à être évalués par les services internes du ministère de l'économie et des finances, notamment par l'inspection générale des finances (IGF). La Cour des comptes s'en charge aussi parfois.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vos services ne sont donc pas sollicités directement pour l'évaluation de l'efficacité de la dépense publique ?

M. Olivier Touvenin. - Dès lors que la Cour des comptes s'empare d'un sujet touchant aux dépenses fiscales, elle nous interroge. Mais le travail d'évaluation, lui-même, ne dépend pas de nous.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment ces évaluateurs extérieurs peuvent-ils réellement mener à bien leur mission si vous n'avez pas de chiffres précis à leur fournir, par exemple sur les montants qui vont aux petites et moyennes entreprises ou aux grandes entreprises ? Que s'est-il passé, voilà quelques semaines ou quelques mois, pour que l'on nous réponde enfin que les chiffres devraient bientôt sortir ? Y a-t-il eu un élément déclencheur ? Une décision a-t-elle été prise récemment ? C'est une remarque qui vaut pour tous les services que nous interrogeons, pas seulement pour les vôtres... Quoi qu'il en soit, comment la Cour des comptes peut-elle évaluer des dispositifs alors que nous sommes toujours dans l'attente des tableaux de bord ?

M. Olivier Touvenin. - Je n'ai peut-être pas été clair tout à l'heure, mais nous pourrons vous communiquer des chiffres sur la répartition des aides par taille d'entreprise.

La Cour des comptes se tourne en général vers l'administration fiscale pour lui poser un certain nombre de questions portant sur le dispositif, sa nature juridique, ses objectifs, les montants, les estimations, etc. Une fois que nous lui avons transmis toutes ces données, elle s'adresse ensuite aux acteurs eux-mêmes, c'est-à-dire ici, en l'occurrence, aux entreprises et à leurs représentants. C'est en se fondant sur ces différents éléments qu'elle s'efforce de mesurer l'impact et la performance d'une politique fiscale, ce qui n'est pas toujours évident.

Le travail de la DLF est de contrôler les dispositifs fiscaux. Mais la mesure exacte de l'atteinte des objectifs est toujours un exercice assez évanescent. Prenons la recherche, par exemple. Sommes-nous capables, même au terme d'un audit assez précis, d'estimer l'impact du CIR sur les dépenses de recherche et développement d'une entreprise ? Cela relève de la politique de l'entreprise elle-même : il est donc difficile d'obtenir des chiffrages précis. Les dispositifs fiscaux sont des dispositifs incitatifs. Par nature, il n'est pas aisé de les évaluer à l'euro près.

On peut seulement constater ensuite, dans le cadre d'un rapport, que la mesure n'a pas porté ses fruits ou que le dispositif n'est pas adapté parce qu'il est trop large. C'est ce qui a été fait pour le CIR quand on a décidé d'en réduire la focale.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être faudrait-il prévoir dès le départ des critères d'évaluation, en fonction des objectifs du dispositif mis en place ? Ce n'est pas facile, mais ça devrait être faisable. C'est d'ailleurs un vrai problème lorsque nous examinons le projet de loi de finances, car nous nous demandons souvent s'il convient ou non de poursuivre certaines politiques. Notamment en ce qui concerne l'accompagnement des entreprises, j'aimerais bien que nous ayons d'autres critères que le simple coup de rabot !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le président de cette commission d'enquête est issu du groupe Les Républicains, son rapporteur est communiste. Toutes les sensibilités politiques sont aujourd'hui représentées dans cette salle. Nous assumons tous nos votes et nos choix politiques, qui sont différents. Le Sénat, connu pour son sérieux et sa rigueur, aimerait simplement disposer de chiffres et d'évaluations concrètes. Les aides directes et indirectes aux entreprises constituent le premier budget de l'État, mais aucune administration n'est en mesure de nous apporter des réponses précises et chiffrées. Quant aux évaluations, j'ai bien compris qu'elles sont « évanescentes », pour reprendre vos éléments de langage, puisque tout le monde nous répond que nous ne disposons pas des outils pour les réaliser. Comment prendre les bonnes décisions politiques dans ces conditions ? C'est un peu cet étonnement commun qui nous réunit aujourd'hui, malgré notre diversité politique. Nous aimerions avoir des chiffres et du concret.

M. Nicolas Chayvialle. - La difficulté est aussi accrue par votre demande, qui est à 360 degrés. Vous nous avez demandé d'évaluer la part des grandes entreprises dans plusieurs centaines de dispositifs. Lors du dépôt du projet de loi de finances, nous disposons d'un chiffrage de la grande majorité des dispositifs de dépenses fiscales. La difficulté consiste à dégager de ces montants la part allant à une catégorie - les grandes entreprises - qui n'a pas été identifiée a priori par le législateur. Celui-ci a créé, non pas un crédit d'impôt pour les grandes entreprises, mais un crédit d'impôt pour la recherche. Si vous nous demandez de calculer, parmi la dépense afférente au CIR, la part dont les grandes entreprises sont bénéficiaires, nous allons le faire, mais il nous faut un peu de temps. Idem si vous voulez que l'on fasse le même exercice pour plusieurs centaines de dépenses fiscales. C'est un travail important, qui prendra nécessairement du temps.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est précisément ce que l'on regrette : cela n'existe pas, mais ce n'est pas de votre fait...

Mme Carole Maudet. - J'ai réussi à obtenir les chiffres que vous m'avez demandés sur la DVNI en matière de contrôle. Cette direction est basée en région parisienne. Sur ses 500 agents, 100 travaillent en bureau et 400 sont sur le terrain, avec compétences dans l'Hexagone et ultramarines.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Toutes les entreprises qui touchent les aides publiques respectent-elles la loi française ?

M. Olivier Touvenin. - La loi fiscale fait bien partie de notre champ de vérification, mais nous ne nous occupons pas du reste. Il existe, d'ailleurs, d'autres organismes pour s'en charger. Pour autant, comme tous fonctionnaires, nous sommes tenus de transmettre un certain nombre d'informations si nous avons connaissance d'un crime ou d'un délit au cours de nos contrôles, comme nous y oblige l'article 40 du code de procédure pénale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vais préciser ma question : toutes les entreprises qui perçoivent des aides publiques respectent-elles la loi fiscale ? Par exemple, l'administration s'assure-t-elle qu'aucune d'entre elles ne pratiquent l'évasion fiscale ?

Mme Carole Maudet. - De toute évidence, nous ne contrôlons pas l'entièreté des entreprises bénéficiant de tels dispositifs ; nous n'en avons tout simplement pas les moyens humains et matériels. L'intérêt est de cibler le contrôle fiscal, qui, je le rappelle, a une visée à la fois budgétaire, dissuasive et répressive.

Du reste, nous assurons notre présence sur le territoire à partir d'une grille d'analyse des risques, pour couvrir l'ensemble du tissu fiscal.

M. Olivier Touvenin. - Lors de ses contrôles, la DVNI s'assure que les entreprises respectent non seulement les règles d'utilisation du CIR, mais aussi l'ensemble de leurs obligations fiscales, qu'il s'agisse de la TVA, de l'impôt sur les sociétés ou des prix de transferts.

M. Olivier Rietmann, président. - Il s'agit donc d'un contrôle en largeur.

Mme Carole Maudet. - C'est exact. J'ajoute que le contrôle sur place est le plus exhaustif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne, ici, ne s'oppose à ce que les entreprises touchent de l'argent public, mais elles doivent au minimum respecter la loi. Or 15 % des 17 800 filiales du CAC 40, soit 2 545 entreprises, sont établies dans les paradis fiscaux. Cela pose évidemment la question de l'évasion fiscale.

Les filiales peuvent-elles toucher l'enveloppe maximum attribuée au titre du CIR, soit 100 millions d'euros inclus dans l'assiette de ce crédit d'impôt, ou cela est-il réservé à la maison mère ? Une entreprise pourrait être tentée de collectionner les filiales afin de cumuler ce crédit d'impôt, d'autant qu'elle n'a pas l'obligation de conduire ses activités de recherche uniquement en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Une entreprise peut très bien décider d'externaliser sa recherche. En vertu de lois européennes et du principe de libre concurrence, elle est même contrainte de développer ce genre d'activités hors du territoire français.

M. Nicolas Chayvialle. - Chaque entité d'entreprise qui engage 100 millions d'euros de dépenses de recherche peut se voir verser 30 millions d'euros au titre du CIR. Il peut s'agir autant de la maison mère que des filiales - à condition que ces dernières conduisent des activités de recherche -, car ce crédit d'impôt n'a pas été conçu dans une approche de groupe.

M. Olivier Rietmann, président. - Vos services veillent-ils à contrôler l'abus de droit, c'est-à-dire le cas d'entreprises qui multiplient leurs filiales dans le but d'obtenir cette enveloppe de 30 millions d'euros ?

M. Nicolas Chayvialle. - Nous n'avons pas le sentiment que la logique industrielle des groupes est liée à l'optimisation du CIR via les dépenses de recherche, même s'il peut toujours y avoir des abus de droit.

M. Olivier Touvenin. - Pour le coup, le CIR est associé à une dépense effective qui doit être qualifiée et répondre à certains critères. Les entreprises ne peuvent développer des activités de recherche fictives : elles doivent déposer une demande, présenter des justificatifs et se soumettre à certains types de contrôle. Dans ces conditions, il ne semble pas réaliste de créer une filiale uniquement dans l'intention de bénéficier du CIR.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Est-il possible de limiter l'avantage fiscal en fonction des comportements de l'entreprise ? En cas d'évasion fiscale, de licenciements ou de délocalisation, peut-on suspendre le versement d'une aide publique ? Si tel n'est pas le cas, pensez-vous qu'une mesure de ce type serait utile ?

M. Olivier Touvenin. - Encore une fois, nous veillons à ce que les entreprises respectent leurs obligations fiscales. Si elles fraudent le CIR, nous leur demandons de rembourser les sommes perçues. Par ailleurs, de multiples pénalités et majorations d'impôt sont associées à toute violation du droit fiscal. Nous disposons donc des moyens de sanctionner lourdement les entreprises ; il est même possible de lancer une procédure pénale à leur encontre.

En revanche, les questions relatives au droit du travail, telles que les licenciements, ne relèvent ni de notre champ de compétences ni de nos critères d'appréciation. Votre dernière question relève non pas de l'autorité administrative, mais de l'autorité politique. Dès lors, je ne me prononcerai pas sur ce sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'entreprise qui a fraudé pour un dispositif fiscal peut-elle continuer à bénéficier d'autres dispositifs, ou en est-elle privée pendant un certain temps ?

Mme Carole Maudet. - L'entreprise peut toujours profiter d'autres dispositifs.

M. Olivier Touvenin. - En effet, la procédure de redressement engagée en cas de fraude au CIR ou de demandes jugées abusives par l'administration, hormis les erreurs de bonne foi, n'empêche pas l'entreprise de bénéficier d'un taux réduit d'impôt sur les sociétés par exemple.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'entreprise qui fraude sciemment le CIR peut-elle présenter une demande à l'administration au cours de l'exercice suivant pour bénéficier à nouveau de cet avantage fiscal ?

Mme Carole Maudet. - En tout état de cause, la fraude passée entre dans nos grilles d'analyse de risques.

M. Olivier Rietmann, président. - L'entreprise concernée est ainsi dans le viseur de l'administration fiscale, ce qui peut l'inciter à redresser la situation.

J'ajouterai une précision, à l'attention du rapporteur. Le fait d'installer une entreprise dans un paradis fiscal ne relève pas forcément d'un choix fiscal. Toutefois, les choses varient selon que l'on installe un siège d'entreprise ou un siège industriel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de douter de la pertinence de votre remarque : aux Bermudes, il n'y a pas d'industrie. Toutefois, la question peut être posée lorsque l'entreprise est établie aux Pays-Bas ou en Belgique.

M. Jérôme Darras. - Vous avez décrit les contrôles sur pièces et sur place, qui aboutissent à constater des fraudes. Au-delà, vous devez sans doute détecter des failles dans les dispositifs ouverts aux entreprises. Que suggérez-vous pour les améliorer et combattre les effets d'aubaine ? À défaut d'évaluation, y a-t-il une remontée systématique des constats réalisés à l'occasion des contrôles sur pièces et sur place ?

M. Marc Laménie. - Étant membre de la commission des finances depuis plusieurs années, je me sens naturellement concerné par ces sujets. Chaque année, lors de l'examen du projet de loi de finances, nous évaluons la dépense fiscale pour chaque mission et chaque ministère. Entre 1 500 et 2 000 amendements sont déposés sur la première partie du budget et nombre d'entre eux concernent les réductions fiscales dont peuvent profiter les particuliers et les entreprises. Quels sont les grands ministères qui gèrent ces aides ?

Par ailleurs, la DGFiP a repris une partie des activités de la DGDDI. Quel impact cette restructuration a-t-elle sur les grandes entreprises et leurs sous-traitants ? D'ailleurs, quelle interprétation faites-vous de la notion de « sous-traitants » ?

Quelles sont les conséquences sur le terrain sur le plan des moyens humains ? Le département des Ardennes est relativement petit, mais chaque direction départementale est un interlocuteur très important. Le partenariat avec l'administration des douanes est essentiel, en particulier dans les départements frontaliers.

Enfin, les grandes entreprises possèdent souvent des fondations et réalisent des dons afin d'aider des associations. Quelle est votre intervention en ce domaine ?

M. Gilbert Favreau. - Je me suis interrogé sur le libellé de cette commission d'enquête depuis le jour de sa création. Il convient de bien préciser les choses. Les orateurs que nous avons entendus lors de précédentes réunions étaient souvent gênés par les dénominations données aux aides publiques. Celles-ci ne sont pas forcément des aides fiscales : il peut s'agir d'une dispense de payer ou d'un investissement réalisé par une collectivité à la place d'une entreprise pour construire une exploitation.

Au demeurant, je suis surpris par les différences dans les montants d'aides publiques présentés par un certain nombre d'acteurs du monde de l'industrie ou des entreprises : on parle tantôt de 200 milliards d'euros, tantôt de 80 milliards d'euros. Il conviendrait d'éclaircir les choses.

M. Olivier Rietmann, président. - A priori, les montants d'aides n'excèdent pas 200 milliards d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il n'existe pas de définition exacte des aides aux entreprises et chacun en a un périmètre différent. L'Insee donne un plancher de 70 milliards d'euros pour les dépenses en matière d'aides publiques. Certains observateurs évoquent le chiffre de 250 milliards d'euros, car ils tiennent compte de l'ensemble des aides, y compris celles qui sont versées par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) en matière de rénovation, par exemple. Le chiffre de 170 milliards d'euros, qui comprend les aides directes et les exonérations de cotisation, semble faire consensus au sein de l'administration.

Il y a plus de 4 millions d'entreprises en France. Les aides concentrées par les régions le sont quasi exclusivement en direction des TPE, PME et ETI. Ainsi, il ne faudrait pas laisser penser que les aides publiques sont réservées aux grands groupes.

Encore une fois, nous ne sommes pas hostiles à l'accompagnement des entreprises. L'objet de cette commission d'enquête est de trouver une définition et d'évaluer les dispositifs existants avec des critères qu'il nous faut inventer. Nous aurons ensuite l'occasion d'ouvrir un débat politique sur le sujet.

M. Olivier Touvenin. - Les aides publiques versées aux entreprises sont définies au travers de critères européens et sont soumises à un certain nombre de règles. Le montant des aides fait l'objet d'un suivi dans le cadre de la politique générale de surveillance de la Commission européenne. M. Favreau a raison, le champ des aides publiques dépasse largement les aides fiscales : par exemple, on peut citer les aides des collectivités locales et les aides directes.

Le chantier de reprise des missions de la DGDDI par nos services a été engagé en 2021. Nous pourrons vous communiquer les montants exacts correspondant à chacune des impositions concernées. Nous avons notamment repris la TVA de manière globale, la TVA à l'importation, la TICFE et les accises sur l'alcool et le tabac.

Il reste 32 milliards d'euros de TICPE, qui doivent revenir dans l'escarcelle de la DGFiP d'ici au 1er janvier 2027, soit l'échéance fixée par le législateur.

L'objectif d'un avantage fiscal est de produire des externalités, directes ou indirectes, qui ne sont pas forcément chiffrables. Dès lors, elles sont difficiles à évaluer, même par des corps de contrôle très spécifiques. Voilà pourquoi j'ai utilisé tout à l'heure l'adjectif imprécis « évanescent ».

Mme Carole Maudet. - Très souvent, les personnels présents sur le terrain nous font part d'un certain nombre de failles lors de la mise en place de tel ou tel dispositif fiscal, ou de schémas de fraude particulièrement astucieux. Chaque année, le service de sécurité juridique et du contrôle fiscal travaille, aux côtés de la direction de la législation fiscale, à faire évoluer les dispositions du code général des impôts et du livre des procédures fiscales concernées. Toutefois, il s'agit d'un exercice assez récent.

Au demeurant, je précise que la DVNI réalise 1 100 des 39 000 contrôles fiscaux externes conduits chaque année.

M. Nicolas Chayvialle. - Les trois principaux départements ministériels concernés par les aides publiques sont l'éducation nationale, notamment parce que le CIR est logé au sein de ce ministère, le ministère de l'économie et des finances, en raison des taux réduits de TVA qui permettent aux particuliers d'entreprendre des travaux de rénovation énergétique, et le ministère de la cohésion des territoires et de la décentralisation, compte tenu des taux réduits de TVA et des prêts à taux zéro.

Sans esprit polémique, je pense qu'il faudrait compléter la réflexion sur les aides publiques aux grandes entreprises par une réflexion sur leur contribution aux impôts. En effet, l'actualité fiscale est marquée par un traitement particulier des grandes entreprises au titre de l'impôt sur les sociétés, contrairement aux PME, et il conviendrait de rééquilibrer les choses.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons souvent eu ce débat. Je le disais, les entreprises du CAC 40 ont déployé 2 500 filiales dans les paradis fiscaux. Cette optimisation fiscale est autorisée, tandis que les TPE-PME doivent régler leur montant d'impôt sur les sociétés en France. Il faut bien faire la part des choses : certaines entreprises sont établies à l'étranger, voire dans des paradis fiscaux, car elles prétendent ne pas réaliser un chiffre d'affaires assez important sur le territoire national.

M. Hugo Jacquemin, adjoint à la cheffe du bureau coordination et synthèse. - Vous vous étonniez de la concordance temporelle entre les réflexions récentes de l'administration et votre commission d'enquête. Depuis 2018, les conférences fiscales et les conférences budgétaires, qui sont systématiquement organisées par la direction du budget et la direction de la législation fiscale avec chacun des ministères, prennent en compte systématiquement les dépenses fiscales jugées inefficaces.

En outre, le programme d'évaluation, qui est public et figure au tome II de l'annexe « Évaluation des voies et moyens », date de la réforme en 2021 de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), entrée en vigueur pour les lois de finances applicables à l'exercice 2023.

M. Olivier Rietmann, président. - Le rapporteur et moi-même vous remercions pour la qualité de vos interventions, votre précision et la volonté d'apporter rapidement des éléments de réponse à nos questions.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Michelin : M. Florent Menegaux,
président de la gérance du groupe ; M. Christophe Moriceau,
directeur de la recherche avancée ;
M. Alexander Law, directeur du développement social ;
M. Xavier Durand, directeur des affaires fiscales et douanières ;
Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques

(mardi 18 mars 2025)

Mme Pascale Gruny, présidente. - Mes chers collègues, j'ai l'honneur de présider l'audition de ce jour en l'absence du président Olivier Rietmann.

Nous ouvrons un nouveau chapitre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, puisque nous débutons le cycle d'auditions de dirigeants de grandes entreprises.

Nous accueillons M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin, M. Christophe Moriceau, directeur de la recherche avancée, M. Alexander Law, directeur du développement social, M. Xavier Durand, directeur des affaires fiscales et douanières, et Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct ; et elle fera l'objet d'un compte rendu publié sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Florent Menegaux, Christophe Moriceau, Alexander Law et Xavier Durand et Mme Fabienne Goyeneche prêtent serment.

Mme Pascale Gruny, présidente. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre, car votre entreprise, qui occupe une place particulière en France et dans le monde, a été au coeur d'un débat politique le 5 novembre dernier. Réagissant au projet de fermeture des sites de Vannes et de Cholet, qui emploient 1 254 salariés, M. Michel Barnier, alors Premier ministre, a déclaré à l'Assemblée nationale vouloir savoir ce que le groupe Michelin « avait fait de l'argent public qu'on [lui] a donné ».

Notre commission d'enquête doit permettre de répondre à ces interrogations légitimes, sachant que vous avez déjà apporté des éléments de réponse lors de votre audition le 22 janvier dernier par la commission des affaires économiques du Sénat, à laquelle appartiennent d'ailleurs de nombreux membres de notre commission d'enquête.

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Vous le voyez, nos questions sont nombreuses et je vous propose de les traiter dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Florent Menegaux, président de la gérance du groupe Michelin. - Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, les aides publiques jouent un rôle déterminant pour la compétitivité, l'innovation et la localisation de nos activités en France, en particulier dans le cadre d'un monde que je qualifierai de turbulent et pour renforcer notre ancrage industriel et accompagner les grandes transformations auxquelles nous faisons face.

Ces différents dispositifs sont très encadrés et obéissent à des règles précises que notre groupe respecte avec la plus grande exigence.

Michelin et la France entretiennent une histoire commune faite d'innovation, d'engagement et de responsabilité et il est vrai que cette histoire, riche de plus de cent trente-cinq ans, a connu des moments hauts et des moments qui l'étaient moins.

Michelin, une entreprise citoyenne, a un ancrage territorial très profond en France, lieu de notre siège social et vaisseau amiral, basé à Clermont-Ferrand, de notre recherche et développement (R&D) pour le monde. Michelin a la plus importante empreinte industrielle en France et en Europe de l'Ouest de tous les manufacturiers de pneumatiques.

En France, nous avons quinze sites industriels, qui sont directement ou indirectement liés à la fabrication de pneumatiques, et 19 000 personnes en équivalent temps plein, dont 9 000 dédiées à la production et 3 000 à la R&D - la moitié de nos effectifs mondiaux de R&D sont en France.

Depuis 2014, nous avons investi 2,6 milliards d'euros en France, dont 1,5 milliard pour moderniser notre outil industriel. La France représente 50 % de nos dépenses mondiales de R&D, soit 400 millions d'euros ; 9 % du chiffre d'affaires du groupe, soit 2,5 milliards d'euros ; 16 % des effectifs mondiaux et 13,3 % des prélèvements fiscaux - ainsi, en 2023, nous avons payé 222 millions d'euros d'impôts en France sur 1,4 milliard d'euros au total dans le monde. Vous le voyez, nous ne nous désinvestissons pas de la France.

Notre groupe a un engagement sociétal fort, principalement sous deux formes.

Tout d'abord, Michelin Développement, une filiale qui constitue une agence de développement économique interne, a participé à la création de 32 000 emplois en France depuis 1990, 5 000 depuis 2020, via 16 millions d'euros versés directement par Michelin - 9 millions d'euros sous forme de prêts et 7 millions d'euros sous forme de subventions.

Ensuite, un mécénat global via la Fondation d'entreprise Michelin et un mécénat que j'appellerai de compétences : chaque année, plusieurs dizaines de personnes offrent leurs compétences à l'écosystème local et national. Entre 2019 et 2024, le mécénat a représenté plus de 100 millions d'euros de dépenses.

En quoi les aides publiques sont-elles essentielles pour la compétitivité, l'innovation et la localisation de l'activité en France ? Les aides publiques, qui existent partout dans le monde, représentent un levier d'action pour l'État ou les collectivités locales et un outil d'attractivité. Par exemple, quand Michelin envisage d'investir en Europe, plusieurs États se mettent sur les rangs pour l'accueillir. L'objectif de ces dispositifs est d'aider les entreprises soit à atteindre leurs objectifs sociétaux, par exemple environnementaux, soit à maintenir la compétitivité.

Je rappelle que, sans compétitivité, il n'y a pas de pérennité pour l'entreprise et que, sans pérennité de l'entreprise, il n'y a pas de rétribution de l'entreprise envers la société. Dans un marché mondialisé et avec une concurrence extrêmement intense, la compétitivité est au coeur de la pérennité d'une activité ou d'une entreprise. C'est un mouvement permanent et nous devons gérer une forme d'équilibre.

L'activité de fabrication et de vente de pneumatiques est extrêmement concurrentielle à l'échelle mondiale, particulièrement en Europe. Maintenir la pérennité d'une entreprise implique parfois de faire des choix difficiles, comme la fermeture d'activités. Une entreprise est un organisme vivant qui doit en permanence s'adapter à son environnement. Je dis souvent qu'une entreprise n'est pas un musée. Elle vit et dépend de beaucoup de choses extérieures : le marché, les conditions de la compétitivité, les attentes des clients, qui évoluent, etc.

L'entreprise est une entité responsable : quand on ferme une activité, c'est qu'on a exploré et épuisé toutes les autres solutions, c'est la fin d'un chemin d'entrepreneuriat - une entreprise, c'est d'abord des entrepreneurs qui investissent. Celui qui décide de fermer une activité comprend bien les conséquences pour les individus directement ou indirectement concernés et pour les territoires qui sont affectés. Dans un environnement concurrentiel comme le nôtre, il est aussi très important qu'une entreprise reste attractive pour les recrutements comme pour ses clients.

Les aides publiques par les entreprises françaises sont de nature diverse.

Une première catégorie d'aide vise à soutenir l'emploi pour l'activité partielle, l'embauche, la formation ou la reconversion. Ces aides sont indispensables : sans elles, une entreprise comme Michelin, qui connaît des fluctuations de marché assez brutales, ne pourrait pas continuer d'opérer comme elle le fait. La manufacture française des pneumatiques Michelin (MFPM), c'est-à-dire la société qui opère nos activités en France, a ainsi perçu, au titre du soutien à l'emploi, 10,6 millions d'euros en 2023 pour une masse salariale de 1,5 milliard d'euros.

Une deuxième catégorie est le soutien au mécénat via des déductions fiscales. Entre 2019 et 2024, la fondation d'entreprise et les mécénats de compétences ont bénéficié de 43,5 millions d'euros de déductions fiscales pour 101,2 millions d'euros de dépenses.

Une troisième catégorie est le soutien à la compétitivité. J'insiste sur le fait que ces aides sont indispensables pour maintenir un certain leadership dans une concurrence mondiale dont les règles du jeu ne sont pas harmonieuses - et c'est le moins que l'on puisse dire... Michelin ne sollicite ces aides que lorsque c'est indispensable et qu'elles s'inscrivent dans sa stratégie ; notre business model n'est pas de recevoir des aides !

Ces aides à la compétitivité sont elles-mêmes de différentes natures.

Tout d'abord, il y a les réductions et les allègements de cotisations sociales. La MFPM a perçu 32,4 millions d'euros de ces aides en 2023 pour 400 millions d'euros de cotisations et 1,5 milliard d'euros de masse salariale.

Ensuite, il y a les aides destinées à compenser les coûts de l'énergie. Comme vous le savez, ces coûts se sont envolés avec le conflit russo-ukrainien. Ces aides sont sollicitées par les entreprises : entre 2022 et 2024, Michelin a perçu 4 millions d'euros, alors que le surcoût énergétique, après toutes les économies de consommation que nous avons pu réaliser, a été de 129,4 millions d'euros. Sur la même période, la facture énergétique totale de Michelin a atteint 364,3 millions d'euros en France. Deux sites ont principalement bénéficié de ces aides : un site à Bordeaux, qui fabrique du caoutchouc synthétique, et un à Avallon, qui fait du rechapage. Il faut savoir qu'un pneu de poids lourd rechapé par Michelin à Avalon est beaucoup plus cher aujourd'hui qu'un pneumatique chinois importé sur le marché français.

Certaines aides visent à favoriser la modernisation industrielle. Il s'agit principalement de subventions des collectivités territoriales, mais le plus souvent, Michelin n'est pas éligible, car nous sommes considérés comme un grand groupe et sommes soumis à la règle européenne dite de minimis - 300 000 euros d'aides au maximum par an. En 2023, Michelin a cependant touché 1,4 million d'euros d'aides pour moderniser ses sites en France pour des dépenses totales à ce titre de 155 millions. Michelin a aussi touché 1,8 million d'euros d'aides pour favoriser la transition environnementale de ses sites.

Enfin, il y a le soutien à la R&D, qui est de deux natures : le crédit d'impôt recherche (CIR) et des subventions directes.

En 2023, Michelin a touché 40,4 millions d'euros au titre du CIR pour un budget R&D total de 400 millions d'euros pour la France et un budget mondial d'innovation de 1,2 milliard.

Entre 2020 et 2024, Michelin a perçu 14,7 millions d'euros en subventions pour des projets dont l'enveloppe globale s'est élevée à 82 millions. Deux grands projets ont bénéficié de ces subventions : l'amélioration des pneus des avions et de leur connectivité, projet que nous avons développé dans le cadre d'un consortium avec différents fournisseurs français, notamment Safran et Dassault Aviation ; le projet « Empreinte » qui visait entre 2020 et 2025 à réduire l'empreinte environnementale de nos produits et à développer une nouvelle génération de matériaux recyclés ou biosourcés.

Les aides publiques à la R&D permettent d'aller soit plus vite, soit plus loin dans l'innovation. Dans le monde actuel, la vitesse est très importante. Elles permettent aussi de favoriser des partenariats avec le privé comme avec le public.

L'ensemble des aides que je viens d'énumérer sont encadrées. Chaque projet aidé fait l'objet d'une convention qui fixe les conditions de suivi, de contrôle et de sanction en cas de non-respect. Chaque dispositif a un objectif particulier : ce n'est pas une aide globale à l'entreprise, mais une aide à un projet.

Je vais vous donner des exemples. Nous recevons des aides des agences de l'eau pour baisser notre consommation d'eau : il existe une délibération-cadre et chaque projet spécifique fait l'objet d'une convention et d'un suivi analytique. Les aides à la modernisation de l'outil de production, qui sont souvent accordées par des collectivités locales ou Bpifrance, sont soumises à des conditions de maintien de l'activité ou de retombées économiques, qui sont suivies. En cas de non-respect de ces conditions, les aides doivent être remboursées. Chaque convention définit donc les modalités d'application et de sanction en cas de non-atteinte des objectifs attendus.

L'attribution définitive de l'aide se fait sur pièces justificatives et il faut démontrer sa pertinence. Par exemple, un barème est appliqué pour les certificats d'économies d'énergie sur la base des factures et du gain environnemental : nous devons ainsi fournir le relevé des consommations. En ce qui concerne la décarbonation, on sait que c'est tant d'euros par mégawattheure économisé. Pour la R&D, hors CIR dont la logique est spécifique, l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) - c'est souvent elle qui intervient - réalise un suivi annuel de chaque projet et nous fournissons des pièces justificatives pour les dépenses, qui sont suivies analytiquement. Au sein de l'enveloppe globale, les aides sont versées au fur et au mesure de l'évolution du projet.

Les modalités de contrôle sont établies d'un commun accord et a priori. Des audits peuvent être réalisés : deux de nos projets de recherche terminés en 2014 ont été audités en 2018. Si une clause de la convention n'est pas respectée, nous devons rembourser tout ou partie de l'aide.

J'en viens au crédit d'impôt recherche. Je veux d'abord préciser que ce type de dispositif n'est pas spécifique à la France. Beaucoup de pays cherchent à attirer un écosystème d'innovation sur leur territoire. Ensuite, un rapport de 2024 de la Commission européenne sur l'évolution des systèmes fiscaux en Europe met en avant un rapport d'un à quatre entre une incitation fiscale et ce qu'elle rapporte en point de PIB : 0,5 point de PIB d'incitation fiscale sur l'innovation rapporte 2 points de PIB supplémentaires.

Le CIR français est reconnu comme étant très encadré et il a un énorme avantage : il est assez simple dans son fonctionnement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est le moins qu'on puisse dire !

M. Florent Menegaux. - Pour autant, je crois qu'on peut encore améliorer les choses de ce point de vue. Le CIR correspond à des dépenses réalisées et liées à l'emploi en recherche et développement sur la base de déclarations d'heures travaillées et de dépôt de brevets. Chaque projet fait l'objet d'une fiche annuelle. En 2023, Michelin a produit deux cent vingt dossiers de ce type, qui représentent au total sept mille pages ! Il me semble qu'on devrait être capable d'apporter quelques simplifications de ce point de vue...

Nous devons naturellement nous conformer aux exigences de reporting pour toucher ce crédit d'impôt. Nous devons démontrer que chaque projet permet de lever un verrou technologique ou de concrétiser un apport scientifique. Ce dispositif est efficace, puisque Michelin a déposé 258 brevets en 2024, dont 239 en France. Ces brevets ont des champs d'application dans la plupart des pays du monde. En cas de non-respect des règles, l'aide est dite « rappelée » : nous devons alors la rembourser. D'ailleurs, les fiches dont je vous ai parlé sont conçues pour être auditables et nous avons eu un contrôle fiscal en 2019 sur la période 2014-2017. Vous le voyez, tout cela est très encadré. Le contrôle est même devenu quasi permanent, puisque Michelin a signé en 2019 un accord de relation de confiance avec l'administration fiscale - nous sommes donc en audit permanent !

Le CIR rend le coût d'un chercheur en France compétitif : sans aides, les coûts salariaux de la R&D sont supérieurs en France à ceux des principaux pays développés, à l'exception des États-Unis ; avec les aides, nous sommes mieux placés que le Japon, le Royaume-Uni, l'Allemagne ou encore le Canada. Ces éléments sont retracés dans le slide qui est projeté.

Michelin continuera naturellement à faire de la recherche avec ou sans crédit d'impôt, mais depuis que nous avons accès au CIR, nous avons relocalisé une grande partie de notre recherche en France, où nous avons augmenté nos effectifs de 250 personnes. Tout cela parce que le coût d'un chercheur est compétitif. Sans CIR, Michelin, entreprise mondiale, pourrait décider de délocaliser ses activités de recherche dans tel ou tel autre pays. Le capital de notre groupe est détenu par des investisseurs auxquels je dois rendre des comptes sur la manière dont j'optimise la gestion de leurs deniers.

Je le redis, le CIR a permis le rapatriement de beaucoup de choses en France et il a eu un impact considérable sur l'écosystème français de la recherche. Sur la période 2021-2023, nous avons développé plus de 250 partenariats et nous avons dépensé 55,5 millions d'euros avec des chercheurs académiques et avec des industriels, respectivement à hauteur de 46 % et de 54 %.

Nous avons d'ailleurs une relation de confiance très forte avec le CNRS : plus de cinquante contrats de recherche par an et dix laboratoires communs permanents qui sont très fructueux pour les deux parties. Nous avons aussi quatorze contrats de recherche par an avec l'université Clermont-Auvergne. Les laboratoires communs avec le CNRS travaillent sur des sujets variés : les procédés industriels, comment faire de nouvelles membranes, l'hydrogène, etc. Ils touchent aussi les sciences humaines : comment développer d'autres manières de gérer les relations sociales en France, etc.

Le dernier point de mon intervention liminaire porte sur nos recommandations, qui sont de trois ordres.

Tout d'abord, mieux définir la finalité des aides publiques grâce à une nomenclature des aides. Il est aujourd'hui impossible de savoir exactement de quoi l'on parle et de chiffrer ces aides, qui mélangent souvent des choux et des carottes. Il faut que chaque acteur s'y retrouve.

Ensuite, simplifier et harmoniser le fonctionnement des aides pour les entreprises comme pour les administrations. Certains pays - la Thaïlande ou le Canada par exemple - ont mis en place un guichet unique et nous devrions faire de même. En France, rien que pour le plan France 2030, nous avons deux interlocuteurs : Bpifrance et l'Ademe. Un guichet unique permettrait de simplifier les démarches et d'alléger les coûts de gestion pour les administrations comme pour les entreprises ; l'administration pourrait aussi mieux suivre et mieux contrôler.

Enfin, améliorer la transparence. L'argent public est versé par les citoyens et il est normal de rendre des comptes, mais en France, contrairement à l'Union européenne, on a souvent du mal à comprendre pourquoi un projet est refusé. Il me semble que les refus devraient être motivés afin que nous puissions nous adapter.

J'espère que ces retours d'expérience de Michelin vous auront été utiles. Pour une entreprise fondée sur l'innovation comme la nôtre, le crédit d'impôt recherche a montré son efficacité : c'est un dispositif simple et bien pensé. Je crois que nous devrions nous en inspirer pour d'autres dispositifs afin d'améliorer l'efficacité de la dépense publique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Lorsque nous parlons d'argent public, il n'y a pas de honte à faire de la transparence. Nous étions inquiets de ce point de vue, voire désabusés, d'entendre les représentants des administrations concernées dire qu'ils étaient incapables de savoir combien chaque entreprise touche d'aides ! Je rappelle qu'on recense environ deux mille deux cents dispositifs...

Je reviens sur un point que vous avez mis en avant, mais de manière assez contradictoire avec ce que nous avons entendu jusque-là : les aides seraient très bien conditionnées et leur efficacité serait vérifiée. Or nous avons auditionné Louis Gallois, le père du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Il nous a dit que ce dispositif a été mis en place pour la compétitivité, pas pour l'emploi, mais que de toute manière on ne pouvait pas évaluer la compétitivité... Les administrations nous ont aussi dit qu'il était très complexe d'évaluer nombre de dispositifs.

S'agissant du CICE, vous auriez touché en moyenne par an 22,6 millions d'euros entre 2013 et 2019 - vous me corrigerez si je me trompe. Ce dispositif a ensuite été remplacé par un allègement de cotisations. Aurait-il fallu cibler davantage le CICE ?

Vous aviez déclaré que 4,3 millions d'euros serviraient au site de La Roche-sur-Yon en 2017, mais vous avez décidé de fermer le site la même année... Vous aviez dit que les investissements devaient servir à la rénovation d'ateliers de cuisson et à l'achat de huit nouvelles machines d'assemblage. Deux de ces machines ont été montées, puis démontées, puisque vous avez fermé le site ; six autres sont restées dans les cartons et sont parties dans des usines, en Espagne, en Roumanie et ailleurs.

Ne pensez-vous pas que l'argent public français doit financer des investissements en France ?

M. Florent Menegaux. - L'argent public français doit aider à soutenir les activités en France.

M. Alexander Law. - La fermeture du site de La Roche-sur-Yon a été annoncée en 2019 et est devenue effective en 2020.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais six machines-outils sur huit n'ont jamais vu La Roche-sur-Yon !

M. Florent Menegaux. - Ces machines ont commencé à être déployées sur le site de La Roche-sur-Yon, puis nous avons décidé de fermer le site. Cela correspond à ce que je vous disais sur les fermetures de sites : elles ne sont pas décidées longtemps à l'avance.

À La Roche-sur-Yon, nous avons essayé différentes choses, mais nous sommes arrivés à la conclusion que nous n'y arrivions pas. Je rappelle que nous avons perdu d'importantes parts de marché sur les pneus poids lourds. Ce site était le plus cher du monde pour la fabrication de ces pneus. Nous étions en surcapacité massive et nous ne voyions pas comment faire pour continuer cette activité. Il n'y a pas de corrélation directe entre le CICE et une délocalisation d'activité. Nous ne faisons pas comme cela chez Michelin. D'ailleurs, si je ne connais pas le détail du dossier, mais sur cette question précise je considère que l'on devrait être capable de rembourser si le CICE n'a pas servi pour les machines restées en France : ce ne serait pas anormal qu'on les rembourse. Mais ce n'est pas le cas pour tous les autres sujets.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La direction de Michelin a indiqué aux membres du comité social et économique (CSE) comment le CICE était ciblé pour chaque site. Pour La Roche-sur-Yon, vous cibliez 4,3 millions d'euros, notamment pour huit machines-outils, dont seulement deux ont été déployées, les six autres restant dans les cartons. Deux ans après, vous fermez l'usine. Fallait-il ou non fermer le site de La Roche-sur-Yon ? Ces machines, achetées grâce à l'argent du contribuable français, n'auraient-elles pas pu être redéployées dans un autre site industriel en France, alors que vous avez fait le choix de les envoyer ailleurs en Europe ?

M. Florent Menegaux. - Ces machines servent à fabriquer des pneus poids lourds, pas d'autres types de pneus. Or il n'y a plus de fabrication de pneus poids lourds en France, ce n'est plus possible pour des raisons économiques. Ces machines n'ont donc, malheureusement, pas d'utilité en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - S'agissant du crédit d'impôt recherche, nous sommes quand même légers en termes d'évaluation et de conditionnalité. Je tire ce constat des auditions des administrations que nous avons organisées.

Par ailleurs, je ne suis pas contre les aides publiques de type CIR, mais il faut à mon sens que la recherche ait lieu en France. Or nous avons appris que ce n'est pas nécessairement le cas... Corroborez-vous cet élément ?

M. Christophe Moriceau, directeur de la recherche avancée. - Faire appel à de la sous-traitance est effectivement autorisé. Si le crédit d'impôt recherche est d'abord indexé sur les emplois de R&D de Michelin, il est également possible d'intégrer des dépenses de R&D effectuées par des sous-traitants. Mais nous n'allons pas chercher n'importe quel type de sous-traitant. Il doit s'agir de sous-traitants de R&D ayant obtenu une homologation du ministère de la recherche, qui vérifie si les activités concernées sont bien éligibles au CIR. Or les critères d'éligibilité - je pense notamment au manuel de Frascati - sont très précis.

Aller chercher de la sous-traitance dans d'autres pays européens est également autorisé. Chez Michelin, nous le faisons très peu. Le total des dépenses effectuées hors de France représente seulement 1,8 % des 40,4 millions d'euros qui ont été mentionnés. Cela correspond à certaines activités bien précises : par exemple, pour les pneus de génie civil dans les mines, notre centre de test est situé en Espagne et notre filiale espagnole réalise pour notre compte des tests que nous ne saurions pas faire en France. Notre règle de conduite est de n'aller hors de France qu'à la condition de ne pas trouver de prestations équivalentes sur le territoire national.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je m'étonne tout de même qu'il soit possible de toucher du crédit d'impôt, puis de faire appel à de la sous-traitance. Pourriez-vous nous indiquer quelle est la part de sous-traitance ?

M. Christophe Moriceau. - Sur la partie R&D, elle est inférieure à 6 %.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les investissements réalisés grâce aux aides publiques, notamment en R&D, servent-ils avant tout à licencier ou à économiser de l'emploi ?

M. Florent Menegaux. - Je ne suis pas surpris de votre question. Je vais donc vous rappeler ma responsabilité en tant que chef d'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reformule. La R&D, notamment en matière d'intelligence artificielle, permet-elle de réaliser des gains de productivité conduisant à licencier ou à économiser de l'emploi ?

M. Florent Menegaux. - Nos projets de recherche n'ont pas pour finalité de supprimer de l'emploi. Ce n'est pas du tout ainsi que nous raisonnons.

En revanche, une entreprise doit rester compétitive, sous peine de disparaître. Dans un marché européen ouvert, ne pas travailler sur la compétitivité, c'est acter la disparition de son entreprise. La finalité d'un projet de R&D n'est pas de supprimer de l'emploi, bien quela productivité, pour une entreprise, relève de l'hygiène quotidienne. Ne pas le faire, c'est se condamner.

Dans un monde où la technologie va très vite, les projets de recherche pour renforcer la productivité peuvent avoir pour conséquence de réduire les besoins en effectifs ou en machines. Mais ce n'est pas leur finalité ; il s'agit simplement d'un effet induit possible.

L'économie française est bâtie sur le progrès. Cela implique un flux permanent entre des métiers qui apparaissent et d'autres qui disparaissent. Nombre de nouveaux métiers sont en train d'apparaître et d'autres vont diminuer en importance.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le 12 février dernier, vous avez présenté un slide à vos actionnaires - il est consultable sur internet - dans lequel vous mettez en parallèle, d'une part, les fermetures de sites intervenues en 2023 et 2024, dont Cholet et Vannes, mais également Shanghai, et, d'autre part, les investissements, par exemple dans le numérique ou, plus particulièrement, l'intelligence artificielle.

M. Florent Menegaux. - Il n'y a aucun lien de causalité entre les différents éléments qui figurent sur le slide en question. Les fermetures sont liées à l'évolution de notre compétitivité et de nos parts de marché dans le monde. Je pourrais vous exposer les motifs de chacune. Le document que vous évoquez visait à présenter nos résultats annuels à nos investisseurs, qui ont besoin de savoir si Michelin est toujours à la pointe de la technologie pour renforcer sa productivité. Il n'y a donc pas de relation de cause à effet entre les fermetures et les investissements. Simplement, si Michelin n'investit pas dans intelligence artificielle, nos investisseurs considèreraient que nous ne faisons pas notre travail.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Que Michelin continue à innover ne me pose aucun problème. Les Français sont attachés à cette belle entreprise, qui emploie des dizaines de milliers de salariés et qui a beaucoup de savoir-faire.

En revanche, quand on voit un tel slide - je n'ai pas la chance d'être un actionnaire de Michelin -, il y a de quoi s'interroger. Le progrès technologique sert-il à soulager le travail et à le partager ou à nourrir les actionnaires ?

M. Florent Menegaux. - Je vous laisse votre interprétation de ce document. Mais notre intention n'était pas celle-là. Nous voulions montrer la productivité de nos sites. Nous nous devons de justifier à nos actionnaires que nous sommes toujours à la pointe de la technologie en termes de productivité.

Il y a une notion financière qui s'appelle la création de valeur. C'est le rapport entre les capitaux qui sont utilisés et les résultats. Les investisseurs de Michelin y sont extrêmement sensibles. Nous devons justifier en permanence que nous sommes au maximum de notre productivité et de l'utilisation des technologies les plus modernes.

Le slide visait à indiquer à nos investisseurs que nous travaillons en permanence sur la productivité. Mais, je le redis, il n'y a pas de relation de cause à effet entre ces investissements et les fermetures de site.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans ce cas, il était pour le moins malheureux de mettre ces deux aspects sur le même slide. Vous auriez pu, au moins, faire deux documents distincts.

Je me suis permis de faire un peu d'archéologie politique. Le 18 janvier 2000, présentant à l'Assemblée nationale sa proposition de loi relative à la constitution d'une commission de contrôle nationale et décentralisée des fonds publics accordés aux entreprises, Robert Hue déclarait :

« [...], le 8 septembre dernier, le groupe Michelin annonçait la suppression de 7 500 emplois sur trois ans en même temps qu'une progression de 17 % de son résultat net.

« Si les salariés et leurs familles furent frappés de stupeur par la terrible nouvelle, les actionnaires, eux, s'en réjouirent bruyamment : le titre Michelin s'envolait, en hausse de 11 % dès l'ouverture de la séance du lendemain à la Bourse de Paris.

« La presse révélait peu après que Michelin avait perçu depuis 1983 - comble de cynisme ! - 10 milliards de francs d'aides publiques à l'emploi.

« La proposition de loi que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui [...] participe d'une vaste ambition qui propose que l'action pour faire reculer le chômage et pour la création d'emplois devienne une priorité nationale. Cela exige l'engagement de grandes réformes de structure en matière de fiscalité et de crédits notamment, afin de rompre avec la logique capitaliste qui fait des effectifs salariés et des rémunérations des coûts à réduire absolument.

« [...] C'est loin d'être le cas aujourd'hui. Des centaines de milliards ont été consentis ces dernières années aux entreprises, au nom du maintien ou du développement de l'emploi. Pour quels résultats ? Les plans de licenciement se sont succédé à un rythme élevé, la précarité a explosé, le chômage n'a cessé de croître. »

Vingt-quatre ans après, ces mots paraissent d'une terrible actualité. Votre groupe va distribuer 1,4 milliard d'euros de dividendes. Certes, me direz-vous, il n'a pas gagné d'argent qu'en France ; il en a aussi gagné dans le monde. Mais vous avez également un plan de rachat d'actions de plus d'un milliard d'euros entre 2024 et 2026.

Comprenez-vous que les salariés, les élus et l'opinion publique soient choqués lorsqu'un groupe comme le vôtre, qui touche des aides publiques, verse des dividendes substantiels à ses actionnaires tout en licenciant ? Ne faudrait-il pas s'abstenir de licencier une année où l'on verse des dividendes, et réciproquement ? Ou alors, ne faudrait-il pas rembourser les aides quand on rémunère les actionnaires tout en licenciant ?

M. Florent Menegaux. - Mon rôle est de concilier des éléments difficilement conciliables. Vous faites état d'une contradiction apparente. Je précise que les événements auxquels vous avez fait référence ont conduit à l'adoption de « l'amendement Michelin ».

J'ai la responsabilité d'assurer la pérennité de l'entreprise dans une compétition internationale féroce. Si nous ne travaillons pas en permanence sur la productivité et si nous ne constatons pas que certains sites ont achevé leur cycle de vie, nous ne faisons pas notre travail.

En outre, une grande partie du financement de Michelin vient des investisseurs, notamment étrangers. Et ces investisseurs, il faut les rémunérer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Aujourd'hui, 75 % de vos investisseurs sont étrangers. Auriez-vous fermé les sites de Cholet et de Vannes si les investisseurs avaient été majoritairement français ?

M. Florent Menegaux. - Nous aurions procédé exactement de la même manière. Les cas de Cholet et de Vannes sont un peu différents. Le site de Cholet était arrivé en bout de cycle ; il n'était pas justifié de continuer à employer des salariés dont les compétences étaient désormais sous-utilisées. Dans le cas de Vannes - le site fabriquait des câbles destinés uniquement aux pneus poids lourds -, nous avons perdu massivement des parts de marché en Europe du fait de l'environnement concurrentiel européen. Ce n'est pas Michelin qui en décide. Les investisseurs français font comme les autres investisseurs ; ils regardent quel est le retour d'investissement.

Je l'ai indiqué, ma première responsabilité est d'assurer la pérennité de l'entreprise.

Ma deuxième responsabilité est celle d'avoir des investisseurs. Cela implique de leur garantir un retour sur investissement. Les dividendes, c'est un loyer que l'on verse pour le capital qui est investi chez Michelin. C'est normal. Si vous-même placiez votre argent chez Michelin, vous en attendriez le versement de dividendes, indépendamment d'ailleurs - ce n'est pas du tout corrélé - des fermetures ou des ouvertures de site.

Ma troisième responsabilité est de maintenir notre avance technologique dans un monde hyperconcurrentiel. Pour ce faire, nous avons besoin des aides de l'État. Le rôle de l'argent public est aussi de faciliter les transitions, notamment en matière écologique.

Entre ces trois responsabilités, les contradictions ne sont qu'apparentes. En réalité, nous ne parlons pas de la même chose.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous développez les mêmes arguments que lors de votre audition par la commission des affaires économiques ; à l'époque, je m'étais tu.

Est-il indispensable pour un groupe aussi solide que le vôtre de toucher 40 à 50 millions d'euros d'aides publiques ? Je pense que, même sans le CIR, vous investiriez en France. Selon un rapport de France Stratégie, dans les TPE-PME, pour un euro de CIR investi, les dépenses de R&D progressent de 1,8 à 2 euros ; dans les grands groupes comme le vôtre, la progression est quasi nulle. Je serais d'ailleurs intéressé de savoir combien vous investissez en France pour un euro de CIR.

Je suis scandalisé qu'un groupe comme le vôtre touche de l'argent public, verse 1,4 milliard d'euros de dividendes, ait un plan de rachat d'un milliard d'euros de dividendes et licencie 1 200 personnes !

M. Florent Menegaux. - Les dividendes et les rachats d'actions, ce n'est pas du tout pareil. Les rachats d'actions, c'est un surplus de cash qui est rendu aux actionnaires ; cela n'a aucune incidence sur l'investissement.

Toutes les aides publiques que nous touchons en France correspondent à des projets bien déterminés ayant un impact positif pour la France.

En 2024, sur le résultat net et sur les résultats opérationnels des secteurs, nous avons diminué par rapport à 2023. Je le répète, en France, nous perdons de l'argent sur nos activités de production industrielle. Mais, parce que la France est notre pays, parce que nous croyons en elle, nous maintenons des activités qui sont de facto subventionnées par d'autres pays.

Mme Pascale Gruny, présidente. - Comment avez-vous accompagné les salariés qui ont été licenciés ?

M. Daniel Fargeot. - Je partage vos préconisations sur les aides publiques : mieux définir leur nomenclature, simplifier le mode de fonctionnement, améliorer la transparence et - j'en ajoute une quatrième - en mesurer l'efficacité.

Nous avons été informés que l'inspection générale des finances (IGF) a été sollicitée par Michel Barnier, alors Premier ministre, au mois de novembre 2024 pour réaliser une mission sur l'utilisation des aides publiques perçues par Michelin. Avez-vous été contactés par l'IGF dans ce cadre ?

En vingt ans, six usines Michelin ont fermé. Pourriez-vous nous indiquer si les aides publiques que vous percevez ont permis d'éviter des suppressions de postes ou des délocalisations ? Si oui, de quelle manière ?

Le résultat dégagé par l'entreprise permet de mettre en distribution des dividendes aux actionnaires. Or, à ce jour, les aides publiques sont intégrées dans le résultat fiscal de l'entreprise. Vous paraît-il légitime d'incorporer les aides publiques dans le résultat distribuable ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Dans un communiqué de presse du 5 novembre 2024, Michelin a annoncé des solutions pour accompagner les salariés. Quel est le montant précis de ces mesures ? Les aides que vous avez perçues pour le soutien à l'emploi sont-elles dévoyées, quand il n'y a plus d'emploi, pour l'accompagnement des salariés en difficulté ?

Mme Fabienne Goyeneche, directrice des affaires publiques. - Nous avons effectivement compris que nous serions sollicités par l'IGF. Nous sommes à sa disposition.

M. Xavier Durand, directeur des affaires fiscales et douanières. - Monsieur le sénateur, je pense que vous voulez savoir si les aides ont finalement été distribuées.

M. Daniel Fargeot. - Non. Je vous demande si, selon vous, le résultat distribuable devrait être diminué des aides publiques perçues.

M. Xavier Durand. - La plupart des aides qui vous ont été présentées fonctionnent sous la forme de crédits d'impôt sur une activité qui doit elle-même être profitable. Je ne pense donc pas qu'il y ait un lien entre les deux éléments que vous mentionnez. Dans le cas du CIR, au bout d'une certaine période, si le crédit ne peut pas être imputé, il est remboursable.

M. Daniel Fargeot. - Mais le crédit d'impôt remboursé par l'État entre tout de même à la fin dans le résultat ; j'aimerais simplement que ces sommes ne soient pas redistribuées aux actionnaires.

Je précise que Michelin reçoit 100 millions d'euros d'aides publiques. Les 40,4 millions d'euros, c'est seulement le CIR.

M. Florent Menegaux. - Nous avons augmenté nos dépenses de recherche en France. Le CIR y a contribué.

Ce n'est pas nous qui fixons les règles applicables. En revanche, nous sommes dans un champ de concurrence mondiale. Michelin est présent dans 175 pays dans le monde. Dès lors, la question de la compétitivité des aides publiques octroyées par la France par rapport à ce qui se pratique dans d'autres États, y compris européens, se pose.

M. Daniel Fargeot. - J'insiste pour que le CIR et les autres aides publiques soient défalqués de ce qui peut être distribué à vos actionnaires.

M. Florent Menegaux. - Mais quand des activités de production en France sont subventionnées par d'autres activités dans d'autres pays, nous ne remboursons pas les États concernés ! Si nous calculions l'impôt payé en France sur la base d'un résultat sponsorisé par d'autres pays à l'étranger, cela reviendrait exactement au même.

Au demeurant, ce n'est pas à nous de fixer les règles du jeu, c'est à la représentation nationale. Simplement, nous sommes dans un environnement concurrentiel mondialisé. Il faut comprendre que, même sur les aides, la France doit rester compétitive.

M. Alexander Law. - Vous m'interrogez sur l'accompagnement des salariés. Je centrerai mon propos sur Vannes et Cholet. Les négociations sociales sont terminées et nous attendons la conclusion d'un accord pour lundi prochain.

Les fermetures de site ont touché 955 personnes à Cholet et 299 à Vannes. À date, 12 % des salariés concernés ont opté pour une solution de mobilité interne sur d'autres sites du groupe Michelin en France, 15 % bénéficient de mesures de préretraite et 73 % sont concernés par une mobilité externe.

La proposition d'accompagnement du groupe pour une mobilité interne est de 40 000 euros brut d'indemnités. En outre, il y a une indemnité de déménagement : 5 500 euros brut pour une personne célibataire, 7 700 euros brut pour un couple, plus 1 100 euros brut par enfant à charge de moins de 26 ans. Elle est versée à la date de la mutation et les frais de déménagement sont évidemment pris en charge par l'entreprise. Je mentionne également le service de découverte de la nouvelle ville, l'aide à la recherche de logements et l'accompagnement pour le conjoint et les personnes à charge qui auraient perdu leur emploi du fait du déménagement.

Sur la mobilité externe, la société Randstad accompagnera chaque salarié jusqu'à ce qu'il ait trouvé un emploi. L'accompagnement est valable jusqu'à ce que le CDI soit validé après la période d'essai. À l'indemnité conventionnelle de licenciement viennent s'ajouter divers éléments, dont 40 000 euros brut, plus 1 250 euros brut par année d'ancienneté, plus un bonus en termes de salaire : une personne âgée de moins de 30 ans bénéficiera de deux mois de salaire brut et une personne de plus de 50 ans de six mois de salaire brut. C'est progressif. Il y a aussi une indemnité de compensation d'un éventuel écart salarial : si la personne retrouve un nouveau poste, mais avec une rémunération inférieure, le groupe compensera jusqu'à hauteur de 400 euros par mois pendant trois ans.

Il y a également des aides à la formation, pour des montants compris entre 5 000 euros et 12 000 euros. Une personne qui souhaite créer une autoentreprise se verra dotée de 5 000 euros brut ; pour les créations d'entreprises génératrices d'emplois, l'entreprise proposera une somme de 20 000 euros brut.

Notre engagement ne s'arrête pas à l'aide aux personnes. Nous travaillons aussi à réparer les dégâts sur le marché du travail local. C'est compris dans l'obligation de revitalisation des territoires. Cet aspect est négocié avec l'administration. Le groupe Michelin est lui-même l'opérateur de la revitalisation, car nous ne souhaitons pas signer un chèque et partir : nous vérifions chaque création d'emploi jusqu'à ce que 1 254 emplois soient recréés sur les bassins d'emploi.

Enfin, nous ferons aussi en sorte que les sites industriels où il n'y aura plus d'activité de production de pneumatiques soient redéployés vers d'autres activités, une fois la procédure liée à la loi Florange terminée.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Encaissez-vous, sur vos sites de production à l'étranger, des aides publiques versées, notamment, dans le cadre de la recherche ?

M. Thierry Cozic. - Je vous remercie de la transparence de vos propos.

S'il paraît tout à fait normal qu'un groupe comme Michelin rémunère correctement ses actionnaires, je m'interroge néanmoins sur certains de vos choix. Dans un communiqué de presse, vous avez annoncé, non sans fierté : « Michelin améliore en 2023 son résultat opérationnel des secteurs à 3,6 milliards d'euros et délivre un free cash flow élevé de 3 milliards d'euros, reflétant la solidité de sa stratégie ». Vous en avez aussi profité pour augmenter de 8 % le dividende par action et pour lancer un programme de rachat d'actions pouvant représenter jusqu'à un milliard d'euros sur la période 2024-2026. Et, au même moment, vous annonciez la fermeture de deux sites. Comprenez-vous qu'il ne soit pas audible pour nos concitoyens qu'un groupe touche des aides publiques, rémunère le capital et ferme des sites ?

Les 4,3 millions d'euros du CICE ont servi à financer l'achat de machines, dont deux sont restées sur un site qui a fermé, celui de La Roche-sur-Yon, et six ont été réexpédiées vers d'autres usines à l'étranger, en Espagne, en Roumanie et en Pologne. Devant le tollé suscité par cette décision, votre prédécesseur avait déclaré que le groupe rembourserait ces 4,3 millions d'euros, avant de se rétracter arguant que le CICE n'était pas assujetti à des critères spécifiques en matière d'emploi. Là encore, ne pensez-vous pas que nos concitoyens ont du mal à accepter ce genre de propos ?

M. Xavier Durand. - Le groupe paye un montant annuel d'impôts de 1,4 milliard d'euros, soit 30 à 40 % du résultat opérationnel de nos secteurs. Et l'effort global d'innovation de 1,2 milliard d'euros permet de percevoir 40 millions d'euros de CIR en France et 30 millions d'euros à l'étranger, soit un total de 70 millions d'euros.

M. Florent Menegaux. -À l'époque, je n'avais pas la responsabilité de ce dossier. Mais je ne me défausse pas ; je suis solidaire des décisions qui ont été prises. Encore une fois, ce n'est pas nous qui fixons les règles.

Dans une entreprise, il y a les résultats et il y a le cash flow. Ce n'est pas la même chose, même si un résultat conduit en général à du cash flow.

Michelin n'utilise jamais des sommes qui devraient servir à payer les salariés ou à réaliser des investissements productifs pour rémunérer ses actionnaires. Nous avons des systèmes de provisions pour rémunérer d'abord les salariés. Nous n'avons jamais arbitré la rémunération des salariés pour verser un dividende.

De même, nous n'avons jamais arbitré des investissements pour aller racheter du capital. Simplement, Michelin a une génération de cash flow performante. Une fois que nous avons payé nos taxes et nos impôts, rémunéré nos salariés et réalisé tous nos investissements, la question est de savoir quoi faire de l'argent qui nous reste. Se désendetter ? Cela n'a que peu d'intérêt : notre taux d'endettement est faible aujourd'hui. Mieux vaut donc reverser ce cash flow aux actionnaires : il sera plus productif. Mais nous n'arbitrons jamais sur la pérennité, la productivité ou l'innovation de Michelin. Si nous thésaurisions ce cash flow dans notre bilan, nous deviendrions la proie de prédateurs.

J'entends ce que vous dites, monsieur le sénateur, mais les deux réalités que vous évoquez n'ont rien à voir. La fermeture des sites assure la pérennité à long terme de l'entreprise. Elle est la meilleure utilisation de nos actifs. Quand un actif ne tourne pas suffisamment et est arrivé au bout de sa technologie, il faut savoir le fermer pour réinvestir dans quelque chose de plus performant.

Encore une fois, le versement des dividendes correspond à la rémunération d'un loyer pour l'entreprise. Pendant un certain nombre d'années, Michelin a mal rémunéré ses actionnaires, moyennant quoi le cours de l'action était extrêmement faible. Cela nous rendait vulnérables. Nos salariés le comprennent très bien. Aujourd'hui, la plupart d'entre eux sont actionnaires de Michelin. Ils savent bien que la santé de l'action Michelin est aussi une façon de garantir la pérennité et l'indépendance du groupe. À défaut, le capital de Michelin pourrait être détenu demain par des investisseurs en mesure de décider du jour au lendemain de changer la stratégie de l'entreprise. Bien rémunérer les actionnaires est une garantie de tranquillité financière.

Mais nous n'arbitrons jamais sur le bien-être des salariés ou sur l'investissement de l'entreprise, qui est garant de sa pérennité.

M. Thierry Cozic. - J'entends ce que vous dites, mais songez que, dans un contexte où l'on demande des efforts à nos concitoyens, la communication du groupe à l'égard du grand public est complètement inaudible. Puisque vous protégez tellement vos salariés, pourquoi fermer des sites ?

M. Florent Menegaux. - Monsieur le sénateur, en net, Michelin recrute en France et il le fait sur des emplois beaucoup plus qualifiés aujourd'hui qu'hier. Certes, Michelin emploie actuellement 12 000 personnes à Clermont-Ferrand contre 35 000 autrefois. Mais la valeur ajoutée des 12 000 salariés d'aujourd'hui est bien supérieure à celle des 35 000 d'hier.

Ne pensons pas l'économie comme quelque chose de figé ; une entreprise, ce n'est pas un musée. Plus l'entreprise a la possibilité de se redéployer, plus elle sera performante et plus elle investira. À l'inverse, plus on cherche à protéger, plus on détruit l'économie.

M. Lucien Stanzione. - Avec tous ces milliards d'euros, moi, sénateur d'un petit département rural, j'ai la tête qui tourne.

Votre groupe est implanté dans 175 pays et emploie plus de 130 000 personnes. Pourquoi sacrifier 1 254 salariés français quand il y en a 130 000 autres ailleurs ? Il ne s'agit pas de chauvinisme de ma part ; je n'ai rien contre les salariés étrangers. Mais il me paraîtrait logique et judicieux de préserver l'emploi en France. D'ailleurs, vous venez vous-même d'indiquer que les salariés français sont très bons.

M. Florent Menegaux. - Monsieur le sénateur, nous avons 16 % de nos effectifs en France, alors que nous n'y réalisons que 9 % de notre chiffre d'affaires. En outre, quand Michelin se déploie partout dans le monde, c'est la France qui rayonne.

M. Lucien Stanzione. - Les salariés licenciés, eux, ne rayonnent pas !

M. Florent Menegaux. - Encore une fois, nous avons 16 % de nos salariés en France pour seulement 9 % de notre chiffre d'affaires. Or nous devons donner des explications à nos investisseurs, dont, je le rappelle, 75 % sont étrangers.

Mme Pascale Gruny, présidente. - Négociez-vous votre taux d'imposition avec l'État ?

M. Xavier Durand. - Non. J'ignorais même qu'une telle possibilité pouvait exister... Nous sommes transparents vis-à-vis de l'État. Nous sommes entrés dans un partenariat pour être à livre ouvert avec les autorités fiscales depuis 2019. Et nous publions depuis l'année dernière un rapport de transparence fiscale ; vous pourrez y retrouver les chiffres dont je vous ai fait part. Mais nous ne négocions évidemment pas les taux d'imposition avec l'administration fiscale.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez indiqué à deux reprises que vos résultats en France étaient déficitaires.

M. Florent Menegaux. - Non. J'ai dit que nos résultats en France étaient bénéficiaires, mais que l'activité de production industrielle sur le territoire national était déficitaire. La France fait ses résultats sur les dividendes reçus de l'étranger, sur la facturation des frais de R&D, sur des facturations de sièges, sur des prestations intellectuelles effectuées par le groupe, etc. Et l'activité commerciale en France est bénéficiaire. Mais 75 % des produits qui sont vendus en France viennent de pays périphériques et 80 % de la production française est exportée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas exactement ce que vous avez indiqué à deux reprises.

M. Florent Menegaux. - Si !

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai entendu M. Law décrire le plan de licenciement et exposer les conditions dans lesquelles vont devoir partir les quelque 1 200 salariés. Mais le coût social de ces mesures va plomber le résultat net de Michelin pour 2024. Avouez qu'il y a tout de même là un petit sujet...

Vous vous prononcez pour la transparence, tout en rappelant que ce n'est pas vous qui fixez les règles du jeu. Seriez-vous favorables à une évaluation plus précise des différents dispositifs et à une conditionnalité ou une critérisation accrues des aides publiques ? Aujourd'hui, il y a effectivement très peu de règles de jeu.

Employez-vous des intérimaires lorsque vous avez recours au chômage partiel, qui est tout de même aussi une aide importante ?

Enfin, sachant que vos actionnaires vous demandent des explications sur le ratio de 16 % des effectifs en France pour seulement 9 % du chiffre d'affaires, d'autres fermetures de sites sont-elles envisagées ? Si oui, lesquelles ?

M. Florent Menegaux. - Nous sommes favorables à la transparence et à toutes les mesures qui y contribuent. Il existe déjà beaucoup de critères et un reporting très lourd : la décision vous revient de décider s'il en faut davantage.

Nous pensons que la mise en place d'un guichet unique permettrait de simplifier les choses et d'améliorer l'efficacité de ce reporting, tant pour l'entreprise que pour l'administration.

Pouvez-vous, monsieur le rapporteur, me rappeler votre question sur ce que vous appelez les règles du jeu ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il me semble que l'ensemble des membres de notre commission d'enquête, qui représentent tout l'arc politique du Sénat, sont d'accord sur le fait que nous devons nous assurer de l'efficacité des dispositifs mis en place. Pour le CICE, on nous avait annoncé qu'il était créé pour favoriser l'emploi et la compétitivité, mais aucun critère n'a été fixé en la matière. Il est vrai qu'on ne peut reprocher quelque chose à une entreprise, si nous n'avons pas fixé cela comme condition ou critère.

Seriez-vous favorable à ce qu'on pose des critères plus précis que les entreprises devraient respecter ?

M. Florent Menegaux. - Michelin respecte toujours les règles. Notre sujet, c'est plutôt l'efficacité des politiques publiques. De notre côté, nous savons parfaitement à quoi sont employées les aides. Si l'on nous fixe des critères pour une aide, nous les respecterons dans le cas où nous la touchons.

Je veux quand même rappeler que nous opérons sur un marché mondialisé. Nous devons donc penser à la concurrence et à la compétitivité de la France. Lorsque nous réfléchissons à des règles, nous devons aussi regarder ce qui se fait ailleurs, y compris dans l'Union européenne. On ne peut pas raisonner uniquement sur ce qui se passe au niveau français.

Concernant les sites de Troyes et du Puy-en-Velay, ils sont en ce moment très largement en sous-charge. Huit sites français sont dans ce cas : leur taux de charge est d'environ 50 %.

Comme vous le savez, le marché agricole, le coeur de l'activité de l'usine de Troyes, s'est effondré. L'Europe laisse entrer sur notre marché des pneus indiens sans aucune contrepartie, alors que nous sommes là-bas soumis à des licences d'importation et que nous n'avons pas le droit d'y exporter. Nous avons donc perdu des parts de marché très importantes sur les produits agricoles. Pour autant, nous faisons tout pour essayer de maintenir l'usine de Troyes.

S'agissant des usines de Montceau-les-Mines et du Puy-en-Velay, leurs produits sont indispensables pour les pneumatiques qui servent aux engins militaires. On parle beaucoup de réarmement, mais la chaîne d'approvisionnement n'est pas prête. Nous maintenons en activité des sites en sous-charge - ils sont aussi en sous-charge parce qu'ils exportent beaucoup et que le contexte géopolitique actuel ne favorise pas leur activité -, parce que nous sommes convaincus qu'il faut contribuer à l'effort. Si nous ne pouvons plus bénéficier du chômage partiel, nous devrons réajuster les effectifs pour les établir à un niveau minimum, ce que nous ne souhaitons pas. Il nous semble que l'État doit nous aider à passer ce moment difficile.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Y a-t-il des intérimaires sur ces sites ?

M. Florent Menegaux. - La plupart du temps, ce sont les intérimaires qui sont d'abord affectés avant nos salariés, mais je n'ai pas d'information sur ce cas précis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Habilement, vous n'avez pas répondu à ma première question. Vous me donnez donc implicitement raison ! Est-ce que ce sont le résultat exceptionnel et les provisions pour restructuration qui plombent le résultat net ?

M. Florent Menegaux. - Les provisions pour restructurations sont prélevées sur des résultats qui ne proviennent pas de productions en France. On peut donc dire que l'État français bénéficie de résultats qui viennent de l'étranger. La diminution du résultat est une façon de répartir les choses. Vous avez la gentillesse de rappeler que ces provisions pour restructuration sont très généreuses afin que tous les salariés soient traités correctement. Les montants destinés à l'accompagnement des salariés et à la revitalisation sont très supérieurs à tout ce que font nos collègues en la matière !

M. Fabien Gay, rapporteur. - On est d'accord sur ce point, mais je pense que personne ne peut comprendre, en premier lieu les salariés qui perdent leur job, que l'entreprise réalise des bénéfices, verse des dividendes, touche des aides publiques et décide de licencier dans le même temps ! Je connais par coeur les arguments : la compétition internationale, la nécessaire agilité, le meilleur PSE... Mais comprenez que nombre de personnes, en particulier nombre d'élus, ne peuvent pas comprendre ces licenciements.

M. Florent Menegaux. - À force de raisonner ainsi, la compétitivité du pays est largement entamée. Faisons attention !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais si l'on vous écoute, huit sites sont menacés. Si l'on continue de verser de l'argent public sans le conditionner, Michelin pourrait devenir un groupe au pavillon français sans quasiment rien produire en France.

M. Florent Menegaux. - Je vous laisse la paternité de cette conclusion.

Mme Pascale Gruny, présidente. - Je vous remercie, monsieur le président, madame, messieurs, pour cette audition précise et pédagogue.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'Auchan Retail : MM. Guillaume Darrasse, directeur général,
et Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques

(mercredi 19 mars)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Guillaume Darasse, directeur général d'Auchan Retail et président d'Auchan France, et M. Guillaume Gardillou, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MMGuillaume Darasse et Guillaume Gardillou prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitant. Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons jugé utile de vous entendre, car votre entreprise, présente partout en France et dans le monde, a été avec Michelin, que nous avons entendu hier, au coeur d'un débat politique le 5 novembre dernier. Interrogé à l'Assemblée nationale sur le projet de fermeture d'une dizaine de magasins Auchan, M. Michel Barnier, alors Premier ministre, avait déclaré : « J'ai le souci de savoir ce qu'on a fait dans ces groupes de l'argent public qu'on leur a donné. Je veux le savoir. Et donc nous allons poser des questions et nous verrons si cet argent a été bien ou mal utilisé, pour en tirer les leçons ».

Notre commission d'enquête doit permettre de répondre à ces interrogations légitimes, étant rappelé que vous avez apporté quelques éléments de réponses lors de votre audition le 22 janvier dernier par la Commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale.

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis, M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

M. Guillaume Darasse, directeur général d'Auchan Retail. - Merci, Monsieur le Président, Monsieur le Rapporteur, Mesdames, Messieurs les Sénateurs de nous donner la possibilité de nous exprimer dans le cadre de votre enquête sur l'utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises.

En introduction, il convient de procéder à une brève présentation d'Auchan. Le premier magasin Auchan a été créé en 1961 par Gérard Mulliez à Roubaix, dans le quartier des Hauts Champs, qui par la suite donnera son nom à l'entreprise. Il s'agit d'une entreprise familiale non cotée en Bourse et qui, aujourd'hui, est présente dans environ douze pays. L'enseigne compte plus de 2 896 points de vente et emploie 142 000 collaborateurs dans le monde. En France, Auchan dispose de 680 points de vente sous enseigne répartis entre 165 hypermarchés, 342 supermarchés et 28 magasins d'ultra-proximité et y emploie 54 328 salariés.

Depuis sa création, le modèle d'Auchan a profondément structuré les modes de consommation des Français et repose sur trois principes : des hypermarchés proposant une vaste gamme de produits, une promesse de prix attractifs visant à accompagner la démocratisation de la consommation ainsi qu'une offre très large qui, bien que centrée sur l'alimentaire, comprend également le textile, l'électroménager et la culture. Il convient également de souligner que l'enseigne Auchan est fière de son modèle social. En effet, elle est pionnière de l'actionnariat salarié depuis 1977 notamment grâce à l'introduction de la participation et de l'intéressement. Aujourd'hui, ce dispositif existe également en Espagne, au Portugal, au Luxembourg ainsi qu'en Pologne et environ 90 % des collaborateurs de ces pays sont actionnaires de leur entreprise. Ces faits sont le reflet de notre croyance en la notion de capital humain, tout particulièrement en France.

Au cours de l'année 2024, Auchan a recruté 14 421 collaborateurs en CDI, étant rappelé que le secteur de la grande distribution est l'un des principaux employeurs de jeunes non diplômés et de moins de 25 ans. De plus, nous proposons systématiquement à nos employés des parcours qualifiants, notamment en métiers de bouche. Nous accueillons également environ 5 000 alternants ainsi que 3 200 stagiaires. En outre, nous privilégions l'évolution sociale de nos employés. À ce titre, plus de 40 % de nos managers sont issus d'une promotion interne. Nous oeuvrons également pour que nos magasins deviennent le symbole du bien vivre ensemble et de l'inclusion. Pour ce faire, nous employons des salariés de 114 nationalités différentes et 3 500 de nos collaborateurs sont en situation de handicap et sont présents dans 90 % de nos points de vente.

Cependant, malgré nos valeurs et nos convictions, le plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) annoncé cet automne reflète de graves difficultés économiques. Notre enseigne est basée sur le format du très grand hyper marché avec une superficie moyenne de plus de 10 000 mètres carrés. Malheureusement, ce format se trouve désormais en difficulté. En effet, 85 % de nos points de vente perdent en attractivité et en rentabilité. Nous constatons également une baisse régulière de la fréquentation de nos hypermarchés depuis 2012. Cette baisse a entraîné un recul du chiffre d'affaires ainsi que des résultats économiques. De plus, nos parts de marché en France sont passées de 12 points à 8 points détériorant ainsi nos conditions d'achats. Nous avons également perdu 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires tandis que notre excédent brut d'exploitation a été divisé par six. Au total, nous avons enregistré une perte nette de 485 millions d'euros au titre de l'année 2023.

Cette situation structurelle que nous affrontons nous pousse à réinventer notre modèle qui, contrairement à certaines croyances, n'est pas encore obsolète. En effet, encore neuf Français sur dix effectuent tout ou partie de leurs courses dans les hypermarchés. Par ailleurs, ces magasins demeurent une réponse efficace face aux contraintes de pouvoir d'achat et aux fractures territoriales. En revanche, à l'instar d'autres secteurs économiques, le secteur de la grande distribution commence également à être confronté à des difficultés économiques et à des plans sociaux.

Les difficultés rencontrées par notre enseigne proviennent de plusieurs raisons. Premièrement, il importe de mentionner l'essor massif des enseignes de hard discount qui pratiquent une politique d'implantation agressive (entre cinq à dix nouvelles enseignes implantées depuis les quinze dernières années). Ces enseignes pratiquent un modèle économique différent du nôtre du fait de leurs effectifs réduits et de leurs coûts inférieurs. Bien souvent, les enseignes de hard discount effectuent leurs achats au niveau européen, obtenant ainsi de meilleures conditions commerciales qu'Auchan. Deuxièmement, notre modèle d'hypermarché s'est construit autour d'une offre variée qui ne se concentrait pas uniquement sur l'alimentaire. Cependant, depuis plusieurs années, des enseignes spécialisées ont commencé à émerger et les grandes plateformes de e-commerce américaines et chinoises captent désormais une majorité des achats de textiles, d'électroménagers et de culture. Enfin, la majoration de 50 % de la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) relative aux surfaces de plus de 2 500 mètres carrés a impacté une grande partie du parc foncier d'Auchan. En revanche, cette majoration ne s'applique pas aux enseignes de hard discount qui disposent de surfaces plus petites.

Notre objectif reste néanmoins la pérennisation de notre entreprise ainsi que des emplois. À ce titre, nous avons noué un partenariat stratégique avec Intermarché grâce auquel nous avons procédé à la création d'Aura Retail, une centrale d'achat commune, qui nous permettra d'améliorer nos conditions d'achats et de réduire notre écart concurrentiel. De plus, nous ajustons nos hypermarchés en les réduisant et en les recentrant sur les besoins quotidiens, notamment en mettant l'accent sur les produits frais traditionnels, les articles de grande consommation, les produits du quotidien non alimentaires, le textile, ainsi que les articles pour la maison. Cependant, nous sommes également amenés à prendre des décisions humaines difficiles. Comme nous avons pu le communiquer lors de notre annonce du 5 novembre dernier, nous sommes amenés à réorganiser nos services support au regard de la perte de chiffre d'affaires et d'optimiser l'organisation de nos magasins afin qu'ils soient plus efficaces et agiles. À ce titre, nous allons procéder à la fermeture de dix magasins pour lesquels il s'avère impossible de retrouver une rentabilité. Toutes ces mesures visent néanmoins à soutenir notre pérennité et notre compétitivité.

Au cours de la semaine écoulée, nous avons eu l'occasion de signer les éléments relatifs au PSE avec les partenaires sociaux de l'enseigne. Il convient de souligner que nous proposerons également un accompagnement social à la hauteur de l'enjeu et le retour à l'emploi reste notre préoccupation première. À ce titre, nous mettrons en place des reclassements internes ou externes et nous organiserons des formations de reconversion, d'aide à la création ou reprise d'entreprises, d'aide à la recherche d'emploi. Nous accompagnerons également au mieux nos employés en fin de carrière. Par ailleurs, ce PSE ne vise aucunement à maximiser les profits ni à augmenter les dividendes de l'actionnaire qui s'avèrent quasiment nuls depuis plus de cinq ans. Cependant, notre actionnaire continue de croire en l'enseigne et de la soutenir. En effet, il vient d'investir 500 millions d'euros dans l'acquisition de 94 magasins casinos afin de renforcer notre taille et notre maillage territorial. Cet investissement a permis de sauvegarder 5 600 emplois en France. De plus, fin 2024, il a procédé à une recapitalisation à hauteur de 1,6 milliard d'euros.

Je souhaiterais maintenant aborder les aides publiques perçues par Auchan. Sur la période 2013-2023, Auchan s'est acquitté d'environ 4 milliards d'euros d'impôts et de taxes et a bénéficié de 636 millions d'euros d'aides fiscales, soit un solde net de 3,3 milliards d'euros versés au Trésor public. Sur cette même période, l'enseigne a versé 5,6 milliards d'euros de cotisations sociales et a bénéficié en retour d'une réduction de 1,3 milliard d'euros ainsi qu'une aide à l'embauche de 67 millions d'euros. Les aides perçues s'avèrent donc principalement des aides à l'emploi non discriminantes sous forme de crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) puis d'allégements de charges. Par ailleurs, j'ai bien conscience que ces aides ont souvent été critiquées comme étant des « trappes à bas salaire ». Cependant, notre enseigne échappe à cette critique. En effet, nous mettons en place une réelle promotion interne et nos collaborateurs bénéficient de salaires d'entrée et de salaires moyens bien supérieurs aux minimas fixés. Le salaire fixe annuel de nos employés est de 14 % au-dessus du SMIC pour un premier emploi et, au bout de douze mois, le salaire fixe moyen est de 20 % supérieur au salaire minimum. En revanche, nous ne bénéficions ni du crédit d'impôt recherche ni d'aides en provenance des collectivités locales ou de l'Union européenne.

La ventilation des aides perçues s'est faite de la façon suivante : 44 % du montant total a été alloué au personnel d'Auchan, notamment au niveau des conditions de travail, du recrutement ainsi que des primes de participation et d'intéressement ; 29 % de ces aides ont permis de maintenir la compétitivité de l'entreprise ; 17 % des sommes perçues ont été investies dans la transition écologique et énergétique et à la modernisation technique de la gestion de nos magasins ; enfin, 10 % ont été consacrées à l'innovation et à l'amélioration de la fluidité des parcours d'encaissement.

Je souhaite également ajouter que si le CICE a pris fin en 2018, la majoration de la Tascom a quant à elle perduré pour représenter aujourd'hui 42 % du montant du CICE perçu.

Nous comprenons également parfaitement le raisonnement derrière la demande de remboursement des aides en cas de plan social. D'un point de vue extérieur, il peut sembler que l'argent public aurait été mal utilisé et que l'objectif de maintien de l'emploi n'aurait pas été atteint. Or, la réalité est tout autre. Dans le cas d'Auchan, ces aides ont servi principalement à investir en moyens humains et techniques et ont permis de différer un certain nombre de décisions difficiles et de préserver au maximum l'emploi. Bien que ces aides aient été pensées pour alléger le coût du travail et le niveau de fiscalité des entreprises, leur objet diffère face à des situations comme celle que nous traversons actuellement. En effet, il me semble qu'elles ne sont pas conçues et sont insuffisantes pour repenser complètement un modèle économique et ne peuvent pas être utilisées pour différer indéfiniment un ajustement économique et humain. Je pense donc que supprimer ces aides ou nous demander de les rembourser à un moment critique pour notre enseigne reviendrait à infliger une double peine aussi bien à Auchan qu'à ses salariés.

Votre remarque sur les contrôles s'avère légitime. Cependant il importe de s'interroger sur leur fondement et leurs modalités. Il convient également de s'assurer qu'ils ne représentent pas un dispositif trop complexe ou trop bureaucratique afin de ne pas rendre ces aides inaccessibles ou inapplicables. En effet, cette situation s'avérerait contradictoire avec l'objectif de simplification qui est unanimement poursuivi par l'ensemble des formations politiques.

Enfin, pour aider les entreprises, il convient de leur offrir le même cadre concurrentiel que les autres pays européens, notamment en rééquilibrant les règles françaises relatives aux modèles intégrés et aux modèles franchisés et en révisant la Tascom. Il en va de notre responsabilité collective, et particulièrement celle d'Auchan, de garantir la pérennité de notre modèle qui, malgré certaines faiblesses, demeure un acteur essentiel de la distribution en France. Nous comptons sur votre soutien pour engager les évolutions nécessaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens tout d'abord à vous remercier pour votre transparence quant à l'utilisation des aides ainsi que sur les chiffres que vous nous avez fournis.

Il est vrai qu'Auchan n'est pas une entreprise cotée. Mais la famille Mulliez possède plusieurs marques comme Boulanger, Flunch, Leroy Merlin, Les Trois Brasseurs, Décathlon, Brice, Jules, Kiabi, Saint-Maclou, Midas, Norauto, Alinéa et d'autres moins connues : c'est en quelque sorte un empire qui a été construit.

La force d'Auchan réside dans sa capacité à construire à la fois des hypermarchés et supermarchés de très grandes tailles ainsi que des zones où d'autres magasins, principalement issus de l'association familiale Mulliez, se sont installés. De plus, à l'intérieur de ses propres magasins, Auchan a réussi à attirer différentes enseignes connues et reconnues qui ont participé au développement des galeries marchandes. L'entreprise familiale représente donc un bassin d'emploi conséquent réparti sur l'ensemble du territoire national.

J'aimerais revenir sur l'utilisation des aides publiques. En effet, au cours d'une précédente audition, nous avons rencontré Louis Gallois, à qui nous devons le dispositif du CICE. Il nous a expliqué que, pour lui, le CICE ne visait pas tant à la sauvegarde de l'emploi qu'à la compétitivité des entreprises. Or, la compétitivité s'avère difficilement évaluable. À ce titre, j'aimerais que vous nous expliquiez dans quelle mesure vous parvenez à obtenir une répartition si précise des 478 millions d'euros perçus dans le cadre du CICE. Avez-vous mené des études ? Vous êtes-vous appuyés sur des chiffres précis ? Avez-vous versé une partie de ces sommes au CSE d'Auchan ? En avez-vous échangé avec les délégués syndicaux ? En somme, je souhaiterais savoir comment vous parvenez à évaluer les effets de la compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - En regardant votre répartition, il me semble que l'ensemble des sommes perçues a servi à renforcer votre compétitivité. En effet, toutes les actions qu'elles soient pour les salariés, la transition écologique ou encore l'innovation entraînent in fine une amélioration de la compétitivité de votre enseigne. À ce titre, j'aimerais que vous nous expliquiez davantage les mesures prises grâce aux 29 % des aides investies pour la compétitivité d'Auchan.

M. Guillaume Darasse. - Les 29 % investis correspondent à environ 139 millions d'euros. Il s'agit principalement d'investissements visant à baisser les prix de vente aux consommateurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette compétitivité concerne-t-elle donc vos concurrents directs ?

M. Guillaume Darasse. - Tout à fait. Concernant le personnel, nous avons mesuré l'investissement par rapport à des formules dérogatoires. En outre, les aides publiques ont également facilité nos investissements dans la transition écologique et l'innovation, des initiatives que nous n'aurions pas pu entreprendre autrement. De plus, l'ensemble de ces éléments a été partagé dans le cadre de nos instances représentatives du personnel et figure dans les procès-verbaux de ces instances.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie encore une fois pour l'effort de transparence dont vous faites preuve. Cependant, permettez-moi de vous reposer la question : comment avez-vous évalué cette répartition des aides publiques ? Avez-vous procédé à des études indépendantes ? Il pourrait être pertinent de nous transmettre, à Monsieur le Président et à moi-même, les rapports que vous avez établis au moment de la répartition. Il est vrai que ma famille politique a souvent été critique vis-à-vis du CICE. Cependant, je serais très intéressé de pouvoir étudier votre évaluation de cette aide.

M. Guillaume Darasse. - Nous nous sommes principalement penchés sur les investissements que nous n'aurions pas pu mener si nous n'avions pas bénéficié de ces aides. Il ne s'agit effectivement pas d'une science exacte. Par ailleurs, nous avons communiqué en ce sens auprès de nos partenaires sociaux qui sont restés très attentifs à l'utilisation de ces aides.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je tiens à préciser qu'il ne s'agit pas là d'une critique. En effet, le CICE n'est assorti d'aucun critère restrictif et les entreprises bénéficiaires n'avaient aucune obligation de flécher les sommes perçues. Il est en effet compliqué d'évaluer exactement l'impact que ces aides ont eu sur votre compétitivité.

M. Guillaume Gardillou, directeur des Affaires Publiques. - Je tiens à préciser que la difficulté consiste à mesurer la conséquence compétitive de ces aides. Actuellement, nous vous présentons l'utilisation que nous avons faite des sommes perçues. Il s'avère complexe pour nous de vous indiquer l'impact qu'elles ont eu sur la compétitivité.

Cependant, je tiens à souligner qu'une partie du CICE, en accord avec la Direction générale, a été intégrée dans la formule de calcul de l'intéressement des employés. À ce titre, il s'agit du seul poste d'investissement du CICE pour lequel nous sommes en mesure d'identifier précisément l'impact sur les salariés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le fait d'allouer 29 % des aides perçues pour la compétitivité des prix peut entraîner le débat suivant : les entreprises peuvent-elles utiliser l'argent public pour être agressives sur les prix de vente ? Encore une fois, le CICE n'étant assorti d'aucune condition restrictive, aucune action n'est répréhensible, mais la question mérite néanmoins d'être soulevée. Par ailleurs, je constate également que les 10 % que vous avez entre autres investis dans l'automatisation des caisses ont généré une diminution du nombre de postes sur ce secteur.

M. Olivier Rietmann, président. - Avant d'aborder la thématique du plan social, j'aimerais vous poser une dernière question relative aux aides perçues. Vous avez donc bénéficié de 636 millions d'euros d'aides au niveau fiscal, dont 478 millions d'euros de CICE, et avez dû vous acquitter de 4 milliards d'euros d'impôts et de taxe. Pensez-vous que ce montant aurait été différent sans ces aides du fait de résultats moindres ? J'ai la conviction que les aides publiques vous ont permis de faire certaines dépenses qui elles-mêmes ont contribué à une augmentation de vos résultats, et donc du montant de vos impôts et de vos taxes.

M. Guillaume Darasse. - Il me semble complexe de mesurer précisément l'effet direct et proportionnel de ces aides sur notre imposition. Cependant, au cours de cette période, nous avons procédé au recrutement de plusieurs collaborateurs ce qui nous a permis de rester compétitifs vis-à-vis de nos concurrents. De plus, ces aides nous ont donné la possibilité de soutenir notre modèle social. Je souhaite également partager avec vous une autre donnée qui démontre l'importance de ces aides pour notre enseigne. Chaque année, Auchan investit environ 600 à 650 millions d'euros en investissement (Capex) dans la rénovation et la dotation d'outils informatiques. À ce titre, ces aides s'avèrent importantes pour l'enseigne, car elles représentent environ 80 % des sommes injectés dans le maintien de nos actifs et de nos outils.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais savoir à quoi correspondent les 4 milliards d'euros et d'impôts mentionnés.

M. Guillaume Darasse. - Cette somme comprend 993 millions d'euros de taxes assises sur le chiffre d'affaires soit la Tascom et la contribution sociale de solidarité des sociétés (C3S), 880 millions d'euros de contribution économique territoriale (CET), 670 millions d'euros de taxes locales, 875 millions d'euros de taxes assises sur les salaires ainsi que l'impôt sur les sociétés. La TVA n'est pas comprise dans ce montant.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous mentionniez également le montant de 67 millions d'euros pour des aides à l'embauche. À quoi cette somme correspond-elle ?

M. Guillaume Darasse. - Les subventions à l'embauche concernent principalement les alternants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en arrive donc à ma question sur les 2 400 emplois supprimés que vous évoquiez en début de séance. Comment expliquez-vous que ces salariés ne parviennent pas à être reclassés parmi l'ensemble des enseignes de l'association familiale Mulliez (AFM) ? De plus, les salariés sont actionnaires à 15 % d'Auchan, mais malheureusement, comme vous nous l'indiquiez plus tôt, aucun dividende n'a été versé depuis plusieurs années. Par ailleurs, un grand nombre de collaborateurs effectuent un temps partiel subi, notamment des femmes en ligne de caisse, et disposent donc de salaires inférieurs au SMIC. Évidemment ce problème ne concerne pas uniquement votre enseigne, mais l'ensemble de la grande distribution. Cependant, comprenez-vous l'étonnement et la vive émotion ressentie par les salariés et la population française face au fait que votre enseigne touche des aides publiques et supprime des emplois tout en procédant à l'acquisition de 94 nouveaux magasins ? De plus, d'autres enseignes du Groupe versent des dividendes conséquents à l'AFM, ce qui représente un contraste fort avec la situation d'Auchan.

M. Guillaume Darasse. - Je comprends parfaitement l'émotion et le regard moral qui peut être apporté sur ce sujet. Cependant, je ne lie pas cette situation aux éléments structurels que vous avez évoqués. En effet, il convient de préciser que l'AFM regroupe plusieurs écosystèmes d'entreprises, mais ne constitue aucune entité juridique. Auchan ne fait pas partie d'un groupe. Chaque entreprise de l'AFM est indépendante et autonome. Il n'existe aucune holding qui regroupe l'ensemble des entités de l'AFM.

Par ailleurs, je souhaite rappeler également que les actionnaires familiaux ont procédé au rachat de magasins afin de développer l'enseigne. À ce titre, ils ont investi 1,6 milliard d'euros en recapitalisation au titre de l'année 2024.

Concernant le PSE, je confirme que ma responsabilité première consiste à reclasser le plus de salariés. Pour ce faire, nos directions des ressources humaines communiquent régulièrement avec celles des différentes entreprises de l'AFM afin d'étudier la possibilité de reclassement externe tout en conservant une proximité géographique. Une plateforme numérique a également été mise en place afin que l'ensemble des magasins puisse publier leurs besoins en termes de recrutement et que les collaborateurs puissent candidater librement. De plus, cette plateforme numérique permet également à nos salariés en temps partiel de trouver un second temps partiel afin de compléter leur rémunération.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner le montant approximatif de ces acquisitions ?

M. Guillaume Darasse. - Le rachat des 94 magasins a représenté un budget d'environ 500 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Comprenez-vous donc l'étonnement face au fait qu'une entreprise procède à des acquisitions à hauteur de 500 millions d'euros alors qu'elle procède à des licenciements et bénéficie d'aides publiques ?

M. Guillaume Darasse. - J'entends parfaitement que la concomitance des faits puisse étonner et poser question. Je rappelle que ce rachat de magasins représente une prise de risque pour l'actionnaire, mais également un levier afin de bénéficier d'un effet de taille.

M. Olivier Rietmann, président. - Avant de céder la parole à mes collègues, j'aimerais savoir quelles auraient été les conséquences si Auchan n'avait pas effectué le rachat de ces magasins. De plus, je tiens à rappeler que vous n'êtes en fonction que depuis un an afin, justement, de redresser la situation de l'enseigne. À ce titre, nous ne vous tenons absolument pas comptable de la situation d'Auchan.

M. Guillaume Darasse. - Je pense que certains de ces magasins auraient fermé. Par ailleurs, nous travaillons activement pour que ces points de vente retrouvent un niveau de rentabilité convenable.

Mme Martine Berthet. - Je souhaitais savoir si la société Auchan Retail était propriétaire des murs des magasins exploités. Si oui, sont-ils tous utilisés ou en existe-t-il certains qui restent vacants ? De plus, avez-vous perçu des aides des régions sur la partie immobilière ?

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Depuis la mise en place du CICE, son coût cumulé s'élève à environ 100 milliards d'euros avec, cependant, des effets qui s'avèrent limités, tant sur l'emploi que sur les investissements. Je souhaiterais vous interroger en votre qualité de dirigeant d'entreprise sur votre perception des résultats du CICE ainsi que sur la gestion qu'en font les entreprises bénéficiaires. De plus, que pensez-vous de l'absence de contrepartie aux aides formelles qui ont été consenties ?

M. Daniel Fargeot. - Comme vous le mentionniez en introduction, nous assistons à la fin d'un modèle d'hypermarché en tant que tel. Il convient effectivement de réinventer ce modèle. À ce titre, comment comptez-vous adapter votre modèle économique aux nouvelles attentes des consommateurs, tout en préservant l'emploi ? De plus, comment envisagez-vous l'évolution de l'emploi au sein d'Auchan dans les cinq prochaines années, compte tenu des transformations du secteur de la grande distribution et des défis économiques actuels ? Par ailleurs, les filiales d'Auchan situées à l'étranger ont-elles bénéficié des aides publiques françaises ? Pouvez-vous nous confirmer que ces aides publiques ne servent pas à financer une politique commerciale plus agressive à l'international ?

M. Guillaume Darasse. - Auchan est propriétaire d'un peu plus de 60 % de son parc immobilier. Ses montants sont estimés sur la base d'une valorisation standard d'un loyer commercial, pour un total compris entre 5,5 et 6 milliards d'euros. De plus, nous disposons de très peu de sites vacants. En effet, il n'est pas dans notre intérêt financier de conserver cette typologie de sites. Nous n'avons pas non plus à ma connaissance perçu d'aides des régions, mais je vous le reconfirmerai par écrit.

Sur les questions relatives au CICE, je pense qu'il est dans notre intérêt commun que les entreprises soient compétitives, notamment celles situées dans des zones où le tissu économique et industriel s'avère important. Le CICE sert justement à redonner cette compétitivité après une certaine augmentation de la pression sociale les années précédant sa mise en oeuvre. Concernant l'absence de contrepartie, je n'ai pas vocation à me substituer au législateur, mais que je considère qu'il est légitime de flécher les contreparties. Cependant, il conviendrait aussi de réfléchir aux notions de contrôle et de sanction.

Sur la question de l'évaluation de l'effet sur l'emploi, il s'avère difficile de le mesurer. En revanche, il convient de ne pas tomber dans une vision dans laquelle nous opposerions certaines évolutions. En effet, nous avons évoqué le système des caisses ainsi que le sujet des salaires et du coût du travail. Je pense que ces deux visions ne sont pas nécessairement contradictoires.

De plus, le modèle de création de valeurs d'Auchan va dépendre principalement des choix commerciaux que nous effectuerons notamment au sujet de la refonte de nos hypermarchés et la conception que nous avons de notre métier, d'autant plus que l'alimentation saine et responsable est désormais au coeur des débats. Le choix que nous faisons actuellement est celui des produits frais, traditionnels, des fruits et des légumes, de la boucherie et de la poissonnerie, de la charcuterie, des traiteurs et des fromagers avec des stands à la coupe. Ces secteurs sont consommateurs de main-d'oeuvre et nous sommes amenés en tant qu'entreprise à former une partie de nos salariés sur ces métiers.

Par ailleurs, je souhaite rappeler que chaque pays où Auchan est implanté dispose d'un modèle économique différent avec une compétitivité également différente. À ce titre, il n'existe aucun flux financier entre les pays, au-delà des flux nécessaires pour développer et lancer l'enseigne dans ces pays.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Premier ministre, Michel Barnier, a annoncé qu'il comptait demander une enquête à l'IGF sur Michelin et Auchan relative à l'utilisation des fonds publics. Lors de l'audition du groupe Michelin, nous avons reçu confirmation que cette enquête aurait bien lieu, mais qu'elle n'avait pas encore commencé. Êtes-vous au courant d'une enquête similaire pour votre enseigne ? De plus, j'aimerais connaître votre avis sur la question de la transparence des fonds publics. Le Directeur général de Michelin nous a lui-même proposé de nous communiquer chaque année un tableau récapitulatif répertoriant les différents dispositifs du groupe. Enfin, que pensez-vous d'un ciblage plus précis des aides aux entreprises ?

Auchan a également souffert de sa forte présence en Russie, notamment au cours des années 2022 et 2023. Il convient de s'assurer que les salariés d'Auchan ne souffrent pas des répercussions de ces situations.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous évoquiez la plateforme mise en place entre différentes enseignes d'un même territoire. Disposez-vous de statistiques de performance de ces plateformes ? Combien de personnes affectées par le PSE d'Auchan ont-elles pu trouver un emploi par le biais de cette plateforme ?

M. Guillaume Darasse. - Tout d'abord, nous sommes entièrement favorables à la transparence des fonds. Nous pourrions également vous fournir les contributions de l'entreprise au travers de ses taxes, ses impôts et ses charges sociales afin que vous disposiez d'une vision globale de ce qu'elle perçoit et de ses contributions.

De plus, il n'existe pas de lien entre des investissements ou la situation de certains pays étrangers et les dispositifs sociaux que nous avons mis en place. En effet, nous avons uniquement basé notre analyse sur la performance de l'enseigne en France. Il doit y avoir une étanchéité et une autonomisation complète entre les pays.

Sur la question du ciblage précis des aides, tout dépend de leur nature. En effet, nous devons nous plier à l'objectif des aides et ne sommes donc pas entièrement libres sur le fléchage de l'argent public.

Par ailleurs, je n'ai pas été notifié d'une quelconque enquête à ce stade de la part du ministère.

Enfin, le nombre de licenciements ne s'élève pas à 2 400, mais nous aurons une vision plus précise dans les mois à venir. À ce titre, nous venons de recevoir la signature des trois syndicats représentatifs donc nous pouvons désormais entamer le processus de PSE.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens sincèrement à vous remercier, Messieurs, pour votre disponibilité, votre bonne volonté affichée ainsi que pour la transparence dont vous avez fait preuve pendant cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Bpifrance : M. Nicolas Dufourcq, directeur général 
et Mme Sophie Rémont,
directrice de l'expertise et des programmes de la direction de l'innovation

(mercredi 19 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance et Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise et des programmes de la direction de l'innovation.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame, Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Mme Sophie Rémont, directrice de l'expertise et des programmes de la direction de l'innovation. - Je précise que, au sein de Bpifrance, je me déporte sur les sujets qui concernent EDF.

M. Nicolas Dufourcq, directeur général de Bpifrance. - Quant à moi, je suis président du conseil de surveillance de STMicroelectronics et membre du conseil d'administration de Stellantis.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Nicolas Dufourcq et Mme Sophie Rémont prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux. Tout d'abord, nous souhaitons établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants. Ensuite, nous voulons déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics. Enfin, nous devons réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous vous avons convoqués aujourd'hui afin de mieux cerner le rôle et le fonctionnement de l'opérateur Bpifrance dans le versement et le contrôle des aides publiques aux entreprises. Quelles sont les aides que votre organisme gère pour soutenir l'innovation ? Quelles sont les mesures de contrôle, mais aussi de suivi et d'évaluation que met en oeuvre Bpifrance ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Nicolas Dufourcq. - Je commencerai par rappeler les métiers de Bpifrance, car chacun d'entre eux comporte une dimension plus ou moins importante liée aux aides publiques.

Notre métier historique consiste à garantir les banques françaises sur les crédits les plus risqués qu'elles accordent aux PME-TPE françaises, qui peuvent être sous-traitants d'autres entreprises de plus grande taille. Les dotations sont inscrites dans le programme budgétaire 134 du projet de loi de finances. En 2025, le chiffre était à zéro, quand il était à 44 millions d'euros en 2024 ; il était à zéro en 2023 et à 177 millions d'euros en 2022 ; la crise du covid a justifié une dotation significative, à 310 millions d'euros en 2021 et 351 millions d'euros en 2020. Nous garantissons des établissements comme le Crédit agricole, le groupe BPCE, BNP Paribas, Société générale, etc. Cette activité représente environ 10 millions d'euros de crédits par an et 70 000 entreprises. Vous avez sans doute connu ce métier historique sous le nom de Sofaris, il y a trente ans. Les régions nous apportent leur concours en la matière, de manière modeste. Elles l'ont fait à hauteur de 10 millions d'euros en 2024.

À cela s'ajoute la garantie export dont était chargée la Coface, devenue Bpifrance Assurance Export, que nous gérons au nom et pour le compte de l'État. Je précise que nous le faisons en utilisant directement les fonds propres de l'État. Nous instruisons les dossiers et nous les présentons en commission des garanties à Bercy. Cette garantie export ne coûte pas et rapporte, en réalité. Elle est construite dans son mécanisme et son protocole pour être équilibrée. Toutefois, la sinistralité étant toujours plus faible que prévue, la garantie rapporte. En exécution 2024, le solde de ce compte de l'État était positif de 771 millions d'euros. Cette activité concerne essentiellement des grandes entreprises dans les secteurs militaire et naval. Nous accompagnons également environ 90 PME par an, qui peuvent être des sous-traitants d'autres entreprises de plus grande taille. Les résultats restent positifs depuis l'exécution 2020, mais dans des proportions variables. Au total, depuis cinq ans, les profits se sont établis à 2 milliards d'euros.

Le métier de l'innovation, ensuite, est le plus subventionné de tous, car il s'agit de prendre de gros risques. Il est géré par la direction de l'innovation, que représente Mme Sophie Rémont, et qui comporte d'une part un volet subventionnel lié au plan France 2030, d'autre part un volet consacré aux investissements en fonds propres dans le capital-risque, représentant 8 milliards d'euros en gestion. Les fonds de capital-risque viennent pour moitié des fonds propres de Bpifrance, tandis que l'autre moitié est gérée pour le compte du Secrétariat général pour l'investissement (SGPI), chargé du déploiement du plan France 2030. En effet, celui-ci nous confie des capitaux en fonds propres, que nous gérons pour son compte. Nous sommes donc une société de gestion.

Le financement de l'innovation a connu une explosion avec le plan France 2030. Une partie importante des 54 milliards d'euros qui ont été déployés dans ce cadre a été confiée à l'opérateur Bpifrance. Vous connaissez sans doute la comitologie très élaborée du dispositif, à laquelle participent les ministères et les équipes du secrétaire général pour l'investissement, chargé du plan France 2030, M. Bruno Bonnell. Les ministères sont eux-mêmes représentés par des responsables chargés des verticales d'accélération de France 2030. Les opérateurs, dont Bpifrance, procèdent à des appels à projets qui sont instruits par les services d'expertise que dirige Sophie Rémont pour Bpifrance. Nous présentons nos conclusions dans le cadre d'un processus de sélections successives, fonctionnant comme un alambic, si vous me permettez cette comparaison, qui conduit l'État à retenir un projet sur trois, et sans doute bientôt un projet sur quatre, compte tenu des restrictions budgétaires. Parmi ces projets, certains sont de petite taille, à 5 ou 10 millions d'euros, et d'autres sont énormes et défraient la chronique. Ainsi, l'entreprise Automotive Cells Company (ACC) a reçu 600 à 700 millions d'euros d'aides pour l'usine de batteries de Douvrin, la société taïwannaise ProLogium a obtenu 1,5 milliard d'euros d'aides pour construire une autre usine de batteries à partir d'une technologie solide, et l'entreprise Verkor, qui fabrique des batteries pour le compte de Renault, a reçu une subvention de 500 millions d'euros. De grosses usines qui fabriquent des éléments importants de la chaîne de valeur de l'hydrogène sont également concernées, comme la société Genvia à Béziers. Des aides importantes ont été attribuées à STMicroelectronics et la société américaine GlobalFoundries a reçu une subvention de 1,8 milliard environ pour l'implantation potentielle d'une usine à Grenoble.

Ainsi les gros « grumeaux » de France 2030, si je puis le dire ainsi, sont essentiellement constitués par les batteries, les semi-conducteurs et l'hydrogène, dans une moindre mesure. Pour le reste, une multitude de dossiers a été instruite dans le cadre des 117 appels à projet. Nous avons collecté 9 000 projets et 3 000 décisions positives ont été rendues. Cela correspond bien évidemment à des montants très importants. La direction de l'innovation de Bpifrance a ainsi déployé 9 milliards d'euros en 2023, 5 milliards d'euros en 2024 et elle déploiera probablement 3 milliards d'euros en 2025, compte tenu des restrictions budgétaires. Le plan France 2030 est désormais en phase descendante, mais les montants restent importants.

Le financement de l'innovation française est une décision descendante de comités formés d'experts. Ces derniers sont nombreux, puisqu'il y en a trois par projet, de sorte que 1 500 experts privés et publics travaillent en permanence pour nous sans être salariés de Bpifrance ni relever de l'administration de l'État. Cette comitologie instruit 9 000 dossiers, en choisit 3 000, nous demande de faire les annonces aux entrepreneurs, de décaisser les fonds, puis de suivre dans la durée, parfois longue, le déroulement de ces projets. Il s'agit là du « volet dirigé » de France 2030, soit le volet vertical descendant.

Quant au volet remontant, ou structurel, il consiste pour nous à être à l'écoute des entrepreneurs, à la tête de PME ou de start-up, qui viennent trouver nos équipes chargées de l'innovation dans les 55 agences régionales de Bpifrance. Il revient à celles-ci de prendre la décision d'attribuer ou pas un soutien à l'innovation. Ces équipes sont composées d'ingénieurs qui ont aussi une formation financière. C'est ainsi que nous fonctionnons depuis les débuts de Bpifrance, il y a treize ans.

Ce volet structurel représente environ 1 milliard d'euros. Nous recevons une dotation de 300 millions d'euros et nous prenons en compte un effet multiplicateur de trois car il ne s'agit pas de subventions sèches, mais toujours d'avances remboursables, de prêts à l'innovation ou de prêts à l'amorçage. Grâce à cet effet de levier, avec 300 millions ou 350 millions d'euros de dotations, nous pouvons atteindre 1 milliard, 1,1 milliard, voire 1,2 milliard d'euros de financement de l'écosystème. Cette logique, fondamentale, correspond au modèle israélien, selon lequel la société est intelligente et doit nous dire où il faut aller, car contrairement aux experts, la société ne rate jamais rien. Il faut donc suivre un modèle à la fois vertical et descendant, mais aussi structurel et remontant. Bpifrance est à la confluence de ces deux mouvements.

Enfin, le métier d'accompagnement et de conseil aux entrepreneurs est devenu très important, puisque 1 500 consultants indépendants travaillent pour nous. Nous les envoyons dans les PME qui ont besoin d'être aidées pour trouver leur trajectoire de performance. Nous recevions historiquement des petites dotations de l'État, mais leur montant a été remis à zéro en 2025. C'est dommage, car l'effet multiplicateur de ce petit capital humain est considérable. Les entreprises qui ont reçu les consultants de Bpifrance sont transformées pour toujours, et vous l'avez certainement constaté dans vos territoires. Cela ne coûte pas grand-chose, environ 50 millions d'euros de dépenses publiques par an, ou pour être précis, 66 millions d'euros en 2024, 53 millions d'euros en 2023, 55 millions d'euros en 2022 et 30 millions d'euros en 2021. Ces quelques dizaines de millions d'euros ont eu un effet de transformation complète sur les PME dans les territoires. Nous continuerons de porter cette dynamique, mais avec des moyens réduits que nous prendrons sur les fonds propres de la banque, à hauteur d'une trentaine de millions d'euros par an. Même s'il n'est pas courant pour une banque d'agir ainsi, nous ne pouvons pas décevoir les entrepreneurs qui attendent beaucoup du soutien de Bpifrance en la matière.

Dans le cadre de notre activité d'accompagnement à la création d'entreprise, nous soutenons 300 associations, qui emploient elles-mêmes 70 000 bénévoles qui aident les Français à créer des entreprises. Vous le constatez à travers les réseaux qui oeuvrent dans vos territoires, comme France Active, Initiative France, Réseau Entreprendre, ou encore les Boutiques de Gestion (BGE), qui sont en partie subventionnés. L'essentiel de ces aides est pris sur les fonds propres de la banque, à hauteur d'environ 50 millions d'euros par an. Nous complétons grâce à la contribution du Fonds de cohésion sociale (FCS), qui atteignait 15 millions d'euros en 2024, en baisse par rapport aux années précédentes, puisque le montant était de 21 millions d'euros en 2023 et de 27 millions d'euros en 2022.

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides portent-elles sur la création d'entreprise ou sur la création par reprise d'entreprise ?

M. Nicolas Dufourcq. - Elles portent sur l'ensemble du périmètre de la création d'entreprise, ce qui inclut la transmission et la reprise, ainsi que le plan Quartiers 2030 dans les banlieues, qui a été lancé avant l'été dernier.

Nous faisons aussi des investissements en fonds propres à hauteur de 5 milliards d'euros par an. Nous utilisons pour cela les fonds propres de la banque et des capitaux qui nous sont confiés en gestion, soit par l'État, soit par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), soit par des acteurs privés, soit encore par des fonds souverains étrangers que nous gérons en toute indépendance. Nous avons ainsi pu annoncer récemment un investissement important de 800 millions d'euros dans Veolia. Mais nous investissons aussi dans des petites PME dans les territoires, qui sont les sous-traitants de grandes entreprises. En nombre d'opérations d'investissement par an, Bpifrance est classée selon les années numéro un ou numéro deux mondial. C'est une énorme machine à injecter de l'equity dans l'économie.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel concurrent vous prend la première place ?

M. Nicolas Dufourcq. - Il s'agit du fonds d'investissement Kohlberg, Kravis et Roberts (KKR), qui était numéro un l'an dernier. Toutefois, si l'on avait pris en compte le capital-risque, il me semble que nous n'aurions pas perdu notre place de numéro un.

Les grandes entreprises du portefeuille de Bpifrance sont Orange, Stellantis, STMicroelectronics, Soitec, Technip, Valeo, Forvia, Constellium, Arkema, EssilorLuxottica, Alstom, Bureau Veritas, Ipsos, Spi, Elis, Verallia, ou encore Mersen, anciennement Carbone Lorraine. Ces entreprises bénéficient-elles d'aides significatives ? L'aide que nous fournissons à Stellantis passe essentiellement à travers sa filière ACC commune avec Mercedes-Benz et TotalEnergies. Quant à STMicroelectronics, elle a bénéficié des programmes Nano 2017 et Nano 2022 qui ont permis la montée en puissance des usines digitales de semi-conducteurs de Crolles, bien avant le plan de relance. Il s'agit en effet du plus ancien programme français de soutien à une filière industrielle.

M. Olivier Rietmann, président. - De quelle nature est ce programme ? S'agit-il d'un accompagnement ?

M. Nicolas Dufourcq. - Il s'agit de subventions directes qui sont remboursables si l'investissement ne se fait pas. Elles sont versées dans le cadre d'un projet important d'intérêt européen commun (IPCEI) et prises sur l'argent public français. Le programme Nano 2022 a concerné non seulement STMicroelectronics, mais aussi Soitec, le laboratoire d'électronique et de technologie de l'information du CEA (CEA-Leti) et, plus largement, toute la filière du semi-conducteur. Le projet a été instruit par les bureaux chargés de l'électronique et des semi-conducteurs de la direction générale des entreprises, négocié par Bpifrance, contractualisé et suivi par les équipes de Sophie Rémont.

M. Olivier Rietmann, président. - Le projet a-t-il été évalué ?

M. Nicolas Dufourcq. - Oui, bien évidemment, car nous réalisons de nombreuses évaluations.

Valeo, qui est une entreprise ultra-technologique, bénéficie historiquement d'aides significatives à l'innovation. C'est aussi le cas d'Arkema. Nous pourrons vous transmettre les chiffres.

Mme Sophie Rémont. - Le plus gros des aides est attribué à des projets européens qui sont autorisés par la Commission européenne et mis en oeuvre à l'échelle française.

M. Olivier Rietmann, président. - Avec des fonds français ?

Mme Sophie Rémont. - Principalement. Pour les projets IPCEI, les fonds sont français, mais le montant d'aides autorisé est négocié auprès de la Commission européenne.

M. Nicolas Dufourcq. - Tout passe par la direction générale de la concurrence à Bruxelles, puisqu'il s'agit d'aides d'État. Elles doivent être autorisées par la Commission européenne, mais l'argent est français.

Mme Sophie Rémont. - J'ajouterai que dans le volet structurel du plan France 2030 figurent aussi des appels à projets qui ne sont pas thématiques, mais qui restent gérés au niveau national. Ce sont des concours d'innovation ou des projets principalement collaboratifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie d'avoir rappelé le rôle de Bpifrance et son champ d'action, très important.

Mes questions porteront sur le contrôle des aides publiques versées par Bpifrance, sur le suivi et l'évaluation, et sur la conditionnalité.

Vous êtes un acteur majeur du versement des aides publiques aux entreprises en France. Comme vous l'avez rappelé, ces aides prennent diverses formes, qu'il s'agisse de subventions directes, de prêts ou de garanties, entre autres.

Lors de nos précédentes auditions, les experts ont souligné la qualité du contrôle exercé par l'administration fiscale dans le cadre du versement des aides fiscales. Toutefois, pour ce qui est des aides versées par Bpifrance, ce contrôle ne peut pas reposer sur le contrôle fiscal. Par conséquent, comment contrôlez-vous le fait que les bénéficiaires d'un prêt ou d'une subvention versée par Bpifrance respectent les critères d'obtention de cette aide ? Quels sont les moyens associés, en particulier les moyens humains dont vous disposez pour effectuer ces contrôles ? En 2024, combien de prêts ont donné lieu à contestation de la part de Bpifrance ?

Dans le cas des aides du plan France 2030, nous savons que chaque bénéficiaire signe un contrat avec Bpifrance qui fixe les conditions de versement de l'aide. Comment contrôlez-vous dès lors le respect des conditions contractuelles ? Concrètement, est-ce que vous vous contentez d'un formulaire déclaratif ou est-ce que vous organisez des contrôles sur pièces et sur place pour vérifier les déclarations des entreprises ? Si tel est le cas, combien de contrôles inopinés de ce type ont été réalisés l'année dernière ? Enfin, avez-vous rencontré des difficultés pour effectuer ces contrôles, particulièrement en ce qui concerne les aides du plan France 2030 ?

M. Nicolas Dufourcq. - Dans notre activité quotidienne, nous respectons une réglementation fondamentale du monde bancaire, qui est connue sous le nom de procédure KYC pour Know Your Customer. Nous devons tout savoir de la chaîne de détention et de propriété, et donc de l'identité de notre contrepartie. Cela signifie que nous ne pouvons faire aucun prêt ni octroi sans procéder à ce contrôle très exigeant. Par exemple, dans le cas d'une holding, il nous faut remonter jusqu'à la détention des titres pour que personne n'ait la possibilité de circuler dans l'ombre. Ce processus coûteux passe par des outils détaillés et fait l'objet de contrôles importants de la part de la Banque centrale européenne et de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). Il est parfaitement maîtrisé par Bpifrance. Dès lors que nous identifions au cours d'une enquête que, à tel endroit de la chaîne du commandement ou de la chaîne de propriété des titres, il y a un acteur qui est domicilié dans les îles Caïmans ou bien dont la presse relate les comportements déplacés, nous ne pouvons octroyer ni prêt ni aide.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Qu'entendez-vous par « comportements déplacés » ?

M. Nicolas Dufourcq. - Certains acteurs ont pu avoir affaire à la justice dans le cadre d'autres activités. Dans ce cas de figure, nous sommes obligés de leur expliquer que nous ne pourrons pas avancer sur leur dossier. C'est un principe qui s'applique d'ailleurs dans toutes les banques, et tous les fournisseurs de Bpifrance sont soumis à cette procédure du KYC, de sorte que l'obligation de transparence est complète. Pour réaliser ces contrôles, la direction du contrôle interne de Bpifrance dispose de 80 personnes, ce qui représente des moyens significatifs. S'ajoutent également d'autres détails particuliers qui permettent d'instruire les dossiers et de garantir que le bénéficiaire de la subvention publique respectera ses engagements. Et nous faisons, en effet, des contrôles sur place.

Quant au nombre de prêts contestés, il reste très modeste, sans doute parce que nous n'octroyons pas ceux qui pourraient prêter à contestation.

Mme Sophie Rémont. - Au-delà des critères de la procédure KYC, intervient la phase de sélection des entreprises qui seront impliquées dans les projets. Nous contrôlons la moindre évolution capitalistique durant la phase de suivi. Nous analysons les projets sur la base de critères que nous définissons avec les ministères qui ont lancé l'appel à projet. Ces critères peuvent être techniques ou économiques, ou encore concerner les moyens humains pour porter le projet, ainsi que les retombées économiques et sociales en matière d'emploi et dans le domaine environnemental. Le versement des aides est progressif et nous définissons à chaque étape des livrables et des jalons que nous demandons à l'entreprise de nous fournir. Le contrôle nous permet ensuite de décider de verser ou pas les aides pour continuer à financer le projet. Au moment de la déclaration, des grilles d'impact nous permettent de justifier ce sur quoi nous basons notre décision. Au fur et à mesure de la réalisation du projet, nous reprenons ce même questionnaire pour effectuer notre contrôle à chaque étape. Dans mes équipes, je dispose de 50 personnes qui font de l'instruction. Elles peuvent s'appuyer sur des experts externes qui les accompagnent sur la partie technique et sur celle qui concerne le marché. Nous travaillons avec les ministères pour définir les critères particuliers et nous inscrivons dans nos contrats certains jalons qui portent sur des points sensibles.

Enfin, dans la phase de suivi, nous demandons un rapport d'étape. Nous nous réunissons avec les porteurs de projet pour évaluer l'avancement du projet. Pour les plus gros d'entre eux, nous organisons des visites annuelles. Au moment du solde du projet, nous opérons des visites sur site, pour contrôler notamment l'investissement ou bien la recherche et développement. Pour les projets IPCEI, nous allons sur site annuellement pour voir comment ils se déroulent.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le contrôle effectué par les banques est bien plus drastique que celui de la direction générale des finances publiques (DGFiP). En effet, ses représentants nous ont dit que les entreprises du CAC 40 comptaient 16 700 filiales, dont au moins 15 % étaient basées dans des paradis fiscaux. Or la DGFiP considère que c'est impossible à contrôler. Mais j'entends que vous parvenez à faire un suivi très rigoureux, de sorte que les entreprises qui ne respectent pas la loi ne peuvent pas concourir à une aide de Bpifrance.

J'ai bien compris les étapes du contrôle que vous menez. Mais pourriez-vous le chiffrer ? Sur combien de projets le contrôle porte-t-il ? Et combien de contrôles effectuez-vous ? Contrôlez-vous davantage les projets au début et à la fin ?

Mme Sophie Rémont. - Je n'ai pas le nombre de contrôles sur site que mes équipes ont réalisés. Pour ce qui est du contrôle des équipements, je vous transmettrai le chiffre par écrit.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le suivi et l'évaluation sont un sujet qui nous intéresse particulièrement. Aucune administration n'a la même définition des aides et personne ne dispose du tableau qui récapitulerait celles qui sont versées. Comment procédez-vous ? Êtes-vous en mesure de dire quel type d'aides une entreprise a pu toucher sur les cinq dernières années ? Parvenez-vous à faire un suivi statistique, dispositif par dispositif, pour vérifier l'efficacité de l'aide que vous apportez ? Enfin, êtes-vous en contact avec les autres administrations qui n'arrivent pas à le faire ?

M. Nicolas Dufourcq. - Nous sommes très évalués et très évaluants depuis la création de Bpifrance, qui a souhaité dès le premier trimestre de l'année 2013 être une maison transparente. Nous avons donc ouvert à la recherche tout le corpus de nos données, depuis 1994, et une centaine de chercheurs ont ainsi pu travailler sur les cohortes et les données financières de notre banque. M. Jean-Noël Barrot, par exemple, quand il était encore économiste, a réalisé une étude importante sur la garantie.

Nous avons aussi nos propres programmes d'évaluation avec des niveaux de qualité plus ou moins poussés. Nous avons évalué la garantie et un travail est en cours pour évaluer le capital-risque. Nous avons aussi évalué l'accompagnement et nos actions de conseil, ce qui a donné lieu à la publication d'un article très positif dans la Revue d'économie financière, où il est établi qu'il n'existe aucun autre dispositif public dont l'effet multiplicateur et le rapport qualité-prix soient aussi élevés. Nos prestations sont peu coûteuses pour un effet important.

Enfin, notre direction de l'évaluation publie chaque année un volume d'études d'impact de l'ensemble de nos métiers qui est présenté au conseil national d'orientation de Bpifrance auquel participent des parlementaires. J'ai renforcé cette tendance à l'évaluation depuis que je suis entré en fonction il y a plus de dix ans, celle-ci ayant été engagée à l'époque d'Oséo.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Seriez-vous favorable à la mise en place de conditionnalités fixées autour de critères plus précis pour attribuer les aides publiques en général ? Seriez-vous d'accord pour contribuer à ce qu'il y ait davantage de transparence sur les aides publiques qui sont accordées ? Cela pourrait prendre la forme, par exemple, d'un tableau où les aides publiques seraient répertoriées, entreprise par entreprise, et dont l'accès serait ouvert au public et aux chercheurs. Enfin, comprenez-vous que des salariés, des élus, ou bien ce que l'on nomme l'opinion publique, puissent être scandalisés lorsque des entreprises touchent des aides publiques, versent des dividendes et licencient dans le même temps ?

M. Nicolas Dufourcq. - Pour ce qui est de la conditionnalité, il faut toujours être prudent sur ce que l'on cherche à obtenir. En accordant des aides, nous cherchons à ce que les PME ou les entreprises familiales puissent atteindre un niveau supérieur, croître plus rapidement et innover davantage pour irriguer les territoires et créer de la richesse, dont nous avons absolument besoin pour financer nos dépenses sociales. Par conséquent, je crois qu'il ne faudrait pas non plus imposer trop de conditions aux entreprises. En effet, le patron d'une PME doit souvent tout faire tout seul : il doit développer sa clientèle, investir, décarboner, électrifier, embrasser les nouvelles technologies, notamment l'intelligence artificielle, respecter les nouvelles normes et, de temps en temps, il bénéficie d'une aide.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je précise que notre commission d'enquête porte sur les grandes entreprises.

M. Nicolas Dufourcq. - Les TPE-PME sont souvent les sous-traitants des grandes entreprises. Il faut penser au quotidien des chefs d'entreprise et se rappeler que l'exercice est difficile.

M. Olivier Rietmann, président. - La France n'est pas connue pour être le pays de la simplicité.

M. Nicolas Dufourcq. - Exactement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Toutefois nous vivons dans un pays où la conditionnalité ne s'exerce pas de manière très forte. Il existe 2 200 dispositifs et le nombre de conditions imposées dans ce cadre reste flou. Ainsi, pour le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) et pour le crédit d'impôt recherche (CIR), les critères ne sont pas strictement définis. Dans ces conditions, il est difficile de reprocher à des entreprises de ne pas respecter des règles du jeu, alors que celles-ci n'ont pas été fixées.

M. Olivier Rietmann, président. - L'objectif est-il de fixer certaines conditions lorsque l'on accorde des aides aux entreprises ou bien d'établir des critères d'évaluation du dispositif mieux définis, afin de pouvoir mieux évaluer son efficience ? En effet, nous nous posons régulièrement la question au moment de l'examen du projet de loi de finances, notamment en période de contrainte budgétaire, de savoir s'il faut maintenir, diminuer ou arrêter tel ou tel dispositif. Or la décision est souvent prise sous l'angle du rabot et pas sur le fondement d'une évaluation à partir de critères établis à l'avance. Pour pouvoir les déterminer, il faudrait que chaque aide publique ait un but précis.

De nombreux dispositifs se sont succédé : M. Gay a évoqué le CICE, mais le CIR est également assez diffus. Naïvement, nous pensions qu'il fallait chaque année faire croître les dépenses dans la recherche et l'innovation pour en bénéficier, alors que faire la même chose chaque année est suffisant. En outre, les entreprises qui le perçoivent peuvent externaliser leur activité dans un autre pays de l'Union européenne.

De quel oeil verriez-vous le fait d'imposer des critères d'évaluation avant l'attribution et des aides avec une obligation d'évaluation régulière ?

M. Nicolas Dufourcq. - Ce travail est déjà réalisé par Bpifrance. Nous pourrons d'ailleurs vous transmettre nos rapports d'évaluation annuelle pour en attester. Pour cela, nous comparons des cohortes bénéficiant des aides ou des prêts de notre banque et d'autres qui n'en bénéficient pas. Cela nous a permis d'établir que celles que nous soutenons croissent plus vite et créent plus d'emploi. C'est incontestable et cela se vérifie chaque année.

M. Olivier Rietmann, président. - Alors pourquoi ne le faisons-nous pas pour les autres dispositifs ?

M. Nicolas Dufourcq. - Je ne sais pas.

Au risque de vous surprendre, j'estime que le CIR participe davantage de la politique de l'emploi que de la politique de la recherche. Il s'agit en quelque sorte du CICE des ingénieurs.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela a le mérite d'être clair.

M. Nicolas Dufourcq. - Si nous le rabotons considérablement, des centres de recherche partiront.

M. Olivier Rietmann, président. - Lorsqu'il est question de toucher au CIR, les entreprises disent d'ailleurs qu'elles seraient obligées de laisser partir de jeunes chercheurs ou de jeunes docteurs. Mais vous avez raison, il faut dire depuis le départ qu'il s'agit d'un dispositif pour les emplois de très haut niveau.

M. Nicolas Dufourcq. - Le CIR est très évalué et nous savons qu'il rapporte dans une proportion d'un pour un. Il ne présente pas d'effet multiplicateur. Or pour mener une politique de l'innovation efficace, il faut aller vers des mécanismes, tels que ceux proposés par Bpifrance - avances remboursables, prêts à l'amorçage notamment -, qui ont un effet multiplicateur.

Vous avez raison de vous demander comment éviter de bassement raboter. En tout état de cause, il faut absolument préserver les dispositifs intelligents. Il ne faut évidemment pas couper le genre de dotations qui rapportent 1 milliard d'euros pour un investissement de 300 000 euros.

Bpifrance est assez critique sur les subventions sèches. Nous pensons que les aides doivent toujours comporter une dimension remboursable, qui crée une tension.

M. Daniel Fargeot. - Il faut créer de la valeur derrière !

M. Nicolas Dufourcq. - Dès lors, vous vous apercevez que la dotation sera remboursée dans de nombreux cas. Les aides à l'innovation de Bpifrance sont remboursées une fois sur deux, voire deux fois sur trois. C'est donc que cela fonctionne !

L'assurance prospection, qui vise à soutenir l'export et figure dans le bilan de l'État, fait l'objet d'un remboursement une fois sur deux, car elle emporte, de facto, un effet de levier. Nous sommes donc très favorables aux effets de levier dans les dispositifs de soutien aux entreprises.

En ce qui concerne la transparence des entreprises cotées, les gros volumes de subventions dont bénéficient celles que j'ai citées figurent dans les documents de référence destinés aux marchés et aux actionnaires. Ils ne sont pas cachés et font d'ailleurs l'objet de communiqués de presse.

Il faut aider nos concitoyens à avoir une culture économique globale pour qu'ils sachent aussi combien ces entreprises payent à la collectivité en cotisations et en impôts.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et ce qu'elles versent en dividendes !

M. Nicolas Dufourcq. - L'entreprise n'est jamais propriétaire de son capital, elle en est en quelque sorte locataire.

M. Daniel Fargeot. - C'est vrai !

M. Nicolas Dufourcq. - Elle doit donc payer un loyer à son propriétaire ; voilà ce qu'est un dividende.

M. Olivier Rietmann, président. - Sinon, il n'y aura plus de propriétaire.

M. Nicolas Dufourcq. - Il existe trois colonnes : le dividende, payé au propriétaire ; les impôts et les cotisations, payés à la Nation ; les aides, reçues de la Nation. Les citoyens doivent en avoir conscience pour comprendre l'environnement naturel d'une entreprise. Sinon, le patron passe pour celui qui profite, ce qui est faux.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous êtes bien placés pour en témoigner.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne dit cela, même pas moi ! (Sourires.) En revanche, il serait intéressant que nous ayons un débat au Sénat sur le fait que les actionnaires français n'apportent que très peu de capital - environ 3 % du capital des entreprises. Leur contribution est surtout reversée en rémunérations au travers de dividendes. Le mythe de l'actionnaire qui finance les investissements de l'entreprise ne tient pas. Je suis d'accord pour encourager l'acquisition d'une culture économique par les Français, mais il faut leur donner l'ensemble des éléments.

Par ailleurs, en ce qui concerne la transparence, Michelin et Auchan se sont montrées très transparentes avec nous et se sont dites favorables à rendre publiques les sommes d'argent public qu'elles perçoivent.

M. Olivier Rietmann. - Et toutes deux ont mis en parallèle ce qu'elles ont touché ces dernières années en aides publiques et en allégement d'impôts et ce qu'elles ont payé en cotisations sociales, impôts et taxes. Cela permet de se rendre compte de certaines choses.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous laisse répondre à ma dernière question sur les licenciements avant de céder la parole à nos collègues.

M. Nicolas Dufourcq. - La question des licenciements se pose à l'entreprise depuis 1974, date de l'instauration de l'autorisation administrative de licenciement et du critère de cause réelle et sérieuse. Pardonnez-moi ma franchise, mais il nous a tout de même fallu toutes les années 1970, toutes les années 1980, toutes les années 1990 et toutes les années 2000 pour comprendre que ce n'est pas en contrôlant les licenciements que l'on contrôle le chômage. C'est que qu'ont acté les lois adoptées sous la présidence de François Hollande, puis les ordonnances Pénicaud modifiant le code du travail. Nous avons perdu quarante ans - quarante ans de chômage de masse.

Il faut déconnecter l'ajustement des coûts d'une entreprise et la façon dont la collectivité aide cette entreprise à devenir innovante. En Chine, toutes les entreprises bénéficient de subventions pour innover, pour construire leurs usines, etc. Pourtant, dans les nouveaux secteurs où les entreprises chinoises sont si compétitives, le taux de mortalité de ces dernières est de 80 %. Il y a donc énormément de licenciements. Imaginez que la Chine pose une condition de préservation de l'emploi pour obtenir des subventions : le pays serait bloqué du jour au lendemain !

L'accompagnement des entreprises que vous avez citées, mais aussi bientôt de STMicroelectronics, qui a annoncé une transformation à venir, même s'il n'y aura pas de licenciements secs, est sage. Je n'établirai pas d'équation directe entre aides et licenciements. Il a été prouvé que cela ne fonctionnait pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela rejoint ce que vous avez dit sur la culture économique. Une entreprise peut aussi bien se développer encore et encore que s'éteindre. Un chef d'entreprise peut se planter, cela ne veut pas dire qu'il est mauvais.

M. Nicolas Dufourcq. - Absolument, notamment s'il n'est pas accompagné.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas tout à fait la question que je vous ai posée. Je parle d'une entreprise qui verse des dividendes, touche des aides publiques et licencie malgré tout.

Par ailleurs, je vous le dis sur le ton de la blague, mais j'espère que votre modèle n'est pas le modèle chinois.

M. Nicolas Dufourcq. - Bien sûr que non.

M. Olivier Rietmann, président. - Si l'on met de côté l'aspect humain, d'un point de vue économique, le problème n'est pas le licenciement en tant que tel, mais le fait qu'il soit rendu dramatique par le manque d'opportunités derrière. Il n'est écrit nulle part que vous devez faire toute votre carrière dans la même entreprise. Un licenciement est forcément mieux vécu lorsque la personne concernée peut se dire qu'elle retrouvera rapidement un emploi d'un niveau au moins équivalent.

M. Nicolas Dufourcq. - C'est d'autant plus vrai que le président de Michelin a expliqué que les deux usines qui vont fermer n'ont pas été protégées du dumping chinois, qui est la racine du problème. Des entreprises chinoises vendent les mêmes produits au coût de la matière première...

M. Olivier Rietmann, président. - Il suffit de voir la courbe des importations de pneus chinois à prix cassés ces dernières années pour s'en convaincre.

M. Michel Masset. - Je n'imaginais pas que Bpifrance comptait tant de cordes à son arc, mais je m'en réjouis. Fabien Gay a fait le lien entre aides et licenciements, nous pourrions aussi bien le faire entre aides et conditions de travail. Le noeud du problème est un manque de clarté sur l'impact et les retombées directes et indirectes des aides publiques aux entreprises : qu'a gagné l'entreprise ? Comment ? En quoi les aides ont-elles profité à ses salariés et à ses clients ?

Par ailleurs, vous devez accompagner des entreprises représentant diverses structures juridiques : sociétés anonymes (SA), sociétés par actions simplifiées (SAS), etc. Mais il y a toujours des actionnaires. Vous nous avez dit répondre favorablement à un tiers des dossiers qui vous sont soumis. Parmi les dossiers acceptés ou écartés, quelle est la part d'entreprises nouvelles et d'entreprises ayant déjà candidaté à plusieurs reprises, au travers de différentes sociétés ou actionnaires, et qui maîtrisent peut-être mieux l'exercice ?

M. Gilbert Favreau. - Je ne voudrais pas être sévère, mais j'ai eu une impression de flou en regardant il y a quelques jours la façon dont travaille Bpifrance. Nous ne sommes pas ici pour faire le procès de votre structure, mais son fonctionnement est tout de même complexe et donne le sentiment d'une superposition de dispositifs. Penchons-nous sur la façon dont elle est constituée : son capital est détenu par la CDC, ...

M. Nicolas Dufourcq. - Et par l'État !

M. Gilbert Favreau. - ... la banque est supervisée par une autre banque, la Banque centrale européenne (BCE), et elle octroie à la fois des prêts et des aides. Or le but de cette commission d'enquête et de connaître la provenance et la destination des aides publiques.

La Cour des comptes a publié un rapport sévère sur les dispositifs d'aides gérés par Bpifrance, considérant que les démarches administratives pour les obtenir sont lourdes et potentiellement dissuasives pour des petites structures, et que l'impact sur la croissance et la compétitivité est difficile à mesurer.

En tant que président de département, j'ai moi-même dû me pencher sur de nombreux dossiers de financement public et votre banque a au moins une qualité : elle apporte une assurance que d'autres banques n'apportent pas. Toutefois, les élus qui ont recours à Bpifrance ont toujours eu beaucoup de mal à savoir exactement comment le modèle fonctionnait, que ce soit au moment de la demande ou après l'octroi du prêt.

Il est important que vous expliquiez à cette commission comment Bpifrance s'est constituée jusqu'à atteindre sa forme actuelle. La question qui me vient à l'esprit est la suivante : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

M. Lucien Stanzione. - Au tableau que vous avez dépeint de la structuration de l'entreprise - le capital, la contribution à l'effort national de l'entreprise et ce qu'elle reçoit comme aides - je vous suggère d'ajouter la plus-value et la valeur ajoutée qu'apportent les salariés à l'exploitation de l'entreprise. Au-delà du capital, les compétences des salariés valorisent l'entreprise.

Par ailleurs, votre processus d'évaluation est expliqué sur votre site, mais l'évaluation réalisée entre-t-elle dans la détermination des aides que vous fournissez, que ce soit en matière d'accompagnement ou en matière financière ?

Enfin, êtes-vous prêts à modéliser votre processus d'évaluation afin que nous le soumettions à certains qui en auraient bien besoin ?

M. Nicolas Dufourcq. - Monsieur le sénateur Masset, en réalité, vous posez la question de savoir s'il existe des petits malins qui seraient en quelque sorte abonnés aux aides. Nous nous la sommes posée dès la création de Bpifrance, car le taux de retour des mêmes signatures pour demander des aides à l'innovation était trop important, notamment entre 2008 et 2011. Lorsque j'ai pris mes fonctions, j'ai donc demandé à mes équipes de procéder à un renouvellement complet du portefeuille pour éviter un biais favorable à ceux qui savent mieux remplir les dossiers et sont bien conseillés. Pour peu qu'un tel phénomène ait jamais existé, il appartient désormais au passé.

Il existe en France une réelle ferveur entrepreneuriale dont nous devons nous féliciter. Le tissu économique se renouvelle profondément à mesure que quantité de nouvelles entreprises voient le jour. Et il ne s'agit pas que de start-up : de nombreuses PME se modernisent et cherchent à innover après avoir été reprises par la fille ou le fils du patron. Le portefeuille de clients innovation de Bpifrance traduit cette modernisation du pays.

Mme Sophie Rémont. - En ce qui concerne France 2030, il s'agit principalement de nouvelles entreprises. Des concours d'innovation nous permettent de détecter des entreprises innovantes très tôt. Dans leur continuum, les entreprises ont souvent obtenu une première aide pour se lancer, mais lorsque nous évaluons un projet, nous le faisons toujours en fonction de ses retombées. Nous n'acceptons pas un projet parce que nous connaissons celui qui le défend. Nous regardons le projet en tant que tel. Si une entreprise a déjà bénéficié d'aides, nous lui demandons de faire avancer les projets sur lesquels nous l'avons déjà aidée avant de lui accorder une nouvelle aide.

En ce qui concerne l'impact et les retombées, si nous ne disposions pas de données structurées à l'origine, depuis 2021, une grille impact est remplie dès le dépôt de chaque projet afin d'évaluer l'impact des entreprises. Celle-ci comprend à la fois les montants, le chiffre d'affaires anticipé, les emplois, les publications, la formation, les répercussions environnementales, etc. Au fil du développement du projet, nous continuons de la remplir pour vérifier que la trajectoire correspond aux attentes.

M. Michel Masset. - Cette évaluation porte-t-elle sur des échantillons par secteur d'activité ?

Mme Sophie Rémont. - Tous les projets nationaux concernés par France 2030 font l'objet d'une grille impact. Seulement, nous avons mis un peu de temps à formaliser la grille avec le SGPI et les autres opérateurs pour que nous disposions d'indicateurs communs. Les critères ont donc légèrement évolué depuis 2021, mais n'ont pas fondamentalement changé.

M. Nicolas Dufourcq. - J'accepterais avec grand plaisir de faire de la direction des études de Bpifrance une sorte de client numéro un pour partager un modèle applicable. Au sein de cette direction, une dizaine de chercheurs travaillent sur ces sujets pour répondre à la forte demande de tout l'écosystème.

Monsieur le sénateur Favreau, je juge le tableau que vous dressez de notre banque excessivement sévère, car c'est probablement la banque d'entrepreneurs la plus simple au monde. Nulle autre banque d'entrepreneurs dans le monde n'offre, au sein d'agences situées à Troyes, La Roche-sur-Yon, Avignon, ou Bourg-en-Bresse - je ne parle pas de grandes villes -, tout le continuum dont a besoin l'entrepreneur pour réussir. Il est vrai que notre seul client est l'entrepreneur.

Nous sommes, sur le terrain, c'est-à-dire dans ces agences, 1 200 personnes pour servir 200 000 entreprises... Cela nous laisse peu de temps pour aller voir tous les élus et leur expliquer comment fonctionne le modèle. Nos partenaires élus sont exclusivement les conseillers régionaux, avec qui nous avons noué des partenariats extrêmement profonds. Nous n'avons pas de lien avec les conseillers départementaux ou les préfets de département, et nous avons peu de relations avec les élus municipaux. Nous appliquons le principe établi dans la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) selon lequel la compétence économique échoit aux régions.

M. Olivier Rietmann, président. - Puisque vous abordez le sujet, vous inspire-t-il une réflexion particulière ?

M. Nicolas Dufourcq. - Compte tenu de la crise des finances publiques, j'estime qu'il convient de s'en tenir à ce qui a été décidé en évitant de recréer un millefeuille territorial dans le soutien aux entreprises.

C'est un petit miracle que, en France, un entrepreneur de La Roche-sur-Yon qui se rend à l'agence de sa ville, puisse bénéficier d'un conseil, d'une aide à l'export, d'une aide à l'innovation, d'un crédit, d'une mise en relation avec des fonds d'investissement, d'une proposition du fonds d'investissement de Bpifrance, d'une garantie auprès de sa propre banque... Tout cela d'un coup ! En élaborant la loi du 31 décembre 2012 relative à la création de la Banque publique d'investissement, le législateur souhaitait la création d'un guichet unique ; nous l'avons fait !

Bien sûr, comme pour une tablette ou un smartphone, l'outil est simple à manier, mais ce qui se trouve derrière l'écran est très compliqué, je vous l'accorde. Nous sommes régulés par la BCE et par l'Autorité des marchés financiers (AMF). La CDC et l'État possèdent chacun 49 % du capital, et nous sommes extraordinairement contrôlés et totalement transparents pour nos mandants. Mais nous proposons à l'entrepreneur un service extrêmement simple.

En ce qui concerne les dossiers, il faut distinguer le volet structurel, instruit par nos équipes, et le volet dirigé, qui est vertical et exige en effet de nombreux papiers, car des sommes importantes sont en jeu. En revanche, l'aide à l'innovation attribuée par les chargés d'affaires innovation de Bpifrance dans les agences locales est extraordinairement simple.

Je dis toujours que nous réalisons un travail d'éditeur auprès des entrepreneurs : ils nous apportent leur manuscrit, nous le lisons et le corrigeons et, si nous l'acceptons, nous le publions. Et lorsque nous le publions, nous voulons qu'il marche ! Lorsqu'un entrepreneur nous présente un beau projet, nous lui accordons une aide à l'innovation sans lui demander un gros dossier. Le prêt sans garantie que nous octroyons tient dans un contrat de trois pages. Je ne connais aucune autre banque en Europe capable d'accorder en trois semaines un prêt de plusieurs millions d'euros dans un contrat de trois pages.

Bpifrance est donc très simple à utiliser, même si derrière, il s'agit d'une montre suisse, dont je suis responsable et qu'il faut régulièrement démonter, huiler, remonter... L'essentiel pour nous est qu'un entrepreneur se dise qu'il peut réussir dans notre pays, ou tout du moins qu'il ne puisse pas dire que tout est trop compliqué.

Du reste, les entrepreneurs de vos territoires doivent plutôt vous dire du bien de nos services, si j'en juge l'indice de satisfaction de nos clients, à savoir le NPS (Net Promoter Score), qui est le plus élevé de tout le secteur bancaire français. En effet, celui-ci est de plus de 50 et atteint même 70 certains trimestres, tandis que le NPS moyen des banques françaises est de 5 à 10. Autrement dit, les clients sont contents.

M. Gilbert Favreau. - Vous devez avoir un quasi-monopole, avec des qualités de cette nature !

M. Olivier Rietmann. - Si vous deviez mettre en avant un dispositif d'aide aux grandes entreprises qui a démontré son efficacité et un autre qui s'est révélé un vrai flop, si j'ose dire, quels seraient-ils ?

M. Nicolas Dufourcq. - En tant que président de STMicroelectronics, je suis quelque peu biaisé, mais je choisis sans hésiter les investissements réalisés par la France depuis les années 1990 pour développer le CEA-Leti à Grenoble. Cela a joué un rôle crucial pour construire une filière de semi-conducteurs dans les technologies avancées. Des entreprises comme STMicroelectronics, mais aussi Soitec sont désormais capables de produire des semi-conducteurs gravés en 28 nanomètres. Nous avons réussi à créer une Silicon Valley à Grenoble ! Je trouve cela exceptionnel.

Le rapport coût-bénéfice de la somme des programmes consacrés aux nanotechnologies, qui ont pris la forme de très grosses avances remboursables, est largement favorable. Cela a abouti à la création d'un grand groupe mondial de semi-conducteurs, très présent en Europe et en Asie, et assez présent aux États-Unis. Les Français l'ignorent, mais de très grandes marques de satellites ou de véhicules électriques sont bourrées de microcontrôleurs et de semi-conducteurs fabriqués à Grenoble. Voilà le résultat d'une politique de l'innovation réussie !

Cette réussite repose à la fois sur l'émergence d'un très gros acteur et sur la présence d'un important centre de recherche à côté, le CEA-Leti. Les deux doivent aller de pair pour former un écosystème.

En ce qui concerne le flop, je pense à l'agence pour l'innovation industrielle, qui a été créée dans les années 2000 sur l'initiative de Jean-Louis Beffa. Celle-ci était censée faire ruisseler les subventions publiques vers les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les PME, mais l'argent a été entièrement capté par les grands groupes. Il n'y a eu aucun effet multiplicateur pour l'économie française.

M. Olivier Rietmann, président. - Une évaluation a-t-elle été réalisée à l'époque, pour décider de mettre fin à cette politique publique ?

M. Nicolas Dufourcq. - Tout à fait, une évaluation a été réalisée et il a été décidé de supprimer cette agence et de la réintégrer dans la division de l'innovation du prédécesseur de Bpifrance, qui s'appelait Oséo.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de ces éclairages ; si vous avez des documents écrits à nous fournir, n'hésitez pas à nous les communiquer.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Renault : M. Jean-Dominique Senard, président ;
M. Bruno Vincent, directeur des affaires publiques ;
M. Philippe Farge, délégué régional ;
M. Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles

(lundi 24 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Dominique Senard, président de Renault, M. Bruno Vincent, directeur des affaires publiques, M. Philippe Farge, délégué régional, et M. Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Jean-Dominique Senard, président de Renault. - Je ne décèle pas le moindre élément de nature à me mettre sous contrainte.

M. Olivier Rietmann, président. - Hormis le fait que vous travaillez chez Renault et que vous bénéficiez d'aides publiques. C'est précisément pour cela que nous vous auditionnons !

M. Jean-Dominique Senard. - Le sujet est vaste, mais à titre personnel, je n'ai aucun lien d'intérêts.

M. Olivier Rietmann, président. - Messieurs, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Dominique Senard, Bruno Vincent, Philippe Farge et Nicolas Tcheng prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ?

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Dominique Senard. - L'industrie automobile est aujourd'hui engagée, vous le savez, dans une transition inédite qui nécessite une confiance pleine et entière entre les acteurs économiques et les pouvoirs publics. Dans ce contexte, il me semble tout à fait normal de s'interroger sur la bonne utilisation des ressources que les pouvoirs publics consacrent à notre industrie. Je tiens donc à vous remercier pour cette audition.

Comme président d'une grande entreprise française, je voudrais apporter un éclairage sur les aides publiques dont nous avons bénéficié et la manière dont nous les avons utilisées.

Je construirai mon propos en quatre points : j'évoquerai d'abord l'empreinte de notre groupe en France ; je vous présenterai ensuite les montants des aides publiques perçues par le groupe Renault en 2023 au travers de plusieurs dispositifs ; je reviendrai sur les retombées de ces aides pour notre tissu de fournisseurs ; enfin, puisque vous m'y invitez, je formulerai quelques recommandations.

Voilà à peine cinq ans, Renault se trouvait dans une situation de crise qui menaçait sa survie. J'en ai été le principal témoin en arrivant dans le groupe, ayant dû procéder à l'annonce en 2020 de pertes historiques pour le groupe - elles s'élevaient à 8 milliards d'euros.

À ce propos, je reviendrai sur le dispositif du prêt garanti par l'État (PGE), ouvert à toutes les entreprises et accordé cette année-là au groupe Renault, qui ne pouvait produire et vendre en raison de la crise de la covid-19. Il a été dit, et il se dit encore que notre groupe aurait perçu dans ce cadre 5 milliards d'euros d'aide. Comme vous le savez, c'est faux ! Le groupe a contracté auprès de banques privées un prêt garanti par l'État. Sur l'enveloppe disponible de 5 milliards d'euros, le groupe Renault n'en a utilité que 4 milliards et il les a remboursés en avance. Ce PGE a constitué une aide indispensable ; pourtant, il n'a pas coûté un centime au contribuable, au contraire : notre groupe a payé 76 millions d'euros d'intérêts aux banques et rendu 45 millions d'euros à l'État au titre des garanties. Cet exemple montre bien qu'un effort de pédagogie sur les dispositifs d'aides publiques reste nécessaire. Vos travaux y contribueront.

La nouvelle stratégie dite Renaulution, mise en place en 2021, puis brillamment exécutée sous l'autorité de notre directeur général, Luca de Meo, visait évidemment à répondre à cette situation de crise. Ce redressement a été opéré en préparant l'avenir de Renault sur les nouvelles chaînes de valeur du secteur : l'électrique, le logiciel, l'économie circulaire ou encore les nouvelles mobilités. Mais ce qui est exceptionnel, c'est le recentrage du groupe sur la France, alors même que, quatre ou cinq ans auparavant, le futur de beaucoup de nos sites en France suscitait de fortes interrogations.

Tous nos sites français ont aujourd'hui une perspective d'activité. Les usines du pôle ElectriCity, situées à Douai, Maubeuge et Ruitz, assemblent les véhicules électriques et leurs composants. L'usine de Cléon assure la production de moteurs électriques, celle du Mans est dédiée à la conception des châssis. Les sites de Sandouville et Batilly produisent les utilitaires innovants. La manufacture de Dieppe est spécialisée dans les véhicules Alpine - la pointe de la technologie. Enfin, l'usine de Flins, sur laquelle pesaient à l'époque bien des menaces, est désormais consacrée à l'économie circulaire. Sans parler de nos sites de recherche et développement (R&D) à Guyancourt, Toulouse et Sophia Antipolis. Ce redressement s'est appuyé sur un dialogue social de très grande qualité.

Au total, le groupe Renault emploie 38 000 salariés en France dans neuf usines et sept centres d'ingénierie répartis sur tout le territoire. Renault, c'est aussi le premier réseau commercial automobile de France, avec 3 200 agents et concessionnaires.

J'élargirai maintenant la perspective à l'ensemble de la filière automobile.

Cette filière compte aujourd'hui 4 000 sites industriels en France et emploie directement 770 000 salariés, ce qui est considérable. Elle domine le classement en termes de dépôts de brevets. En outre, elle est engagée dans l'un des plus grands défis de son histoire, qui consiste à changer radicalement la motorisation, intégrer une nouvelle architecture électronique et affronter des évolutions géopolitiques brutales.

Dans ce contexte, les aides publiques que nous recevons sont absolument nécessaires pour conforter la transformation de cet outil industriel en France.

J'en viens au montant des aides publiques que le groupe Renault a perçues en 2023 dans le cadre du déploiement de sa stratégie de redressement. Celles-ci ont été réparties en plusieurs dispositifs différents : nous avons bénéficié de réductions d'impôts - les « coûts évités » - pour un peu plus de 4 millions d'euros, dont 2,7 millions d'euros au titre du mécénat ; nous avons reçu des aides à l'emploi, à la formation et à l'activité partielle à hauteur de 24,8 millions d'euros ; surtout, nous avons été bénéficiaires du crédit d'impôt recherche (CIR) - 133,9 millions d'euros - et de subventions liées à des projets d'investissement en R&D dans le cadre des plans France Relance et France 2030 - 60 millions d'euros. À ces chiffres, s'ajoutent 8,8 millions d'euros d'aides régionales et 5 millions d'euros d'aides de natures diverses.

Le plan France 2030 est un exemple très efficace de stratégie publique en matière industrielle. Il repose sur des objectifs et priorités pour l'ensemble de la filière automobile, ainsi que sur des financements pour les accompagner. Je citerai par exemple la production de 2 millions de véhicules électrifiés d'ici à 2030, un objectif ambitieux. Nos échanges avec l'État ont été de très grande qualité et se sont déroulés en toute cohérence et bienveillance. Nous avons soumis plusieurs dossiers de demande d'aide, qui ont chacun reçu l'attention de l'administration et fait l'objet d'une convention spécifique.

Les 60 millions d'euros perçus en 2023 dans le cadre des plans France Relance et France 2030 ont principalement eu pour objet d'accompagner notre pôle « électricité », notamment les projets de lancement de la R5 et de la R4 électriques. Les premiers résultats sont tout à fait positifs. Nous avons également bénéficié de 8,8 millions d'euros d'aides régionales pour accompagner cette électrification. En regard de ce soutien, le groupe Renault a investi en France, au cours de la même année, 830 millions d'euros en actifs corporels et 2 milliards d'euros en frais de R&D, y compris en développement expérimental.

Au total, entre 2020 et 2024, ce sont plus de 14 milliards d'euros qui ont été investis par le groupe Renault en France, témoignant de l'ampleur des décisions que nous avons prises durant cette période. Le plan France 2030 est d'autant plus significatif qu'aucun dispositif aussi ambitieux n'existait avant la crise sanitaire.

Je ne reviendrai pas sur le cadre européen des aides d'État, qui prévoit un critère d'« incitativité » : la demande d'aide doit précéder le début des travaux et le bénéficiaire doit aller au-delà de la mise en conformité.

Comme vous l'avez évoqué, le soutien de l'État est légitimement assorti de conditions précises, qui font l'objet d'un suivi par les services de l'État et de Bpifrance - création d'emplois, performance économique et environnementale, innovation, retombées pour la filière -, en particulier dans le cadre des conventions signées pour chaque dossier.

Au sein du plan France 2030, 5 milliards d'euros d'investissements publics devraient être mobilisés pour la filière automobile. Nous saluons cet effort très significatif.

De leur côté, la Chine et les États-Unis ont fortement investi pour développer les véhicules électriques.

Le plan américain IRA (Inflation Reduction Act), qui comprend des aides aux entreprises et aux consommateurs, prévoit 400 milliards de dollars d'allègements fiscaux et de subventions à destination des seuls véhicules électriques et de la production de batteries. Selon l'Institut Montaigne, il aurait déjà contribué à créer près de 330 000 emplois. La célérité avec laquelle l'État fédéral et les entreprises privées se sont associés a participé à son succès : non seulement l'IRA a favorisé l'émergence d'une industrie moins émettrice de CO2, mais il est aussi un puissant outil géopolitique pour réduire les dépendances stratégiques.

Quant à la Chine, le véhicule électrique est une priorité des autorités depuis au moins 2012. Celles-ci ont déployé des moyens considérables qu'il est extrêmement difficile de mesurer précisément. J'ajoute que beaucoup de pays ne font aucun effort de transparence sur les aides aux entreprises. Dans un rapport du centre de recherche en management de l'École polytechnique de décembre 2023 auquel nous avons contribué, Marc Alochet estime que la partie émergée de l'iceberg serait un soutien de 150 milliards d'euros versés en dix ans par les autorités chinoises à la filière du véhicule électrique. Je puis personnellement vous assurer que ces aides sont beaucoup plus anciennes. Ce soutien est probablement plus important que celui de l'IRA et a permis de planifier l'apparition d'une filière compétitive et innovante.

En définitive, l'Europe se trouve aujourd'hui face à deux blocs très ambitieux qui utilisent le levier des aides publiques de façon extrêmement volontariste. Pour ma part, j'ai toujours été favorable à un capitalisme européen responsable. Et je n'entends pas recommander que l'Union européenne (UE) s'inspire des modèles sociaux et politiques étrangers que je viens de mentionner. Pour autant, il est essentiel de comprendre cette concurrence économique internationale à laquelle sont confrontées les entreprises européennes.

Les aides publiques et les dispositifs de correction sont devenus un facteur indispensable de la compétitivité et de l'attractivité de notre industrie. En effet, si nous avons fait le choix de la France de manière volontaire et déterminée, notre situation reste critique dans un secteur extraordinairement exposé comme le nôtre - eu égard notamment au coût du travail et au poids de la fiscalité, qui sont supérieurs à la moyenne européenne. En outre, les prix de l'électricité ont augmenté et sont beaucoup plus élevés en Europe qu'en Chine ou aux États-Unis. Or la production d'un véhicule électrique consomme deux fois plus d'électricité que celle d'un véhicule thermique. Le coût de l'électricité est donc un enjeu fondamental pour notre industrie. J'ajoute qu'en France nous avons la chance d'avoir une électricité décarbonée.

J'évoquerai maintenant le CIR, autre dispositif essentiel.

Sur une base de 100, le CIR permet d'abaisser le coût d'un chercheur français à 72 - ces chiffres étaient les mêmes lorsque je dirigeais le groupe Michelin. La Chine afficherait plutôt 67 et l'Inde 34.

Les 133,9 millions d'euros dont a bénéficié le groupe Renault en 2023 sont à mettre en regard de notre engagement à localiser la R&D en France. La même année, je vous l'ai indiqué, Renault a dépensé environ 2 milliards d'euros en frais de R&D en France, sachant que plus de 75 % de nos dépenses sont effectuées dans notre pays.

Le CIR nous permet de maintenir de nombreux sites d'ingénierie en France, dont le technocentre de Guyancourt et les sites de développement logiciel à Toulouse et Sophia Antipolis. Ce dispositif fait l'objet d'un contrôle très étroit de l'administration fiscale.

J'en viens aux retombées des aides publiques sur le tissu de nos fournisseurs et sous-traitants.

En France comme en Europe, l'impact de la transition écologique est particulièrement fort en la matière. La filière automobile doit relever ces défis, alors même qu'elle souffre depuis la crise sanitaire d'une diminution des ventes de 15 % au sein de l'UE et de 20 % en France. Nous souffrons également de bouleversements géopolitiques qui affectent l'ensemble de la chaîne de valeur, notamment concernant les matières premières de nos batteries.

Il est absolument indispensable que les acteurs publics et privés anticipent mieux les évolutions et fassent preuve d'une vigilance particulière - je l'avais déjà dit au Sénat lors d'une précédente commission d'enquête. Il est pleinement légitime que, parmi les critères d'éligibilité aux aides de France 2030, figurent les retombées sur le tissu de fournisseurs français et européens. Nous y avons porté une immense attention dans le dossier que nous avons fourni à l'administration.

Je citerai l'exemple du pôle « électricité », qui bénéficie directement à la filière : 69 % de la valeur de la R5 est produite en France, ce chiffre atteint 74 % pour le Scénic - ces deux modèles ont successivement été désignés voiture de l'année en 2024 et en 2025 et sont les premiers véhicules électriques à obtenir la certification Origine France Garantie. En outre, 75 % des fournisseurs sont situés dans un rayon de 300 kilomètres autour des usines. Par ailleurs, l'engagement du groupe Renault a permis l'installation d'une gigafactory, AESC, à Douai. Et nous sommes associés au projet de Verkor concernant l'installation d'une gigafactory à Dunkerque.

Les sous-traitants de la filière ont eux-mêmes accès à ces aides. Je pense à l'appel à projets qui avait été lancé en 2021 pour soutenir la diversification des sous-traitants de l'automobile et a retenu près de 82 projets. Certains dispositifs, à l'instar du comité d'orientation pour la recherche automobile et mobilité (Coram), favorisent la collaboration entre les acteurs de la filière et offrent des taux d'aides bonifiés pour les petites entreprises. Les sous-traitants bénéficient par ailleurs de mesures d'accompagnement spécifiques, dont l'accélérateur PME de Bpifrance. Nous nous en félicitons.

Pour favoriser l'évolution des compétences - sujet stratégique qui réclamera à court, moyen et long terme les investissements les plus importants -, notre groupe a fondé une université d'entreprise à travers trois campus en France dédiés aux moteurs électriques, aux logiciels et à l'économie circulaire. Dans ce cadre, 40 000 personnes - salariés du groupe ou de nos partenaires industriels - ont d'ores et déjà reçu une formation très poussée. L'université fait l'objet de partenariats académiques. Enfin, nous avons reçu à Flins un label d'excellence.

Comme vous m'y avez invité, je formulerai quelques recommandations.

Première recommandation : une étude d'impact doit systématiquement être menée avant de créer, modifier ou supprimer des dispositifs d'aides publiques. Nous avons trop souffert par le passé d'une absence d'analyses pertinentes. De plus, si nous voulons renforcer l'évaluation de ces dispositifs, des objectifs clairs et partagés doivent être assignés à chaque type d'aides. De même, si l'on veut ajouter des critères et des conditions, il convient de les relier aux dispositifs initiaux.

Deuxième recommandation : faire porter le soutien public non seulement sur l'innovation mais également sur l'industrialisation. Les mécanismes d'aides existant au niveau européen soutiennent prioritairement les activités d'innovation. Pour être efficace, le soutien doit aussi porter sur l'industrialisation des projets. C'est la clef du succès de nos modèles, sur laquelle a toujours porté notre attention. Des discussions sont en cours au travers des plans d'action annoncés par la Commission européenne, notamment pour le secteur automobile.

La troisième recommandation peut être déduite de l'un des enseignements du programme américain IRA, à savoir sa grande simplicité. Le soutien à la filière a ainsi été très rapide. La Commission européenne a promis de définir un nouveau cadre pour rendre les règles relatives aux aides d'État « plus simples et plus rapides ». Nous soutenons cette ambition. Cette simplicité permettra un meilleur accès au guichet d'aides publiques pour les entreprises sous-traitantes.

Pour conclure, les aides publiques reçues par notre groupe sont totalement indispensables pour soutenir notre stratégie. Le soutien public permet d'accélérer l'innovation, d'accroître l'ampleur de nos projets industriels et de renforcer les retombées sur nos partenaires. Il est devenu un facteur de compétitivité majeur pour la France, un levier essentiel de l'effort de réindustrialisation auquel nous sommes très attachés - j'ai toujours tout fait pour maintenir un niveau d'industrialisation digne de la France.

L'aide publique constitue un outil pour assurer l'alignement entre la stratégie d'entreprise et les priorités de l'État pour la filière. Elle est très utile dans le contexte actuel de fortes perturbations.

Nous avons constaté un changement d'état d'esprit, notamment depuis la crise du covid, et une volonté affirmée d'améliorer notre autonomie stratégique. J'ai constamment défendu cet enjeu, qui est considérable, et ce n'est pas le moment de lâcher prise. Le Gouvernement s'est emparé du sujet à travers le plan France 2030 et d'autres dispositifs tels que le fameux « éco-score » du bonus écologique. Ce dernier critère, qui prend en compte la totalité de la chaîne de valeur - de l'extraction jusqu'au recyclage - est le meilleur moyen pour évaluer correctement la décarbonation de notre industrie. C'est pourquoi je souhaiterais qu'il soit défendu au niveau européen.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie pour la clarté et la précision de vos propos. Vous êtes le troisième patron d'un grand groupe que nous recevons et nous avons remarqué que chacun d'entre vous a montré une volonté de transparence, ce que je salue.

Vous le savez, j'ai visité il y a deux ans le site de Flins avec la commission des affaires économiques du Sénat et nous avions effectivement constaté la volonté de ne pas supprimer l'outil et de le faire entrer dans le XXIe siècle grâce au développement de l'économie circulaire.

Je veux aussi saluer le fait que vous n'ayez pas comparé le montant des aides publiques à ce que votre groupe paye en impôts et cotisations. Vous avez préféré faire une comparaison avec les investissements réalisés en termes de développement industriel et de transition écologique, ce que je trouve plus judicieux.

Je veux revenir sur l'interdiction de vendre des véhicules neufs équipés de moteurs thermiques à partir de 2035. En la matière, l'Union européenne a fixé aux industriels à la fois l'objectif et le moyen d'y parvenir - le tout électrique -, ce qui est pour le moins curieux d'autant que la date prévue a été fixée sans aucune concertation. À rebours de cette approche, il me semble que le pouvoir politique peut tout à fait fixer un objectif, mais il doit laisser aux industriels le moyen de l'atteindre. Des développements en R&D auraient peut-être permis de trouver d'autres solutions que le tout électrique. En tout cas, est-ce que l'Europe et la France sont au rendez-vous en termes d'aides publiques ? Puisqu'on a décidé pour vous, il me semble en effet tout à fait normal de vous accompagner !

M. Jean-Dominique Senard. - Renault paye environ 1,1 milliard d'euros en impôts, taxes et cotisations, dont 160 millions d'euros d'impôt sur les sociétés - longtemps, l'entreprise n'en payait pas en raison de pertes reportées ; c'est plutôt une bonne nouvelle que nous en payions de nouveau... -, 200 millions en impôts de production, notamment la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE), et 700 millions en cotisations.

Par ailleurs, il nous semble tout à fait normal que le régulateur fixe des objectifs, mais en s'appuyant sur des études d'impact précises et dans un cadre de neutralité technologique. Il nous revient, en tant qu'industriels, de répondre à l'objectif, en prenant nos responsabilités. Or il y a plusieurs moyens d'arriver à la neutralité carbone d'autant que nous avons une transition de plusieurs années.

Le véhicule électrique est évidemment un moyen majeur, en particulier dans un pays comme la France où l'électricité est largement décarbonée, mais on peut aussi penser aux moteurs hybrides ou à des carburants alternatifs - nous avons d'ailleurs une filiale qui consacre beaucoup de ressources à ce dernier sujet. N'insultons pas l'avenir ! Des recherches et de l'innovation peuvent nous emmener vers la décarbonation d'une autre manière. Le choix du véhicule électrique est clairement celui de Renault et de la France - nous avons donc tout intérêt à ce que cela réussisse -, mais d'autres voies sont possibles et nous devrons trouver un équilibre.

La neutralité technologique est une demande de notre industrie et je crois, d'après les dernières déclarations de la Commission européenne, qu'elle fait peu à peu son chemin - tant mieux !

En ce qui concerne les aides, nous sommes honnêtement très heureux de la manière dont elles se déploient, même si - je l'ai dit - on peut toujours essayer de simplifier les procédures et aller plus vite.

Je veux évoquer en particulier l'aide à l'acquisition de véhicules électriques. Dans le cadre des décisions qui ont été prises pour imposer ce type de véhicule et mettre un terme au thermique en 2035, plusieurs États, dont la France, ont compris que, compte tenu de la compétitivité actuelle des processus de production, il fallait attribuer des aides à l'achat. Ces aides sont touchées par les consommateurs, pas par les entreprises. Elles ont été assez efficaces dans un premier temps, mais des États ont décidé de les réduire, voire de les supprimer.

Ainsi, en Allemagne, ces aides sont tombées à zéro du jour au lendemain en janvier 2023, ce qui a évidemment eu des conséquences significatives sur le marché. En France, ces aides, qui étaient, je le redis, assez efficaces, ont été fortement réduites, puisqu'en 2025, après un sévère rabot, elles sont comprises entre 2 000 et 4 000 euros. Dont acte, mais ne soyons pas surpris des évolutions du marché de la voiture électrique, qui traverse une phase délicate.

J'ajoute que l'État a déboursé d'un côté environ 600 millions d'euros pour ces aides, mais qu'il a parallèlement perçu environ 1 milliard d'euros au titre du malus. L'État n'est donc pas perdant.

Produire de petits véhicules électriques à moins de 20 000 euros prend du temps, nos équipes ne ménagent pas leurs efforts et nous sommes plutôt sur la bonne voie. En attendant, nous souffrons bien évidemment de la situation de marché que je viens de décrire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai une première question simple : selon vous, à quoi doit servir l'argent public consacré aux aides aux entreprises ? À la compétitivité, à la R&D, au maintien d'emplois industriels en France ?

M. Jean-Dominique Senard. - L'industrie automobile, qui est un pan très important de l'industrie française, doit trouver de la compétitivité pour survivre. Or nous traversons une période complexe, puisque nous connaissons des révolutions invraisemblables. Les aides publiques font partie du partenariat public-privé dont je suis partisan depuis fort longtemps. Pour que ce partenariat soit intelligent, ces aides doivent naturellement être contrôlées, cohérentes et fléchées sur des sujets centraux : la recherche, l'innovation, le maintien des emplois en France, etc. Pour survivre, nous devons tirer le meilleur de ces aides.

C'est d'ailleurs pour cela que j'estime que l'exercice réalisé par votre commission d'enquête est extrêmement sain : cela va permettre de démystifier les aides publiques aux entreprises et de montrer qu'elles ne tombent pas dans un trou noir. J'ai l'impression que Renault n'a pas failli de ce point de vue.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour pour vos efforts de transparence et pour nous avoir fourni des chiffres détaillés.

Je veux d'abord dire que tous les parlementaires sont d'accord pour accompagner les industriels, lorsque cela est nécessaire, mais l'utilisation des aides publiques pour maintenir l'emploi industriel en France est l'une des questions que nous nous posons. C'est d'autant plus vrai dans le cas de Renault que vous avez vous-même indiqué vouloir vous recentrer sur la France.

Or, en l'espace de vingt-cinq ans, et malgré les aides, la part réalisée dans notre pays de la production de voitures par les industriels français est passée de 65 à 18 %. Vous avez déjà reçu plusieurs prêts de la part de l'État, que vous avez remboursés. Pourtant, Renault ne fabrique plus que 17 % de sa production en France contre 53 % en 2004 et 30 % en 2012. Ainsi, les aides publiques qui ont été versées à Renault, comme à d'autres entreprises, n'ont pas empêché les délocalisations et les pertes d'emplois qui vont avec.

Selon vous, est-ce que l'argent public a servi à accélérer les délocalisations ou les choses auraient-elles été pires sans ces aides ?

M. Jean-Dominique Senard. - Aujourd'hui, nous produisons environ 500 000 véhicules en France et nous sommes dans une phase ascendante de ce point de vue.

Il est vrai - je ne peux pas vous contredire là-dessus, monsieur le rapporteur - que l'industrie française a connu une période difficile et que certains industriels ont décidé de produire à l'extérieur du pays - j'étais à l'époque président de Michelin et ce groupe n'a pas pris de telles décisions.

Par ailleurs, vous avancez des chiffres en pourcentage, mais cela ne rend pas compte de notre extension à l'étranger, par exemple en Russie - le groupe n'y est plus présent pour les raisons que chacun connaît -, au Maroc, en Turquie, etc. Nous n'allons pas nous plaindre que les groupes français rayonnent à l'international. Les voitures produites dans ces pays n'avaient pas nécessairement vocation à être vendues en France, elles étaient vendues dans les régions concernées.

Le mouvement de délocalisation que nous avons connu était lié à des questions de compétitivité et à la nécessité d'attirer des capitaux pour investir. Nous sommes aujourd'hui dans une perspective radicalement différente.

Je ne vous cache pas que, lorsque j'ai découvert nos usines françaises, j'ai eu très peur. D'ailleurs, quand je parlais de cette réalité dans les médias, tout le monde ouvrait de grands yeux et se demandait comment ces usines pouvaient être autant en jachère. Bonne nouvelle, cinq plus tard, nous n'en sommes plus là ! Après un important travail de toutes les équipes, emmenées par Luca de Meo, toutes nos usines ont un programme de production dont on ne pouvait même pas rêver il y a cinq ans...

Sans les aides, est-ce que la situation aurait été pire ? Sincèrement, je ne le sais pas. Nous avons changé d'époque et maintenant nous pouvons raisonner de manière positive. Je le redis, ces aides sont absolument nécessaires à condition d'être parfaitement justifiées. Si nous voulons que notre industrie survive, il faut nous serrer les coudes.

Il n'y a pas un grand État dans le monde qui ne fonctionne pas par osmose entre la puissance publique, les acteurs économiques et même le secteur militaire. Tout ce qui est aujourd'hui porteur dans l'industrie repose sur ces trois forces. L'exemple actuel le plus frappant, ce sont les minerais, les matériaux nécessaires à la fabrication des batteries. Ces métaux rares sont - on le voit clairement aujourd'hui - l'objet de conflits internationaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À vous entendre, je parlais d'un temps très ancien, voire d'archéologie, mais je citais des chiffres de 2004 et de 2012, ce qui n'est pas si vieux...

M. Olivier Rietmann, président. - En 2004, il y avait bien des prêts garantis, mais finalement beaucoup moins d'aides. Il n'y avait pas le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi...

J'ajoute que nous étions en plein boom de ce que j'appelle « l'écologisme » politique : pour capter des voix, l'objectif était que la France passe sous les 1 % de la production de carbone dans le monde. Dans cette optique, certains considéraient qu'il était moins grave de voir partir des entreprises : cela permettait d'afficher que la France était un pays vertueux... Les aides à l'industrie sont arrivées après.

M. Jean-Dominique Senard. - Je vous ai indiqué que nous avions relocalisé de la production en France, mais je n'ai pas évoqué un aspect important : la baisse de la demande. Nous sommes encore à -20 % par rapport à la période avant covid. Or nous ne pouvons pas produire plus que ce que nous vendons ! D'où l'importance - j'en parlais -, au moins pendant un temps, des aides à l'acquisition de véhicules.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pouvons effectivement être fiers que Renault se déploie partout dans le monde, mais la question de notre commission d'enquête, c'est de mesurer l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises françaises.

J'en reviens au prêt garanti par l'État en 2020, que vous avez remboursé. Le Parlement s'est clairement exprimé en faveur de l'accompagnement des entreprises à cette période pour qu'elles passent le cap, mais devait-il y avoir un lien avec la transition écologique et le maintien des emplois, notamment pour les grandes entreprises ? Renault a reçu un prêt garanti par l'État de 5 milliards d'euros de manière dérogatoire et, un mois plus tard, vous annonciez la suppression de 15 000 emplois, dont 4 600 en France ! Est-ce que vous comprenez que cela interpelle certaines personnes, dont le rapporteur de cette commission d'enquête ?

M. Jean-Dominique Senard. - Je comprends parfaitement votre point et, comme je me sens pleinement responsable de ce qui s'est passé à cette période, je vais vous répondre très simplement. Cela n'a pas été la période la plus agréable de mon existence professionnelle, mais je savais où était mon devoir. Souvenons-nous du contexte incroyable de l'arrivée du covid !

En 2009-2010, la crise des subprimes américains n'était pas du tout liée à la France ou à l'Europe, mais elle avait plongé le marché dans des abîmes absolument invraisemblables. À l'époque, j'étais président de Michelin et je me souviens d'une réunion à l'Élysée avec le Président de la République pour décider combien donner à l'industrie automobile. Les montants étaient considérables et heureusement qu'ils ont été mis sur la table. Ce partenariat public-privé très intelligent a sauvé notre industrie.

S'agissant du covid, le marché s'écroulait et nous devions éviter un cercle vicieux. Le prêt garanti par l'État a été une innovation intelligente et nous n'avons volé d'argent à personne. Nous l'avons remboursé et nous avons payé notre dû pour le service rendu.

J'ai annoncé le plan de restructuration à la fin du premier confinement et j'en suis totalement responsable. C'était une période très difficile et je peux vous assurer, monsieur le rapporteur, qu'on n'oublie pas ce genre de choses. J'étais absolument contraint d'annoncer ce plan, parce qu'il fallait redimensionner Renault : j'avais découvert en arrivant que nous étions configurés pour produire pas loin de 5,9 millions de véhicules ; or nous n'en produisions que 3,4 millions. Cette situation de surcoût n'était pas tenable. Si nous avions continué ainsi, je ne sais pas où nous en serions deux ans après... Une remise à niveau du groupe était nécessaire pour assurer la suite ; il fallait bouger.

On ne traite pas ce genre de situation de gaieté de coeur et j'avais indiqué très clairement qu'il n'y aurait pas de souffrance sociale. J'ai alors engagé un dialogue social sur ces questions.

Lorsque mon directeur général nous a rejoints en juillet 2020, le plan avait été annoncé et les comptes mis au propre. J'assume les pertes, historiques, qu'a alors connues Renault, mais j'avais aussi dit que l'entreprise retrouverait son rang, ce qui est en train d'arriver.

Voilà pourquoi je ne crois pas qu'on puisse faire de lien. Même si le covid n'était pas advenu, nous aurions dû restructurer le groupe, et nous devions le faire sans souffrance sociale. Le PGE a été mis en place pour contrecarrer l'effondrement du marché dû au covid. Ce sont deux sujets distincts, mais il est vrai que, pour nous, tout est tombé en même temps !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous dites qu'il y aurait eu restructuration, même sans le covid.

M. Jean-Dominique Senard. - Oui, il s'agissait de remettre le groupe à niveau. C'était un réflexe industriel basique, si je puis dire, mais il était fondamental pour assurer une nouvelle croissance au groupe. Sans cela, nous aurions été engloutis dans les frais généraux et les frais fixes.

M. Fabien Gay, rapporteur. -Pour 2023, j'ai fait les comptes, tout cumulé, nous sommes autour de 248 millions d'euros. Les 15 millions d'euros de chômage partiel sont inclus dans les ajustements d'activités. Vous avez dit que l'aide régionale s'élevait à 8,8 millions : pour un ou pour deux sites ?

M. Philippe Farge, délégué régional. - Elle concerne essentiellement les sites d'électricité - Douai et Maubeuge - et plus marginalement le site de Batilly, qui développe un nouveau master.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On m'a aussi parlé de l'usine de Cléon ?

M. Philippe Farge. - Tout à fait, le site a bénéficié d'aides, mais les versements varient selon les années. Or en 2023 je ne crois pas qu'il y en ait eu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous nous préciserez tout cela par écrit.

Vous avez évoqué le crédit d'impôt recherche (CIR), dispositif auquel nous sommes attachés. Vous avez dit soutenir la recherche en France. Le 20 février dernier, lors de la publication des résultats du groupe, vous avez affirmé : « Le groupe enregistre une marge opérationnelle record en valeur absolue à 4 263 millions d'euros, en hausse de 146 millions d'euros par rapport à 2023. [...] Un impact négatif de la R&D de 115 millions d'euros : la hausse des dépenses de R&D brutes et un taux de capitalisation plus faible en 2024 par rapport à 2023 [...] sont en partie compensés par la refacturation de R&D à des partenaires et à une moindre charge d'amortissements des dépenses de R&D capitalisées ».

Cette refacturation est-elle de la sous-traitance ? L'ensemble du CIR est-il utilisé en France ? Est-il également utilisé, comme la loi le permet, au sein de l'Union européenne ?

M. Olivier Rietmann, président. -Anne-Sophie Romagny, qui suit cette audition à distance, souhaite également poser une question : de quelle nature sont les contrôles sur le CIR ? Sont-ils automatiques ?

M. Jean-Dominique Senard. - Les dépenses en dehors de la France incluses dans notre assiette de CIR sont très limitées, de l'ordre de 0,2 %. Elles sont liées à des éléments de recherche que l'on ne trouve pas en France et que nous sommes obligés d'aller chercher à l'étranger. Tout cela est donc très marginal.

M. Nicolas Tcheng, responsable des relations institutionnelles. - La sous-traitance représente un peu plus de 10 % du montant.

M. Bruno Vincent, directeur des affaires publiques. - Quant aux contrôles fiscaux, toutes les grandes entreprises en ont régulièrement. Les équipes de l'administration fiscale sont très souvent sur nos sites pour vérifier sur place toutes les pièces justificatives des dossiers. Nos équipes nous font d'ailleurs savoir que l'échange avec l'administration fiscale est de grande qualité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pouvez-vous nous communiquer les chiffres du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) sur cinq ans ?

Selon Le Monde, l'usine Renault Trucks de Vénissieux a bénéficié du crédit d'impôt recherche - pour 90 millions d'euros - et du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi. Malgré cela, 285 emplois d'ingénieurs et de cadres ont été supprimés dans les bureaux de R&D, dont 150 postes pour le bureau d'études moteurs du site de Vénissieux. Pouvez-vous nous donner plus d'éléments chiffrés sur les cinq ou dix dernières années ?

M. Jean-Dominique Senard. - Renault Trucks ne dépend plus de Renault. Je ne peux donc répondre à leur place. Chez nous, le CICE faisait du sens entre 2016 et 2018, période au cours de laquelle nous avons perçu annuellement 55 millions d'euros. Tout cela s'est transformé ensuite en une baisse de charges.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment le CICE a-t-il été vu par les industriels ? S'agissait-il pour eux d'une aide à la création d'emplois ou d'une aide à la compétitivité ?

M. Jean-Dominique Senard. - Il s'agissait plutôt d'une aide à la compétitivité. Louis Gallois l'avait clairement indiqué à cette époque. Mais la compétitivité a aussi un effet sur l'emploi.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis d'accord avec un certain nombre de vos propositions, notamment sur l'évaluation. Les contrôles fiscaux sont réalisés, mais rien n'est fait en matière d'évaluation des dispositifs. Nous aurions donc besoin d'études d'impact, etc. Accepteriez-vous, afin d'améliorer la transparence des aides publiques, qu'un tableau soit publié chaque année en France pour les cinq cents ou mille plus grandes entreprises, dispositif par dispositif ?

M. Jean-Dominique Senard. - Un refus de ma part n'aurait aucun sens, mais il faut se montrer prudent afin que l'industrie française ne subisse pas d'effet « boomerang ». Certains États, qui ne publient rien, pourraient se servir de ces chiffres contre nous. Une telle diffusion devrait être limitée au Parlement et à la puissance publique.

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide publique à l'apprentissage avoisine les 21 milliards d'euros en France. Les grandes et très grandes entreprises doivent-elles aussi en bénéficier ? Ne vaudrait-il pas mieux s'inspirer de l'Allemagne ou de la Suisse, où 70 % des jeunes passent par l'apprentissage, alors qu'aucune aide n'est versée ? Ces pays mettent davantage l'accent sur la coopération entre le système éducatif et l'industrie : là où en France les entreprises donnent l'impression de faire une bonne action sociale en prenant des apprentis, ailleurs elles le font pour elles-mêmes et pour préparer l'avenir. Elles ne voient donc pas l'intérêt de toucher 6 000 euros d'aides...

M. Jean-Dominique Senard. - J'ai toujours été un immense défenseur de l'apprentissage, à une époque où il y avait beaucoup plus d'emplois aidés que d'apprentis, ce qui était regrettable sur le plan économique. L'apprentissage a un effet direct sur la compétitivité de l'entreprise et surtout sur son avenir. J'ai été heureux de constater que l'État français prenait enfin cette question au sérieux : il y a eu un vrai changement dans le pays.

L'aide à l'apprentissage pourrait effectivement être réduite significativement en déployant une politique de formation professionnelle à la hauteur des enjeux. Les lycées professionnels doivent être considérés comme des filières d'avenir et d'élite, et non plus comme des filières secondaires ou à éviter.

M. Olivier Rietmann, président. - Elles ont longtemps étés vues comme la bretelle qui évitait la sortie de route !

M. Jean-Dominique Senard. - Cela nous a privés de talents plus naturellement disposés à travailler dans l'industrie que d'aller à l'université. Le mouvement est donc le bon, mais il faut surtout agir en amont. Nous pourrions imiter les Allemands et les Suisses, voire les Anglais, qui ont un système d'apprentissage extrêmement développé.

Une éventuelle restriction des aides pourrait surtout se concevoir pour les jeunes diplômés afin de concentrer l'effort sur les personnes qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire sur celles qui ont une formation limitée et sont moins qualifiées. C'est plutôt comme cela que je verrais cette réorientation. Les subventions sont aujourd'hui considérablement réduites.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour les titulaires d'un bac+3 et les grandes entreprises.

M. Jean-Dominique Senard. - Elles sont maintenues pour les personnes handicapées : c'est très bien ! Mais il ne faut pas non plus en abandonner le principe pour les autres. C'est un point fondamental pour notre industrie.

Mme Anne-Marie Nédélec. - L'objectif 2035, fixé sans concertation ni étude d'impact, vous semble-t-il tenable ? Les aides se concentrent sur le véhicule électrique, secteur sur lequel nous sommes malmenés par la Chine. Les sous-traitants sont également en danger. Il convient de maintenir ces aides, puisque nous devons nous attendre à dix années de grandes turbulences. Mais n'est-il pas dangereux de les concentrer sur l'électrique au détriment d'autres voies pour réduire notre empreinte carbone ? Ne risquons-nous pas de prendre du retard dans d'autres secteurs ?

M. Jean-Dominique Senard. - C'est un sujet fondamentalement stratégique pour nous. Nous nous sommes mis en ordre de bataille afin que la marque Renault soit prête en 2030 si les conditions le permettent. En ce qui concerne la marque Dacia, ce sera plus progressif : nous passerons d'abord par une transition hybride avant d'aller vers l'électrique. Quant aux projets pour la marque Alpine, qui sortiront bientôt d'usine, ce sont des merveilles ! Ce sera le haut de gamme du groupe Renault ; tous les moteurs seront électriques. C'est un pari que nous avons fait.

Nous avons protégé l'avenir du Renault, quoi qu'il arrive - et non quoi qu'il en coûte. Avec nos partenaires, nous avons créé l'entreprise HORSE, qui concentre l'ensemble de notre production de moteurs thermiques, y compris les plus élaborés et récents dans l'hybride, qui sont de pures merveilles technologiques. Nous allons donc continuer à investir dans ces modèles, car l'électrification ne se fera pas de la même façon et au même rythme dans le monde entier. L'Europe sera probablement un peu en avance. On affirme qu'en Chine l'électrique est prédominant : ce n'est pas vrai ! Il s'agit de New Energy Vehicles, c'est-à-dire de véhicules à énergie nouvelle qui incluent l'électrique pur, l'hybride rechargeable et une catégorie assez singulière, en train de croître, le Range Extender : il s'agit d'un petit moteur thermique qui alimente en énergie une batterie qui elle-même alimente un moteur électrique. Tout cela va évoluer en fonction des infrastructures, notamment en matière de recharge. L'avenir de la mobilité sera probablement multiple partout.

Le vrai problème, à mon sens, n'est pas simplement le coût de fabrication : nous réussirons bientôt à commercialiser un petit véhicule électrique compétitif à moins de 20 000 euros.

Tout d'abord, à très court terme, la Commission européenne a mis en oeuvre un critère d'émission de CO2 dès 2025, qui ne sera atteint par personne en raison de la baisse du marché de l'électrique. J'ajoute que ce critère est ancien et qu'il n'est plus cohérent avec ce que nous savons aujourd'hui du sujet : au lieu de mesurer la décarbonation du berceau à la tombe, il la mesure du réservoir à la roue, ce qui est totalement partiel et n'a aucun sens. Au fur et à mesure que l'année 2025 avance, l'Europe risque de nous sanctionner lourdement. Malheureusement, la question de la décarbonation est envisagée par l'Union européenne de manière punitive et non incitative. Nous essayons d'anticiper ; les nouvelles dispositions proposées par la Commission européenne vont dans le bon sens...

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis désolé de vous interrompre, mais nous sortons du sujet de notre commission d'enquête, qui porte sur les aides publiques...

M. Jean-Dominique Senard. - Je termine en disant qu'à long terme se posera le problème de l'acquisition des métaux lourds indispensables à notre souveraineté énergétique. C'est une question qui me taraude déjà depuis un certain temps.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je serai ravi de visiter un de vos sites industriels : je manifeste souvent devant, j'aurais plaisir à y entrer !

Une des mobilisations sociales concerne les fonderies. Y a-t-il un avenir pour les fonderies en France pour un groupe comme le vôtre ? On ne peut pas évoquer Renault sans citer les Fonderies du Poitou, la Fonderie de Bretagne (FDB) et tant d'autres... Renault a fait le choix il y a quarante ans d'externaliser et de ne plus fabriquer en France. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Je suis, pour ma part, extrêmement préoccupé. Cette commission d'enquête a été créée sur l'initiative du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky. Comprenez-vous l'émoi ou la colère suscité par le fait que des groupes ou de grandes entreprises percevant d'importantes aides publiques et versant des dividendes à leurs actionnaires licencient la même année ? Le patron de Michelin s'est dit ouvert pour rembourser une partie du CICE. Accepteriez-vous d'en faire autant ?

M. Jean-Dominique Senard. - La question des fonderies, croyez-moi, occupe depuis cinq ans une très grande place dans mon esprit ! Si un certain nombre d'analyses d'impact avaient été sérieusement réalisées à l'époque où la décision collective a été prise de passer du tout diesel au non-diesel - quasiment du jour au lendemain -, nous n'aurions pas eu à gérer une telle situation. Nous aurions alors pu anticiper des reconversions de sites pour prévenir ces changements de métier. Le passage à l'électrique renforce cette difficulté, tout simplement parce qu'il faut entre sept et dix fois moins d'éléments de fonderie pour fabriquer un véhicule électrique. Si ces phénomènes avaient correctement été pris en compte, nous n'en serions pas là aujourd'hui...

Les choses étant ce qu'elles sont, nous avons fait tout ce qui était de notre devoir pour éviter la souffrance sociale. J'y ai veillé de façon précise dans toutes les discussions avec les responsables syndicaux.

En ce qui concerne la Fonderie de Bretagne en particulier, c'est une histoire malheureuse, parce qu'elle n'a pas été suffisamment anticipée. Par ailleurs, la Fonderie de Bretagne n'a pas fait le travail de restructuration qui lui aurait permis d'emmener l'entreprise soit vers la diversification de ses produits - comme elle s'était engagée à le faire -, soit à un niveau économique viable.

Néanmoins, je le redis de manière solennelle, Renault a fait tout ce qu'il devait faire. Nous avons tenu tous nos engagements. Nous avons investi dans cette fonderie des sommes considérables. Depuis maintenant dix ans, nous couvrons chaque année 17 millions d'euros de pertes de cette entreprise. Nous avons également reconstruit l'usine, qui a brûlé il y a quelques années. Le tribunal de commerce de Rennes se prononcera sur une éventuelle reprise : nous avons signifié clairement que nous étions prêts à prendre les ressources utiles à Renault pour nos fabrications. On le fera, mais on ne peut pas s'engager à n'importe quoi non plus. Si repreneur il y a, je voudrais qu'il y ait une forme d'intelligence collective qui conduise cette fonderie à trouver de nouveaux clients et de nouvelles activités, et une restructuration intelligente sans souffrance sociale.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est votre avis sur les entreprises qui touchent des aides publiques, versent des dividendes et licencient ?

M. Jean-Dominique Senard. - C'est délicat... Vous m'avez posé tout à l'heure la question à propos du PGE et de la restructuration. C'est un peu le même problème, car tout devient fongible. Malheureusement, un certain nombre de restructurations sont un passage obligé pour qu'une entreprise retrouve sa compétitivité. À une ou deux exceptions près, sur l'ensemble des restructurations que j'ai été amené à vivre, nous avons sauvé toutes les usines françaises. Une seule a été fermée, celle de Choisy-le-Roi, dont les activités ont été transférées à Flins.

Je comprends le sens de votre question, mais la compétitivité des entreprises et la projection dans l'avenir, avec les aides que nous avons évoquées en détail aujourd'hui, sont pour moi deux sujets parallèles : j'ai du mal à les confondre. Que nos partenaires publics aient une opinion ou un conseil, cela ne me pose aucun problème. J'accepte que nous soyons critiqués.

Dans le cas particulier de Renault, l'État est actionnaire. Les relations entre nous sont aujourd'hui excellentes : elles sont fluides, ouvertes, directes, bienveillantes. Je n'ai absolument aucune remarque à faire à ce stade. Par ailleurs, 15 % des dividendes que nous versons vont directement dans les caisses de l'État : personne ne s'en plaint... De plus, un peu plus de 5 % du capital de Renault est détenu par les salariés : nous souhaitons atteindre 10 %. Les dividendes, ce n'est pas un mot tabou ni une insulte.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'avons rien dit de tel, mais le mythe de l'actionnaire qui amène du cash pour l'investissement est aujourd'hui battu en brèche. La question reste pleine et entière, pour les élus comme pour les salariés : les grandes entreprises qui, la même année, perçoivent des aides publiques substantielles, versent des dividendes et licencient doivent-elles procéder à des remboursements ? Si le groupe va mal et doit restructurer, est-il opportun de verser des dividendes ?

M. Jean-Dominique Senard. - On est ouvert d'esprit, on peut examiner la chose. Mais n'oublions jamais qu'un des problèmes de l'Europe et des entreprises françaises est leur déficit significatif de capitaux propres. Ce n'est donc pas le moment de pénaliser les actionnaires et d'aggraver le problème. Par ailleurs, Renault n'est pas une entreprise exubérante en la matière.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous remercions de votre souci de transparence, ainsi que de la clarté de vos propos. Vous pouvez nous transmettre par écrit tous les documents et toutes les précisions que vous jugerez utiles, notamment concernant vos sous-traitants.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Google France : MM. Sébastien Missoffe,
directeur général,
et Benoît Tabaka, secrétaire général

(lundi 24 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous allons maintenant entendre M. Sébastien Missoffe, directeur général, et M. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google. Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Missoffe et M. Benoît Tabaka prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Permettez-moi de vous poser un certain nombre de questions de nature à nourrir votre propos liminaire.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre société ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient alors être les limites à la conditionnalité de celles-ci ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera des questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Sébastien Missoffe, directeur général de Google France. - Nous vous remercions de votre invitation sur ce sujet important, au coeur de vos préoccupations et de celles des Français. Il est indéniable que les aides publiques jouent aujourd'hui un rôle important dans notre économie et dans notre société, en particulier pour soutenir l'innovation dans la période actuelle de rupture technologique.

Je saisis pleinement l'importance du travail de cette commission d'enquête dans un contexte où les dépenses publiques doivent être scrutées avec attention. C'est pourquoi je souhaite vous exposer le rôle que joue Google en France en matière d'innovation, en soutien de la compétitivité des entreprises et de la recherche françaises.

À ma connaissance, nous n'avons sollicité aucune aide publique directe auprès de l'État ou de collectivités locales en 2023.

En revanche, comme toute entreprise opérant en France, Google France bénéficie de dispositifs automatiques mis en place par le législateur, à l'image des allégements de cotisations sociales. J'aurai l'occasion d'y revenir dans le détail.

Nous pensons que nous n'avons pas besoin de vous présenter Google, mais j'estime qu'il est important, pour commencer, de vous communiquer un certain nombre d'informations sur Google en France et sur ses activités, afin de vous donner une bonne compréhension d'ensemble.

Que représente Google en France aujourd'hui ? Google a ouvert son premier bureau à Paris voilà vingt et un ans, en 2004. Il y avait un peu plus de 700 employés quand j'ai pris la direction de Google France en 2017. Aujourd'hui, nous avons un peu plus de 1 400 collaborateurs et collaboratrices, réunis sur nos campus, principalement dans le 9e arrondissement de Paris. Nous avons donc quasiment doublé les effectifs sur les dernières années.

Les collaborateurs représentent la majorité des activités clés de l'entreprise, que l'on retrouve partout dans le monde : nous avons des équipes de vente, de marketing, sur le cloud, l'ingénierie, la recherche, les partenariats, ainsi que des équipes qui travaillent spécifiquement sur YouTube. Je vais revenir brièvement sur ces différentes fonctions.

Pour la partie vente, marketing, publicité et cloud, nos équipes accompagnent nos clients et nos utilisateurs pour leur permettre de tirer pleinement parti des technologies numériques. Pour les grands groupes français avec lesquels nous travaillons sur de nombreux sujets, cela passe par l'intégration de notre système Android pour des constructeurs automobiles, par l'intégration de solutions technologiques favorisant une meilleure gestion des stocks pour des commerçants, ou par le développement d'activités à l'international pour permettre à des entreprises françaises de trouver des audiences et d'exporter.

Cela vaut aussi pour les start-up. Nous sommes ainsi présents à Station F depuis 2018, et nous veillons à accompagner les TPE et les PME partout en France dans leurs usages numériques. À travers notre programme de formation « Google Ateliers numériques », nous sommes engagés depuis 2012 auprès des PME et des TPE pour l'appropriation des outils numériques, et, depuis 2023, nous avons rajouté des briques spécifiques sur l'intelligence artificielle (IA). Notre objectif est que ces entreprises tirent le meilleur parti des outils et du potentiel de visibilité qu'offre une bonne compréhension du numérique.

Pour ce qui concerne spécifiquement l'intelligence artificielle, nous avons déjà accompagné 35 000 artisans, commerçants et professionnels du tourisme aux quatre coins de la France, en partenariat avec des acteurs locaux, comme les chambres de commerce et d'industrie et les chambres de métiers et de l'artisanat. Ces outils d'IA leur permettent de créer des contenus pour leur site Internet et pour les réseaux sociaux, ainsi que de rédiger plus facilement des fiches produit à même de leur faire économiser un temps précieux pour se concentrer sur le coeur de leur activité.

À travers nos ateliers numériques, nous accompagnons aussi des personnes en recherche d'emploi grâce à des formations spécifiques, notamment en partenariat avec France Travail. Depuis le début de ce programme, 75 000 demandeurs d'emploi ont ainsi été accompagnés via les formations que nous avons mises en place.

Enfin, nos outils sont mis au service du grand public, de nos utilisateurs et de nos utilisatrices dans leur vie quotidienne. Vous savez que la mission de Google est de rendre l'information accessible et utile à tous. Nous prenons très au sérieux cette mission, en particulier en accompagnant sur tous les territoires celles et ceux qui pourraient rester au bord de la route face aux changements significatifs d'usages liés au numérique.

J'en viens maintenant à l'autre brique des activités de Google en France, à savoir l'ingénierie et la recherche. Notre siège parisien abrite le laboratoire « Google Arts & Culture », anciennement « Google Art Project ». Vous y êtes les bienvenus si vous voulez le visiter. Ce centre a été inauguré en 2011. C'est un centre de recherche unique au monde, qui vise à créer des ponts entre l'art, la culture et la technologie. « Google Arts & Culture » a noué des partenariats avec plus de 3 000 institutions culturelles dans le monde, dont 140 en France, avec la mission de rendre le patrimoine culturel accessible à tous grâce à la technologie. Parmi les institutions françaises, on trouve des musées parisiens, mais aussi des musées et des institutions de tous les territoires, allant de plusieurs opéras au musée de la carte postale de Baud, en passant par la grotte Chauvet, par exemple.

Nous avons aussi des activités de recherche en matière d'IA, symbolisées par l'ouverture récente, en février 2024, d'un nouveau centre à Paris, rue d'Amsterdam, abritant plus de 300 personnes qui font progresser la recherche en IA. Une partie d'entre elles travaillent également à l'amélioration de nos produits, en particulier Chrome et YouTube.

Ce centre est, par ailleurs, ouvert à l'écosystème français de l'intelligence artificielle, pour accélérer le développement de produits, pour donner vie à de nouveaux partenariats académiques et de recherche et pour offrir aux professionnels des formations aux outils de l'IA. Ainsi, l'année dernière, nous avons réuni plus de 250 étudiants et chercheurs d'universités venus de partout en France pour aborder des sujets de sécurité, de sûreté et de confidentialité.

Nous sommes également fiers, avec ces équipes de recherche, d'avoir des partenariats importants. Nous nous sommes ainsi associés récemment à l'Institut Curie, afin de pouvoir combiner ses recherches de classe mondiale avec nos technologies d'intelligence artificielle. Notre objectif est d'améliorer les résultats, en particulier pour les femmes atteintes de plusieurs cancers rares et mortels, notamment en identifiant par IA des biomarqueurs prédictifs pour certains cancers de l'utérus ou en prédisant mieux comment les patients atteints d'un cancer du sein répondront à des thérapies spécifiques. Les enjeux d'intelligence artificielle sont clés dans ces partenariats avec la recherche.

Je veux, pour terminer, évoquer les partenariats. Google France a beaucoup travaillé pour contribuer au développement de l'écosystème de la technologie des médias et de la culture. À ce titre, nous accompagnons des acteurs du secteur de la presse. Même si cela n'a pas toujours été simple - vous le savez, Monsieur le rapporteur -, Google a été la première et la seule plateforme à avoir signé des accords de licence significatifs et non discriminants : nous avons des règles claires, partagées avec tous les éditeurs de presse - ce n'est pas Google qui détermine les montants pour chacun d'eux. Ces accords de licence ont été signés avec 280 éditeurs de presse française et couvrent plus de 450 publications. Nous versons, à ce titre, plusieurs dizaines de millions d'euros par an. Nous venons d'ailleurs de renouveler nos accords avec l'Alliance de la presse d'information générale (Apig), qui représente une grande partie de la presse quotidienne nationale et régionale, et nous avons signé récemment un partenariat avec l'organisme de gestion collective, la Société des droits voisins de la presse (DVP). Ces discussions sont menées par nos équipes basées à Paris.

Enfin, je veux dire un mot sur YouTube, qui illustre aussi notre implication en France. Nos équipes sont en contact avec la nouvelle génération de créateurs de contenus. L'écosystème créatif de YouTube a ainsi soutenu plus de 22 000 emplois équivalents temps plein en France en 2023. Cette plateforme permet, entre autres, à des chaînes de télévision d'élargir leur audience bien au-delà des frontières françaises, atteignant de nouvelles générations et des publics variés. Arte en est probablement un excellent exemple : son offre culturelle présente sur de nombreuses plateformes lui permet de toucher un public différent et plus jeune, l'âge moyen des utilisateurs regardant la chaîne sur YouTube étant de 35 ans, contre 64 ans pour le visionnage à la télévision. De même, plus de 55 % des vues réalisées sur les contenus des créateurs français se font en dehors de France, montrant bien à quel point YouTube contribue au rayonnement de ces derniers.

Cette présence auprès de l'écosystème de la création fait que YouTube est soumis à plusieurs taxes, dont nous nous acquittons depuis le premier jour. Ainsi, YouTube a été, pendant plusieurs années, la seule plateforme à s'acquitter de la taxe sur les services vidéo affectée au financement du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC). Adoptée plus récemment, la taxe streaming, dont nous nous acquittons également, permet de contribuer au financement du Centre national de la musique.

Après cette présentation d'ensemble des activités de Google en France, je vais aborder plus spécifiquement les questions qui portent sur les aides. Je le ferai en deux temps : j'aborderai d'abord les réductions et les allégements automatiques de cotisations sociales, puis je vous présenterai notre approche sur les aides auxquelles nous pourrions être éligibles.

Sur le premier point, vous avez mentionné, Monsieur le rapporteur, qu'il y avait plus de 2 200 aides. Nous avons mené le travail le plus sérieux possible pour bien les identifier. De fait, il y en a pas mal !

En 2023, Google en France a versé environ 136 millions d'euros de cotisations sociales. Sur ces cotisations, nous bénéficions, comme toutes les entreprises, de certains allégements, appliqués de façon automatique sur les bulletins de salaire de nos collaborateurs en France. Je précise que Google n'a aucune politique proactive sur ces dispositifs.

Spécifiquement, nous avons identifié des allégements sur les versements de participations aux bénéfices et de dispositifs d'intéressement. Sur ces versements, seul le forfait social - à 16 % ou à 20 % - est dû sur le montant brut versé par l'employeur.

D'autres allégements sont appliqués automatiquement : je pense aux allégements de charges pour les apprentis et pour les stagiaires. Pour ce qui nous concerne, le montant en est faible, puisque nous avons accueilli, en France en 2024, 9 stagiaires et 24 apprentis.

Nous avons aussi connaissance de divers taux réduits de cotisations sociales qui sont appliqués automatiquement dans le bulletin de paie pour certains salaires : taux réduit de cotisations maladie pour les salaires ne dépassant pas 2,5 fois le Smic, taux réduit d'allocations familiales pour les salaires inférieurs à 3,5 fois le Smic, réduction générale des cotisations Urssaf et retraite pour les salaires inférieurs à 1,6 fois le Smic...

Les allégements automatiques dont nous avons bénéficié sont attribuables dans leur quasi-totalité au forfait social appliqué à la participation et à l'intéressement. Comme vous le savez, la participation est obligatoire, mais l'intéressement est optionnel pour les entreprises en France. En concertation avec ses partenaires sociaux, Google France a fait le choix de mettre en place l'intéressement pour ses collaborateurs et ses collaboratrices pour se donner l'opportunité de partager les bénéfices de l'entreprise avec ses collaborateurs.

Pour ce qui est des aides auxquelles nous pourrions être éligibles, je tiens tout d'abord à souligner qu'à ma connaissance, nous n'avons sollicité aucune aide publique directe auprès de l'État ou de collectivités locales en 2023. Je précise aussi que, pendant la crise de la Covid-19, Google n'a sollicité aucun des dispositifs mis en oeuvre par le Gouvernement, comme le chômage partiel.

Nous savons que les dons des entreprises au profit d'oeuvres ou d'organismes d'intérêt général, ou bien encore d'associations, ouvrent droit à des réductions d'impôt. À ma connaissance, nous n'avons jamais sollicité d'avantage fiscal en France - sous une forme ou sous une autre - au titre de nos actions de philanthropie, opérées, entre autres, par la branche philanthropique de Google, Google.org. Au total, depuis 2020, nous avons alloué plus de 30 millions d'euros à des associations françaises, au travers de dons, de mécénat de compétences ou d'attribution de crédits publicitaires, pour accompagner ces organisations dans la réalisation de leurs projets. Par exemple, nous avons soutenu des associations oeuvrant dans les champs de la protection des enfants en ligne ou de l'accompagnement des publics les plus éloignés de l'emploi vers les métiers ou les compétences numériques.

Je souhaite revenir sur le crédit d'impôt recherche (CIR). À ce jour, nous n'avons pas demandé à bénéficier de ce crédit d'impôt pour nos activités de recherche en France. Nous nous sommes concentrés sur la structuration et le développement de ces activités.

Google a un engagement de très longue date envers la recherche et l'innovation. C'est d'ailleurs un papier de recherche publié aux États-Unis en 1998 par les fondateurs de Google, Larry Page et Sergey Brin, qui a lancé les activités de recherche de l'entreprise. Aujourd'hui encore, ces activités de recherche sont la pierre angulaire de notre entreprise. Il ne se passe pas une journée sans que les équipes de Google développent, innovent, voire annoncent de nouveaux produits et services.

Les nombreux développements en matière d'intelligence artificielle en sont un parfait exemple. Assez récemment, nous avons pu annoncer le lancement d'un nouveau simulateur de physique open source permettant d'accélérer la recherche en robotique, ainsi que des résultats de recherche de nature à faire progresser le développement de nouveaux médicaments en utilisant l'intelligence artificielle. En outre, nous avons aussi partagé des travaux pour élaborer des méthodes permettant d'augmenter la vitesse et la précision des simulations de réseaux électriques.

Comme vous pouvez l'imaginer, notre stratégie d'investissement est mondiale. Cette stratégie de recherche et développement (R&D) est importante : en 2024, à l'échelle mondiale, nous avons investi plus de 49 milliards de dollars en recherche et développement, ce qui illustre l'importance, pour Google, de continuer à se réinventer et de faire des efforts pour améliorer ses services.

Certains de nos efforts ont été reconnus. Je pense tout particulièrement au prix Nobel de chimie reçu l'année dernière par, entre autres, Demis Hassabis, qui a fondé Google DeepMind, pour un projet de prédiction de la structure des protéines appelé AlphaFold, projet que nous avons rendu accessible gratuitement à la communauté scientifique dès 2021. Aujourd'hui, de nombreux chercheurs partout dans le monde l'utilisent pour développer de nouveaux vaccins contre le paludisme, des traitements contre le cancer ou encore des enzymes capables de dégrader le plastique. Nous estimons qu'AlphaFold a permis d'économiser des centaines de milliers d'années de recherche. Rien qu'en France, AlphaFold est cité par près de 800 articles de recherche, écrits par des chercheurs d'institutions françaises comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l'Institut Pasteur ou, encore, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae).

Si je cite un certain nombre de succès, je tiens à souligner que la route vers l'innovation et les progrès scientifiques est loin d'être un chemin tranquille. Il y a nécessairement des prises de risque qui ne sont pas couronnées de réussite. L'environnement est très mouvant et très dynamique, avec de nouveaux acteurs qui émergent. Le cas de l'intelligence artificielle est, en ce sens, symptomatique, donnant l'impression de rebattre les cartes depuis plusieurs années, avec l'arrivée d'un certain nombre de nouveaux acteurs. Nos investissements en recherche se font donc dans un contexte d'évolution rapide des technologies et des projets de recherche, et nous nous adaptons continuellement. Les nouveautés et l'adaptabilité font partie de l'ADN du moteur de recherche de Google. De fait, 15 % des requêtes enregistrées chaque jour sur Google sont nouvelles. Ce chiffre intéressant illustre le fait que nous nous réinventons tous les jours.

Nos investissements en recherche dans les différents pays sont menés par des équipes mondiales. À l'échelle de Google, tout l'enjeu est d'avoir des équipes mondiales qui travaillent sur ces sujets de recherche et développement en partenariat avec un éventail d'acteurs locaux du monde de la recherche et de l'enseignement supérieur.

Si notre approche en France a consisté à stimuler la recherche et l'innovation, je répète que nous n'avons pas, à ce jour, demandé de crédit d'impôt recherche.

Enfin, vous nous avez interrogés sur notre regard sur le système d'aides. Je ne souhaite évidemment pas préempter les réflexions des responsables politiques ni anticiper le travail du législateur, mais je veux simplement partager avec vous quelques réflexions.

Tout d'abord, il nous semble évidemment très important que les aides visent des objectifs clairs, en particulier les aides en soutien à l'innovation. Il paraît très important de les flécher vers des sujets prioritaires, à l'image de l'intelligence artificielle. Si celle-ci suscite de nombreuses interrogations, nous sommes convaincus que c'est une opportunité significative. J'en veux pour preuve que, d'après une étude récente de la Fondation Concorde, l'IA générative pourrait augmenter le PIB français de 9 % d'ici à dix ans. On retrouve le même ordre de grandeur dans différents articles diffusés à l'échelle du continent européen.

L'importance de ce sujet a été rappelée récemment, à l'occasion du Sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle qui a eu lieu en France en février dernier. Notre président-directeur général, Sundar Pichai, y a participé.

Vous avez également sûrement lu le rapport élaboré par Mario Draghi à la fin de l'année dernière : il souligne le besoin de priorisation, en Europe, des politiques tournées vers la numérisation, les technologies de pointe et les investissements dans l'intelligence artificielle dans plusieurs secteurs stratégiques, comme la santé, l'énergie ou l'automobile. Ce rapport fait également état d'une pénurie de talents dans certains domaines et appelle au développement des compétences, pour que tous puissent bénéficier des nouvelles technologies.

À nos yeux, si la diffusion de l'intelligence artificielle dans les entreprises de toute taille doit faire l'objet d'un encouragement de la part des pouvoirs publics, en association avec l'ensemble des acteurs, la fracture numérique demeure une réalité et ne doit pas s'aggraver. Les progrès numériques vont vite, et je suis convaincu qu'il faut, sur ces enjeux, accompagner les entreprises de toute taille, mais aussi nos concitoyens et nos concitoyennes.

Il y a un peu plus d'un an, nous avons annoncé, à travers Google.org, la création d'un fonds européen pour accompagner les publics qui seront potentiellement les plus touchés par les évolutions du marché du travail liées à l'intelligence artificielle, grâce à une formation sur mesure et à un soutien financier. J'ai été heureux d'annoncer, à la fin du mois de janvier dernier, les six associations françaises bénéficiaires de ce fonds, à l'image du Groupe Ares (Association pour la réinsertion économique et sociale) ou de Diversidays.

Nous devons bâtir la compétitivité française en investissant massivement dans la formation. À cet égard, je suis absolument convaincu que les aides doivent servir à encourager l'innovation, mais qu'elles doivent aussi permettre de s'assurer que les Français et les Françaises s'approprient les opportunités qu'offrent ces innovations. Je suis convaincu, pour paraphraser Helmut Schmidt, que les compétences numériques d'aujourd'hui sont les opportunités de demain et les emplois d'après-demain.

Je vous remercie de votre attention. Nous sommes à votre disposition, Benoît Tabaka et moi-même, pour répondre à vos questions.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, Monsieur le directeur général. Je dois dire que, si vous n'aviez pas communiqué le montant des cotisations sociales de Google France ni évoqué rapidement d'autres aides, nous aurions pu avoir l'impression que vous développiez un argumentaire pour la commission des affaires économiques plus que pour cette commission d'enquête sur les aides publiques... Cela dit, j'entends bien que vous n'avez sollicité aucune aide directe de la part de l'État.

Pour que nous puissions faire le parallèle avec les autres entreprises que nous avons auditionnées, pouvez-vous nous indiquer le montant de l'impôt payé en moyenne par Google en France ?

M. Sébastien Missoffe. - Sur l'année 2023, le montant de l'impôt partagé par les trois entités de Google a été de 85 millions d'euros.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos introductifs.

Vous avez cité le chiffre de 136 millions d'euros de cotisations sociales, mais pas le montant des exonérations. De combien est-il ?

Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été attribué automatiquement entre 2013 et 2018. Pouvez-vous nous indiquer le montant, au moins approximatif, de ce que vous avez touché sur ces cinq ans ?

M. Sébastien Missoffe. - Les abattements étant calculés de manière automatique, il m'est difficile de vous dire exactement quel est le montant des exonérations - il n'y a pas, dans les comptes de Google, une ligne qui le retranscrit.

Toutefois, pour vous répondre de la façon la plus claire possible, je puis dire qu'il me semble que le montant de la participation partagé par les différentes entités de Google est de l'ordre de 20 millions d'euros. C'est sur ce montant que les exonérations sont calculées automatiquement. Cela dit, j'aurai du mal à vous donner un chiffre - il ne nous est pas communiqué.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Google ne sait pas le calculer ?

M. Sébastien Missoffe. - Nous n'avons pas accès à cette information exacte sur le bulletin de salaire de nos différentes équipes, mais c'est bien sur le montant que je vous ai donné que s'applique l'exonération dont bénéficient les employés de Google.

M. Benoît Tabaka, secrétaire général de Google France. - Comme Sébastien Missoffe l'a expliqué dans son propos introductif, les allégements de cotisations sociales dont nous bénéficions aujourd'hui ont trait, en premier lieu, à un certain nombre de fonctions - je pense notamment aux taux réduits pour les salaires inférieurs à 1,6, 2,5 et 3,5 fois le Smic. Ils ne représentent pas des sommes significatives, puisque, avec 9 stagiaires et 24 apprentis, la base est relativement faible.

La difficulté principale que nous rencontrons pour calculer le montant des exonérations sociales est que celui-ci n'apparaît pas dans nos comptes : l'entreprise Google ne connaît pas l'argent qui ne lui a pas été demandé. Nous devons donc faire un calcul pour reconstituer ce montant, et ce calcul ne peut être qu'approximatif. Nous ne savons pas véritablement quel aurait été le montant des charges sociales sans le forfait social. Nous ne pouvons qu'évaluer au doigt mouillé l'économie réalisée grâce à ces mécanismes automatiques d'allégements. Le chiffre que vous attendez n'existe pas.

Nous avons toutefois essayé de calculer l'impact de ces dispositifs : il semble qu'ils ne représentent que quelques pour cent des 136 millions d'euros de charges que nous avons payés. Le montant est infime.

Comme cela a été dit, la quasi-totalité des allégements dont nous avons bénéficié sont en lien avec la participation et l'intéressement versés à nos salariés, donc avec le forfait social.

D'après nos archives, nous avons bénéficié du CICE automatiquement, comme les autres entreprises. Nous sommes en train de rassembler les éléments : nous reviendrons vers vous, après l'audition, pour vous donner les chiffres. Nous ne pouvons vous donner le montant exact ; il nous faut faire de la rétro-ingénierie, les données n'apparaissant pas d'emblée.

M. Olivier Rietmann, président. - N'avez-vous pas un montant approximatif à nous communiquer ? Vous seriez bien les seuls !

M. Benoît Tabaka. - Je n'ai pas le montant.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous ne pouvez pas commencer cette commission d'enquête en disant que, parce qu'il s'agit de dégrèvements et d'aides automatiques, vous n'êtes pas du tout au courant des aides publiques de l'État dont vous profitez - ne voyez aucun sens péjoratif à ce terme de « profiter ».

Vous êtes des chefs d'entreprises, vous êtes attentifs à votre rentabilité et à votre compétitivité : vous y intégrez forcément les aides publiques.

Je comprends que vous vouliez nous transmettre ces chiffres par écrit, mais je trouve surprenant que vous ne puissiez nous répondre sur les montants de CICE et d'exonérations de cotisations. Nous connaissons votre domaine d'activité : Google sait traiter des données avec précision.

Bref, nous commençons notre audition sur une mauvaise base. Si vous vouliez donner l'impression que vous prétendez ne pas connaître les chiffres pour pouvoir ensuite les transmettre par écrit, et ainsi éviter de les exprimer publiquement, vous ne pouviez mieux vous y prendre.

Or je suis persuadé que votre objectif n'est pas là : un peu de transparence, s'il vous plaît. Faites preuve de responsabilité et d'objectivité. Apportez à tous les sénateurs présents un minimum d'informations, autrement que par des contributions écrites après coup.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souscris entièrement aux propos du président. Toutes les entreprises auditionnées ont réussi à nous donner un montant des exonérations de cotisations.

Mme Pascale Gruny. - Tout à fait !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certes, les mécanismes sont complexes, mais vous n'êtes pas une TPE-PME familiale qui manque de moyens ; vous appartenez à un énorme groupe.

Je suis d'autant plus surpris concernant le CICE. Tous ont fait un effort de transparence : Renault, Michelin ou Auchan nous ont dit combien ils avaient touché. Contrairement aux exonérations, il s'agit bien d'argent versé aux entreprises.

Alors que vous ne sollicitez aucune aide publique, vous devriez au moins disposer d'un montant approximatif : un, dix ou cent millions d'euros ? Bref, un chiffre qui nous donne une perspective.

Je repose donc ma question. Combien avez-vous approximativement touché de CICE entre 2013 et 2108 ? Vous pouvez répondre par écrit, mais nous voulons un effort de transparence.

M. Sébastien Missoffe. - Monsieur le rapporteur, nous sommes venus à cette audition pour répondre à vos questions, avec un engagement de transparence.

Google est une entreprise mondiale, qui dispose d'une filiale en France. Effectivement, nous n'avons pas demandé ces aides publiques, ni en matière de CICE ni en matière de philanthropie. Nous partageons ces informations de manière tout à fait transparente.

Concernant le montant du CICE, la taille de Google en 2013-2014 était telle qu'il ne devait pas être très significatif. Je n'ai pas été capable aujourd'hui d'avoir accès à ce chiffre ; nos équipes sont mondiales, il est possible que des équipes de R&D l'aient touché. Cependant, ce chiffre étant important pour vous, je m'engage évidemment à vous le communiquer. Nous avons regardé nos chiffres jusqu'à 2020, mais sans remonter jusqu'à 2013. Si ce montant pour 2013 est important, je vous le communiquerai. Ma volonté n'est pas de ne pas le transmettre : je n'en dispose simplement pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une précision : le CICE portait sur la masse salariale en France ; et les groupes auditionnés par notre commission d'enquête sont plutôt internationaux.

J'en viens à ma deuxième question. Mis à part les exonérations automatiques, vous avez dit à plusieurs reprises n'avoir sollicité aucun dispositif de subvention directe et indirecte. Pourquoi ? Vous pourriez, par exemple, solliciter le CIR pour vos recherches en intelligence artificielle.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi n'avoir fait aucune demande au titre du mécénat ? N'avez-vous demandé ni reçu fiscal ni réduction d'impôt malgré vos activités de philanthropie ? Pourquoi donc ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce choix est bien surprenant. Beaucoup d'entreprises veulent plus d'aides ! Vous êtes l'une des rares à dire n'en avoir sollicité aucune.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour le moins en France...

Peut-être avez-vous obtenu d'autres aides qui empêchaient de faire une demande en France ? Ou bien considérez-vous que vos activités philanthropiques n'exigent pas forcément une reconnaissance via des réductions fiscales sonnantes et trébuchantes ?

M. Sébastien Missoffe. - Chez Google, la R&D est organisée de façon globale ; les équipes se constituent projet par projet, en fonction des talents et des investissements, de manière très souple. De plus, notre univers de recherche évolue très rapidement. Pour garder cette souplesse, nos équipes d'ingénieurs n'ont pas souhaité faire de demande de CIR.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cette réponse assez courte est surprenante.

M. Benoît Tabaka. - Certains imaginent que nous considérerions le CIR comme inutile. Ce n'est pas du tout notre approche.

Depuis six ou sept ans, notre objectif premier a été de développer la recherche en France. Nous souhaitions créer un campus de recherche, recruter des ingénieurs, conclure des partenariats de recherche et structurer cette logique de recherche, si bien que nous avons aujourd'hui 300 salariés, principalement à Paris, qui se consacrent à la R&D. En 2023, cela représente 152 millions d'euros investis en R&D par Google France, ce qui équivaut principalement à la masse salariale de nos équipes de recherche sur le territoire français.

Nous avons fait le choix de ne pas demander le CIR : nous voulions d'abord fédérer et développer une équipe de recherche, et créer des ponts entre recherche publique et recherche privée. Certaines de nos équipes développent des fonctionnalités sur YouTube et sur Chrome ; d'autres travaillent sur des modèles open source et sur des « modèles larges de langage », comme Gemma. Nos équipes de recherche contribuent au développement d'innovations et de produits au niveau global.

Nous développons et consolidons notre recherche, et nous n'avons pas fait de demande de CIR parce que nous n'avions pas besoin de ce dispositif pour créer cet écosystème en France. Peut-être le ferons-nous à l'avenir ? Nous ne savons pas. Néanmoins, je confirme que nous n'avons ni sollicité ni touché de CIR.

En matière de mécénat, les équipes de Google France n'interviennent pas sous la forme d'un don classique. Nous ne donnons pas un financement dont l'association dispose comme elle le souhaite ; Google.org ne fonctionne pas du tout de cette manière. Nous proposons plutôt une subvention, en travaillant directement avec l'association, pour développer une technologie, un projet et une méthodologie.

M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce un subventionnement financier ou une mise à disposition d'intelligence et d'ingénierie ?

M. Benoît Tabaka. - Tout d'abord, nous proposons une contribution financière, dont le montant s'est élevé à 30 millions d'euros au cours des cinq dernières années. Nous mettons également à disposition, gratuitement, des technologies Google, y compris des crédits publicitaires. Nous pouvons enfin déclencher un mécénat de compétences : des salariés de Google consacreront du temps à l'accompagnement d'une association pour développer un projet. Par exemple, grâce à une aide technique et à un accompagnement de projet, nous avons soutenu le développement de l'application Open Food Facts, qui permet d'analyser la qualité nutritionnelle d'un aliment.

Ainsi, notre logique philanthropique n'est pas classique : nous contribuons directement au projet, et nous ne demandons rien en échange.

M. Olivier Rietmann, président. - Si j'ai bien compris, votre masse salariale s'élève à un peu plus de 150 millions d'euros. Comment pouvez-vous avoir 136 millions d'euros de charges sociales ?

M. Sébastien Missoffe. - Cette masse salariale de 152 millions d'euros ne concerne que la R&D, qui compte 300 personnes sur les 1 400 salariés de Google France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous voilà au coeur du sujet. Je redis mon étonnement : vous connaissez le montant des charges sociales, mais pas celui des exonérations ni celui du CICE.

En vérité, vous avez un problème politique, et vous le savez.

Google Monde connaît les dispositions fiscales de chaque pays. Chaque installation est parfaitement pesée. En réalité, vous avez décidé de ne pas demander de subventions, car vous avez un problème de fiscalité - vous le savez. Monsieur Missoffe, ce n'est pas la première fois que nous avons ce débat.

En 2022 vous déclariez 724 millions d'euros de chiffre d'affaires, et 1,7 milliard en 2023. Pourtant, en 2023, vous payiez seulement 22,6 millions d'euros d'impôts, parce que vous organisez une optimisation fiscale - c'est autorisé, mais est-ce moral ? Laissons-là la question. Vous transférez 1,2 milliard d'euros vers la maison mère, et organisez une optimisation fiscale via l'Irlande - les mécanismes sont connus. Vous avez passé un deal avec le parquet national financier (PNF), pour près de 1 milliard d'euros, soit 500 millions d'euros d'amende et 450 millions de redressement. Tout cela est connu par la presse, voilà qui ne touche ni au secret des affaires ni au secret fiscal.

Pensez-vous donc logique ou normal qu'une entreprise comme la vôtre, qui organise de l'optimisation fiscale à grande échelle, puisse bénéficier d'aides publiques qui, en vérité, ne changent rien à son modèle ?

Imaginons que vous touchiez 5 millions d'euros de CICE par an : cela ne changera rien. Que vous touchiez une aide ou non, que vous soyez exonérés de cotisations sociales ou non, cela ne change strictement rien à votre modèle. Si telles sont les raisons de votre non-recours aux aides, il serait plus franc de le dire. Vous pourriez même envisager de rendre ce CICE, car vous pouvez vous débrouiller sans.

Toucher du CIR, bénéficier d'autres aides et en plus être dans une telle situation fiscale, cela nuirait à votre image.

M. Sébastien Missoffe. - Le CICE concernait les années 2010. Depuis 2020, nous n'avons pas demandé d'aide publique, et donc pas de CIR.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le CICE a existé jusqu'en 2018, remplacé ensuite par des exonérations automatiques, comme pour toute entreprise.

M. Sébastien Missoffe. - Monsieur Tabaka, souhaitez-vous ajouter des éléments sur la fiscalité de Google ?

M. Benoît Tabaka. - Le groupe Alphabet Inc. a payé l'année dernière 27 milliards d'euros d'impôts dans le monde - je ne dispose pas encore des chiffres de 2024 pour Google France. Cela représente, en moyenne sur les dix dernières années, un taux d'imposition effectif de 20 %, ce qui équivaut au taux moyen dans les différents pays de l'OCDE.

Depuis des années, nous soutenons les travaux de l'OCDE pour faire évoluer la fiscalité, dans deux sens. Premièrement, nous demandions un traitement uniforme des multinationales : un minimum de taxation à 15 % a été décidé - nous sommes à 20 %. Deuxièmement, la réallocation de cet impôt dans les pays de consommation doit être travaillée ; nous concernant, une très grande partie de notre impôt est payée sur le territoire américain.

J'en viens aux montants. Nous avons payé environ 85 millions d'euros d'impôts, ce qui inclut l'impôt sur les sociétés - notre activité est autoliquidée, nous ne sommes pas concernés par la TVA - et la part due par Google France au titre de la taxe sur les services numériques.

Cette taxe, instituée en 2019, couvre nos activités publicitaires, mais va aussi au-delà. Elle est portée par l'ensemble des entités Google dans le monde : en effet, le fait générateur de cette taxe est le clic d'un internaute français. Le montant de l'impôt payé par Google France n'apparaît pas ici, car il faut rassembler l'ensemble des sommes versées - si cela vous intéresse, nous pourrons vous communiquer ces sommes par la suite. Nous contribuons, nous appliquons le cadre juridique et nous sommes l'un des premiers contributeurs à cette taxe, dont le produit est estimé à 800 millions d'euros pour 2025.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Notre commission d'enquête ne porte pas spécifiquement sur Google ni sur les schémas d'optimisation fiscale. Tranquillisons-nous, je ne faisais que redonner des éléments de contexte. Vous ne contestez pas les chiffres, d'autant plus qu'ils sont connus et publics.

M. Olivier Rietmann, président. - Heureusement que vous ne demandez pas d'aide publique, car l'État vous serait débiteur !

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'objet de notre commission d'enquête n'est pas de savoir comment l'on taxe les Gafam. Je vous repose donc ma question : le fait que vous ne demandiez pas ces aides a-t-il des raisons politiques ? Pour votre groupe, toucher des aides publiques tout en organisant de l'optimisation fiscale ne serait pas une bonne publicité.

Finalement, cette somme modique d'exonérations de cotisations aujourd'hui et de CICE hier ne change absolument pas votre modèle économique. Dès lors, ne serait-il pas opportun, pour des sociétés comme la vôtre, d'être dispensées de ces aides publiques et de ces exonérations ?

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides publiques aux entreprises sont là pour orienter leurs choix et les accompagner, notamment parce que la taxation, les cotisations et les impôts de production sont peu ou prou plus élevés que dans la moyenne des pays européens. Il s'agit de rendre un peu de compétitivité à nos entreprises par rapport à la concurrence européenne et mondiale.

Dès lors, quand une entreprise ne rencontre pas ces difficultés, les aides publiques ont-elles encore une utilité ? N'existe-t-il pas des paliers ou des barrières à ne pas dépasser ? Vous êtes super compétitifs, et tant mieux !

M. Sébastien Missoffe. - Nous n'avons pas sollicité d'aides, mais nous bénéficions aujourd'hui de ces allégements automatiques, qui ne demandent pas de démarche proactive.

Concernant notre compétitivité, Google est remis en cause et challengé tous les jours par de nouveaux acteurs. J'ai rejoint Google il y a dix-neuf ans, et ce n'est pas un long fleuve tranquille. Il faut continuer à innover et développer de nouveaux usages, en investissant des sommes très significatives en R&D ; nous devons continuer à être compétitifs. Nous ne sommes pas au-dessus de la réalité économique et les défis à relever sont importants.

L'immense majorité des allégements automatiques sont liés à l'intéressement et à la participation. Ils ont été créés par le législateur pour encourager les entreprises à partager les bénéfices avec les employés, ce qui est un élément de l'attractivité de Google France, et donc de la France d'une certaine façon. Ainsi 40 % de nos 300 ingénieurs en R&D viennent d'autres pays que la France et contribuent à son rayonnement. Par exemple, le fondateur de Mistral est passé par Google DeepMind. Ces compétences viennent rayonner sur l'ensemble de l'écosystème français.

J'ai du mal à avoir un point de vue dans la mesure où ces allégements sont automatiques, mais nous souhaitons conserver notre attractivité par rapport à d'autres entreprises installées en France qui pourraient bénéficier de ces allégements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous ai posé des questions précises, mais vous ne répondez pas.

Si vous ne touchiez pas ces aides, cela changerait-il votre modèle ? Sur 1,7 milliard d'euros de chiffre d'affaires, 1 à 2 millions d'euros d'exonérations feront-ils vraiment la différence ?

Vous êtes-vous rapprochés de l'administration fiscale pour expliquer que vous ne souhaitiez pas d'exonérations de cotisations ?

Enfin, le fait de ne pas solliciter de subventions directes constitue-t-il un choix pour ne pas subir une mauvaise publicité, étant donné vos schémas d'optimisation fiscale ?

M. Sébastien Missoffe. - La décision sur l'intéressement n'est pas prise que par la direction générale de Google France ; elle est prise avec nos partenaires sociaux et avec notre comité social et économique (CSE). Ce dialogue a permis d'aboutir à la formule existante en matière d'intéressement. Je ne peux donc vous répondre clairement sur les conséquences de l'absence complète d'allégement en la matière.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ne verseriez-vous pas d'intéressement sans ces exonérations ?

M. Sébastien Missoffe. - Ce n'est pas ce que j'ai dit. Je dis simplement que le dialogue avec les partenaires sociaux nous tient à coeur. Nous avons 1 400 salariés et nous travaillons main dans la main avec nos CSE. Si je leur demandais quelles sont les raisons de l'attractivité de Google, ils me diraient sans doute que ces allégements font partie de la rémunération, et donc de l'attractivité de leur métier. Je serai ravi de leur poser la question et d'explorer ce point plus avant.

Ensuite, non, ce n'est pas une décision politique. Je vous ai expliqué précisément comment était organisée notre R&D. Vous aviez l'air de suggérer que si nous demandions ces aides, l'État serait débiteur ; ce n'est pas le cas aujourd'hui. Si nous additionnons l'impôt sur les sociétés et la taxe sur les services numériques, les montants restent significatifs. Non, ce n'est pas une décision politique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Enfin, avez-vous une discussion avec l'administration fiscale pour rendre ces 1 à 2 millions d'euros d'exonérations ?

M. Benoît Tabaka. - La structure française de Google a été créée il y a vingt et un ans, avant même que la question de la fiscalité des grandes multinationales n'émerge. Nous aurions pu, il y a quinze ans, demander le CICE. Nous avions quelques ingénieurs dans nos équipes, alors. À l'époque, non, il n'y avait pas de question politique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À l'époque, vous ne payiez quasiment pas d'impôt ! Il y avait bien une question politique, permettez-moi de vous le dire !

M. Benoît Tabaka. - La question politique a émergé un peu plus tard concernant les acteurs du numérique. Nous sommes cohérents depuis vingt et un ans. Ces aides spécifiques n'ont pas orienté nos décisions d'investissement dans la recherche.

Autre élément d'analyse : en 2017, nous avions 639 salariés. Entre 2017 et la fin du CICE, soit maintenant, ce chiffre a doublé. Sans le CICE, nous avons pourtant investi dans les gens et les talents. Notre objectif est de faire venir des ingénieurs pour développer nos équipes en France. Voilà l'enjeu de la compétitivité : avoir les meilleurs ingénieurs et être un élément d'attractivité de la recherche en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous dites vouloir faire fructifier les talents. Quid de l'apprentissage ? Vous comptez 24 apprentis et 9 stagiaires... Vous avez là une aubaine extraordinaire, surtout dans votre domaine. Des étudiants de haut niveau s'intéressent à votre entreprise et ils peuvent être accompagnés par des aides publiques. Google France est en recherche de profils, profils qui pourraient être formés au sein de votre entreprise.

M. Sébastien Missoffe. - Cela représente l'un des sujets qui m'ont tenu le plus à coeur quand j'ai rejoint l'entreprise. Nous avions alors un seul apprenti et ils sont aujourd'hui vingt-quatre. En fonction des métiers, il faut être en mesure d'accompagner ces apprentis et trouver les projets pertinents. Étant donné la nature des activités de Google en France, il est plus difficile de démultiplier le nombre d'apprentis. Pour nos apprentis ingénieurs, l'apprentissage dure deux ans. Nous évaluerons si le programme est un succès. La transmission est un sujet très important ; nous étudions la question, pour savoir le temps que prend l'accompagnement d'un apprenti et dans quels métiers l'apprentissage est le plus pertinent. J'espère que nous aurons plus d'apprentis à l'avenir.

M. Olivier Rietmann, président. - Touchez-vous les aides et bénéficiez-vous des allégements de cotisation pour les apprentis ?

M. Benoît Tabaka. - Nous bénéficions des allégements, qui sont automatiques, mais nous ne touchons pas d'aides spécifiques.

M. Gilbert Favreau. - Nous parlons de Google Monde et de Google France. Ces deux entités sont-elles, juridiquement, totalement séparées ? Dès lors, qu'en est-il de la taxation ? Les bénéfices de Google France sont-ils taxés en France ou aux États-Unis ?

M. Benoît Tabaka. - L'ensemble des bénéfices réalisés par les entités de Google en France sont taxés sur le territoire français et par l'administration fiscale française. Pour la taxe sur les services numériques, le schéma de taxation s'applique indépendamment de la nationalité de l'entreprise qui vend la publicité, puisque le fait générateur est bien l'utilisateur lui-même. Dès lors, d'autres éléments fiscaux entrent en ligne de compte.

En matière de cloud, les profits des ventes réalisées par les équipes de Google Cloud en France sont taxés sur le territoire français.

M. Gilbert Favreau. - Google France réalise un chiffre d'affaires, mais il me semble que des déclinaisons de Google France sont taxées sur le fondement de sommes différentes. Si Google France est une société autonome, quel est votre chiffre d'affaires ?

M. Benoît Tabaka. - Google France SARL a un chiffre d'affaires de 1,7 milliard d'euros.

M. Gilbert Favreau. - Quel est l'impôt payé ?

M. Benoît Tabaka. - Si l'on prend l'ensemble des entités Google en France, cela représente 85 millions d'euros, dont 22 millions pour Google France SARL au titre de l'impôt sur les sociétés, auxquels s'ajoutent les sommes versées par Google France au titre de la taxe sur les services numériques, créée pour anticiper la mise en oeuvre de la réforme fiscale internationale.

M. Olivier Rietmann, président. - La sous-traitance semble ne pas concerner une entreprise comme la vôtre.

M. Sébastien Missoffe. - Je vous le confirme. Nous avons des prestataires de service pour internet, pour des questions liées à l'immobilier, mais je n'ai pas d'éléments à vous communiquer concernant les aides qu'ils pourraient toucher.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour cette audition, même si vous avez évité certaines questions... Nous continuerons le débat.

Êtes-vous d'accord pour dire - une fois que vous aurez trouvé le chiffre - que pour des sociétés comme la vôtre, disons pour les 500 ou les 1 000 plus grandes sociétés, il y ait une forme de transparence sur les aides publiques et leur montant ? Dans votre cas, cette transparence porterait sur le CIR et les exonérations de cotisations.

Ensuite, nous pourrions avoir un débat sur l'utilisation qui est faite de cet argent public par les grands groupes.

M. Sébastien Missoffe. - Du moment qu'il existe des aides, il est important d'en connaître la raison d'être et d'en mesurer l'impact. La transparence est essentielle.

Nous ne demandons pas d'aides, et si l'on en reçoit une, nous sommes capables de la chiffrer. Concernant les exonérations, il n'existe aucune ligne qui permette de donner un chiffre précis. Si l'on définit comme aides les exonérations, et si l'on souhaite les mesurer, il faudrait disposer d'informations plus claires sur les bulletins de salaire. Voilà qui contribuerait à cette transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Depuis la création de Google France en 2004, mis à part les exonérations de cotisations sociales et le CICE, Google France n'a-t-elle jamais demandé d'autres aides en France ou en Europe ?

M. Sébastien Missoffe. - Depuis 2020, nous avons regardé ligne par ligne, pour pouvoir vous répondre de manière très précise. Il semble que nous ayons touché du CICE en 2010.

En ce qui concerne la création de Google France en 2004, peut-être avons-nous touché une aide à la création d'entreprise, mais je ne dispose pas d'élément à vous donner. Je pourrai examiner la question ; mais si c'est le cas, c'était sûrement de l'argent bien placé au regard de nos 1 400 salariés et de notre contribution à l'écosystème français.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, messieurs, pour cette audition. Il ne faut pas commencer une audition en prenant les sénateurs pour des lapins de trois semaines... Il faut faire d'emblée preuve de franchise. Nous avons pris un meilleur virage ensuite, ce qui est heureux.

Nous attendons vos contributions écrites, avec des éléments chiffrés. Je vous remercie enfin pour votre disponibilité lorsque nous vous avons sollicités pour cette audition.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site de Sénat.

Audition de TotalEnergies : M. Patrick Pouyanné,
président-directeur général

(mardi 25 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, M. Patrick Pouyanné prête serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Patrick Pouyanné, président-directeur général de TotalEnergies. - Merci pour votre accueil. Je ne vais pas vous présenter TotalEnergies, je dirai juste qu'elle a 101 ans et que sa mission première est de contribuer à la sécurité énergétique du pays ? Je vais me focaliser sur ce que l'entreprise donne à notre pays en termes pécuniaires, et ce qu'elle en reçoit comme aide publique.

Dans les cinq dernières années, nous avons investi 8 milliards d'euros en France : 4 milliards sont liés à la transition énergétique, au développement du biogaz, de l'énergie solaire, aux bornes électriques ; 3 milliards sont allés au raffinage, une activité qui est déficitaire mais où nous continuons d'investir parce qu'il faut entretenir notre système, qui contribue à notre sécurité d'approvisionnement du pays ; enfin, nous avons investi 1 milliard d'euros dans les réseaux de stations-services.

Deuxième contribution, nous faisons travailler quelque 25 000 sous-traitants en France, pour un chiffre d'affaires de 6 milliards d'euros - je ne sais pas combien ces sous-traitants reçoivent d'aides publiques, mais je sais qu'une bonne partie des aides que nous recevons vont au financement des projets que nous avons avec eux, par exemple pour le terrassement ou le câblage d'une ferme solaire.

Enfin, troisième contribution, nous versons chaque année un peu plus de 2 milliards d'euros d'impôts et de taxes - je compte les cotisations patronales et pas les cotisations salariales, malgré ce qu'en dit la presse... Ces impôts et taxes sont de toutes sortes, par exemple la taxe sur les dividendes que nous versons aux actionnaires internationaux : le montant avoisine les 500 millions d'euros par an, versés par les banques sur le dividende que nous donnons à nos actionnaires internationaux. Notre impôt sur les sociétés est faible, puisque notre activité de raffinerie est déficitaire.

J'ai tenté de voir ce que recouvre la notion d'aide de l'État, puisqu'on parle en réalité de fiscalité, de crédits d'impôts, aussi bien que de subventions ou d'avances - le concept est assez large. Comme investisseur dans notre pays, la première chose à laquelle je pense à propos d'aide de l'État, ce sont les aides à l'investissement dans la transition énergétique : elles sont déterminantes parce qu'elles viennent compenser le fait que l'énergie dite propre est plus chère. Pour l'énergie renouvelable, par exemple, la Commission de régulation de l'énergie (CRE) verse des compléments de rémunération, donc un soutien tarifaire : nous en avons perçu 92 millions d'euros en 2024 pour nos fermes solaires et éoliennes - nous gérons 5 % des fermes solaires et éoliennes du pays. Cependant, le mécanisme prévoit de rendre l'aide lorsque le prix sur le marché est finalement plus élevé que le prix garanti, et nous avons rendu à ce titre 256 millions d'euros à l'État en 2021 et 2022, le solde est même négatif de 47 millions d'euros entre 2020 et 2024 ; cependant, si je compte à partir de 2017, le solde est favorable pour TotalEnergies, nous avons reçu en moyenne 20 millions d'euros par an, ce qu'il faut rapporter au milliard d'euros annuel que nous investissons dans le domaine. Il y a également le soutien à la méthanisation, nous touchons 35 millions d'euros par an, nous avons environ 6-7 % du marché français. Il y a aussi les mécanismes de soutien à la capacité de production ; nous avons par exemple construit à Landivisiau, dans le Finistère, une centrale à cycle combiné gaz, c'est un projet que son emplacement ne rendait pas rentable, elle a reçu 44 millions d'euros d'aide en 2024 au titre de la prime de capacité - nous en avons reçu la moitié, puisque nous possédons la moitié de cette centrale.

Autre aide utile de l'État, qui concerne la transition énergétique : l'aide à l'équipement en bornes de recharge ; elle est nécessaire, puisque ces bornes ne sont pas rentables, elles sont utilisées à 20 % au mieux ; nous allons recevoir 80 millions d'euros à ce titre entre 2022 et 2026 - je signale au passage que l'État effectue un contrôle très précis des réalisations. Parmi les projets soutenus, je signale aussi EolMed, un parc éolien flottant en Méditerranée, qui va coûter 330 millions d'euros, c'est beaucoup pour une capacité de 30 mégawatts ; nous allons recevoir 78 millions d'euros de subventions, et autant sous forme d'avances remboursables.

Ce mécanisme d'avances remboursables est vertueux pour cette technologie innovante de l'éolien flottant. L'avance devra être remboursée à deux conditions : que ce parc éolien produise un certain volume d'électricité - si l'électricité est produite, nous la vendons, donc nous pouvons rembourser - et que nous vendions la technologie - nous aurons démontré son efficacité, nous la vendrons, ce qui nous donnera de quoi rembourser l'avance. L'avance remboursable est donc une subvention au démarrage, c'est vertueux pour mobiliser d'autres capitaux et lancer le projet, et le remboursement intervient si le projet réussit et donc quand l'entrepreneur parvient à bonne fortune.

Celui de nos projets qui a reçu le plus d'aide, cependant, reste la gigafactory d'ACC à Billy-Berclau Douvrin, un projet qui dépasse les 2 milliards d'euros et qui a reçu 850 millions d'euros d'aide publique - TotalEnergies y participe à 25 %. Je veux souligner ce fait : sans ces aides publiques, les projets innovants ne verraient pas le jour. C'est le cas aussi d'un projet d'électrolyseur sur un site de production d'hydrogène renouvelable sur la plateforme de La Mède (Bouches-du-Rhône) : nous allons recevoir en tout 90 millions d'euros, nous ne nous lancerions pas sans cette aide. L'État joue donc pleinement son rôle en nous aidant à faire le pas sur des investissements qui industrialisent des solutions non rentables en elles-mêmes, mais qui comptent pour la transition énergétique, c'est le cas aussi de l'Union européenne - je pense à un projet de stockage de CO2 que nous développons en Norvège, avec une aide européenne de 130 millions d'euros.

Nous sommes aussi aidés à l'étape de la recherche et développement (R&D). En 2024, nous avons perçu 53 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR) - je sais que le sujet vous intéresse et je vous indique d'emblée que cette somme me sert à maintenir la recherche en France : 2 300 de nos 3 500 chercheurs, soit 60 %, sont en France, malgré des coûts plus importants qu'à l'étranger, les deux-tiers travaillent sur la transition énergétique, c'était un tiers il y a peu encore, et 99 % des dépenses éligibles au CIR sont réalisées en France - je sais qu'il y a beaucoup de fantasme sur le CIR, ces chiffres montrent que nous ne faisons aucune optimisation fiscale avec le CIR. Pour le reste, nous recevons 1,3 million d'euros d'aides pour des projets de R&D, c'est peu à notre échelle, nous ne faisons pas de chasse au guichet des subventions - ce chiffre, en réalité, vient de ce que nous travaillons avec des laboratoires qui, eux, reçoivent de l'aide, que nous comptabilisons. Je pense à un projet de drone d'observation avec un laboratoire en Champagne-Ardenne qui est soutenu par l'Agence nationale de la recherche (ANR), en réalité nous contribuons à rendre ce projet possible, nous sommes un levier qui facilite le déclenchement de l'aide publique pour ce laboratoire, comme c'est le cas avec d'autres sous-traitants.

Il faut tenir compte aussi du fait que TotalEnergies compte en son sein l'entreprise Hutchinson, une très grande entreprise puisqu'elle emploie 40 000 salariés, dont 10 000 en France - et l'entreprise SAFT, qui est une PME spécialisée dans les batteries...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Une PME ?

M. Patrick Pouyanné. - Pardon, une ETI, elle compte plus de 3 000 salariés. À elles deux, ces entreprises reçoivent 9 millions d'euros d'aides au titre de la R&D.

Troisième domaine d'aide, nous sommes des « énergies-intensifs » et nous bénéficions à ce titre de réductions d'impôts sur nos consommations d'électricité et de gaz. Il se trouve qu'en France les accises sont très élevées, et de ce fait incompatibles avec le métier d'industriel énergéticien. Je ne sais pas si cela entre dans vos calcul des aides, mais le montant est important : nous avons eu 195 millions d'euros d'abattement de taxes sur le gaz et l'électricité l'an dernier, à quoi s'ajoutent 14 millions d'euros de réduction du tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (Turpe) et 22 millions d'euros de remboursement de compensation carbone - je l'ai découvert à l'occasion de votre mission : sur les 104 millions d'euros que nous payons en quotas d'émission carbone, l'État nous en rend 22 millions.

TotalEnergies reçoit aussi de l'argent pour les consommateurs d'énergie, nous servons ici de boite de transit. C'est le cas pour le bouclier tarifaire et les chèques énergie. Nous avons géré 85 millions d'euros à ce titre, nous avons aussi des tarifs sociaux, pour un montant de 43 millions d'euros, que nous distribuons pour le compte de l'État. J'ai même découvert qu'il y a une aide aux bouteilles de gaz de pétrole liquéfié (GPL) à La Réunion, pour 1,26 million d'euros.

Nous avons également de l'aide au titre de l'emploi. TotalEnergies compte 35 000 salariés en France: ceux qui perçoivent moins de 2 900 euros bruts par mois déclenchent des exonérations de charges patronales - pour un montant total de 21,7 millions d'euros, c'est qu'il doit y avoir finalement une faible proportion de salariés dans ce cas.

Je ne parle pas de l'apprentissage parce que j'ai décidé qu'à partir de 2023 nous ne percevrions plus d'aide à l'apprentissage. Il y a eu la période Covid, nous avions une aide exceptionnelle pour l'apprentissage mais elle s'est pérennisée ; j'ai décidé qu'il n'y avait pas lieu de la pérenniser pour TotalEnergies, même si nous avons gardé les apprentis - j'ai même décidé que nous aurions au moins 5 % d'apprentis, donc un seuil de 2 000 apprentis, c'est utile aussi pour nos sous-traitants, qui nous le demandent parce que c'est un bon canal pour les recrutements.

Enfin, il y a les aides pour les entreprises en difficulté - que nous ne percevons évidemment pas à TotalEnergies.

J'en profite pour contredire un propos qui a été tenu devant votre commission d'enquête, selon lequel toutes les entreprises du CAC 40 auraient bénéficié du dispositif d'aide mis en place par l'État pendant la crise sanitaire : ce n'est pas le cas de TotalEnergies, nous n'avons rien perçu parce que nous avons demandé à ne rien percevoir ; et si j'ai pris cette décision, c'est parce qu'au même moment, il y avait le débat sur la réduction des dividendes. Il m'apparaissait assez évident que si je recevais de l'argent de l'État parce que j'avais des difficultés, donc de l'argent de l'impôt des Français, il était difficile que je maintienne les dividendes à leur niveau ; dès lors que mon conseil d'administration ne voulait pas réduire les dividendes, j'ai décidé que nous ne prendrions pas les aides de l'État et TotalEnergies est peut-être la seule entreprise du CAC 40 à l'avoir fait, je vous prie de le faire savoir à la personne qui vous a dit le contraire. Hutchinson a perçu un petit peu d'aide au début de la crise sanitaire, j'ai demandé à ce que cette aide soit remboursée, la ministre de l'époque, Elisabeth Borne, y a veillé puisque je m'y étais engagé publiquement. Je crois au capitalisme, à son éthique, il faut être cohérent : je ne peux pas percevoir de l'argent public que je redistribue en dividendes.

M. Olivier Rietmann, président. - Si vous aviez décidé de maintenir les aides, en auriez-vous baissé d'autant le versement des dividendes ?

M. Patrick Pouyanné. - Il y a eu un débat au sein de l'Association française des entreprises privées (Afep), mes collègues chefs d'entreprises, qui pour la plupart ont accepté l'aide de l'État, se sont engagés à réduire de 30 % le versements de dividendes, je crois qu'ils l'ont fait, il n'y a eu aucun doute sur ce point autour de la table de l'Afep. Ce n'est pas une question de solidarité, mais de cohérence, et c'est bien par cohérence que j'ai décidé, puisque mon conseil d'administration ne voulait pas baisser les dividendes, de renoncer à l'aide de l'État. On ne fait pas de licenciement non plus, je m'y suis engagé depuis que je suis à la tête de TotalEnergies. Lorsque nous faisons un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) dans le cadre de la restructuration de la plateforme de Grandpuits, en Seine-et-Marne, nous ne recevons aucune aide, nous investissons 500 millions d'euros et nous préservons 250 emplois sur site, sans aucun licenciement. Une entreprise qui gagne entre 15 et 20 milliards d'euros par an ne peut pas licencier, c'est une question de cohérence.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous vous êtes même engagé à ce que les sous-traitants de Grandpuits ne perdent pas d'activité pendant quelques années...

M. Patrick Pouyanné. - Oui, un repérage très précis a été fait de nos sous-traitants, pour voir ceux qui dépendaient de la raffinerie et qui auraient du mal à se redistribuer, nous les avons aidés pendant la transformation de la plateforme, avec un fonds dédié de 5 millions d'euros.

Un commentaire plus général sur l'aide aux entreprises en difficulté. Je crois que l'État est légitime à intervenir temporairement quand une entreprise traverse des difficultés, comme il l'a fait pour Air France ou PSA, mais qu'il devrait conditionner cette aide pour qu'elle lui soit remboursée une fois l'entreprise revenue à meilleure fortune. Ce qui a été fait pour PSA est remarquable, mais une fois l'entreprise revenue à bonne fortune, il me paraitrait normal qu'il y ait un retour. Je suis pour le capitalisme libéral et je suis cohérent : oui à l'intervention étatique quand c'est nécessaire, mais avec des clauses contractuelles pour un remboursement progressif de l'aide une fois les bénéfices revenus - alors l'État est tout à fait dans son rôle, au nom de la préservation des emplois et du soutien à ses champions. Je crois même que si une telle situation devait arriver à TotalEnergies, nous proposerions par cohérence un tel mécanisme.

Un mot sur l'Inflation Reduction Act (IRA) américain, c'est un exemple d'aide bien calibrée : elle est importante, 369 milliards de dollars sur dix ans, et elle combine un soutien à la production et une obligation d'acheter américain. Voyez ce qui se passe avec les panneaux solaires : l'investisseur reçoit non pas une subvention - cela prend toujours plus de temps, une subvention - mais un avantage fiscal qu'il insère dans son plan d'affaires, et cet avantage intervient à condition que les panneaux soient américains, c'est facile à contrôler. Il nous a fallu deux années de paperasse pour valider notre projet d'électrolyseur, nous n'avons toujours pas lancé le projet parce que nous attendons encore un papier pour confirmer les 90 millions d'euros de subventions, sur un projet à 330 millions d'euros ; avec un système comme l'IRA, nous aurions pu avancer tout de suite, avec l'engagement d'un crédit d'impôt, c'est encore mieux qu'un guichet unique. Il faut des règles claires, stables, qui soutiennent l'investissement et dont le contrôle soit beaucoup plus simple - c'est ce qui se passe avec l'IRA, le crédit d'impôt est beaucoup plus simple à utiliser et à contrôler. Et il y a encore une clause intéressante avec l'IRA, c'est que le taux d'investissement varie selon les territoires : le taux de crédit d'impôt augmente de façon importante quand on investit dans les zones les plus déshéritées, c'est une incitation à l'industrialisation de ces territoires - et c'est ce qui nous a fait choisir par exemple telle implantation dans le New Jersey. Enfin, l'IRA autorise même les entreprises à s'échanger leurs crédits d'impôt, ce qui permet d'accélérer la disponibilité des fonds et simplifie encore les choses...

M. Olivier Rietmann, président. - Vous allez empêcher Bercy de dormir...

M. Patrick Pouyanné. - Non, il y aura toujours du travail de contrôle...

Par comparaison avec l'IRA américain, notre système d'aides est particulièrement complexe. Pour les bornes de recharge électrique, par exemple, nous devons présenter nos projets à quatre guichets : le plan de relance, l'Ademe, le programme Advenir 2025 et les programmes de l'Union européenne - on pourrait simplifier avec un seul guichet, ou même aucun si l'on passe par un crédit d'impôts.

Vous venez de voter, dans la loi de finances, un crédit d'impôt sur les carburants aériens durables, mais sans préciser que ces carburants devraient être produits en France ou en Europe, alors que nous vous l'avions suggéré. Résultat : ce sont les raffineurs américains et chinois qui risquent fort d'en profiter, au moment même où nous investissons pour transformer nos raffineries en France et en Europe afin de répondre à la demande nouvelle. Il faut donc lier le crédit d'impôt à une localisation de la production.

M. Olivier Rietmann, président. - On ne peut pas le lier à une production en France.

M. Patrick Pouyanné. - Non, mais c'est possible d'imposer une localisation en Europe - il y avait un amendement dans ce sens, il reviendra probablement en loi de finances...

M. Olivier Rietmann, président. - Merci pour ces propos complets. Je partage votre analyse sur la durée excessive de nos procédures - à Grandpuits, il a fallu quatre années avant de pouvoir commencer quoi que ce soit, alors que votre projet est important pour la décarbonation.

M. Patrick Pouyanné. - Effectivement, avec les procédures d'enquête publique, notamment, les salariés ont attendu deux années supplémentaires...

M. Fabien Gay, rapporteur. - En installant cette commission d'enquête, lorsque nous avons établi la liste des auditions, votre entreprise m'est venue à l'esprit en premier, parce que TotalEnergies est une très grande entreprise française, et parce que je savais que nous avions des points de désaccord ; votre propos me montre que nous avons aussi des points d'accord, et ils m'intéressent au moins autant que les premiers.

Deux premières questions : quel est le montant global des aides que vous percevez ? Seriez-vous d'accord pour rendre ce montant public - seriez-vous d'accord pour rendre public le montant d'aide pour chaque entreprise ?

M. Patrick Pouyanné. - Mon équipe a calculé qu'en tout nous recevons 26 millions d'euros de subventions, et 53 millions d'euros de CIR - pour le reste, mes collaborateurs me disent que ce dont je vous ai parlé ne relève pas des aides stricto sensu. Quant à rendre publiques les aides que nous recevons, évitons, je vous en prie, un nouveau reporting CSRD...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pensions plutôt que Bercy rende public le chiffre des aides perçues.

M. Patrick Pouyanné. - Pas de problème pour nous, sous réserve, bien entendu, de ne pas divulguer tout détail de notre activité de recherche - il ne faudrait pas, par exemple, que le montant attribué à chacun de nos programmes soit rendu public, ce serait donner un avantage à nos concurrents, mais sinon, je ne vois pas d'inconvénient à ce que Bercy ou l'Ademe rendent publique l'aide que nous recevons globalement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous parlez d'avance remboursables, c'est intéressant. Nous avons lancé notre commission d'enquête dans un contexte particulier, celui où il y a plus de 300 plans sociaux en cours, et où 300 000 emplois sont menacés. D'où cette question, qui va au-delà de votre entreprise : quand une entreprise touche des aides substantielles, verse des dividendes et licencie la même année, est-ce que vous comprenez la colère que cela provoque, chez les salariés et dans la population en général ? Est-il normal qu'une société qui restructure, touche des aides et verse des dividendes la même année à ses actionnaires ?

M. Patrick Pouyanné. - Attention, le dividende est un loyer que l'on verse à ceux qui apportent du capital - c'est un peu comme dans l'immobilier, quand vous louez, vous êtes content de recevoir un loyer, nous payons le loyer du capital que les actionnaires nous apportent pour le faire fructifier, ma situation ne serait pas la même si je n'avais pas ce capital. Pourquoi restructure-t-on le site de Grandpuits ? Parce qu'il perd de l'argent ; faut-il que j'arrête de verser des dividendes parce que je restructure Grandpuits ? Non, parce que si je restructure, c'est pour arrêter de perdre de l'argent, parce que sinon, je vais en perdre de plus en plus. Mais cela ne veut pas dire que le reste de l'entreprise soit en mauvaise santé, ni qu'elle doive arrêter de se développer. Attention aux mesures que vous envisagez, il faut bien voir que les grandes entreprises réfléchissent à l'échelle du monde, et si vous conditionnez les aides publiques à l'absence de restructuration, les entreprises iront ailleurs. Pourquoi la France s'est-elle désindustrialisée ? Parce que les grandes entreprises ont tiré parti de la globalisation pour aller s'implanter hors de nos frontières, là où le travail est moins cher et les règles moins contraignantes. Attention, donc, à ne pas envoyer des messages contraires à ce que vous visez, le maintien de l'emploi en France. Je pense qu'il vaut mieux relier l'aide au site, et dire que si le site revient à meilleure fortune, alors il y aura remboursement de l'aide reçue.

M. Fabien Gay, rapporteur. - À Grandpuits, il y a eu 700 postes supprimés...

M. Patrick Pouyanné. - Il y en avait 460, il y en a désormais 250...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je prends en compte les emplois indirects - en tout cas, vous concédez qu'il y a plusieurs centaines de postes supprimés, donc.

M. Patrick Pouyanné. - Il n'y a pas eu de licenciement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est pourquoi j'ai parlé de postes supprimés. Vous restructurez, c'est votre droit et vous avez vos raisons, mais la question se pose quand même sur la partie des aides publiques qui concerne non pas le groupe TotalEnergies dans son ensemble, mais le site de Grandpuits, par exemple le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) : faut-il le rendre ?

M. Patrick Pouyanné. - La décision de restructurer cette plateforme est intervenue en 2022, le CICE s'est arrêté en 2018...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il s'est transformé en exonération de cotisations, vous le savez bien.

M. Patrick Pouyanné. - Attention aux liens qu'on établit. Dans la réalité, pour un PDG, la décision de restructurer est l'une des plus difficiles qui soit, on est bien conscient des difficultés que cette décision va entrainer pour les salariés, on ne le fait pas de gaité de coeur - on le fait parce que l'activité est déficitaire et qu'on ne peut pas continuer indéfiniment, notre responsabilité est de redonner un futur au site, en le repositionnant en l'occurrence sur le biofuel, dont le marché progresse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Votre idée d'une aide remboursable est intéressante, pouvez-vous la détailler ?

M. Patrick Pouyanné. - Je crois profondément au libéralisme, au capitalisme, mais je crois aussi que l'État peut intervenir pour aider les entreprises dans certaines circonstances, cela s'est produit pendant la crise sanitaire, avec des entreprises comme Air France, qui ont littéralement perdu leur marché lors des confinements ; il me parait normal qu'en cas de retour à bonne fortune, la question se pose d'une forme de remboursement, car l'argent de l'État, c'est l'argent des Français. Le principe, donc, ne me choquerait pas.

M. Olivier Rietmann, président. - On a vu ce qu'il en était avec les banques, fortement soutenues pendant la crise des subprimes en 2008, qui sont ensuite revenues à bonne fortune, sans qu'il y ait eu aucun retour pour les finances publiques, alors qu'on sait bien que le budget de l'État n'est pas extensible à l'infini ; un retour, cela donnerait des moyens pour intervenir sur d'autres difficultés, ou soutenir d'autres investissements...

M. Patrick Pouyanné. - Il faut de la cohérence, l'aide est légitime et le retour aussi, en cas de bonne fortune, il faut regarder les choses avec un peu de perspective.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Louis Gallois, l'un des pères du CICE, nous a parlé d'une perversion du système : le rachat d'actions. Or, TotalEnergies a racheté pour 8 milliards d'euros de ses propres actions en 2024 : que pensez-vous de cette position de Louis Gallois - est-ce que le rachat d'actions vous parait, à vous aussi, pervertir le système ?

M. Patrick Pouyanné. - J'ai beaucoup de respect pour Louis Gallois, il croit fort à l'industrie, il a fait énormément pour elle, mais je suis en désaccord avec lui sur ce point. Le rachat d'actions est un retour à l'actionnaire, et en le faisant, nous maintenons à peu près constante la masse globale du dividende.

Le cours de TotalEnergie est actuellement sous-coté par rapport aux sociétés américaines et nous voulons soutenir son cours pour éviter des mésaventures face à des concurrents. Le premier bénéficiaire d'un rachat d'action, c'est l'entreprise. Je ne fais pas du rachat d'actions à n'importe quel cours de l'action. Si son cours était au niveau de mes concurrents américains, c'est-à-dire à peu près deux fois plus haut, à 100 euros l'action, je pense que je ne rachèterais pas les actions, parce que je ne pourrais pas démontrer l'intérêt économique de l'opération. Quand je rachète une action dont le cours est bas par rapport à ses concurrents, je fais un investissement puisque je paierai moins de dividendes l'année suivante. Je n'y vois donc pas une perversion du système, mais un retour vers l'actionnaire et c'est l'intérêt de l'entreprise puisqu'en annulant des actions, je limite le dividende que j'aurai à verser demain. Par ailleurs, la dernière loi de finances prévoit une taxe sur les annulations d'actions, nous devrions en acquitter 150 millions d'euros cette année - son taux voisine 1,6%, alors qu'aux Etats-Unis, une taxe comparable n'est qu'à 1%, nous avons ainsi l'une des taxes les plus élevées sur l'annulation d'actions...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est vrai par rapport aux Américains, mais pas par rapport à nos voisins européens, me semble-t-il...

M. Patrick Pouyanné. - Peu de pays ont instauré une telle taxe en Europe.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela vous protège d'éventuelles attaques de concurrents, si l'action baisse...

M. Patrick Pouyanné. - Quoi qu'il en soit, nous assumons et nous paierons cette taxe, mais il ne faudrait pas qu'elle soit encore augmentée - parce qu'on pourrait en venir à se demander où coter notre entreprise...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous savons que vous avez un débat sur une cotation à New York...

M. Patrick Pouyanné. - Je n'ai pas de débat, je suis à Paris.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous le savons bien, mais il y a cependant un débat...

M. Patrick Pouyanné. - Si la taxe monte trop, il faut faire attention.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous dites recevoir 53 millions d'euros de CIR, j'avais des chiffres variant de 35 à 85 millions d'euros...

M. Patrick Pouyanné. - Effectivement, jusqu'en 2022, nous recevions 70 à 80 millions d'euros, parce que le CIR fonctionne par entités juridiques, plutôt que pour l'entreprise dans sa globalité ; or, nous avons décidé de regrouper tous les ingénieurs de TotalEnergies dans une même entité juridique, ce qui, on en a débattu en interne, nous a privé de 15 à 20 millions d'euros de CIR - vous voyez, c'est de l'anti-optimisation fiscale, nous avons jugé qu'un regroupement était dans l'intérêt de l'entreprise, alors nous y avons procédé quand bien même nous y avons perdu en avantage fiscal.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Certaines entreprises font l'inverse, elles multiplient les entités pour avoir plus de CIR... Du reste, vous avez trois entités, puisque vous avez Hutchinson et Saft, que vous avez prise pour une PME...

M. Patrick Pouyanné. - J'ai dit une ETI, vous m'avez corrigé... SAFT est une très belle entreprise, je suis heureux que nous l'ayons achetée en Bourse, dans le cadre d'une offre publique d'achat, elle se porte bien désormais...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je la connais bien, et pour cause : ma mère y a passé 42 ans à la chaine...

Dernière chose, et je citerai mon collègue et ami Roger Karoutchi, qui, dans son rapport de l'an passé sur TotalEnergies, souligne à juste titre que votre entreprise n'a pas payé d'impôt sur les sociétés pendant dix ans, mais qu'elle a perçu des millions d'euros de CIR. Peut-on toucher ainsi des aides publiques, sans payer d'impôt ? Vous allez me répondre que l'impôt est lié à l'activité en France, mais tout de même, la question reste entière : peut-on ainsi recevoir, sans contribuer ?

M. Patrick Pouyanné. - Je vous renvoie au principe constitutionnel de l'égalité devant l'impôt : la loi prévoit que si vous avez des activités de recherche en France, vous êtes éligible au CIR, et la règle est aussi que si vous ne payez pas d'impôt, le Trésor vous paie l'équivalent du crédit d'impôt avec quatre années de décalage ; nous n'avons pas payé d'impôt sur les sociétés pendant des années, nous en avons payé en 2022 et 2023, nous avons alors pu imputer du CIR.

Je pense, dans le fond, que les deux sujets ne sont pas directement liés, tout ne se ramène pas à l'impôt sur les sociétés - la fiscalité d'une entreprise est bien plus large. TotalEnergies est un grand groupe, notre siège est en France, mais notre activité de raffinage est largement déficitaire. Nous payons bien d'autres taxes, par exemple sur le rachat d'actions - je pourrais demander d'imputer le CIR sur ces autres taxes...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez vous-même lié les deux sujets dans votre propos introductif, en nous présentant tout ce par quoi TotalEnergies contribue à la richesse de notre pays, avec 8 milliards d'euros investis, du travail pour 25 000 sous-traitants, 2 milliards d'euros d'impôts et taxes... Or, Roger Karoutchi vous avait posé la question lors de sa commission d'enquête, une question que je vous repose : TotalEnergies n'a pas payé d'impôt pendant dix ans mais a bénéficié d'aides publiques, est-ce bien normal ?

M. Patrick Pouyanné. - Nous avons payé toutes les taxes dont nous étions redevables, vous citez vous-mêmes le chiffre de 2 milliards d'euros. Le fait de recevoir 53 millions d'euros de CIR, pour les activités de R&D que nous faisons en France, me paraît donc tout à fait cohérent.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne crois pas, pour ma part, qu'on gagnerait à verser des aides publiques aux entreprises en proportion de l'impôt qu'elles payent, cela n'a pas grand rapport, les deux sujets ne sont pas directement liés surtout si l'on se focalise sur l'IS, il faut regarder les choses dans leur globalité.

M. Daniel Fargeot. - La puissance publique a créé une forêt amazonienne d'aides publiques, vous nous dites que les plus efficaces sont du côté du crédit d'impôt et des aides remboursables. D'autres pays que le nôtre ont-ils mis en place un tel maquis d'aides ? Vous dites aussi qu'un guichet unique n'est pas la solution - mais n'est-il pas préférable à la situation actuelle où, comme vous le dites, vous devez vous adresser à quatre guichets pour un projet ?

M. Jérôme Darras. - Les distributions de dividendes s'accroissent depuis la crise sanitaire, elles étaient - selon l'indice MSCI Europe - de 440 milliards de dollars l'an dernier et devraient être de 459 milliards de dollars cette année, soit 4 % de plus. Quel rendement les actionnaires attendent-ils de votre entreprise ? Leur attente vous parait-elle devoir progresser dans les années à venir ?

Mme Laurence Harribey. - J'apprécie votre quête de cohérence, l'idée que quand on reçoit de l'aide publique, on baisse d'autant les dividendes distribués. Cette cohérence vaut-elle à l'international ? Peut-on imaginer une condition à l'aide qui serait liée à la cohérence avec la politique extérieure de notre pays ? Je pense à l'attitude de TotalEnergies envers le gaz russe...

M. Patrick Pouyanné. - Il y a divers systèmes d'aides publiques aux entreprises. Je vous ai décrit le régime américain qui est fondé sur le crédit d'impôt. Les pays européens, eux, pratiquent plutôt les subventions à l'investissement et des guichets de R&D. La France a un système complexe, d'autres pays aussi, je n'ai pas fait d'inventaire et mon propos n'est pas de décrier le système français, mais d'inciter à faire des choix. Ce que j'observe, c'est qu'en Europe, lorsqu'on a besoin d'une subvention pour construire l'usine de batteries ACC, on sait que le projet devra attendre deux années qui seront consacrées au dossier, c'est ce délai qui est inefficace. Je suis favorable au guichet unique, c'est évidemment mieux que quatre guichets - j'ai juste dit qu'un crédit d'impôt serait encore mieux, plus rapide à intégrer et plus facile à contrôler. Le problème avec les subventions, c'est aussi les relations avec l'administration, on le voit avec les bornes de recharge : j'en suis venu à dire au Premier ministre que nous pourrions lui envoyer des photos au fur et à mesure des réalisations, pour qu'il constate que les bornes de recharge étaient bien réelles, tant son administration paraissait ne pas nous faire confiance... Le crédit d'impôt est plus simple à demander que la subvention - en particulier pour les PME : à TotalEnergies, nous avons les moyens de mobiliser les équipes nécessaires à la constitution des dossiers, mais ce n'est pas toujours le cas pour les PME, il faut en tenir compte.

Le rendement du dividende est lié au cours de l'action. Dans notre secteur, nous recherchons un rendement de 4 à 5 % par an. Nous avons maintenu ce rythme pendant la crise sanitaire, en 2020 et 2021, mais il est clair que la rentabilité augmente depuis, nous sommes plutôt autour de 7 % depuis trois ans. Je ne suis pas sûr que cela va continuer ainsi, surtout qu'il faut regarder le taux d'inflation : ce qui compte c'est le taux de rendement réel, et 3 à 4 %, c'est déjà bien. Les Français aiment l'action TotalEnergies, nous avons 650 000 Français parmi nos actionnaires, 250 000 de plus en quatre ans, nous sommes un peu comme un fonds de pension pour nos compatriotes - ils savent que notre dividende n'a jamais baissé en 40 ans, les Français nous font confiance et ils voient que nous rapportons plus qu'un fonds en euros.

Nous avons toujours respecté la politique de l'UE, qui n'a jamais banni le gaz russe. Notre comité exécutif suit à la loupe le dossier russe, nous respectons très précisément le régime des sanctions européennes. En fait, si l'UE n'a pas banni le gaz russe, c'est que sans lui le prix du gaz serait bien plus élevé, il faudra encore plusieurs années pour pouvoir s'en passer. Il faut faire attention à ne pas lier tous les sujets, en tout cas nous suivons à la lettre les règles définies par l'UE et la France.

M. Olivier Rietmann, président. - L'administration fait son travail en contrôlant ; je suis un ardent défenseur de la confiance, mais la confiance n'empêche pas le contrôle...

M. Patrick Pouyanné. - Certes, mais nous avons des marges de simplification, en particulier grâce à la digitalisation. L'administration a obtenu de grands succès, par exemple avec la dématérialisation de l'impôt sur le revenu, on peut faire beaucoup de choses pour contrôler avec la digitalisation...

M. Olivier Rietmann, président. - Oui, cela s'appelle le contrôle visuel à distance.

M. Patrick Pouyanné. - L'État l'a fait pour l'impôt sur le revenu, tout le monde a applaudi après avoir eu peur d'un échec, les entreprises pourraient facilement communiquer par voie digitale des éléments utiles au contrôle administratif, cela ferait gagner du temps.

M. Lucien Stanzione. - Est-ce que dans le comité de coordination du CAC 40, vous ne pourriez pas faire un cours de pédagogie sur l'éthique à vos collègues ? Nous avons entendu l'un d'eux la semaine dernière, qui s'est montré tout à fait hermétique à votre idée qu'on ne devrait peut-être pas licencier juste après avoir reçu de l'aide et distribué des dividendes...

M. Patrick Pouyanné. - Attention à ne pas résumer ma pensée à quelques formules, je n'ai pas dit que toute aide devrait être conditionnée, j'ai même dit que le versement de dividendes ne doit pas conditionner l'aide - j'ai parlé d'un remboursement en cas de retour à bonne fortune. Nous avons eu un débat entre nous pendant la crise sanitaire, sur le versement du dividende. L'Afep a fait son travail en proposant à ses membres de réduire de 30 % le dividende, nous avons eu le débat éthique. Mon conseil d'administration ayant décidé de ne pas réduire les dividendes, il était donc cohérent de ne pas toucher l'aide de l'État, c'est ce que nous avons fait. D'autres entreprises n'ont pas fait ce choix, leurs responsables ont apprécié différemment leur situation. Je crois que, comme grandes entreprises, nous devons montrer l'exemple, je sais que nous sommes décriés en France, du fait de nos profits - mais cela ne m'empêche pas de tenir cette ligne, que l'État peut aider les entreprises pour faire face à des difficultés et qu'il est légitime de prévoir une forme de remboursement de l'aide en cas de retour à bonne fortune.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel a été, pour TotalEnergies, le montant du bouclier tarifaire ?

M. Patrick Pouyanné. - Je vous le communiquerai par écrit. Attention, la première année, il s'est traduit par 400 millions d'euros de pertes, parce que l'État a capé les prix et que nous avons dû acheter au-dessus de ce plafond sur les marchés, beaucoup d'acteurs ont été lâchés en rase campagne, en particulier des petites entreprises - parce que les grandes entreprises comme les nôtres, elles, avaient de quoi passer le cap. C'est d'ailleurs pourquoi j'encourage les Français qui nous écoutent à s'abonner à TotalEnergies, nous tenons bon et offrons un bon service...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne dirais pas ça...

M. Patrick Pouyanné. - Je sais que vous nous préférez un grand concurrent...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ah non, je ne préfère pas un autre acteur privé. Du reste, je suis favorable à votre nationalisation...

M. Patrick Pouyanné. - Avec le bouclier tarifaire, l'État a changé les règles du jeu, pour protéger les consommateurs ; il est fondé à le faire, nous participons en intégrant l'aide de l'État dans nos factures, mais ce n'est pas à nous de la prendre en charge - nous avons investi pour avoir des abonnés, et si l'État change les règles, il faut qu'il l'assume, c'est une question de respect...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il y a eu un effort sur l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), avec l'Arenh+, mais nous sortons de l'objet de notre commission d'enquête...

M. Patrick Pouyanné. - Non, l'Arenh+ n'a pas du tout suffi... Pour avoir assisté à des réunions avec Bercy, j'ai vu comment cela s'est passé, l'État a pris dans la poche d'EDF et là où il a voulu prendre, pour que le bouclier ne lui coûte rien - c'est un sujet sur lequel je veux bien répondre à des questions, en tout cas personne n'a envie, je crois, de recommencer ce genre d'expérience...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un autre chapitre, effectivement, qui n'entre pas exactement dans le champ de notre commission d'enquête. Merci pour votre disponibilité et la qualité des échanges d'information que nous avons avec vos équipes.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de Transparency International : MM. Patrick Lefas, président, et Kévin Gernier, responsable plaidoyer

(mardi 25 mars 2025)

Mme Martine Berthet, présidente. - Mes chers collègues, dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, nous allons maintenant entendre l'association Transparency International, à travers l'audition de MM. Patrick Lefas, président, et Kévin Gernier, responsable plaidoyer.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Aucun lien d'intérêts n'est évoqué.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

MM. Patrick Lefas et Kévin Gernier prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Vous avez demandé au rapporteur à être entendu par notre commission d'enquête et nous avons considéré que votre audition serait utile pour mieux appréhender la question de la transparence des aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les obligations en termes de transparence issues du droit européen ? Celles issues du droit national ?

Considérez-vous que l'application de ces règles est satisfaisante en France ?

Quels sont les États membres qui appliquent avec rigueur les règles de transparence des aides publiques aux entreprises ?

Quelles sont les propositions de votre association pour améliorer cette transparence ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire de vingt minutes, puis Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

M. Patrick Lefas, président de Transparency International. - Madame la présidente, Monsieur le rapporteur, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous recevoir aujourd'hui.

Permettez-moi de vous présenter brièvement notre association. Transparency International France se consacre à la lutte contre la corruption et à la promotion de l'intégrité et de la transparence. Nous célébrons cette année notre trentième anniversaire. Nous faisons partie d'un réseau international d'organisations non gouvernementales (ONG) présentes dans 115 pays, ce qui facilite la coordination et l'échange d'informations sur les sujets que nous traitons.

Parmi nos domaines d'action, nous nous intéressons particulièrement aux flux d'argent public vers les acteurs privés, qu'il s'agisse de marchés publics ou d'aides publiques. Ces flux financiers sont exposés à des risques de corruption et de détournement importants. Ces chiffres sont complexes à appréhender. La commande publique représente 89 milliards d'euros, soit 8 % du PIB national, mais si l'on inclut la notion « d'achat public » au sens de l'Insee, les montants sont nettement supérieurs. Quant aux aides publiques, leur chiffrage est encore plus difficile, comme votre commission l'a constaté.

Nous définissons la corruption de manière large, comme tout abus à des fins privées d'un pouvoir public reçu en délégation. Cette définition englobe des phénomènes illégaux, tels que les délits d'atteinte à la probité recensés dans le code pénal, qui peuvent s'appliquer aux détournements d'aides publiques reçues par les grandes entreprises. Elle couvre également des phénomènes plus diffus, où un système à la frontière de la légalité permet la captation de ressources publiques au profit de quelques individus ou organisations. Cela peut inclure du lobbying non éthique, des abus de position dominante, ou encore la pratique du « forum shopping », consistant à saisir la juridiction la plus favorable à ses intérêts. Notre analyse se concentre sur la transparence a posteriori comme outil de détection de la corruption au sens large dans les aides publiques aux grandes entreprises. Nous préconisons deux types de mesures : d'une part, la transparence avant l'attribution des aides, ainsi que des contrôles préventifs, d'autre part, des contrôles a posteriori, après l'attribution des aides.

Dans ce propos liminaire, nous nous concentrerons sur la question de la transparence, conformément à votre demande. Les mesures de contrôle sont particulièrement pertinentes pour prévenir les atteintes à la probité, les détournements de fonds publics, le favoritisme, etc. La récente crise sanitaire a mis en lumière la création d'entreprises éphémères, un phénomène observé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la Cour des comptes, notamment dans le cadre des fraudes massives de Ma Prime Rénov'.

Les mesures de transparence a posteriori, une fois l'aide attribuée, fournissent des informations précieuses pour détecter non seulement les fautes individuelles, mais aussi les systèmes de corruption au sens large, où un secteur ou des individus cherchent à accaparer l'argent public de façon disproportionnée par des mécanismes d'influence indue, pas toujours illégaux. De telles pratiques ont été observées dans d'autres pays, comme en Hongrie sous Viktor Orban, où l'entourage du Premier ministre s'est enrichi grâce aux aides européennes, ce qui a conduit au gel des fonds par l'Union européenne pour non-respect des principes de l'État de droit. Un autre exemple est celui de la République tchèque, où l'ancien Premier ministre Andrej Babi a été visé par les institutions européennes pour un possible conflit d'intérêts concernant l'octroi d'une aide publique de 50 millions d'euros à une entreprise avec laquelle il avait des liens.

Aujourd'hui, l'enjeu de la transparence en France se concentre principalement sur la transparence a posteriori. Il n'existe actuellement aucun jeu de données en open data centralisant toutes les informations sur les bénéficiaires d'aides publiques, contrairement aux bénéficiaires des marchés publics, pour lesquels un jeu de données sur les données essentielles de la commande publique est agrégé au niveau national et disponible sur opendata.gouv.fr, avec une mise à jour quasi quotidienne. En l'absence de jeux de données unifiés, il est impossible pour la société civile d'explorer et d'exploiter ces données sur les bénéficiaires des aides publiques, comme nous avons pu le faire avec le répertoire des représentants d'intérêts de la HATVP, par exemple récemment pour le groupe GBH, que vous allez je crois prochainement auditionner, ou précédemment pour le groupe Nestlé Waters.

En matière de transparence des aides publiques, les États-Unis disposent d'un outil performant appelé « USAspending.gov ». Ce site, issu d'une collaboration avec l'ONG « OMB Watch », permet de tracer toutes les informations sur les aides publiques au niveau fédéral et des États, ainsi que les marchés publics attribués aux entreprises. J'ai récemment testé cette base de données qui fonctionne toujours et fournit des informations actualisées à partir de mots-clés. En France, nous n'avons pas d'équivalent. Les outils numériques disponibles sont épars. En 2021, l'exécutif a mis en place un baromètre de l'action publique censé répondre à un objectif de transparence, mais il s'agissait davantage d'un outil de communication, avec des informations limitées à un nombre restreint d'aides publiques.

Lors du déploiement du plan France Relance de 2020 à 2022, le ministère de l'Économie et des Finances avait développé un site Internet présentant quelques données sur les aides publiques à l'industrie. Cependant, certains jeux de données étaient incomplets, ne présentant que le nombre de bénéficiaires par département sans leur identité, ou l'identité des entreprises bénéficiaires sans les montants attribués. Cette situation n'est pas conforme aux obligations contractées au titre des règlements européens.

Nous avions adressé une demande d'accès à un document administratif à Bercy pour obtenir ces montants. Après un refus implicite, nous avons saisi la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada), qui a émis un avis défavorable, convaincue par les arguments de Bercy invoquant le secret des affaires.

Un autre exemple de transparence lacunaire concerne le plan de relance européen. La France a été l'un des derniers États membres à se conformer en 2023 à l'obligation de publier deux fois par an les 100 premiers bénéficiaires de ce plan. De plus, une grande partie des bénéficiaires déclarés étaient en réalité des opérateurs publics chargés de redistribuer les fonds aux entreprises, comme l'Agence de services et de paiement (ASP), qui apparaissait comme le premier bénéficiaire du plan de relance européen en France.

Les multiples obligations légales de transparence des aides publiques en France et dans l'Union européenne sont aujourd'hui imparfaitement respectées. Pourtant, le Président de la République s'était engagé en septembre 2020 à rendre toutes les mesures de relance disponibles en open data. Cette promesse reste non exécutée.

La transparence sur les bénéficiaires d'aides publiques découle de multiples obligations juridiques.

Tout d'abord, la loi du 17 juillet 1978 (loi Cada) et la jurisprudence qui en découle stipulent que les informations relatives aux montants et bénéficiaires d'aides publiques sont des documents administratifs communicables, sauf exceptions prévues par la loi.

Ensuite, l'article 10 de la loi du 12 avril 2000 impose la publication en open data des données essentielles des conventions ayant pour objet des subventions supérieures à 23 000 euros, dans un délai de trois mois après leur versement. Cependant, cette publication reste imparfaite, tant au niveau des collectivités territoriales que de l'État.

En outre, le règlement européen du 17 juin 2014 impose aux États membres des obligations de publication et d'information sur un site Internet exhaustif pour les aides d'État, avec des obligations plus détaillées pour les aides individuelles supérieures à 500 000 euros.

Par ailleurs, le règlement du 24 juin 2014 sur le secteur agricole et forestier prévoit des obligations de publicité pour les aides supérieures à 60 000 euros pour les bénéficiaires actifs de la politique agricole primaire et à 500 000 euros pour les secteurs de la transformation et de la commercialisation.

Par surcroît, la loi du 7 octobre 2016, dite « République numérique », a créé une obligation de publication par défaut des jeux de données détenus par les administrations, incluant ceux relatifs aux bénéficiaires d'aides publiques.

Enfin, l'article 6 du Règlement européen 2023-2831 prévoit qu'à partir du 1er janvier 2026 des informations détaillées sur les aides de minimis figureront dans un registre central au niveau national ou de l'Union.

Il existe des obstacles techniques à cette transparence des aides, mais également un manque de volonté politique. Nous constatons une multiplicité des opérateurs qui complique la centralisation des données. Les informations sont éclatées entre BPI France, la Direction générale des entreprises, l'ASP et Bercy, qui peinent à les centraliser. Le système d'information Chorus, utilisé pour fournir la liste des 100 premiers bénéficiaires français du plan de relance, semble incapable de retracer les paiements jusqu'aux bénéficiaires finaux.

Il existe également des défenseurs de l'opacité. Nous pouvons citer un jeu de données complet des agriculteurs bénéficiaires de la PAC, disponible sur le site Telepac. Grâce à celui-ci, nous disposons davantage d'informations sur l'identité et la commune d'exercice des agriculteurs bénéficiaires de quelques milliers d'euros au titre de la PAC que sur le montant des aides indirectes perçues par Google France. La publication de ces données a fait l'objet d'une véritable bataille politique et juridique au début des années 2010, avec un recours auprès de la Cour de justice de l'Union européenne. Cela a conduit à une réécriture en 2012 du règlement européen, imposant la transparence de ces données par la Commission malgré des contestations de la France, qui défendait alors une publication limitée à des montants agrégés sans mention d'identité des bénéficiaires. Nous pouvons nous attendre à une contestation similaire pour les aides de minimis.

Notre proposition consiste à mettre en oeuvre un répertoire public en ligne sur les bénéficiaires d'aides publiques. Le préalable indispensable à la création de cet outil serait la création d'un jeu de données centralisé, accessible en open data, mis à jour régulièrement, qui pourrait s'inspirer du standard fondé sur les obligations en matière de transparence des données de la commande publique. Les données publiques mentionneraient notamment l'identité du bénéficiaire de l'aide publique, la date d'attribution, un descriptif du projet financé, le montant exact et l'opérateur public en charge du versement.

À terme, un répertoire central de toutes les dépenses publiques pourrait agréger les données de la commande publique, des aides publiques, du budget des administrations centrales et locales. Nous sommes encore loin de cet objectif. Nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

M.  Fabien Gay, rapporteur. - J'ai trois questions courtes et précises. Premièrement, vous préconisez la publication des aides publiques sur un site unique. Par quel ministère proposez-vous de commencer ce travail de registre unique et qui devrait s'en occuper ?

Deuxièmement, une commission des aides publiques aux entreprises a été créée par la loi en 2001, puis supprimée en 2002. Pensez-vous que cette initiative pourrait être intéressante à reproduire ? Serait-il pertinent de se doter d'une commission nationale qui évalue les aides publiques ? Les contrôles semblent effectués de façon satisfaisante par l'administration fiscale : la difficulté réside dans l'évaluation des 2 200 dispositifs, représentant entre 70 et 250 milliards d'euros d'argent public. Quelle forme pourrait prendre une commission d'évaluation ? France Stratégie pourrait-elle par exemple jouer ce rôle ?

Enfin, nous nous interrogeons depuis le début de nos auditions sur la question de la transparence des aides publiques aux 500 à 1 000 plus grandes entreprises. Pour l'instant, à une exception près, tout le monde plaide plutôt pour la transparence. D'ailleurs, l'ensemble des auditionnés sont extrêmement transparents sur les dispositifs et les montants dont ils bénéficient. Comment placeriez-vous le curseur entre un souci de transparence, qui semble plutôt bien accepté par les entreprises que nous auditionnons, et la volonté de préserver le secret des affaires ? Quel serait le bon équilibre entre ces deux exigences ?

M. Patrick Lefas. - Vous indiquez que les entreprises sont prêtes à faire preuve de transparence, ce qui constitue une bonne nouvelle. La tâche est néanmoins considérable. Tout d'abord, il faudra définir ce que l'on entend par « aide ». S'agit-il des aides budgétaires, des dépenses fiscales, des exonérations de cotisations sociales ? Il existe également une multitude d'impôts et de taxes affectés dont certaines entreprises bénéficient. Il nous semble que la typologie devrait chercher à appréhender d'abord les aides directes, sans pour autant négliger les dépenses fiscales, qui constituent un élément très important de réduction du taux d'imposition. Pour les grandes entreprises, l'enjeu de l'optimisation fiscale est au moins aussi important que les aides directes dont elles sont susceptibles de bénéficier.

Concernant le ministère par lequel commencer, nous estimons qu'il s'agit incontestablement du ministère de l'Économie et des Finances. Bercy était à la manoeuvre pour le plan de relance, avec des missions dédiées et toutes les structures de pilotage sont positionnées à Bercy. Il serait donc logique de commencer par ce ministère. Quant à savoir qui s'en chargerait au sein de ce ministère, nous pensons qu'il faut faire confiance à l'administration. Les outils d'information actuels permettent de collecter assez rapidement les données, ne serait-ce que pour rendre compte des conditions d'exécution des lois de finances et des lois de financement de la sécurité sociale.

L'évaluation est un autre sujet, car il s'agit d'évaluer l'efficacité de l'aide. Le Parlement peut se saisir d'un certain nombre de sujets. La Cour des comptes est à votre disposition, conformément aux dispositions constitutionnelles. Il existe également des revues de dépenses à l'initiative de l'Inspection générale des finances. Il faut veiller à ne pas être redondant. Nous n'avons pas d'opinion arrêtée sur la manière de mettre en place une commission nationale. France Stratégie pourrait certainement jouer un rôle, comme elle l'a fait sur le patrimoine, par exemple sur l'impôt sur la fortune immobilière. Votre proposition pourrait être particulièrement pertinente dans le contexte d'une éventuelle fusion entre le Commissariat au Plan et France Stratégie.

Un autre point concerne l'équilibre entre la transparence et le secret des affaires. Je constate que le secret des affaires est souvent utilisé comme un prétexte. Dans certains cas, il existe des critères d'anonymisation clairs, notamment pour les aides d'État contrôlées par la Commission européenne, où tout est publié après vérification du secret des affaires. Cependant, le principe devrait être inversé : la transparence devrait être la norme, sauf exception justifiée. Le secret des affaires doit s'adapter. Certes, il existe des enjeux sensibles, comme pour le financement des hélicoptères ou des avions de ligne, face à la concurrence de Boeing. Ces aspects peuvent néanmoins être gérés de manière relativement simple. Il est logique que la représentation nationale soit informée, tout comme les associations représentant la société civile. Nous devrions pouvoir accéder à des données ouvertes pour les analyser et vérifier si les conditions d'attribution des aides ont été respectées, ou si des conséquences dommageables en ont résulté pour les politiques publiques. En tant qu'associations représentant la société civile, nous souhaitons avoir accès à ces données. Notre objectif est de jouer un rôle de contrepoids et de garantir l'intégrité dans l'utilisation des fonds publics.

L'expérience du « quoi qu'il en coûte » a montré des conséquences dommageables, notamment en termes de fraudes. Il est crucial d'anticiper et de mettre en place des contrôles appropriés lors de l'instauration de nouvelles aides. Bien que vous vous concentriez sur les grandes entreprises, il faut aussi considérer les acteurs de taille petite ou moyenne qui peuvent bénéficier d'aides qui ne leur sont pas destinées, au détriment des véritables PME créatrices d'emplois et ancrées dans le territoire français.

M. Kevin Gernier, responsable de plaidoyer, Transparency International. - Je souhaite ajouter deux éléments sur le plan politique. Tout d'abord, il faut rappeler que le plan de relance européen et français a été présenté comme transparent, tant par le ministère de l'Économie que par la Commission européenne, en comparaison de l'Inflation Reduction Act américain et des aides publiques chinoises. Ces dernières années, une réelle volonté de transparence des aides publiques a été affichée. Cependant, dans la pratique, nous constatons des lacunes en France, du fait de l'absence de responsable administratif désigné pour superviser la transparence de toutes ces aides publiques. Lorsque nous sollicitons Bercy pour obtenir des informations, on nous renvoie vers les nombreux opérateurs chargés de distribuer ces aides, ce qui complique considérablement l'accès à l'information.

Sur le plan juridique, la question est de savoir où placer le curseur entre transparence et secrets légitimes. On commence à reconnaître que la portée juridique des secrets créés par la loi a peut-être été exagérée, et que le législateur doit trouver un juste équilibre. Un exemple récent concerne la transparence des bénéficiaires de la PAC. À la suite d'un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne en 2010, un seuil de 1 250 euros a été fixé. En dessous de ce seuil, l'identité des agriculteurs bénéficiaires de la PAC n'est pas publiée, les données sont agrégées. Au-dessus, les données sont publiées, l'intérêt public pour la transparence primant. Ce système fonctionne depuis plus de dix ans, offrant un jeu de données très complet sur les bénéficiaires de la PAC. Ces informations précises, comprenant le nom de l'agriculteur, la commune et le type d'aide, sont une ressource précieuse pour les enquêteurs. Elles ont notamment permis de mettre au jour des systèmes de détournement à grande échelle en Europe centrale, impliquant des oligarques qui s'arrogent des aides publiques destinées aux agriculteurs.

M. Michel Masset. - Merci, Messieurs, pour vos présentations et ces informations importantes. J'ai une question d'ordre général. Votre association est indépendante, non gouvernementale et à but non lucratif, vivant principalement de dons. Cela soulève la question de votre pérennité. Pouvez-vous continuer à poursuivre votre travail et à apporter vos éclairages sur le long terme ?

Vous avez en outre une vision internationale, notamment européenne. Quelles sont, selon vous, les différences majeures entre les pays en termes de contrôle et de transparence ? Vous avez fait état, concernant le Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE), d'une perte de contrôle et de transparence. Ces informations étaient-elles, selon vous, nécessaires ?

M. Patrick Lefas. - Concernant nos financements, nous nous efforçons d'être transparents et de diversifier nos ressources, pour éviter une situation de dépendance vis-à-vis d'un donateur. Depuis 30 ans, nous diversifions nos financements par des collectes de dons. Nous veillons également à éviter toute dépendance vis-à-vis de l'étranger. Nous répondons à des appels d'offres de différents bailleurs, notamment l'Agence française de développement (AFD), la Commission européenne, etc. Nous avons en outre développé l'accompagnement des acteurs publics et privés. Des forums sont très actifs à ce titre : par exemple le forum des collectivités engagées, regroupant 18 grandes collectivités qui ont signé une charte de valeurs. Si la collectivité n'est pas en conformité avec ces valeurs, nous pouvons décider de suspendre notre relation. Nous avons par exemple appliqué une telle décision vis-à-vis de la Société générale. Nos ressources sont donc diversifiées, ce qui correspond à une nécessité pour maintenir notre pérennité et honorer nos engagements.

C'est sans doute dans les pays nordiques que l'on trouve les meilleurs systèmes de contrôle. L'Allemagne propose des dispositifs intéressants. Nos collègues anglais ont quant à eux obtenu des informations qu'il n'est pas possible d'obtenir en France.

Le registre des bénéficiaires effectifs correspond à un enjeu important pour nous et les journalistes d'investigation. En 2023, nous avons rédigé un rapport sur la répartition des biens immobiliers, témoignant de nombreux défauts de déclarations. Sans le Registre des Bénéficiaires Effectifs (RBE), nous ne disposerions pas de telles informations.

Nous disposons d'un agrément auprès du ministère de la Justice, renouvelé tous les trois ans pour un certain nombre d'infractions pénales. Pour nourrir les contentieux que nous introduisons auprès des procureurs de la République, nous avons besoin de données, comme ce fut le cas le procès des financements libyens. C'est important de nourrir une plainte par un certain nombre de données, qui sont extraites des registres cadastraux, du registre des bénéficiaires effectifs et de toute information de presse. Ces données nous permettent notamment de mettre le doigt sur ce qu'on appelle les biens mal acquis, c'est-à-dire des investissements immobiliers considérables qui ont été rendus possibles par des prédations et des détournements de fonds publics.

M. Kevin Gernier. - S'agissant des financements de notre association, nous nous efforçons d'aller au-delà des obligations légales, en publiant l'ensemble de nos fournisseurs, hormis l'identité des personnes physiques. Nous proposons également de renforcer la transparence sur le modèle du registre de transparence du lobbying de l'Union européenne, qui exige la déclaration des principaux financeurs personnes morales. En France, il existe en effet une marge de progression concernant la transparence des actions de mécénat des entreprises auprès des associations engagées dans le plaidoyer et le lobbying.

Quant aux bonnes pratiques internationales, l'Espagne a récemment mis en place un outil de suivi du plan de relance jugé plutôt performant. Cependant, il faut toujours rester vigilant face aux outils présentés comme exhaustifs. Par exemple, le site internet mis en place par le Department of government efficiency (DOGE) aux États-Unis pour la transparence des dépenses fédérales s'est révélé lacunaire et parfois inexact, selon des enquêtes récentes.

M. Jérôme Darras. - Merci pour votre exposé et vos précisions. Concernant les pays européens vertueux en matière de transparence, notamment les pays nordiques et l'Allemagne, préconisez-vous que nous adoptions leur système de publication de données exhaustives en open sources, ou ont-ils mis en place d'autres dispositifs permettant une meilleure transparence sur les aides aux entreprises ?

Par ailleurs, j'ai constaté que la France avait reculé dans l'indice de perception de la corruption. Estimez-vous que la question de la transparence des aides aux entreprises est prioritaire pour améliorer le classement de la France, ou secondaire par rapport à d'autres sujets sur lesquels vous travaillez ?

M. Daniel Fargeot. - Merci, Messieurs, pour vos propos très intéressants. J'ai deux courtes questions. Premièrement, ne pensez-vous pas que l'État a une sorte de responsabilité élargie qui devrait le contraindre à s'assurer de l'efficacité et de la transparence des aides qu'il verse, avant de chercher une forme de faute auprès des bénéficiaires ?

Deuxièmement, l'IGF respecte-t-elle ses attributions et obligations en termes de contrôle ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos et votre réponse. Concernant le secret des affaires, la loi s'applique indépendamment des opinions personnelles. J'ai constaté que plusieurs PDG auditionnés par notre commission d'enquête ont fait preuve de transparence et se sont montrés favorables à une certaine ouverture. Cependant, l'administration nous a systématiquement opposé des difficultés liées à la compétitivité internationale. Il est intéressant de noter ce décalage entre la volonté de transparence de certains dirigeants d'entreprises et les réticences de l'administration. Cela soulève la question de la faisabilité d'une plus grande transparence dans le cadre légal actuel.

Nous constatons que certains dispositifs manquent de critères précis, ce qui rend difficile leur évaluation. Par exemple, pour le crédit d'impôt recherche (CIR), malgré une communication politique forte, les critères ne sont pas clairement définis, permettant aux entreprises de respecter la loi tout en délocalisant une partie significative de leurs activités. Le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) est un autre exemple où les objectifs annoncés ne correspondaient pas aux critères réels d'évaluation. Êtes-vous favorable à l'établissement de critères plus précis ?

Par ailleurs, vous mentionnez l'existence de tableaux récapitulatifs. Cependant, avec 2 200 dispositifs d'aide et de nombreuses agences qui ne communiquent pas entre elles, il n'existe pas de vue d'ensemble cohérente. Notre commission d'enquête a dû solliciter diverses administrations, obtenant des réponses parcellaires, faisant notamment état de données en cours de retraitement.

Enfin, je m'interroge sur la capacité de l'administration française à contrôler efficacement le respect de critères plus stricts, compte tenu des effectifs actuels. Une plus grande transparence et des critères plus précis nécessiteraient en effet probablement des moyens supplémentaires pour être réellement mis en oeuvre.

M. Daniel Fargeot. - Pour compléter les propos du rapporteur, nous partageons ce constat d'un manque de transparence de la part de l'État. Une piste de réflexion serait peut-être de regrouper certains fonctionnaires des différentes agences existantes au sein d'une agence de contrôle unique, chargée de superviser l'ensemble des aides.

Mme Martine Berthet, présidente. - J'aimerais revenir sur l'article 10 de la loi DCRA de 2000. Existe-t-il un ministère ou une collectivité territoriale qui s'est montré particulièrement vertueux concernant la publication des subventions supérieures à 23 000 euros, comme l'exige cet article ?

M. Patrick Lefas. - S'agissant de cette dernière question, il est difficile de répondre pour l'ensemble des collectivités locales. Cependant, dans nos échanges avec les collectivités engagées auprès de nous, la transparence des subventions versées est un aspect crucial. Nous les encourageons fortement à améliorer leurs procédures, notamment en ce qui concerne le renouvellement des concessions, l'attribution des aides au logement social, et le fonctionnement des organismes satellites dépendant de la collectivité. Plusieurs collectivités ont accompli des progrès significatifs en matière de transparence. Par exemple, les villes et métropoles de Grenoble, Lyon, Cannes et Lille ont mis en place des procédures allant dans ce sens.

M. Kevin Gernier. - Concernant les collectivités qui respectent la loi et vont au-delà en matière de publication des données essentielles des conventions de subventions, nous avons mené une étude approfondie, que je pourrai vous transmettre. Nous avons constaté que la majorité des grandes communes et régions publient ces données conformément à la loi, et souvent même en deçà du seuil légal de 23 000 euros. Certaines, comme la ville de Paris, vont jusqu'à publier les décisions de refus d'octroi de subventions. Il est frappant de constater qu'il est parfois plus facile d'obtenir des informations sur des subventions de quelques centaines d'euros accordées à un club de sport ou une collectivité que sur des subventions de plusieurs millions d'euros octroyées par l'État à des entreprises. Cette disparité en termes de transparence doit être corrigée.

Mme Martine Berthet, présidente. - Parmi les ministères, y en a-t-il un qui se démarque positivement en termes de transparence ?

M. Kevin Gernier. - C'est une question complexe en raison du grand nombre d'aides publiques aux entreprises. L'exemple le plus vertueux que nous connaissons concerne les données sur les bénéficiaires de la PAC. Pour les autres aides publiques aux entreprises, je ne peux pas vous fournir d'exemple précis sans effectuer des recherches supplémentaires. Nous pourrons vous adresser des documents par écrit à ce sujet.

M. Patrick Lefas. - Dans vos travaux, vous êtes confrontés à l'enjeu de la complexité des dispositifs. Il est impératif d'inciter l'administration à simplifier au maximum. Il n'y a aucune raison d'avoir 2 200 dispositifs. Dans le domaine du logement, par exemple, les aides s'accumulent par strates successives, attachées à différents ministères. Cette accumulation crée des stocks de versements qui entravent la liberté de décision de l'administration. La simplification des dispositifs est donc essentielle. Certains pays, comme la Finlande, se sont fixé cet objectif et ont limité le nombre de crédits d'impôt. Pour en créer un nouveau, il faut en supprimer un existant. Il faut également pouvoir choisir entre une aide directe et une aide fiscale. L'avantage des aides fiscales réside dans l'expertise de l'administration fiscale, notamment pour les grandes entreprises. L'administration fiscale dispose en effet d'une direction dédiée aux grandes entreprises pour s'assurer qu'il n'y a pas d'impôt occulté. Elle est donc efficace dans la lutte contre la fraude.

Cependant, une dépense budgétaire peut être ciblée avec des critères spécifiques. De plus, la dépense fiscale crée des effets d'aubaine : plus une entreprise est grande, plus elle a de chances d'utiliser la palette de l'optimisation fiscale. Cela se reflète dans la comparaison des taux effectifs d'imposition entre les grandes et les petites entreprises, comme l'a montré un rapport d'information de la commission des finances de l'Assemblée nationale.

Il est important de considérer que les dispositifs doivent être assortis d'une date de péremption. Il n'y a pas de droit acquis à prolonger indéfiniment une niche fiscale. La simplification nécessite une réflexion approfondie sur la pertinence des aides budgétaires et fiscales, et sur l'opportunité de laisser le marché décider plutôt que d'utiliser des incitations. Le sujet du CIR est un exemple typique. Lorsque le taux d'imposition était à 33,3 %, un CIR très favorable se justifiait. Maintenant que le taux est revenu à 25 %, il est légitime de se demander si le dispositif est toujours aussi pertinent, surtout au regard de ses effets différenciés sur les grandes et petites entreprises.

L'État a une responsabilité en matière de contrôle. Lorsqu'il met en place un mécanisme, il doit intégrer le contrôle dès le départ. Des aides publiques peuvent être massivement détournées en très peu de temps, comme avec le taux de TVA réduit sur les quotas carbone. Il faut exiger de l'administration qu'elle propose un dispositif de contrôle intégré pour chaque nouvelle mesure, sous peine de la rejeter.

Concernant l'IGF, cet organisme remplit la mission que le ministre lui impose, et ses rapports sont désormais publiés, ce qui apporte une certaine transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le Premier ministre François Barnier s'est engagé devant la représentation nationale à l'Assemblée et au Sénat à demander des comptes à Michelin et Auchan, suite à des questions d'actualité de divers groupes. Lorsque nous avons entendu l'IGF, nous avons été surpris d'apprendre qu'elle n'avait pas commencé ce travail, quatre mois après l'engagement du Premier ministre. Elle nous a expliqué qu'elle travaillait sur un autre dossier, celui de Sanofi, qui n'a d'ailleurs pas été rendu public.

En audition, les dirigeants de Michelin nous ont indiqué qu'ils étaient au courant d'un futur contrôle, mais qu'il n'avait pas encore commencé. Les dirigeants d'Auchan, quant à eux, n'en avaient pas entendu parler. Cela soulève deux problèmes majeurs. Premièrement, l'engagement politique n'est pas suivi d'effets par l'administration, ce qui est préoccupant. Deuxièmement, nous avons découvert que seuls trois agents au sein de l'IGF traitent ces dossiers. Nous avons de grandes ambitions en termes de transparence, d'agrégation de données, de conditionnalité des aides, et de contrôle, ce qui nécessite un débat collectif sur les moyens que nous accordons à l'administration.

M. Patrick Lefas. - Concernant votre question sur l'indice de perception de la corruption, cet indice a effectivement des enjeux en termes de transparence. La dégradation subie par la France reflète la perception qu'ont les décideurs économiques du niveau de corruption dans le secteur public. Cet indice n'est pas directement lié aux efforts de transparence. Par exemple, notre système de transparence est relativement plus avancé dans l'encadrement des représentants d'intérêts que celui de nombreux autres pays de l'Union européenne. Cette dégradation est difficile à appréhender, mais elle est liée à l'actualité judiciaire. Un système plus transparent inspirera davantage confiance aux décideurs économiques étrangers, les incitant potentiellement à investir en France plutôt qu'ailleurs.

Concernant la création d'une agence globale, une approche interministérielle serait préférable. Il serait bénéfique que vous puissiez demander des travaux d'évaluation à des instances d'inspection générale, notamment la Cour des comptes et les Chambres régionales des comptes. Nous n'avons quant à nous pas encore pris position sur ce sujet.

M. Kevin Gernier. - Deux questions ont été soulevées. La première concerne les moyens de l'État pour contrôler les conditionnalités associées aux aides publiques. Il est certain qu'une plus grande transparence sur ces aides publiques permettrait à l'État de bénéficier du soutien de nombreux agents publics bénévoles issus de la société civile, tels que des journalistes, des universitaires et des ONG, qui pourraient enquêter sur ces aides publiques. Je suis en contact quotidien avec des universitaires et des ONG très intéressés par ces données, mais qui ne peuvent pas effectuer leur travail en raison du manque d'informations. Si nous avions accès à toutes les données sur les aides publiques, nous constaterions certainement l'émergence d'une multitude d'articles de presse, de travaux de recherche et d'enquêtes d'ONG.

La deuxième question porte sur la responsabilité de l'État concernant ces aides publiques. En effet, la responsabilité de la transparence ne repose pas uniquement sur les entreprises. Votre travail consiste à interroger individuellement les entreprises pour obtenir le montant exact des aides publiques, ce qui n'est pas satisfaisant. Il serait préférable d'obtenir ces informations directement sur une plateforme publique gérée par l'État. D'ailleurs, l'État va être confronté à un défi important avec l'entrée en vigueur du règlement européen sur les aides de minimis. Il devra retracer toutes les aides publiques octroyées par les collectivités territoriales aux entreprises. Cela s'annonce complexe, car selon un amendement du Gouvernement déclaré irrecevable lors de l'examen du projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne, ce sont les collectivités territoriales qui auront la responsabilité de faire remonter ces informations sur la plateforme. La difficulté résidera dans le calcul du cumul des aides publiques pour déterminer si ces aides dépassent le seuil de 300 000 euros sur trois exercices fiscaux.

Mme Martine Berthet, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention sur ce sujet de la transparence des aides. N'hésitez pas à nous transmettre tous les documents que vous jugez utiles dans le prolongement de cette audition.

M. Patrick Lefas. - Ce sera fait. Merci de votre écoute.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat

Audition de Sanofi : M. Charles Wolf,
directeur France et directeur général vaccins France ;
Mme Agnès Perré, directrice financière France ;
M. Philippe Charreau, directeur industriel France ;
M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France

(mercredi 26 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants, avec l'audition de représentants du groupe Sanofi : M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France ; Mme Agnès Perré, directrice financière France ; M. Philippe Charreau, directeur industriel France ; M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie également de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, MM. Charles Wolf, Jacques Volkmann et Philippe Charreau, et Mme Agnès Perré prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement votre société ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

M. Charles Wolf, directeur France et directeur général vaccins France de Sanofi. - Merci pour votre invitation, je suis venu avec mes collègues pour représenter l'ensemble de la chaine de valeur en France, afin de mieux répondre à vos questions - mais d'abord, je veux replacer la question des aides publiques dont Sanofi bénéficie dans la perspective des enjeux de santé publique et de la stratégie de Sanofi.

Mon propos liminaire sera structuré autour de cinq points : les besoins en santé en France et dans le monde ; les spécificités du cycle d'innovation dans la biopharmacie ; la stratégie du groupe Sanofi et la place qu'y tient la France ; le contexte hyper concurrentiel dans lequel nous évoluons ; enfin, le rôle des aides publiques pour soutenir notre compétitivité.

Les besoins de la santé en France et dans le monde, d'abord. Nos sociétés modernes font face à de multiples défis, j'en citerai trois principaux : le vieillissement des populations, qui génère une augmentation mécanique des besoins en santé ; la montée en puissance des maladies chroniques, qui a des impacts majeurs pour l'organisation des soins ; le manque de professionnels de santé, qui vient mettre encore plus de pression sur des systèmes déjà contraints. Pour répondre à ces défis et à l'aspiration de tout un chacun de vivre plus longtemps et mieux, nos systèmes de santé ont besoin de nouvelles solutions. On ne soignera pas davantage de personnes plus longtemps sans nouveaux médicaments, sans nouveaux moyens de prévention, y compris des nouveaux vaccins : ces défis renforcent le besoin d'innovation thérapeutique et de vaccins de pointe.

C'est l'ambition que nous portons chez Sanofi : se concentrer sur le développement de médicaments, de vaccins innovants, là où les besoins sont les plus forts. Nous voulons répondre aux besoins de millions de patients subissant des maladies pour lesquelles on manque toujours de traitements. Je citerai trois exemples où Sanofi contribue aux solutions nouvelles. Sur la bronchiolite, première cause d'hospitalisation en France pour les nourrissons de moins d'un an, nous avons apporté une solution et la France a été pionnière avec une innovation de prévention qui a permis d'éviter plus de 6 000 hospitalisations dès la première année, en 2024 ; la bronchite chronique, dont souffrent plus de 3,5 millions de Français et qui occasionne 18 000 décès dans notre pays : l'an dernier, nous avons obtenu une autorisation de l'Europe pour une thérapeutique qui devrait être disponible et proposée aux patients en France ; enfin, la sclérose en plaques, qui touche plus de 100 000 Français et qui représente la deuxième cause de handicap des jeunes trentenaires dans le pays.

Deuxième point, le cycle d'innovation, qui est très spécifique dans le secteur pharmaceutique. Il a trois caractéristiques principales...

M. Olivier Rietmann, président. - Permettez-moi de vous interrompre : j'aimerais passer vite sur les quatre premiers points de votre propos liminaire, pour arriver au cinquième, qui correspond à notre commission d'enquête : nous sommes ici pour parler d'aides publiques, ne perdons pas de temps - soyez assuré que nous sommes tous convaincus, ici, de l'utilité de la recherche et que nous sommes tous pour qu'elle avance et qu'elle serve toujours mieux la santé de nos concitoyens, notre commission d'enquête ne se réunit pas pour se l'entendre dire...

M. Charles Wolf. - J'entends bien. Un mot, cependant, du caractère spécifique du cycle d'investissement dans notre secteur, la biopharmacie : le premier élément, c'est qu'il est long, il faut en moyenne dix ans et deux milliards d'euros pour faire un nouveau médicament.

Un brevet de médicament est protégé pendant 20 ans avant d'être « génériqué », mais le développement de ce médicament exige souvent dix années. Un exemple : en 2021, l'une de nos molécules contre le psoriasis est entrée en phase 1 après des années de recherche, elle devra réussir les phases 2 et 3 des tests avant d'être mise sur le marché au mieux en 2030. Quand un projet s'arrête dans l'intervalle, on perd des millions d'euros, parfois des centaines de millions d'euros. En plus du risque scientifique, il y a un risque industriel, car pour mettre rapidement à disposition le médicament, on met en place de nouvelles usines en parallèle du cycle de développement. Nous devons donc, une fois un brevet déposé, investir beaucoup pour être capables d'enclencher le cycle vertueux de développement, au risque de tout perdre sinon.

Depuis 2020, nous avons fait évoluer notre stratégie en la fondant désormais sur l'innovation, avec trois piliers : une recherche ciblée, un outil industriel de pointe et un engagement exceptionnel de tous nos salariés. La France tient une place unique dans cette stratégie, d'abord parce que nous y allouons un budget de 2,5 milliards d'euros en R&D - nous sommes le premier investisseur de R&D en France, les aides publiques y sont pour quelque chose. Deuxième pilier, un outil industriel modernisé, intégré, digitalisé, décarboné, avec ici aussi une place prépondérante pour la France puisque nous y avons, à Sanofi, notre réseau industriel le plus dense, avec trois plateformes : les vaccins, la production d'anticorps monoclonaux, et la production de petites molécules chimiques innovantes. Nous utilisons deux leviers pour moderniser notre outil industriel : la construction de nouvelles usines ultra modernes, par exemple celle de Neuville-sur-Saône qui a été inaugurée par le Président de la République, c'est un investissement de 500 millions d'euros ; la modernisation des usines existantes, avec des capacités additionnelles, nous y investissons chaque année entre 300 et 400 millions d'euros.

Cette stratégie nous positionne en fer de lance de l'écosystème de santé français et implique une série d'engagements. Nous avons une centaine de partenariats sur les territoires. Nous avons, par exemple, cofondé avec l'Institut Gustave-Roussy, le Paris-Saclay Cancer Cluster, qui va révolutionner la lutte contre le cancer à travers un partenariat public-privé. Nous avons investi l'an dernier 300 millions d'euros avec Orano pour créer un pionnier français de la médecine nucléaire. Nous entretenons des liens très nombreux avec nos fournisseurs dans les territoires, la France représentant un tiers des achats du groupe Sanofi au niveau mondial, soit un peu plus de 5 milliards d'euros. Nous travaillons avec un réseau de 3 600 fournisseurs en France, parmi lesquels plus de 1 500 TPME et PME.

Cette stratégie s'inscrit dans un contexte de très forte concurrence internationale, nous sommes dans une course à l'innovation et à la souveraineté sanitaire. Alors que la France ne représente que 3 % de notre chiffre d'affaires, notre pays concentre 25 % de nos effectifs, plus d'un tiers de nos investissements, plus d'un tiers de notre production industrielle au niveau mondial. C'est en conscience que nous faisons ce choix. C'est dans ce contexte hyper concurrentiel qui est aujourd'hui largement dominé par les États-Unis, avec une accélération de la Chine, qu'il faut regarder le rôle que la France peut continuer à jouer dans la course à l'innovation.

J'en viens aux aides publiques, pour souligner trois points. D'abord, leur rôle dans la compétitivité industrielle, laquelle est un facteur décisif de notre souveraineté sanitaire : les aides publiques ont un rôle pivot, c'est grâce à elles que Sanofi peut effectuer 30 % de sa R&D en France, alors que notre pays ne représente que 3 % de notre chiffre d'affaires. En 2023, votre année de référence, Sanofi a touché 108 millions d'euros de crédit d'impôt recherche (CIR), soit moins de 5 % des 2,5 milliards d'euros que nous investissons en R&D sur le territoire français, à quoi s'ajoutent 17,7 millions d'euros de mécénat, 7,4 millions d'euros d'exonérations et d'allègements de cotisations - soit 0,4 % de notre masse salariale en France -, 12,2 millions d'euros de bonus apprentissage - nous avons 1 800 apprentis -, et 5 millions d'euros d'aide sur projets, de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), des régions et d'autres collectivités territoriales.

Concrètement, à quoi servent ces aides publiques ? Elles peuvent soit soutenir le développement de projets comptant pour la souveraineté sanitaire, par exemple, à Neuville-sur-Saône, l'usine Modulus, la première usine modulable de vaccins et biomédicaments au monde: Sanofi l'a inventée en France et la France est le premier pays à disposer de cette technologie d'avenir pour la production des vaccins, à la pointe pour les 20 à 30 prochaines années au moins. Deuxième exemple, ces aides peuvent rassembler les acteurs publics et privés pour développer des innovations de rupture, c'est le cas du consortium public-privé que nous avons développé dans le domaine de la thérapie génique. Les aides publiques peuvent, autre exemple, conforter la compétitivité du coût des chercheurs en France par rapport aux concurrents européens, américains et chinois.

Ces aides publiques s'inscrivent dans une compétition pour la souveraineté sanitaire et bien d'autres pays en disposent également, comme le Canada, le Royaume-Uni, les États-Unis, l'Australie, et beaucoup de pays européens. Enfin, il faut analyser les aides publiques non pas toutes seules, mais en lien avec l'organisation économique d'un pays. Certains pays, comme les États-Unis, ont peu d'aides pour les entreprises, mais ils les prélèvent également peu : nous sommes sur un schéma inverse, avec des aides, mais beaucoup de prélèvements - et dans ce cas, l'aide n'est pas un cadeau c'est une sorte de rééquilibrage, c'est particulièrement vrai dans le secteur pharmaceutique où la fiscalité française est plus forte que chez nos concurrents.

Un mot sur nos choix d'investissement. Nous avons quatre critères : la disponibilité des compétences, en interne et au moyen de partenariats locaux, sachant que les coûts de développement sont à absorber par une commercialisation à l'échelle du monde ; la rapidité et l'efficience des processus administratifs ; les conditions de marché, c'est-à-dire les conditions d'accès en termes de délais, de niveau de prix, de lisibilité et de prédictibilité ; enfin, les aides publiques. C'est pour cette raison que la stabilité et la pérennité de ces aides, y compris pour des grandes entreprises comme Sanofi, sont fondamentales pour l'attractivité de la France, qui bénéficie à tout le tissu économique.

J'aimerais, pour conclure, délivrer trois messages clés. Le premier, c'est que la chaine de valeur de l'innovation scientifique est longue, coûteuse et très risquée par rapport à d'autres secteurs industriels dans la santé, ce qui nécessite une stratégie de long terme fondée sur des innovations où l'on est capable de faire la différence pour les patients. Le deuxième, c'est que Sanofi, depuis 2020, a défini une telle stratégie fondée sur l'innovation, pour inventer les médicaments et vaccins de demain dans le domaine de l'hématologie, nous avons fait ce choix fort, qui nous rend confiant dans l'avenir de Sanofi comme champion de l'innovation en santé, fer de lance de tout un écosystème. Le troisième, c'est que la stabilité et la pérennité des aides publiques françaises est essentielle à la compétitivité et donc à la souveraineté sanitaire française, au service de la santé de la population.

M. Olivier Rietmann, président. - Une petite question avant celles du rapporteur : quel est le résultat de Sanofi France ?

M. Charles Wolf. - Sanofi France réalise un chiffre d'affaires de 1,9 milliard d'euros, je n'ai pas son résultat avec moi, je vous le communiquerai ultérieurement - il atteint plusieurs centaines de millions d'euros, mais je n'ai pas le chiffre précis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour cette présentation. Notre commission d'enquête n'a pas Sanofi pour objet, nos questions ne portent pas sur le bienfondé de votre action, sur l'utilité des laboratoires pharmaceutiques pour la santé ni sur l'importance de la souveraineté sanitaire - nous en sommes tous ici convaincus -, mais sur l'utilisation de l'argent public par les grandes entreprises, nous voulons faire la transparence pour regarder si cette utilisation est efficace et si l'on peut faire mieux.

L'objectif de l'aide publique, c'est de soutenir le développement, l'innovation de rupture et l'emploi - un PDG nous a dit que le CIR ne devrait pas désigner le crédit d'impôt recherche, mais le crédit d'emploi recherche, parce qu'en réalité il sert à ce que des chercheurs fassent de la recherche sur notre territoire plutôt qu'ailleurs. Or, le problème avec Sanofi, c'est qu'alors que vous avez des résultats très confortables - 5,4 milliards d'euros, pour un chiffre d'affaires de 43 milliards dans le monde et 1,9 milliard en France -, qui vous permettent de distribuer des dividendes importants - 4,4 milliards -, alors que vous touchez un CIR important et stable - plus d'un milliard d'euros pour les dix dernières années, à raison d'une enveloppe de 105 à 115 millions d'euros chaque année -, vous avez supprimé des emplois de chercheurs : vous touchez plus d'un milliard d'euros pour la recherche en dix ans, mais vos effectifs de chercheurs fondent, littéralement. Je me réfère aux chiffres de l'observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), un organisme que vous jugerez sérieux, libéral, c'est lui qui met les deux chiffres en parallèle dans le tableau projeté : un milliard d'euros de CIR en dix ans, mais 3 500 suppressions de postes dans la R&D - le dernier plan social ayant concerné Vitry-sur-Seine. Je n'ai rien contre le fait d'aider les entreprises à faire de la recherche, des innovations de rupture, je n'aurai aucune difficulté à vous féliciter d'être un champion dans votre domaine, mais comment expliquez-vous que vous soyez l'un des champions du CIR tout en faisant fondre vos effectifs en R&D ?

Deuxième question : confirmez-vous que vous utilisez l'intégralité du CIR à des projets en France et sans sous-traitance ? Ou bien cette aide va-t-elle pour partie à des sous-traitants ou à des filiales à l'étranger, en particulier en Allemagne ?

M. Charles Wolf. - Merci pour ces questions très claires. Premier élément, sur l'emploi. Toutes les entreprises doivent s'adapter à l'évolution des besoins de leurs clients, en l'occurrence, pour nous, des patients. Vous mentionnez des chiffres...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ...ils sont exacts. Libre à vous de les contester, mais je les tiens pour exacts, jusqu'à preuve du contraire.

Mme Agnès Perré, directrice financière France de Sanofi. - Nous ne reconnaissons pas les chiffres que vous citez, étant donné qu'en 2014, Sanofi France comptait 5 019 salariés dans la R&D ; le nombre de postes a été réduit sur dix ans, mais on a perdu au maximum 1 000 postes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Chacun sait ici qu'il y a eu des suppressions d'emplois, c'est très bien documenté et difficile à contester. Les chiffres que je vous cite sont établis par l'OFCE, c'est un organisme sérieux. Les 330 postes supprimés à Vitry-sur-Seine dans la R&D, vous ne pouvez pas les contester non plus. Alors vous allez nous dire qu'il n'y a pas eu de licenciement, aujourd'hui plus aucun PDG ne dit qu'il licencie, c'est plus simple de dire qu'on supprime des emplois... Vous pouvez restructurer, ce n'est pas notre débat du jour, parce que ce dont on parle ici, c'est de ce fait massif : Sanofi reçoit plus d'un milliard d'euros de CIR en dix ans pour soutenir la R&D, mais vous supprimez 3 500 postes dans le même temps - à quoi donc l'argent du CIR a-t-il servi ? Allez-vous nous dire qu'il y aurait eu plus d'emplois supprimés sans lui ? On accompagne Sanofi avec beaucoup d'argent public pour la recherche, on peut en attendre que le nombre d'emplois dans la recherche y progresse, à tout le moins qu'il soit stable ; avec vous, c'est l'inverse, il diminue lourdement : pourquoi ?

M. Charles Wolf. - Nous reviendrons sur ces points par écrit, nous n'avons pas les mêmes chiffres et nous contestons le terme de licenciement. Quand on fait des choix technologiques d'avenir, il faut adapter nos outils industriels et notre R&D, il faut qu'on se transforme - une entreprise, si elle ne se transforme pas, n'a plus d'avenir. Avant que mon collègue Jacques Volckmann ne vous présente nos choix de recherche, je veux souligner que nous utilisons les moyens du CIR à des projets d'avenir, par exemple pour la plateforme d'ARN messager que nous avons installée sur notre site de Marcy-l'Etoile, une plateforme d'excellence mondiale que nous avons décidé d'installer en France et qui, de ce fait, sert la souveraineté sanitaire française. Nous devons moderniser, donc transformer certains sites, parfois en déménager - mais cela ne veut pas dire que nous fermons des sites.

M. Jacques Volckmann, vice-président recherche et développement France de Sanofi. - Vous posez des questions sur l'utilité du CIR et sur l'emploi. À quoi sert le CIR ? Pour Sanofi, il représente environ 100 millions d'euros par an, à rapporter aux 2,5 milliards d'euros que nous dépensons chaque année dans la R&D. Le CIR est un outil d'attractivité et de compétitivité : quand nous avons à choisir la localisation d'un équipement, d'un projet, cet avantage fiscal est l'un des critères qui entrent en ligne de compte. Sanofi a pris un tournant stratégique il y a quelques années en se focalisant sur l'immunologie, parce que nous avions des compétences internes et parce que nous avons pensé qu'il était possible de faire la différence dans ce domaine - qu'il s'agisse de l'oncologie ou des vaccins. Nous avons regardé comment renforcer nos équipes d'immuno-inflammation et on a trouvé qu'on pouvait nous polariser en Allemagne, ou en France, à Vitry-sur-Seine ; nous avons choisi Vitry, parce que nous avions déjà des compétences sur place et parce que nous avions cet avantage du CIR. Même chose pour l'ARN messager : nous avons choisi une implantation à Marcy-L'Étoile alors que nos compétences dans le domaine étaient surtout aux Etats-Unis, où nous avons aussi une plateforme - et ce choix tient pour partie au CIR : il nous a fait passer de quelques dizaines à 250 salariés à Marcy-L'Étoile. Le CIR sert à cela : il aide à choisir les sites français pour la R&D, qui représente le tiers de nos dépenses, c'est considérable.

M. Olivier Rietmann, président. - Rassurez-moi, ce n'est pas seulement le CIR qui vous fait choisir la France - mais aussi le fait que nos chercheurs sont meilleurs et moins chers qu'aux Etats-Unis ?

M. Jacques Volckmann. - Non, bien sûr, le CIR n'est pas le seul critère de choix, mais ce crédit d'impôt fait que nous sommes dans la moyenne européenne pour le coût du chercheur, les Etats-Unis sont deux fois plus chers que nous, à compétences équivalentes. Sans le CIR on serait au niveau de coût des Etats-Unis, c'est donc un élément important. Quels sont les autres critères ? Il y a, d'abord, l'écosystème, la présence des chercheurs, des développeurs, des outils...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de vous interrompre : votre propos est très intéressant, mais il ne répond pas aux deux questions précises que j'ai posées. Vous avez contesté qu'il y ait eu, à Sanofi, des suppressions d'emplois sèches, je vous apporte des éléments chiffrés, nous sommes dans le cadre d'une commission d'enquête, vous avez prêté serment, tout est enregistré : vous contestez mes chiffres, alors je vais aller plus loin. Il y a eu quatre plans sociaux - on appelle cela des plans de sauvegarde de l'emploi, des PSE - chez Sanofi, successivement en 2014, 2019, 2021 et 2024, ils ont conduit non pas à des suppressions de postes avec reclassement, mais à des licenciements secs, dont le dernier annoncé en mars 2024 à Vitry-sur-Seine, pour 330 emplois supprimés dans la R&D. Je ne conteste pas que vous créiez des postes ailleurs, mais le problème, c'est la différence entre les suppressions et les créations, il y a quand même un delta de 3 000 à 3 500 postes en dix ans, alors même que vous avez obtenu plus de 100 millions d'euros de CIR chaque année. Ma première question reste entière : pourquoi tant de postes supprimés, alors que vous avez autant d'aide publique censée soutenir la recherche ? Et ma deuxième question aussi reste entière : est-ce que le CIR finance des projets seulement en interne, ou bien va-t-il aussi à de la sous-traitance, en particulier en Allemagne ?

M. Jacques Volckmann. - Nous contestons le chiffre de 3 000 suppressions d'emplois, parce qu'en 2014, nous avions 5 000 personnes dans la R&D et aujourd'hui environ 4 000, la réduction s'établit donc autour de 1000 postes de chercheurs et développeurs. Plusieurs raisons à cela. La première est une évolution qualitative : les laboratoires qui ont réussi se sont focalisés sur les recherches où ils étaient les plus avancés, c'est le virage que nous avons pris et qui nous a fait arrêter un certain nombre d'activités ou certains domaines de recherche. L'un des plans que vous citez correspond à cela : nous avons arrêté nos activités de recherche en cardiologie en région parisienne, pour nous concentrer sur l'oncologie. La deuxième raison tient à une évolution technologique elle-même : nous sommes désormais capables de faire des choses beaucoup plus rapidement avec des technologies que nous n'avions pas avant et qui nous conduisent à réduire et à changer la nature et la typologie d'un certain nombre de compétences dans nos équipes de recherche. Cela s'est traduit par une réduction du nombre de postes, à travers plusieurs plans que vous avez mentionnés : nous avons diminué nos effectifs d'environ un millier de personnes - mais sans licenciement, je rappelle que nous sommes passés par des départs volontaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pardon mais je vous arrête : les départs volontaires, ça n'existe pas, j'ai été ouvrier et je ne connais personne qui se soit levé le matin en se disant qu'il serait volontaire pour perdre son emploi... Les départs volontaires, c'est de la novlangue, la réalité, c'est qu'on dit aux gens : soit bientôt une charrette dans un plan social au rabais, soit un départ volontaire - mais ce n'est jamais un choix libre, il n'y a pas de départ volontaire, ou bien prouvez-moi le contraire en me présentant des gens qui disent, surtout dans le contexte actuel, être volontaires pour perdre leur emploi...

M. Jacques Volckmann. - Je vous entends, Monsieur le rapporteur. Je tâchais juste de vous expliquer l'évolution des effectifs. Il faut voir que la France représente un tiers de nos effectifs de R&D à l'échelle du monde et que cette proportion est restée stable ces dernières années. Sanofi a réduit ses effectifs globalement, en raison de la focalisation sur ses atouts de recherche et d'apports technologiques, mais cela ne s'est pas fait au détriment de la France, puisque la proportion de la R&D en France est restée la même.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne conteste pas et personne ici ne conteste que vous déployiez des activités de recherche à l'échelle du monde, ce n'est pas l'objet de notre commission d'enquête que d'examiner votre stratégie, mais nous nous préoccupons de l'utilisation des fonds publics. Ce que vous reconnaissez, finalement, c'est que les effectifs de R&D ont diminué à Sanofi, vous ne l'avez pas dit de prime abord - vous le reconnaissez désormais, même si vous contestez notre chiffre de suppressions d'emplois.

Et pour ma deuxième question : est-ce que les 105 à 115 millions de CIR par an sont investis uniquement dans vos laboratoires en France, ou bien aussi chez des sous-traitants ou dans des filiales européennes, dont l'Allemagne ?

M. Charles Wolf. - J'insiste sur cet élément important : nous devons nous transformer pour faire la différence sur des technologies innovantes. Les autorités de santé n'acceptent une innovation que si elle apporte une véritable valeur ajoutée, cela impose de se focaliser et donc de se transformer. Vous connaissez les entreprises, on ne fait pas de telles transformations de gaité de coeur ; quand on décide d'arrêter la R&D sur la partie cardiovasculaire, c'est un choix difficile, mais on le fait pour mieux se recentrer sur l'ARN messager, pour développer une molécule contre la sclérose en plaque. J'étais avec les équipes à Montpellier et à Sisteron, elles ont continué à travailler pendant la crise sanitaire pour développer leur programme et parvenir, je l'espère, à un résultat probant à la fin de cette année. Cette transformation est nécessaire. Nous nous sommes recentrés sur l'immunologie, là où nous pouvons vraiment faire la différence, créer un cercle vertueux où notre innovation pourra être valorisée par les autorités de santé dans le monde entier et nous permettre ensuite de réinvestir - nous sommes très confiants dans notre pipeline, nous avons de très bons candidats thérapeutiques en phase 3, ce que nous n'avions pas il y a quelques années. Cette transformation n'est pas facile, nous en sommes très conscients, mais elle nous place dans une situation bien meilleure que celle qui était la nôtre il y a quelques années.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux l'entendre. Mais on se demande, et chacun de nous se demande, ce qu'il en est en réalité. Parce que si la restructuration dont vous nous parlez était efficace, si vous supprimiez des postes pour vous mettre en position d'être les meilleurs, il y aurait débat ; mais ce que l'on a vu, c'est qu'en plus de supprimer des postes, on a été infichu en France de trouver un vaccin contre le covid pendant la crise sanitaire - vous en avez trouvé un, mais si tardivement que cela ne valait plus la peine. Ce que l'on a vu aussi, c'est qu'alors que l'ARN messager a été découvert en France dans les années 1960, notre champion, Sanofi, qui est dans le top 5 mondial, est passé à côté de ce que cette nouvelle technologie permet, sur le vaccin vous avez été plus lents que les Américains, que les Canadiens, que les Russes - même les Cubains ont réussi à sortir un vaccin avant nous ! Vous savez bien que tout le monde le dit, y compris chez vous en interne : nous, à Sanofi, nous, les Français, nous avons été infichus de trouver un vaccin rapidement - ceci parce que depuis une dizaine d'années, vous n'aviez pas assez investi dans la R&D, alors même que vous aviez été fortement soutenu par les aides publiques pour le faire... Vous avez trouvé un vaccin, mais vous avez dû l'abandonner parce qu'il est venu après les autres, le marché était couvert et donc votre vaccin n'était pas rentable.

M. Charles Wolf. - Nous avons un vaccin contre le Covid à base d'une technologie à protéines recombinantes, extrêmement efficace et bien toléré - oui, nous n'avons pas été les premiers, mais nous avons travaillé sur différentes technologies et nous sommes allés au bout. Ensuite, nous n'avons pas eu d'aide spécifique pour le développement de ce vaccin...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'ai pas dit que vous n'aviez pas trouvé de vaccin, mais que vous l'aviez livré quand le marché était assez couvert, donc vous avez dû l'abandonner. Vous dites que vous n'avez pas eu d'aide spécifique, mais si, vous aviez une aide avec l'Institut Pasteur, et vous étiez fortement soutenus sur la R&D depuis dix ans au moins...

M. Charles Wolf. - A quoi servent les aides ? À intégrer des plateformes d'avenir technologiques, elles nous ont permis d'avoir un portefeuille de développement bien plus riche qu'il y a quelques années.

J'entends votre point sur l'importance d'avoir un retour sur investissement de ces aides. Je pense que nous avons démontré, en termes d'attractivité et de compétitivité, qu'on était capable, avec ces aides, d'attirer en France plus d'un tiers de nos investissements de R&D, plus d'un tiers de nos capacités de production, quand notre territoire ne représente que 3 % du marché pour Sanofi. Ces aides, elles servent la compétitivité de Sanofi, donc à sa capacité de prospérer et d'être un champion français, au bénéfice d'un écosystème de santé plus fort en France.

M. Jacques Volckmann. - Vous posez une très bonne question sur l'efficacité des aides. En pratique, comment les choses se passent-elle ? Grâce aux aides, nous avons un portefeuille en développement qui n'a jamais été aussi fourni. L'an dernier, nous avons démarré sept phases 3, la dernière après les développements cliniques, avant les demandes d'autorisation aux autorités de santé. On a eu six entrées « en clinique », cela ne nous était pas arrivé depuis très longtemps. On a eu 8 résultats positifs. En septembre dernier, nous avons eu en particulier un résultat sur un produit qui s'appelle le tolebrutinib, dans le traitement de la sclérose en plaque, cette molécule entre dans le cerveau pour réduire l'inflammation, ce qui améliore la vie des patients, nous commençons le processus d'enregistrement, pour une mise sur le marché qu'on espère pour la fin de l'année. Or, ce produit, nous l'avons développé en France, à Sisteron, c'est là que nos équipes l'ont trouvé et l'ont développé chimiquement par un procédé qui a, lui aussi, été inventé sur place et y sera produit - et c'est à Montpellier qu'il sera développé en comprimé, en médicament, dans notre centre d'expertise mondiale en galénique. Au moment d'installer ce centre d'excellence nous nous étions interrogés sur sa localisation, nous avions des alternatives. Cette molécule, trouvée et développée en France, illustre la place de notre pays dans la R&D de niveau mondial, les équipes sont très fières de ce résultat. Et cette année, nous projetons d'aller plus loin encore, avec 16 enregistrements devant des autorités de santé...

M. Olivier Rietmann, président. - Excusez-moi, il y a un moment où je n'en peux plus. Vous nous parlez de tout, sauf de ce qui est le sujet de notre commission d'enquête. Vous êtes passés très rapidement sur les chiffres, maintenant vous entrez dans le détail de vos centres de recherche, ce n'est pas notre sujet ; si vous nous parlez de vos plateformes, dites-nous plutôt de combien elles ont été aidées - en CIR, en subventions, c'est cela qui nous intéresse, et, je vous le demande, n'essayez pas de noyer le poisson ! Nous n'en sommes pas à notre première audition d'entreprise, votre équipe a dû regarder comment travaille notre commission d'enquête, ou bien il y a un problème de votre côté ; vous avez donc vu qu'avec le rapporteur, avec nos collègues, nous ne sommes pas là pour nous faire endormir - pardon pour l'expression, mais il y a un moment, il faut se parler vrai.

Nous vous posons des questions sur les aides publiques, sur leur utilisation par votre entreprise, nous voulons établir leur efficience, mais vous n'avez pas passé plus de trente seconde à nous en parler. Pardon, mais vous n'êtes pas devant la commission des affaires économiques, dont je fais d'ailleurs partie, nous ne sommes pas là pour vous entendre sur les aspects techniques de la recherche, encore moins pour vous entendre dire que vous travaillez pour le bienfait de l'humanité et de la France, nous en sommes convaincus - mais nous savons aussi que vous n'êtes pas une oeuvre de bienfaisance, et donc que si vous percevez des aides publiques alors que vous faites aussi des bénéfices importants et que vous versez des dividendes conséquents à vos actionnaires, on peut regarder à quoi sert l'aide publique. Nous voulons voir si chaque centime d'aide publique, que ce soit sous forme de subvention ou d'avantage fiscal, a bien son utilité.

Or, je ne suis pas convaincu par ce que vous nous dites, absolument pas - et je ne crois pas que le rapporteur le soit non plus. Vous touchez 140 millions d'euros d'aides publiques cette année, en particulier 12 millions pour accueillir 1 800 apprentis par exemple. J'aimerais vous entendre sur ces deux derniers chiffres : pourquoi est-ce que Sanofi France va chercher environ 6 000 euros d'aide par apprenti, pour des apprentis qui ne sont pas de niveau CAP ni BEP mais de niveau très qualifié, des apprentis parmi lesquels vous recrutez ensuite des chercheurs ? Sanofi France fait 5,9 milliards de chiffre d'affaires, plusieurs centaines de millions de résultat, mais vous auriez besoin d'une aide de 140 millions d'euros par an : j'aimerais bien savoir pourquoi, précisément - parce que je me demande si cet argent ne serait pas mieux utilisé ailleurs. Nous sommes réunis depuis une heure et nous avons besoin de réponses factuelles, je vous prie de nous répondre précisément.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Effectivement, la seule question à laquelle vous ayez répondu en une heure, c'est sur le parallèle entre l'aide reçue via le CIR et les suppressions d'emplois - vous avez d'abord contesté les suppressions d'emplois, puis vous les avez admises : vous avez touché beaucoup d'aide, et supprimé beaucoup d'emplois.

Ensuite, j'ai plusieurs autres questions, il faut avancer, mes collègues en auront aussi, par exemple sur le Doliprane. Je vous ai déjà posé ma deuxième question : nous avons découvert que le CIR pouvait être utilisé pour des projets sous-traités y compris dans d'autres pays de l'UE, alors nous demandons ce qu'il en est aux PDG qui viennent devant notre commission d'enquête, et je dirais qu'on peut les classer en deux groupes - il y a Google, qui reste dans le flou, et il y a les autres, qui acceptent de répondre ; qu'en est-il pour Sanofi : allez-vous rejoindre Google, ou bien allez-vous répondre précisément à cette question ? Quelle part du CIR utilisez-vous dans des filiales, en particulier en Allemagne ?

M. Charles Wolf. - Nous nous sommes laissés entrainer par notre passion pour la science...

Mme Agnès Perré. - Dans l'assiette du CIR pour 2023, la sous-traitance représente 85 % des dépenses - et sur ce chiffre, moins de 1 % des dépenses exigibles va en dehors de la France, plus précisément en Allemagne, pour 4 millions d'euros.

M. Charles Wolf. - Ces aides sont extrêmement utiles pour la compétitivité. Sans elles, le chercheur en France serait le deuxième plus cher du monde, derrière le chercheur aux États-Unis. Dans les critères de choix, il y a bien sûr les compétences, les relations avec les institutions du pays, mais le coût est un critère très important et quand Sanofi choisit une localisation, nous sommes obligés de choisir le projet le plus compétitif pour notre pérennité à long terme. Cela vaut pour la partie R&D comme pour la partie industrielle. Je propose que Philippe Charreau, notre directeur de l'industrie, vous présente le cas d'une aide à l'investissement pour notre usine à Sisteron, pour développer l'innovation dont je vous ai parlé sur la sclérose en plaques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je propose plutôt d'aller au bout des questions que nous vous posons, ou bien vous allez encore être sujet à votre passion prolixe pour la science... que je partage tout à fait, et chacun ici sait aussi que j'aime parler, mais nous ne sommes pas là pour ça, nous devons avancer et deux questions en une heure, c'est peu. Vous nous dites, donc, que 85 % de votre CIR part à la sous-traitance, et seulement 1 % à l'étranger, donc rien pour votre filière allemande ?

Mme Agnès Perré. - La sous-traitance dans l'assiette du CIR est de 27 millions d'euros, dont 4 millions en Allemagne.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en viens à ma troisième question. Le groupe Sanofi bénéficie, comme l'ensemble des entreprises dont l'activité est intensive en R&D, d'un avantage fiscal qui est appelé IP Box : un taux de 10 % d'impôt sur les sociétés pour les bénéfices issus de certains actifs de propriétés intellectuelles, au lieu des 25 % de l'impôt sur les sociétés. Dans sa revue de dépenses d'avril 2024, l'Inspection générale des finances a souligné que ce dispositif n'a fait l'objet d'aucune évaluation probante et que son coût est particulièrement dynamique - ce n'est pas le seul avantage fiscal à n'être guère évalué... Son coût est estimé à 1,2 milliard d'euros pour l'exercice 2024, alors qu'il était de 475 millions d'euros deux ans plus tôt. Quel est le montant annuel de l'aide perçue par Sanofi au titre de l'IP Box et comment ce montant a-t-il évolué au cours des cinq dernières années ?

M. Olivier Rietmann, président. - J'aimerais que vous évoquiez également les subventions : en avez-vous touché ces dernières années - et pour quels projets ?

M. Charles Wolf. - L'IP Box est un outil de fiscalité spécifique pour les brevets. Plus de la moitié de nos brevets sont localisés en France, c'est une chance, et le mécanisme fiscal de l'IP Box est très important. Il faut le comparer avec ceux des autres pays européens, c'est un mécanisme vertueux, parce qu'il permet d'attirer de la R&D, donc de nouveaux projets.

Mme Agnès Perré. - Dans la chaîne de valeur de l'industrie pharmaceutique, la valeur va au détenteur du brevet. Sur les quatre dernières années, 54 % des brevets de Sanofi ont été déposés en France. Faire de la recherche, c'est bien, mais avoir la propriété de ce qu'on trouve, c'est mieux. Nous faisons la recherche en France et nous y déposons nos brevets - et ça, c'est important dans un contexte très concurrentiel. Nous le faisons parce que les conditions dont on a besoin sont réunies en France : il y a l'incitation à y localiser les dépenses de R&D avec les subventions, il y a les partenariats possibles pour développer des projets, il y a un régime juridique de protection et de défense des brevets fort, et il y a une incitation à la rémunération des brevets, c'est l'IP Box.

L'impôt réduit à 10% est très avantageux, et il est intelligent parce qu'il est assorti de deux conditions : le brevet doit être déposé en France et la recherche réalisée en France - c'est assez vertueux. La recherche dans notre secteur étant très longue, coûteuse et risquée - une sur dix seulement débouche sur un médicament mis sur le marché -, elle nécessite un investissement important. Or, la France ne représente que 3 % du chiffre d'affaires du groupe, 50 % est aux États-Unis ; ce que nous faisons, c'est que nous rapatrions du profit en France, en y localisant des centres de recherche et des usines : 30 % de notre R&D et 30 % de notre production est en France, mais ce que nous produisons en France est exporté à 90 %, nous exportons pour 23 milliards d'euros de chiffre d'affaires - c'est une sorte de boucle vertueuse, qui apporte de la valeur sur le territoire français. Les régimes d'IP Box existent chez nos concurrents : 21 pays de l'UE en disposent, avec des taux allant de 1,75 à 12 %. En fait seule la Slovaquie taxe davantage que nous, à 12 %, nous sommes donc dans la fourchette haute. Nous vous donnerons le détail du calcul, que nous ne voulons pas rendre public du fait du secret fiscal, mais l'IP Box est très important pour notre R&D en France.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci, effectivement, de nous transmettre ce chiffre par écrit. Vous parlez de cercle vertueux, on peut le présenter aussi comme un cercle d'optimisation fiscale, qui n'est pas de l'évasion fiscale, mais qui, comme parlementaire, nous interroge, nous qui faisons la loi fiscale chaque année, il y a de quoi débattre sur les schémas d'optimisation fiscale via les brevets, via les filiales, qui vous concerne à Sanofi et qui dépasse notre commission d'enquête.

La question que je vous ai posée reste entière, elle est politique au sens noble du terme : est-il bien normal qu'une belle entreprise française comme la vôtre, dans le top 5 mondial, qui a de tels résultats, qui verse des dividendes importants, qui rachète ses propres actions pour 5 milliards d'euros, et qui reçoit sur dix ans plus d'un milliard d'euros pour soutenir la R&D - est-il normal qu'une telle entreprise supprime des milliers d'emplois dans la R&D ?

Je vous présente un slide issu de votre entreprise. Je suis « interpellé », comme on dit, par le rachat de vos propres actions, Louis Gallois a parlé d'une « perversion » du système, je ne peux que lui donner raison. Parce que le réel, c'est que, pendant que vous rachetez vos propres actions avec ces milliards, pendant que vous donnez tant de dividende aux actionnaires, vous mettez dehors 330 chercheurs à Vitry, c'est ça, la réalité - et je vous le dis tranquillement, je suis révolté, je pense que quand on est accompagné comme vous l'êtes par de l'argent public, soit on réduit le montant des dividendes, soit on ne licencie pas, soit on réimplante de l'activité pour ne pas perdre de postes : on ne peut pas toucher de l'aide publique, verser des dividendes et licencier. Ou bien cela interroge frontalement l'efficacité de l'aide publique. Et du côté de l'efficacité, pardon de vous le dire crûment, mais vous n'avez pas tant brillé que cela ces dernières années, on l'a vu face au covid-19, votre vaccin est arrivé si tard après les autres, qu'on a dû y renoncer...

M. Philippe Charreau, directeur industriel France. - Nous n'avons pas parlé de toutes les aides, je veux insister sur la partie industrielle. Sanofi compte 14 sites de production en France, ils représentent le tiers de notre empreinte industrielle mondiale et nous y employons 11 000 personnes, c'est le tiers de nos effectifs industriels à l'échelle du groupe tout entier : nous sommes très fiers de cette présence en France, elle tient à l'histoire de Sanofi et nous la perpétuons. Les aides publiques sont très importantes sur le plan industriel ; notre mission industrielle, c'est de continuer à fabriquer des produits matures, ceux qui ont perdu leur brevet depuis fort longtemps, mais dont se servent toujours nos patients et qui ont un enjeu de santé publique, nous devons les fabriquer à des coûts très compétitifs parce qu'on se bat contre les génériques ; notre mission industrielle, c'est aussi de préparer notre outil industriel à ce que sera notre portefeuille de médicaments de demain. Nous investissons jusqu'à 500 millions d'euros par an en France dans notre outil industriel, pour maintenir sa compétitivité sur les portefeuilles de produits matures, mais également pour le portefeuille de demain. Et les aides publiques sont déterminantes dans nos choix industriels quand l'État ou les collectivités soutiennent nos investissements comme notre usine à Sisteron, où nous avons mis 60 millions d'euros...

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous avons posé la question : combien d'aide publique, au total, pour vos investissements ? C'est impressionnant qu'après une heure d'audition, vous ne nous communiquiez toujours pas ce chiffre ! Combien d'aide en tout, sur les cinq dernières années ?

M. Philippe Charreau. - Nous vous communiquerons le total, mais nous voulons vous montrer, par des exemples concrets, à quoi nous utilisons cette aide - parce qu'à vous entendre, on peut avoir le sentiment que nous ne contrôlerions pas les choses, que cette aide se perdrait...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est tout l'inverse, j'ai le sentiment que vous contrôlez très bien les choses, mais que vous avez du mal à accepter qu'on veuille savoir ce qu'il en est...

M. Charles Wolf. - Non, pas du tout, nous sommes disposés à vous communiquer tous les chiffres...

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous les avons demandés, c'est le but de notre commission d'enquête, que de faire le clair sur les aides publiques.

M. Charles Wolf. - Je vous ai donné les chiffres principaux dans mon propos liminaire, sur l'année 2023, que vous prenez pour référence : 108 millions d'euros de CIR, 17,7 millions d'euros de mécénat, 7,4 millions d'euros d'exonération de cotisations et 5 millions d'euros d'aides de Bpifrance, de l'Ademe, des régions et des collectivités territoriales. Nous vous avons répondu sur l'IP Box, Mme Perré va vous communiquer le montant des subventions que nous avons reçues. L'objet pour nous n'est surtout pas de refuser de vous communiquer des chiffres.

M. Olivier Rietmann, président. - Donc sur 500 millions d'euros d'investissement, vous avez reçu 5 millions de subventions ?

M. Philippe Charreau. - Non. Il y a aussi des subventions spécifiques, sur des projets particuliers : par exemple, nous avons reçu 4 millions d'euros de subvention sur une dépense de plus de 40 millions d'euros pour l'usine de Sisteron.

M. Olivier Rietmann, président. - Voyez, votre présentation des choses me pose un problème : M. Wolf nous dit 5 millions d'euros de subvention en tout, mais M. Charreau ajoute qu'il y a 4 millions d'euros pour Sisteron - est-ce que ces montants s'ajoutent ? Combien de subvention à vos investissements, au total ? Nous vous auditionnons depuis plus d'une heure, et on n'y voit toujours pas clair : est-ce que, oui ou non, vous acceptez la transparence des chiffres d'aide publique ?

M. Charles Wolf. - Je vous ai donné le total : 108 millions d'euros de CIR, 17,7 millions de mécénat, 5 millions de subventions et 7,4 millions d'exonérations de cotisation et 12 millions de bonus apprentissage dont nous sommes contents de bénéficier, c'est un niveau standard.

M. Olivier Rietmann, président. - Parlons-en, de ce bonus : est-ce que vous ne pourriez pas vous en passer ? Si demain, vous ne receviez plus ces 12 millions d'euros de bonus apprentissage, est-ce que vous vous passeriez de vos 1 800 apprentis ?

M. Charles Wolf. - Nous aurions un coût additionnel qui nous ferait baisser en compétitivité. Quand on évoque nos résultats de 5 milliards d'euros, ou bien nos dividendes, on parle de Sanofi à l'échelle du monde, ce sont des valeurs qui sont à cette échelle, pas à celle de la France.

M. Olivier Rietmann, président. - Les 1 800 apprentis, eux, sont en France ; les 12 millions d'euros, vous les touchez en France...

M. Charles Wolf. - Nous regarderons les choses de plus près et reviendrons vers vous, je ne sais pas si ce bonus est lié automatiquement au recrutement des apprentis...

M. Olivier Rietmann, président. - Si, il y a un lien direct, environ 6 000 euros par apprenti - et un budget de 21,6 milliards d'euros de soutien à l'apprentissage pour le budget de la Nation. Cette aide va baisser, du reste, ce qui renforce notre intérêt de connaître précisément son efficacité : est-ce que, sans ce bonus, vous auriez quand même 1 800 apprentis à Sanofi France ?

M. Charles Wolf. - Nous en aurions moins. Cependant, il faut mettre les aides publiques en regard de la compétitivité, qui s'évalue par un ensemble de critères : il y a les compétences...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous arrête : tout le monde nous a dit ici que la compétitivité, c'est trop compliqué à évaluer, y compris les administrations, y compris Louis Gallois ; alors si vous avez des critères pour le faire, nous sommes preneurs ! Pas de grandes théories, qui ne donnent rien de tangible, mais du concret : comment, à Sanofi, évaluez-vous votre compétitivité ? Quels sont vos critères ? De quelles études disposez-vous ?

M. Charles Wolf. - La compétitivité s'évalue projet par projet. L'Angleterre a décidé il y a quelques années de réduire ses aides et ses soutiens à l'industrie de santé ; la conséquence, c'est que les études cliniques ont diminué de moitié, de même que les investissements dans l'industrie de santé. Les aides publiques à Sanofi France sont efficaces parce qu'elles soutiennent notre compétitivité et font que nous pouvons maintenir 30 % de notre empreinte de R&D et de production en France.

Jacques Volckmann peut illustrer ce fait par des exemples concrets...

M. Olivier Rietmann, président. - Je préfère que nous passions aux questions de nos collègues.

Mme Martine Berthet. - Avez-vous perçu des subventions dans le cadre de France relance ou de France 2030 ?

M. Olivier Rietmann, président. - Et si oui, combien ?

M. Philippe Charreau. - Oui, mais je ne sais pas combien, nous vous communiquerons ce chiffre ultérieurement...

M. Olivier Rietmann, président. - C'est vrai que vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu'on vous pose des questions sur les subventions que vous recevez...

M. Jacques Volckmann. - Oui, nous avons touché des subventions dans le cadre de partenariats publics privés (PPP). Par exemple pour un projet technologique que nous réalisons avec le Commissariat à l'énergie atomique (CEA), qui s'appelle Calypso : sur un budget de 17 millions d'euros, Bpifrance a mis 8 millions d'euros. Autre exemple, nous avons eu des subventions dans le cadre d'un projet de thérapie génique qui s'appelle WIDGeT - pour Viral Vector Intelligent Design for Gene Therapy - et qui associe l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), parmi d'autres partenaires : sur un montant de 20 millions d'euros, l'État a mis 18 millions d'euros. Ces deux projets-là, nous ne les aurions pas faits sans aide publique, c'est aussi simple que cela.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous citez des cas, on aimerait connaitre le total, savoir combien de projets ont été soutenus, et pour combien - vous nous donnez deux exemples, il y en a peut-être dix, douze, qu'en sait-on ? Vous n'êtes pas venus devant nous pour nous parler de tel ou tel exemple, mais pour nous dire quelle aide vous avez reçue des différents guichets, et l'utilité de cette aide dans vos projets.

M. Jacques Volckmann. - Ces deux projets entrent dans l'enveloppe des 5 millions d'euros de 2023, je les ai présentés pour vous donner des exemples...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Est-ce que Sanofi France utilise du CIR dans ses filiales à l'étranger, au-delà de ce que vous nous avez dit ? Est-ce qu'à l'étranger, y compris en dehors de l'Europe, vos filiales reçoivent un crédit d'impôt équivalent ?

Mme Anne-Sophie Romagny. - Vous dites que les aides vous permettent de soutenir le développement pour garantir la souveraineté sanitaire, en faisant de la recherche en France et en y déposant des brevets. Vous n'avez pas parlé de la fabrication, alors que Sanofi a vendu sa filiale Opella - qui fabrique le Doliprane - à un fonds américain, étant rappelé qu'un fonds français était aussi candidat à la reprise. Est-ce que parmi les 2 200 dispositifs d'aide publique il n'y en n'a pas un qui vous permettrait de conserver en France la production d'un principe actif comme le paracétamol, qui participe de la souveraineté sanitaire ? Je suis assez surprise que toutes ces aides ne vous permettent pas de garder la production sur le sol français, cela m'interroge.

M. Charles Wolf. - Le choix du repreneur d'Opella s'est fait sur un projet de croissance. Opella a des produits matures, des marques, ses métiers ne sont pas ceux vers lesquels s'oriente le nouveau Sanofi, celui de l'innovation, des nouvelles molécules - une fois qu'on optait pour notre virage stratégique, nous n'étions pas en capacité d'accompagner la croissance de deux pôles aussi différents. L'autonomisation d'Opella a été préparée pendant plusieurs années pour assurer un projet de croissance, nous avons pris toutes les garanties pour que le Doliprane soit sécurisé pour les Français - nous avons conservé le siège mondial en France, nous gardons 48 % des parts de la société, nous avons des garanties d'emplois et de production avec la société Seqens, qui produit le principe actif du Doliprane.

Sur la localisation des usines en France, ensuite, je tiens à souligner que Sanofi ne délocalise pas sa production. Nous sommes le premier contributeur à la production industrielle de santé en France et nous ne délocalisons pas ; nous nous transformons, je vous l'ai expliqué, nous nous adaptons, et il y a des cas où nous devons céder un site de production à un repreneur pour lui donner un avenir, mais cela ne signifie pas une délocalisation, notre retrait peut même se traduire, avec un nouveau projet, par plus d'emplois.

M. Philippe Charreau. - Les sites de Compiègne et de Lisieux vont continuer à produire le Doliprane, en achetant le principe actif à Seqens.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Il n'y a pas que le Doliprane, il y a aussi le Maalox et la Lysopaïne, il y a aussi des sites près de Reims, je m'en inquiète.

M. Jacques Volckmann. - Je reviens sur le CIR et la sous-traitance. Oui, on peut utiliser du CIR pour des projets avec de la sous-traitance hors de nos frontières, c'est autorisé, nous l'avons fait, en 2023, pour 4 millions d'euros avec l'Allemagne...

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - Vous considérez qu'une filiale de Sanofi en Allemagne, c'est de la sous-traitance ?

M. Jacques Volckmann. - Oui, nous avons sous-traité à notre site de Francfort, pour un montant de 4 millions d'euros tout en restant dans le cadre du CIR, parce que nous y disposions de la technologie requise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur la question de la souveraineté sanitaire et du Doliprane. Opella était valorisée à 16 milliards d'euros, vous en avez cédé 50 %, pourquoi avoir choisi, entre deux candidats, le fonds américain plutôt que le fonds français ? Combien cette filiale avait-elle touché d'aide publique ? On peut imaginer que quand de l'argent public contribue à valoriser une filiale d'un groupe, surtout une filiale stratégique, il y ait une forme de retour dans le cas où cette filiale soit vendue - Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, nous a dit qu'en cas de retour à bonne fortune, il trouverait normal une forme de retour pour l'État. Est-ce que quand on vend la moitié d'une filiale valorisée à 16 milliards d'euros, il ne devrait pas y avoir un retour pour l'État qui a aidé pendant les dernières années ?

M. Charles Wolf. - Le choix du repreneur s'est fait sur un projet de croissance, il y avait effectivement un autre candidat, une entreprise française avec un financement qatari, mais ce qui était plus intéressant pour Opella avec le fonds américain, c'était la capacité de développement sur le territoire américain, pour un projet de développement à long terme.

Opella avait bénéficié de peu d'aides publiques, nous avions continué d'investir pour y maintenir la production et les emplois - du reste, l'aide du CIR peut aller à des entreprises étrangères, dès lors que la R&D se fait en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez toujours pas trouvé les résultats de Sanofi France sur les cinq dernières années, pour nous les communiquer ?

Mme Agnès Perré. - Nous avions préparé les chiffres que vous demandiez, ceux de 2023, c'est pour cela qu'il y a des décalages entre le montant des subventions pour cette année-là, que nous avons consolidés en prenant en compte Bpifrance et Choose France, donc 5 millions d'euros - et le montant cumulé des subventions aux différents projets dont nous sommes partie prenante, qui est plus important parce que ces projets sont pluriannuels...

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends, mais ce qui m'intéresse, ce sont les chiffres pour les cinq dernières années, c'est plus significatif. Et je suis très étonné que vous ayez des difficultés à nous donner le résultat de Sanofi France.

M. Charles Wolf. - Nous vous le communiquerons.

M. Olivier Rietmann, président. - Pourquoi ne pas nous le donner maintenant : vous ne le voulez pas ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Les chiffres sont publics, ils ne trahissent pas le secret des affaires...

M. Olivier Rietmann, président. - J'aurais bien voulu que vous nous les communiquiez.

M. Charles Wolf. - Je vous ai dit que Sanofi France faisait 1,9 milliard de chiffre d'affaires, mais cela inclut Opella, il faut retirer la partie de notre filiale pour vous communiquer le résultat de Sanofi France - nous le ferons rapidement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous pour la transparence des aides publiques aux grande entreprises ? L'ensemble des PDG que nous avons interrogés nous ont répondu par l'affirmative, dès lors que ces chiffres seraient rendus publics par l'administration dans leur globalité par entreprise, et non projet par projet. Comprenez-vous l'émotion, la colère qu'on ressent quand on voit de grandes entreprises qui touchent beaucoup d'aides publiques, versent les dividendes et licencient la même année - qui plus est, des chercheurs dont nous avons besoin ?

M. Charles Wolf. - Nous sommes pour la transparence avec l'État. Aller au-delà, avec une transparence totale sur internet, je crois que ce n'est pas dans l'intérêt de notre pays, parce que c'est communiquer des données qui peuvent servir à des concurrents pour faire du dumping et donc mettre en danger notre compétitivité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Tout le monde le dit, mais je ne comprends pas pourquoi.

M. Charles Wolf. - Imaginons que nous projetions un investissement massif sur une innovation, et que nous hésitions sur sa localisation. Si la France dit publiquement quelle sera son aide, ne doutez pas que la Chine en profitera pour proposer plus...

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne comprends pas, à mon tour, et vous me faites douter de mes propres convictions libérales... Ne me dites pas que, dans vos choix de localisation, vous ne comparez pas les systèmes d'aides publiques et que vous ne mettez pas les pays en concurrence ! Vous avez même passé votre temps à nous dire que l'aide était décisive, qu'elle rendait notre territoire compétitif, et vous ne nous avez parlé que de cela, comme si, parce que nous sommes des sénateurs, nous ne pouvions pas comprendre autre chose, comme si nous étions par définition hors du coup - j'ai quelque notions du fonctionnement des entreprises et des institutions, aussi bien françaises qu'européennes, je suis président de la délégation aux entreprises...Vous nous dites, donc, localiser votre recherche et vos usines en fonction des aides publiques, mais qu'il ne faut pas le faire savoir au risque de compromettre notre compétitivité et notre souveraineté : je ne peux accepter cet argument. Ne me dites pas que dans votre stratégie, vous n'allez pas vous-mêmes voir les uns et les autres pour obtenir la meilleure offre, en disant bien ce qu'on vous offre ailleurs, pour essayer d'obtenir davantage. Ou alors, je n'y comprends plus rien au monde des affaires...

M. Charles Wolf. - Je regrette que vous ayez cette impression de nous, car nous sommes venus pour vous transmettre notre expérience et éclairer votre commission du mieux que nous pouvons, c'est une chance pour nous de nous exprimer devant vous. Les aides sont très différentes d'un pays à l'autre, et nous disons simplement qu'une transparence totale des montants perçus par projet pourrait être utilisée à mauvais escient.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous vous parlons d'une transparence sur le montant global de l'aide perçue, et non pas pour chacun des projets.

M. Charles Wolf. - Alors d'accord, c'est la présentation par projet qui ferait courir un risque à notre compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - Nous l'avions bien compris, nous ne sommes pas déconnectés du monde de l'entreprise...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aimerais que vous répondiez à ma question sur le lien entre aides publiques, versement de dividendes et licenciements, la même année - ne parlons que du dernier PSE, donc des 330 emplois de chercheurs supprimés à Vitry-sur-Seine.

M. Charles Wolf. - Rapporté à la capitalisation boursière, 140 milliards d'euros, le dividende, à 4 milliards d'euros, est dans la moyenne de l'industrie pharmaceutique, c'est un loyer moyen de l'argent, une rémunération moyenne des actionnaires.

Sur l'emploi, ensuite, nous nous transformons, nous modernisons, et nous avons tenu à garder le même niveau d'emplois en France, en pourcentage de nos activités globales - peu de groupes l'ont fait, en particulier dans la santé. Nous prenons des décisions sur la cession de sites, ce n'est jamais de gaité de coeur, nous faisons ces choix parce qu'on y est obligé pour être compétitif.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Personne ne dit que vous faites ces choix par gaité de coeur, mais c'est toujours la même chose, ceux qui sont impactés, ce sont d'abord les salariés qui perdent leur travail. Je vous repose donc ma question : comprenez-vous l'émotion, la colère provoquées par une entreprise qui verse des dividendes substantiels, rachète de ses actions, touche des aides publiques importantes - et licencie la même année ?

M. Olivier Rietmann, président. - Un PDG nous a dit avoir décidé de ne pas prendre des aides de l'État pendant la crise sanitaire, et même en avoir remboursé pour une filiale, parce que son conseil d'administration avait décidé de maintenir le dividende. Apparemment, vous n'êtes pas dans cette logique, mais qu'en pensez-vous ? Je suis libéral, je sais la place des dividendes, mais ne pensez-vous pas qu'à partir d'un certain niveau, les aides publiques peuvent servir à verser des dividendes ? Ce PDG nous a dit qu'à partir d'un certain niveau de résultats et de dividende, il considérait cohérent de ne pas être aidé, parce que le dividende doit être constitué d'argent gagné par l'entreprise, et pas d'argent public. Quelle est votre position ?

M. Charles Wolf. - Notre dividende est dans la moyenne de l'industrie pharmaceutique, et si nous nous plaçons en dessous, nous serons moins attractifs, donc on attirera moins d'investisseurs et on perdra le cycle d'innovation vertueux qu'on cherche à établir. Je crois que mettre côte à côte le dividende et les aides publiques, c'est un raccourci un peu dangereux.

Le dividende, il se fait sur un résultat qui vient après le paiement des salaires, le paiement des investissements, le paiement des charges, le paiement des sites industriels et des sites de R&D. Les aides, elles viennent en diminution des dépenses pour un investissement donné, pour rendre ce projet attractif, compétitif. Certaines aides ont emporté la décision d'installer l'activité en France - sans elles, le même projet aurait été plus compétitif dans un autre pays. Et nous nous devons de prendre nos décisions par rapport à notre environnement hyper concurrentiel.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être, mais dans une activité on peut avoir des volets plus ou moins rentables et si l'on regarde vos chiffres globalement, on ne peut pas s'empêcher de penser qu'une partie des aides est allée au dividende - d'ailleurs, vous ne gérez pas votre entreprise seulement dossier par dossier et quand vous établissez vos comptes, ils sont agglomérés.

M. Charles Wolf. - Vous posez une question plus conceptuelle sur la répartition de valeur, c'est une question qui se pose effectivement. Cependant, nous sommes dans un environnement compétitif et les actionnaires, eux, regardent le retour sur leur investissement et nos capacités d'investissement pour l'avenir, ils attendent de l'efficience.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour vous, les salariés sont une variable d'ajustement, c'est comme ça, il n'y a rien à faire... On pourrait débattre du montant du dividende, donc de la rémunération du capital, de la place effective de l'investissement, ce n'est pas notre objet. Ce qui nous préoccupe, et face à quoi on ne peut pas rester sans rien faire, c'est de voir que des entreprises touchent des aides publiques importantes, qu'elles ont de bons résultats et versent des dividendes importants, mais qu'elles licencient quand même : on a le sentiment qu'avec ces entreprises, qui ne renoncent à aucune aide, ni à aucune suppression d'emploi, c'est fromage, dessert et digestif - toujours, et que les salariés sont eux aussi toujours la variable d'ajustement.

M. Olivier Rietmann, président. - Je mets un terme à cet échange, nous avons compris que, pour vous, il n'y a pas de relation entre le niveau des dividendes, les licenciements et les aides publiques.

Merci pour votre participation, nous comptons sur votre contribution écrite.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'ArcelorMittal : M. Alain Le Grix de la Salle,
président ; Mme Audrey Gies, directrice fiscale France ;
M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France,
et M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques

(jeudi 27 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants poursuit ces travaux avec l'audition des représentants de la société ArcelorMittal : M. Alain Le Grix de la Salle, président ; Mme Audrey Gies, directrice fiscale France ; M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France ; M. Stéphane Delpeyroux, directeur des affaires publiques.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Madame, messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Gies et MM. Le Grix de la Salle, Chauvet et Delpeyroux prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; et réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre société ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ?

Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Êtes-vous favorables à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire puis notre rapporteur vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Alain Le Grix de la Salle, président d'ArcelorMittal. - Je vous remercie de nous donner l'occasion d'échanger sur l'utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises. Je vais présenter brièvement ArcelorMittal France, puis évoquer nos enjeux et enfin passer en revue les principales données en termes d'aides publiques.

ArcelorMittal est un acteur industriel majeur en France, qui reste un pays clé pour notre groupe. Nous comptons 15 400 salariés en France, soit 25 % des effectifs européens du groupe, une quarantaine de sites de production et de transformation sur l'ensemble du territoire, quatre sites de recherche et développement et un réseau de distribution et de centres de service. En termes d'impact indirect, nous estimons que pour un emploi direct, l'industrie de l'acier génère en moyenne trois emplois indirects, soit plus de 45 000 emplois en France.

Actuellement, nous traversons une crise sans précédent qui met en péril notre avenir. Les principaux facteurs de cette crise sont :

- une baisse constante de la demande en Europe et en France, en moyenne - 20 % sur les cinq dernières années ;

- un coût de l'énergie trop élevé, qui provoque une perte de compétitivité par rapport aux États-Unis et à d'autres pays, dont la Chine. L'Europe souffre d'un manque de compétitivité et doit prendre des mesures pour soutenir son industrie ;

- des surcapacités mondiales de production d'acier, avec une Europe insuffisamment protégée contre les importations. On parle beaucoup de la majoration de 25 % de droits de douane aux États-Unis. Le principal risque concerne les flux d'acier qui étaient importés par les États-Unis et qui vont devoir trouver d'autres débouchés. Comme tous les pays se protègent, l'Europe se trouve très exposée. Nous souffrons déjà d'un volume d'importations extrêmement élevé à bas prix. Ces nouveaux flux vont donc continuer à détruire les marchés français et européen.

Face à ces défis, nous avons demandé le soutien de la Commission européenne pour limiter les importations et rendre plus efficace le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF). Le 19 mars dernier, la Commission européenne a publié son plan pour l'acier et les métaux, qui montre une bonne compréhension de l'urgence de la situation et une volonté de traiter certains problèmes structurels comme la politique d'ajustement commercial, les lacunes du MACF et l'absence de réglementation destinée à stimuler la demande d'acier à faible empreinte carbone. Nous sommes reconnaissants envers les leaders de la Commission européenne pour leur engagement dans la préparation de ce plan, mais il est maintenant crucial de le transformer en actions concrètes et efficaces. Je remercie également la France qui a mobilisé les énergies pour aligner les différentes positions des pays européens et défendre auprès de la Commission le dossier de la sidérurgie.

Pour illustrer l'ampleur de la crise, la production d'acier en Europe a atteint en 2023 son plus bas niveau historique avec 126 millions de tonnes. Entre 2008 et 2024, ce sont 26 millions de tonnes de capacité qui ont été fermées de manière permanente en Europe. En France, la demande d'acier est passée de 8,3 millions de tonnes en 2008 à 4,1 millions de tonnes en 2023, soit une division par deux.

Malgré cette situation difficile, ArcelorMittal a maintenu des effectifs stables en France, avec 15 400 salariés en 2019 et toujours 15 400 collaborateurs cinq ans après. En termes d'investissement, nous avons investi 1,7 milliard d'euros dans nos sites français sur les cinq dernières années, hors grand projet de décarbonation. La France représente en moyenne 25 % des investissements européens du groupe, ce qui souligne notre engagement envers le pays.

Nos projets de décarbonation, qui représentent des investissements considérables, ne sont pas inclus dans ce montant et restent à confirmer. La décision d'engager ces investissements au-delà des études réalisées dépend désormais entièrement des solutions apportées pour résoudre la crise de notre industrie.

Concernant les aides publiques perçues, je vais vous présenter une vue exhaustive du périmètre français d'ArcelorMittal. En 2023, ArcelorMittal a reçu un total d'aides de 298 millions d'euros, dont 195 au titre de l'énergie.

Pour les aides publiques spécifiques à ArcelorMittal et hors régime commun, nous bénéficions des aides liées aux investissements. Sur la décarbonation, ArcelorMittal a obtenu un engagement d'aides publiques de 850 millions d'euros de l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) pour son projet à Dunkerque, représentant un investissement total de près de 1,8 milliard d'euros. Cette aide a fait l'objet d'une autorisation spécifique de la Commission européenne. Je tiens à rectifier certaines informations erronées : à ce jour, ArcelorMittal n'a perçu aucun euro de cette aide. Le projet a été différé, comme nos autres projets en Europe, en raison du manque de visibilité concernant le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) et les mesures de protection relatives au niveau des importations. Le lancement effectif du projet est la condition pour recevoir l'aide de l'État, en fonction des dépenses réelles et conformément au cadre européen.

D'autres projets similaires ont été approuvés en Europe et bénéficient également d'aides publiques. La France se situe dans la moyenne en termes de ratio entre l'aide et le montant des investissements. Sans aide, la décarbonation de notre industrie serait très difficile, car le prix de vente d'une tonne d'acier décarboné ou non est quasiment identique. Les clients n'acceptent pas actuellement de payer plus pour de l'acier décarboné, rendant difficile l'établissement d'un modèle économique viable sans aide.

Pour nos autres investissements industriels hors décarbonation, sur la période couverte par les plans France Relance et France 2030, soit de 2020 à 2024, le total des aides obtenues s'élève à 75 millions d'euros, dont 28 millions d'euros effectivement perçus. Cela représente 5 % des investissements réalisés par ArcelorMittal, ou 2 % si l'on considère uniquement les aides effectivement perçues. En 2023, 4 millions d'euros ont été perçus au titre des aides à l'investissement.

Parmi les 75 millions d'euros d'aides obtenues, les deux plus gros projets accompagnés sont la nouvelle ligne de production d'acier électrique à Mardyck et le four proche de Fos. Le premier correspond à 25 millions d'euros d'aides pour un investissement de 500 millions d'euros, créant 150 emplois hors sous-traitance, et le second à 15 millions d'euros d'aides pour un investissement de 75 millions d'euros, contribuant à réduire de 10 % nos émissions de CO2.

Ces aides ont été obtenues via des appels à projets de France Relance ou France 2030. Les montants sont versés au fur et à mesure de l'avancement des projets, sur présentation de justificatifs de dépenses validés par un cabinet externe.

S'ajoutent à cela des aides aux investissements telles que les aides du Fonds européen de développement régional (Feder), de l'agence de l'eau et des aides locales pour la digitalisation, représentant 10 millions d'euros en 2023 et un total de 22 millions d'euros pour la période 2020-2024.

Concernant les aides liées au régime commun, elles se divisent en trois catégories.

Première catégorie : les aides à la recherche. Elles sont stables depuis dix ans, représentant environ 35 à 40 millions d'euros par an. La France est le premier pays de recherche et développement pour ArcelorMittal, avec la moitié de notre recherche mondiale située en France. Nous comptons 850 chercheurs, chiffre en hausse de 10 % au cours des 10 dernières années, répartis sur quatre sites : Maizières, Le Creusot, Montataire et Fos-sur-Mer. Nos dépenses en R&D en France s'élèvent en moyenne à 150 millions d'euros par an. Le site du Creusot est unique pour les développements en matière de produits pour le nucléaire, l'armement ou le naval, y compris nos sous-marins nucléaires. La recherche d'ArcelorMittal en France est donc étroitement liée à la souveraineté nationale. La majorité des aciers haut de gamme utilisés dans l'automobile dans le monde ont été développés en France. Nos lignes de production bénéficient directement de cette recherche qui nous permet de produire les aciers de demain en maintenant notre avance technologique.

En termes de compétitivité pour la recherche et développement, on s'aperçoit que la France perd du terrain ces dernières années. Cela provient d'une série de modifications du crédit d'impôt recherche (CIR), mais également de décisions des autres pays. Le Royaume-Uni, depuis plusieurs années, muscle son R&D Tax Relief. C'est aussi le cas de l'Espagne qui a créé un crédit d'impôt innovation, un crédit d'impôt recherche et des soutiens régionaux créatifs particulièrement efficaces. Le CIR constitue un dispositif essentiel pour pouvoir maintenir nos compétences et développer nos centres de recherche en France.

Deuxième catégorie : les aides à l'emploi et à la formation. Elles comprennent l'activité partielle de longue durée (APLD) pour 6 millions d'euros en 2023, les allègements de charges pour 41 millions d'euros, et les aides à l'apprentissage et à la formation pour 2 millions d'euros. Ces montants sont à comparer à notre masse salariale de 761 millions d'euros et 432 millions d'euros de cotisations sociales en 2023, soit un total d'environ 1,2 milliard d'euros. Les aides représentent donc moins de 4 % de ce montant.

Dernière catégorie, les aides au titre de l'énergie. En tant qu'entreprise énergo-intensive, nous avons reçu 195 millions d'euros d'aides en 2023. Cela inclut 101 millions d'euros d'exemptions et taux réduits sur les taxes électricité et gaz, 72 millions d'euros de compensation carbone, et environ 22 millions d'euros d'aides d'urgence liées à la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine.

Les exemptions et taux réduits nous aident à compenser le déficit de compétitivité internationale. Elles sont fondées sur la directive européenne de taxation de l'énergie qui autorise ces régimes spécifiques. Dans son plan d'action pour une énergie abordable publié le 26 février, la Commission européenne insiste sur le fait que chaque pays de l'Union européenne a la possibilité d'utiliser les leviers prévus dans cette directive.

Le mécanisme de compensation carbone français est très proche de celui de l'Allemagne, de la Belgique, de la Pologne ou du Luxembourg. Les sites français d'ArcelorMittal reçoivent des montants d'aides équivalents aux autres sites ArcelorMittal situés dans ces pays. La Commission encourage d'ailleurs les États membres à utiliser cette possibilité chaque fois que cela est pertinent. Dans le cadre de son plan d'action pour l'acier, la Commission a déclaré qu'elle allait proposer d'étendre cette possibilité au-delà de 2030.

Sur les 298 millions d'euros d'aides reçues en 2023, 195 millions concernent l'énergie et 103 millions les autres sujets. Ces derniers se répartissent comme suit : 4 millions pour les investissements, 10 millions pour le Fonds européen de développement régional (Feder), 40 millions pour le CIR, 6 millions pour l'APLD, 41 millions pour les allègements de charges et 2 millions pour l'apprentissage.

En conclusion, l'implantation du Groupe ArcelorMittal est le résultat de son histoire, et non d'une recherche des aides les plus importantes. Nos sites sont stratégiquement implantés en fonction des marchés que nous visons.

Concernant nos sous-traitants, il est complexe de fournir des chiffres précis. Néanmoins, en considérant Dunkerque, Fos et leurs satellites, nous collaborons avec environ 80 à 100 sous-traitants classés comme ETI et près de 5 000 PME. Nous n'avons pas connaissance des aides publiques perçues par ces entreprises, ces informations ne nous étant pas accessibles.

Pour ArcelorMittal, les aides publiques jouent un rôle crucial, notamment celles liées à notre décarbonation, essentielles à la réalisation de nos projets actuels.

Permettez-moi de formuler trois suggestions. Premièrement, il est impératif d'améliorer la transparence. Trop de chiffres infondés circulent, nuisant à l'image de l'industrie en France. Notre secteur doit être perçu comme créateur de richesses et d'emplois, voué à prospérer et non à disparaître. Toutes les parties prenantes doivent oeuvrer dans cette direction, et nous sommes favorables à une plus grande transparence.

Deuxièmement, il est nécessaire de clarifier les termes du débat. En préparant cette audition, nous avons tenté de classifier les aides pour plus de clarté. La gouvernance et la structure des aides en France pourraient être optimisées pour une meilleure lisibilité, contribuant ainsi à plus de transparence.

Enfin, l'industrie a besoin de soutien. La préservation de notre industrie, de sa compétitivité et la protection de notre souveraineté sont des enjeux majeurs. Face aux changements structurels importants, l'industrie ne peut agir seule. Une collaboration étroite est indispensable, et l'action de l'État via les aides publiques est essentielle.

Je vous remercie de votre attention et nous sommes à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Olivier Rietmann, président. - Je tiens à vous remercier sincèrement, ainsi que votre équipe, pour votre transparence dans la présentation des différentes aides et des points que vous avez abordés en conclusion. Je constate que vous avez répondu de manière détaillée et étayée à toutes les questions posées dans le propos liminaire. En tant que président de la commission d'enquête, je vous en suis reconnaissant. C'est crucial pour nous d'avoir une vision claire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour. Votre présentation contraste avec l'audition d'hier, où nous avons eu du mal à obtenir des réponses claires à des questions simples. Vous avez, pour votre part, répondu à presque toutes nos interrogations, ce qui démontre l'importance de la transparence que vous avez évoquée. En effet, de nombreuses rumeurs circulent, mentionnant parfois des montants astronomiques qui soulèvent des questions.

En tant que rapporteur et sénateur communiste, je m'attache à défendre l'emploi et l'industrie, tout en mettant en parallèle le niveau des dividendes, la question des aides publiques et parfois des licenciements. La transparence est essentielle pour établir une base commune de discussion et engager un débat constructif. Votre effort de clarté, à l'instar d'autres PDG que nous avons auditionnés, est à souligner. Vous êtes allé directement au coeur du sujet, ce qui nous permet de vous poser quelques questions supplémentaires.

Ma première question peut sembler surprenante, mais elle est fondamentale. Je sais que vous avez été auditionné par la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, mais pas encore par celle du Sénat. Nous aurons sans doute l'occasion de nous revoir.

Pensez-vous qu'il y ait un avenir pour l'acier en Europe, et particulièrement en France ? Quelle est votre vision pour les cinq à dix prochaines années, notamment en tenant compte de la position de votre actionnaire ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Nous croyons fermement à l'avenir de l'acier en Europe. Il faut distinguer deux aspects, d'une part les hauts fourneaux et la décarbonation, d'autre part les lignes de finissage. Concernant l'amont et les phases à chaud, ArcelorMittal exploite actuellement 11 hauts fourneaux en Europe, contre 22 il y a environ 12 ans. En France, nous avons trois hauts fourneaux en activité : deux à Dunkerque et un à Fos.

Je pense que la Commission européenne, avec le soutien de la France, a bien saisi les enjeux auxquels nous sommes confrontés. Nous espérons que les mesures qui seront annoncées dans le cadre du plan acier nous donneront la visibilité nécessaire pour lancer nos investissements. Nous n'avons pas le choix : actuellement, pour une tonne d'acier vendue en Europe, environ 10 % du prix de vente correspond à une pénalité CO2. En 2030, ce chiffre atteindra 25 %. La décarbonation est donc inévitable.

Nous attendons les décisions de la Commission européenne concernant le MACF et la protection du marché européen. Il faut comprendre que nous évoluons dans un environnement marqué par des surcapacités mondiales colossales, de l'ordre de 500 à 600 millions de tonnes, soit environ quatre fois la consommation européenne. De nombreux pays, comme les États-Unis, protègent leur marché. L'Europe doit en faire autant, non seulement pour l'acier, mais aussi pour tous nos clients. C'est un problème général.

Si la Commission européenne prend les décisions que nous attendons, nous sommes optimistes. Je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas d'avenir pour la sidérurgie en Europe au niveau des phases à chaud. Dans ce contexte, un groupe comme ArcelorMittal sera en mesure de lancer ses plans de décarbonation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour cette réponse qui touche au coeur de la question de l'utilisation des aides publiques. Je tiens à préciser que, bien que chaque commissaire ait sa liberté de pensée et de parole, je pense qu'aucun sénateur ne s'opposerait à l'accompagnement des entreprises, au maintien de l'emploi, et à la transition écologique et énergétique, y compris la décarbonation de notre industrie.

Cependant, la question centrale reste l'utilisation efficace de l'argent public. Chaque euro dépensé doit être bien employé. Vous croyez en l'avenir de votre secteur, qui représente 15 000 emplois directs et 45 000 emplois indirects. Nous voulons vous accompagner, mais nous devons nous assurer de la réussite de ces investissements et de votre engagement.

Vous avez raison de souligner que, sur les 850 millions d'euros destinés à vous aider à décarboner, notamment le site de Dunkerque, vous n'avez pas encore reçu de fonds. En effet, tant que le premier euro n'est pas décaissé de votre côté, aucun argent public n'est versé. Cependant, ce retard devient préoccupant. Plus le temps passe, plus le site, qui a déjà accumulé du retard, se trouve en difficulté.

Vous venez vous-mêmes de reconnaître que plus nous tarderons, plus cela nous pénalisera, jusqu'à atteindre un coût insupportable. Les salariés, voyant l'investissement retardé, s'interrogent légitimement : « L'actionnaire a-t-il l'intention de délocaliser, peut-être de rapatrier une partie en Inde, où il y a déjà deux sites ? » Des fonds publics importants seront mobilisables, car850 millions, ce n'est pas négligeable, c'est environ 45 % du projet. C'est d'autant plus significatif que vous menez des projets de décarbonation ailleurs, notamment au Brésil. Ce ne sont pas uniquement des projets de rénovation comme à Fos, mais de véritables initiatives de décarbonation. Pouvez-vous nous assurer de votre engagement et de votre volonté de mener à bien ce projet de décarbonation et de maintenir les deux hauts-fourneaux à Dunkerque ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je tiens tout d'abord à souligner que nous comprenons parfaitement les préoccupations des équipes sur les sites. ArcelorMittal est un groupe mondial qui investit dans des zones à forte croissance, avec une stratégie claire ciblant le Brésil, les États-Unis et l'Inde. Notre stratégie en Europe est également très claire : l'Europe est une zone clé de notre activité, représentant environ 45 % de notre chiffre d'affaires et 50 % de nos volumes. Nous croyons en l'Europe, et notre priorité est d'y réussir notre décarbonation, ce qui n'est pas le cas dans d'autres régions du monde.

Le groupe a décidé de réaliser des investissements de maintenance, soit 250 millions d'euros à Dunkerque et environ 50 millions à Fos. Ces investissements, prévus de longue date, s'inscrivent dans un planning de rénovation de nos hauts-fourneaux pour assurer la transition vers nos plans de décarbonation. Nous avons communiqué cela en toute transparence au personnel.

Il est vrai qu'aujourd'hui, les équipes s'interrogent car elles ne voient pas arriver la décision d'investissement. Nous expliquons qu'il n'y a pas de remise en cause de la stratégie d'ArcelorMittal en matière de décarbonation. Nous disons que pour lancer nos plans de décarbonation, nous avons besoin de visibilité sur l'environnement dans lequel nous opérerons demain. Nous parlons de milliards d'euros : avec onze hauts-fourneaux en activité à décarboner, ce n'est pas anodin. Il n'y a donc pas de remise en cause de notre stratégie, mais nous avons besoin de visibilité à long terme.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'entends votre position, mais comprenez aussi les interrogations de vos salariés, des élus nationaux et régionaux qui ont à coeur les sites industriels et l'emploi. Vous avez rappelé les investissements de 250 millions à Dunkerque et 50 millions à Fos pour la remise à niveau, qui ont déjà beaucoup tardé. De fait, plus on retarde les investissements, plus l'outil industriel en pâtit. Vous mentionnez maintenant une deuxième vague d'investissements nécessaires pour la décarbonation, bénéfique pour la planète et l'outil industriel. Avez-vous une visibilité sur ce point ?

Concernant le contexte de compétitivité internationale, vous avez évoqué la compétition avec les États-Unis et les droits de douane, alors qu'habituellement, c'est la Chine qui est citée. Nous savons que la Chine oriente en grande partie sa production vers son marché intérieur. La compétition aujourd'hui est aussi avec l'Inde, le pays de votre principal actionnaire, avec des risques de rapatriement.

Quelle est la durée prévue de vos réflexions ? Quelques semaines, quelques mois ou plus ? Ce n'est pas la même chose de dire que vous prendrez la décision dans six mois, trois ans, six ans ou dix ans. La question de la compétitivité internationale dans le contexte actuel, avec une guerre commerciale qui risque de s'intensifier avec la réélection de Donald Trump, et la Chine qui continuera à investir massivement avec des outils industriels de haut niveau et des bas salaires, ne va pas changer dans les cinq prochaines années. À un moment donné, il faudra prendre une décision !

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage votre vision qu'une entreprise est fondamentalement créée pour générer de la richesse. Tout doit être fait pour qu'elle puisse créer cette richesse, payer des salaires, assumer les cotisations. Je rêve d'un pays où toutes les entreprises soient prospères, payent beaucoup d'impôts et de cotisations, offrent de bons salaires, permettant ainsi la mise en place de politiques publiques efficaces. N'oublions pas que 90 % de l'argent finançant ces politiques provient de la richesse produite par les entreprises.

Cependant, pour que les entreprises puissent investir et répondre aux exigences de la transition écologique, notamment la décarbonation qui nécessite d'importants investissements, elles doivent être rentables. Sans bénéfices, il n'y a pas d'investissements.

Dans un souci d'efficience des aides publiques, est-il suffisant de simplement mettre de l'argent sur la table ? Vous avez prévu 1,8 milliard d'investissements pour ce grand chantier, avec un accompagnement de 850 millions d'euros, combinant des fonds français et européens, y compris du Feder. Mais il faut aussi que la politique globale et les décisions politiques plus larges accompagnent ces soutiens financiers.

Vous avez évoqué la nécessité de décisions politiques fortes au niveau européen pour protéger les entreprises produisant de l'acier, comme ArcelorMittal. Mais il y a peut-être aussi, comme nous en avons brièvement discuté avec Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, un besoin de simplifier les procédures administratives pour faciliter la réalisation des travaux. TotalEnergies nous explique que les autorisations administratives pour les travaux prennent quatre ans en France, mais beaucoup moins ailleurs.

Ces décisions politiques, tant au niveau européen pour la protection que français pour la législation et les autorisations administratives, font-elles partie de ce qui va vous permettre d'accélérer ou de repousser encore la décision d'investissement ? Verser des aides publiques et avoir la volonté de le faire sans vous accompagner par des décisions politiques appropriées pose un problème.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Sur la visibilité de nos plans, le fait d'avoir décalé nos décisions d'investissement ne signifie pas que nous avons cessé de travailler. En 2024, à Dunkerque, nous avons continué à préparer tous nos plans d'investissement et à faire beaucoup de travail préparatoire pour être prêts le jour où nous prendrons notre décision. Nous avons également travaillé en 2024 avec EDF et nos partenaires. Les plans sont donc prêts.

Concernant les délais, nous pensons que la Commission européenne va annoncer des décisions dans les mois à venir. Notre objectif est de pouvoir annoncer nos premières décisions d'investissement en France durant le troisième trimestre. Nous parlons donc de mois, pas d'années.

Quant aux décisions politiques, en matière de décarbonation pour la partie industrielle de la sidérurgie, nous avons une méthode de travail transparente et efficace avec les services de l'État français. Le problème principal n'est pas nécessairement le besoin de simplification mais la vitesse de décision en Europe. C'est pourquoi j'ai souligné le travail remarquable effectué par la France pour aligner les autres pays européens et transmettre un message unifié à la Commission européenne.

Notre difficulté réside dans un problème de timing. Il existe un décalage temporel entre l'industrie et l'Europe. Dans notre collaboration avec le gouvernement français, nous nous comprenons mutuellement, nous partageons nos points de vue, même si nous ne sommes pas toujours d'accord. Nous expliquons nos problèmes, le gouvernement écoute et, s'il est d'accord, il agit pour faire pression et faire entendre la voix de la France auprès de la Commission européenne. Notre préoccupation actuelle est donc la lenteur des prises de décision en Europe, surtout en comparaison avec d'autres pays comme les États-Unis, où les décisions sont prises beaucoup plus rapidement en cas d'urgence.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est un point crucial car, même si nous mettons des sommes considérables sur la table, si nous n'accompagnons pas cela de décisions politiques appropriées, que ce soit au niveau français ou européen, cela affecte l'efficacité de l'utilisation des fonds publics. Nous gaspillons l'argent public si nous ne l'accompagnons pas de décisions politiques adéquates.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous êtes un groupe financièrement solide, avec un endettement très faible, environ 5 %, comparé à vos concurrents qui sont plutôt autour de 15 %. Corrigez-moi si je me trompe sur les chiffres. Vous disposez de 17,6 milliards d'euros de fonds propres, ce qui témoigne de votre solidité. Depuis le rachat par Mittal, vous avez réalisé environ 50 milliards d'euros de bénéfices, ce qui est considérable.

Vous nous avez expliqué que vous prendrez la décision de décarboner votre site de Dunkerque ou non avant la fin de l'année. Cependant, la délocalisation des fonctions support, dans le contexte que je viens de décrire, soulève des questions. Je n'ai pas mentionné les dividendes ni les rachats d'actions qui s'élèvent à plusieurs milliards d'euros, environ 12 milliards depuis 2021, ce qui est assez conséquent. Louis Gallois a d'ailleurs parlé de « perversion du système » sur ce sujet lors de son audition.

Vous avez pris une décision purement financière concernant les fonctions support. La délocalisation en Inde ne concerne pas l'industrie propre ou la compétitivité. Compte tenu des chiffres que j'ai cités, auxquels s'ajoutent les aides publiques, pourquoi avez-vous pris cette décision ? Les deux sites concernés, Denain et Reims, représentent 135 emplois. Cette décision concernant les fonctions support semble être purement financière. Pouvons-nous en débattre ?

M. Alain Le Grix de la salle. - Comme je l'ai expliqué, nous sommes dans une situation très critique en Europe en termes de résultats. Nous cherchons toutes les mesures possibles pour améliorer notre performance dans un marché qui s'est complètement effondré depuis début 2024 en raison des importations. Pour être transparent, lorsque nous vendons une tonne d'acier aujourd'hui, nous sommes pratiquement au prix de revient à cause de la pression des importations.

Les fonctions support, qui incluent la finance, les ressources humaines, les technologies de l'information, la supply chain et toutes les fonctions transversales non industrielles, sont actuellement disséminées sur 245 sites différents en Europe. Notre objectif n'est pas simplement de transférer certaines fonctions, c'est un processus que nous avons déjà entamé il y a quelques années en transférant une partie de ces fonctions en Pologne. Nous continuons ce mouvement en transférant ces fonctions en Inde pour optimiser et rationaliser les processus.

Nous avons commencé à échanger avec nos partenaires sociaux au niveau européen sur ce projet. Il se déroule progressivement et nous n'avons pas encore la quantification exacte du nombre de personnes qui seront impactées au niveau européen. Lors de notre dernière réunion le 13 mars, nous avons estimé que cela concernerait entre 1100 et 600 personnes. Au fur et à mesure que les groupes de travail avanceront, nous pourrons déterminer l'impact précis par pays et par site. Nous sommes actuellement dans ce processus et nous échangeons tous les mois avec les partenaires sociaux sur ce projet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous parlez d'optimisation mais il s'agit en réalité de rentabilité financière.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je préfère ne pas utiliser les termes de rentabilité financière. Nous évoluons sur un marché extrêmement concurrentiel où les résultats se sont considérablement dégradés. Dans un tel contexte, pour pouvoir continuer à investir et maintenir un minimum de résultats nécessaires à l'investissement, nous explorons toutes les pistes possibles. C'est une réalité à laquelle toutes les entreprises sont confrontées.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous pouvons discuter et débattre de la question industrielle, je le répète. Cependant, dans votre propos introductif, vous avez affirmé qu'ArcelorMittal ne choisissait pas ses investissements uniquement en fonction des avantages fiscaux, mais plutôt en fonction de la proximité avec ses clients. Une entreprise est un tout, comprenant l'industrie mais aussi les fonctions support, les emplois de bureau, l'informatique, les RH, la direction financière. Toutes ces composantes font partie intégrante de l'entreprise.

Par conséquent, ces fonctions support devraient également être au plus près des clients. La délocalisation en Inde ne se fait que pour une raison : la rentabilité financière, puisque le modèle social y est bien moins développé qu'au sein de l'Union européenne, et encore moins qu'en France

C'est un choix que vous pouvez assumer, un choix d'optimisation financière qui concerne entre 1100 et 1600 salariés en France et en Europe.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Lorsqu'on gère une entreprise et qu'on constate une augmentation exponentielle des coûts, notamment due à une baisse des volumes liée à la diminution de la demande, il est nécessaire d'examiner le coût des fonctions support pour maintenir la compétitivité. C'est une démarche normale pour tout entrepreneur face à une situation de chute constante de la demande. Quand les volumes diminuent drastiquement alors que l'emploi reste stable, il faut envisager des solutions pour ne pas mettre l'entreprise en danger. C'est précisément ce que nous avons fait, et c'est l'objet du projet actuellement en discussion.

M. Olivier Rietmann, président. - Je comprends la position du rapporteur mais je souhaite apporter un point de vue différent. Plutôt que de parler d'optimisation financière, ce qui peut sembler péjoratif, je préfère évoquer une optimisation des dépenses structurelles. Dans le contexte actuel de concurrence internationale intense, où le prix de la tonne d'acier est similaire qu'il soit produit de manière vertueuse ou non, il est nécessaire de chercher des optimisations partout. Certes, la délocalisation en Inde soulève des questions sur les conditions sociales et de rémunération, mais il faut comprendre que face à 245 sites différents comportant des fonctions support, une optimisation est nécessaire. Je comprends la réflexion du rapporteur, mais je ne partage pas entièrement son opinion sur ce sujet.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis passionné par ce débat contradictoire et de bonne tenue. Il est normal que nous ne soyons pas toujours d'accord, l'essentiel étant de pouvoir en discuter.

Je reviens sur vos propos introductifs concernant les aides publiques et le coût social. Il me semble qu'il y a une contradiction entre ces propos et la décision de délocalisation. Une entreprise comprend certes des métiers support et des métiers industriels, mais l'expérience montre que la délocalisation commence souvent par les métiers support avant de toucher les métiers industriels. De plus, la délocalisation en Inde, chez l'actionnaire, soulève des questions sur le modèle social, avec des conditions de travail que personne ici ne défendrait. Concernant les deux sites que j'ai mentionnés, pouvez-vous nous donner plus d'informations sur ces 133 salariés et la fermeture de ces deux sites ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Nous avons actuellement quatre plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) : un à Denain et à Reims dans les centres de service, un sur la division construction, et deux plans sur la distribution, pour un total de 150 personnes. Parallèlement, 300 postes sont ouverts au recrutement. À Denain et à Reims, des discussions sont en cours avec les partenaires sociaux.

M. Bertrand Chauvet, directeur de la coordination RH France. - Nous avons signé des accords unanimes avec les partenaires sociaux, malgré un dialogue social parfois exigeant et compliqué. Nous avons obtenu un accord unanime avec les quatre syndicats représentatifs dans les centres de service et avec les trois syndicats sur la distribution. Concernant Denain, il est important de préciser que le site a perdu 50 % de ses volumes. Si les résultats ont été positifs l'année dernière, c'est uniquement dû à un transfert d'activité ponctuel à la suite d'une panne à Saint-Nazaire. Cette situation ne reflète pas la réalité du site. Par ailleurs, à Fos, à la suite de l'arrêt du haut-fourneau, nous gérons une réduction de 308 emplois sans PSE, par un plan de mobilité interne, également en accord avec les partenaires sociaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question concerne l'APLD de 6 millions d'euros. Vous avez choisi de ne pas recourir au chômage collectif mais au chômage individuel. Est-ce que vous utilisez des intérimaires tout en ayant recours au chômage partiel, comme le font d'autres groupes ?

M. Bertrand Chauvet. - Nous avons toujours des intérimaires, mais leur nombre a diminué de 35 % par rapport à 2023. Actuellement, le taux d'intérimaires est d'environ 5 %, tandis que le taux d'absentéisme est de 4,5 %. L'intérim est donc maintenu dans une proportion correspondant à l'absentéisme. Nous ne pratiquons pas de fermetures une semaine par mois, mais plutôt des fermetures de postes spécifiques. C'est ce qui justifie le maintien d'un certain taux d'intérim, mais il n'y a pas de recours à l'intérim pour accroissement temporaire d'activité.

Je précise que le recours à l'APLD représente 4 millions d'euros par an en moyenne sur les quatre dernières années.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous allez bénéficier d'une aide à l'investissement de 850 millions d'euros dans le cadre d'un investissement total d'environ 1,8 milliard. Nous avons récemment discuté lors d'une audition de ce qu'on appelle le retour à bonne fortune.

Actuellement, l'industrie sidérurgique traverse une période difficile en France et en Europe. Vous avez indiqué que la taxe carbone représentait aujourd'hui 10 % du prix d'une tonne d'acier et qu'elle atteindra 25 % en 2030. Les investissements que vous réalisez visent également à améliorer vos marges, à réduire l'impact de cette taxe carbone et à retrouver une meilleure santé financière.

Est-il pertinent d'envisager que ces aides publiques accordées pour des investissements majeurs soient assorties d'une clause de retour à bonne fortune ? Cette clause stipulerait que si ces travaux de décarbonation vous permettent de retrouver une meilleure situation financière et de générer à nouveau de véritables marges commerciales, une partie de ces aides pourrait être remboursée, à l'instar d'une avance remboursable.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Cette clause existe déjà dans le contrat avec l'Ademe, assortie d'une garantie bancaire. L'aide est calculée en fonction de la rentabilité du projet et de ses résultats effectifs. Si le projet s'avère plus rentable que prévu, une partie de l'aide devra être restituée.

M. Olivier Rietmann, président. - Quel est le pourcentage de l'aide susceptible d'être remboursé ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Toute l'aide peut être remboursée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien payez-vous d'impôt sur les sociétés (IS) ?

Mme Audrey Giès, directrice fiscale France. - Nous payons principalement deux types d'impôts : les impôts de production (taxes foncières, cotisation foncière des entreprises, cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, contribution sociale de solidarité des sociétés) et l'impôt sur les sociétés (IS). Sur une période de plus de dix ans, nous avons payé un milliard d'euros d'impôts de production. Concernant l'IS, nous en payons lorsque nous réalisons des bénéfices. L'industrie sidérurgique étant cyclique, nous sommes généralement bénéficiaires deux années, puis déficitaires les deux années suivantes. Sur la même période, nous avons payé près de 190 millions d'euros d'IS.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela représente donc environ 19 millions d'euros en moyenne par an.

Mme Audrey Giès. - Je tiens à préciser que sur la même période, nos pertes fiscales se sont élevées à 1,8 milliard d'euros.

M. Olivier Rietmann, président. - Le mécanisme des pertes reportables d'une année sur l'autre explique que même lors des années bénéficiaires, le report des déficits antérieurs peut réduire l'impôt dû. C'est pourquoi il est pertinent d'avoir une vision sur dix ans, montrant que vous avez payé presque 200 millions d'euros d'impôt sur les sociétés sur cette période.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour que nous disposions d'un panorama complet, pouvez-vous nous donner les chiffres sur dix ans concernant les dividendes versés et les rachats d'actions ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Pour ArcelorMittal au niveau mondial les dividendes se sont élevés en moyenne à 200 millions de dollars par an sur les dix dernières années.

Mme Audrey Giès. - La France n'est pas concernée par les rachats d'actions.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sur dix ans, les dividendes représentent donc 2 milliards de dollars au niveau mondial.

M. Alain Le Grix de la Salle. - Il est important de préciser qu'ArcelorMittal France n'est pas un groupe mondial avec des filiales à l'étranger. Nous faisons partie d'un groupe mondial dont la France est une filiale.

Les 200 millions de dollars de dividendes doivent être considérés par rapport au résultat global du groupe. Il est intéressant de noter la stabilité du dividende, quelles que soient les circonstances. Au cours des dix dernières années, il y a eu trois années sans versement de dividendes. Si vous examinez les dividendes année par année, vous constaterez une légère hausse cette année par rapport à l'année précédente.

Mme Anne-Sophie Romagny. - Je rejoins les propos du président et du rapporteur sur la qualité de cette audition. Je vous en remercie sincèrement.

Vous avez évoqué un transfert d'activité d'un site à l'autre, qui a artificiellement augmenté la production à Dunkerque. L'inverse s'est produit à Reims, où le départ de l'outil de production a entraîné une baisse d'activité, permettant ensuite d'affirmer que le site de Reims n'était plus performant ni rentable. C'est ce qui nous a été rapporté lors des nombreux échanges en sous-préfecture avec les différents partenaires à la suite de l'annonce de la fermeture du site de Reims.

Je tiens également à préciser que le dialogue social a été extrêmement difficile. Vous avez mentionné que le dialogue social pouvait parfois être compliqué, mais nous avons appris la fermeture du site ArcelorMittal par voie de presse, ce qui n'a pas été particulièrement agréable, tant pour les parlementaires que pour les élus locaux.

Il est très intéressant que nous puissions avoir de la transparence sur les aides, replacées dans le contexte international et concurrentiel. Cependant, lorsqu'il y a des fermetures de sites et que l'on entend parler de montants importants d'aides publiques, je pense que l'apaisement du dialogue social doit être une priorité. Si nous voulons éviter de créer une fracture dans notre population et une dichotomie entre ceux qui comprennent la nécessité des aides et ceux qui voient des emplois supprimés, nous devons réussir à trouver un apaisement dans le dialogue social.

L'issue a été positive concernant le PSE comme vous l'avez mentionné, mais je pense que le chemin a été long et difficile et je le regrette. Des postes ont été proposés en Pologne à des personnes qui ont fait leur vie à Reims et qui n'ont pas nécessairement l'âge ou la possibilité de partir à l'étranger.

Mme Antoinette Guhl. - Je suis sénatrice de Paris, originaire de Moselle et plus précisément de Hayange. Votre entreprise a possédé les hauts fourneaux de cette ville pendant des décennies avant de partir il y a environ dix ans, laissant derrière elle de nombreuses personnes sans emploi. Cette sortie ne peut être qualifiée de propre au vu de la souffrance humaine engendrée, malgré la présentation que vous en faites ici. Chaque délocalisation de vos usines en Asie entraîne des difficultés considérables pour les foyers concernés.

Mes parents habitent toujours à Hayange, et de la fenêtre de ma chambre d'enfant, je vois encore les hauts fourneaux, quinze ans après votre départ. J'apprends aujourd'hui que non seulement vous ne dépolluez pas le site, mais que vous vendez les hectares où sont installés les hauts fourneaux pour un demi-million d'euros à une entreprise au capital modeste, ce qui soulève des inquiétudes. De plus, vous n'assurez ni le démantèlement des hauts fourneaux, ni la remise en état, ni la dépollution du site.

Pour un département que vous avez sinistré par votre départ, même si vous n'aviez peut-être pas d'autres options, il me semble que vous avez une responsabilité dans la remise en état du site, voire dans sa réindustrialisation.

Mme Anne-Sophie Romagny. - J'ai la même interrogation pour le site de Reims.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour votre transparence et les chiffres que vous nous avez communiqués, tant sur le plan financier que sur les effectifs et les moyens humains. Je suis sénateur des Ardennes depuis 2007, un département également marqué par l'histoire industrielle, notamment dans le domaine de la forge et de la fonderie, avec malheureusement des usines qui ont fermé.

Je souhaite aborder un sujet qui n'a pas encore été évoqué mais qui me semble important : le transport et l'acheminement. Je suis un fervent défenseur du transport ferroviaire et je sais que vous y êtes attaché, notamment pour les trains complets. Dans les Ardennes, à Mouzon, vous êtes le seul chargeur à utiliser 15 kilomètres de voies ferrées pour trois ou quatre trains par semaine.

En Lozère, à Saint-Chély-d'Apcher, vous êtes également le seul chargeur sur la ligne ferroviaire allant de Neussargues à Béziers. Vous privilégiez le transport ferroviaire, ce qui est important car les routes sont déjà surchargées de camions. Je suppose que ces transports ferroviaires sont à votre charge et que vous ne percevez pas d'aides publiques pour cela.

J'aimerais avoir votre sentiment sur l'importance de privilégier le transport ferroviaire par rapport au transport routier.

M. Olivier Rietmann, président. - Je rappelle que la commission d'enquête porte sur les aides publiques versées aux grandes entreprises. J'aimerais que nous restions concentrés sur ce thème, même si je comprends que certains d'entre vous ont leurs sujets de prédilection. Si les représentants d'ArcelorMittal sont présents aujourd'hui, c'est bien pour discuter des aides publiques versées aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je partage les remarques de notre collègue Antoinette Guhl. Concernant le site de Fos-sur-Mer, une mise en examen a eu lieu il y a quelques jours pour mise en danger d'autrui. Vous avez mentionné des aides publiques mais n'avez pas encore communiqué officiellement à ce sujet. Pouvez-vous nous en dire un mot ?

M. Alain Le Grix de la Salle. - Je vais commencer par la situation de Fos. Premièrement, nous coopérons pleinement et en toute transparence avec les autorités. Deuxièmement, nous contestons fermement les accusations. Je tiens à souligner que nous avons investi 735 millions d'euros sur ce site depuis 2014, dont environ un tiers concerne des investissements en environnement, santé et sécurité. Ces domaines sont une priorité absolue pour nous, sans aucune discussion possible. Je ne commenterai pas davantage cette mise en examen, s'agissant d'une procédure en cours.

Concernant l'annonce par voie de presse, je reconnais que nous devons améliorer notre communication avec les élus. J'ai rencontré une situation similaire dans une autre région. J'en prends la responsabilité et nous allons travailler à améliorer cet aspect.

Pour Hayange, je découvre la situation. Toute fermeture a des conséquences humaines importantes. Quand je pense à ce qui se passe à Denain et à Reims, sites que je connais personnellement pour avoir dirigé la distribution chez ArcelorMittal il y a quelques années, je suis conscient que chaque décision de ce type a un impact énorme, qu'il s'agisse de dix ou de cent personnes. En tant que groupe, nous essayons toujours d'en tenir compte et de faire tout notre possible pour limiter les conséquences humaines, car ce sont toujours des drames pour les familles et les individus. Nous considérons que nous sommes responsables. Concernant le cas spécifique de Hayange, je dois examiner la situation. Je prends note du problème et je reviendrai vers vous.

Quant à la question des transports, nous sommes effectivement le premier client de la SNCF. Les exemples de Saint-Chély-d'Apcher et de Mouzon illustrent bien l'importance d'ArcelorMittal en France. J'ai récemment calculé qu'il est impossible de parcourir 50 ou 80 kilomètres en France sans croiser une enseigne d'ArcelorMittal. C'est une très bonne suggestion d'examiner la possibilité d'aides dans le domaine des transports. Il est en effet difficile de supporter la totalité des coûts de transport. C'est un sujet qui concerne non seulement l'industrie sidérurgique mais aussi de nombreux autres secteurs. Face aux enjeux environnementaux et à l'augmentation du trafic routier en France, c'est un sujet critique sur lequel il faut se pencher.

M. Olivier Rietmann, président. - La décarbonation des transports routiers peut également passer par des accompagnements financiers. J'espère que nous verrons bientôt des camions à hydrogène en grand nombre dans le transport routier.

Je vous remercie pour votre disponibilité et votre réponse à notre invitation - bien que ce soit administrativement une convocation - à comparaître devant cette commission d'enquête. Tout s'est très bien déroulé avec vos équipes, qui ont manifesté une réelle volonté de coopérer avec la commission.

Je vous remercie pour la préparation minutieuse de cette audition et pour les informations précises que vous nous avez fournies, ce qui nous a permis d'explorer d'autres sujets.

Si vous souhaitez nous envoyer par écrit des compléments d'information sur les questions transmises par notre équipe administrative, ils seront les bienvenus.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de la Direction générale des entreprises :
M. Thomas Courbe, directeur général ;
M. Benjamin Nefussi, sous-directeur de la prospective, des études
et de l'évaluation économique ;
M. Robin Baron, conseiller auprès du directeur général ;
Mme Élodie Morival, secrétaire générale adjointe

(jeudi 27 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, après avoir entendu les représentants de la direction générale du Trésor et de la DGFIP il y a deux semaines, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de la direction générale des entreprises, puisque nous accueillons son directeur général, M. Thomas Courbe, ainsi que M. Benjamin Nefussi, sous-directeur de la prospective, des études et de l'évaluation économique, et M. Robin Baron, conseiller auprès du directeur général, et Mme Élodie Morival, secrétaire générale adjointe.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Je ne pourrai pas assister à l'intégralité de l'audition et serai remplacé par notre collègue Solanges Nadille, vice-présidente de la commission d'enquête. Je vous prie de m'en excuser.

Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Thomas Courbe, directeur général des entreprises. - Je représente l'État au Conseil d'administration du groupe La Poste et du groupe Renault, mais cela ne constitue pas un lien d'intérêt.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Courbe, Nefussi et Baron et Mme Morival prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre afin de connaître précisément les missions et le fonctionnement de la direction générale des entreprises, car elle joue un rôle essentiel en matière d'aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les catégories d'aides gérées directement ou indirectement par votre direction ? Pouvez-vous présenter succinctement le plan France relance, le plan d'investissement France 2030, le volet européen des financements de projets industriels et l'évolution du crédit impôt recherche (CIR) ? Quelles sont les mesures actuelles et à venir relatives à la transparence des aides, je pense notamment aux aides de minimis et à celles couvertes par le règlement général d'exemption par catégorie ?

Quel est le rôle de votre direction dans les restructurations d'entreprises ?Quels sont les éléments de conditionnalité mis en place dans le cadre des contrats d'aide publique ?

Enfin, quelle est votre doctrine en matière d'évaluation des aides ?

Nous vous proposons d'organiser l'audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à nos interrogations dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Thomas Courbe. - En propos liminaire, je rappellerai brièvement les trois grandes catégories d'aides aux entreprises : les dépenses budgétaires, généralement octroyées sous forme de subventions ou d'avances remboursables ; les avantages fiscaux ; les allègements de cotisations sociales.

Ces catégories peuvent correspondre soit à des mesures générales s'appliquant à toutes les entreprises, qui ne sont pas considérées comme des aides d'État au sens européen, soit à des mesures spécifiques ciblées, considérées comme des aides d'État.

En termes de montant, les estimations de l'Inspection générale des finances (IGF) et de France Stratégie convergent vers un niveau d'environ 150 milliards d'euros. Pour l'année 2022, l'IGF estime à 154 milliards d'euros le montant total.

Les 88 milliards d'euros d'aides octroyées par l'État aux entreprises sont répartis de la manière suivante : 36 milliards de dépenses fiscales, 28 milliards de dépenses budgétaires, 7 milliards de compensations de dépenses sociales, et 15 milliards d'aides pour des crises ponctuelles (crise énergétique et Covid), le reste correspondant aux exonérations générales de cotisations sociales

Ces chiffres sont cohérents avec l'estimation de France Stratégie de 152,8 milliards d'euros pour l'année 2019.

La Direction générale des entreprises (DGE) est en charge d'aides budgétaires pour un montant d'environ 3 à 4 milliards d'euros, répartis sur plusieurs programmes, dont la compensation carbone pour les industries électro-intensives soumises à la concurrence internationale, les subventions au groupe La Poste dans le cadre du service universel postal, le plan France Très Haut Débit et enfin des aides liées aux crises à Mayotte et en Nouvelle-Calédonie.

Nous sommes également impliqués dans le plan France 2030 et l'étions dans le plan France Relance, bien que nous ne gérions pas directement les crédits. Nous contribuons à l'orientation de ces aides dans le cadre de la gouvernance mise en place.

Nous suivons aussi attentivement certaines mesures fiscales liées au soutien à la R&D et à l'innovation, telles que le crédit d'impôt recherche (CIR), les tarifs réduits d'accises d'électricité, ou le récent crédit d'impôt industrie verte, mis en place dans le cadre de la loi relative à l'industrie verte, qui permet de soutenir l'installation en France de capacités de production des technologies nécessaires à la transition écologique.

Concernant la conditionnalité, nous distinguons deux catégories de finalités des aides : d'une part, les aides de crise, visant à aider les entreprises à faire face à un choc exogène comme les aides Covid, les aides énergie, les aides en Nouvelle-Calédonie ou à Mayotte, d'autre part, les aides de développement économique, cherchant à inciter ou permettre aux entreprises d'investir en R&D ou dans des capacités de production, comme une partie importante du plan France 2030.

La sélectivité et le choix des entreprises bénéficiaires sont déterminés en fonction de l'objectif de l'aide.

En ce qui concerne la conditionnalité des aides d'État, nous appliquons les règles européennes qui encadrent leur octroi. Ces règles prévoient notamment la démonstration d'une défaillance de marché et fixent des limites sur l'intensité et le montant des aides. Pour les aides individuelles liées à des projets d'investissement, nous mettons en place une conditionnalité de réalisation. Cela implique une contractualisation de l'aide avec des jalons de réalisation et des paiements associés. Nous assurons un suivi tout au long de la vie du projet et des ajustements sont possibles.

Certaines aides, comme celles accordées dans les zones d'aide à finalité régionale, incluent des clauses anti-délocalisation intra-UE et des obligations de maintien de l'emploi. Pour les aides dépassant 50 millions d'euros, nous intégrons une clause de retour à meilleure fortune permettant de récupérer tout ou partie de l'aide si la rentabilité du projet s'avère supérieure aux prévisions initiales. Cette clause s'applique sur une période de trois à cinq ans après la réalisation du projet.

Pour les projets de décarbonation, la période de vérification peut s'étendre jusqu'à 15 ou 20 ans, avec la possibilité d'un remboursement de l'aide si les résultats dépassent les prévisions. Nous pouvons également inclure une clause de récupération liée à la performance environnementale du projet.

Concernant l'évaluation, nous distinguons deux catégories. Pour les aides dont nous sommes responsables budgétairement, nous menons nos propres évaluations. Par exemple, nous avons évalué le fonds de solidarité utilisé pendant la crise du Covid-19, qui a montré que ces aides n'ont pas entraîné de distorsions globales. Pour les autres aides, nous nous appuyons sur les évaluations réalisées par divers organismes tels que l'IGF, l'Insee, France Stratégie, ainsi que sur les évaluations de la Cour des comptes.

En matière de transparence, le principal outil est le module de transparence des octrois (TAM), un site public qui répertorie toutes les aides d'État versées aux entreprises, y compris les aides fiscales spécifiques. Pour ces dernières, afin de préserver le secret fiscal, nous indiquons des fourchettes plutôt que des montants précis. Ce système concerne les aides supérieures à 100 000 euros. Pour une transparence complète, il faudrait y ajouter les aides fiscales issues de dispositifs transversaux couvertes par le secret fiscal et les exonérations de cotisations sociales.

Nous produisons également un rapport annuel sur les aides d'État versées aux entreprises, qui est transmis à la Commission européenne. À partir du 1er janvier 2026, nous allons compléter ces outils avec un dispositif national de transparence pour les aides de minimis d'un montant maximum de 300 000 euros sur trois ans.

Concernant France Relance et France 2030, nous avons été particulièrement impliqués dans le volet industriel. Dans le cadre de France Relance, nous avons mis en oeuvre des programmes de relocalisation de produits critiques, de soutien aux sous-traitants des secteurs aéronautique et automobile, et initié des actions de décarbonation de l'industrie. France 2030 a poursuivi certaines de ces actions, notamment la relocalisation de la production de médicaments critiques, et lancé de nouvelles initiatives dans des secteurs jugés stratégiques comme l'espace, la santé, les matériaux critiques et l'automobile.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie. La parole est à notre rapporteur.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour vos propos introductifs. Je reviendrai sur la transparence et la conditionnalité des aides, qui nous préoccupent particulièrement.

Concernant France 2030, bien que vous ne soyez pas directement responsable du décaissement, votre implication dans la gouvernance nous intéresse. Sur les 54 milliards d'euros initialement annoncés, 15 milliards restent à engager et font l'objet de coupes budgétaires successives. Nous constatons que l'hydrogène, qui était une priorité, semble relégué au second plan, tandis que l'intelligence artificielle, qui n'était pas initialement un axe majeur, se voit allouer 5 milliards d'euros sur les reliquats.

Quel bilan préliminaire tirez-vous de ce programme ? Sur les 40 milliards d'euros engagés, pouvez-vous nous indiquer combien de personnes travaillent sur le contrôle de ces projets, étant donné leur importance et leur ampleur ?

M. Thomas Courbe. - Concernant le bilan de France 2030, je souhaite d'abord mentionner le rapport positif réalisé à mi-parcours par le Comité de surveillance des investissements d'avenir (CSIA), alors présidé par Patricia Barbizet.

Vous avez évoqué deux sujets initialement inclus dans le plan, dont l'ordre de priorité a été modifié en cours de déploiement. Il est normal et nécessaire d'adapter les priorités du plan en fonction de l'évolution des marchés.

Prenons l'exemple de l'hydrogène. Lors de la conception de France 2030, les estimations mondiales du marché de l'hydrogène, tant pour la mobilité que pour la décarbonation de l'industrie, étaient très importantes. De nombreux pays avaient fait des évaluations similaires. Cependant, les perspectives de ce marché se sont réduites pour plusieurs raisons. D'une part, les avancées technologiques ont été moins performantes que prévu. D'autre part, l'augmentation des prix de l'électricité en Europe a considérablement impacté la rentabilité de l'hydrogène, rendant ce moyen de décarbonation plus onéreux qu'anticipé. Face à cette réalité du marché, nous avons adapté notre stratégie en réduisant nos investissements dans ce domaine.

À l'inverse, nous avons augmenté les moyens dédiés à l'intelligence artificielle (IA), notamment l'IA générative, qui n'était pas anticipées en 2021 lors de la conception de France 2030. Cette technologie présente un intérêt économique majeur, particulièrement pour la productivité et la compétitivité des entreprises, y compris les plus petites.

Cette capacité d'adaptation aux réussites variables des innovations soutenues est cruciale et doit être maintenue pour la suite du déploiement du plan. Au-delà du rapport du Comité de surveillance des investissements d'avenir, le plan a permis de soutenir un grand nombre d'acteurs innovants dans chaque verticale, notamment des start-up et des petites entreprises récentes. C'était l'une des priorités du plan, avec une concentration importante sur les technologies liées à la transition écologique. Le plan a apporté des résultats concrets dans divers domaines tels que l'aviation électrique, l'espace, les mini-lanceurs, les semi-conducteurs et la santé. Le programme « Première Usine » accompagne spécifiquement les entreprises récentes dans l'installation de leur première unité de production en France.

Par ailleurs, France 2030 a également permis de financer de très grandes usines dans les domaines clés de la politique industrielle européenne, comme les batteries ou l'hydrogène avec la production d'électrolyseurs ou de composants de la mobilité hydrogène. Ces investissements, qu'ils soient en R&D ou en industrialisation, créent des capacités de production et des emplois, positionnant l'appareil productif français sur les marchés d'avenir. Il est important de noter qu'au moins 50 % des crédits participent à la transition écologique.

Concernant les effectifs dédiés à ce plan au sein de la DGE, ils sont impliqués dans la définition des projets, la rédaction des appels à projets et le suivi de leur exécution. Ce suivi, réalisé en collaboration avec le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et des opérateurs comme Bpifrance et l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), assure que la réalisation des projets est conforme aux contrats d'aide conclus. En cas d'évolution d'un projet, l'aide est ajustée en conséquence. Nous les estimons entre 30 et 50 équivalents temps plein (ETP). Nous vous fournirons une évaluation plus précise par écrit.

Enfin, il est important de noter qu'une partie des 39 milliards d'euros de crédits de France 2030 a été allouée à la recherche, notamment à la recherche publique. Nous contribuons à cette partie, mais de manière plus indirecte. Ce qui relève davantage de nos responsabilités principales concerne les entreprises, quelle que soit leur taille, qui réalisent les projets que j'ai présentés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Combien de dossiers suivez-vous ?

M. Thomas Courbe. -Depuis le lancement de France 2030, environ 3 000 projets d'entreprises ont été financés. Les équipes de la DGE ont été impliquées à des degrés divers sur chacun de ces projets. Évidemment, l'intensité de notre implication varie selon l'ampleur du projet. Par exemple, pour une grande usine de batteries dans les Hauts-de-France, notre engagement est beaucoup plus important que pour un projet plus restreint d'une start-up. Nous avons donc participé, en moyenne, à la définition et au contrôle de l'exécution d'environ 3 000 projets d'entreprises.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Bien que ce ne soit pas le seul indicateur, car pour les start-up, on peut accompagner dix projets dont seulement deux aboutiront, pouvez-vous nous donner une idée de l'efficacité du programme ? Sur les 39 milliards, combien de projets n'ont pas été créés ? Vous parlez de 3 000 projets accompagnés, mais combien n'ont pas vu le jour ? Cette information pourrait nous aider à évaluer l'efficacité du programme, même si ce n'est pas le seul critère à prendre en compte.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ajoute qu'il serait intéressant d'avoir une évaluation de la richesse supplémentaire créée par ces subventions, tant en termes d'emplois que de valeur économique.

M. Benjamin Nefussi, sous-directeur de la prospective, des études et de l'évaluation économique de la DGE. - Je peux vous donner quelques éléments d'évaluation issus du rapport intermédiaire du CSIA, publié à l'été 2023. Selon leurs estimations, l'impact sur la richesse et l'activité économique se situe entre 40 et 80 milliards d'euros. On peut donc retenir une moyenne d'environ 60 milliards. Il faut noter qu'il y a une certaine incertitude dans ces évaluations, compte tenu de la difficulté à mesurer précisément l'impact économique.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, on parle de 50 à 60 milliards d'euros de richesse supplémentaire qui n'aurait pas été créée sans France 2030.

M. Benjamin Nefussi. - C'est un effet additionnel d'activité lié à cet investissement.

M. Thomas Courbe. - Il faut prendre en compte un effet temporel. Les 39 milliards d'euros représentent la situation actuelle. Le rapport a été réalisé à l'été 2023, et à ce moment-là, le montant engagé était inférieur à ces 39 milliards.

M. Benjamin Nefussi. - Au moment de la publication du rapport, environ 20 milliards d'euros avaient été engagés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je retiens que l'investissement de 20 milliards d'euros a généré environ 50 milliards d'euros de richesse supplémentaire.

M. Benjamin Nefussi. - En termes de création d'emplois, l'estimation est également incertaine, mais elle se situe entre 300 000 et 600 000 emplois.

M. Olivier Rietmann, président. - Pouvez-vous nous donner plus de détails sur la méthode d'évaluation ? Vous comprenez que des fourchettes aussi larges, entre 50 et 80 milliards d'euros de richesse créée et entre 300 000 et 600 000 emplois, suggèrent que la méthode d'évaluation n'est pas très précise.

M. Benjamin Nefussi. - Le CSIA s'est appuyé sur un modèle développé par la société européenne d'économie (Seureco-Erasme), dont vous pouvez trouver le détail de la méthodologie. L'incertitude est principalement liée à l'effet additionnel, à l'effet de bouclage et d'impulsion de la dépense. Tout dépend en grande partie de la dimension d'innovation de ce qui est financé par France 2030.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, nous ne sommes pas sur du concret, sur un reporting de ce qui a été créé dossier par dossier, mais sur des méthodes d'évaluation théoriques.

M. Benjamin Nefussi. - Il s'agit en effet d'une évaluation ex ante qui intègre un bouclage macroéconomique. Nous prenons en compte non seulement les effets directs de la dépense, mais aussi les effets induits en termes de génération d'emplois et de consommation. C'est une évaluation qui se base sur ce que nous prévoyons en termes de chronique de décaissement et d'impact pour l'économie dans son ensemble.

M. Olivier Rietmann, président. - Serait-il possible de trouver une méthode qui vous permette de faire des remontées projet par projet, pour mesurer concrètement la production de richesse dans les cas où les projets sont réalisés ? Pourrions-nous demander aux bénéficiaires de l'argent public de nous faire remonter ce que cet argent a généré en termes de création d'emplois et de richesse supplémentaire ? Cela permettrait de comparer vos méthodes d'évaluation avec ce qui se passe réellement sur le terrain.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous fais entièrement confiance, mais la confiance n'exclut pas le contrôle.

Je viens de consulter le site du ministère du Travail, et leurs chiffres sont moins ambitieux. Pour 2024, ils parlent de 40 000 emplois directs créés ou maintenus. Ce n'est pas exactement de la création directe, et le terme a changé pour devenir « créés ou préservés ». C'est loin des 300 000 à 600 000 emplois prévus. Depuis le début, l'administration nous dit que l'évaluation de la compétitivité et de la création d'emplois est complexe, et que beaucoup de choses ne peuvent pas être évaluées. Je pense qu'il faut que nous nous donnions des critères précis.

Nous avons besoin d'une méthode claire : demander aux entreprises soutenues, projet par projet, combien d'employés elles avaient, si, sans cette aide, elles auraient délocalisé ou arrêté une partie de leurs activités, ou au contraire si leurs effectifs sont passés de 300 à 350.

Nous avons l'impression que les chiffres sont donnés de manière un peu approximative, à des fins de communication. Quand on entre dans le détail, c'est plus complexe. Nous avons déjà vécu une situation similaire avec le CICE, où on nous avait promis un million d'emplois. À la fin, on parlait de 100 000 emplois créés ou maintenus, loin du million promis. Le père du CICE est même venu ici dire que ce n'était pas pour l'emploi, mais pour la compétitivité, qui ne s'évalue pas.

Je ne formule aucune critique, cependant, il est essentiel de dire la vérité et d'éviter les promesses exagérées, telles que l'annonce d'un investissement de 39 milliards d'euros pour créer 600 000 emplois.

La situation est complexe, notamment en ce qui concerne les projets ambitieux de start-up, dont certains ne fonctionneront pas. Il faut se demander s'il est nécessaire de saupoudrer ou s'il convient de recentrer les efforts, ce qui soulève un débat politique et industriel important. Cependant, la première préoccupation reste la perte d'emplois, avec 300 plans de licenciement et 300 000 emplois supprimés ou menacés. Cette situation a un coût humain et financier pour la collectivité.

Quant aux investissements, si l'on injecte 39 milliards d'euros pour en récupérer 40, le bilan n'est pas si bon. Il est nécessaire de revoir nos méthodes de travail. Par exemple, certains résultats ne sont pas évaluables immédiatement. Il faudrait se fixer un horizon de cinq ans avec un objectif clair, comme 300 000 emplois, sans préciser s'ils sont créés ou maintenus. L'évaluation se ferait ensuite. Actuellement, on a l'impression d'être dans de la communication, car dans cinq ans, la réalité sera probablement très éloignée des chiffres annoncés. Il faut arrêter de se bercer d'illusions.

M. Olivier Rietmann, président. - Il est impératif pour nous, parlementaires, de prendre des décisions éclairées, notamment lors du vote du projet de loi de finances. Nous devons déterminer si nous maintenons le système de soutien et de financement public aux entreprises afin de favoriser l'emploi. Les fonds alloués ne sont pas virtuels ; ils proviennent des impôts payés par les entreprises et les citoyens.

Nous devons éviter d'évaluer théoriquement des versements d'argent bien réels. Dès la mise en place d'un dispositif, il est nécessaire de définir des objectifs clairs et mesurables, avec une évaluation basée sur des résultats tangibles. Par exemple, après quatre, cinq ou six ans, nous devons être capables de comparer les résultats obtenus aux objectifs initiaux : si nous avions prévu de créer 20 000 emplois et que nous en avons généré 30 000 ou seulement 5 000, ou si nous avions anticipé une augmentation de 10 milliards d'euros de richesse et que nous atteignons 18 milliards. Ces données factuelles doivent nous guider dans la décision de poursuivre ou de mettre fin au dispositif. Il est essentiel de se concentrer sur des éléments concrets plutôt que de baser nos évaluations sur des estimations.

M. Benjamin Nefussi. - En ce qui concerne l'évaluation, il est essentiel de bien saisir sa définition. L'évaluation consiste à comparer les observations avec une situation contrefactuelle, c'est-à-dire ce qui se serait produit sans la mesure en question. Par exemple, lorsque nous mentionnons deux points de PIB et 300 000 emplois supplémentaires, cela se réfère à un scénario où le plan de relance n'aurait pas été mis en oeuvre. Cette approche nécessite de définir une trajectoire contrefactuelle.

Les données du ministère du Travail reflètent l'évolution réelle de l'emploi, influencée par l'ensemble de la conjoncture économique, y compris le plan France Relance. Notre analyse indique que sans ce plan, nous aurions perdu 260 000 emplois au lieu d'en gagner 40 000. L'évaluation spécifique de France 2030 repose sur des méthodologies discutées et pondérées, intégrant diverses hypothèses de croissance. Ce travail, détaillé dans le rapport du CSIA, estime que le plan génère trois points de PIB et 300 000 emplois supplémentaires par rapport à un scénario sans intervention. Il est crucial de comprendre que cette évaluation est théorique et abstraite, car elle compare la réalité à une situation hypothétique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour vérifier l'absence d'effet d'aubaine, il faudrait comparer dix entreprises bénéficiaires du dispositif à dix entreprises non bénéficiaires.

M. Benjamin Nefussi. - Nous avons effectué deux types d'évaluations : macro-économiques et micro-économiques. L'évaluation micro-économique correspond exactement à ce que vous décrivez : nous comparons des entreprises ayant bénéficié de l'aide à des entreprises similaires n'en ayant pas bénéficié. Cette approche s'appuie sur des données concrètes.

Notre méthodologie d'évaluation est diversifiée. Nous utilisons des analyses macro-économiques, des études micro-économiques par dispositif, et des entretiens qualitatifs pour avoir une vision complète. Il est important de noter que ces évaluations prennent du temps. Actuellement, en 2025, nous travaillons avec les données de 2022, qui sont les plus récentes et les plus fiables.

Pour un programme comme France 2030, lancé récemment, il est encore trop tôt pour voir des résultats concrets dans une analyse micro-économique. Il faut du temps pour que les effets se matérialisent et que les données remontent. Par exemple, pour évaluer les impacts en 2024, nous n'aurons les données qu'en 2026-2027.

Nous sommes actuellement bien positionnés pour évaluer France Relance 2020, car nous disposons maintenant des données appropriées. Nous avons notamment réalisé un travail sur le fonds de solidarité. Il est crucial de trouver un équilibre entre le temps nécessaire pour une évaluation approfondie et les besoins d'information plus immédiats du monde politique et industriel.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour le plan France 2030, vérifiez-vous si les entreprises qui touchent une aide publique licencient ? Est-ce un critère qui conditionne le versement de l'aide ?

M. Thomas Combe- Concernant les aides de France 2030, il s'agit d'aides individuelles attribuées au cas par cas, selon un cahier des charges public auquel de nombreuses entreprises ont répondu. L'analyse de conformité est effectuée par rapport à ce cahier des charges. En général, il n'y a pas de critère spécifique excluant une entreprise de l'éligibilité si elle est en train de procéder à des licenciements.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La France remplit ses obligations en matière de transparence des aides. L'article 10 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, dispose que toute administration accordant des subventions au-dessus d'un certain seuil doit en assurer la transparence. Est-ce effectivement le cas aujourd'hui ? Existe-t-il d'autres normes de droit interne en matière de transparence ? Le gouvernement a-t-il récemment engagé une réflexion pour améliorer la transparence des aides ?

M. Thomas Combe. - Actuellement, la transparence des subventions accordées aux entreprises est principalement assurée par le tableau TAM européen. Il permet de visualiser les aides individuelles accordées à chaque entreprise par l'État ou les collectivités territoriales. À partir du 1er janvier 2026, il sera complété par le tableau des aides de minimis, qui traitera des aides de moindre importance.

Avec ces deux tableaux, nous aurons une vue d'ensemble des subventions individuelles versées aux entreprises, avec certaines limitations liées au secret fiscal. Pour le tableau TAM, par exemple, nous utilisons des fourchettes plutôt que des montants précis

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces informations sont-elles disponibles entreprise par entreprise et projet par projet ?

M. Thomas Combe. - Si vous recherchez une entreprise spécifique dans ce tableau, particulièrement pour une grande entreprise, vous trouverez un nombre important de projets subventionnés. Il est important de noter que ces données ne concernent pas le crédit d'impôt recherche (CIR) ou les exonérations de cotisations, mais uniquement les subventions directes pour des projets spécifiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela ne représente donc qu'une infime partie des aides.

M. Thomas Combe. - Vous avez raison. Il s'agit principalement des aides budgétaires, comme je l'ai mentionné en introduction. Cela peut également inclure certaines aides fiscales, pas les aides fiscales générales comme le CIR, mais des aides fiscales correspondant à des régimes spécifiques, dans la mesure où ce sont des aides d'État.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous favorable à une plus grande transparence, en considérant une définition plus large des aides, comme l'a suggéré l'IGF, incluant les dépenses fiscales et les exonérations de cotisations, pour un montant estimé entre 150 et 170 milliards d'euros ? Êtes-vous pour la transparence des fonds publics ? Il est intéressant de noter que tous les PDG que nous avons auditionnés, à l'exception de celui de Google, se sont montrés favorables à la transparence. En revanche, l'administration semble plus réticente, invoquant le secret des affaires et le secret fiscal.

Lors de l'audition d'ArcelorMittal, nous avons obtenu des informations détaillées sur les dispositifs d'aide et leurs montants sur les dix dernières années. Pourquoi y a-t-il cette réticence de l'administration alors que les entreprises elles-mêmes semblent prêtes à plus de transparence ?

M. Thomas Combe. - La transparence des aides individuelles, qui relèvent plus particulièrement de notre compétence, existe déjà pour les aides d'État. Toutes les subventions individuelles octroyées aux entreprises, y compris les aides de crise, sont déclarées et rendues publiques dans le tableau européen TAM.

Pour aller plus loin, par exemple en incluant le montant du CIR par entreprise, nous sommes confrontés à la question du secret fiscal. L'entreprise peut décider de lever ce secret, mais la loi actuelle ne permet pas de rendre ces informations publiques sans son consentement.

Je pense que la transparence est aujourd'hui suffisante. Vous avez évoqué les grands groupes et les aides qu'ils ont reçues. Au-delà du tableau de reporting obligatoire, une communication publique est généralement faite au moment de l'octroi des aides, mentionnant l'aide et le projet, notamment pour les plus grands projets. Par exemple, pour ArcelorMittal, le contrat d'aide signé en janvier 2024 a été rendu public, même si l'aide n'a pas encore été décaissée car l'investissement n'est pas encore engagé. Pour ce champ des aides, je ne pense pas que nous puissions améliorer de manière très significative la transparence actuelle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vais prendre l'exemple de Sanofi, dont l'audition était publique. Sur dix ans, ils ont bénéficié d'un milliard d'euros de CIR, ce qu'ils n'ont pas contesté puisque le montant se situe entre 105 et 115 millions par an. Dans le même temps, 3 500 postes ont été supprimés. Ils ont d'abord contesté ce chiffre, puis admis 1 000 suppressions. Quatre plans de sauvegarde de l'emploi (PSE) ont été mis en place, dont le dernier est en cours. Je maintiens donc mon estimation de 3 500 postes supprimés.

Cette information me semble d'intérêt général. L'argent public est alloué pour la recherche, mais nous apprenons qu'elle n'est pas nécessairement réalisée en France, ni même au sein de l'entreprise, pouvant être sous-traitée dans l'Union européenne.

Je propose que les parlementaires disposent d'une évaluation précise du CIR sur ces questions et que ces informations soient rendues publiques. La question centrale est la suivante : de l'argent public est accordé à une entreprise pour soutenir la recherche, mais cette même entreprise procède à des licenciements. Si elle le faisait avec ses propres fonds, le débat serait différent. Mais lorsque cela implique de l'argent public, cette information a une portée d'intérêt public.

- Présidence de Mme Solanges Nadille, vice-présidente

Mme Solanges Nadille présidente. - Pour les parlementaires, c'est un gage d'efficience de la politique publique. Nous accordons des aides, mais il est crucial de démontrer que cet argent est correctement utilisé. Une communication étendue sur ces dispositifs est essentielle. C'est important pour le budget que nous devons voter, pour justifier les réductions en cas de problèmes ou les augmentations quand il y a des aspects positifs.

Je souhaite revenir sur la conditionnalité de l'aide. Êtes-vous favorable à une conditionnalité liée aux licenciements et aux délocalisations ?

M. Thomas Courbe. - Pour certaines aides, notamment celles à finalité régionale, il existe déjà une conditionnalité contre la délocalisation intra-UE et sur l'emploi en général. Il serait techniquement possible de créer un lien entre l'octroi de l'aide et l'absence de licenciement sur une période donnée. Cependant, mon sentiment est qu'il faut examiner au cas par cas la finalité de l'aide et évaluer si l'ajout de nombreuses conditionnalités ne risque pas de compromettre l'atteinte de son objectif. L'aide a pour vocation d'inciter l'entreprise à prendre une décision, par exemple d'investissement, qui elle-même génère des emplois. Il faut donc que l'aide reste suffisamment incitative malgré ses conditionnalités, pour produire l'effet escompté, comme la création d'une usine.

Certaines entreprises considèrent qu'au moment où elles demandent une aide, elles ne peuvent pas prendre d'engagement sur l'emploi. Par exemple, sur une période de trois à cinq ans, qui est généralement la durée de ces projets, elles ne peuvent pas garantir que la conjoncture économique ne les conduira pas à des réductions d'effectifs.

C'est un sujet sur lequel nous réfléchissons et c'est généralement l'une des difficultés avancées par les entreprises pour prendre des engagements de ce type au moment de l'octroi d'une aide qui a une autre finalité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le montant des aides européennes et régionales ? Pensez-vous qu'elles sont suffisamment évaluées et conditionnées ?

M. Thomas Courbe. - Je voudrais compléter ma réponse précédente, car c'est une question importante. En général, les projets que nous finançons avec une aide ont des objectifs spécifiques. Quand il s'agit d'aides en réponse à une crise, la seule finalité est de maintenir l'emploi dans l'entreprise.

Vous évoquiez la question de l'emploi créé ou maintenu. Dans les aides de crise, il s'agit bien de maintenir l'emploi. Pour les aides à la décarbonation, l'objectif est également de maintenir l'emploi, car si l'entreprise ne se décarbone pas, elle risque de fermer le site en raison des règles européennes sur la décarbonation.

Dans les programmes que nous avons évoqués, nous finançons la réalisation d'un projet spécifique au sein de l'entreprise. Souvent, ces grandes entreprises ont plusieurs sites. Les objections que je rapportais concernant la conditionnalité à l'absence de licenciements sont liées au fait que pour une grande entreprise, l'aide porte sur un site ou une activité spécifique, par exemple la R&D, et n'a pas d'impact direct sur d'autres parties de l'entreprise pour lesquelles elle a du mal à s'engager en termes d'emploi. Je tenais à préciser ce point car il est important dans le raisonnement pour répondre à votre question.

M. Benjamin Nefussi. - Concrètement, pour les projets d'envergure, nous disposons d'un plan d'affaires de l'entreprise qui décrit l'ensemble de son projet d'investissement, et ce plan est suivi dans le temps. Si par la suite, nous constatons que l'emploi n'est pas au rendez-vous, que ce soit en raison de licenciements ou simplement parce que les embauches prévues n'ont pas eu lieu, cela fait l'objet d'un suivi et, si nécessaire, d'une révision du montant de l'aide. Nous n'avons pas de clause spécifique sur l'absence de licenciement, mais nous effectuons un suivi complet de l'ensemble de l'activité pour nous assurer de leur conformité par rapport à ce qui a été convenu.

Le rapport européen sur les aides d'État, dont nous pourrons vous communiquer le lien, fait un récapitulatif complet de l'ensemble des aides, pays par pays et au niveau agrégé, par instrument. Vous y trouverez toutes les informations. Par ailleurs, les éléments de cadrage que nous avons décrits sont très souvent de niveau européen. La norme que nous nous imposons en termes de contrepartie, par exemple pour la décarbonation, est également appliquée par les autres pays.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour vos explications. Pouvez-vous nous donner une estimation du nombre de dossiers instruits ? Quelles sont les fourchettes des aides, des plus petites aux plus grandes ? Combien d'entreprises ont été concernées par ces aides sur les deux dernières années ? Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?

Par ailleurs, avez-vous autorité sur les aides européennes et régionales ? Les régions ont également la compétence du développement économique, sans oublier les intercommunalités. Il existe diverses formes d'aides directes et indirectes. Ces aides prennent-elles toutes la forme de subventions ? Qu'en est-il des avances remboursables ? Y a-t-il des entreprises qui peinent à rembourser ?

M. Thomas Courbe. - Nous vous transmettrons ultérieurement des éléments chiffrés détaillés pour répondre à vos nombreuses questions. Concernant l'instruction des dossiers, je tiens à préciser notre fonctionnement. En tant qu'administration, nous définissons les champs d'action et rédigeons les appels à projets, fixant ainsi les objectifs des financements. L'instruction détaillée est ensuite effectuée par un opérateur, qu'il s'agisse de Bpiffrance, de l'Ademe ou d'un autre opérateur public. Les résultats de cette instruction sont présentés à un comité de gouvernance où les administrations prennent la décision finale. L'opérateur se charge ensuite de la contractualisation.

Le nombre de dossiers traités varie considérablement selon les dispositifs. Nous vous fournirons des chiffres précis, notamment sur le nombre d'entreprises ayant bénéficié d'aides dans le cadre de France 2030. Certains dispositifs, comme la compensation carbone pour les entreprises énergo-intensives, concernent moins d'entreprises du fait de leur nature plus sélective. À l'inverse, pendant la crise du Covid, le fonds de solidarité a touché un très grand nombre d'entreprises. Le nombre d'entreprises bénéficiaires est directement lié à la finalité et à la cible de chaque aide.

Nous n'intervenons pas sur les aides accordées par les collectivités territoriales. Cependant, ces aides sont déclarées dans le cadre du reporting européen, permettant ainsi d'avoir une vision globale des aides reçues par une entreprise. À partir du 1er janvier 2026, nous demanderons également aux collectivités territoriales de déclarer les aides de minimis pour une vision exhaustive.

Les modalités d'intervention varient selon les programmes. La subvention reste importante, notamment pour l'aide à la décarbonation, où les projets ne sont généralement pas rentables économiquement sans ce soutien. Dans d'autres cas, nous utilisons des avances remboursables, permettant un remboursement en cas de succès du projet tout en assumant le risque d'échec. Le choix de l'outil dépend essentiellement de la finalité de l'aide. Pour France 2030, par exemple, nous avons 74 % de subventions, 13 % de prises de participation et 7 % d'avances remboursables.

Enfin, la répartition par taille d'entreprise pour les dispositifs gérés par la DGE est la suivante : 42 % pour les grandes entreprises, 35 % pour les ETI et 23 % pour les PME.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour vos interventions qui nous ont permis de mieux appréhender les missions de la DGE. Nous restons à votre disposition pour recevoir toute information complémentaire que vous jugeriez utile pour notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du groupe Parfait : M. Robert Parfait, président ;
M. Philippe Jock, expert-comptable ;
M. Stéphane Mirande, directeur administratif et financier
pour la distribution alimentaire ;
M. Kevin Parfait, directeur général ;
M. Bernard Edouard, secrétaire général

(jeudi 27 mars 2025)

Mme Solanges Nadille, présidente. - Mes chers collègues, j'ai l'honneur de présider notre réunion en l'absence du président Olivier Rietmann.

La commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants a souhaité se pencher sur la question des aides versées aux grandes entreprises dans les territoires ultramarins, car il est apparu lors des précédentes auditions que ce sujet était souvent occulté ou insuffisamment maîtrisé. Je remercie donc sincèrement le président Olivier Rietmann et le rapporteur Fabien Gay pour leur initiative.

Nous entendons aujourd'hui en visioconférence M. Robert Parfait, président du groupe Parfait, accompagné de M. Philippe Jock, expert-comptable et de M. Stéphane Mirande, directeur administratif et financier pour la distribution alimentaire, tandis que M. Kevin Parfait, directeur général, est physiquement présent pour l'audition, ainsi que M. Bernard Edouard, secrétaire général.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, en dehors bien entendu de vos fonctions dans le groupe Parfait.

Je vous invite successivement à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Robert Parfait, Philippe Jock, Stéphane Mirande, Kevin Parfait et Bernard Edouard prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Kevin Parfait, directeur général du groupe Parfait. - Nous vous remercions pour cette invitation. Mon père, Robert Parfait, président-directeur général du groupe, participe à l'audition en visioconférence pour des raisons de santé.

Nous sommes surpris d'être considérés comme une grande entreprise à l'échelle française ou européenne. Notre groupe familial réalise un chiffre d'affaires d'un peu plus de 500 millions d'euros et est basé en Martinique et en Guadeloupe. Nos activités couvrent plusieurs secteurs : les concessions automobiles, la vente de pièces détachées, la location de voitures (sur de courte et longue durées), la grande distribution sous l'enseigne Leclerc ; l'immobilier (avec le centre commercial La Galleria en Martinique) ; l'industrie à travers nos menuiseries et enfin l'hôtellerie puisque nous possédons un petit établissement.

La grande distribution et les concessions automobiles représentent plus de 90 % de nos activités, principalement en Martinique. Le groupe compte environ 1 300 collaborateurs, dont certains sont avec nous depuis plus de 30 ans.

Je cède maintenant la parole à Monsieur Robert Parfait pour un historique de notre groupe.

M. Robert Parfait, président du groupe Parfait. - Notre entreprise familiale a été fondée par mon père, Yves Parfait, en 1967. Il a débuté avec la création de Socomo, une société spécialisée dans la production de menuiseries en aluminium, qui comptait alors quatre salariés.

En 1972, il a diversifié ses activités en créant une société de distribution automobile en Martinique, représentant initialement les marques Opel et Volkswagen, puis s'étendant à Mitsubishi, Audi, Kia, Mercedes et Seat.

En 1989, le groupe s'est lancé dans la grande distribution alimentaire avec la création du centre commercial La Galleria, le premier aux Antilles.

Nos activités sont organisées en plusieurs pôles autonomes, chacun avec des actionnaires différents, une structure née de la nécessité pour mon père de s'associer pour financer le développement du groupe.

Le pôle automobile regroupe des concessions en Martinique et une en Guadeloupe (Land Rover / Jaguar), une activité de location de voitures sous les enseignes Avis et Budget en Martinique et Guadeloupe, Pop's Car, notre marque propre de location low cost, et une activité de distribution de pièces détachées discount sous l'enseigne Autoclick.

Le pôle grande distribution alimentaire est sous enseigne Leclerc depuis 2020. Il comprend trois hypermarchés en Martinique (la Galleria, le Rond-Point et Place d'Armes) et un en Guadeloupe (Bas-du-Fort) ainsi que deux supermarchés en Guadeloupe (à Pliane et à Sainte-Rose). À l'époque, nous étions sous l'enseigne Escale Prisunic. En 1992, constatant notre manque de compétitivité et dans le but de faire baisser les prix, nous avons décidé de devenir membres de la coopérative U, qui n'avait alors aucune expérience à l'export. Nous avons dû construire ensemble un système logistique. C'est un process qui a été long et coûteux, mais cela nous a permis de survivre et surtout de nous développer dans un environnement très concurrentiel. Au moment où nous avons commencé, il y avait un groupe dominant, le Groupe Reynoird avec des enseignes Mammouth, Cádiz et Cora-Match. Cette enseigne représentait plus de 50 % du marché. Pénétrer un tel marché était compliqué.

Notre pôle immobilier comprend le centre commercial La Galleria en Martinique (120 boutiques), un petit hôtel d'une trentaine de chambres, un petit centre commercial La Batelière et un centre commercial d'une trentaine de boutiques au Gosier, incluant l'hypermarché Bas-du-Fort, acquis en 2019.

Enfin, le pôle industrie et menuiserie regroupe nos activités de production et de vente de menuiseries aluminium, bois, PVC et cuisines à travers les enseignes Socomi et Lapeyre. Cette organisation nous permet de vendre directement du producteur au consommateur, sans intermédiaires.

La grande distribution alimentaire et la distribution automobile représentent 80 % de notre chiffre d'affaires. Nous employons environ 1 500 ollaborateurs, dont 1 300 en Martinique et 200 en Guadeloupe. Les 12 % restants de notre chiffre d'affaires proviennent de l'industrie et de l'hôtellerie, secteurs éligibles à certaines aides.

Notre développement s'est principalement fait par le rachat d'actifs d'opérateurs en difficulté dans la distribution. Nous avons ainsi acquis plusieurs magasins à la suite de dépôts de bilan ou à la barre du tribunal, notamment l'hypermarché du Rond-Point en Martinique en 2003, le supermarché du Gosier en 2011, le magasin de Place d'Armes en Martinique en 2012, l'hypermarché de Sainte-Rose en 2014, l'hypermarché du Bas-du-Fort en 2018, et le centre commercial la Batelière en 2020. Nous sommes contraints de revendre ce dernier à la suite d'une décision de l'Autorité de la concurrence, mais nous ne trouvons pas de repreneur depuis trois ans tant le secteur est concurrentiel. Quand nous avons commencé à investir dans ce secteur, il y avait 27 groupes. Aujourd'hui, il en reste 6 en raison de l'étroitesse du marché et de la vie chère aux Antilles. Malgré sa fermeture, au regard de notre engagement social et sociétal en Martinique, nous continuons de payer les 79 salariés, ce qui représente un coût annuel de plus de deux millions d'euros pour notre groupe.

En 2023, notre groupe a bénéficié de cinq types d'aides publiques pour ses activités éligibles, pour un montant total de 1 505 050 euros. Ces aides comprennent : l'aide à l'emploi (292 000 euros) ; le mécénat, les dons que nous faisons étant défiscalisés à hauteur de 60 % (105 000 euros) ; l'économie d'énergie (6 950 euros) ; les aides spécifiques à l'outre-mer dont ceux issus de la loi Lodeom (loi pour le développement économique des outre-mer du 27 mai 2009) pour 1 027 583 euros et le crédit d'impôt pour l'investissement outre-mer productif (CIOP) à hauteur de 382 000 euros.

Ces aides concernent principalement nos activités dans la menuiserie (Socomi), l'hôtellerie (Société hôtelière de la Cajou), et la location automobile (enseignes Avis et Budget). Elles représentent une part minime de notre chiffre d'affaires : 0,07 % dans le secteur automobile (115 000 euros) qui emploie 272 salariés et 0,05 % dans la grande distribution (218 000 euros) qui regroupe 796 salariés hors intérimaires.

Il est important de noter que certaines aides, comme l'aide au fret, ne concernent que les sociétés industrielles pour leur approvisionnement en matières premières. Elles sont complexes à obtenir en raison des procédures administratives longues et contraignantes. Par exemple, en 2023, Socomi n'a pas reçu d'aide au fret car les délais de traitement des dossiers peuvent atteindre trois à cinq ans, ce qui limite l'efficacité immédiate de ces aides pour réduire les coûts liés aux handicaps des régions ultrapériphériques, notamment les frais d'approche.

Les aides à l'investissement, comme le crédit d'impôt pour investissements outre-mer (CIOP), sont cruciales pour les entreprises des départements d'outre-mer (DOM) en raison de la taille limitée du marché. Elles ont un impact significatif sur les décisions d'investissement, bien qu'elles soient encadrées par la législation et soumises à un agrément à partir d'un certain.

Concernant notre groupe, seules la société Socomi spécialisée dans la menuiserie, et la société hôtelière bénéficient du CIOP, pour un montant total de 73 000 euros. Il est important de noter que nos sociétés de location de véhicules de tourisme ne sont pas éligibles au CIOP, car seuls sont éligibles les véhicules âgés de plus de quatre ans. Les grandes enseignes de location automobile ne nous permettent pas de conserver les véhicules aussi longtemps. Un ajustement de la durée minimale de détention à deux ans pourrait probablement favoriser le développement de l'activité touristique dans les outre-mer.

Les aides dans le domaine de l'énergie renouvelable nous semblent indispensables pour assurer la transition énergétique du territoire. Cependant, nous estimons que l'approche et la logique du système ne sont pas adaptées. En effet, l'aide n'est accordée que si une entreprise de production fait de l'autoconsommation. Ainsi, si nous souhaitons réduire notre facture énergétique dans le secteur alimentaire, où nous avons une forte consommation d'énergie due aux chambres froides, l'installation de panneaux photovoltaïques n'est pas subventionnée. Nous considérons que c'est un frein au développement énergétique nécessaire aux Antilles, où nous dépendons principalement du courant produit par EDF avec des groupes électrogènes. En 2023, les aides en matière énergétique se sont élevées à 6 950 euros pour notre groupe.

Dans le secteur de la grande distribution alimentaire et de l'automobile, il n'existe aucune aide spécifique pour l'outre-mer. L'aide au fret n'est pas applicable. Il existe une aide sociale issue de la Lodeom mais elle ne s'applique qu'à l'hôtellerie, l'industrie et le secteur touristique. Elle permet de bénéficier d'exonérations en matière de cotisations patronales.

Nous constatons que cette aide, bien qu'utile en matière sociale, ne permet pas d'assurer la compétitivité des hôtels ou du tourisme face aux coûts extrêmement bas de la main-d'oeuvre dans les autres îles de la Caraïbe. Nous remarquons également que certaines de ces aides publiques font l'objet de critiques en raison de leur complexité administrative et du manque de suivi efficace des résultats.

En réponse à certaines de vos questions écrites, nous considérons que la complexité des aides nécessite le recours à des cabinets spécialisés. Par ailleurs, le maintien de certaines aides est débattu chaque année, créant une incertitude qui freine parfois l'investissement. En outre, des études d'impact approfondies devraient être réalisées pour évaluer l'efficacité de ces aides et éviter les débats récurrents.

Pour stimuler le développement économique de la Martinique, nous pensons que des mesures visant à réduire les frais d'approche d'autres secteurs pourraient être une solution. L'éloignement et les surcoûts dus aux frais d'approche et à l'étroitesse du marché sont des causes de vie chère dans presque tous les secteurs, que ce soit dans le bâtiment, pour les machines ou l'approvisionnement en matières premières.

Nous estimons que les aides publiques aux entreprises ne sont pas suffisamment lisibles ni compréhensibles dans leur formalisation. La complexité des dossiers élimine d'office les petites entreprises, qui sont généralement contraintes de recourir à des cabinets spécialisés pour avoir une vision claire et déposer leurs dossiers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons écouté avec attention la présentation de votre groupe et votre réponse à la question sur le montant des aides publiques perçues en 2023.

Nous allons maintenant vous interroger sur un certain nombre de points.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je tiens à préciser que la commission d'enquête n'est pas limitée par la résolution du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky à l'origine de sa création, laquelle visait les entreprises de plus de 1 000 salariés réalisant un chiffre d'affaires net mondial supérieur à 450 millions d'euros. Même si votre groupe ne correspond pas exactement à ces critères, la commission reste libre de vous entendre sur la question des aides publiques.

Avez-vous besoin des aides publiques ?

M. Robert Parfait. - Nous avons besoin des aides publiques, car elles facilitent certains investissements. Nous avions prévu un investissement d'environ 12 millions d'euros pour l'installation de panneaux photovoltaïques. Cependant, la rentabilité du projet dépend des subventions. Sans ces aides, nous ne le réaliserons probablement. De plus, les surcoûts d'assurance liés aux panneaux photovoltaïques sont conséquents. Pour notre dernier projet, on nous a demandé un surcoût de 260 000 euros sur une police d'assurance qui coûtait déjà environ 300 000 euros. Les aides sont donc nécessaires pour faciliter la transition énergétique, en fonction d'objectifs clairement définis.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Ma deuxième question concerne les délais de traitement des demandes d'aides. Si j'ai bien compris, vous estimez que c'est la collectivité territoriale de Martinique (CTM) qui prend trop de temps pour étudier les demandes ?

M. Robert Parfait. - Je ne sais pas précisément qui est responsable des délais.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous avez pourtant cité la CTM.

M. Robert Parfait. - Oui, car c'est l'organisme qui gère les paiements.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pensez-vous que l'État devrait travailler avec la CTM pour accélérer la procédure de traitement des dossiers d'aides publiques ?

M. Robert Parfait. - Je laisse la parole à Philippe Jock, mon expert-comptable.

M. Philippe Jock, expert-comptable. - Je précise que l'aide au fret concernant l'industrie relève du Fonds européen de développement régional (FEDER), l'organisme gestionnaire étant la CTM. La gestion globale des subventions publiques, notamment les subventions européennes, est confiée à la CTM, qui n'est pas très efficiente dans ce domaine.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Concernant la vie chère, à combien évaluez-vous le surcoût lié aux frais d'approche pour l'exportation de produits vers la Martinique ou la Guadeloupe ?

M. Robert Parfait. - Les frais d'approche varient considérablement selon le type de produit importé. Pour un container de matériel informatique ou de téléphones d'une valeur d'environ 450 000 euros, les frais d'approche s'élèvent à environ 5 500 euros. En revanche, pour un container d'eau en bouteille d'une valeur de 1 750 euros (15 000 bouteilles d'eau Cristaline à 0,15 euro), ces mêmes frais de 5 500 euros représentent plus de trois fois la valeur de la marchandise. Cela explique pourquoi l'eau, en arrivant en Martinique, a déjà vu son prix tripler.

Cette disparité s'applique à de nombreux produits alimentaires comme les pommes de terre ou les fruits et légumes, où le ratio peut atteindre 200 à 300 %. C'est une des raisons pour lesquelles le coût de la vie paraît si élevé dans les territoires d'outre-mer. Plus la valeur du produit est faible, plus l'impact des frais d'approche est important.

Historiquement, lorsque la CGM appartenait à l'État, le fret était facturé ad valorem, c'est-à-dire selon la valeur de la marchandise transportée. Ce système permettait de relativiser le coût de la vie et de favoriser la population défavorisée.

Ces frais d'approche impactent tous les secteurs. Par exemple, les matériaux de construction subissent les mêmes surcoûts, ce qui explique qu'un bâtiment aux Antilles coûte 40 % de plus qu'en métropole, sans même prendre en compte les normes antisismiques et anticycloniques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces informations. En tant que rapporteur, je tiens à préciser que j'ai toute latitude pour auditionner l'ensemble des groupes ou personnalités pertinents. Votre groupe, avec un chiffre d'affaires de 678 millions d'euros et plus de 1 000 salariés, entre parfaitement dans le cadre de notre enquête, notamment pour illustrer la problématique des outre-mer.

J'aimerais obtenir des précisions sur deux points que vous n'avez pas mentionnés. Pouvez-vous nous indiquer le montant des exonérations de cotisations sociales dont a bénéficié votre groupe ?

Par ailleurs, vous n'avez pas évoqué d'éventuelles aides des collectivités territoriales. Votre groupe bénéficie-t-il de telles aides, que ce soit pour des projets spécifiques ou pour l'ensemble de vos 45 sociétés ?

M. Philippe Jock. - Nous n'avons pas bénéficié d'aides des collectivités territoriales en 2023. Cependant, nous avons un projet de transformation informatique qui sera soutenu en 2024 par la CTM à hauteur de 750 000 euros, sur un coût total d'environ 2,5 millions d'euros.

Quant aux exonérations de charges sociales, nous ne les avons pas chiffrées spécifiquement, pensant qu'elles étaient d'application nationale. Nous pouvons rechercher ces informations et vous les communiquer ultérieurement. Ces exonérations concernent principalement notre activité de distribution alimentaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces exonérations s'appliquent-elles à l'ensemble des 1 200 salariés de votre groupe ?

M. Philippe Jock. - Non, car ces exonérations ne sont pas cumulables avec celles prévues dans le cadre de la Lodeom. Les salariés bénéficiant de la Lodeom ne sont donc pas concernés par ces exonérations.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie de nous transmettre ces éléments par écrit. Je rappelle que nos questions portent sur les cinq dernières années, pas uniquement sur 2023.

Concernant les aides des collectivités territoriales, vous n'en avez pas reçu en 2023, mais vous avez mentionné un projet pour 2024. Sur les cinq dernières années, avez-vous bénéficié d'autres aides de ce type ?

M. Robert Parfait. - À ma connaissance, hormis l'aide au fret et le projet informatique mentionné, je n'ai pas souvenir d'autres aides significatives. L'aide au fret représente entre 100 000 et 120 000 euros par an. Par ailleurs, nous avons payé en 2023 près de 13 millions de charges sociales.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions. J'ai bien noté que vous n'aviez pas touché d'aide des collectivités en 2023, mais qu'un projet était prévu pour 2024. Ma question portait sur les cinq dernières années : avez-vous bénéficié d'autres projets ou aides durant cette période ?

M. Kevin Parfait. - Pour être exhaustif, il faudrait vérifier, mais je me souviens que nous avons reçu des aides pour l'alternance et les remplacements saisonniers.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez donc des alternants dans le groupe et vous percevez des aides de l'État pour l'alternance. Pouvez-vous estimer le montant de ces aides ?

M. Kevin Parfait. - Je ne peux pas vous répondre.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le tableau que vous présentez semble incomplet. Vous annoncez 1,5 million d'euros mais il manque des informations sur les exonérations et les avances.

M. Robert Parfait. - Ces aides sont incluses dans la colonne « aides à l'emploi ».

M. Fabien Gay, rapporteur. - La colonne « Aides à l'emploi » représente 292 000 euros. Cependant, il manque au moins les informations sur les exonérations.

M. Robert Parfait. - Il est possible que nous ayons omis les aides pour l'emploi des saisonniers.

M. Philippe Jock. - Elles ont été demandées en 2023 mais n'ont toujours pas été encaissées à ce jour. Nous pouvons cependant vous communiquer par écrit le montant que nous avons demandé.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous vous remercions de bien vouloir nous transmettre le tableau avec l'ensemble des données consolidées. Je m'interroge sur votre marge brute et votre résultat net. En effet, un chiffre d'affaires de 678 millions peut aboutir à un résultat très différent. Pour un groupe, notamment dans la grande distribution et l'automobile, ces informations sont cruciales. Acceptez-vous de nous communiquer la marge brute et le résultat net de l'entreprise ?

M. Robert Parfait. - Nous vous transmettrons ces informations. Je peux d'ores et déjà vous indiquer que nous avons payé un total d'impôts de 4 millions d'euros.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pouvez-vous nous communiquer dès maintenant votre marge brute et votre résultat net ?

M. Robert Parfait. - Le résultat net s'est élevé à environ 18,75 millions d'euros, soit 2,36 % du chiffre d'affaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour une vision complète de l'entreprise, la marge brute est également importante.

M. Robert Parfait. - Je vous la transmettrai.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaitais aller au bout de la démarche de transparence.

Ma dernière question sur la vie chère. J'y associe notre collègue Évelyne Renaud-Garabedian, rapporteur de la proposition de loi visant à lutter contre la vie chère outre-mer. Un protocole a été signé entre l'État, la CMA-CGM et des distributeurs dont vous faites partie. L'objectif était une baisse de 20 % sur 6 000 produits, mesurée sur l'étiquette, en contrepartie de deux nouvelles mesures d'aide publique : des exonérations d'octroi de mer sur 54 familles de produits dès le 1er janvier 2025, et des exonérations totales de TVA sur 69 familles de produits au 1ermars 2025. L'État a respecté ses engagements. Quelles baisses immédiates avez-vous appliquées ? Pourriez-vous nous fournir un premier rapport dans les prochaines semaines, avant la conclusion de notre commission d'enquête prévue entre fin juin et début juillet ? C'est un sujet d'actualité important pour notre collègue qui s'excuse de ne pas être présente cet après-midi.

M. Robert Parfait. - Je peux vous confirmer que nous avons appliqué l'intégralité de l'accord dès le 2 janvier. Il prévoyait une réduction de 20 % répartie entre une baisse des marges de la grande distribution, une réduction de l'octroi de mer, une réduction de la TVA et une réduction des coûts d'approche.

La CTM a réduit l'octroi de mer de 3,2 %. Les distributeurs ont contribué à hauteur de 5 à 6 points, ce qui nous amenait à une réduction totale d'environ 9 points selon les types de produits. L'État devait participer au titre de la continuité territoriale pour atteindre les 20 % visés. À ce jour, cette partie n'a pas été mise en place. Nous sommes donc toujours sur la base de la réduction appliquée par les distributeurs et la région, et depuis le 1er mars, de la réduction supplémentaire de 10 % appliquée par l'État sur la TVA pour l'alimentaire. Nous avons donc fait la moitié du chemin. Le ministre nous a informés que l'État travaillait sur une solution et que les engagements seraient tenus.

C'est pourquoi nous n'avons appliqué que 8 à 10 % de baisse. Je vous confirme que notre groupe et nos concurrents ont respecté leurs engagements.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Pensez-vous que le surcoût de 40 % des produits vendus aux Antilles est lié aux coûts d'exportation ?

M. Kevin Parfait. - Il y a un impact direct des frais d'approche. Nous l'avons mesuré. En moyenne, ces frais d'approche représentent environ 45 % du prix des produits. Cependant, la consommation des ménages varie selon le pouvoir d'achat. Malheureusement, pour un pouvoir d'achat moindre, les frais d'approche peuvent être plus importants que la moyenne, allant jusqu'à 400 % pour certains produits. Cela a donc un impact très fort sur les prix.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Dans ce cas, pourquoi n'interpellez-vous pas l'État sur cette difficulté ?

M. Kevin Parfait. - C'est précisément ce que nous avons fait dans le protocole de vie chère. Nous avons demandé de ramener la totalité des frais d'approche à zéro sur ces familles de produits pour atteindre cette baisse moyenne de 20 %. En effet, les frais d'approche ont un impact significatif sur les produits de première nécessité.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je poursuis mon raisonnement. L'étroitesse du marché favorise-t-elle une moindre concurrence ?

M. Kevin Parfait. - Il existe une concurrence féroce sur le département. Nous l'avons constaté, plusieurs groupes, même nationaux, ne sont pas restés dans les DOM. Aujourd'hui, ce ne sont pas des enseignes qui viennent en direct, il y a des barrières à l'entrée, mais elles sont liées à la complexité et à la taille du marché.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous intérêt à ce que d'autres s'installent sur les territoires guadeloupéens ou martiniquais ?

M. Kevin Parfait. - Il y aura une concurrence plus forte mais je pense qu'avec Leclerc nous sommes déjà très bien positionnés en termes de tarifs. Nous sommes les moins chers et nous avons un engagement avec l'enseigne Leclerc d'être les moins chers.

Cependant, le marché ne compte que 300 000 habitants. Aux Antilles, nous avons déjà un nombre important d'enseignes, y compris certaines qui n'existent pas en métropole. Aujourd'hui, nous avons Leclerc, Carrefour et toutes ses déclinaisons (Carrefour Market, etc.) et Système U. Nous avons également Pli Bel Price, qui est une chaîne locale partenaire d'Intermarché et Ecomax, qui est également un partenaire d'Intermarché dans une autre branche. Au total, il y a huit enseignes qui se livrent une compétition féroce.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je connais la réalité du terrain et je peux affirmer qu'une enseigne comme Ecomax est comparable à Lidl dans l'hexagone, avec des produits similaires, notamment des produits premiers prix. En métropole, où je passe quinze jours par mois, je remarque des écarts de prix entre les enseignes. En revanche, en Martinique et en Guadeloupe, je ne vois aucune différence de prix entre elles. Comment expliquez-vous cette situation ?

M. Kevin Parfait. - Il existe une différence de positionnement tarifaire. Nous effectuons des relevés de prix et analysons nos politiques tarifaires pour rester les plus compétitifs sur le marché, en tenant compte de critères tels que la taille des magasins. Comme en métropole, un supermarché n'aura pas les mêmes prix qu'un hypermarché.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je ne suis pas d'accord. La population ne perçoit pas cette différence de prix. Qu'il s'agisse d'un produit discount ou de marque, les prix sont sensiblement les mêmes. Avec seulement cinq centimes d'écart, les consommateurs ne voient pas l'intérêt de changer d'enseigne. Par ailleurs, comme vous bénéficiez d'aides publiques, vous pourriez adopter une approche plus sociale envers la population. Comment envisagez-vous l'avenir en outre-mer ?

M. Robert Parfait. - De quelles aides publiques parlez-vous ? Nous ne bénéficions que des aides communes à toutes les entreprises, qu'elles soient en métropole ou en outre-mer. Il n'y a pas d'aide spécifique pour le fret ou de réduction particulière.

Il est important de noter que l'octroi de mer s'applique sur la totalité de la valeur du produit, contrairement à la TVA qui ne s'applique que sur la valeur ajoutée, ce qui crée des différences.

Concernant notre politique tarifaire, le groupe Leclerc nous impose un indice de 94, ce qui signifie que nous devons être en moyenne 5 à 6 % moins chers que nos concurrents. Cela nous oblige parfois à vendre à prix coûtant, réduisant considérablement nos marges. La rentabilité d'un magasin de grande distribution aux Antilles est généralement de l'ordre de 1 à 3 % du chiffre d'affaires.

Il faut également prendre en compte la différence entre les produits de marque propre et les produits des marques nationales. Celles-ci nous facturent plus cher que les marques de distributeur. Malheureusement, l'avantage des prix plus bas sur les marques de distributeur est souvent atténué par les coûts du fret.

Je confirme que notre engagement envers le groupe Leclerc nous oblige à être les moins chers du marché. Nous nous efforçons d'être les plus performants possible, tout comme nos concurrents. Cependant, certains facteurs comme la taxe sur les surfaces commerciales (Tascom) pour les grandes surfaces de plus de 2 500 m² impactent nos coûts.

C'est pour rester compétitifs que nous avons quitté la coopérative Système U pour rejoindre Leclerc. Notre objectif est toujours d'offrir les prix les plus bas, même si nous n'y parvenons pas toujours.

M. Kevin Parfait. - Je précise que l'écart de prix entre la surface la plus chère et la moins chère s'est réduit à la suite de l'arrivée de l'enseigne Leclerc en Martinique. Nous avons constaté une baisse des prix du marché de 8 à 10 % avant même que nous n'implantions l'enseigne.

Mme Solanges Nadille, présidente. - La question centrale concerne les marges, et plus particulièrement les marges excessives. Bien que vous parliez de concurrence, il faut noter que quatre familles détiennent 80 % du marché, créant parfois une situation de quasi-oligopole, comme l'a souligné l'Autorité de la concurrence lors de vos rachats de magasins.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous ne souhaitez pas divulguer vos marges, mais vous vous engagez à nous les communiquer par écrit. Vous mettez en avant la question de l'acheminement, qui représente 40 à 45 % des coûts. Vous avez demandé que ce coût soit ramené à zéro, ce qui a été convenu avec l'État et la CMA-CGM. Cependant, malgré cette mesure, les prix n'ont pas assez baissé. Sur le terrain, selon ma collègue sénatrice, la baisse des prix tarde à se concrétiser. Vous allez donc être confrontés à un défi de transparence, tant sur les marges que sur les aides publiques. C'est à cette condition que vous pourrez regagner la confiance de vos concitoyens.

La TVA à zéro est une nouvelle aide, en plus de la baisse des frais d'acheminement. Tant que vous n'aurez pas fait preuve de transparence et que vous ne baisserez pas significativement les prix, vous aurez du mal à retrouver la confiance du plus grand nombre. C'est mon sentiment personnel sur la situation.

M. Robert Parfait. - Concernant la transparence, je tiens à préciser que nos bilans sont déposés, il n'y a donc aucun problème de notre côté. Notre marge se décompose ainsi : environ 20 % de marge avant et 4 à 4,5 % sur les remises de fin d'année, les remises arrière et les services PPTG (participation publicitaire par tête de gondole). Cela nous donne une marge globale d'environ 24,5 %. Je vous invite à vérifier ces chiffres dans nos bilans. Vous constaterez que nos marges sont parfois même inférieures à celles de certains distributeurs en métropole.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je sais que vous déposez vos comptes mais la grande majorité de vos confrères ne le font pas. L'article 1er de la proposition de loi dont notre collègue Évelyne Renaud-Garabédian était rapporteur vise à obliger l'ensemble des entreprises ultramarines à respecter la loi en déposant leurs comptes. Il est regrettable que le Parlement ait dû légiférer pour faire respecter une obligation légale. L'étape suivante sera d'exiger la transparence sur les marges. Cette opacité organisée sur un marché restreint, avec très peu d'acteurs, nuit à la confiance de la population et des élus. De plus, la question du pouvoir d'achat se pose partout, mais elle est particulièrement critique dans les territoires ultramarins, notamment pour les biens de première nécessité. Cette situation est devenue insupportable pour la majorité de la population.

M. Robert Parfait. - J'entends ce que vous dites mais je ne peux pas répondre pour nos concurrents.

Je partage votre analyse. Depuis 2009, nous cherchons à dialoguer avec l'ensemble des acteurs économiques et politiques pour trouver des solutions afin de réduire le coût de la vie. Cette situation a des conséquences graves, notamment l'exode de nos jeunes. Prenons l'exemple de la Martinique : notre population est passée de 420 000 à 360 000 habitants, avec des prévisions à 300 000 dans quelques années. Il est crucial de baisser le coût de la vie pour redynamiser l'économie et améliorer les conditions de vie des habitants. Le vieillissement de la population et la baisse du pouvoir d'achat des retraités, y compris des anciens fonctionnaires, ont un impact significatif sur l'économie locale.

Nous sommes favorables à la recherche de solutions. L'une d'elles serait d'améliorer la continuité territoriale pour réduire les coûts d'approche, bien que nous n'ayons pas le contrôle direct sur cet aspect. Il faut noter qu'il existera toujours des différentiels de prix, comme on peut le constater entre différentes régions de France métropolitaine. Cependant, il est indéniable que les Antilles sont trop chères, particulièrement pour les produits de première nécessité et de grande consommation. Ces produits à faible valeur sont les plus impactés par les surcoûts liés au transport. J'ai évoqué l'exemple de l'eau dont le prix triple entre la métropole et les Antilles. Nous devons trouver des solutions à ces problèmes, et c'est peut-être grâce à votre intervention que nous y parviendrons.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Si nous accordions ces aides pour réduire les coûts, accepteriez-vous d'être soumis à des contrôles plus stricts ?

M. Robert Parfait. - Je n'ai aucun problème avec l'idée d'être plus contrôlé.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous récemment racheté la concession BMW en Guadeloupe ?

M. Robert Parfait. - Je ne l'ai pas rachetée. Le concessionnaire BMW a été liquidé. BMW a étudié le marché, consulté d'autres concessionnaires, et nous avons été choisis.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Cela augmente donc votre part de marché en Guadeloupe.

M. Robert Parfait. - Notre part de marché en Guadeloupe n'est que de 0,5 %.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Concernant l'octroi de mer, vous demandez sa suspension sur les produits de première nécessité. Êtes-vous conscient qu'en Guadeloupe, l'octroi de mer est géré par la région et permet d'aider et d'accompagner les communes ?

M. Robert Parfait. - La CTM a mis en place une péréquation. Elle a supprimé l'octroi de mer sur les produits de première nécessité, mais l'a augmenté sur d'autres produits. C'est une approche similaire à celle de l'État avec la TVA.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Notamment sur la culture, puisque cela affectera les livres.

M. Robert Parfait. - Cela affectera en effet de nombreux domaines.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Avez-vous une visibilité sur les aides perçues par vos sous-traitants ?

M. Robert Parfait. - Je n'ai aucune visibilité sur ce point. Seule Socomi, notre entreprise de menuiserie en Martinique, a des sous-traitants. Ce sont des artisans chargés de la pose des articles de menuiserie.

Mme Solanges Nadille, présidente. - C'est bien Socomi qui bénéficie des aides au fret.

M. Robert Parfait. - Socomi fabrique et importe des matières premières et bénéficie à ce titre de l'aide au fret.

M. Marc Laménie. - Je vous remercie pour ces informations. Je connais relativement bien la situation en métropole et je sais qu'elle est complexe en outre-mer. Il est important que les sénateurs de métropole soutiennent leurs collègues d'outre-mer, compte tenu des contraintes géographiques, des aléas climatiques et des nombreuses difficultés que l'on ne rencontre pas nécessairement en métropole. On peut comprendre les difficultés et les surcoûts pour les habitants.

Vous avez évoqué la complexité de certains dossiers d'aides publiques. Avez-vous manqué certaines aides auxquelles vous auriez pu prétendre ? Les services de l'État sont présents sur tous nos territoires pour aider le monde économique et les entreprises. Sous quelles formes administratives et techniques ces aides se présentent-elles ?

M. Robert Parfait. - La partie administrative est particulièrement complexe, pénalisant surtout les petites entreprises qui manquent de ressources pour monter ces dossiers compliqués. La longueur du processus décourage souvent les entrepreneurs. De plus, lorsqu'on présente un dossier à une banque en incluant des aides prévues, le délai d'obtention de ces aides, pouvant aller jusqu'à deux ou trois ans, complique le financement. La complexité administrative et l'application de normes métropolitaines inadaptées aux structures locales ralentissent considérablement le processus. Il y a clairement une marge d'amélioration dans ce domaine.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous considérez-vous comme un petit groupe ?

M. Robert Parfait. - Non, je ne parle pas de mon cas personnel, mais de la situation générale. J'ai réussi à bénéficier d'un certain nombre d'aides grâce à mes conseillers. Je ne suis donc pas trop pénalisé. Cependant, je sais que de nombreuses entreprises sont fortement impactées par ces difficultés.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Sollicitez-vous le maximum d'aides ?

M. Robert Parfait. - Non, j'ai renoncé à de nombreuses aides car les démarches me font perdre trop de temps. Je pense notamment à l'aide au fret dont notre entreprise Socomi pourrait bénéficier. C'est un processus complexe qui nous oblige à passer par un cabinet spécialisé pour les demandes. Je n'ai toujours pas perçu les aides demandées pour 2021 et 2022. Les montants ne sont pas considérables, environ 100 000 à 120 000 euros par an. Dans d'autres secteurs, comme le tourisme que nous souhaitons développer, les critères sont tellement restrictifs que cela freine nos projets.

Concernant les aides à l'énergie, c'est similaire. Je ne comprends pas comment, aux Antilles, avec la réglementation actuelle, nous allons réussir à développer le photovoltaïque, qui est pourtant considéré comme la principale source d'énergie d'avenir, aux côtés de l'éolien. Nous devrions pouvoir mettre en place un système permettant aux particuliers d'en bénéficier, ainsi qu'un dispositif permettant de réduire la consommation d'énergie produite par EDF.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Cette baisse n'est pas spécifique aux Antilles. C'est une tendance nationale due à une surproduction d'électricité.

M. Robert Parfait. - En toute franchise, je ne suis pas très au fait des avantages existants en métropole.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour cet échange. Nous attendons les documents que vous vous êtes engagé à nous transmettre.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition du groupe Bernard Hayot : M. Stéphane Hayot, directeur général ;
M. Olivier Huetz de Lemps, directeur de l'audit et du développement ;
M. Bruno Fuster, directeur juridique

(jeudi 27 mars 2025)

Mme Solanges Nadille, présidente. - Mes chers collègues, après avoir entendu les représentants du groupe Parfait, notre commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants entend maintenant M. Stéphane Hayot, directeur général du groupe Hayot, M. Olivier Huetz de Lemps, directeur de l'audit et du développement, et M. Bruno Fuster, directeur juridique, afin de mieux cerner les spécificités des territoires ultramarins.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Messieurs, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Hayot, Huetz de Lemps et Fuster prêtent successivement serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux : établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Pouvez-vous présenter succinctement votre groupe ? Quel regard portez-vous sur les aides publiques aux entreprises ? Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ?

En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont selon vous les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de 20 minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger.

M. Stéphane Hayot, directeur général du Groupe Bernard Hayot (GBH) - Je vous remercie de nous donner l'opportunité de nous exprimer aujourd'hui dans le cadre de vos travaux sur l'utilisation des aides publiques versées aux grandes entreprises.

Permettez-moi de présenter brièvement notre groupe. Mon père, Bernard Hayot, a créé sa première entreprise en 1960, les établissements Bernard Hayot, une entreprise individuelle de moins de cinq salariés. Rapidement, conscient de la nécessité de se diversifier pour ne pas dépendre d'un seul métier, il s'est développé sur différents territoires français d'outre-mer et dans divers secteurs d'activité.

Aujourd'hui, les activités principales de GBH se structurent autour de trois pôles : le pôle distribution, avec des magasins alimentaires sous l'enseigne Carrefour, des magasins de bricolage et de sport ; le pôle automobile, autour des métiers de l'importation et de la distribution de voitures, ainsi que la location automobile, principalement touristique ; enfin, le pôle activité industrielle, comprenant la fabrication de rhum à la Martinique et en Guyane, la production de yaourt sous franchise Danone à l'île de La Réunion, ainsi que le béton prêt à l'emploi et les carrières d'extraction de matériaux aux Antilles.

Notre groupe, familial et non coté, réalise un chiffre d'affaires de 5 milliards d'euros sur 19 territoires. La Martinique, berceau du groupe, représente aujourd'hui 15 % de notre activité. En 2019, nous comptions 11 700 collaborateurs ; aujourd'hui, nous en comptons 18 000. Les deux tiers de cette augmentation proviennent de notre développement international.

GBH emploie actuellement 10 500 collaborateurs en France, principalement en outre-mer, faisant de nous le premier employeur privé de ces territoires. Depuis 2022, nous avons recruté plus de 2 000 CDI. Il est important de noter que 75 % des postes d'encadrement de nos entreprises sont occupés par des cadres issus des territoires où nous sommes implantés.

Notre groupe est très attaché à l'évolution de ses collaborateurs. Nous avons demandé depuis de nombreuses années à nos cadres dirigeants d'identifier au sein de leur filiale ceux qui, selon eux, avaient un potentiel d'évolution rapide vers des fonctions d'encadrement. Nous leur proposons des programmes de formation adaptés. Ainsi, nous avons pu réaliser 200 promotions internes vers des postes de cadres au cours des trois dernières années.

Nous nous impliquons fortement dans la formation des jeunes sur nos territoires. Près de 1 250 stagiaires rémunérés et apprentis ont été accueillis depuis 2022. Notre groupe oeuvre également en faveur d'un rapprochement entre le monde de l'entreprise et celui de l'enseignement, en concevant avec les écoles et les universités des programmes de formation qui ont concerné des centaines de jeunes et nous ont permis de réaliser de nombreux recrutements.

Par ailleurs, nous menons régulièrement des actions dans l'Hexagone pour proposer aux ultramarins qui y résident des postes dans leur territoire d'origine au sein de notre groupe.

Notre groupe est pleinement conscient de ses responsabilités sociétales. Grâce à nos filiales, nous multiplions les initiatives au profit des territoires où nous sommes implantés, notamment : la promotion de la production locale, notre priorité ; des actions environnementales comme la valorisation des déchets, l'évacuation des véhicules hors d'usage (VHU), ou encore le nettoyage des plages, à travers des associations que nous avons créées et que nous animons ; dans le domaine culturel, 380 artistes originaires des Caraïbes ont été exposés à l'Habitation Clément depuis 2006, à travers 125 expositions, sur un site qui a accueilli 243 000 visiteurs en 2024 ; l'aide aux plus démunis car depuis 2020, près de 4,3 millions de repas ont été distribués par les banques alimentaires ; la lutte contre le Covid (en 2020, notre groupe a pu fournir près de 1,5 million de masques au secteur de la santé dans un contexte de pénurie) ; l'aide d'urgence lors de catastrophes naturelles car nous sommes toujours en première ligne pour distribuer des vivres grâce aux réserves alimentaires de nos magasins. Par exemple, en 2022 en Guadeloupe avec le cyclone Fiona, en 2024 à Mayotte avec Chido, et en 2025 à La Réunion avec Garance. À Mayotte, nous avons envoyé 200 tonnes de marchandises et 200 groupes électrogènes juste après le cyclone, et avons contribué à hauteur de 2 millions d'euros à la reconstruction du territoire.

Concernant l'objet central de cette commission d'enquête sur les aides publiques accordées aux grandes entreprises, nous comprenons parfaitement votre souci de contrôle de l'argent public et de sa bonne utilisation.

Nous avons effectué un recensement des aides dont notre groupe bénéficie, en distinguant les dispositifs nationaux des dispositifs spécifiques à l'outre-mer. Les entreprises ultramarines ont accès aux mêmes dispositifs nationaux que ceux de l'Hexagone, mais bénéficient également d'aides adaptées aux réalités économiques locales, principalement destinées aux secteurs industriel, agricole et touristique. Nos activités de distribution ne perçoivent aucune aide spécifique à l'outre-mer. Nous avons également inclus une brève description des aides dont bénéficient nos filiales à l'étranger.

La situation économique de nos territoires ultramarins est particulièrement difficile. Les taux de chômage y sont supérieurs d'environ 10 points à ceux de l'Hexagone, atteignant environ 18 % en Guadeloupe, à La Réunion et en Guyane. Les taux de pauvreté sont plus de deux fois plus élevés qu'en métropole : 14 % dans l'Hexagone contre 27 % en Martinique, 34 % en Guadeloupe et 36 % à La Réunion. Les prix sont en moyenne 10 à 15 % plus élevés que dans l'Hexagone, tous postes de dépenses confondus, et jusqu'à 40 % pour les dépenses alimentaires. Ces chiffres démontrent que les enjeux du pouvoir d'achat en outre-mer sont liés à la fois à la cherté de la vie et à l'insuffisance des revenus. Près de 20 % des foyers ultramarins vivent du RSA, contre une moyenne nationale de 6 %.

Il est donc crucial de développer l'activité économique dans ces territoires. Les aides sont nécessaires pour compenser les handicaps structurels tels que l'éloignement des sources d'approvisionnement et des grands marchés de consommation, l'étroitesse des marchés locaux (le plus grand étant La Réunion avec moins d'un million d'habitants, tandis que la Guyane, la Martinique et la Guadeloupe comptent entre 300 000 et 400 000 habitants), ainsi que les aléas climatiques et les risques naturels sismiques et cycloniques qui engendrent des normes spécifiques renchérissant les coûts de construction et de production.

Je vais maintenant détailler les aides spécifiques accordées en 2023 à nos entreprises des secteurs éligibles outre-mer. Ces aides sont vitales pour la continuité de ces activités et le maintien de l'emploi. Sans elles, des secteurs d'activités entiers ne pourraient survivre en outre-mer.

Nos filiales dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture et du tourisme ont bénéficié d'exonérations de cotisations sociales, dites dispositifs Lodeom (loi pour le développement économique des outre-mer du 27 mai 2009), pour un montant de 9,3 millions d'euros. Le secteur de la distribution est exclu de cette aide, qui est plus avantageuse que le dispositif national. Au titre du volet fiscal de la Lodeom, notre groupe bénéficie chaque année de 900 000 euros d'allègements de taxes locales (taxe foncière, cotisation foncière des entreprises et cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises), principalement pour ses filiales agroalimentaires et industrielles.

Nous avons également bénéficié d'une aide fiscale à l'investissement outre-mer de 8,2 millions d'euros. Cette aide spécifique vise à réduire d'environ un tiers le coût des investissements dans les secteurs éligibles. En 2023, nos investissements les plus importants ont concerné nos activités rhumières, nos carrières et notre production de yaourts. Il est à noter que les aides dépassant 1 million d'euros sont soumises à un agrément préalable.

Notre groupe a reçu 5,5 millions d'euros au titre de l'aide compensatoire à la perte de recettes pour les producteurs communautaires de bananes en 2023. Cette aide est cruciale pour la survie de la filière bananière qui emploie environ 10 000 personnes dans les Antilles françaises. Elle représente la moitié des revenus des exploitations antillaises et vise principalement à compenser les écarts de coût de main-d'oeuvre entre la banane antillaise et la banane sud-américaine, dite « banane-dollar ». Nos exploitations produisent environ 10 000 tonnes sur une production totale antillaise de 200 000 tonnes, dans un marché européen qui en consomme 5,5 millions de tonnes. L'essentiel du marché européen est tenu par la banane dollar, qui est très agressive en prix et qui bénéficie depuis 2010 de baisses continues de droits de douane et donc d'une facilité toujours plus grande à pénétrer le marché européen. On peut regretter que les droits de douane qui frappaient nos concurrents latino-américains soient passés de 176 euros la tonne en 2010 à 75 euros aujourd'hui. Ce sont 380 millions d'euros de recettes fiscales par an en moins pour l'Europe. Malgré l'aide de 129 millions d'euros dont bénéficie l'ensemble de la production de bananes des Antilles, aide qui ne pèse pas sur le budget national puisqu'elle est intégralement financée par les fonds européens, ce secteur souffre et son maintien est absolument vital.

Pour l'exportation de ses rhums, notre groupe bénéficie d'un allègement des droits d'accises dans la limite d'un contingent en volume, représentant une aide de 3,6 millions d'euros. Cette aide permet aux rhums agricoles d'outre-mer (Martinique, Guadeloupe, Guyane et La Réunion) d'exporter une partie de leur production vers l'Hexagone avec des droits réduits de moitié. Sans cette aide, toute la filière canne, sucre et rhum serait menacée.

À Mayotte, l'ancien dispositif du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE) a été maintenu et représente pour notre groupe une aide annuelle de 1 million d'euros. En Martinique et en Guyane, nos distilleries ont bénéficié d'une aide à la transformation de la canne en rhum agricole de 900 000 euros. Cette aide annuelle vise à améliorer la compétitivité des rhums agricoles européens face aux rhums de mélasse.

Enfin, les entreprises industrielles de l'outre-mer bénéficient d'une aide sur le coût d'acheminement des éléments nécessaires à leur production appelée « aide au fret ». Dans notre cas, cette aide couvre jusqu'à 50 % du fret des bouteilles en verre importées pour le rhum, des cartons, des étiquettes, des adjuvants pour le béton, des ferments lactiques et des pots pour les yaourts fabriqués à La Réunion. Nos filiales ont bénéficié d'une aide au fret de 500 000 euros en 2023. Les activités de distribution comme Carrefour, qui importent des produits finis, ne perçoivent quant à elles aucune aide au fret.

Concernant les aides publiques relevant du droit commun, l'exonération de charges patronales (ex-dispositif Fillon) pour les bas salaires est le dispositif national le plus important, représentant 18,7 millions d'euros d'aides pour notre groupe en 2023. Ces aides ont renforcé notre compétitivité, notre capacité d'investissement et ont facilité notre dynamique d'embauche.

La deuxième aide importante est le crédit d'impôt mécénat, égale à 60 % des dons effectués en faveur d'acteurs du secteur non lucratif. Pour notre groupe, elle s'est élevée à 4,3 millions d'euros en 2023. Les deux tiers de ces dons sont des dons alimentaires, et un tiers concerne le mécénat culturel, principalement réalisé en Martinique. Enfin, nous avons reçu 2,2 millions d'euros d'aides au titre du recrutement de jeunes en apprentissage.

Concernant les aides publiques dans les pays étrangers, nos activités internationales, principalement dans la distribution, ne bénéficient pas d'aides publiques significatives. En 2023, nous n'avons reçu que 1,6 million d'euros d'aides à l'étranger. Cependant, nous avons observé que certains pays soutiennent leur agriculture et leur industrie. Par exemple, les États-Unis subventionnent à hauteur de près de 400 millions de dollars leurs marques Bacardi et Captain Morgan pour leur promotion en Europe.

Pour notre groupe, en 2023, les aides à l'investissement se sont élevées à 8 millions d'euros, toutes liées à des dispositifs spécifiques en outre-mer. La même année, notre groupe a investi 306 millions d'euros. Les aides publiques à l'exploitation ont atteint 47 millions d'euros, dont 21 millions d'aides spécifiques à l'outre-mer et 26 millions d'euros d'aides relevant du dispositif national. En parallèle, l'ensemble des impôts, taxes et charges sociales patronales versées par nos filiales françaises s'est élevé à 215 millions d'euros.

Pour améliorer l'efficience des aides publiques aux entreprises, nous proposons plusieurs pistes : mieux cibler les aides en évaluant leur intérêt avant leur mise en place et en réévaluant régulièrement leur efficacité, étant rappelé que les aides spécifiques à l'outre-mer sont aujourd'hui globalement bien ciblées ; concentrer les aides nationales, comme le CICE, sur des secteurs spécifiques pour créer des chocs de compétitivité, notamment dans l'hôtellerie en outre-mer, qui est en concurrence avec des îles voisines, Sainte-Lucie, la République dominicaine ou l'île Maurice où les charges sont largement inférieures ; simplifier et rendre plus lisible l'accès aux aides, en harmonisant les critères d'éligibilité et en créant une base de données unique des dispositifs disponibles. La segmentation actuelle oblige les entreprises à un travail de recherche chronophage pour identifier les aides mobilisables. Cette complexité pénalise particulièrement les petites entreprises ; réduire la complexité administrative en centralisant les démarches sur une plateforme unique, à l'instar de l'outil E-Synergie mis en place pour les fonds européens et qui pourrait être étendu aux bailleurs de fonds français ; accélérer les délais d'instruction, qui varient entre un et deux ans, et de versement des aides, qui prend également un à deux, particulièrement cruciaux pour les PME ; mieux critériser les aides en les conditionnant à des critères de performance précis (emploi, productivité) et en favorisant les origines de production françaises et européennes ; renforcer le contrôle des aides versées avec des indicateurs simples et mesurables ; apporter plus de transparence sur les aides dont bénéficient les entreprises.

Nous sommes prêts à répondre à toutes vos questions.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie pour ces propos liminaires. Pourquoi avez-vous attendu une injonction du tribunal pour transmettre vos comptes ?

M. Stéphane Hayot. - 80 % des entreprises en outre-mer ne déposent pas leurs comptes. Nous avons toujours déposé nos comptes auprès de l'administration chaque année et nous les fournissons aux autorités de contrôle à chaque demande. Cependant, nous ne souhaitions pas les rendre publics, ce qui a effectivement créé de la suspicion. Nous avons récemment déposé nos comptes consolidés des cinq dernières années. Ce processus est en cours pour toutes nos filiales. Cette question est désormais réglée et nous continuerons à le faire pour les années à venir. Il n'y a plus de problème, nous sommes parfaitement transparents sur l'ensemble de nos comptes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Merci pour vos propos, mais je ne peux pas accepter cette réponse. Il est inacceptable de justifier le non-respect de la loi par le fait que d'autres ne la respectent pas non plus. En tant que parlementaires, nous avons dû légiférer à nouveau à travers une proposition de loi contre la vie chère outre-mer déposée par notre collègue Victorin Lurel pour obliger les entreprises à être transparentes, ce qui est un échec pour la politique et le droit.

Votre groupe, qui est l'un des plus grands acteurs d'outre-mer avec 18 000 salariés et un chiffre d'affaires d'environ 5 milliards d'euros, a une responsabilité particulière dans le respect de la loi. Le fait que vous avez été contraints par une décision de justice de publier vos comptes est préoccupant. Votre réponse est inacceptable pour un groupe de votre envergure. Cette attitude soulève des questions sur d'autres aspects de vos activités, notamment sur la vie chère. Je vous demande donc de reconsidérer votre approche sur ce sujet.

M. Stéphane Hayot. - Nos comptes sont maintenant déposés et accessibles. Vous pouvez les consulter. Le sujet est donc réglé.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je comprends votre réponse, mais ce manque de transparence a causé beaucoup de problèmes. Si vous aviez respecté ces obligations plus tôt, nous aurions probablement évité certaines situations difficiles.

Y a-t-il une différence significative ou les montants sont-ils similaires entre les aides publiques octroyées par la France et celles octroyées par d'autres États ?

M. Stéphane Hayot. - Comme je l'ai mentionné dans mon propos liminaire, nos secteurs d'activité sont rarement éligibles aux aides, à l'exception de Sainte-Lucie où nous bénéficions d'exonérations fiscales et d'aides au fret pour l'importation de produits, comme des bouteilles, entrant dans la fabrication de produits finis, comme c'est le cas en Martinique. Je ne suis pas en mesure de fournir une comparaison pertinente au niveau international, contrairement à d'autres groupes qui sont intervenus avant nous. Cependant, je peux affirmer que les aides spécifiques pour l'outre-mer sont cruciales. Elles nous semblent toutes pertinentes car elles compensent des handicaps structurels bien réels.

J'évoquais précédemment la question de la vie chère. Ce problème concerne non seulement le prix des produits, mais aussi le pouvoir d'achat nécessaire pour les acquérir. La difficulté majeure en outre-mer réside dans le fait que trop de nos compatriotes sont sans emploi, dépendent des minima sociaux, et disposent donc d'un pouvoir d'achat insuffisant. Lorsque le pouvoir d'achat est faible, même ce qui n'est pas cher devient inabordable. Il est donc nécessaire d'agir sur tous les fronts.

Nous sommes convaincus que le développement de la production locale est essentiel. Comme je l'ai souligné dans mon introduction, la production locale n'est pas une solution directe à la vie chère. En effet, produire localement coûte plus cher que dans l'Hexagone. Cependant, la production locale crée de l'activité, des emplois, des revenus et de la fierté, ce qui est crucial.

Prenons l'exemple de notre production de yaourts à La Réunion. Nous y exploitons une usine depuis longtemps, produisant 5 000 tonnes de yaourt par an. En comparaison, la plus petite usine Danone en France métropolitaine produit 100 000 tonnes, soit 20 fois plus. À La Réunion, nous démarrons la production de yaourt à la vanille à 8 heures le lundi matin et nous l'arrêtons à 10 heures, car nous avons déjà produit suffisamment pour couvrir les besoins du marché pour les quinze prochains jours. Produire davantage entraînerait du gaspillage en raison de la courte durée de conservation du produit.

Cet exemple illustre la problématique de la production locale sur le territoire. Notre outil industriel, théoriquement capable de produire 100, ne produit en réalité que 18, restant à l'arrêt plus de 80 % du temps. En métropole, une usine similaire produit entre 80 et 90 % de sa capacité, fonctionnant presque en continu pour un marché de 60 millions d'habitants.

C'est pourquoi les aides fiscales à l'investissement ou issues de la Lodeom, qui permettent de réduire les charges, sont essentielles. Sans elles, cette production locale n'existerait pas. On parle beaucoup d'autonomie alimentaire sur le territoire, et nous sommes convaincus que c'est un objectif louable. Cependant, il faut être réaliste : atteindre une autonomie alimentaire totale est peu probable, même l'Hexagone n'y parvient pas. Néanmoins, plus nous pourrons augmenter cette autonomie, mieux ce sera. En tant qu'acteurs, y compris en tant que distributeurs, nous priorisons la production locale dans nos magasins, car nous sommes convaincus de son importance capitale.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous avez évoqué le pouvoir d'achat et j'ai l'impression que vous abordez la question de la vie chère sous cet angle. Envisageriez-vous de réduire vos marges pour augmenter ce pouvoir d'achat en accordant de meilleurs salaires ?

M. Stéphane Hayot. - Le marché alimentaire outre-mer est extrêmement compétitif et concurrentiel. Rappelons-nous la grande crise sociale en Martinique et en Guadeloupe en 2009. À l'époque, le groupe Cora détenait près de 40 % de parts de marché, il a depuis disparu. En 2019, le groupe leader en Martinique, le groupe Ho Hio Hen, présent également en Guadeloupe et en Guyane, a connu le même sort. D'autres acteurs comme les groupes Lancry et Roseau en Martinique ont également disparu. Heureusement, de nouveaux acteurs sont arrivés et se sont développés.

Comparons avec l'Hexagone où six grands acteurs dominent le marché. Leclerc y détient 24,1 % de parts de marché, alors que nous en avons 26,8 % en Martinique. Carrefour a 22 % de parts de marché dans l'Hexagone, tandis que le deuxième acteur Intermarché en Martinique en a 22,5 %. Intermarché est numéro trois dans l'Hexagone avec 17,8 %, alors que le troisième acteur en Martinique, le groupe Parfait avec l'enseigne Leclerc détient 21,7 %. Système U, quatrième dans l'Hexagone avec 12 %, est représenté en Martinique par le groupe SAFO, partenaire Carrefour indépendant de notre groupe, avec 10,9 %. Auchan a 9,4 % dans l'Hexagone, contre 7,3 % pour le groupe Fernand Ho Hio Hen avec les enseignes Auchan en Martinique.

Cette comparaison montre que sur un territoire de 350 000 habitants en Martinique, nous avons autant d'acteurs majeurs que dans l'Hexagone. La disparition de grands acteurs ces dernières années pose la question suivante : auraient-ils disparu si les marges étaient élevées et les profits importants ? En réalité, nos marges sont similaires à celles de l'Hexagone. Le président d'Auchan a récemment déclaré une marge de 24,8 % dans ses magasins hexagonaux. Nous sommes à moins de 24 % dans nos magasins en Martinique.

La situation est similaire en Guadeloupe, avec une répartition des parts de marché entre plusieurs acteurs : le premier représente 19 % de parts de marché, Système U 19 %, le groupe Leader Price 17 %, et nous sommes à 12,6 %. Cette fragmentation du marché est bénéfique pour le consommateur, qui choisit librement où faire ses achats en fonction de ses intérêts.

Quelle que soit sa taille, si une entreprise néglige la compétitivité et les prix, les clients la délaissent au profit de la concurrence. C'est ce qui est arrivé au groupe Cora, au groupe Ho Hio Hen, et au groupe Casino à La Réunion.

Vous me demandez si nous pouvons baisser les prix. Dans la grande distribution, nous réalisons une marge de 24 % pour un bénéfice compris entre 2 et 3 %. La vie chère en Martinique représente un surcoût de 40 % dans l'alimentaire. Même si nous réduisions nos marges à zéro, cela ne résoudrait pas le problème, passant seulement de 40 % à 38 % de surcoût. Il faut considérer l'ensemble du marché. Si nous baissions artificiellement nos prix au-delà de ce que nos comptes de résultat nous le permettent, cela attirerait tous les clients chez nous, créant une catastrophe au niveau de la concurrence.

Pour conclure, je tiens à souligner qu'il n'existe pas, à ma connaissance, de petits marchés éloignés de leurs sources d'approvisionnement où les prix seraient moins élevés que les nôtres. Cette réalité s'observe en Martinique, en Guadeloupe, à La Réunion, en Polynésie, mais aussi à Sainte-Lucie ou à la Dominique, qui s'approvisionnent depuis l'Angleterre. On ne voit pas de Guadeloupéens faire leurs courses à la Dominique pour profiter de meilleurs prix. En revanche, ce sont les Dominicains qui viennent en Guadeloupe pour acheter des produits moins chers.

Nous sommes pleinement conscients que les prix élevés constituent un problème majeur pour nos clients. Chaque jour, je me lève avec la préoccupation de chercher de nouvelles idées pour les réduire. Cependant, il faut comprendre que 80 % de ce que nous vendons est importé de territoires éloignés de plusieurs milliers de kilomètres.

Nous avons évoqué l'autonomie alimentaire, la production locale, les normes et la possibilité d'acheter davantage dans nos bassins géographiques. La République dominicaine, par exemple, a une industrie plus développée que la nôtre, mais les normes compliquent les importations. Nos îles, qui font partie de l'Europe, ont des contraintes spécifiques.

Cette problématique des prix élevés n'est pas propre à nos régions. À Hawaï, par exemple, les produits alimentaires sont 50 % plus chers qu'au centre des États-Unis. C'est malheureusement une réalité que l'on retrouve partout dans les territoires insulaires éloignés, et qui n'est pas liée aux acteurs spécifiques de la Martinique ou de la Guadeloupe.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite revenir sur le début de l'audition. Vous affirmez que votre groupe n'est pas si important, mais il faut rappeler que quatre groupes ou familles détiennent 80 % du marché dans les territoires ultramarins. La différence avec l'Hexagone, c'est que ces groupes ne sont pas présents dans tous les secteurs comme vous l'êtes.

Votre groupe exerce une influence considérable sur un territoire de 350 000 habitants, étant impliqué dans la grande distribution, l'automobile, l'industrie et d'autres secteurs. Cette situation est comparable à celle de grands groupes comme Lactalis en Mayenne ou Michelin dans le Puy-de-Dôme, mais concentrée sur les territoires ultramarins.

Concernant la transparence, je note que vos comptes sont désormais publics, mais il a fallu une décision de justice pour y parvenir après six ans de non-publication. J'apprécie votre volonté de transparence sur les aides publiques mais quel est le montant total des aides publiques reçues par le groupe GBH en 2023, tous dispositifs confondus ?

M. Stéphane Hayot. - Les aides spécifiques outre-mer que nous percevons s'élèvent à 8 millions d'euros. Les aides publiques à l'exploitation, tant outre-mer que nationales, atteignent 47 millions d'euros. Au total, cela représente donc 55 millions d'euros, toutes aides confondues.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce montant inclut-il l'accise sur le rhum, le crédit d'impôt mécénat, les exonérations de cotisations sociales et tout ce que vous nous avez détaillé précédemment ?

M. Stéphane Hayot. - Oui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie pour ces précisions et de nous transmettre ces informations par écrit, Je tiens également à remercier l'administration qui travaille depuis plusieurs semaines à nos côtés pour préparer ces auditions.

Vous avez réalisé un chiffre d'affaires de 4,9 milliards d'euros en 2023, avec une marge commerciale de 1,7 milliard. Votre résultat net s'élève à 227 millions d'euros, à comparer aux 55 millions d'aides publiques reçues. Je me dis que la France est un beau pays. Qu'en pensez-vous, sachant que vous avez également des filiales à l'étranger qui ont touché 1,6 million d'euros d'aides ?

M. Stéphane Hayot. - Je ne peux pas porter de jugement sur les aides nationales qui sont décidées pour l'ensemble des entreprises françaises. Nous en bénéficions, mais elles ne sont pas de notre ressort. Ce que je peux affirmer, c'est que les aides spécifiques à l'outre-mer dont bénéficient nos entreprises éligibles sont indispensables, quel que soit l'acteur concerné.

Une aide publique est, selon moi, la traduction d'une stratégie étatique. Elle est décidée par l'État pour atteindre certains objectifs, comme augmenter l'autonomie alimentaire en outre-mer, favoriser le développement de la production locale, ou maintenir une activité agricole forte, notamment dans le secteur de la banane qui représente 10 000 emplois.

Ces aides permettent aux acteurs, qu'ils soient grands ou petits, de développer une activité efficace et pérenne. Sans elles, certaines activités ne seraient tout simplement pas viables. Par exemple, sans ces aides, nous ne serions pas fabricants de yaourts à La Réunion, car l'activité ne serait pas rentable.

Il est essentiel que les acteurs importants comme notre groupe puissent accéder à ces aides, au même titre que les autres. Cela permet d'augmenter le nombre d'acteurs et de créer de la concurrence.

Concernant notre diversification, elle résulte d'une stratégie lancée par mon père. Il était convaincu que sur un petit marché, il fallait être présent dans plusieurs métiers et sur plusieurs territoires. Il pensait qu'une entreprise, même de taille modeste, présente sur plusieurs territoires avait plus de chances d'être pérenne qu'une grande entreprise concentrée sur un seul territoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je suis convaincu de l'importance de la diversification et de la présence sur tous les marchés.

Notre commission d'enquête ne se focalise pas sur votre groupe, mais sur l'utilisation des aides publiques par les grandes entreprises. La France est un pays attractif et il est normal d'accompagner des groupes industriels de distribution comme le vôtre. Cependant, je constate une contradiction : de nombreux chefs d'entreprise demandent moins d'État tout en sollicitant davantage d'aides publiques. Je tiens à souligner que le montant global des aides publiques que vous percevez s'élève à 55 millions d'euros, pour un résultat net d'environ 227 millions, soit près d'un quart, ce qui est significatif.

Pouvez-vous nous communiquer la marge brute du groupe ainsi que le montant de l'impôt sur les sociétés que vous payez chaque année ? La plupart des groupes que nous avons auditionnés ont fourni ces informations.

M. Stéphane Hayot. - Notre marge brute est de 24 % pour la grande distribution alimentaire. Notre taux d'imposition est proche, voire égal, au taux normatif de 25 % en France. Pour l'année 2023, nous avons payé 81 millions d'euros d'impôts.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ma dernière question fait suite au rapport d'Évelyne Renaud-Garabedian sur la proposition de loi de notre collègue Victorin Lurel visant à lutter contre la vie chère en outre-mer. Le 16 octobre 2024, un protocole a été conclu entre les services de l'État, CMA-CGM et des distributeurs, dont vous faites partie, pour lutter contre la vie chère. L'objectif était de réduire de 20 % les prix de 6 000 produits. Pour y parvenir, deux nouvelles mesures d'aide publique sous forme de baisse fiscale immédiate ont été mises en place. Il faudra les inclure dans les aides perçues en 2025, comme pour tous les groupes, par souci d'égalité de traitement. Dès le 1er janvier 2025, une exonération d'octroi de mer sur 54 familles de produits a été instaurée, incluant les pâtes, le lait, le beurre, les haricots rouges, les fromages, etc. À partir du 1er mars, une exonération totale de TVA a été appliquée sur 69 familles de produits, comprenant les précédentes ainsi que les pommes, les oranges et les biscottes. L'État a respecté ses engagements. De votre côté, quelles baisses immédiates avez-vous mises en oeuvre ? Pouvez-vous affirmer que vous avez déjà atteint l'objectif de baisse de 20 % du prix sur les 6 000 produits concernés ?

M. Stéphane Hayot. - Nous avons effectivement signé un protocole visant à atteindre une baisse moyenne de 20 % sur 54 familles de produits à partir du 2 janvier 2025. Cependant, pour atteindre cet objectif, il est nécessaire que tous les acteurs respectent leurs engagements.

Les distributeurs ont tenu leur engagement en réduisant leurs marges dès le 2 janvier, répercutant intégralement cette baisse sur les prix. La collectivité territoriale de la Martinique s'est engagée à supprimer l'octroi de mer sur ces produits, sans pour autant diminuer ses recettes, car cette baisse est compensée par une augmentation sur d'autres familles de produits.

L'État a également joué son rôle en supprimant la TVA sur ces 54 familles de produits et même au-delà, tout en compensant ce manque à gagner sur d'autres produits. À ce stade, les seuls acteurs ayant réellement consenti un effort sur leur marge ou leur rentabilité sont les distributeurs.

L'État avait deux responsabilités : la suppression de la TVA, qui a été mise en oeuvre avec un léger retard dû au changement de gouvernement, et la prise en charge des frais d'approche. La répercussion de la suppression de la TVA dans les prix a été immédiate. Grâce aux efforts des distributeurs, à la suppression de l'octroi de mer et de la TVA, nous avons pu réaliser une baisse moyenne de 12 % sur ces 54 familles de produits dans nos magasins. Nous étions à un peu moins de 10 % avant la péréquation de l'État sur la TVA.

Pour atteindre l'objectif de 20 %, comme stipulé dans le protocole, il est nécessaire de réduire les frais d'approche et mettre en place la continuité territoriale. Il était prévu que l'État prenne en charge ces frais, pour un montant d'environ 12 à 14 millions d'euros pour ces 54 familles de produits, afin de diminuer le prix de revient et d'atteindre la baisse moyenne de 20 %.

Il est important de noter que cette moyenne de 20 % implique des variations selon les familles de produits. Nous sommes en moyenne à 12 % de baisse mais certaines familles comme les pâtes alimentaires ont déjà atteint des baisses de 15 à 16 %, d'autres sont à 17 ou 18 %, tandis que certaines sont à 8 ou 9 %. Ces variations s'expliquent par les différences de prix de revient selon les produits.

Pour atteindre l'objectif global de 20 %, la seule solution viable et conforme à l'esprit du protocole signé est la réduction des frais d'approche par l'État.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Vous suggérez que c'est l'État qui ne respecte pas ses engagements. Je tiens à préciser que la collectivité a joué son rôle, mais l'État a demandé de reporter les baisses sur d'autres produits. Je trouve cela problématique : par exemple, on pourra acheter de la farine moins chère pour faire un gâteau, mais il sera plus difficile d'offrir un livre à son enfant. Vous avez évoqué la production locale et l'autonomie alimentaire. En tant qu'entreprise bénéficiant d'aides publiques, comment envisagez-vous de soutenir cette agriculture locale et cette production locale ?

M. Stéphane Hayot. - Concernant l'État, j'ai simplement exposé la situation actuelle. L'État a respecté son engagement sur la TVA, mais n'a pas encore mis en oeuvre la partie relative à la continuité territoriale. Nous avons, à plusieurs reprises, avec tous les acteurs concernés, soulevé ce point.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je me permets de vous interrompre. La TVA restera inchangée puisqu'elle est simplement reportée sur d'autres produits. On ne peut pas affirmer que l'État a rempli son rôle envers les ultramarins, et vous semblez confirmer mes propos. Nous disons la même chose : il y a un report de la TVA sur des produits considérés comme non essentiels. Je ne suis pas d'accord avec votre analyse. Soyez franc avec nous : l'État doit assumer son rôle dans les territoires ultramarins pour assurer la continuité territoriale. Ayez le courage de l'admettre pour que nous puissions comprendre qu'il y a une possibilité d'action publique. Il faut aller jusqu'au bout, non pas pour aider les entreprises, mais pour soutenir le pouvoir d'achat des résidents ultramarins.

M. Stéphane Hayot. - Je dois être précis. Le protocole signé prévoyait une péréquation pour l'octroi de mer et la TVA, c'est-à-dire une baisse ciblée sur 54 familles de produits, compensée par une hausse sur d'autres. Vous avez raison, c'est un jeu à somme nulle. L'intérêt, reconnu par les différents acteurs, est de permettre la baisse des prix sur des produits de consommation courante essentiels, y compris pour les plus démunis. Pour l'octroi de mer, on constate des répercussions de taux sur des produits moins indispensables aux consommateurs.

Concernant la production locale, si vous interrogez les industriels ou les producteurs agricoles d'outre-mer, ils vous diront que nous sommes leur premier partenaire. Mon père a fondé il y a 30 ans l'association des industriels de Martinique, devenue depuis une organisation présente dans l'ensemble de l'outre-mer. Notre groupe a débuté dans ces métiers avant de se diversifier dans la distribution. C'est ancré dans notre ADN et nos convictions les plus profondes.

À la Martinique, notre enseigne Carrefour a signé il y a deux ans un accord avec l'ensemble de ses partenaires du monde agricole. Nous avons mis en place un système où, pour chaque achat d'un certain montant dans nos magasins, nous abondions une caisse destinée à aider de jeunes agriculteurs martiniquais à s'installer. Nous avons ainsi versé près de 200 000 euros, permettant à une vingtaine de jeunes agriculteurs de démarrer leur activité. Est-ce suffisant ? Non. Faut-il faire plus ? Certainement. Pouvez-vous compter sur nous pour intensifier nos efforts ? Absolument.

Nous demandons à nos équipes d'être très proches des structures comme Iguavie et Iguaflhore, de travailler avec les filières. À La Réunion, pour les fruits et légumes, nous n'importons quasiment rien. Nous travaillons avec deux coopératives agricoles locales très solides qui regroupent les productions des agriculteurs réunionnais. 90 % de ce que nous vendons est acheté localement auprès de ces coopératives. Il faut améliorer cette organisation en Martinique et en Guadeloupe, où elle est encore défaillante. Nous y travaillons, et c'est un effort collectif nécessaire, je vous rejoins sur ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Des prix 40 % plus élevés dans les territoires ultramarins par rapport à la métropole ne sont pas entièrement justifiés. Vous dites, comme votre concurrent, que ce sont les frais d'éloignement et que vos marges sont identiques à celles de la métropole. Je veux bien vous croire, mais la confiance n'exclut pas le contrôle. La seule étude existante dit exactement l'inverse. Je cite ainsi Christophe Girardier, un cabinet de conseil plutôt libéral, qui affirme que sur un produit à 10 euros, seuls 5 à 7 % de surcoût peuvent être justifiés par l'éloignement, le reste étant de la marge. C'est la seule étude dont je dispose. Si vous en avez une autre prouvant que les 35 à 40 % de surcoût sont uniquement dus à l'éloignement, je suis preneur.

En période de contrainte budgétaire, où l'on demande des efforts à l'État sur la TVA, où les grands groupes comme le vôtre continuent d'invoquer les frais d'éloignement, nous avons besoin de plus de transparence sur les marges et les marges arrière. Vous ne regagnerez la confiance de la population qu'en mettant tout sur la table : les aides, la transparence sur les marges, etc. Je maintiens que 40 % de surcoût ne peuvent s'expliquer uniquement par l'éloignement, car la seule étude disponible affirme le contraire.

Quand on réalise 227 millions de bénéfices et qu'on reçoit 55 millions d'aides, il faut se poser des questions sur le coût de la vie pour nos compatriotes qui ont du mal à boucler leurs fins de mois, particulièrement dans les territoires ultramarins. Je pense qu'il faudra passer par la loi. Même Manuel Valls, qu'on ne peut pas accuser d'être Che Guevara, est favorable à l'idée de demander des comptes aux grands groupes.

Je vous le répète parce que je pense que cette situation ne peut pas perdurer. On ne peut pas avoir des groupes qui réalisent des marges importantes, même si on ne les connaît pas précisément, dans un contexte de difficultés économiques généralisées.

M. Stéphane Hayot. - Je regrette que la seule étude que vous citiez soit celle d'un acteur isolé qui s'est autoproclamé grand professionnel de la distribution. À ma connaissance, il n'a réalisé des études que sur GBH et tient des propos caricaturaux en permanence. Il existe de nombreuses autres études.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je n'avais pas remarqué que cette étude vous visait particulièrement. J'ai compris qu'elle concernait l'ensemble du secteur. Quoi qu'il en soit, cette étude est reconnue et l'Insee s'appuie dessus. Vous avez tout à fait le droit de la contester, mais elle est généralement acceptée et partagée. Nous pouvons avoir un désaccord sur ce point.

Cependant, la question demeure : est-ce que l'éloignement justifie réellement une différence de prix de 40 % en moyenne ? Même sans étude, et sans viser spécifiquement votre entreprise, je m'interroge. Ce qui m'interpelle particulièrement, c'est que cette différence n'était pas aussi importante il y a dix ans. Il y a eu une forte augmentation au cours de la dernière décennie, c'est un fait indéniable.

M. Stéphane Hayot. - Des études approfondies ont été menées sur la situation en outre-mer. L'Autorité de la concurrence, la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes et les services de l'État ont tous confirmé que les moyens de contrôle déployés en outre-mer sont proportionnellement plus importants que dans n'importe quel autre département français. À la suite de la crise sociale de 2009, le gouvernement a mandaté l'Autorité de la concurrence pour une étude approfondie. Cette analyse a disséqué nos marchés, notamment dans l'alimentaire. La conclusion était claire : le problème ne résidait ni dans le comportement des acteurs, ni dans les marges. Cependant, l'étude a identifié des points d'amélioration possibles, sans pour autant affirmer que la situation était parfaite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - On ne reproche pas à une entreprise privée de faire du profit mais il faut distinguer les profits, les sur-profits et les sur-sur-profits !

M. Stéphane Hayot. - Quand nous réalisons entre 2 et 3 % de marge sur notre chiffre d'affaires, comme un hypermarché en France métropolitaine, on ne peut pas parler de sur-profit. À l'échelle de notre groupe, nous atteignons en moyenne 4 % de marge, alors que les entreprises du CAC 40 dépassent les 6 %. L'Autorité de la concurrence a mené une nouvelle étude en 2019, dix ans après la première, à la demande du président de la République. Je pense que nous pouvons accorder plus de crédit à cette autorité indépendante qu'au consultant que vous avez cité.

D'autres études, notamment celle réalisée par Olivier Sudrie, ont montré que 67 % du coût d'approvisionnement des marchandises est dû à l'éloignement. Le coût de 5 000 euros par conteneur, mentionné par M. Parfait lors de son audition, englobe l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement. Cette réalité s'impose à nous. L'impact de ces coûts varie selon la valeur des marchandises transportées : faible pour 200 000 euros de marchandises, mais fort pour 20 000 euros. Raisonner en moyenne, comme le fait le consultant que vous citez, est trompeur. Par exemple, dans notre hypermarché en Martinique, un iPhone, une télévision ou un ordinateur se vendent au même prix que dans l'Hexagone. En revanche, un paquet de pâtes qui arrive au port de Fort-de-France est déjà 50 % plus cher avant même que nous n'ayons pris de marge. Il faut donc raisonner spécifiquement et non en moyenne

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous contestez ces chiffres, ce qui ouvre un débat. Je vous invite à le trancher par la transparence totale des marges, comme nous l'avions envisagé dans la proposition de loi contre la vie chère. Cette transparence permettrait d'avoir une discussion saine sur les marges réalisées sur les 50, 100 ou 200 premiers produits alimentaires. Je pense que vous n'avez rien à cacher en jouant la transparence totale. Plus vous le ferez rapidement, mieux ce sera. Je vous encourage à prendre l'initiative sur cette question de transparence des marges. Cela nous permettra d'identifier précisément où se situent les surcoûts : est-ce au niveau du transport, de votre marge, ou ailleurs ? Je pense que vous auriez tout à y gagner.

M. Stéphane Hayot. - J'ai dit que le coût du transport était le même pour tous les produits. Concernant la transparence, vous avez raison. Je crois que le gouvernement a demandé à l'Autorité de la concurrence de réaliser une troisième étude approfondie, ce dont je me réjouis. Une structure indépendante et qualifiée pour analyser des situations complexes apportera un éclairage précieux. Je partage votre sentiment sur l'importance d'améliorer la confiance et la compréhension, c'est indispensable. Ma parole peut être perçue comme partiale puisque je suis partie prenante. Si des intervenants tiers, au-dessus de tout soupçon, peuvent apporter leur éclairage, cela me semble être une très bonne chose.

M. Marc Laménie. - Merci beaucoup pour votre présentation pédagogique. Je ne connais pas l'outre-mer, je suis sénateur des Ardennes depuis 2007. Vous avez cité l'île de La Réunion et l'importance de produire localement. Les chiffres que vous avez donnés montrent que votre entreprise familiale est un acteur économique majeur, créateur d'emplois et d'investissements, ce qui est tout à votre honneur.

Vous avez évoqué les actions de solidarité, et je crois que le volet humain est très important. Ces derniers temps, j'interviens modestement pour soutenir l'outre-mer. Il est important que nous, en métropole, puissions soutenir l'outre-mer.

Les actions de solidarité sont cruciales, notamment en raison des contraintes géographiques et climatiques qui affectent ces territoires. Il est essentiel de développer et de renforcer ces actions. Je soutiens pleinement la position de la Présidente et du rapporteur concernant la solidarité, notamment pour soutenir le pouvoir d'achat.

Vous avez mentionné environ 55 millions d'euros d'aides publiques, ce qui est significatif compte tenu de vos investissements et de vos créations d'emplois. En tant que responsables, c'est à vous de gérer ces aspects, mon rôle étant d'analyser et de comprendre la situation. Envisagez-vous de créer une fondation pour vos actions de solidarité, ce qui pourrait ouvrir des possibilités en termes de mécénat et de dispositions fiscales ?

Par ailleurs, vous avez abordé un sujet qui nous préoccupe tous ici : la simplification de l'accès aux aides et la réduction des délais d'instruction, une problématique commune à la métropole et à l'outre-mer.

Votre présence s'étend au-delà de l'outre-mer, dans d'autres pays, ce qui rejoint les préoccupations de nos collègues sénateurs représentant les Français de l'étranger. Le Sénat a une vision globale qui englobe la métropole, l'outre-mer, mais aussi l'ensemble des cinq continents. Sur le terrain, vous interagissez avec divers acteurs et partenaires, notamment les services de l'État et les collectivités territoriales. Les préfets et les représentants de l'État sont là pour vous assister dans ces démarches complexes et ces longs délais que vous avez évoqués. L'un des objectifs de la commission d'enquête est de simplifier et de faciliter ces démarches. L'idée est que les aides publiques aient des retombées concrètes sur le terrain, pour les territoires et leurs habitants. C'est un échange donnant-donnant. Étant donné votre attachement à la solidarité, je pense que c'est aussi une façon de la partager.

Mme Solanges Nadille, présidente. - Je vous remercie, cher collègue, pour ces observations. Monsieur le Directeur général, je vous remercie pour votre intervention qui enrichira notre réflexion sur le sujet. Cependant, je reste perplexe face à certaines de vos réponses et je ne suis pas entièrement satisfaite. Je ne partage pas totalement votre point de vue. Néanmoins, je vous encourage à poursuivre dans la voie de la transparence. C'est crucial pour nos territoires ultramarins de disposer d'informations précises. Bien que vous communiquiez sur vos interventions, je pense qu'il faut être plus transparent quant aux résultats obtenus, notamment concernant l'acheminement des produits de l'Hexagone vers les Outre-mer.

Je ne soutiens pas la proposition de loi qui vise à aligner les prix sur ceux de l'Hexagone. En revanche, j'aimerais que la loi Lurel de 2012 soit appliquée, sans qu'il soit nécessaire de légiférer à nouveau pour vous imposer son respect. Vous bénéficiez de fonds publics, ce qui implique un devoir de résultat envers la population ultramarine, mais aussi envers l'ensemble de la population française.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Carrefour : MM. Alexandre Bompard,
président-directeur général, et Laurent Vallée, secrétaire général

(lundi 31 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour, et de M. Laurent Vallée, secrétaire général.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Messieurs, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions dans le groupe Carrefour.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Alexandre Bompard et Laurent Vallée prêtent serment.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, vise trois objectifs principaux : tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ; ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ; enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leurs activités.

Après avoir auditionné le directeur général du groupe Auchan le 19 mars dernier, nous avons jugé utile de vous entendre, car votre entreprise, bien connue de nos concitoyens, bénéficie également d'aides publiques.

Pouvez-vous présenter succinctement l'activité de votre groupe ?

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ?

Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Alexandre Bompard, président-directeur général de Carrefour. - Monsieur le président, je vous remercie de votre invitation afin de nous permettre, à Laurent Vallée et moi-même, de vous présenter l'activité du groupe et de répondre à vos questions.

Je rappellerai tout d'abord le contexte dans lequel évoluent le groupe Carrefour et le secteur de la grande distribution, avant d'en venir au détail des aides publiques et de leur usage à proprement parler.

Carrefour est un distributeur mondial, avec un ancrage profond en France. Le groupe fête ses 65 ans cette année, le premier hypermarché ayant été créé en 1963 à Sainte-Geneviève-des-Bois pour répondre à la promesse de tout trouver sous un même toit et en libre-service : produits alimentaires et autres, station-service... Ce fut une innovation radicale ! Aujourd'hui, Carrefour opère au sein de 15 000 magasins environ, situés dans 43 pays, pour un chiffre d'affaires mondial de 90 milliards d'euros.

En France, nous réalisons 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires, et 170 000 personnes travaillent aujourd'hui sous nos enseignes. Nos 6 000 magasins forment un réseau unique au sein de nos territoires. En effet, nous sommes le seul acteur qui dispose d'un maillage aussi dense : nous sommes présents dans les centres-villes, en périphérie, dans des centres commerciaux en milieu rural, en montagne ou dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Nous sommes aussi le seul acteur complètement « multiformat » : du très grand hypermarché au commerce de proximité, nous couvrons l'ensemble de la gamme des magasins. Du fait de ces deux caractéristiques, nos magasins figurent parmi les derniers lieux de socialisation et de commerce dans certains territoires. À nos magasins, s'ajoutent nos offres digitales, le drive ou la livraison à domicile.

Carrefour est un groupe en pleine transformation. Dans un secteur qui connaît lui-même des défis inédits et a longtemps été considéré comme « abrité », les enseignes françaises affrontent une concurrence extrêmement vive d'enseignes étrangères, telles que les magasins Action ou, dans le digital, Amazon, Shein et Temu, qui ont profondément remis en cause tous les modèles économiques traditionnels en pratiquant sans relâche un actif dumping social, fiscal et réglementaire.

Les transitions que le secteur doit opérer sont profondes et prendront du temps. Notre métier est une industrie, et nous devons procéder à des transformations digitales, logistiques et en matière d'impact environnemental et énergétique qui sont immenses et demandent des dizaines de milliards d'euros d'investissement.

Dans un secteur à très faibles marges, l'intensité concurrentielle renouvelée - c'est en France que la compétition entre distributeurs est, de très loin, la plus forte - et la nécessité d'opérer ces transitions pèsent fortement sur les entreprises. Résultat - je vous parle en ma qualité de président de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) - : certains distributeurs français connaissent de grandes difficultés et plusieurs acteurs spécialisés subissent des défaillances.

J'en viens au sujet qui nous réunit plus directement, à savoir les aides publiques. Je m'attacherai à vous décrire le plus précisément possible les aides dont bénéficie le groupe Carrefour, lesquelles peuvent être classées en trois catégories : les subventions, les dispositifs fiscaux et les mécanismes sociaux.

Pour ce qui concerne les subventions, nous avons bénéficié de 14 millions d'euros en 2024 pour l'embauche en contrat d'apprentissage, auxquels il convient d'ajouter 6 millions d'euros pour notre centre de formation des apprentis (CFA), qui délivre des diplômes visés par l'État. De manière annexe, nous avons perçu, la même année, 4 millions d'euros au titre du bouclier tarifaire de 2023 et 300 000 euros pour soutenir des initiatives en faveur de la transition écologique et énergétique, notamment pour l'installation de recharges électriques et de panneaux solaires sur nos parkings, ainsi que le recyclage des bouteilles.

Pour ce qui est des dispositifs fiscaux, le groupe Carrefour s'inscrit, en premier lieu, dans le cadre du crédit d'impôt recherche (CIR), mais de manière tout à fait marginale, dans la mesure où Cora, groupe familial que nous avons acquis voilà deux ans, bénéficiait de 1,5 million d'euros à ce titre.

En deuxième lieu, par le biais de notre mécénat alimentaire, nous sommes le premier donateur aux associations d'aide alimentaire. Cette générosité est encouragée par le régime fiscal du mécénat, qui représente, pour le groupe, environ 50 millions d'euros par an. Je ne sais si vous inclurez ce mécanisme dans les aides aux entreprises, mais il s'agit bien d'une dépense fiscale.

En troisième et dernier lieu, entre 2013 et 2018, Carrefour a été éligible au dispositif plus massif, mais qui s'est éteint, du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), pour un montant de 125 millions d'euros par an.

Enfin, les dispositifs d'allègements de cotisations sociales s'appliquent au groupe Carrefour. Ceux-ci ont toujours eu pour objet de favoriser le recrutement et le maintien dans l'emploi de salariés ayant un faible niveau de qualification initiale et se situant dans les premiers échelons de rémunération. Depuis la fin du CICE et le renforcement des allègements de charges sur les bas salaires, l'allègement représente, pour Carrefour, 8 % des 3,2 milliards d'euros de salaires versés chaque année, soit 250 millions d'euros par an.

J'en viens à l'usage que le groupe Carrefour a fait des aides dont il a bénéficié et à son impact positif sur l'emploi, l'investissement et le pouvoir d'achat.

Avec toutes les précautions méthodologiques d'usage, nous estimons à 50 % la part des aides affectées au champ du recrutement et de la formation. Outre les contrats en alternance et à durée déterminée, nous recrutons, partout sur le territoire et notamment dans les quartiers défavorisés, 10 000 collaborateurs en CDI par an, dont la grande majorité a moins de 30 ans. Nous sommes également un acteur majeur des dispositifs d'apprentissage, avec un pic à 15 000 jeunes recrutés et formés en 2021. Enfin, plus d'un salarié sur deux bénéficie d'une action de formation chaque année. Cela représente plus de 600 000 heures dispensées sur les 300 métiers que compte notre groupe.

Ensuite, 35 % des aides sont orientées vers les gains de pouvoir d'achat en faveur de nos collaborateurs et de nos clients. Pour nos collaborateurs, nous conduisons des négociations sur les salaires qui donnent lieu, chaque année, à la signature d'accords majoritaires. Ces derniers ont permis depuis 2017, a fortiori lors de la période de forte inflation de 2021 à 2024, de préserver et d'améliorer le pouvoir d'achat de nos collaborateurs. Entre 2021 et 2024, le salaire de base d'un hôte ou d'une hôtesse de caisse a ainsi progressé de 15,9 %. Nous avons aussi mis en place des dispositifs d'intéressement collectif et de participation, qui ont permis de distribuer, en moyenne, 1 612 euros en 2024, soit 7 % du salaire moyen d'une hôtesse de caisse. La participation a plus que doublé depuis 2018, passant de 555 euros à 1 300 euros en 2025. Enfin, nous avons distribué à plusieurs reprises la prime de partage de la valeur (PPV), dite « prime Macron », et mis en oeuvre, en 2023, un dispositif d'actionnariat salarié, grâce auquel 30 000 de nos collaborateurs ont pu devenir actionnaires de Carrefour à des conditions préférentielles.

En parallèle, nous avons investi pour protéger le pouvoir d'achat de nos clients, avec des mécanismes tels que les prix bloqués, le « panier anti-inflation » ou l'essence à prix coûtant, qui nous ont été demandés pendant toute la période du covid-19 et de l'hyperinflation. Ces dernières années, ces dispositifs ont souvent été mis en place à l'invitation des pouvoirs publics ou en coordination avec les politiques gouvernementales de protection du pouvoir d'achat.

Enfin, la part restante des aides, qui s'élève à 20 millions d'euros environ, représente 2,5 % de nos investissements annuels en faveur de notre outil industriel. Nous investissons chaque année dans notre réseau de magasins et nos systèmes d'information pour faire face à l'environnement concurrentiel très évolutif que j'évoquais au début de mon intervention : depuis 2018, presque 250 millions d'euros par an sont affectés à la rénovation énergétique, l'accessibilité et la mise aux normes de nos magasins, et 400 millions d'euros par an visent à mettre le digital au coeur de nos opérations.

Pour conclure, je vous donnerai mon sentiment sur les aides, leur pertinence et leur suivi.

Vous le voyez, les subventions et dispositifs fiscaux sont très minoritaires parmi les mécanismes auxquels Carrefour est éligible. Pour ce qui concerne les subventions, le contrôle et la pertinence me semblent relativement simples : c'est seulement si nous embauchons un apprenti, et sur la foi d'un formulaire administratif, que nous recevons une subvention. Quant aux mécanismes fiscaux, de deux choses l'une : soit notre situation satisfait aux critères posés par le législateur, et nous pouvons en bénéficier ; soit ce n'est pas le cas et nous sommes alors susceptibles de faire l'objet d'un redressement. En matière fiscale, le contrôle me paraît garanti par l'action de la direction générale des finances publiques (DGFiP).

Pour ce qui est des allègements de cotisations sociales, on peut distinguer le niveau macroéconomique et celui microéconomique. D'un point de vue macroéconomique, les évaluations, notamment celles du rapport Bozio-Wasmer remis en 2024, montrent que les exonérations de cotisations ont produit des effets significatifs sur l'emploi, notamment dans les secteurs comptant de nombreux emplois peu qualifiés. Ces aides ont permis de soutenir l'emploi non délocalisable, de préserver la compétitivité-coût de la France et, plus largement, d'être un contrepoids au coût du travail, qui demeure particulièrement élevé dans notre pays par rapport à la moyenne de l'OCDE.

Sur le plan microéconomique, il arrive que des entreprises bénéficiaires procèdent à des licenciements ou à des délocalisations. Il ne faut pas le nier, mais n'en tirons pas une généralisation hâtive. Ces décisions sont rarement prises à la légère, souvent dictées par des impératifs de survie ou de transformation, et ne suffisent pas à invalider le bien-fondé des dispositifs dans leur ensemble. Un conditionnement des aides à l'absence de restructuration ou de départs est donc à manier avec prudence, au risque de rigidifier le tissu économique ou de créer des effets pervers.

L'approche la plus productive consiste sans doute à mieux évaluer, mieux cibler et mieux piloter les exonérations, comme le préconise la Cour des comptes. En particulier, le rapport Bozio-Wasmer recommande de placer les allègements sur les rémunérations proches de 1,6 Smic pour éviter les « trappes à bas salaires ». Nous sommes favorables à cette évolution. Et, signe de l'absence d'effets d'aubaine, nos salaires sont déjà bien plus proches de ce niveau de rémunération que du Smic.

Enfin, on ne peut faire abstraction du contexte international - la France n'est pas une île. L'Inflation Reduction Act (IRA) américain ou les annonces récentes de Donald Trump en faveur d'un protectionnisme renforcé reconfigurent les règles du jeu économique mondial. Affaiblir unilatéralement nos outils de compétitivité reviendrait à nous désarmer à un moment où les États-Unis et la Chine investissent massivement pour attirer les activités industrielles et technologiques de demain.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci, monsieur le président-directeur général, pour votre esprit de concision. Vous avez évoqué l'IRA américain ou la Chine, mais sans entrer dans le détail.

À quel niveau situez-vous les aides publiques françaises dans les autres pays où votre groupe est implanté ? Ce soutien permet-il à nos entreprises d'être compétitives à l'étranger ?

Par ailleurs, si vous ne deviez retenir que deux aides publiques, l'une efficiente et l'autre plus douteuse, quelles seraient-elles ?

M. Alexandre Bompard. - Nous sommes présents dans 43 pays ; il est donc toujours un peu difficile d'établir un classement des mécanismes d'aides et d'exonérations. La France se caractérise par un coût du travail plus élevé que dans d'autres pays où les aides fiscales sont plus simples, directes, et non reliées à la masse salariale. Dans le même temps, nous ne sommes pas aux États-Unis et nous ne sommes plus en Chine, deux territoires clefs pour l'attractivité et la compétition mondiale. En termes de magnitude, nous nous situons dans la moyenne des pays où le groupe est implanté.

Au-delà de mon sentiment, les faits démontrent que les allègements de charges sur les bas salaires ont donné des résultats. Lorsque j'ai débuté ma carrière, le taux de chômage, notamment des personnes peu qualifiées, atteignait des niveaux encore très élevés et constituait l'un des principaux enjeux des politiques publiques.

Les allègements de charges sur les bas salaires, dont certains des effets sont parfois incertains, ont permis d'abaisser significativement le taux de chômage de ces personnes ou de ceux qui entraient sur le marché du travail. Pour Carrefour, ces allègements représentent 250 millions d'euros, pour une masse salariale de 3,2 milliards d'euros. J'estime donc que ces dispositifs fonctionnent, même si l'on peut légitimement s'interroger, comme le fait le récent rapport publié sur le sujet, sur leur niveau optimal de mise en oeuvre. Ils nous ont incontestablement permis de réduire les effets d'un coût du travail trop élevé en France, source d'un déficit de compétitivité, en particulier pour les emplois les moins qualifiés.

Toutefois, il existe de nombreux dispositifs d'aide peu efficaces ou d'une grande complexité. Pour une entreprise de grande taille comme la nôtre, qui mobilise de nombreux collaborateurs sur ces questions, le coût administratif de gestion de l'ensemble de ces dispositifs s'avère important. Il conviendrait sans doute, à l'instar des efforts déjà engagés par le Sénat et l'Assemblée nationale, de procéder chaque année à un nécessaire nettoyage, afin de s'assurer que ces mesures rapportent davantage qu'elles ne coûtent, tant à l'État qu'aux entreprises.

M. Olivier Rietmann, président. - Si je comprends bien, il faudrait faire passer à ces dispositifs le test des PME avant de les appliquer. Je suis un fervent défenseur de cette proposition, et j'apprécie de l'entendre dans votre bouche !

Puis-je obtenir quelques détails sur les 6 millions d'euros de financement alloués à votre centre d'apprentissage ? Combien d'apprentis accueillez-vous ? Sont-ils tous destinés à travailler pour Carrefour ou une partie d'entre eux, après avoir été formés, peuvent-ils rejoindre d'autres entreprises ?

M. Alexandre Bompard. - Nous avons mis en place des centres de formation d'apprentis hors les murs, situés dans des magasins, des entrepôts, etc. En 2021, nous avons recruté 15 000 jeunes apprentis, conformément à l'engagement que j'avais pris au moment du covid, estimant qu'il était de notre responsabilité de tendre davantage la main, notamment à des jeunes issus des quartiers de la politique de la ville, qui représentent 50 % de nos apprentis. Ces jeunes ont très largement vocation à rejoindre les rangs de Carrefour, même si certains d'entre eux peuvent également oeuvrer ailleurs.

Nous sommes à la fois un formateur et un recruteur d'apprentis très important ; à cet égard, je n'ai pas été totalement convaincu par la dernière mesure adoptée, qui lie les aides à l'alternance à la taille de l'entreprise. Après des années durant lesquelles on déplorait le manque de réussite de l'apprentissage en France, ce dispositif a largement contribué à son succès récent. Revenir dessus en imposant une conditionnalité en fonction de la taille de l'entreprise, avec une aide plus importante pour les petites structures que pour les grandes, ne me semble pas opportun.

J'en parle d'autant plus aisément que, dans mon secteur d'activité, mes principaux concurrents et homologues sont des entreprises indépendantes, ces réseaux étant par nature constitués d'entreprises de moins de 250 salariés. Cette conditionnalité à la taille ne me paraît donc pas la plus pertinente. J'aurais jugé plus intéressant de moduler les aides en fonction du niveau de diplôme : recruter des apprentis titulaires d'un bac+5 me semble poser question. En revanche, l'effet de masse des grandes entreprises qui s'engagent très fortement en faveur de l'apprentissage bénéficie largement, selon moi, aux jeunes souhaitant entrer sur le marché du travail.

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides publiques à l'apprentissage représentent un peu plus de 21 milliards d'euros sur le budget de l'État. Pourtant, dans des pays voisins comme la Suisse et l'Allemagne, où l'apprentissage est très développé, elles sont quasiment inexistantes. En Suisse, 70 % des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont passés par l'apprentissage !

J'ai parfois l'impression, pour le dire de manière un peu triviale, que, dans certains pays, les entreprises ont vraiment pris la mesure de la chance que constitue l'apprentissage, non seulement pour les jeunes, mais aussi pour elles-mêmes, car il s'agit de leurs collaborateurs de demain, des travailleurs qui feront vivre le pays. En France, en revanche, j'ai le sentiment, même si je caricature, que de nombreuses entreprises accueillent des apprentis davantage dans une logique d'oeuvre sociale. Pour cela, elles bénéficient d'un accompagnement financier important, de plusieurs milliers d'euros par an, ainsi que des exonérations de cotisations, certes plus modestes.

Ne pourrait-on pas envisager de travailler différemment sur cette aide massive en changeant de paradigme, afin que l'apprentissage ne soit pas presque intégralement soutenu par les deniers publics ? Une plus grande coopération entre le privé et le public permettrait que l'apprentissage devienne un réflexe beaucoup moins coûteux pour l'État, en mettant en avant ses aspects très positifs pour les entreprises et pour leur avenir.

Pour y parvenir, nous devrions mettre en oeuvre une véritable évaluation de ces aides dédiées. Ainsi, plutôt que de fixer le curseur en fonction du niveau d'études ou de la taille de l'entreprise pour décider de leur maintien ou de leur suppression, nous pourrions identifier précisément les secteurs où celles-ci donnent des résultats, où elles sont nécessaires et ceux dans lesquels elles ne le sont pas. Une telle évaluation permettrait sans doute de mieux coller à la réalité lorsqu'il faut les supprimer ou les réduire.

Cela ne passe-t-il pas d'abord par une vue d'ensemble de l'apprentissage et de son importance réelle, tant pour notre pays que pour les entreprises et leur avenir ?

M. Alexandre Bompard. - Vous avez raison, une différence culturelle dans le rapport à l'apprentissage existe depuis longtemps entre la France, l'Allemagne et la Suisse, que je connais un peu moins bien. Dans l'entreprise où je travaille, l'apprentissage est vécu comme une chance, en raison notamment de la typologie des jeunes qui nous rejoignent et des difficultés de recrutement que nous rencontrons parfois sur des métiers exigeants, comme les métiers de bouche.

Il ne s'agit ni d'un effet d'aubaine financier ni d'un moyen de rendre le rapport annuel plus sympathique : c'est bien une véritable opportunité. L'apprentissage nous permet de recruter des collaborateurs, de les attirer, de les former et de faire jouer l'ascenseur social, les plus anciens transmettant leur savoir aux plus jeunes. C'est un dispositif auquel nous sommes très attachés, comme en témoigne le chiffre éloquent de 15 000 apprentis accueillis dans notre entreprise.

Vous avez parfaitement raison, comme législateur, de souligner l'importance d'une évaluation approfondie pour déterminer les modalités optimales de mise en oeuvre de ce processus, qu'il s'agisse du curseur à fixer, du montant des aides ou des conditions à respecter. En m'extrayant un instant du cas de Carrefour, je constate que, après des années de difficultés, l'apprentissage fonctionne enfin dans notre pays et commence à s'ancrer dans les esprits, même si son coût pour les finances publiques est effectivement très élevé.

On pourrait considérer que la dynamique est désormais suffisamment enclenchée et intégrée par tous pour envisager dès à présent de réduire la voilure ; c'est une possibilité. Cependant, vous connaissez ce sujet sur le bout des doigts et, pour ma part, j'ai été frappé, pendant deux décennies, par les réticences à considérer l'apprentissage comme une chance. Alors que nous venons à peine de lancer cette démarche, faut-il l'interrompre si vite ou la conditionner à la taille de l'entreprise, qui me semble un critère discutable ?

Je trouve plus pertinent de s'interroger sur le niveau de diplôme : lorsqu'une entreprise accueille un apprenti polytechnicien, cela pose question et relève d'un effet d'aubaine, d'une utilisation des deniers publics qui n'a pas de sens. En revanche, la taille de l'entreprise, compte tenu des volumes d'apprentis concernés, ne me paraît pas forcément le bon critère - mais ce n'est que mon sentiment...

Notre objectif collectif doit être de faire fonctionner l'apprentissage dans notre pays, car nous en avons besoin.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous ai écouté avec grande attention et je vous sais gré de votre transparence sur l'ensemble des dispositifs d'aide. Mes calculs m'amènent à un total d'environ 330 millions d'euros d'aides publiques au bénéfice de Carrefour pour 2018, dont plus des deux tiers correspondent aux 255 millions d'euros d'exonérations de cotisations, ce qui est logique compte tenu de votre position parmi les premiers employeurs privés en France. Vous êtes d'ailleurs l'un des rares à avoir justifié l'utilisation de ces aides publiques dans votre entreprise.

Cependant, les chiffres que j'ai pu recueillir racontent une histoire différente de celle que vous venez de développer, en matière d'emploi et de pouvoir d'achat. J'ai confectionné moi-même le tableau actuellement projeté, à partir des données que j'ai collectées, notamment celles qui ont été présentées aux actionnaires et aux syndicats, en les recoupant avec la presse. Il m'a été difficile d'obtenir ces données, contrairement à celles concernant les autres entreprises auditionnées, car il m'a fallu envoyer un mail. Je précise que les montants du CICE pour 2017 et 2018 sont des estimations et que le bénéfice réalisé en 2017 est négatif, même si le bénéfice ajusté est positif en raison de la dépréciation des magasins en Italie. J'ai par ailleurs estimé le montant des dividendes versés pour 2018 à partir du nombre d'actions en circulation et de leur rentabilité votée lors de l'assemblée générale.

Au total, sur six ans, entre 2013 et 2018, Carrefour a bénéficié de 744 millions d'euros de CICE et de 1,289 milliard d'euros d'exonérations de cotisations, soit un total de 2, 033 milliards d'euros d'aides publiques, un montant très élevé. Les bénéfices nets cumulés se sont élevés à 3,656 milliards d'euros et le cumul des dividendes versées à 2,865 milliards d'euros.

M. Alexandre Bompard. - Je ne connais pas ces chiffres, mais ils me conviennent et je ne les conteste pas. Cependant, je vous rappelle que je suis arrivé en 2018.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Parallèlement, comme l'indique le deuxième tableau projeté, issu du tableau 30 présenté à vos actionnaires, les effectifs de Carrefour en France n'ont cessé de diminuer, passant de 112 000 salariés en 2017, 109 000 en 2018, 101 000 en 2019, 96 000 en 2020, 92 000 en 2021, 80 000 en 2022 et 74 418 en 2023, soit une baisse de 33 %, la plus forte régression enregistrée par le groupe, dont les effectifs mondiaux ont également baissé de 217 000 à 166 000 pendant la même période. Cette réduction d'effectifs s'est opérée à travers diverses restructurations : allègements des services généraux en 2018, plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) de 2 300 salariés en 2019, suppression de plusieurs centaines d'emplois dans les sièges et les fonctions support en 2020, recul de l'emploi en 2021 malgré l'acquisition de Bio c' Bon et l'arrivée de nouveaux effectifs, rupture conventionnelle collective de près de 1 000 emplois mise en oeuvre en 2023. Je relève tout cela avant même d'aborder le débat sur le projet Carrefour 2026 et la question de la location-gérance.

J'ai passé des heures à analyser ces chiffres pour aboutir à des données consolidées. Vous nous dites que l'argent public est utile pour préserver l'emploi. Je veux bien vous croire ; toutefois, la confiance n'exclut pas le contrôle.

En six ans, Carrefour a bénéficié de 2 milliards d'euros : ce n'est pas négligeable, surtout lorsque l'on connaît les bénéfices réalisés par le groupe et le montant des dividendes versés aux actionnaires. Or 37 990 emplois ont été supprimés durant la même période. Dès lors, l'argent public ne sert pas à maintenir l'emploi : c'est même plutôt l'inverse. Qu'en pensez-vous ?

M. Alexandre Bompard. - Je vous remercie pour le travail que vous avez effectué. Malheureusement, je suis contraint de formuler plusieurs objections.

Une objection méthodologique, tout d'abord. Vous ne pouvez pas établir de comparaisons sur le fondement d'exercices différents, 2013-2018 d'une part, et 2019-2024, d'autre part. Les bases de calcul doivent être identiques.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'aurais bien voulu le faire, Monsieur Bompard, mais vos données ne sont pas en accès libre - votre groupe est le seul à agir ainsi, d'ailleurs.

M. Alexandre Bompard. - Nous vous les aurions données si vous nous les aviez demandées. En tout cas, votre comparaison souffre d'un biais méthodologique.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En ce cas, analysons les trois premiers exercices, de 2017 à 2019.

M. Alexandre Bompard. - Je pointerai une deuxième erreur méthodologique. Nous sommes présents dans de nombreux pays. Or les tableaux n'y font pas référence ; ils ne reflètent donc pas la situation de l'ensemble du groupe.

J'en viens maintenant au lien entre les aides aux entreprises et l'emploi, en mettant de côté le biais méthodologique de votre calcul qui conduit à ce que vous compariez des choses qui ne sont pas comparables.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je rectifierai mon calcul si vous me transmettez les données.

M. Alexandre Bompard. - Je le ferai très volontiers.

Monsieur le rapporteur, vous qui suivez le secteur de très près, savez-vous combien d'hypermarchés Carrefour ont été fermés depuis mon arrivée en juillet 2018 ? Zéro ! Pourtant, lorsque j'ai pris la direction du groupe, on me demandait de fermer une cinquantaine d'hypermarchés, qui perdaient entre 5 et 10 millions d'euros.

Que signifient les données de ce tableau ? Ils traduisent justement les opérations de franchise et de location-gérance. Aucun plan social n'a été organisé. Seul le siège a été touché par des plans de départs volontaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sauf en 2019, année durant laquelle 2 300 personnes ont subi un plan de sauvegarde de l'emploi.

M. Alexandre Bompard. - Nous avons réduit le nombre d'emplois au siège, car nos coûts de structure étaient trop importants : nous devions être plus compétitifs face à nos principaux concurrents.

Je le répète : nous avons pris la décision de ne fermer aucun hypermarché. Vous êtes tous des élus territoriaux, Mesdames, Messieurs les sénateurs : vous savez ce qu'une telle décision représente.

Contrairement à nos concurrents, nous avons non pas fermé, mais transformé nos hypermarchés, d'une part en faisant évoluer les magasins concernés grâce à l'énergie des équipes, d'autre part en ayant recours à un mode de gestion différent, à savoir la franchise ou la location-gérance. Des entrepreneurs du secteur ou des directeurs de magasin ont alors décidé de s'engager, devenant l'équivalent d'un Leclerc, d'un Intermarché ou d'un U. Ainsi, chaque année, 15 hypermarchés et 25 supermarchés, soit 40 magasins au total, ont adopté le modèle de la location-gérance ou de la franchise, après avoir négocié une clause sociale avec les partenaires sociaux dans le cadre d'un accord majoritaire. Le contrat de travail est maintenu - cela va de soi -, ainsi que 90 % des avantages : les salariés ont seulement perdu une semaine de congés qui avait jadis été octroyée.

Les magasins concernés sont ceux qui souffrent et qui perdent de l'argent : je devrais les fermer. Mais le changement de mode de gestion permet aux salariés de garder leur emploi, leur rémunération, leurs primes, comme n'importe quel autre salarié de Leclerc, d'Intermarché ou de U. On est passé de 125 000 à 170 000 personnes travaillant sous l'enseigne Carrefour : 85 000 salariés sont employés par le groupe et 85 000 autres sont des salariés de franchisés ou de locataires-gérants.

Dès lors, monsieur Gay, je ne sais pas d'où viennent les chiffres vous permettant de soutenir que Carrefour a subi des réductions d'emploi de 33 %.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont les vôtres : ils proviennent de la slide n° 30 présentée à vos actionnaires.

M. Alexandre Bompard. - En 2025, 170 000 personnes travaillent dans un magasin Carrefour en France, contre 125 000 à mon arrivée. Telle est la réalité : la transformation que nous avons menée a permis, par la transformation interne, par la gérance, par la franchise, par la proximité, à 45 000 personnes supplémentaires de travailler dans l'une de nos enseignes. En outre, aucun hypermarché n'a été fermé en France. Cette politique a permis de développer l'emploi, au bénéfice de la collectivité.

M. Laurent Vallée, secrétaire général du groupe Carrefour. - Je souhaite apporter une précision : le groupe n'a pas connu de PSE en 2019 ; il s'agissait d'une rupture conventionnelle collective, signée par les syndicats majoritaires.

M. Fabien Gay, rapporteur. - L'année 2019 a bien été marquée par un PSE portant sur 2 300 emplois ; c'est en 2023 qu'a eu lieu une rupture conventionnelle collective, qui concernait 979 emplois.

M. Laurent Vallée. - C'était aussi une rupture conventionnelle en 2019.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je le conteste. Quoi qu'il en soit, les plans de départs volontaires...

M. Alexandre Bompard. - ... concernaient les emplois du siège.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Que ce soit par le biais d'un plan de départs volontaires ou d'une rupture conventionnelle, je ne connais personne qui a envie d'être licencié en se levant un matin ! Vous arriverez toujours à citer le contre-exemple d'une personne heureuse d'avoir créé son entreprise après avoir touché 50 000 euros, mais, dans leur majorité, les gens ne vivent pas les choses ainsi.

M. Alexandre Bompard. - Vous avez pleinement raison : un plan de départs volontaires n'est jamais une bonne nouvelle.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je reviens sur le biais méthodologique que vous avez dénoncé. Vous avez raison, mais j'ai utilisé les chiffres à ma disposition.

M. Alexandre Bompard. - Cette réunion a un objectif : nous permettre d'échanger.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous avez tout à fait raison. Je le répète : vous êtes les seuls à ne pas mettre l'ensemble des chiffres à la disposition du public.

M. Alexandre Bompard. - Les seuls de notre secteur ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, nous avons trouvé les chiffres pour le groupe Auchan, par exemple.

M. Alexandre Bompard. - Nous sommes la seule entreprise cotée du secteur : vous n'avez pas donc pu trouver les chiffres de nos confrères.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous avons auditionné d'autres entreprises cotées.

M. Alexandre Bompard. - Des entreprises d'autres secteurs, donc.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Carrefour bénéficie d'un accompagnement s'élevant à 330 millions d'euros - hormis les 125 à 130 millions d'euros du CICE qui ont disparu, comme pour toutes les autres entreprises.

Je reviens à la question centrale : l'emploi. Vous n'êtes pas sans savoir que la location-gérance fait l'objet de débats, y compris chez des syndicats qui ne sont pas les plus révolutionnaires : ainsi, la CFDT s'était interrogée sur les conséquences du recours à ce mode de gestion. La location-gérance est synonyme de casse sociale. Un salarié d'un groupe de 110 000 salariés bénéficie d'acquis sociaux, conquis à l'issue de luttes. Ces acquis, on les perd lorsque l'on devient salarié d'une plus petite entreprise.

Or c'est bien le groupe qui bénéficie d'aides au titre du soutien à l'emploi. En 2014, Carrefour a reçu 255 millions d'euros d'exonérations de cotisations sociales, alors que le nombre d'emplois continuait à décroître au siège avec des plans de départs volontaires et des licenciements. Vous dégradez en outre les conditions d'emploi, avec 39 projets de location-gérance en 2025. Il y a donc une question d'emploi et de qualité de l'emploi.

M. Olivier Rietmann, président. - Quelles sont les raisons ayant motivé votre décision ? Qu'en serait-il aujourd'hui si vous n'aviez pas agi ainsi ? Les salariés travaillant pour un grand groupe ont plus d'avantages. J'imagine que vous établissez des bilans réguliers : si vous avez continué à utiliser la solution de la location-gérance, c'est que vous avez jugé pertinent de le faire...

Les exonérations de charges ont-elles été versées uniquement au groupe Carrefour ? Les magasins franchisés ou en location-gérance en ont-ils bénéficié, par ruissellement ?

M. Alexandre Bompard. - Ces questions figurent au coeur de la réflexion qui nous anime depuis mon arrivée. Le marché français est au coeur de notre modèle. Notre secteur d'activités souffre. C'est le cas de deux groupes français, qui faisaient pourtant partie du top 15 mondial ; vous avez reçu l'un d'entre eux, une magnifique enseigne. J'en tire plusieurs enseignements : notre secteur est sous tension ; les marges y sont faibles ; enfin, la concurrence est extrêmement forte dans notre pays : le modèle indépendant et mutualiste, à l'instar de Leclerc ou d'Intermarché, beaucoup plus efficient en matière de coûts, a très bien réussi.

Je voulais absolument éviter la fermeture d'hypermarchés. À l'occasion d'un contentieux, un syndicat, pour lequel j'éprouve par ailleurs un profond respect, a eu cette formule folle : nous aurions préféré des PSE, des licenciements, plutôt que de passer à la location-gérance...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous savez que les salariés le vivent mal.

M. Alexandre Bompard. - Vous me permettrez de connaître un peu l'entreprise dans laquelle je travaille ! Un commerçant est sur le terrain tous les jours. Quand il voit que son magasin perd de l'argent et des parts de marché depuis dix ans, il se fait du souci.

Cela dit, vous avez raison : l'inquiétude est réelle - et légitime - lorsque les salariés apprennent qu'un entrepreneur reprend leur magasin et qu'il y développera de nouvelles méthodes.

Voilà cinq ans que nous menons cette politique : sur 200 magasins concernés, 195 ont été sauvés. Les salariés constatent que le magasin ne perd plus d'argent et que leur contrat et leur salaire sont maintenus ; en outre, ils bénéficient d'une clause sociale ayant fait l'objet d'une négociation.

Lorsque nous le pouvons, nous évitons cette situation : dans leur majorité, nos hypermarchés restent des magasins intégrés. Cela dit, je préférerai toujours avoir recours à ces entrepreneurs qui, à l'instar de leurs collègues indépendants d'Intermarché ou de Leclerc, méritent le respect, qu'envisager un plan social, dans lequel des centaines d'emplois - directs ou indirects - sont menacés.

Je ne vous demande pas de m'adresser un satisfecit, mais le fait est que nous n'avons pas fermé de magasins. Si, en 2018, j'avais fermé les 40 magasins qui perdaient alors 10 millions d'euros chacun, vous auriez pu dire que je me moquais de vous, eu égard aux exonérations de cotisations dont Carrefour a bénéficié. Mais nous n'avons pas pris une telle décision.

Je comprends les termes du débat. Je comprends que les salariés n'apprécient pas de changer de statut. Cependant, les actions que nous avons entreprises depuis 2018 nous ont permis de sauver notre modèle et nos hypermarchés. Carrefour est ainsi resté un acteur important du secteur, tant en France qu'au niveau mondial.

M. Olivier Rietmann, président. - Quid du ruissellement des aides ?

M. Alexandre Bompard. - Les allègements de charges bénéficient uniquement au groupe Carrefour.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'arriverons pas à nous mettre d'accord, mais vous reconnaissez que le passage d'un magasin à la location-gérance se fait au détriment des conditions de travail. Vous le dites d'ailleurs très bien : les entrepreneurs reprenant les magasins - des personnes respectables en effet - utilisent des méthodes qui permettent de revenir à l'équilibre. Or ces méthodes détériorent les conditions de travail des salariés.

M. Alexandre Bompard. - Si je puis me permettre, il s'agit de mon métier !

Un entrepreneur sauve un magasin non pas en rognant sur le social, mais grâce à l'énergie commerciale qu'il déploie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont les salariés qui déploient l'énergie commerciale.

M. Alexandre Bompard. - Ce sont les actions de l'entrepreneur qui sauvent le magasin, pas la détérioration des conditions de travail !

Nous sommes d'accord sur une chose : l'inquiétude des salariés lors du passage à la location-gérance. Mais je vous invite à venir dans les magasins concernés...

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en connais beaucoup ! Je vous laisserai choisir, car je ne voudrais pas que vous m'accusiez de sélectionner un repaire de la CGT...

M. Alexandre Bompard. - Allons-y ensemble. Je ne vous accuserai jamais de rien !

M. Olivier Rietmann, président. - Nous pouvons nous accorder sur un point : il n'y a pas de bon leader sans une bonne équipe ; il n'y a pas de bonne équipe sans un bon leader.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Le rachat de Cora a concerné 60 magasins, 17 000 salariés, 115 supermarchés Match ainsi que la centrale d'achat alimentaire Provera. Vous aviez annoncé qu'aucun magasin Cora ne serait fermé. Cette affirmation est-elle toujours d'actualité ? Quand l'Autorité de la concurrence se prononcera-t-elle sur ces achats ?

M. Alexandre Bompard. - Si le tableau que vous avez présenté était complet, monsieur le rapporteur, vous auriez tenu compte de ces 17 000 salariés !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous n'avions que les chiffres jusqu'à 2023 !

M. Alexandre Bompard. - De fait, nous avons fait l'acquisition de Cora l'année dernière. Cette très belle enseigne est implantée dans le Nord et l'Est de la France, régions que vous connaissez bien, et comprend 17 000 salariés.

Lorsque nous avons repris ces magasins, nous avons annoncé que nous conserverions l'intégralité d'entre eux, ce que nous avons fait, et que nous le ferions en plaçant ces derniers sous un format intégré, ce que nous avons fait également. La seule chose qui m'est impossible, bien évidemment, c'est d'ignorer l'Autorité de la concurrence. Cette dernière a rendu sa décision il y a quelques jours, en nous demandant sept remèdes, qui concernent cinq hypermarchés et deux supermarchés. Nous devrons donc céder ces sept magasins à la concurrence, pour des raisons de bonne répartition des parts de marché locales, avant la fin de l'année.

M. Marc Laménie. - L'acquisition de Cora a été évoquée. Le département des Ardennes, que je représente, est concerné, puisqu'il comporte un hypermarché Cora, à Villers-Semeuse, près de Charleville-Mézières, mis en vente à la suite de la décision de l'Autorité de la concurrence. On comprend les inquiétudes de l'ensemble des salariés, tout en ayant beaucoup de respect pour les chefs d'entreprise, dont vous faites partie.

Comme vous l'avez rappelé, Monsieur Bompard, Carrefour est un acteur économique important en termes d'investissements, à hauteur de 400 millions d'euros.

Vous avez mentionné, avec clarté et transparence, les aides publiques dont vous avez bénéficié. Or, parmi vos interlocuteurs de proximité, on trouve les collectivités territoriales : les bourgs, puisque votre maillage territorial est rural, mais aussi les villes et les métropoles - vous avez évoqué la politique de la ville -, sans oublier les collectivités départementales et régionales, qui ont la compétence économique. À quel montant estimez-vous les aides publiques dont vous bénéficiez, qu'elles soient directes ou indirectes, de la part des collectivités territoriales ?

M. Laurent Vallée. - Sauf erreur de ma part, nous ne recevons pas de subvention directe des collectivités territoriales, ou peu s'en faut. Sinon, nous les aurions citées dans notre propos liminaire.

M. Marc Laménie. - Même si les collectivités restent des interlocuteurs.

M. Laurent Vallée. - Le tableau présenté au début de l'audition retrace l'ensemble des aides dont nous sommes bénéficiaires, qu'elles proviennent de l'État, de l'Union européenne ou des collectivités territoriales. Nous revérifierons ces chiffres, mais, en toute honnêteté, il me semble que nous n'en recevons pas de la part des collectivités.

M. Marc Laménie. - Vous intervenez largement, au titre du mécénat, en soutien à des associations à vocation sociale ou humanitaire. Auriez-vous quelques chiffres sur ce point ?

M. Alexandre Bompard. - En effet, nous sommes les premiers partenaires d'associations comme les Restos du Coeur, les banques alimentaires ou encore le Secours populaire. Ces associations reçoivent des denrées alimentaires, mais aussi non alimentaires, au profit des personnes en situation de précarité. Au total, nous donnons de l'ordre de 90 millions à 92 millions d'euros par an en denrées, habits ou produits d'hygiène. En retour, comme je l'ai mentionné dans mon propos liminaire, nous recevons 50 millions d'euros en réduction d'impôt. Comme vous le savez, cette réduction, au titre du mécénat, est calculée selon le montant des dons effectués.

M. Olivier Rietmann, président. - J'ai été maire d'une commune de 1 600 habitants où se situe un Carrefour Market : je témoigne que je n'ai jamais eu de sollicitation pour la moindre aide, qu'elle soit communale, départementale ou communautaire.

M. Daniel Fargeot. - Je reviens sur les locations-gérances. Sur combien d'années sont-elles échelonnées ? Aboutissent-elles à une cession de l'établissement ?

Au vu de votre expérience de près de vingt années à la tête de grandes entreprises françaises, constatez-vous, Monsieur Bompard, une évolution du rapport des entreprises aux aides publiques ? Selon vous, de marginales, ces aides sont-elles devenues un enjeu central ?

Puisque vous avez également travaillé dans l'industrie des médias, pensez-vous que cette dernière est plus sensible que le commerce alimentaire aux aides publiques ?

M. Laurent Vallée. - Les situations de location-gérance sont variables, avec une durée du contrat, en général, de trois ans, mais qui peut varier en fonction des situations individuelles.

L'aboutissement dépend aussi des circonstances : comme Alexandre Bompard le rappelait, nous avons 6 000 magasins en France. La situation varie aussi selon la taille du magasin : le fonds de commerce d'un hypermarché est bien plus onéreux que celui d'un petit magasin de proximité. Ainsi, pour ce dernier, la location-gérance est souvent un marchepied vers la franchise, avec, le cas échéant, le rachat de tout ou partie du fonds de commerce. Pour l'hypermarché, notre expérience de la location-gérance est bien plus récente que pour les magasins de proximité.

M. Alexandre Bompard. - Le secteur des médias est sans doute plus sensible aux régulations ou aux aides publiques.

Pour ses activités en France, le groupe Carrefour, hors exonérations de charges, atteint un chiffre d'affaires de 45 milliards d'euros. Si j'enlève les exonérations de charges, pour ne parler que de ce que vous mentionnez en parlant des aides publiques, ces dernières représentent un montant minuscule.

M. Olivier Rietmann, président. - Notre rapporteur préférerait le terme de « cotisations » à celui de « charges »...

M. Alexandre Bompard. - Pour ma part, je préfère parler d'allègements de charges.

Nous parlons d'un tout petit montant, inférieur à 80 millions d'euros.

M. Daniel Fargeot. - L'épaisseur du trait, en somme !

M. Alexandre Bompard. - J'en viens à votre question sur l'importance du sujet des aides publiques. Votre commission d'enquête trouve, à cet égard, une actualité particulière : lors de mes échanges avec mes homologues dans d'autres secteurs, je constate combien notre environnement concurrentiel a changé. L'activité de mon secteur est non délocalisable, mais vous avez déjà reçu des dirigeants confrontés à la compétition mondiale dès la décision d'installation de l'entreprise.

Ainsi, le niveau de cette compétition et des aides publiques accordées par un certain nombre de pays, y compris celui qui passait, il y a quelques années, pour le parangon de l'économie de marché et du libéralisme, a énormément changé. L'Inflation Reduction Act, voté sous la présidence de Joe Biden, donne à l'administration américaine des moyens considérables pour accueillir des entreprises. Cela dit quelque chose de cette compétition mondiale.

Je suis certain qu'un certain nombre de mes homologues vous diront que, au moment de choisir le lieu d'implantation d'une usine ou d'une activité, le « niveau d'agressivité » - au bon sens du terme -des administrations publiques d'autres pays en matière de conditions d'accueil est très élevé. À cet égard, votre commission d'enquête, au-delà de son périmètre actuel, a une importance toute particulière : il faut essayer de réfléchir aux aides qui permettraient de relever les défis plus forts, parmi lesquels l'emploi et l'attractivité des talents.

Certains de mes homologues évoqueront certainement des filières particulièrement sensibles. Quoi qu'il en soit, je suis frappé par le fait que nous n'avions pas de telles discussions il y a dix ou vingt ans. Nous ne parlions alors pas de l'agressivité des États-Unis ou d'autres pays dans leur volonté d'attirer des activités, contrairement à aujourd'hui.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai eu la chance de me rendre au Brésil et d'y visiter un magasin Atacadão, de très bonne tenue. Après un débat nourri, un magasin Atacadão a ouvert, il y a quelques mois, non pas à Sevran, mais à Aulnay-sous-Bois. Je sais que vous avez souhaité attaquer le marché français avec Atacadão, mais mon sentiment est que ce n'est pas la plus grande des réussites pour le moment. Sénateur de la Seine-Saint-Denis, je suis passé devant le magasin récemment et je l'ai longuement arpenté : cela ne donne pas tellement envie d'y faire ses courses... Comment analysez-vous cette situation ?

Ensuite, je souhaite revenir sur le tableau que j'ai présenté lors de mon propos liminaire. Au-delà du débat sur la baisse du nombre d'emplois, les exonérations, additionnées au CICE, qui n'existe plus, se montent à un total de 2 milliards d'euros sur six ans, soit un fort niveau d'accompagnement. Or, sur cette même période, le résultat net atteint 3,6 milliards d'euros, et les dividendes versés 2,8 milliards d'euros.

J'interroge M. Bompard, plutôt que le PDG de Carrefour : comprenez-vous l'émotion, la colère, le sentiment d'inadéquation face à la superposition d'aides publiques substantielles accordées à beaucoup d'entreprises, de dividendes eux aussi importants et de suppressions d'emplois dans certains secteurs ? Êtes-vous d'accord pour plus de transparence - vous répondez par l'affirmative en vous livrant vous-même à cet exercice - et pour l'établissement de critères plus précis, par exemple en termes de maintien d'emplois, de recrutement ou encore de transition écologique ou numérique, pour l'octroi d'exonérations ou de subventions ?

M. Olivier Rietmann, président. - Au sein de groupes aussi importants que ceux que nous auditionnons dans le cadre de cette commission d'enquête, les décisions d'orientation politique et financière ne se prennent pas en six mois. Elles dépendent plutôt d'une réflexion et d'analyses sur un temps plus long.

Comprendriez-vous que la loi prévoie qu'une entreprise ayant touché des aides conséquentes, mais qui procède à une délocalisation dans l'année qui suit - je ne parle pas de licenciements ou de versements de dividendes -, rembourse les aides touchées en proportion du poids du site délocalisé ? Le délai pourrait être d'un an ou de dix-huit mois, pas aussi long que cinq ans.

On sait très bien que la prise de décision, au sein des grands groupes, ne se fait pas au dernier moment. Il serait donc possible de stopper le versement des aides au titre du site concerné dès lors que la décision de délocaliser est prise, ne serait-ce que pour l'exemple.

M. Alexandre Bompard. - Atacadão relève d'un modèle de cash and carry, ou libre-service de gros, que nous avons développé au Brésil. Il est le premier de ce type dans ce pays, et s'adresse aux particuliers comme aux professionnels. Je voulais le tester sur le marché français, mais je n'ai jamais annoncé de plan de développement avec des dizaines d'ouvertures. J'ai dit que je voulais l'offrir au marché français, afin d'en voir les résultats.

M. Fabien Gay, rapporteur . - J'ai bien mentionné un essai en Seine-Saint-Denis, sans dire qu'il y en aurait des centaines.

M. Alexandre Bompard. - Nous apprenons beaucoup dans le cadre de ce développement. Certaines choses fonctionnent, d'autres posent des difficultés, mais, au global, nous sommes assez satisfaits. Cependant, nous n'avons pas de plan de développement pour le moment. Le modèle est très intéressant, mais le marché français est ultraconcurrentiel : il est donc difficile d'y implanter un nouveau concept - d'où le fait que je n'ai pas annoncé de plan de développement.

J'en arrive à votre autre question, Monsieur le rapporteur. Elle est parfaitement légitime. Elle se pose au citoyen, mais aussi au représentant de la nation que vous êtes, tout comme au chef d'entreprise.

Il me semble qu'il faut toujours en revenir à l'essence des aides publiques, qui relèvent des politiques publiques. Pour ma part, je n'ai pas d'activité de recherche, mais, si le législateur a créé un crédit d'impôt recherche, c'est dans le but de développer la recherche dans notre pays. Il en va de même pour les exonérations de charges en faveur de l'emploi. La question centrale est donc la suivante : ces politiques publiques sont-elles rendues plus efficaces et plus efficientes par l'aide publique ? Autrement dit, l'aide publique sert-elle ces politiques publiques ? Si la réponse est affirmative, il convient de la maintenir. Dans le cas contraire, il faut l'arrêter.

Vous avez raison : la délocalisation d'une usine ayant suivi des aides publiques suscitera toujours des interrogations. Je le comprends parfaitement. Cependant, même si je ne suis pas concerné, je vais défendre mes collègues. L'évolution des marchés, le cours des matières premières ou encore les évolutions géopolitiques actuelles font que la capacité des industriels à déterminer, sur trois à cinq ans, la future implantation et le développement de leurs usines a changé du tout au tout. Mes amis industriels me disent qu'ils ne savent même pas où se localiser, que leur réflexion est parfois suspendue à la décision que prendra Trump le mercredi suivant... Tout va donc très vite, et ce changement est majeur.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est pour cela que je parlais d'un an.

M. Alexandre Bompard. - Vous avez raison : ce délai doit être court. J'entends tout à fait votre raisonnement lorsque nous parlons de l'usine.

Par ailleurs, il faut en effet faire la chasse à tout abus d'aide, logique que je comprends parfaitement en tant que citoyen.

M. Olivier Rietmann, président. - Attention aux effets d'aubaine.

M. Alexandre Bompard. - Gardons toutefois à l'esprit que les choses évoluent à une vitesse folle. Parfois, des industriels ont bénéficié d'aides en toute bonne foi, avec la conviction que leur usine se développerait en France, avant qu'un retournement du marché ne prive le site de sa compétitivité. Telle est la réalité de ce que vivent un certain nombre de chefs d'entreprise, notamment dans l'industrie.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour conclure, je rappelle que le général de Gaulle a dit des Français qu'ils étaient « le peuple le plus mobile et indocile de la terre ». Ce qui leur plaît aujourd'hui peut ne plus leur plaire demain !

M. Alexandre Bompard. - Cela reste passionnant.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie de votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Stellantis : M. Jean-Philippe Imparato,
directeur général Europe

(lundi 31 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête avec l'audition de M. Jean-Philippe Imparato, directeur général Europe du groupe Stellantis.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Monsieur Imparato, je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Imparato prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, a trois objectifs principaux.

Tout d'abord, elle vise à établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles qui emploient plus de 1 000 salariés et qui réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, elle vise à déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, elle vise à réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en matière de maintien de l'emploi, au sens large, lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements, voire délocalisent leur activité.

Après avoir entendu le président de Renault lundi 24 mars dernier, nous avons jugé utile de vous recevoir, car Stellantis, qui regroupe une multitude de marques automobiles connues dans le monde entier, bénéficie d'aides publiques. Après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre opinion sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles octroyées dans les pays où votre groupe est présent ? Quel est le montant global des aides publiques reçues par Stellantis en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Pouvez-vous nous faire un panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée et celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères pour évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites de cette conditionnalité ?

Je vous propose de développer ces sujets dans un propos liminaire de vingt minutes environ, puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Philippe Imparato, directeur général Europe du groupe Stellantis. - J'ai passé trente-cinq ans dans les groupes automobiles Peugeot, Peugeot Société Anonyme (PSA) et Stellantis. J'ai commencé ma carrière en Bourgogne avant de rejoindre Toulouse puis de rentrer au comité exécutif du groupe PSA en 2016, en tant que directeur général de la marque Peugeot. À la création de Stellantis, j'ai rejoint l'Italie comme président de la marque Alfa Romeo et, consécutivement, des véhicules utilitaires du groupe. En octobre 2024, un mois avant son départ, Carlos Tavares m'a demandé de prendre la responsabilité de Stellantis Europe : trente-neuf usines, 70 000 salariés et 65 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Le 2 décembre dernier, le nouveau CEO (chief executive officer) m'a prié de conserver cette responsabilité et d'y adjoindre celle des marques européennes, en l'occurrence Peugeot, Citroën, Opel, Fiat, DS Automobiles, Lancia et Alfa Romeo, et de l'ensemble des véhicules utilitaires que nous fabriquons entre l'Espagne, la France et l'Italie.

Premièrement, que représente Stellantis ? Ce groupe international repose sur quatre piliers : la France, l'Italie, les États-Unis et, au travers d'Opel, l'Allemagne. Né en 2021 de la fusion des groupes PSA et Fiat Chrysler Automobiles, Stellantis compte douze usines implantées en France, dans des territoires parfois désindustrialisés, et emploie 42 000 salariés. Pour donner un point de comparaison, nous avons en Europe trente-neuf usines et 70 000 salariés - le poids de la France est donc significatif - dont 6 000 travaillent dans la recherche et développement (R&D). Mi-mai, nous ouvrirons le Green Campus de Poissy, qui sera le plus gros centre de R&D du groupe en Europe. Je tiens à le préciser, car le crédit d'impôt recherche est le principal soutien apporté à notre développement en France et en Europe. Tous les moyens d'essais et les services tertiaires se trouveront sur le Green Campus.

Où travaillons-nous ? À Douvrin, pour la gigafactory et les moteurs thermiques ; à Caen, à Rennes et à Poissy ; à Sept-Fons, cette fonderie étant intéressante pour réfléchir à l'innovation ; à Sochaux, berceau de la marque Peugeot ; à Hordain, pour les véhicules utilitaires ; à Valenciennes ; à Charleville-Mézières, autre fonderie ; à Trémery et à Metz, pour les moteurs ; à Mulhouse pour, d'un côté, les voitures, de l'autre, la mécanique, les forges et la fonderie.

Nous comptons 4 298 concessionnaires sur le territoire, dans vos circonscriptions. Chacun emploie de dix à trente salariés, plus de la moitié d'entre eux étant dans la prévente, métier qui changera compte tenu de la transition énergétique. Il vaut donc mieux que nous formions les apprentis à l'électromécanique !

Nous disposons de 600 fournisseurs sur tout le territoire. La filière automobile compte sur le marché français 3 500 entreprises, soit 250 000 salariés, dont 42 000 chez nous, aussi, pour notre groupe, ce marché est lourd.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous n'avez pas parlé du site de Vesoul, dans la circonscription où je suis élu.

M. Jean-Philippe Imparato. -Vesoul et Rivalta, en Italie, sont actuellement les plus gros et probablement les plus performants des centres d'approvisionnement en pièces de rechange du groupe en Europe. J'ai passé un certain nombre d'années sur ce site !

Il est à noter que nous sommes le plus gros fabricant de voitures en France. Tuons les légendes urbaines : Stellantis a produit dans notre pays 569 000 voitures en 2024, chiffre qui atteindra plus de 600 000 en 2025. Nous produisons 80 000 voitures de plus que Renault et 200 000 de plus que Toyota. Comme je l'ai indiqué à vos collègues de l'Assemblée nationale au mois de novembre dernier, le plan sur trois ans suivi par Stellantis, qui concerne la plupart des usines, ne contient pas de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) pour la France.

Deuxièmement, quelle est la nature des aides que nous recevons et qu'en faisons-nous ? Nous avons investi 3 milliards d'euros ces cinq dernières années dans la transition énergétique des usines françaises. Vous m'entendrez souvent en parler ! En effet, comme le montre le bilan que j'ai fait de ces onze dernières années en matière d'aides publiques - j'ai porté une attention particulière aux cinq dernières, à savoir le post-covid -, 80 % de nos investissements ont été orientés vers cette transition. Nous pouvons les flécher ligne par ligne ! Les chiffres sont à votre disposition.

Nous avons investi 600 millions d'euros dans la modernisation des sites de Caen, dans le Calvados, de Charleville, dans les Ardennes, de Metz-Trémery, en Moselle, de Mulhouse, dans le Haut-Rhin, de Valenciennes, dans le Nord, et de Sept-Fons, et 300 millions d'euros dans la transformation de l'usine de Sochaux, dans le Doubs, laquelle travaille un peu avec Mulhouse et Vesoul. Nous avons également investi 168 millions d'euros dans la plateforme STLA Medium, à Rennes, ville de Citroën, pilier de l'entreprise historique.

Pour établir un lien avec le crédit d'impôt recherche, je précise que Stellantis est classé premier déposant de brevets en France, avec 1 289 déposés en 2024 d'après l'Institut national de la propriété industrielle (Inpi), sachant que Safran est deuxième et L'Oréal troisième. Nous étions aussi premiers en 2019, en 2020 et en 2023 ! L'argent investi dans notre maison est-il utile ? En effet, si j'en crois ce classement !

Nous avons décidé de situer l'ensemble de la chaîne de valeur des véhicules électriques en France. Ainsi, à Douvrin, 300 mécaniciens de l'usine Stellantis ont été formés et recrutés par la première gigafactory de production de batteries de technologie française ACC (Automotive Cells Company). À Metz-Trémery, la coentreprise Emotors produit des moteurs électriques et des transmissions pour l'assemblage des boîtes de vitesses électrifiées des moteurs hybrides.

J'ai évoqué le sujet de la reconversion plus d'une fois, mais il me semble au coeur de notre transformation : la reconversion de nos collaborateurs vers l'électrique vaut pour les usines, mais aussi pour l'ingénierie. Il n'est pas facile de passer d'une formation spécialisée dans les moteurs à diesel à la fabrication de cellules au sein d'une gigafactory ACC. Le constat vaut pour tous ceux qui, de près ou de loin, n'ont pas touché à ce genre de technologie depuis le début de leur formation.

Les sites industriels de Stellantis contribuent par leur engagement à l'atteinte de l'objectif de neutralité carbone. En 2038, nous serons à zéro émission dans nos usines et sur l'ensemble de la chaîne de production et d'ingénierie. Pour ce faire, nous estimons qu'il nous faudra avoir divisé par deux notre consommation d'électricité en 2030. L'année prochaine, 566 000 mètres carrés de panneaux photovoltaïques seront installés sur nos terrains, 727 000 mètres carrés sont prévus pour 2026 et 827 000 mètres carrés pour 2027. Au-delà de l'énergie électrique, nous avons abaissé la consommation d'eau par production de voiture de 12 % en 2024. Nous estimons qu'il nous faut la diviser par deux à horizon 2030. Nous dirigeons donc l'ensemble de nos investissements dans le capacitaire et la production vers le photovoltaïque et la réduction de la consommation d'eau dans la plupart des entreprises.

J'en viens au détail des aides, qui se répartissent en quatre ensembles : les aides à l'investissement au bénéfice de l'entreprise - projets subventionnés, réponses aux appels d'offres de Bpifrance -, les aides à l'investissement pour des projets hors de l'entreprise, les aides à l'innovation et à la recherche, et les aides indirectes, dont les aides à l'achat bénéficiant au client final.

J'ai compté quatorze catégories d'aides dont nous avons bénéficié depuis 2013, qui vont du crédit d'impôt recherche au crédit d'impôt famille en passant par les aides à la formation et par les subventions régionales à la fabrication. J'ai le détail des allégements de charges ou des contributions directes pour chaque projet et par année. Une période de onze ans m'a semblé assez large pour être représentative de ce que vous pourriez avoir besoin de vérifier. Je précise au passage que vous êtes les bienvenus à Poissy, où nous avons un décompte précis et certifié par notre service financier !

Pour illustrer notre usage des aides, j'ai demandé à ce que me soit donnée la liste des projets post-covid qui en ont bénéficié. Sur la période 2013-2024, la totalité de celles que nous avons reçues représente entre 5 et 6 % des montants investis. Depuis 2021, les dix-sept dossiers que nous avons présentés à l'autorité publique et qui ont été acceptés ont pour l'instant fait l'objet d'un accompagnement pour un montant de 24 millions d'euros, qui a représenté 5,7 % des dépenses, estimées à 431 millions d'euros.

J'ai aussi demandé à avoir des exemples précis. Prenons Valenciennes, parfait mélange entre régionalisation, innovation et reconversion. Pour un investissement sur le site de 65 millions d'euros, nous avons reçu 3 millions d'euros de subventions, le projet ayant été conventionné en 2020. Ces fonds ont été utilisés pour construire des réducteurs pour moteurs électriques parce que nous avons décidé d'intégrer la filière dans toute sa verticalité. Ainsi, nous avons modernisé à Valenciennes les procédés de production, amélioré la gestion de l'espace et des flux logistiques pour la part du site dédiée aux nouvelles activités, et développé une nouvelle gamme de réducteurs performants qui répondent aux besoins de l'ensemble des véhicules électriques du groupe, non seulement en France, mais aussi à l'étranger. Nous arrivons à faire entrer ce site dans la compétition relative à l'évolution technologique et nous le mettons au service de la production du groupe.

Prenons également l'exemple d'Hordain. L'objectif est d'y apprendre les métiers de l'électrique et donc la résistance à l'invasion chinoise, si je puis me permettre... En 2020, nous avons investi sur ce site 8,7 millions d'euros, l'autorité publique ayant consenti une aide de 0,7 million, pour créer un atelier dont la mission est d'assurer l'assemblage de batteries, au travers d'une double offre de batteries performantes. La mise en place d'un tel atelier entraîne forcément l'étude et la maîtrise de nouvelles technologies, notamment en matière de vissage et d'étanchéité des batteries. En effet, les vissages de sécurité sont prioritaires dans notre métier. Nous préparons ainsi l'avenir des garages, qui devront reconditionner les batteries, réparer ou changer des cellules.

Prenons ensuite l'exemple de Sochaux. Avec l'objectif de confirmer l'ancrage régional de marques et de voitures iconiques, nous avons investi 150 millions d'euros sur ce site et nous avons reçu 7 millions d'euros d'aides, le projet ayant été conventionné en 2019 et mis en oeuvre en 2022. Ainsi, nous avons rendu possible la fabrication sur une seule ligne, au lieu de deux, de 400 000 véhicules de six silhouettes différentes, la plateforme étant elle-même multiénergies. Notre but était de répondre aux besoins de l'ensemble des utilisateurs, à commencer par les besoins en véhicule électrique : Peugeot E-3008, Peugeot E-5008... Les voitures actuelles ont soit 540 kilomètres soit 700 kilomètres d'autonomie grâce aux batteries de la gigafactory d'ACC. Toutefois, puisque tout le monde ne peut pas se payer une voiture à 44 000 euros et pour répondre aux besoins des entreprises, nous avons aussi une proposition hybride de 136 chevaux, beaucoup moins chère : de 5 000 à 6 000 euros de moins.

Enfin, le cas de Sept-Fons est intéressant. En France comme en Europe, la question de l'avenir des fonderies se pose. Pour concilier l'électrique et la fonderie, nous avons choisi d'opérer une reconversion de l'usine de Sept-Fons. En effet, un véhicule électrique pèse plus lourd qu'une voiture thermique, et nécessite par conséquent des freins adaptés. La fonderie de Sept-Fons a donc augmenté sa capacité de production de disques de frein pour répondre à ce besoin, en passant à 32 000 pièces supplémentaires par semaine et à 119 000 pièces sur la capacité de peinture des pièces de freinage usinées.

Ces quelques exemples montrent de quelle manière nous avons fléché nos investissements.

Par ailleurs, nous avons répondu à des appels à projets de Bpifrance. L'un d'eux portait sur la décarbonation de plusieurs sites, notamment celui de Sept-Fons. Je pense également au développement de carters pour moteurs électriques à partir de procédés technologiques très modernes sur le site de Charleville. À Hordain, nous avons lancé une offre d'hydrogène pour les véhicules utilitaires dès 2021 - nous étions d'ailleurs les premiers au monde à le faire.

En ce qui concerne l'innovation, Stellantis a dépensé 1,658 milliard d'euros dans la recherche et le développement en France en 2019. Ce montant atteignait 2,29 milliards d'euros en 2023. L'aide du CIR, en 2023, représentait à due concurrence 63,2 millions, dont 50,3 millions pour la R&D et 6,3 millions pour le manufacturing. Les ordres de grandeur restent donc similaires, à hauteur de 4 à 6 %.

En plus de soutenir l'ingénierie du groupe, au travers d'un panier d'innovations, ces investissements nous permettent d'agir dans trois domaines précis.

Premièrement, nous développons une nouvelle plateforme 100 % électrique qui hébergera les petites voitures urbaines.

Deuxièmement, nous travaillons sur une technologie steer-by-wire, afin de mettre au point un système de direction sans transmission mécanique entre le volant et les roues - concrètement, on tourne le volant d'un quart de tour, et la voiture tourne à 360 degrés. C'est un avantage compétitif majeur.

Troisièmement, nous souhaitons progresser sur les aides à la conduite des véhicules (Adas, pour Advanced Driver Assistance System). Actuellement, ce sont les Américains et les Chinois qui sont à la pointe dans ce domaine, en particulier sur le software. Pour garantir une forme d'indépendance de la France en la matière, nous travaillons sur les Adas de niveaux 2 et 3 de conduite autonome.

Outre ces trois exemples, je pourrai vous fournir le détail des projets pour lesquels sont utilisées des aides publiques.

J'en viens aux aides à l'achat et à la vente. Quand on gagne 2 500 euros par mois, on n'a pas les moyens d'acheter une voiture à 44 000 euros. Ces dernières années, le client final a bénéficié d'aides. Or depuis trois mois, dans toute l'Europe, hormis en Pologne, ces aides ont disparu !

D'un côté, il m'est demandé d'orienter 20 % de ma production vers les véhicules électriques, immédiatement. Pour l'heure, cette part n'est que de 13 %. Or chacun des points qui manquera pour atteindre la cible me coûtera un malus potentiel de 300 millions d'euros en fin d'année.

De l'autre côté, cependant, je ne reçois aucune aide pour inciter les clients à l'achat. Le résultat, c'est que le marché de l'électrique s'écroule ! Je ne suis pas venu m'en plaindre, mais il faut le souligner.

Les aides à l'achat, aussi bien pour les véhicules personnels que pour les utilitaires, me semblent indispensables si l'on veut accompagner la transition vers un monde décarboné, ce qui serait assez cohérent au vu de l'utilisation que nous avons faite des aides publiques ces dix dernières années ! Si j'ai réorienté le site de Sept-Fons vers l'usinage de disques de frein adaptés à l'électrique, la logique doit être suivie jusqu'au bout. Mais pour cela, il faut que le client ait un intérêt à acheter un véhicule électrique.

C'est d'autant plus vrai si l'on tient compte de la concurrence. Un E-3008 produit à Sochaux coûte 42 990 euros, et sa version thermique, 37 000 euros. Or un modèle similaire électrique de BYD s'achète également pour 37 000 euros. Autrement dit, les Chinois vendent l'électrique au prix du thermique en Europe. Et nous ne pouvons pas réellement baisser davantage les coûts, puisque 45 % de ceux-ci dépendent de la batterie.

Cette compétitivité nous conduit à nous battre pour que les exigences réglementaires en matière d'évolution vers la décarbonation soient maintenues et pour que les aides publiques soient fléchées vers des plans d'innovation précis. À ce titre, si nous avons aussi facilement retrouvé le montant des aides perçues, c'est précisément parce qu'elles sont adressées à des projets particuliers, ce que je trouve très efficace. Ainsi, chaque projet répond à une participation qui donne lieu à un retour sur investissement ou à une mesure d'efficacité.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous préconisez finalement des aides versées sur factures acquittées.

M. Jean-Philippe Imparato. - Absolument. Nous en tenons la comptabilité et nous pouvons dire comment a été employé l'argent perçu, ligne par ligne.

M. Olivier Rietmann, président. - Les aides qui vous paraissent les plus efficaces sont donc celles qui sont versées en cas de réalisation d'un projet précis.

M. Jean-Philippe Imparato. - Tout à fait.

Une autre catégorie d'aides est assez révélatrice de cet écart de compétitivité. Produire une voiture en France coûte, en valeur ajoutée - main d'oeuvre, énergie et ensemble des coûts logistiques associés à l'arrivée des pièces compris -, deux fois plus cher qu'en Espagne. La produire en Italie coûte trois fois plus cher, et en Allemagne, quatre fois plus !

Plus encore que le coût salarial, c'est celui de l'énergie qui fait la différence.

M. Olivier Rietmann, président. - Cette comparaison s'explique-t-elle par la sortie de l'Espagne du dispositif européen de fixation du prix de l'énergie ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je n'ai pas de réponse précise à votre question.

Néanmoins, je peux vous indiquer qu'en Italie, les coûts de l'électricité sont quatre fois et demie plus élevés qu'en Espagne. En tout cas, j'ai été très surpris du coût de l'énergie en France, au regard du poids de l'industrie nucléaire - peut-être pourrez-vous m'éclairer sur ce point !

Je me suis donc interrogé sur les coûts salariaux. J'ai fait faire les comptes : un ouvrier espagnol touche 18,1 euros par heure, contre 16,6 euros pour un ouvrier français. Mais pour l'entreprise, la même heure travaillée coûte 36,6 euros à Hordain et 25,6 euros à Saragosse ! Mes collaborateurs français touchent donc moins d'argent net, alors que le coût de revient moyen de l'heure travaillée est 15 % à 20 % plus élevé !

Je le répète, l'objet de cette audition n'est pas de me plaindre, mais il faut avoir cela en tête. L'objectif n'est pas d'alimenter la compétition entre les pays que j'ai cités, mais d'aligner nos politiques face à la concurrence chinoise, qui, elle, est capable de créer un différentiel de prix pour un client de 5 000 à 10 000 euros par voiture, pour des véhicules qui coûtent moins de 40 000 euros.

Mon fils a acheté une 208 thermique. Il me l'a dit : l'usage et le coût d'une voiture électrique ne sont pas compatibles avec ses moyens - et c'est bien compréhensible !

Troisièmement, j'en viens aux fournisseurs. Ceux-ci se tiennent à nos côtés dans ce combat. Ils font bel et bien partie de l'équipe de France. En 2024, nous avons acheté 6,1 milliards de pièces à nos 500 sites fournisseurs implantés en France, en monosourcing pour la plupart. Autrement dit, notre avenir est lié : puisque nous devons aligner 4 000 pièces sur une voiture en même temps dans l'usine, si un fournisseur manque à l'appel, c'est la catastrophe !

Tout d'abord, nous achetons pour 100 à 250 millions d'euros de composants par an à nos quinze premiers fournisseurs, toutes activités, tout type d'énergie et tout type de pièces confondus. En ordre de grandeur, ces entreprises représentent les 200 000 emplois indirects que j'ai évoqués plus tôt. Nous essayons d'éliminer les coûts, avec une certaine forme de rigueur : nous leur demandons de faire de même - ce n'est pas toujours facile ni faisable.

Ensuite, nous déployons des mécanismes d'indexation des coûts des matières et de l'énergie : quand les coûts augmentent ou baissent, nous suivons le mouvement.

Par ailleurs, nous partageons nos attentes et nos enjeux avec les acteurs de la filière, que ce soit la plateforme automobile (PFA), la Fédération des industries des équipements pour véhicules (Fiev) ou nos fournisseurs. Surtout, nous échangeons avec la direction générale des entreprises (DGE), à Bercy, les analyses de structure de coûts pour identifier les familles et les types de pièces structurellement compétitifs en France, afin de déterminer dans quelle technologie investir pour être opérationnels le plus rapidement possible.

Il est donc possible de produire en France et en Europe tout en restant compétitifs, mais nous demeurons sous tension.

M. Olivier Rietmann, président. - Vos fournisseurs travaillent-ils uniquement pour Stellantis ? Bénéficient-ils, par votre intermédiaire, d'aides publiques ?

M. Jean-Philippe Imparato. - La plupart d'entre eux travaillent pour bien d'autres OEM (Original equipment manufacturer) que Stellantis. Les aides publiques à l'innovation dont nous bénéficions profitent indirectement aux fournisseurs, au travers des transferts technologiques : en effet, nous partageons avec eux nos innovations afin qu'ils puissent produire les pièces alimentant les nouvelles technologies que nous développons. Ce travail d'innovation et d'industrialisation leur garantit donc un certain volant d'affaires.

Pour autant, certains de nos fournisseurs ne génèrent pas un tel chiffre d'affaires. Nous devons aussi leur prêter attention. Nous avons ainsi agi pour préserver plus de 200 emplois au sein du groupe Walor de Vouziers et Bogny-sur-Meuse en 2024. La même année, nous avons accompagné la fermeture du site de Novarès à Ostwald. Nous avons soutenu cette année la cession d'un groupe dont le dirigeant avait plus de quatre-vingts ans. Enfin, en décembre 2024, j'ai personnellement travaillé à la résolution complète du dossier MA France. Le groupe italien CLN, qui réalisait un chiffre d'affaires de 1,5 milliard d'euros, a été confronté à des difficultés avec sa filière MA France, située à Aulnay-sous-Bois, qui avait été vendue il y a bien longtemps. Cependant, l'affaire n'était toujours pas résolue, et j'ai tenté de trouver la solution la plus raisonnable et la plus bénéfique pour l'ensemble des parties.

L'industrie automobile en Europe représente 13 millions d'emplois. Mon objectif est que Stellantis poursuive ses activités au-delà de 2040. Notre secteur risque en effet de devenir la sidérurgie du XXIe siècle. Si nous ne sommes pas capables d'être compétitifs face à la Chine, nous disparaîtrons. Je n'ai pas travaillé pendant trente-cinq ans pour renoncer maintenant.

En résumé, les enjeux se hiérarchisent ainsi : compétitivité, attractivité des produits, fléchage des aides publiques vers l'innovation - en troisième place, mais c'est sans doute ce qui fera la différence - et soutien à la verticalisation de la filière. Nous avons devant nous un immense risque, suffisamment connu, mais aussi une opportunité tout aussi importante : nous avons un corps d'ingénieurs extraordinaires. Si nous voulons apprendre la technologie électrique et rattraper nos dix ans de retard, en remontant nos manches, nous devrions y parvenir !

M. Olivier Rietmann, président. - Avant de donner la parole au rapporteur, je souhaite revenir sur les chiffres que vous avez cités. Quel est le montant global des aides reçues pour la recherche et le développement ? À combien s'élèvent les allègements de cotisations dont vous avez bénéficié ? Enfin, quel total de subventions directes à l'investissement avez-vous reçu ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous dépensons en moyenne 1,7 milliard d'euros pour la recherche et le développement chaque année. Les aides publiques en la matière, elles, se sont élevées à 71 millions en 2013, 85 millions en 2014, 98 millions en 2015, 87 millions en 2020, 91 millions en 2021, 90 millions en 2022 et 63 millions en 2023.

Quant aux allègements de charge, ils s'élèvent à 80 millions d'euros en moyenne chaque année - 79 millions sur l'exercice 2022 et 94 millions sur l'exercice 2023 - pour une masse salariale de 1,7 milliard d'euros.

Enfin, concernant les subventions à l'investissement, l'ordre de grandeur est de 5 à 6 % : elles représentent environ 500 millions d'euros chaque année pour un total de 3 milliards d'euros d'investissements. Ce montant est alloué à un grand nombre de projets, différemment fléchés.

En préparant cette audition, j'ai comparé le niveau des aides à l'investissement en Espagne.

M. Olivier Rietmann, président. - Avant toute chose, comment évaluez-vous la situation de la France en Europe en matière de subventions directes à l'investissement ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je suis relativement satisfait de cette situation. Nous ne sommes pas les mieux-disants, mais nous sommes loin d'être hors-jeu. En revanche, j'observe un certain décalage avec l'Espagne.

Quand je présente dix dossiers en Espagne, les autorités en étudient neuf et participent à hauteur de 20 %, de manière très significative, au niveau national comme territorial. En France, deux de ces dix dossiers sont étudiés, et la participation aux projets retenus ne s'élève en moyenne qu'à 5 %.

Le scope d'étude des projets en Espagne est nettement supérieur à celui dont nous bénéficions en France. Pour le reste, les aides européennes sont respectées dans leur esprit et leur pourcentage. Le catalogue d'aides y est donc mieux étudié qu'en France, et le pays a adopté une posture nettement plus agressive sur le coût de l'énergie et, donc, sur le coût de production. L'Espagne a pris une résolution industrielle majeure.

À Vigo et à Mangualde, où Stellantis produit des utilitaires, la Junte de Galice se tient à nos côtés. À Saragosse aussi, la province est proactive. Mais c'est également le cas d'un certain nombre de régions françaises : à Hordain, l'usine ACC a bénéficié de deux investissements de 630 millions d'euros, l'un émanant de l'État, l'autre d'un pool d'entreprises réunies en joint-venture.

M. Olivier Rietmann, président. - Est-ce à dire qu'il faudrait moins de dispositifs, mieux ciblés, avec un accompagnement plus fort ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous aurions intérêt à passer de quatorze dispositifs d'aides à un peu nombre plus restreint ! Il serait utile de réduire la dispersion des aides prévues et d'en augmenter l'impact. On peut assez facilement faire établir une hiérarchie des différentes contributions aux projets présentés au regard de la stratégie industrielle de l'État. Si l'on décrète que la décarbonation passe avant le maintien de l'activité industrielle, par exemple, on peut alors plus facilement déterminer quel projet est prioritaire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Quel est le montant global des aides dont a bénéficié Stellantis en 2024 ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Je mets de côté les allègements de charges, qui sont relatifs à la masse salariale. Pour rappel, ceux-ci s'élèvent à 94 millions d'euros, pour un total de 1,7 milliard.

Pour le reste, les aides dont a bénéficié Stellantis atteignent 120 millions d'euros, pour un total de 500 millions d'investissements que nous réalisons chaque année dans le pays.

C'est un ordre de grandeur : vous trouverez le détail des chiffres dans les documents qui vous seront transmis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je veux vous interroger sur France 2030. Les entreprises qui créent de la valeur sont plutôt partisanes de subventions directes : une enveloppe est octroyée pour un projet précis, qui doit être mené à terme pour donner droit à la subvention.

Il y a un débat sur la nécessité de conditionner les aides publiques en général. Patrick Pouyanné nous a ainsi indiqué être favorable à des avances remboursables, en incluant éventuellement des clauses de retour à meilleure fortune.

Ce mécanisme vous paraît-il opportun ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Tout d'abord, je possède douze usines, et je réalise un certain nombre d'opérations industrielles en France. Je crois beaucoup en l'appropriation par les opérationnels des projets qui leur sont confiés : au fond, c'est bien le patron de l'usine de Sochaux qui s'occupe de sa ligne de production. Évitons de tartiner les aides sans les flécher. Il est bien plus utile, par exemple, d'employer directement une subvention au changement de génération d'une usine pour l'amener à un niveau supérieur de productivité et de technologie : c'est alors le patron du site, localement, avec les partenaires sociaux, qui s'approprie le projet. Il est nettement plus efficace de flécher les aides par projet, voire par site, avec un responsable clairement identifié comme étant chargé de le réaliser. D'ailleurs, chez Stellantis, nous essayons de faire en sorte que celui qui est à l'origine d'un projet aille jusqu'au bout de sa réalisation - qu'il concerne la transformation d'un site, un véhicule ou une gigafactory - plutôt que de laisser à son successeur le soin de compter les billes...

Ensuite, ce qui est vrai sur le plan industriel vaut aussi pour l'innovation. Notre panier d'innovation de 2026 à 2030 inclut plusieurs types de technologies, comme les batteries solides, qui régleront définitivement les problématiques liées à l'autonomie des véhicules électriques. C'est un projet prioritaire. Si l'une de nos opérations d'innovation devait faire l'objet d'une subvention, il faudrait que ce soit celle-ci.

Pour finir, nous devons réduire la consommation énergétique pour l'ensemble du tissu industriel. Les autorités publiques devraient nous demander quels sont nos projets photovoltaïques et comment nous entendons diminuer notre consommation d'eau par véhicule produit. En fonction des mètres carrés de photovoltaïque réalisés et de la réduction effective de notre consommation d'eau, les aides pourraient être ajustées en fonction des budgets. Il sera facile de vérifier que les panneaux ont été installés et que la facture d'eau a diminué.

M. Olivier Rietmann, président. - En somme, les aides doivent être orientées sur des objectifs précis.

M. Jean-Philippe Imparato. - Absolument.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes plutôt d'accord sur ce point - en vue de la rédaction du rapport, il est essentiel que nous commencions à structurer notre réflexion, au fil des nombreuses auditions que nous menons. Je ne suis pas favorable à la suppression totale des aides publiques, qui serait inappropriée. Mais je suis soucieux de l'efficacité de la dépense publique : chaque euro dépensé doit produire un impact réel. Il me semble pertinent d'orienter les financements publics vers des projets assortis d'objectifs clairs, qu'il s'agisse de décarbonation, du maintien de l'emploi ou de la création d'emplois. L'idée serait que l'entreprise investisse un euro, la puissance publique un euro, et que nous évaluions, au bout de trois ans, si les objectifs fixés ont été atteints. Cette approche me semble bien plus ambitieuse que l'attribution de crédits d'impôt ou de dépenses fiscales de plusieurs millions, voire milliards d'euros, sans réel suivi de leur efficacité ni garantie d'un engagement réel des entreprises, et avec un risque d'effet d'aubaine. C'est une question dont nous aurons à débattre ensemble. Je ne veux pas préempter la discussion, mais elle mérite réflexion.

J'en viens maintenant au bonus écologique. J'ai lu sur passionauto.com - je cite ma source - un bilan sur les bonus écologiques, publié en mars 2024. Stellantis aurait vendu 38 000 voitures électriques sur les 50 000 commandées lors de l'opération menée entre le 1er janvier et le 15 février 2024. En faisant un calcul rapide, cela représenterait un soutien total de l'État d'environ 494 millions d'euros, soit 13 000 euros par véhicule, pour l'achat de véhicules de marque Stellantis dans le cadre du leasing électrique depuis le début de l'année 2024.

Pouvez-vous confirmer ou infirmer ces chiffres ? Si ce montant est exact, cela représente quasiment le double de l'enveloppe annuelle habituellement allouée. J'imagine que cette opération a constitué un soutien considérable au marché des véhicules électriques, non seulement pour Stellantis, mais également pour ses concurrents, puisque cette aide était ouverte à tous les constructeurs. J'ai simplement pris l'exemple de Stellantis en raison des chiffres disponibles.

M. Jean-Philippe Imparato. - En effet, sur le leasing social, l'opération lancée en début d'année 2024 a été épuisée en à peine deux mois. Durant cette période, nous avons enregistré 35 000 ventes, avec des équipes industrielles mobilisées autour des douze modèles électriques concernés.

Permettez-moi d'être à la fois direct et honnête. Ayant moi-même vendu des voitures dans ma jeunesse, je vais vous dire ce que j'en pense. D'abord, c'est une excellente nouvelle : permettre à des personnes qui n'en avaient pas forcément les moyens d'accéder à un véhicule électrique, c'est un vrai progrès. Rien à redire là-dessus, au contraire. Bravo ! En revanche, c'est une très mauvaise idée de laisser croire aux gens qu'une voiture coûte 49 euros par mois. Ce n'est tout simplement pas la réalité. Par respect pour ceux qui fabriquent ces véhicules, il faut être transparent sur leur véritable valeur. Et enfin, autre paradoxe : comment peut-on accepter qu'un véhicule d'occasion soit aujourd'hui plus cher qu'un véhicule neuf ?

Le leasing électrique est en soi une excellente idée, à condition que les sommes investies pour le soutenir restent raisonnables. Or, dans ce cas précis, les montants engagés ont été excessifs, car une voiture à 49 euros par mois, cela n'existe pas. À 150 euros, on peut en discuter. À 200 euros, également. Et en règle générale, un véhicule d'occasion coûte moins cher qu'un véhicule neuf.

Quelles ont été les conséquences ? Tout le monde a eu l'impression que les voitures étaient gratuites, et certes, l'opération a eu un effet d'amorçage indéniable. Mais elle a aussi conduit les réseaux de concessionnaires à s'engager sur des valeurs résiduelles, après trois ans de location, complètement déconnectées du marché. Concrètement, les véhicules reviendront avec un prix de rachat situé entre 4 000 et 5 000 euros au-dessus de leur véritable valeur de reprise.

Résultat : aujourd'hui, les concessionnaires sont contraints de provisionner des pertes de l'ordre de 3 000 à 4 000 euros par véhicule. Beaucoup d'entre eux me disent qu'ils ne peuvent plus reprendre de véhicules d'occasion, car ils sont saturés et rencontrent des problèmes de trésorerie. Cette situation accroît même le risque de défaillance des concessionnaires et des agents sur le territoire.

Ma position est donc claire : ces opérations sont bienvenues, à condition que les financements restent raisonnables, qu'ils s'adressent aux véhicules particuliers comme aux utilitaires, et qu'ils ne détruisent pas la valeur projetée des véhicules à trois ans. Si un futur programme de leasing électrique devait voir le jour, nous serions évidemment candidats, mais uniquement si les conditions restent viables.

J'espère que cela éclaire votre jugement, monsieur le rapporteur.

M. Olivier Rietmann, président. - Faut-il comprendre de vos propos que ces aides publiques ont été mises en place sans concertation avec les industriels ? Appelez-vous à ce que les futures aides publiques soient conçues après discussion ou concertation avec eux, ou au moins après les avoir consultés ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Cette opération a été pensée en concertation avec les industriels.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment avez-vous pu laisser passer cela ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Excellente question. Il se trouve que c'est passé...

Je milite pour que la construction de ce genre de dispositif, qui fait appel à une technicité particulière, fasse l'objet d'approfondissements suffisants en phase amont pour que ceux-ci soient parfaitement bordés pour tout le monde. Je me suis exprimé en 2024 à l'occasion du Mondial de l'automobile de Paris sur l'idée que je me faisais du leasing social de demain.

D'abord, il faut fixer un prix plus réaliste. Cela peut paraître surprenant, mais une voiture à 49 euros par mois, cela n'existe pas. Un tarif situé entre 150 et 200 euros serait bien plus cohérent. Ensuite, il est essentiel d'inclure les entreprises. D'un point de vue climatique, qu'il s'agisse d'un particulier ou d'un artisan avec son véhicule utilitaire, l'impact est le même. Il faut donc traiter à la fois les véhicules particuliers et les véhicules utilitaires dans ce dispositif.

C'est ce que j'ai défendu. Or, pour l'instant, la version 2 du leasing social n'a pas vu le jour. Mais si elle devait être relancée, je militerais pour une meilleure préparation en amont, afin d'assurer un contrôle plus strict de la valeur projetée des véhicules à trois ans. Car il est crucial d'éviter que les concessionnaires et les agents se retrouvent en difficulté, avec des stocks de véhicules d'occasion dont la valeur est trop déconnectée du marché.

Par ailleurs, nous avons proposé d'élargir le dispositif aux véhicules électriques d'occasion. Finalement, qu'un consommateur achète un véhicule neuf ou d'occasion, peu importe, tant que cela reste accessible et que cela favorise le déploiement de l'électrique sur nos routes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pour revenir aux chiffres, après correction, le coût total s'élève à 455 millions d'euros, et non 494 millions d'euros, puisque nous parlons de 35 000 véhicules et non de 38 000. Cela reste un montant colossal pour les finances publiques : en seulement six semaines, nous avons dépensé l'équivalent de deux années d'aides pour Stellantis. C'est un chiffre très significatif, d'autant plus que cette opération a entraîné des difficultés et des conséquences lourdes pour les concessionnaires.

M. Jean-Philippe Imparato. - Cela explique pourquoi il n'y a pas eu de nouvelle édition du leasing social. La facture a été si brutale et conséquente que beaucoup ont préféré ne pas s'engager à nouveau. Et c'est dommage car, plus que jamais, nous avons besoin de stabilité.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai deux dernières questions, qui ont été peu explorées jusqu'à présent : celle des aides des collectivités locales et celle de la sous-traitance, que vous avez évoquée.

Sur les aides des collectivités locales, je me fonde sur les informations fournies par l'administration - et par Ouest-France. En 2022, le groupe Stellantis a bénéficié d'un soutien de 3,8 millions d'euros de la part de la région Bretagne et de Rennes Métropole pour la décarbonation du site industriel de La Janais, un bassin qui représente 2 500 emplois.

J'ai deux interrogations. Premièrement, comment les parlementaires peuvent-ils s'assurer qu'il n'y a pas de redondance entre les aides régionales, métropolitaines et celles de l'État ? Pouvez-vous nous garantir que cette aide à la décarbonation n'a pas été cumulée avec d'autres financements, qu'ils viennent de l'État ou de l'Union européenne, en plus de ceux de la métropole et de la région ? Deuxièmement, ne pensez-vous pas qu'une aide à la décarbonation devrait être assortie d'un engagement en matière d'emploi ? En 2024, 200 des 300 travailleurs intérimaires de ce site ont été licenciés.

M. Jean-Philippe Imparato. - Je note que vous avez des dossiers très précis, car nos chiffres sont assez proches ! Rennes 2025 était un projet que nous avons porté au niveau régional. Nous avons investi 33 millions d'euros et reçu 3,8 millions d'euros de la région et de la métropole, ce qui correspond aux chiffres que vous évoquez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce sont bien mes chiffres !

M. Jean-Philippe Imparato. - Votre question porte sur la possibilité d'un double financement entre l'État et la région. Je vous confirme que nos chiffres sont exacts et que ces aides ont bien été attribuées dans ce cadre précis.

Par ailleurs, je vous renouvelle notre invitation à venir visiter l'usine de Rennes quand vous le souhaitez, pour voir sur place les transformations engagées. La Janais, c'est l'usine Citroën historique de Rennes. En 2023, nous avons initié une double transformation : d'une part, la production d'une nouvelle silhouette, au nom de code CR3, qui correspond au C5 Aircross que vous voyez aujourd'hui dans la rue, et, d'autre part, la décarbonation du site.

Cette voiture, qui sortira entre juillet et septembre, repose sur une plateforme multiénergies permettant d'intégrer des motorisations électrique, hybride et thermique. Cette flexibilité nous permet d'adapter notre offre aux évolutions de la réglementation européenne et aux demandes spécifiques des marchés. J'espère d'ailleurs que ce lancement générera un niveau d'activité suffisant pour réintégrer les intérimaires qui ont quitté l'entreprise.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ils ne l'ont pas quittée, ils ont été licenciés...

M. Jean-Philippe Imparato. - Certes. Au-delà de ce projet, nous défendons une approche élargie de la transition énergétique. Aujourd'hui, la migration vers l'électrique pure est fortement freinée par le coût des véhicules et des batteries. Plutôt que de nous concentrer uniquement sur les véhicules neufs - qui représentent environ 14 à 15 millions d'unités vendues par an en Europe, dont seulement 20 % pourraient être électriques -, nous proposons de viser l'ensemble du parc circulant de 250 millions de véhicules.

Si nous réduisons ne serait-ce que 5 % des émissions de CO2 de ce parc existant, l'impact serait bien supérieur à toute mesure ciblant exclusivement les véhicules neufs. Cela favoriserait aussi le développement des hybrides rechargeables, avec une autonomie de 110-120 kilomètres en mode électrique, un axe stratégique pour notre site de Rennes.

En somme, il existe un lien direct entre l'évolution réglementaire, les aides publiques - y compris régionales - et le tissu industriel. Nous avons besoin d'une stabilité réglementaire pour assurer cette transition efficacement.

J'espère que cela répond à votre question, monsieur le rapporteur.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Merci pour ces échanges très instructifs. Nous avons bien compris que les aides publiques sont aujourd'hui largement orientées vers la décarbonation et la neutralité carbone, qui sont également au coeur de votre stratégie, avec votre objectif 2038.

Je voudrais aborder la question des sous-traitants, dont vous avez souligné l'importance tout à l'heure. Ces entreprises doivent elles aussi investir massivement pour s'adapter aux nouvelles exigences de la filière. J'avais une question sur le ruissellement des aides, mais le président l'a déjà posée, et j'ai bien compris que ce ruissellement était très limité, voire quasi inexistant... à moins que j'aie mal compris.

Lorsqu'un sous-traitant investit pour se reconvertir et que, dans le même temps, vous renoncez à lui passer commande ou que vous délocalisez ses marchés en Chine, n'y a-t-il pas une incohérence avec les aides à la décarbonation, les exigences en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec l'empreinte carbone et, plus largement, avec notre souveraineté industrielle ? C'est une question qui me tient à coeur, car un sous-traitant de mon territoire est directement concerné par ces évolutions.

Ma seconde interrogation porte sur le tout-électrique. Vous venez d'en parler, mais je reste dubitative. Est-ce réellement la seule voie possible ? Est-ce vraiment une bonne idée de tout miser sur l'électrique, compte tenu des investissements colossaux que cela représente, aussi bien pour vous, en tant que constructeur, que pour l'État et les régions qui soutiennent cette transition ? Personnellement, j'émets de fortes réserves sur cette stratégie, même si je ne suis pas spécialiste du sujet.

M. Michel Masset. - Merci pour votre présentation. Mon intervention s'inscrit dans la continuité de celle de ma collègue. Vous l'avez rappelé, les aides publiques doivent répondre à des objectifs précis : décarbonation, électrification, développement des modèles hybrides, etc. Mais le constat actuel est préoccupant. D'une part, les ventes de ces véhicules restent historiquement faibles. D'autre part, la concurrence est féroce, avec des coûts de production élevés, notamment en raison du prix des matériaux et des écarts de salaires que vous avez évoqués.

Un autre enjeu, moins abordé mais tout aussi crucial, concerne la gestion des stocks, qui coûtent cher. Combien de jours un véhicule reste-t-il immobilisé avant d'être vendu ? Ce facteur joue directement sur la rentabilité des concessionnaires, d'autant plus qu'en parallèle, les délais de livraison et de commande peuvent être longs.

Cela m'amène à une question : une partie des aides publiques est-elle redirigée vers les concessions ? Si celles-ci sont le dernier maillon de la chaîne, elles jouent un rôle essentiel dans la commercialisation. Or, vous déclariez récemment vouloir « regagner la confiance » des concessionnaires.

Enfin, de manière plus large, dans votre feuille de route, à quel horizon estimez-vous pouvoir être pleinement compétitifs face à la concurrence ? Sous quelles conditions ? Faut-il, pour que vous y parveniez plus rapidement, revoir le niveau ou la répartition des aides publiques ? La question des objectifs et des délais me semble essentielle.

M. Marc Laménie. - Merci de nous avoir dressé un bilan détaillé de votre activité. Je connais bien l'importante fonderie de Villers-Semeuse, dans l'agglomération de Charleville-Mézières. Un partenariat y a été mis en place ces dernières années pour la fourniture de chauffage urbain, partiellement financé par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe). Est-ce un bon exemple de l'importance pour vos sites des aides que vous recevez des opérateurs de l'État ?

Vous n'avez pas évoqué vos activités de mécénat, alors que cela peut représenter une contribution importante d'un grand groupe comme le vôtre. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

M. Daniel Fargeot. - En trente ans de carrière chez Peugeot, puis Stellantis, avez-vous observé une évolution du rapport de ce groupe aux aides publiques ? Sont-elles de nature à influencer les décisions stratégiques au sein de l'entreprise ? Dans la perspective d'une réduction drastique de leur volume au vu de l'état de nos finances publiques, sont-elles toutes essentielles ?

La concurrence chinoise a été évoquée. Pour vendre leurs véhicules électriques en Europe au prix des véhicules thermiques produits localement, les entreprises chinoises produisent à perte, avec le soutien de l'État. Comment faire pour réduire ce déséquilibre de la concurrence ? Faut-il plus d'aides publiques, ou des droits de douane encore plus élevés ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Madame Nédélec, vous me demandez si le tout électrique est la solution, et comment résister dans un contexte de ventes extrêmement faibles. Carlos Tavares, pendant tout son mandat à la tête de PSA, puis de Stellantis, s'est souvent exprimé sur cette question : si tout le monde convient de la nécessité de l'objectif de moyen et long terme, à savoir la réduction des émissions de CO2 de la mobilité individuelle, et que l'électrique est la seule solution connue à date, le chemin imposé actuellement est en revanche trop brutal. C'est pour nous un problème existentiel, notre survie est en jeu. On nous impose 20 % de véhicules électriques dans notre mix, en moyenne sur les années 2025, 2026 et 2027, alors que nous en sommes à 13 %. Mais le marché s'est écroulé, en l'absence d'incitations à l'achat ; il ne pourrait supporter que 15 %. Or chaque point manquant nous coûtera 300 millions d'euros par an ; si l'objectif est de 20 %, les pénalités représenteront quelque 1,7 milliard d'euros. Cela nous tuerait en deux ans. Alors, oui, l'objectif est une nécessité, mais ni la trajectoire ni la méthode ne conviennent, elles sont trop brutales.

Les concessionnaires sont au coeur du sujet, au travers de notre politique commerciale pour 2025. Je leur ai dit au début de l'année qu'ils devraient vendre 20 % de véhicules électriques, sans quoi leurs bonus de performance sauteraient. Ils m'ont dit que j'étais fou, et ils avaient raison ! Moins de deux mois plus tard, on m'a dit que l'objectif de 20 % devrait être tenu en moyenne sur la période 2025-2027 et non plus uniquement en 2025 : il faut de nouveau changer toute la politique commerciale de nos 4 298 sites en France ! Les concessionnaires sont perdus et les clients ne savent plus quoi acheter, ils ne comprennent pas si l'on continue de vendre des véhicules diesel ou hybrides.

Pour notre part, nous avons tout misé sur l'électrique, nous y avons investi 3 milliards d'euros depuis 2021, pour contrer la menace de 1,7 milliard d'euros de pénalités annuelles. Nous l'avons fait de la manière la plus compétitive et la plus verticale possible, pour maîtriser toute la filière. Mais le marché n'évolue pas à la vitesse qui était prévue. La réglementation européenne change, mais quant à savoir dans quelle direction, ce n'est pas encore clair ; ce ne l'est pas d'un mois sur l'autre ! Nous achetons les pièces à trois mois, les fournisseurs définissent leurs capacités sur dix-huit mois. Alors, que faire ? On attend, mais les gros et moyens fournisseurs ne peuvent pas s'adapter en trois mois, repasser de l'électrique à l'hybride. Je finis donc le mois de mars en ayant perdu 20 000 voitures en production, parce que je n'ai pas suffisamment de moteurs hybrides, ni les pneus nécessaires, qui ne sont pas les mêmes entre véhicules électriques et hybrides. C'est d'une stupidité absolue !

Il faudrait donc lisser la trajectoire, qui est aujourd'hui trop brutale, sans changer l'objectif ultime de décarbonation. On a surtout besoin de stabilité : les règles ne doivent pas changer tous les matins, on doit donner aux industriels une visibilité à quatre ou cinq ans afin de nous permettre, ainsi qu'à nos fournisseurs, de nous adapter.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Il y a de quoi se révolter ! Les constructeurs européens sont tous dans cette galère. N'y a-t-il pas moyen d'exercer une pression pour revenir sur ce système complètement fou ? On voudrait tout changer du jour au lendemain, et nous risquons d'y perdre des savoir-faire. Quant aux amendes qu'on vous inflige, ces sommes seraient mieux employées ailleurs. Plutôt que de subir, vous mobilisez-vous ?

M. Jean-Philippe Imparato. - Nous essayons d'unifier notre voix. Stellantis a officiellement rejoint l'Association des constructeurs européens d'automobiles (ACEA). Avec son partenaire, l'association des fournisseurs, nous avons exprimé une position commune de manière respectueuse, mais déterminée. Nous avons clairement dit que, si l'on nous imposait ce passage de 13 à 20 % de manière verticale, il y aurait des drames. Pour y parvenir, il n'y a que deux solutions : soit vendre plus de véhicules électriques, soit restreindre la production de véhicules thermiques, ce qui implique de fermer des usines. Pour passer à 20 %, il faudrait fermer immédiatement quatre usines en Europe, ce qu'on nous reprocherait.

Nous avons donc deux messages à faire passer : attention à la vitesse, et attention à l'intelligence des situations ! Il y a 250 millions de voitures en circulation en Europe. Il faut inciter les consommateurs à réduire leurs émissions de CO: cela comprend les ménages, mais aussi les entreprises, les acheteurs de véhicules utilitaires. Pourquoi ceux-ci seraient-ils exclus du champ d'application des aides à l'achat de véhicules électriques ? L'automobiliste, ce n'est pas seulement l'infirmière de Saint-Germain-en-Laye qui va acheter une DS3 au concessionnaire du coin ; c'est aussi le plombier qui a besoin d'un véhicule utilitaire, qui peut d'ailleurs être électrique, pour aller travailler ici ou là, dans des centres-villes. Or le plombier est exclu du bénéfice de ces aides, je ne comprends pas pourquoi.

Oui, monsieur Masset, les concessionnaires sont en galère. L'essentiel de la perte enregistrée sur l'exercice 2024, à hauteur de 80 %, c'est la valeur des véhicules d'occasion. En effet, devant l'incertitude réglementaire, la valeur projetée à trois ans des véhicules électriques d'occasion est très inférieure à celle qu'elle était il y a quelques années, quand l'électrique était à la mode. Le concessionnaire voit rentrer, après dix-huit ou vingt-quatre mois, les voitures cédées en leasing social, pour 49 euros, et il ne sait pas compenser cette perte. En outre, comme il ne sait pas dans quel cadre réglementaire il va exercer, il ne prend plus de véhicules d'occasion en buy back, c'est-à-dire avec retour trois ans plus tard.

Il faut donc, premièrement, définir un cadre stable, qui soit le plus intelligent possible, et le plus accessible à un client normal, qui gagne 2 500 euros par mois. Deuxièmement, il faut considérer les acheteurs de véhicules utilitaires comme des clients normaux ; les entreprises sont volontaires pour se décarboner. Il faut respecter la valeur des choses, la valeur du travail des producteurs, mais aussi admettre qu'un véhicule neuf sera toujours plus cher qu'un véhicule d'occasion, sans quoi on détruit complètement la chaîne de valeur de notre métier.

Je ne sais trop comment répondre à la question sur le ruissellement. Si, en l'absence de crédit impôt recherche, nous ne développons pas à Hordain de véhicules à hydrogène, il en découle naturellement que nous n'achèterons pas de bonbonnes à hydrogènes aux fournisseurs locaux ou nationaux. Je ne sais si c'est ce que vous entendez par « ruissellement », mais 80 % du prix d'une voiture correspond à celui des pièces achetées à des fournisseurs ; dès lors, une bonne partie des aides fléchées vers l'innovation profitent naturellement à ces derniers. Ces aides ne leur sont pas versées directement, mais elles bénéficient à l'ensemble de l'écosystème.

Oui, les fournisseurs européens sont en compétition avec ceux de Chine, mais aussi ceux du Maghreb ; eux-mêmes, d'ailleurs, s'installent parfois dans cette région pour bénéficier du coût du travail moins élevé. Pour autant, nous achetons quand même pour 6,1 milliards d'euros de pièces en France, et nous n'avons pas l'intention de lever le pied. Certes, l'entreprise chinoise à laquelle nous faisons face est extrêmement efficace et déterminée, mais je pense que nous sommes capables de résister. Mais il y a un point de faiblesse qui se révélera peut-être dès les prochaines semaines : si les États-Unis instaurent des droits de douane de 25 %, cela n'aura pas d'impact sur Stellantis Europe, mais cela frappera de plein fouet tous les fournisseurs qui vendent aujourd'hui des pièces à BMW, Mercedes ou Volkswagen, qui exportent pour environ 240 milliards d'euros d'automobiles chaque année vers le marché américain.

Alors, me demande Monsieur Fargeot, comment peut-on protéger la compétitivité des producteurs européens ? Ce ne sont pas les droits de douane qui vont empêcher les entreprises chinoises de s'installer sur notre marché : premièrement, elles sont prêtes à acheter des usines n'importe où ; deuxièmement, si les droits de douane portent sur les véhicules électriques, ils commercialiseront des hybrides ; enfin, les mesures de rétorsion chinoises seraient telles qu'un certain nombre d'États membres rechigneront à instaurer ces droits de douane, empêchant l'unanimité.

Pour ma part, je milite plutôt pour renforcer notre compétitivité. Cela exige en premier lieu de faire baisser le coût de l'énergie. Ensuite, il faut flécher les aides sur une sélection d'activités stratégiques : on met le paquet dessus et on crée l'équipe Europe. Il ne faut pas avoir d'états d'âme, car on est capable de faire de très bons produits ! Enfin, il importe d'essayer de réduire le différentiel de coût du travail entre les différents pays.

Monsieur Laménie, nous avons investi 43,7 millions d'euros à Charleville-Mézières ; nous avons travaillé avec l'Ademe et nous avons été aidés à hauteur de 5,3 millions d'euros. Tout cela nous a permis de continuer la production, dans cette usine menacée de fermeture, de carters de moteurs électriques de dernière génération, avec des technologies extrêmement modernes qui mettent cette unité de production à l'abri pour les prochaines années, en tout cas si le marché de l'électrique se maintient.

Enfin, je vous confirme que nous avons une activité de mécénat, qui se concentre sur l'aide à la mobilité des personnes à mobilité réduite. Nous ne faisons pas trop de sponsoring ; nous préférons concentrer nos investissements dans cette direction. Ainsi, lors des Jeux de Paris 2024, nous avions beaucoup de camions à hydrogène qui circulaient en région parisienne au bénéfice de personnes à mobilité réduite.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Dans l'industrie automobile, la question de la sous-traitance est essentielle. Près de Redon, à Bains-sur-Oust, 66 emplois ont été supprimés chez Forvia ; chez Amis, dans l'Allier et la Creuse, 188 postes ont été supprimés ; à Aulnay-sous-Bois, MA France a supprimé 280 emplois directs, 400 si l'on compte les intérimaires - je connais bien cette usine, très proche de chez moi, je m'y suis rendu vingt fois, et je salue la dignité de ses salariés, qui se sont battus jusqu'au bout. Toutes ces entreprises sont des sous-traitants travaillant exclusivement ou presque pour Stellantis. Vous avez donc une responsabilité directe. Ainsi, vous avez décidé de délocaliser la production de pièces embouties depuis Aulnay-sous-Bois vers la Turquie : les machines-outils vous appartenaient, vous les avez reprises et envoyées là-bas. Stellantis n'a pas joué le jeu ! Le préfet a d'ailleurs rappelé à l'ordre vos avocats, car tous ces salariés, qui ont souvent plus de 50 ans - ils auront donc du mal à retrouver un emploi - et ont passé en moyenne dix-huit ans dans l'entreprise, n'ont eu que la prime légale de départ, 15 000 euros. C'est inadmissible ! Un donneur d'ordres comme vous, disposant d'assez de ressources financières pour verser des dividendes, ainsi que d'aides publiques, doit étendre sa responsabilité sociale à ses sous-traitants. Une loi devrait l'imposer.

M. Jean-Philippe Imparato. - Pour l'affaire Novares, c'est l'entreprise qui a décidé, au deuxième semestre de 2024, de fermer son site d'Ostwald spécialisé dans l'injection plastique - 27 millions d'euros de chiffre d'affaires et 126 salariés en CDI. Cette décision a été annoncée au comité social et économique (CSE) le 11 septembre 2024. Nous avons maintenu tous nos contrats avec Novares, qui a décidé de se « redéployer ». Des accords ont été trouvés avec les salariés sur les conditions de la fermeture, qui s'étalera de février à septembre 2025. Les négociations avec les syndicats ont abouti à un PSE signé au début du mois de janvier 2025 incluant une indemnité supralégale de 2 200 euros par année d'ancienneté et un congé de reclassement rémunéré à 80 % pendant douze mois.

Je ne sous-estime pas votre message, monsieur le rapporteur. Sachez que Novares a décidé de quitter ce site pour des questions de compétitivité. Dans un souci de traitement social cohérent, nous avons proposé de couvrir la moitié des coûts sociaux de la fermeture, eux-mêmes estimés entre 12,6 millions et 16 millions d'euros.

Pour l'affaire MA France, vous en savez probablement plus que moi puisque vous avez visité l'entreprise à de nombreuses reprises. MA France avait été vendu il y a un certain nombre d'années au groupe CLN. Nous avons toujours maintenu le volume de production et de commandes, mais nous avons dû procéder à un arbitrage puisque l'usine ne produisait plus, ce qui paralysait nos opérations. Nous n'avons pas délocalisé en Turquie : pas une seule pièce n'a été construite en Turquie !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pendant la grève, vous n'avez peut-être pas délocalisé en Turquie, mais les machines-outils, elles, ont été envoyées en Turquie ! J'étais sur place quand les camions sont venus les récupérer. Je me suis également rendu au tribunal, j'ai rencontré le préfet, le ministre : je connais bien le dossier ! Vous avez fait un choix. Je pense que vous avez une responsabilité sociale : 400 salariés seront en très grande difficulté pour retrouver un emploi. Il y a dix ans, avant la fermeture de l'usine PSA d'Aulnay-sous-Bois, le bassin d'emploi comptait des milliers de salariés. Il n'y a plus rien maintenant, MA France était la dernière entreprise : le bassin industriel est mort.

M. Jean-Philippe Imparato. - Je comprends votre sensibilité ; compte tenu de la situation, nous avons fait du mieux possible. Toutes ces questions se trouveront au coeur des enjeux pour les prochaines années en matière de compétitivité dans notre pays.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci de vos réponses. Si vous avez des documents, n'hésitez pas à nous les transmettre ultérieurement.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Safran : M. Olivier Andriès, directeur général

(lundi 31 mars 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Chers collègues, à l'ordre du jour de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants figure l'audition de M. Olivier Andriès, directeur général de Safran.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct sur le site du Sénat, et elle fera l'objet d'un compte rendu publié.

Monsieur le directeur général, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie, par ailleurs, de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre bien évidemment vos fonctions chez Safran.

M. Olivier Andriès, directeur général de Safran. - Je n'ai aucun lien d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Olivier Andriès prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, s'est fixé trois objectifs principaux.

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Après avoir entendu aujourd'hui les dirigeants de Carrefour et de Stellantis, nous avons jugé utile de vous entendre pour alimenter notre réflexion.

Après une présentation succincte - permettez-moi d'insister sur ce point - de l'activité de votre groupe, nous aimerions connaître votre regard sur les aides publiques aux entreprises.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe en 2023 en France ? En particulier, quel est le montant des subventions ? Quel est le panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ?

Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ? Quelles sont, selon vous, les aides dont l'efficacité est avérée, celles dont l'efficacité est douteuse ? Quelles seraient vos propositions pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ? Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères qui permettent d'évaluer l'efficacité des aides ? Quelles devraient être alors les limites à la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire de vingt minutes environ. Puis M. Fabien Gay, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède maintenant la parole.

M. Olivier Andriès. - Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis accompagné par Suzanne Kucharekova, notre directrice des affaires institutionnelles.

Je démarrerai mon propos par une présentation rapide du groupe Safran, avant d'aborder les principales aides publiques dont notre entreprise bénéficie en France.

Safran est un équipementier critique dans le domaine de l'aéronautique et de la défense, aux racines technologiques profondes. Nous sommes un leader mondial reconnu dans cinq domaines critiques que sont la propulsion des aéronefs, les équipements aéronautiques critiques - trains et systèmes d'atterrissage, nacelles, systèmes électriques embarqués à bord -, les intérieurs d'avions - sièges et cabines - et les équipements de défense. Nous sommes également présents dans le spatial directement, mais aussi indirectement en tant qu'actionnaires à 50 % d'ArianeGroup avec Airbus.

La sécurité des vols est la priorité de l'ensemble de nos collaborateurs. Dans chacun de nos domaines, nous sommes le numéro un ou le numéro deux mondial. Ce leadership est le fruit de l'histoire. Nous sommes le plus ancien constructeur de moteurs d'avions dans le monde. Notre histoire a commencé au tout début du XXe siècle. En 2024, nous avons fêté le cinquantième anniversaire de notre partenariat transatlantique avec l'entreprise General Electric (GE) Aerospace, mis en place en 1974, sous l'impulsion du président de la Société nationale d'étude et de construction de moteurs d'aviation (Snecma), ancêtre de Safran, mais également du président Pompidou, qui a soutenu cette alliance à l'occasion de l'accord de Reykjavik avec le président Nixon. Il s'agissait d'un partenariat transatlantique unique dans un domaine très sensible : celui de la propulsion.

À l'époque, la Snecma ne fabriquait que des moteurs militaires pour les forces aériennes et navales françaises. C'est ce partenariat qui nous a permis de devenir également un motoriste civil. Notre premier client a été Boeing, puis Airbus lors du lancement de l'A320. Grâce à ce partenariat, la Snecma - devenue depuis Safran - est leader mondial des moteurs d'avions de court et moyen courriers, avec 70 % du marché mondial. Je précise que les courts et moyens courriers représentent 80 % des commandes mondiales d'avions.

Grâce à cette position sur les moteurs, nous avons réussi au cours de notre histoire à consolider autour de nous un certain nombre d'équipementiers aéronautiques européens, mais surtout français, qui, pour certains d'entre eux, étaient en difficulté. Nous avons ainsi repris Labinal Power Systems, Turbomeca - leader mondial des moteurs d'hélicoptères -, Sagem et, plus récemment, Zodiac Aerospace en 2018.

Par le biais de ces diverses acquisitions, nous sommes devenus le troisième acteur mondial de l'aéronautique en dehors des avionneurs, avec un spectre complet de la propulsion et des équipements aéronautiques critiques. Nous sommes très présents géographiquement sur le territoire métropolitain. Nous comptons 80 sites de production en France, implantés dans toutes les régions. Nous sommes d'ailleurs le premier employeur industriel privé dans une vingtaine de départements - Pyrénées-Atlantiques, Allier, Indre, etc. Nous sommes donc très présents sur le territoire - j'y reviendrai, car c'est un point très important.

Nous faisons vivre de nombreux bassins d'emploi dans nos territoires. Nous comptons, par exemple, 3 000 personnes à Pau, 1 400 personnes à Montluçon, 1 500 personnes à Issoudun, plus de 1 000 personnes à Fougères, etc. Par ailleurs, 50 % des effectifs totaux du groupe sont en France. Notre chiffre d'affaires est de l'ordre de 27 milliards d'euros en 2024. Nous nous rapprocherons des 30 milliards d'euros en 2025. De surcroît, 80 % de ce chiffre d'affaires est réalisé à l'export. Voilà les trois chiffres à avoir en tête : 80 % de notre chiffre d'affaires est à l'export, 50 % de nos effectifs sont en France, ainsi que 90 % de notre activité de recherche et technologie (R&T). Nous sommes donc un groupe mondial, présent sur tous les marchés internationaux, mais nous avons des racines technologiques françaises profondes et réparties sur l'ensemble du territoire.

Nous employons 50 000 personnes en France sur un effectif total de 100 000 personnes. Les effectifs français ont augmenté de plus de 20 % depuis 2021, c'est-à-dire depuis le covid. Nous payons 75 % de nos impôts en France sur une contribution fiscale totale de 1,236 milliard d'euros en 2023. Au titre de la contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises prévue dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2025, nous participerons à l'effort de redressement des comptes publics à hauteur de 380 millions voire 400 millions d'euros d'impôts supplémentaires. J'ajoute que les cotisations patronales représentent 1,5 milliard d'euros en 2024, soit 50 % de notre masse salariale brute française.

Safran réalise également 20 % de son chiffre d'affaires dans la défense. À ce titre, nous sommes au service de la souveraineté française, notamment via les moteurs, en particulier pour l'avion Rafale. La motorisation est une technologie très critique. Seulement quatre acteurs du monde occidental sont capables de fabriquer un moteur complet. Nous en faisons partie grâce, notamment, aux technologies de fonderie développées sur notre site historique de Gennevilliers, en région parisienne.

Il n'y a pas de souveraineté d'un pays sans aviation de combat. Il n'y a pas de souveraineté dans l'aviation de combat sans souveraineté dans les moteurs. Sans la maîtrise du moteur de A à Z, vous n'êtes pas souverain. Telle est notre action en faveur de la souveraineté française à travers notre rôle de motoriste. Nous sommes capables, en liaison avec l'avionneur - en l'occurrence Dassault -, d'offrir une souveraineté totale à la France.

Nous avons également développé d'autres technologies souveraines. Je pense à la navigation inertielle que nous mettons en oeuvre depuis soixante ans, en liaison avec la force de dissuasion française. C'est une technologie absolument critique, car c'est elle qui permet à nos sous-marins lanceurs d'engins de savoir précisément où ils se situent après des croisières sous-marines de plusieurs mois. C'est aussi évidemment une technologie de pointe puisque les sous-marins ne communiquent pas avec les constellations GPS (Global Positioning System). À travers cette technologie de navigation inertielle, nous avons continué à nous développer. D'ailleurs la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), qui est l'organisme américain de recherche militaire, reconnaît que nous sommes à état de l'art dans ce domaine absolument critique pour la souveraineté nationale. Tous les systèmes critiques des missiles, des bateaux, des avions de combat, des chars, des canons, sont équipés de systèmes de navigation inertielle, qui déterminent avec précision leur position dans un environnement brouillé.

Nos deux grands enjeux sont la décarbonation dans le domaine de l'aéronautique civile et la souveraineté.

En matière de décarbonation, j'insiste sur ce point, l'aéronautique est probablement le seul domaine industriel où la France peut jouer un rôle mondial, tout simplement parce qu'elle dispose d'un avionneur qui s'appelle Airbus, leader mondial, et d'un motoriste qui s'appelle Safran, leader mondial des moteurs d'avions moyen courrier à travers son partenariat transatlantique. En ayant à la fois l'avionneur et le motoriste, on peut traiter tout le sujet de la décarbonation. J'y reviendrai, car c'est cela qui draine les subventions publiques dont nous bénéficions depuis 2020.

L'aéronautique, secteur important, représente en France 5 000 entreprises - petites et moyennes entreprises (PME), petites et moyennes industries (PMI), et entreprises de taille intermédiaire (ETI) -, ainsi que 250 000 emplois directs et indirects. Nous sommes parfaitement conscients du rôle que nous jouons pour « cimenter » cette filière autour de l'avionneur et du motoriste. Le domaine de l'aviation est à un moment critique, car nous nous sommes tous engagés collectivement à aboutir à la neutralité carbone à l'horizon de 2050. Il y aura un grand mouvement lorsque les avionneurs - Airbus et Boeing - lanceront un nouvel avion de moyen courrier pour une entrée en service autour du milieu de la prochaine décennie, soit 2035. Dans la mesure où les moyens courriers sont les avions qui se vendent le plus, il s'agira du mouvement majeur pour nous permettre d'avancer significativement dans la décarbonation du secteur aérien.

Évidemment, nous avons des ambitions très fortes. Nous espérons pouvoir mettre au point un avion permettant de réduire les émissions de gaz carbonique de 30 % au minimum par rapport aux avions de dernière génération qui ont été mis sur le marché depuis moins de dix ans, notamment l'Airbus A320neo et le Boeing 737 Max, et ce rien que par la technologie. En tant que motoriste, nous visons d'y contribuer pour les deux tiers. C'est pour cela que, en particulier depuis 2020, nous nous sommes engagés dans un effort très intensif de préparation technologique, donc de recherche et technologie, de manière à atteindre un bon niveau de maturation technologique et à démontrer les performances auxquelles nous sommes capables d'arriver à l'horizon de la fin de cette décennie. C'est en effet à ce moment-là que les avionneurs feront le choix de leurs partenaires, motoristes et équipementiers.

Pour cela, nous avons décidé de privilégier des technologies disruptives de moteur, ce qui suppose d'intensifier très fortement notre effort de R&T. Notre niveau d'effort est de l'ordre de 1 milliard d'euros par an, pendant cinq ans. Attention, je parle non de développement de produits, mais de préparation de l'avenir, c'est-à-dire de technologies. Nous dépensons à peu près autant en développement, ce qui fait que nos dépenses de recherche et technologie et de recherche et développement (R&D) représentent 2 milliards d'euros par an.

Vous le voyez, Safran n'hésite pas à investir pour préparer l'avenir. Rapportés à son chiffre d'affaires, ces 2 milliards d'euros de R&T et de R&D représentent une proportion de l'ordre de 5 à 6 % du chiffre d'affaires chaque année. Nous investissons également beaucoup pour préparer l'avenir et suivre la montée en cadence ; cet effort, nous le faisons pour l'essentiel en France.

Nous voulons être prêts, car toutes les cartes vont être rebattues. J'insiste sur le fait qu'il faut regarder non seulement l'avionneur, mais également le contenu français dans l'avion. En effet, l'avionneur Airbus mettra en compétition tous les équipementiers - américains, européens non français et Safran. Il est donc très important pour nous d'avoir l'assurance que, sur ce futur avion, notre contenu soit le même que celui que nous avons aujourd'hui sur Airbus.

Je vous donne deux exemples.

Les trains d'atterrissage des A320 sont fabriqués à Bidos, près d'Oloron-Sainte-Marie, dans les Pyrénées-Atlantiques ; cela représente 1 000 emplois. Si Safran n'est pas retenu, ces 1 000 emplois sont potentiellement exposés. Les nacelles de l'A320, qui sont le berceau qui entoure le moteur, sont fabriquées au Havre ; cela représente 1 500 emplois.

Nous nous battons pour ces emplois qui maillent le territoire.

Comment fait-on pour s'assurer que Safran sera retenu sur le futur avion ?

Le contenu français des équipements est important. Le contenu français de l'A320 est riche. C'est tant mieux, parce que c'est le fruit de l'histoire. En revanche, le contenu français de l'A220, qui est de plus petite taille, est quasi nul, même s'il s'agit aussi d'un Airbus. Pourquoi ? Parce que c'est le fruit d'une acquisition : cet avion est assemblé au Canada, avec un moteur américain et des équipements non français.

J'insiste sur ce point : quand on parle d'aéronautique, il y a bien sûr l'avionneur, mais il y a également le contenu des équipements aéronautiques.

Safran représente à peu près 50 % de la recherche aéronautique en France. C'est une part importante.

J'en viens à l'utilité de l'aide publique. Elle est au fond le coeur de nos moteurs de croissance que sont l'innovation et la technologie. Safran est essentiellement piloté par l'innovation et la recherche technologique pour s'assurer d'être toujours au meilleur niveau.

Deux outils sont très importants : le Corac (Conseil pour la recherche aéronautique civile) et le CIR (crédit d'impôt recherche).

Le Corac a été établi en 2020, au moment du covid, lorsque le trafic aérien mondial s'est écroulé de 80 % et que nous avons tous subi un choc drastique. C'était du jamais vu à l'échelle mondiale. Comme d'autres entreprises, Safran a été amené à s'adapter à la situation. Confronté à une réduction drastique de ses revenus et de son chiffres d'affaires, le groupe a malheureusement dû se séparer d'un certain nombre de collaborateurs. Globalement, les effectifs ont été réduits de 20 % partout dans le monde, sauf en France. En effet, le gouvernement français de l'époque a mis en place l'activité partielle de longue durée (APLD), dont Safran a bénéficié et qui lui a permis de maintenir ses emplois, mais aussi ses compétences - c'est très important. En d'autres termes, en 2020, la France a fait figure d'exception pour le groupe Safran. Je précise que 10 000 emplois étaient potentiellement en jeu. On a aussi discuté avec les partenaires sociaux, qui ont accepté de faire un effort de solidarité dans cette volonté commune de maintenir l'emploi et les compétences. Aucun site n'a été fermé.

Cette année-là, Safran n'a pas distribué de dividendes à ses actionnaires, ce qui était normal, puisque le groupe avait reçu une aide de l'État pour maintenir l'emploi et qu'un effort de solidarité de l'ensemble de nos collaborateurs avait été consenti.

En 2020 et 2021, l'aide reçue au titre de l'APLD a représenté 450 millions d'euros. C'était significatif.

Le Corac a été mis en place à ce moment-là : nous étions collectivement confrontés à une situation où il fallait intensifier l'effort de préparation de l'avenir, alors même que l'on subissait un choc drastique avec le covid. Le dialogue avec les pouvoirs publics de l'époque s'est traduit par un engagement à soutenir notre effort pluriannuel de préparation de l'avenir, qui a été confirmé par le Président de la République en 2020. Pour l'ensemble du secteur aéronautique, une aide de 450 millions d'euros par an sur plusieurs années a été prévue. Cela a duré jusqu'en 2022. Vous imaginez pourquoi. En 2023, le niveau de cette aide a baissé. Toutefois, lors du salon du Bourget, le Président de la République s'est engagé à poursuivre l'aide du Corac de manière pluriannuelle, à hauteur de 300 millions d'euros par an pour l'ensemble du secteur.

Safran a grosso modo bénéficié d'à peu près un tiers de cette aide, soit 150 millions d'euros. C'est ce que nous avons reçu en 2023 en crédits de paiement, mais les autorisations d'engagement étaient basées sur les budgets de 2021 et 2022. En fait, Safran a reçu 200 millions d'euros de subventions en 2023, en crédits de paiement. En moyenne, depuis les années 2020, Safran a reçu 160 millions d'euros par an.

Airbus a reçu à peu près la même somme. C'est assez logique, car cela correspond à notre poids en recherche et technologie aéronautique en France. Le dernier tiers est allé au reste du secteur.

Je tiens à dire qu'avec les sommes que l'on reçoit on embarque des PME et des PMI. Le financement du Corac est un programme géré par la direction générale de l'aviation civile (DGAC). Les dossiers sont très « challengés ». Pour chaque euro public donné, un effet de levier est recherché ; en d'autres termes, un euro privé doit être apporté par l'entreprise. C'est tout à fait logique. On nous demande également d'embarquer des PME-PMI pour financer leurs efforts, car ces entreprises n'ont pas les moyens d'autofinancer de la recherche et de la technologie. En moyenne, 36 % des sommes que nous avons reçues ont ruisselé vers des PME-PMI, qui sont nos partenaires, notre supply chain aéronautique française.

M. Olivier Rietmann, président. - De quelle manière les aides du Corac sont-elles versées ? D'une manière systématique ou selon les projets que vous développez et les entreprises que vous accompagnez ?

Une fois le dossier validé, l'enveloppe est-elle versée au fur et à mesure des investissements réalisés et de l'accompagnement des entreprises et sur justificatifs, puisqu'au moins un euro privé doit être investi en face d'un euro alloué ?

M. Olivier Andriès. - Un dossier est déposé. Il est discuté avec les équipes de la direction générale de l'aviation civile. Je le répète, nous sommes challengés : la DGAC a une vision globale de ce qu'il faut faire pour cette échéance que constitue le nouvel avion moyen courrier. C'est donc en s'appuyant sur sa propre expertise qu'elle évalue la pertinence de notre effort de R&T dans des domaines particuliers. Pour nous, c'est le moteur, mais il y a aussi les futurs trains d'atterrissage, les futures nacelles, les futurs systèmes électriques à bord de l'avion... Tout cela concerne des filiales différentes du groupe, qui se trouvent dans des endroits différents du territoire.

Une fois le dossier accepté par la DGAC, les fonds sont engagés. Les crédits sont versés si nous sommes capables de montrer nos livrables, comme on dit. Le dossier contient en effet une convention, que l'on signe et qui est très claire, avec des livrables ; nous devons justifier de ces livrables de développement technologique.

Je trouve cet effet de levier tout à fait normal. Par ailleurs, il est sain que ce soit géré à l'échelon de la filière, de manière à éviter de financer le même objectif chez deux sociétés différentes. Il y a donc une cohérence d'ensemble. De même, cette exigence de faire participer nos partenaires PME-PMI me paraît légitime. Il serait anormal que cette aide reste au niveau des grands groupes et ne ruisselle pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Malgré toute la confiance que l'on peut accorder au groupe Safran, la confiance n'empêche pas le contrôle. Des contrôles sont-ils réalisés de temps en temps ?

M. Olivier Andriès. - Bien sûr, c'est totalement normal.

La présentation de nos coûts obéit aux mêmes règles que celles qui sont appliquées par la délégation générale de l'armement pour les contrats militaires. Cette pratique n'est donc pas hors sol : elle est connue depuis très longtemps et a un bon niveau de maturité. Voilà pour le Corac.

Je dirai un mot sur l'avenir. La loi de finances pour 2025 prévoit une aide de 220 millions d'euros. Ce montant a baissé, compte tenu des contraintes budgétaires, mais il va peut-être augmenter un peu...

Nous sommes engagés sur un effort pluriannuel. Par conséquent, la logique du contrat de confiance avec l'État, c'est que ce soit durable. Si nous sommes tout à coup laissés au bord du chemin, ce n'est pas terrible.

Avec nos concurrents étrangers, la compétition est féroce. Nous avons en France la chance d'avoir un secteur aéronautique fort, fruit de décisions qui ont été prises dans les années 1970. J'insiste de nouveau : la décision du président Pompidou a eu un effet majeur, s'agissant d'Airbus, des moteurs, mais également dans d'autres domaines. On est sur du temps long.

Il faut savoir que les autres pays investissent énormément. Aux États-Unis, la Nasa a décidé d'allouer à peu près 1 milliard de dollars par an au financement des programmes de recherche civile. Alors que cela n'a rien à voir avec l'espace, la Nasa est un vecteur de financement des développements civils de l'avionneur Boeing, mais aussi des motoristes américains.

Au Royaume-Uni, il existe un équivalent du Corac, qui est géré par l'Aerospace Technology Institute (ATI), pour les plans de soutien public à l'aéronautique. Cela représente à peu près 975 millions de livres sterling sur cinq ans, soit environ 200 millions de livres par an. Pour ne rien vous cacher, Safran a des implantations au Royaume-Uni et se voit donc courtisé pour développer des activités de recherche et de technologie sur le territoire britannique là où il a des sites industriels.

M. Olivier Rietmann, président. - Pour bénéficier de l'équivalent britannique du Corac ?

M. Olivier Andriès. - Nous en bénéficions déjà, mais pour des montants moindres - une dizaine de millions environ.

Côté américain, il ne faut pas être naïf, les motoristes américains General Electric Aerospace et Pratt&Whitney ont bénéficié chacun de 3,5 milliards de dollars de financement pour la préparation technologique du moteur du F-35 ; or seul Pratt&Whitney a été retenu pour la production en série de ce moteur. Dans le système américain, les deux ont été amenés au même niveau technologique et ce sont les technologies qui ont été financées pour le moteur du F-35 qui ont été rebasculées sur le civil et utilisées par Pratt&Whitney pour les nouvelles générations de moteurs civils. Les Américains utilisent le domaine militaire pour s'assurer une position dans le domaine civil.

Tel est notre paysage concurrentiel. C'est pour cela qu'il est important que le contrat de confiance avec l'État perdure. Encore une fois, si l'on veut avoir un rôle dans la décarbonation, c'est maintenant que cela se passe.

J'en viens au crédit d'impôt recherche, qui contribue également très efficacement à l'attractivité française. J'ai déjà souligné que 90 % de nos dépenses de R&T se situaient en France. En 2023, nous avons bénéficié d'environ 159 millions d'euros au titre du crédit d'impôt recherche.

Pourquoi le crédit d'impôt recherche est-il si important pour nous en France ? Notre pays a de bons ingénieurs et de bonnes écoles d'ingénieurs, il faut s'en féliciter. Pour autant, nos ingénieurs sont très chers par rapport à ceux de nombreux autres pays. Ce sont même les plus chers au monde, à l'exception des États-Unis. Cela ne tient pas tant aux salaires versés, qui sont fondamentalement à peu près les mêmes partout - la compétition est mondiale, il faut donc s'adapter au marché -, qu'au niveau des cotisations patronales. Aujourd'hui, le coût d'un ingénieur en R&T est beaucoup plus élevé en France que dans d'autres pays européens.

Cette question soulève pourtant un enjeu en ce qui concerne l'attractivité du territoire. Il est important en effet que les centres industriels soient proches des bureaux d'études. Il faut bien fabriquer les produits que les ingénieurs développent et conçoivent. Les producteurs souhaitent être à proximité des concepteurs. Cette proximité est fondamentale. Le CIR joue ainsi un rôle crucial en matière d'attractivité du territoire français non seulement pour les activités de recherche, mais aussi pour les activités industrielles. Il serait donc dangereux de supprimer ce dispositif. On réduirait la compétitivité et l'attractivité de la France pour les activités de recherche comme pour les activités industrielles.

M. Olivier Rietmann, président. - Et si, à l'inverse, on baissait le coût des ingénieurs en France ? Je pense au niveau des charges sociales, non pas à celui des salaires.

M. Olivier Andriès. - C'est un vaste débat ! Safran reçoit environ 20 millions d'euros au titre des allègements de cotisations patronales sur les bas salaires : même si cette somme n'est pas négligeable, elle ne représente qu'une goutte d'eau par rapport au 1,5 milliard d'euros que l'on verse au titre des cotisations patronales totales. La vraie question est celle du niveau des cotisations patronales.

M. Olivier Rietmann, président. - Safran emploie une main d'oeuvre très qualifiée, qui a des salaires élevés. Vous bénéficiez donc relativement peu, par rapport à d'autres industries, des allègements de charges sur les bas salaires.

M. Olivier Andriès. - Nos salariés sont en effet souvent très qualifiés, qu'il s'agisse de nos ingénieurs ou de nos compagnons qui ont des savoir-faire très recherchés en matière d'usinage, de chaudronnerie, de soudure, etc. Le marché est tendu. Il faut attirer ces personnes et un bon salaire est un élément d'attractivité.

Je sais que la question se pose d'un éventuel plafonnement du CIR. Mon raisonnement sera identique. Nous investissons beaucoup en France, en R&T, sur des activités très diverses. Si le CIR était plafonné, cela signifierait, en fait, que nos activités de R&T ne méritent plus, au-delà d'un certain niveau, d'être soutenues. Nous serions donc incités à plafonner nos activités en France. Une telle mesure nous enverrait finalement le message qu'il est plus attractif d'aller ailleurs. Nous devrions donc faire des choix pour déterminer quelles activités doivent bénéficier du CIR et rester en France : s'agira-t-il des activités liées aux moteurs, aux nacelles, aux trains d'atterrissage, etc. ? Je ne vois donc pas l'intérêt d'un plafonnement. D'une certaine manière, une telle mesure reviendrait à dire que le contrat entre l'entreprise et le pays n'existe plus au-delà d'un certain niveau de recherche.

Il est important pour nous d'innover. Safran est d'ailleurs l'entreprise qui dépose le plus de brevets en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Les dirigeants de Stellantis nous ont dit que c'était leur entreprise !

M. Olivier Andriès. - En vérité, cela se joue entre Stellantis, Valeo et Safran. L'année dernière, c'était effectivement Stellantis, mais l'année d'avant, c'était Safran ! En tout cas, nous détenons le plus gros portefeuille de brevets.

La France est le seul pays, avec les États-Unis, à posséder une industrie aéronautique complète, dont le savoir-faire est reconnu, mais rien n'est jamais acquis. Il faut toujours travailler pour préserver notre leadership technologique. Pour rester aux avant-postes, la filière a besoin de bénéficier d'une stratégie publique et d'un contrat de confiance avec l'État. Nous souhaitons que cette coopération perdure.

Les aides que nous percevons sont ciblées sur l'innovation et la recherche. Nous sommes fiers de contribuer à la souveraineté du pays. Nous n'avons aucune objection évidemment à ce que l'on veille à l'efficacité des aides publiques, par l'instauration de critères sur l'effet de levier ou sur la pertinence, par exemple, ou par le biais de contrôles.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner le montant global de toutes les aides publiques, directes et indirectes, que vous percevez ? Vous ne nous avez ainsi pas parlé du programme Clean Aviation, grâce auquel Safran peut recevoir jusqu'à 100 millions d'euros d'aides chaque année. Vous possédez aussi un réseau important de 70 écoles industrielles. Vous percevez donc des aides au titre de l'apprentissage. Combien avez-vous d'apprentis ? Pourriez-vous nous donner quelques chiffres, quitte à préciser, par la suite, votre réponse par écrit ?

M. Olivier Rietmann, président. - Il est vrai que nous avons très peu parlé des aides directes à l'investissement.

M. Olivier Andriès. - En 2023, nous avons reçu 266 millions d'euros au niveau mondial, au titre des subventions de R&T, dont 200 millions d'euros en France, par le biais du Corac. C'était une année exceptionnelle. En moyenne, au cours de cinq dernières années, nous avons reçu en moyenne 160 millions d'euros par an. Nous avons aussi reçu d'autres subventions d'investissement, pour un montant de 22 millions d'euros au niveau mondial, dont 18,5 millions en France. Sur ces 18,5 millions d'euros, 11,8 millions étaient des primes de soutien à l'apprentissage dans le cadre du dispositif des aides exceptionnelles de 6 000 euros pour l'embauche d'un alternant. Nous avons joué le jeu de l'apprentissage, puisque nous avons recruté environ 2 000 alternants et plusieurs milliers d'apprentis

M. Olivier Rietmann, président. - Le travail du Sénat sur l'apprentissage a-t-il été utile ? Les crédits publics ne sont pas extensibles. L'État peut créer un mécanisme d'aides aux entreprises pour soutenir un dispositif, puis, lorsque celui-ci fonctionne, réallouer une partie des crédits en faveur d'autres politiques. Il a ainsi été décidé de moduler les aides à l'apprentissage en fonction de la taille des entreprises, mais aussi en fonction du niveau de formation des apprentis, dans la mesure où l'on a considéré que les apprentis d'un niveau de formation inférieur à bac+3 méritaient un accompagnement financier plus élevé, car, à l'image des chaudronniers ou des soudeurs, ils apprennent essentiellement leur métier par immersion dans l'entreprise et par la pratique. À l'inverse, pour les apprentis qui préparent un diplôme d'un niveau supérieur à bac+5, l'aspect théorique de la formation est plus important. Celle-ci peut être plus facilement réalisée à l'école ou à l'université. Ces apprentis ont moins besoin d'accompagnement, alors que leur niveau de rémunération est plus élevé. La France consacre 21 milliards d'euros chaque année au soutien à l'apprentissage. Que pensez-vous donc du réarbitrage opéré dans le budget 2025 ?

M. Olivier Andriès. - L'instauration des aides à l'embauche pour les alternants a permis de relancer la dynamique de l'apprentissage en France. Notre pays en avait besoin. C'était une bonne mesure, bien ciblée, qui a contribué à faire baisser le chômage.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela a permis de monter que l'apprentissage n'était pas une voie de garage, mais qu'il pouvait aussi être un tremplin professionnel.

M. Olivier Andriès. - Nous avions un peu trop entretenu l'idée en France que lorsqu'on n'avait pas le bac, on était en échec. Mais ce n'est pas du tout vrai. Il suffit de regarder comment cela fonctionne en Allemagne, où il est tout à fait possible de faire carrière en étant apprenti. En outre, l'apprentissage concerne souvent des métiers en tension.

M. Olivier Rietmann, président. - Je précise que le système allemand fonctionne quasiment sans aides publiques.

M. Olivier Andriès. - Il était donc important de donner une impulsion, et ce dispositif était bienvenu à cet égard.

En 2023, nous avons recruté 5 000 apprentis.

Je comprends parfaitement que l'État souhaite désormais, dans le contexte budgétaire contraint qu'il connaît, recentrer l'effort sur les apprentis qui exercent les métiers les moins rémunérés. Le raisonnement est bon. Ce n'est pas parce que le montant des aides a été réduit à 2 000 euros par apprenti pour les grands groupes que nous ne continuerons pas à embaucher des apprentis. Le dispositif était bon, et ce n'est pas cette réforme qui nous fera changer de trajectoire.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Permettez-moi de revenir sur le montant global des aides publiques dont vous bénéficiez. Vous percevez environ 100 millions d'euros au titre du programme Clean Aviation. Qu'en est-il des aides versées dans le cadre de projets associés à des projets d'investissement ? Allez-vous, par exemple, bénéficier d'aides publiques régionales pour investir dans une fonderie à Rennes pour réaliser les aubages de turbine ? Pourriez-vous nous donner une vue d'ensemble des aides publiques que vous percevez ?

M. Olivier Andriès. - Au total, au titre du CIR, des subventions R&T et des allègements de cotisations sociales sur les bas salaires - dispositif qui ne concerne que la France -, nous percevons 447 millions d'euros au niveau mondial, dont 390 millions en France : ces derniers se composent essentiellement de 200 millions d'euros versés par le Corac et de 150 millions d'euros au titre du CIR.

Quant aux sommes que nous percevons au titre du programme Clean Aviation...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Elles sont en plus ?

M. Olivier Andriès. - Non. Il s'agit de subventions européennes. Elles font partie des 266 millions d'euros de subventions de R&T que j'ai évoquées : 200 millions d'euros proviennent du Corac ; 23 millions proviennent de crédits européens, dans le cadre du programme-cadre Horizon Europe et des initiatives Clean Sky et Clean Aviation ; et une quarantaine de millions proviennent de différents programmes de financement nationaux, tels que le programme ATI au Royaume-Uni ou le programme-cadre de recherche aéronautique, dénommé LuFo, en Allemagne. Chaque pays européen a, en fait, un programme dans ce domaine. Toutes ces subventions sont comprises dans les 266 millions d'euros dont je vous parlais.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Êtes-vous d'accord pour renforcer la transparence sur les aides publiques, pour que les plus grandes entreprises expliquent, comme vous êtes en train de le faire, combien elles perçoivent, dispositif par dispositif ?

M. Olivier Andriès. - Je n'ai pas d'objection. Nous faisons déjà preuve d'une grande transparence en ce qui concerne la durabilité. Nous venons de publier notre rapport sur le sujet. Nous donnons déjà beaucoup d'informations sur nos activités.

M. Olivier Rietmann, président. - Il ne s'agirait pas d'augmenter les charges de reporting des entreprises, mais d'éclairer l'administration.

M. Olivier Andriès. - Encore une fois, je n'ai pas d'objection. Mon seul bémol concernerait les activités militaires, pour lesquelles il est de notre intérêt évident de ne pas communiquer.

M. Fabien Gay, rapporteur. - C'est juste.

M. Olivier Andriès. - Vous m'avez interrogé aussi sur la fonderie de Rennes. La région s'est surtout engagée à nous aider en ce qui concerne la formation initiale.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est la compétence de la région.

M. Olivier Andriès. - C'est un sujet essentiel. La possibilité de nouer un partenariat avec les collectivités sur la formation et le développement des compétences est un élément important pour inciter une entreprise à s'implanter. Certains pays très attractifs jouent beaucoup là-dessus.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En 2023, le crédit d'impôt recherche a représenté 159 millions d'euros ; en 2024, c'est 178 millions d'euros. Pouvez-vous confirmer cette légère augmentation ?

Par ailleurs, les investissements en recherche et développement se sont élevés à 1,818 milliard d'euros en 2023 et à 1,980 milliard d'euros en 2024, soit entre 7,2 % et 7,8 % du budget global. Pouvez-vous nous en donner une décomposition plus précise ? Un tel montant est considérable : est-il entièrement investi en France ou une part est-elle réalisée à l'étranger ? J'ai bien noté que 90 % de ces investissements sont effectués sur le territoire national, mais pourriez-vous préciser cette répartition ?

De plus, ces investissements concernent-ils exclusivement des projets internes ou une part est-elle sous-traitée - le CIR le permet -, y compris dans d'autres pays de l'Union européenne ?

Enfin, pouvez-vous détailler l'origine des financements ? Je sais qu'environ un tiers de ces investissements est pris en charge par les clients, qu'ils soient civils ou militaires, ou par des subventions directes. Quelle est alors la part de l'investissement propre du groupe Safran sur ces 1,9 milliard d'euros ? Et quelle part est financée par vos clients ?

Pourriez-vous également préciser le rôle de la direction générale de l'armement (DGA) dans le financement des programmes militaires français, ainsi que celui de la DGAC pour les financements civils ?

Toutes ces précisions nous permettraient de mieux comprendre et évaluer la ventilation de ces aides publiques.

M. Olivier Andriès. - En 2023, le montant du crédit d'impôt recherche s'est élevé à 152 millions d'euros pour la France, mais à 159 millions d'euros à l'échelle mondiale, puisque nous bénéficions de quelques crédits d'impôt recherche au Royaume-Uni et au Canada. En 2024, ce montant progresse légèrement pour atteindre 162 millions d'euros pour la France.

D'un montant de 2 milliards d'euros - je l'ai évoqué précédemment -, les dépenses en R&T et R&D sont autofinancées par le groupe Safran. Ces montants n'intègrent pas les financements que nous recevons de nos clients pour la R&D ; il s'agit bel et bien des fonds engagés directement par Safran.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et à ces 2 milliards d'euros il faut donc ajouter les financements qui proviennent de vos clients civils ou militaires ?

M. Olivier Andriès. - Oui. Lorsqu'un client, qu'il soit civil ou militaire, nous sollicite pour développer une version spécifique d'un produit, il assume le financement de ce développement dans le cadre d'un contrat particulier. Cela ne relève pas de notre budget autofinancé.

Cette somme ne comprend pas non plus les contrats de développement technologique, qui sont financés par la direction générale de l'armement.

Le crédit d'impôt recherche a un effet levier. Sur les 2 milliards d'euros investis, une moitié est consacrée à la recherche et technologie et l'autre à la recherche et développement. Les 90 % de dépenses effectuées en France concernent la R&T. Lorsqu'on met en regard les montants du crédit d'impôt recherche et les dépenses en R&T autofinancées, on constate que le CIR représente environ 150 millions d'euros pour 1 milliard d'investissements autofinancés, soit un effet de levier de l'ordre de 7 ou 8.

De plus, près de 70 % de nos effectifs d'ingénieurs et de bureaux d'études, incluant la R&T et la R&D, sont implantés en France. Si l'on se concentre uniquement sur la R&T, cette proportion atteint 90 %. La différence s'explique par le fait que certains projets en R&D sont réalisés hors de France.

Par ailleurs, nous avons en effet plusieurs contrats de développement technologique avec la DGA, dont nous ne communiquons pas les détails. Ces contrats visent à préparer l'avenir pour certaines technologies fondamentales, que nous ne développons pas dans le cadre civil. Un exemple, tout de même : dans le cadre de notre partenariat civil sur les moteurs, nous sommes responsables des parties froides, tandis que notre partenaire américain prend en charge les parties chaudes. En revanche, lorsqu'il s'agit d'un moteur militaire, nous devons concevoir et développer l'ensemble du moteur, parties froides comme parties chaudes. Cela implique des avancées technologiques spécifiques, notamment en matière de nouveaux matériaux, qui seront indispensables pour le moteur du système de combat aérien du futur (Scaf). S'agissant d'un besoin uniquement militaire, ces développements sont financés via des contrats spécifiques du ministère des armées, notamment dans le cadre du programme d'études amont (PEA), sur lequel on émarge un peu.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Et la DGAC ?

M. Olivier Andriès. - Ses aides passent principalement par le Corac.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Concernant le soutien commercial de l'État, le groupe Safran réalise 20 % de son chiffre d'affaires dans les activités liées à la souveraineté, notamment dans les secteurs des drones et des systèmes de navigation inertielle, que vous avez évoqués précédemment. Quelles seront, pour votre entreprise, les conséquences concrètes du projet de réarmement de l'Europe ? Cette question est d'autant plus d'actualité que l'Union européenne envisage un investissement de 800 milliards d'euros dans ce domaine, tandis que la France projette une augmentation progressive de son budget de défense, avec un objectif de 3,5 % du PIB, puis de 5 %, portant ainsi les dépenses de 50 milliards à 70 milliards, voire à 100 milliards d'euros. Indépendamment des opinions de chacun sur cette évolution, comment anticipez-vous cette dynamique au sein de votre groupe ?

Ensuite, quel est votre regard sur l'accompagnement stratégique de l'État français en matière de décarbonation de l'aviation ?

Enfin, je me réserve une dernière question, que je poserai après mes collègues.

M. Olivier Andriès. - Nous assistons à un changement de paradigme, sous l'effet d'une double prise de conscience. Premièrement, la prise de conscience des menaces conduit plusieurs pays européens, dont la France, à augmenter leurs dépenses de défense. Deuxièmement, alors que le montant cumulé des dépenses militaires des pays européens s'élève à environ 2 % du PIB, une part très significative de ces dépenses - entre 60 % et 70 % selon certaines estimations - est réalisée auprès d'industriels non européens, essentiellement américains, si bien que les pays européens prennent conscience de la nécessité d'accroître l'autonomie stratégique de l'Europe. La France a été la seule à défendre cette position, depuis le général de Gaulle, mais elle commence à être rejointe par d'autres pays ; la transition sera progressive, nous nous y préparons.

Notre chiffre d'affaires dans le secteur de la défense se compose des activités liées aux moteurs et de celles qui n'y sont pas liées. Les activités liées aux moteurs suivent naturellement la montée en cadence du programme Rafale. Alors que la production était d'un avion par mois, soit deux moteurs pour nous, en 2024, ce rythme a doublé pour atteindre deux avions par mois. L'objectif est d'atteindre quatre avions par mois d'ici à 2028, voire cinq par mois selon Dassault. La progression est donc très rapide, et nous nous adaptons à cette dynamique.

Dans les domaines de l'électronique de défense, hérités de l'ex-Société d'applications générales d'électricité et de mécanique (Sagem), notre chiffre d'affaires a enregistré une hausse de 20 % l'an dernier, mais il n'a progressé que de 1 % en France. Ainsi, cette croissance a été essentiellement portée par l'export, notamment vers des pays européens.

Nous sommes prêts à augmenter encore notre cadence et à investir, comme tous les industriels, à condition de disposer de la visibilité nécessaire sur les commandes...

M. Olivier Rietmann, président. - ... Et des commandes fermes ! C'est le fondement de l'économie.

M. Olivier Andriès. - Exactement. L'inconnue de l'équation est donc le budget de la défense, c'est-à-dire la capacité du ministère des armées à passer des commandes.

Nous avons déjà réalisé des investissements significatifs dans plusieurs de nos activités en réponse à une demande croissante, notamment en provenance d'autres pays européens.

Par ailleurs, les grands contrats militaires sont conclus dans le cadre d'accords stratégiques entre gouvernements. Les ventes de Rafale ou de bâtiments de la marine, par exemple, s'inscrivent dans ce cadre, et bénéficient donc d'un soutien étatique fort.

En revanche, en tant qu'équipementier, nous bénéficions d'un accompagnement moindre. Ainsi, lorsque nous vendons nos jumelles optroniques, fabriquées notamment à Poitiers, à vingt-cinq pays membres de l'Otan, l'État n'intervient pas - il s'agit de technologies que nous avons développées nous-mêmes. Il en va de même pour les systèmes de navigation inertielle. L'intervention de l'État se limite alors au respect du cadre juridique, puisque, par définition, l'exportation d'armements est interdite sauf autorisation exceptionnelle. Toutes nos démarches commerciales et nos exportations doivent donc être autorisées par l'État.

M. Michel Masset. - Vous avez déclaré que le PLF pour 2025 que nous avons voté dans des circonstances exceptionnelles n'était pas favorable aux entreprises investissant dans la recherche. En vue de nos travaux sur le prochain budget, j'aimerais connaître votre position : estimez-vous que les aides publiques actuelles sont bien orientées ou conviendrait-il de les réajuster, en changeant certaines priorités ? Plus globalement, quel regard portez-vous sur les aides publiques accordées aux entreprises en France, en tenant compte bien sûr de la dimension européenne ?

M. Marc Laménie. - Vous avez évoqué votre implantation géographique, notamment dans l'Hexagone : êtes-vous également présents en outre-mer ?

Vous avez également rappelé les montants de votre contribution fiscale. Or si notre commission d'enquête s'intéresse aux aides publiques à destination des grandes entreprises, il ne faut pas oublier que vous êtes aussi un acteur économique de premier plan et un créateur d'emplois.

Dans le domaine de la recherche, vous avez besoin de personnels hautement qualifiés. Dans ce cadre, entretenez-vous des liens étroits avec l'enseignement supérieur et la recherche universitaire ?

Membre de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, je ne peux m'empêcher de souligner que les filières scientifiques restent majoritairement masculines. Ce point est rarement abordé, mais existe-t-il des initiatives ou des mesures incitatives en faveur d'une plus grande mixité dans ces métiers ?

Enfin, quelles relations entretenez-vous avec les collectivités territoriales et avec l'Union européenne ?

M. Olivier Andriès. - J'espère vous avoir convaincus que les aides publiques en faveur de la recherche et technologie dans le secteur aéronautique sont bien orientées, pertinentes et correctement gérées : les équipes font preuve d'exigence et de compétence. Il y a de bons niveaux de contrôle. D'ailleurs, le crédit d'impôt recherche fait l'objet d'un contrôle a posteriori : des corrections nous ont été demandées, mais elles sont de l'ordre de moins de 1 %. Je ne peux pas juger de l'ensemble des aides de l'État, mais celles qui nous sont versées, pour la R&T ou via les dispositifs d'apprentissage, sont sans aucun doute pertinentes.

L'APLD a fait l'objet de nombreux débats. Certes elle a coûté cher à l'État, mais son rôle a été déterminant pour le maintien de l'emploi et des compétences. L'ensemble de la chaîne d'approvisionnement aéronautique, partout dans le monde, a été fragilisé après la crise sanitaire, parce que des gens compétents ont quitté le secteur. Selon moi, les aides ont donc été pertinentes.

Nous ne sommes pas du tout présents en outre-mer.

Nous entretenons de nombreux partenariats avec des universités et des centres de recherche à travers tout le territoire : le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), les grandes écoles d'ingénieurs et les universités - et pas uniquement celles qui se trouvent en région parisienne. Cette coopération fonctionne très bien. Nous sommes d'ailleurs, à ma connaissance, le premier groupe en nombre de conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) signées. Ce dispositif permet d'accueillir au sein de l'entreprise des doctorants qui réalisent leur thèse en partenariat avec nous. Pour notre groupe, la première richesse est humaine. Nous veillons en permanence à maintenir les compétences et l'expertise. Nous avons bien sûr à gérer des effectifs de managers, mais il est tout aussi fondamental de gérer les compétences et les niveaux d'expertise.

Notre recrutement repose principalement sur les écoles d'ingénieurs. La part de femmes dans les postes d'encadrement et de direction reflète donc celle des écoles, où elles ne représentent aujourd'hui que 20 à 25 % des effectifs. À titre de comparaison, au Maroc, elles sont 50 %.

Nous avons doublé en cinq ans la proportion de femmes aux postes de cadre dirigeant, passant de 12 à 22 %, et nous devrions atteindre 24 % cette année. Cela reste éloigné de la parité, mais, encore une fois, nous ne faisons que refléter la réalité des écoles d'ingénieurs. Celles-ci, de leur côté, rappellent qu'elles dépendent du vivier issu des filières du baccalauréat.

Ce qui fait la force et l'attractivité de notre pays dans le domaine de l'innovation, ce sont les mathématiques. Or je suis très préoccupé par la baisse du niveau dans cette discipline. L'exigence en la matière n'est pas contraire aux valeurs démocratiques.

La réforme du baccalauréat, menée il y a quelques années, a rendu l'enseignement des mathématiques optionnel dans certaines filières. Une conséquence directe est que les jeunes filles s'orientent davantage vers des cursus scientifiques tournés vers le médical et la biologie. Depuis trois ou quatre ans, les grandes écoles d'ingénieurs constatent une baisse du nombre de candidates. La directrice générale de l'École polytechnique s'en est récemment inquiétée.

Cette double tendance - baisse du niveau en mathématiques et diminution du nombre de jeunes femmes dans les écoles d'ingénieurs - est préoccupante.

M. Olivier Rietmann, président. - Les mathématiques offrent une capacité de raisonnement et permettent de ne pas tout prendre pour argent comptant.

M. Olivier Andriès. - On apprécie moins les maths pour les maths - peu d'élèves embrassent une carrière de mathématicien - que parce qu'elles développent l'esprit d'analyse et de synthèse.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'en viens à la question sociale - autrement vous risqueriez d'être déçu de quitter cette audition sans que le sénateur communiste l'ait posée...

Votre chiffre d'affaires s'élève à 27,3 milliards d'euros en 2024, pour un résultat opérationnel de 4,1 milliards d'euros, soit une marge opérationnelle courante de 15 %. Le cash-flow disponible atteint près de 3,2 milliards d'euros. L'an dernier, le dividende versé aux actionnaires s'est élevé à 932 millions d'euros, sur la base d'un dividende de 2,30 euros par action et d'un nombre total d'environ 424 millions de titres.

Lors de votre assemblée générale du 22 mai prochain, vous proposerez un dividende de 2,90 euros, ce qui porterait le montant total des dividendes versés à environ 1,229 milliard d'euros si cette proposition est adoptée. S'y ajouterait un programme de rachat d'actions d'un montant d'environ 1,3 milliard d'euros. À ce sujet, Louis Gallois a récemment dénoncé ce qu'il qualifie de « perversion du système », et je partage son analyse. Le rachat d'actions, qui était peu fréquent dans le capitalisme français il y a encore dix ans, est aujourd'hui devenu monnaie courante, notamment depuis la sortie de la crise sanitaire ; ce phénomène concerne désormais toutes les grandes entreprises.

Dans le même temps, le salaire médian chez Safran est de 31 300 euros et le salaire moyen de 36 879 euros. Or plusieurs mouvements de grève ont eu lieu sur différents sites, notamment à Commercy, au Creusot et à Gonfreville-l'Orcher, lesquels ont porté sur la question des rémunérations.

Je tiens à préciser que vous n'êtes pas concernés par le reproche souvent fait à certaines entreprises qui bénéficient d'aides publiques tout en versant des dividendes et en procédant à des licenciements. Ce n'est pas votre cas, et il est important de le rappeler, puisque c'est le point de départ de notre commission d'enquête.

Cependant, la question des salaires et des conditions de travail demeure un sujet central - nous en avons d'ailleurs discuté plus tôt avec le patron de Carrefour, puisque plusieurs de ses sites ont connu des grèves.

Il est vrai que Safran connaît des résultats financiers positifs, qui sont le fruit du travail des salariés ; que les actionnaires sont rémunérés ; le président M. Rietmann rappelle toujours que le versement des dividendes est légitime, ce dont nous pourrions débattre, mais ce n'est pas l'objet de notre audition.

En revanche, je m'interroge sur le rachat d'actions. Les salariés, en France, ont connu la crise sanitaire, l'inflation et ses conséquences. Vous me répondrez certainement que les négociations annuelles obligatoires (NAO) ont conduit à des augmentations salariales, ce que je ne conteste pas, mais, comme dans de nombreuses entreprises, ces hausses restent inférieures au niveau de l'inflation.

Face à des montants aussi importants consacrés aux dividendes et aux rachats d'actions, comprenez-vous que la question sociale se pose avec de plus en plus d'acuité ?

M. Olivier Andriès. - Tout d'abord, dans le cadre des négociations annuelles obligatoires, nous avons, depuis près de dix ans, systématiquement appliqué des hausses supérieures à l'inflation, d'environ un point. Ainsi, en 2023, nous avons consacré un budget d'augmentation salariale de 5,5 %, alors que l'inflation s'établissait à 4,9 %. En 2024, avec une inflation réduite à 2 %, notre budget d'augmentation a été fixé à 4,5 %. Pour 2025, nous anticipons une inflation d'environ 1 % et avons prévu une hausse de 2,5 %.

Sur la décennie écoulée, l'évolution des salaires au sein de notre entreprise a donc permis de protéger le pouvoir d'achat de nos collaborateurs. Ce constat est factuel : nos augmentations ont toujours été supérieures au niveau de l'inflation.

Ensuite, notre politique d'intéressement et de participation est généreuse. À ce titre, entre 2019 et 2023, nous avons distribué à nos salariés en France un total de 1,960 milliard d'euros. Or sur la même période, nous avons distribué 1,915 milliard d'euros de dividendes aux actionnaires, soit un niveau quasi équivalent. Ce sont des chiffres que nous pouvons partager avec vous en toute transparence.

Cette situation s'explique notamment par nos décisions prises en 2020, au moment de la crise sanitaire. Nous avons alors continué à verser l'intéressement et la participation, y compris au titre des résultats de 2019. En revanche, aucun dividende n'a été distribué cette année-là. Par ailleurs, en 2021 et 2022, nous avons pris en compte les aides reçues de l'État au titre de l'APLD. Nous avons déduit ces montants de notre résultat distribuable, ce qui a mécaniquement réduit le niveau des dividendes versés. Notre politique de distribution repose sur un taux nominal de 40 % du résultat distribuable. En valeur absolue, cela représente un peu plus de 1 % de notre capitalisation boursière. Si l'on compare ce taux de distribution avec celui des entreprises du CAC 40, et plus encore avec les pratiques des groupes américains ou européens hors France, il demeure relativement bas, même si cela représente beaucoup d'argent, bien sûr.

Enfin, le rachat d'actions répond à plusieurs objectifs. Premièrement, cela permet d'éviter un effet dilutif lié aux obligations convertibles. En 2020, dans un contexte économique incertain, nous avons émis des obligations convertibles pour sécuriser nos besoins de financement. Lorsqu'un détenteur d'obligations choisit de les convertir en actions, cela entraîne une dilution du capital. Nous avons donc racheté nos propres actions pour neutraliser cet effet.

Deuxièmement, le rachat d'actions sert à alimenter nos programmes de distribution d'actions gratuites aux salariés. Nous avons ainsi lancé une initiative mondiale visant à attribuer dix actions à chaque salarié. Pour financer cette mesure, nous avons dû racheter des titres sur le marché.

Troisièmement, il arrive que nous procédions à des rachats d'actions dans l'objectif de les annuler. Cette pratique, qui réduit le nombre total d'actions en circulation, permet d'augmenter la valeur relative des titres restants. Nous privilégions cette approche ponctuelle à une augmentation du taux de distribution des dividendes, car il est difficile de revenir en arrière après une hausse structurelle de ce taux.

M. Olivier Rietmann, président. - Les rachats d'actions peuvent également servir à maintenir le cours de l'action suffisamment élevé pour éviter de fragiliser l'entreprise. En effet, un cours trop bas pourrait susciter l'intérêt de certains acteurs prêts à lancer une opération de rachat sur un pourcentage significatif du capital.

M. Olivier Andriès. - Cela n'a pas été notre motivation. Par ailleurs, la rémunération des actionnaires ne passe qu'après une priorité essentielle : investir pour préparer l'avenir, c'est-à-dire investir dans la recherche et technologie, ainsi que dans la modernisation de nos sites industriels ; le reste vient après.

M. Olivier Rietmann, président. - Je vous remercie, monsieur le directeur général. Vos éléments nourriront le rapport de notre commission d'enquête, et nous recevrons bien sûr tout élément complémentaire que vous voudriez nous adresser.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de STMicroelectronics : M. Jean-Marc Chéry,
président-directeur général,
et Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de STMicroelectronics

(mardi 1er avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics, et de Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de cette entreprise.

Cette audition est enregistrée et diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Madame, monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête, outre vos fonctions chez STMicroelectronics.

M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics. - Comme vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, une partie de l'actionnariat de notre société est détenu par Bpifrance. Je tenais à le préciser.

M. Olivier Rietmann, président. - Madame, monsieur, je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Chéry et Mme Frédérique Le Grevès prêtent serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux.

Tout d'abord, nous voulons établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, c'est-à-dire à celles qui emploient plus de 1 000 salariés et qui réalisent un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants.

Ensuite, il nous faut déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics.

Enfin, nous devons réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées pour favoriser le maintien de l'emploi au sens large, en particulier lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de sites, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

STMicroelectronics est le premier acteur français du secteur de la conception et de la fabrication de puces électroniques. Pour le projet d'agrandissement de l'usine de Crolles lancé avec la société GlobalFoundries, d'un montant de 7,5 milliards d'euros, le Gouvernement a annoncé en juin 2023 le principe d'une aide de l'État plafonnée à 2,9 milliards d'euros.

Madame, monsieur, après une présentation succincte de l'activité de votre groupe, nous aimerions savoir quel regard vous portez sur les aides publiques aux entreprises. Quelques questions pourraient vous aider à étayer votre propos liminaire.

Quelles sont les principales différences entre les aides versées en France et celles qui sont octroyées dans les autres pays où votre groupe est présent ?

Quel est le montant global des aides publiques reçues par votre groupe ces dernières années en France ? En particulier, quel est le montant des subventions touchées par votre entreprise ? Pourriez-vous nous proposer un panorama de vos sous-traitants et des aides qu'ils perçoivent ? Avez-vous le sentiment que les aides publiques aux entreprises sont suffisamment suivies et évaluées en France ?

Selon vous, quelles sont les aides dont l'efficacité est avérée, et inversement celles dont l'efficacité est douteuse ? Que proposeriez-vous pour renforcer l'efficience des aides publiques octroyées aux entreprises ?

Seriez-vous favorable à l'introduction de conditions ou de critères permettant d'évaluer l'efficacité des aides ? Dans ce cas, quelles devraient être les limites de la conditionnalité de ces aides ?

Je vous propose de traiter ces questions dans un propos liminaire d'une vingtaine de minutes. Puis M. Fabien Gay, notre rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

M. Jean-Marc Chéry, président-directeur général de STMicroelectronics. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de nous avoir conviés à cette audition.

Si vous me le permettez, je développerai mon propos en trois points : je vous proposerai d'abord un panorama de notre industrie, en vous exposant la situation de STMicroelectronics. Compte tenu du caractère spécifique de cette industrie, nous en viendrons vite aux aides, qui feront l'objet de la deuxième partie de mon propos - je m'appuierai alors sur les notes préparées par mes collaborateurs. Enfin, monsieur le président, je répondrai aux questions que vous avez posées.

Composants électroniques semi-conducteurs, l'expression est un peu barbare, mais elle désigne des matériaux qui peuvent conduire l'électricité sous certaines conditions, que leur structure physicochimique ait été modifiée, qu'une tension y soit appliquée, ou qu'ils soient exposés à la lumière. Ces composants sont actifs, contrairement aux composants passifs, comme les résistances ou l'inductance.

Depuis quelques années, les composants électroniques semi-conducteurs et leurs technologies de fabrication ont été classés parmi les activités « habilitantes », car cette industrie permet de l'innovation et des progrès pour toute l'économie des biens et des services : informatique, télécommunications, mobilités - automobiles, navires, vélos, avions, fusées, etc. -, ainsi que les domaines de l'industrie, de l'énergie, du spatial, du militaire, du médical, ou encore des biens de consommation grand public.

Cette industrie est intrinsèquement complexe, car elle nécessite de longs délais de fabrication. Les processus de fabrication reposent sur la transformation de matériaux de base en puces, après diverses étapes physicochimiques. Il s'agit aussi d'une industrie discrète, c'est-à-dire qu'elle procède à l'assemblage de puces dans des boîtiers, à leur connexion, et ensuite à des tests pour savoir si le produit est conforme aux demandes spécifiques des clients.

Concrètement, les délais de fabrication vont d'un à six mois pour les composants les plus complexes. En moyenne, ils sont de trois mois. Les délais de conception des produits et de développement de la technologie de fabrication s'étendent sur environ deux ans. Nous faisons appel à des techniques de conception automatique et de développement des produits en recourant à des jumeaux virtuels pour que les délais ne soient pas trop longs. La mise en place d'une usine, quant à elle, demande environ cinq ans. Vous le voyez, l'industrie est donc intrinsèquement complexe.

Notre technologie, tirée par ses applications, connaît des mutations permanentes. Nous devons assurer l'amélioration des performances des composants, la réduction de leur consommation d'énergie, qu'ils soient ou non en marche - qui n'a jamais râlé parce que la batterie de sa voiture, inutilisée pendant des mois, s'était déchargée ? -, et leur miniaturisation. Vous avez tous entendu parler de la loi de Moore, selon laquelle les performances sont tirées vers le haut tandis que la miniaturisation s'accélère.

Capitalistiquement, pour soutenir les besoins et atteindre une croissance de 10 % par an, notre industrie investit au moins 20 % de ses ventes en capitaux destinés à la construction de ses usines et 15 % de son chiffre d'affaires en recherche et développement. En 2024, le marché mondial est de 680 milliards de dollars ; entre 120 et 130 milliards de dollars ont été dépensés en recherche et développement, tandis que les dépenses d'investissement sont de l'ordre de 150 milliards d'euros. Notre industrie est donc fortement capitalistique.

Par ailleurs, la croissance de notre industrie est fortement cyclique. D'une part, les applications de la technologie vont accélérer la croissance du marché. Si l'on revient une quarantaine d'années en arrière, on peut citer la télévision en couleurs, l'ordinateur, l'ordinateur personnel, le téléphone mobile, le téléphone intelligent, internet, et maintenant l'intelligence artificielle ou la voiture électrique.

D'autre part, notre industrie, très liée à l'activité économique mondiale, connaît des soubresauts liés à des accidents économiques : éclatement de la bulle internet au début des années 2000, écroulement du dollar par rapport à l'euro à la suite de l'affaire Lehman Brothers, ou encore, récemment, crise du covid.

En outre, notre industrie subit récemment une certaine pression due à sa visibilité géopolitique et à des objectifs économiques ou de souveraineté.

Quelle est la situation de l'industrie ? Le marché total des semi-conducteurs est situé à plus de 55 % en Amérique, à 37 % en Asie et à 8 % en Europe.

Le principal consommateur de composants électroniques est bien sûr le secteur de l'informatique et des télécommunications, qui représente 75 % du marché total, puis ceux de l'automobile et de l'industrie, qui en représentent environ 19 %, et enfin le marché grand public, qui en représente 9 %.

L'industrie est à la fois concentrée, voire très concentrée, et dispersée. La règle des 80/20 s'applique : sur environ 500 entreprises produisant des semi-conducteurs, 25 acteurs maîtrisent 83 % du marché. Parmi ceux-ci, on compte quatorze Américains, sept Asiatiques, et quatre Européens : Infineon Technologies, STMicroelectronics, NXP Semiconductors et Robert Bosch Semiconductor.

En 2024, STMicroelectronics est le treizième acteur mondial, le deuxième européen. Nous sommes classés parmi les entreprises qui produisent ce que l'on nomme les « composants diversifiés ».

En effet, un premier type d'entreprises de semi-conducteurs produit des microprocesseurs, des processeurs graphiques, des cartes mémoire et des circuits intégrés de communication, majoritairement tournés vers le marché de l'informatique et des télécommunications. Les acteurs américains, comme Nvidia, et les acteurs asiatiques, dominent ce secteur.

Un deuxième type d'entreprises produit des composants diversifiés. Ceux-ci génèrent des signaux électriques à travers des capteurs de température, d'accélération ou de pression, traitent ces signaux analogiques pour les transformer en signaux numériques, avant que de petits microprocesseurs, les microcontrôleurs, les traitent à leur tour pour produire une action permettant de piloter, par exemple, un moteur électrique ou un bras de robot. Nous appartenons à ce deuxième type de fabricants : nous ne faisons pas de microprocesseurs, de cartes mémoire ou des composants de communication, alors que ces produits représentent 70 % du marché des semi-conducteurs. Malheureusement, notre produit ne pèse que 13 % du marché.

STMicroelectronics emploie environ 50 000 personnes dans le monde, dont 9 000 personnes travaillent en recherche et développement. Nous possédons quinze sites de fabrication de puces et d'assemblage, dont quatre sont situés en France, à Crolles, à Rousset, à Tours et à Rennes, ce dernier site d'assemblage étant spécialisé pour l'industrie spatiale et militaire.

C'est en France, à Crolles, que se trouve le plus gros site de recherche et développement de la compagnie. Il travaille en étroite collaboration avec les universités et les laboratoires présents dans la région, notamment le Laboratoire d'électronique et de technologie de l'information du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA-Leti).

Entre 2021 et 2024, à Crolles, nous avons embauché environ 3 900 personnes en CDI, et 1 500 employés en alternance.

Dans le panorama concurrentiel que je viens de vous décrire, notre compagnie fait face à plusieurs dynamiques récentes, qui se sont manifestées après la crise du covid-19.

En premier lieu, les semi-conducteurs ont été mis sur le devant de la scène à la suite des pénuries qui se sont fait jour après la période du covid-19 ; on s'est en effet aperçu que, sans ces semi-conducteurs, des industries entières s'arrêtaient. On a alors commencé à voir des interventions de l'État dans différentes régions du monde, soit au moyen d'embargos d'exportation de technologies ou de produits, soit via des aides - subventions directes ou aides indirectes -, sans commune mesure par rapport à ce qui existait précédemment. Cette dynamique est très visible et va de pair avec une pervasion, une omniprésence, du souci de la souveraineté, voire, de temps en temps, avec une forme d'interventionnisme économique ou de distorsion de concurrence. Cette dynamique est extrinsèque à l'industrie, laquelle est quelque peu victime de son succès.

En second lieu, il y a une dynamique récente liée aux marchés. Elle recèle deux évolutions différentes. La première est liée à l'intelligence artificielle, à l'apprentissage automatique ; elle est assez récente - elle date de deux ou trois ans - et elle soutient une accélération fantastique de tout le secteur que je vous ai décrit : informatique, télécommunications, processeurs, mémoire ou composants de communication. Ainsi, l'année dernière, ce marché a crû de presque 25 %. A contrario, deux autres marchés, les marchés cibles de STMicroelectronics, dont notamment l'automobile, vivent une période de profonde mutation, causée par trois phénomènes.

D'abord, ces mutations sont liées à l'électrification des mobilités, qui ne se passe pas comme on l'espérait, c'est-à-dire de façon très linéaire, avec une mise en place rapide d'infrastructures de fourniture d'énergie verte et de charge rapide partout dans le monde, et avec une offre de véhicules attractifs pour le grand public. Cette industrie, qui avait beaucoup misé sur l'électrification de la mobilité, est donc perturbée par ce retard. Ensuite, en parallèle, elle subit une concurrence féroce de la Chine, qui, elle, se prépare à l'électrification depuis dix ans, avec des véhicules conçus pour être véritablement électriques et produits à des coûts extrêmement compétitifs. Enfin, nous avons tous pu assister récemment à l'épisode des tarifs douaniers imposés par certains pays sur l'importation de véhicules. L'industrie automobile est donc en pleine turbulence, d'où les multiples annonces de fermeture d'usines ou de pertes d'emplois.

L'industrie en général dépend très largement des cycles économiques. Comme le cycle actuel n'est pas très dynamique, que la demande finale est faible et qu'il y a eu des phénomènes de stockage post-covid, le secteur industriel est, sauf dans les domaines militaire et spatial, relativement atone. Voilà pourquoi ces deux marchés sont plutôt en décroissance.

M. Olivier Rietmann, président. - Peut-être faudrait-il en venir au fait...

M. Fabien Gay, rapporteur. - Veuillez m'excuser, monsieur Chéry, mais le temps avance. Vos propos sont très intéressants, la délégation aux entreprises ou la commission des affaires économiques pourraient d'ailleurs vous auditionner pour approfondir ce sujet, mais pouvons-nous en venir aux aides publiques ?

M. Olivier Rietmann, président. - Néanmoins, votre préambule était nécessaire, pour montrer la particularité de votre secteur.

Mme Anne-Marie Nédélec. - Vous avez indiqué le nombre de salariés dans le monde ; pouvez-vous le donner pour la France ?

M. Jean-Marc Chéry. - Plus de 12 000 personnes ; je vais y revenir.

Compte tenu de tout ce que je viens de décrire, chaque acteur du secteur des semi-conducteurs est confronté régulièrement à des choix stratégiques : dois-je développer ma technologie et construire une usine, ou dois-je sous-traiter ? Deux modèles opérationnels s'opposent : le modèle sans usine et sans technologie et le modèle avec usine et technologie. C'est là que l'on mesure l'importance des aides d'État, car elles constituent une incitation, qu'il convient de toujours confronter au modèle contrefactuel : que se passerait-il si l'on n'en avait pas ?

STMicroelectronics bénéficie du soutien public, comme l'ensemble de ses concurrents dans le monde. Nous nous concentrons sur ce qui est primordial pour accompagner notre stratégie : développer nos technologies de fabrication et nos capacités de production. Il s'agit en l'espèce d'aides spécifiques. Nous avons reçu, en 2023, 487 millions d'euros d'aides spécifiques, essentiellement en soutien de notre innovation et de notre investissement productif ; c'est deux fois plus qu'en 2022, parce que c'est en 2023 que nous avons lancé le projet spécifique d'extension du site de Crolles.

Comment les aides sont-elles ventilées selon leur type ? Quelque 68 % de ces 487 millions d'euros, soit 334 millions d'euros, sont des subventions. Environ 25 % de ce montant, 119 millions d'euros, correspond à du crédit d'impôt, le crédit d'impôt recherche (CIR). Enfin, 7 % du total, 34 millions d'euros, sont liés à des remboursements ou allégements de charges.

Comment sont-elles ventilées par objectifs ? Environ 45 % des aides sont destinées au soutien de l'activité de recherche et développement (R&D) technologique et du développement de technologies. Quelque 48 % ont pour objet la mise en place de capacités de production, notamment celle de Crolles. Enfin, 7 % du total est à destination des ressources humaines.

Cela doit être mis en perspective avec nos dépenses totales de recherche et développement - 2 milliards d'euros dans le monde, dont 871 millions d'euros en France - et avec notre masse salariale - 3,7 milliards d'euros dans le monde, dont 1,1 milliard d'euros en France. En 2023, l'entreprise a investi 70 % de sa trésorerie opérationnelle, c'est-à-dire 3,8 milliards d'euros dans le monde, dont 1,8 milliard en France. Enfin, en 2023, sur notre trésorerie nette - c'est-à-dire après investissement, lequel a consommé, je le rappelle, 70 % de notre trésorerie brute -, nous avons versé 212 millions d'euros de dividendes en 2023 et nous avons racheté pour 228 millions d'euros d'actions dans le monde, à distribuer aux salariés ; en France, par exemple, 65 % des salariés sont éligibles au bénéfice de ces actions.

Les aides publiques européennes relèvent de trois dispositifs très encadrés par l'Europe et pilotés par l'État français. Il y a d'abord les projets importants d'intérêt européen commun (Piiec), en soutien de la R&D technologique, allant jusqu'à la mise en place de lignes dites pilotes ; en France, ces plans s'appelaient les plans Nano 2008, 2012 et 2017. Il y a ensuite le règlement européen sur les semi-conducteurs (European Chips Act), en soutien des capacités de production pionnières, dites « first of a kind » ; le projet d'extension de Crolles en coopération avec GlobalFoundries en est un exemple. Enfin, il y a les aides de recherche et développement pour des projets collaboratifs, qui incluent des start-up ou des laboratoires, souvent en amont du développement de nos technologies de fabrication.

Pourquoi ces aides ? L'aide a tout d'abord un objectif incitatif. Considérons par exemple les plans Nano 2008, Nano 2012 et Nano 2017. Ces plans ont chaque fois correspondu à un moment où la société était confrontée à un choix : faire ou ne plus faire. Dans le cadre du plan Nano 2012, par exemple, il s'agissait de choisir entre le développement d'une technologie de gravure fine de 40 nanomètres pour faire des microcontrôleurs ou des capteurs d'image et le recours à un grand sous-traitant ou fondeur taïwanais, comme Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC). Face à cette alternative, je calcule le montant d'aide nécessaire pour rendre le développement en interne compétitif par rapport au schéma externe. On tient bien sûr compte chaque fois du risque, mais aussi de la meilleure performance : si la performance s'avère meilleure que prévu par rapport à la subvention perçue, s'il y a une clause de retour à meilleure fortune, on redonne dans le cadre de l'aide.

Tous ces projets de technologie sont élaborés et suivis par nos équipes, et sont contrôlés par les services de l'État, au regard du déroulement et du niveau de dépense sur lesquels s'est engagée la société. Ensuite, on suit la mise en oeuvre en fabrication.

Il y a donc également le European Chips Act, que j'ai évoqué.

J'en viens aux autres types d'aide publique, notamment au crédit d'impôt recherche. STMicroelectronics a perçu, en France, 119 millions d'euros à ce titre en 2023.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela correspond-il à la moyenne annuelle ?

M. Jean-Marc Chéry. - Oui, peu ou prou.

Ce montant est à comparer aux 2 milliards d'euros de dépenses de R&D dans le monde, dont 42 % en France. Pour nous, c'est un dispositif clair et c'est un atout de compétitivité de la France et de l'ingénieur français par rapport au coût des ingénieurs formés dans le monde. Je le rappelle, la Chine forme chaque année 16 millions d'ingénieurs parfaitement bilingues.

Un autre type d'aide que nous percevons correspond aux aides dites « ressources humaines », qui s'élèvent pour STMicroelectronics à 34 millions d'euros en 2023, soit 7 % du total des aides perçues. Ces aides sont importantes, car elles permettent de soutenir la formation et l'apprentissage, mais je rappelle que, entre 2021 et 2024, nous avons embauché 3 900 salariés en CDI et 1 500 alternants.

Ces aides permettent d'avoir des effets de retour, puisque nous travaillons en France - notamment à Crolles, mais également à Tours et à Rousset - avec des acteurs clés, comme le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d'autres laboratoires, ainsi que des écoles d'ingénieurs, d'autres entreprises et des start-up. Il y a donc beaucoup de parties prenantes qui gravitent autour de ces aides, parce qu'elles contribuent à notre innovation.

J'en viens à votre question spécifique sur ce que nous pensons de ces dispositifs d'aide.

Nous insistons sur la lisibilité des dispositifs d'aide aux grandes entreprises. Qu'il s'agisse de dispositifs spécifiques au secteur électronique - les Piiec et le European Chips Act -, de projets collaboratifs ou du CIR, ces aides sont très claires, elles ont un objet précis. Pour nous, c'est exemplaire. Chaque fois que l'on me pose publiquement la question des aides en Europe et en France, je dis qu'elles sont claires, transparentes et compétitives.

Sur les formalités d'octroi, de suivi et de contrôle des aides, chaque fois que nous demandons une aide majeure - je ne parle pas de la partie ressources humaines -, c'est toujours une aide qui doit être incitative par rapport à un scénario contrefactuel, qui met en avant des risques, mais qui, en cas de meilleure fortune et de meilleure performance, comporte un engagement de retour. Ce schéma me paraît vertueux. Ces aides sont généralement travaillées par nos équipes en collaboration avec les services de l'État, la direction générale des entreprises (DGE) et Bpifrance. En fin de projet, on évalue un retour financier possible.

Pour nous, la transparence et la publication existent. Les règles de transparence à l'échelon national sont strictes. Pour ce qui concerne la transparence à l'égard du citoyen, considérons l'exemple de Crolles : il y a eu une communication via les communiqués de presse de l'État français, de STMicroelectronics et de la Commission européenne, une explication au grand public dans le cadre de la concertation préalable et une information globale via le document de référence de STMicroelectronics. Bref, tous les éléments de communication nécessaires sont fournis.

En revanche, la seule chose sur laquelle il faut être prudent, c'est le respect du secret des affaires. En matière de technologie de fabrication, de conception de produit ou de mise en place de capacités de fabrication, il est important de ne pas tout dévoiler, car cela révèle très vite la stratégie définie.

J'en viens à la question sur la complexité du processus. Tout processus peut être amélioré, je ne dis pas que le processus actuel est parfait. Je souhaite à cet égard vous faire part d'un simple constat : entre la décision de lancer notre projet en collaboration avec GlobalFoundries à Crolles et la signature des contrats, il s'est écoulé dix-huit mois ; en Chine, le même type de projet a mis neuf mois, avec le même niveau d'exigence.

J'espère vous avoir démontré que ce marché est extrêmement compétitif, en mutation et qu'il fait l'objet d'une attention particulière au regard des questions des souveraineté ; ce secteur est devenu une arme géopolitique. Cette industrie a besoin de beaucoup d'argent pour rester dans la course. On oscille sans cesse entre un modèle avec et un modèle sans usine. Les aides demandées par STMicroelectronics ont un caractère incitatif, c'est ce qui nous permet d'être l'un des derniers fabricants de composants électroniques semi-conducteurs verticalement intégré sur 80 % de ses ventes.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous avez signé 1 500 contrats d'alternance, notamment à Crolles.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui.

M. Olivier Rietmann, président. - Vous bénéficiez donc sans doute de l'accompagnement financier de l'État à ce titre. Cet accompagnement fait-il partie des 34 millions d'euros d'aides RH dont vous avez parlé ?

Par ailleurs, je pense que ces alternants ont un haut niveau de qualification.

M. Jean-Marc Chéry. - En effet.

M. Olivier Rietmann, président. - Par conséquent, à ce niveau-là d'étude et compte tenu du niveau de votre entreprise, qui a des marges financières assez larges et qui tire profit de ces contrats en alternance en formant ses futurs salariés, est-il légitime de conserver ces aides à l'apprentissage, maintenant que les deniers publics ont servi à amorcer le système, ou faut-il aller encore plus loin dans leur réduction ?

Je le rappelle, l'accompagnement de l'apprentissage, passé de 400 000 euros à 1 million d'euros par apprenti, représente plus de 21 milliards d'euros.

M. Jean-Marc Chéry. - Je confirme ce chiffre : 2 millions d'euros, qui font partie des 34 millions.

Mme Frédérique Le Grevès, présidente France de STMicroelectronics. - Une précision : nous bénéficions de cet accompagnement de l'État pour le recrutement d'alternants, mais nous avons également créé, à nos frais, notre propre école de formation aux métiers de la maintenance, baptisée « ST Tech Academy », où nous formons des techniciens qui ont vocation à travailler avec nous. Au-delà des aides de l'État, nous mettons donc en place beaucoup de formations en interne, à Crolles principalement.

M. Jean-Marc Chéry. - Ces aides à l'alternance sont des atouts de compétitivité.

M. Olivier Rietmann, président. - Si nous décidons demain de ne plus allouer du tout de telles aides, que se passera-t-il ?

M. Jean-Marc Chéry. - STMicroelectronics ne s'écroulera pas.

M. Olivier Rietmann, président. - Et, jusqu'à preuve du contraire, vous continuerez de fonctionner avec un nombre important d'alternants, car vous en avez besoin : c'est une chance pour votre entreprise.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui, et nous continuerons d'attirer des talents. Les facteurs critiques du succès, pour une société comme la nôtre, ce sont l'innovation et la compétence du personnel.

Je l'ai dit, la compagnie ne s'écroulerait pas si, pour des raisons de gestion des deniers publics, de telles aides devaient être supprimées.

Je précise néanmoins qu'il faut considérer cette question dans une perspective mondiale, celle de la compétitivité et de l'attractivité relatives de la France. Mais je vous mentirais en prétendant que, si les dispositifs que vous évoquez s'arrêtaient, nous n'embaucherions plus en France.

Cet accompagnement représente pour nous un facteur intéressant, mais c'est de talents dont nous avons besoin : d'ingénieurs et de techniciens formés. C'est pourquoi, pour combler certains manques, nous avons mis en place nous-mêmes des structures de formation, dans le domaine de la maintenance par exemple.

Le coût d'un équipement de fabrication peut aller de 5 millions à 150 millions d'euros pièce ; vous comprendrez que nous avons besoin de gens extrêmement formés...

M. Olivier Rietmann, président. - L'aide à l'embauche d'alternants fait un peu doublon, me semble-t-il, avec le CIR : il faut peut-être faire des choix.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je vous remercie beaucoup de cette présentation extrêmement complète.

Je suis un peu surpris, néanmoins, car il y manque un chiffre, celui par lequel ont commencé tous les PDG que nous avons reçus lors de leurs auditions respectives. Avant de nous parler des aides publiques, tous ou presque nous disent en effet, non sans fierté, ce qu'ils rapportent à la France : ils font donc état du taux d'imposition de leur entreprise.

Pouvez-vous donc nous indiquer, pour les exercices 2023 ou 2024, combien d'impôts vous payez en France ? C'est le chiffre pour la France qui m'intéresse particulièrement, davantage que le chiffre consolidé à l'échelle mondiale.

M. Jean-Marc Chéry. - Je connais le chiffre au niveau mondial : nous payons plus de 15 % de taxes. Au-delà de l'imposition, STMicroelectronics rapporte aussi à l'État - j'ose à peine prononcer ce mot, tant il est presque devenu un gros mot - des dividendes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je peux vous le donner, ce chiffre : j'ai eu beaucoup de mal à le trouver...

M. Jean-Marc Chéry. - Ah oui ?

M. Fabien Gay, rapporteur. - Oui, beaucoup ; et j'ai beaucoup cherché. D'ailleurs, vous êtes une des rares sociétés, avec Carrefour, à ne pas mettre en ligne les documents relatifs aux dividendes versés et autres indicateurs comptables pertinents. Il a fallu, pour retrouver le chiffre des dividendes versés en 2024, que je fasse moi-même des calculs compliqués : 900 millions d'actions, 0,38 dollar de dividende par action, soit, pour 2024, 324 millions de dollars et, pour la France, 212 millions d'euros de dividendes distribués.

Pour ce qui est des impôts, je n'ai trouvé trace - très difficilement ! - que de quatre années de référence. En 2017 : 143 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2018 : 1,389 milliard d'euros de résultat, 96 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, 0 en France. En 2019 : 156 millions d'euros d'impôts payés dans le monde, moins de 500 000 euros en France. En 2023 : 416 millions d'euros d'impôts payés dans le monde...

M. Jean-Marc Chéry. - 616 millions !

M. Fabien Gay, rapporteur. - ...moins de 100 000 euros en France.

D'où ma première question.

Je suis pour accompagner et subventionner les entreprises innovantes ; or, pour ce qui vous concerne, le semi-conducteur est la vitamine de la transition numérique - les enjeux de souveraineté sont donc extrêmement forts autour de votre activité. Mais on a bien du mal à s'y retrouver dans votre présentation, entre les chiffres « monde » et les chiffres « France ».

Prenons les dépenses de R&D : deux milliards d'euros dans le monde en 2023, 871 millions d'euros en France, pour 487 millions d'euros d'aides. Autrement dit, la R&D dépensée en France est à 55 % financée par des aides publiques !

Le CIR et les aides publiques représentent en général entre 7 et 10 % des dépenses de R&D des entreprises que nous auditionnons ; chez STMicroelectronics, ce ratio atteint donc, j'insiste, 55 % ! Sachant que votre taux d'imposition est certaines années à zéro, vous comprendrez que les parlementaires que nous sommes se posent des questions. L'État et les élus vous soutiennent beaucoup dans vos projets, à juste titre, mais votre taux d'impôt est marginal en France : l'argent part ailleurs, via des filiales étrangères, à grand renfort d'optimisation fiscale. J'ajoute que l'on ne connaît pas le montant du prêt garanti par l'État (PGE) dont vous avez bénéficié et que, de surcroît, 2,9 milliards d'euros de subventions vous ont été versés en France pour l'usine de Crolles, mais aussi 2,17 milliards en Italie pour les usines d'Agrate Brianza et de Catane.

Nous parlons donc d'un groupe qui est largement subventionné par ses deux premiers actionnaires, Bpifrance et le ministère italien de l'économie et des finances.

Le soutien public dont vous bénéficiez ne devrait-il pas rapporter aussi à la collectivité France ?

M. Olivier Rietmann, président. - Confirmez-vous ces chiffres ?

M. Jean-Marc Chéry. - Vous dites qu'il est difficile de trouver ces chiffres : j'en suis assez surpris. STMicroelectronics est une société extrêmement transparente : elle produit un document annuel, dit formulaire 20-F, qui retrace de façon exhaustive l'ensemble de ses activités - rémunération des dirigeants, taxes, impôts, activité de chaque site, etc.

Monsieur le rapporteur, je vous invite à prendre connaissance de ce document, que mes services pourront vous communiquer : vous y trouverez tous ces chiffres.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous sommes preneurs, avec plaisir. À ma question concernant le niveau d'imposition en France de STMicroelectronics, je le rappelle, vous avez répondu que c'était compliqué et que, ce chiffre, vous ne l'aviez pas. Et voici que vous nous parlez de transparence : très bien !

M. Jean-Marc Chéry. - La taxation est un sujet compliqué. Ce que je peux vous dire, c'est que la société paie en 2023 plus de 15 % de taxes à l'échelle mondiale.

Il est vrai qu'il faut tenir compte des flux financiers entre les différents pays et de la consolidation des revenus au niveau mondial, les flux financiers qui passent en France étant essentiellement des flux entre compagnies de la société mère. La France, en effet, ne fabrique pas de produits finis : elle fabrique des produits semi-ouvrés, c'est-à-dire des puces.

Quels sont les chiffres pour la France ? L'impôt de production que nous payons est bel et bien de l'ordre d'une trentaine de millions d'euros, l'impôt sur les sociétés de l'ordre d'une cinquantaine de millions d'euros. Mais il ne faut pas oublier les charges sociales dont nous nous acquittons, qui sont de l'ordre de 500 millions d'euros ; il y a donc bien une rétribution pour l'État.

La question de fond est celle que j'ai posée dans mon propos liminaire : combien y a-t-il de sociétés de semi-conducteurs qui restent en France et y emploient 12 000 personnes ? Combien y a-t-il de sociétés de semi-conducteurs qui restent en Italie et y emploient 12 000 personnes ? Une seule, la nôtre !

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je ne veux pas caricaturer vos propos, mais je me pose des questions.

Vous commencez par me dire, lorsque je vous interroge, que vous n'avez pas les chiffres pour la France ; je vous donne ceux que j'ai trouvés, qui sont donc les bons.

Vous me dites désormais que tout est transparent ; or, ces chiffres, j'ai eu le plus grand mal à les trouver - mes collègues ici présents savent que j'essaie de recouper le mieux possible les informations dont je dispose.

Vous nous expliquez que votre société a touché 487 millions d'euros d'aides pour 2023, et des subventions importantes - 2,9 milliards d'euros sur un investissement de 7,5 milliards pour l'usine de Crolles, soit un engagement fort de l'État français. Et je pourrais citer aussi les 25 millions d'euros d'aide régionale pour la même usine : STMicroelectronics collectionne les aides à tous les niveaux, région, État, Union européenne.

Je vous fais remarquer que le niveau d'imposition observé en France est marginal - c'est même le mot « néant » qui, deux années sur quatre, convient le mieux -, et vous semblez trouver cela normal. Doit-on subventionner à gogo et ne jamais poser la question du retour fiscal ?

Votre taux d'imposition se situe entre 7 et 15 %, suivant les années, à l'échelle mondiale. Mais même l'administration américaine considère ce taux comme trop faible : la France n'est pas la seule à se poser cette question. Étant les derniers à produire en France des semi-conducteurs, vous semblez considérer qu'une telle fiscalité est légitime : « c'est comme ça », dites-vous. Cette réponse me semble un peu courte...

M. Jean-Marc Chéry. - Je trouve votre ton un peu agressif, monsieur le rapporteur.

M. Olivier Rietmann, président. - Ces questions n'ont absolument rien d'agressif, allons !

Avec M. le rapporteur, nous n'avons pas les mêmes orientations politiques, c'est de notoriété publique : je suis plutôt de réputation libérale...

M. Fabien Gay, rapporteur. - ... et moi de réputation un peu plus à gauche ! (Sourires.)

M. Olivier Rietmann, président. - Je suis un sociolibéral, mais un peu plus libéral que social, disons ! Je partage néanmoins les préoccupations qu'il a exprimées.

Une grande partie des entreprises que nous avons auditionnées assument : elles réalisent en France des investissements considérables, et perçoivent, en conséquence, des subventions qui représentent entre 5 et 8 % de leurs dépenses, si l'on additionne CIR, aides directes et allégements de cotisations. Et elles paient, en retour, des impôts d'un montant tout aussi considérable.

À leur propos, j'ai fini par me faire la réflexion suivante : en matière d'aides publiques aux entreprises, on fait beaucoup de bruit, alors que les choses sont plutôt très bien faites et très bien contrôlées ; on ne va pas trop loin. Seules deux entreprises nous ont opposé une fin de non-recevoir, ou en tout cas des réponses nébuleuses : leurs responsables ne semblaient pas au courant des résultats de leur propre entreprise et n'ont pu nous communiquer aucun chiffre. Mais à aucun moment je ne me suis dit que l'on jetait l'argent public par les fenêtres, ni même que certaines entreprises étaient trop accompagnées par rapport à ce qu'elles « rendent ».

Or, en l'espèce, je peux dire, en toute responsabilité, que je ne suis pas habitué aux chiffres que nous sommes en train de commenter : des aides publiques considérables et très peu - pour ainsi dire pas - de retour fiscal. Vous nous dites que vous payez énormément à l'échelle mondiale - 2 milliards d'euros d'impôts -, mais je n'accepte pas cette réponse, car les 487 millions d'euros d'aides spécifiques dont il est question, eux, viennent de la France, non du monde. En tant que parlementaire, si je compare les aides sonnantes et trébuchantes qui vous sont versées par la France - 334 millions d'euros d'aides directes, 119 millions d'euros de CIR, 34 millions d'euros d'allégements de cotisations - et le produit fiscal que notre pays en retire - zéro impôt, ou presque ! -, je n'y trouve pas mon compte.

Les aides publiques françaises ne sont pas faites pour que vous alliez créer des richesses et payer des impôts ailleurs. Tout libéral que je suis, je considère que la France ne s'y retrouve pas.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Monsieur le président-directeur général, je ne suis absolument pas agressif : je présente des faits, que j'étaye, et je pose des questions. Du reste - et je le dis, encore une fois, sans aucune agressivité -, le formulaire 20-F auquel vous me renvoyez n'est pas disponible en ligne. L'ensemble des groupes que nous avons auditionnés, sauf Carrefour, mettent leurs documents de ce genre à la disposition du public. Pour prendre connaissance de votre formulaire, il faut déposer une demande spécifique : il n'est donc pas accessible. Il est bon que vous prôniez la transparence ; mais commencez par faire toute la transparence sur les documents fournis aux actionnaires, comme cela se fait dans 95 % des entreprises !

M. Jean-Marc Chéry. - Je retire l'adjectif « agressif », monsieur le rapporteur.

De quoi une société comme la nôtre a-t-elle besoin pour répondre au type de questions que vous posez ? De règles. Quand STMicroelectronics sollicite une aide publique, c'est pour son caractère incitatif. Ce faisant, elle se borne à suivre les règles telles qu'elles sont paramétrées, c'est-à-dire les critères d'obtention de l'aide ; elle a affaire à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne, qui labellise ou non son projet. Et elle est ensuite strictement contrôlée.

Du point de vue de la conformité aux règles en vigueur, STMicroelectronics est irréprochable. Cela étant, si vous me demandez s'il serait souhaitable d'ériger une nouvelle règle selon laquelle une société doit payer l'impôt dans le pays qui lui octroie l'aide, je vous réponds qu'il est de la responsabilité de l'État d'en décider. Je n'ai pas à prendre position en la matière.

M. Olivier Rietmann, président. - N'y va-t-il pas un peu aussi de la responsabilité de l'entreprise, et du patron de l'entreprise ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non, pas s'il s'agit d'une société globale, monsieur le président. Malheureusement, l'Europe ne représente que 8 % du marché mondial des semi-conducteurs. Une société comme STMicroelectronics se bat contre des acteurs du monde entier ; la France et l'Italie représentent moins de 4 % de nos ventes.

Nous devons donc espérer que la France et l'Italie nous placent dans des conditions telles qu'elles garantissent la pérennité de nos usines dans ces deux pays, c'est-à-dire des niveaux de compétitivité à peu près équivalents à ceux que connaissent nos concurrents. À défaut, notre activité n'est plus soutenable.

Cependant, si vous me posez cette question en tant qu'individu, je peux vous dire que cela peut paraître de bon sens, mais il faut mettre cette position en perspective. Si notre société faisait son chiffre d'affaires principalement en France, générait du profit en France, investissait en France et percevait des aides en France, il me semblerait normal qu'elle paie des impôts en France. Mais il s'agit d'une société globale qui ne bénéficie ni du marché français ni du marché italien, et très peu du marché européen, se battant principalement contre des acteurs américains, taïwanais, coréens, japonais et chinois. Malgré cela, la société emploie 12 000 personnes en France et en Italie, effectue les dépenses en recherche et développement et pratique les niveaux d'investissement que j'ai mentionnés, avec les effets indirects que vous savez, à savoir qu'un emploi équivaut à cinq emplois gérés.

Nous sommes effectivement régis par une fiscalité intercompagnie globale et payons plus de 15 % de taxes.

M. Olivier Rietmann, président. - Appelle-t-on cela de l'optimisation fiscale ?

M. Jean Marc Chéry. - Non, j'appelle cela une société globale.

M. Olivier Rietmann, président. - Comment expliquez-vous que d'autres entreprises internationales comme TotalEnergies, qui ne réalise pas son plus important chiffre d'affaires en France, tant s'en faut, fonctionnent autrement ? TotalEnergies perçoit des subventions en France pour les activités réalisées en France, qui génèrent des rentrées d'argent, donc des paiements d'impôts. J'ai du mal à accepter le discours consistant à dire que le fait de faire travailler des Français justifie qu'une entreprise perçoive 500 millions d'euros d'aides publiques, alors même que son marché n'est pas en France.

M. Jean-Marc Chéry. - Ce n'est pas mon propos.

M. Olivier Rietmann, président. - C'est ce qui en ressort.

M. Jean-Marc Chéry. - Je comprends que vous lui donniez cette connotation. J'ai insisté au début pour situer la société dans son contexte. La France et l'Italie veulent-elles avoir une société de semi-conducteurs en Europe ? J'ai entendu dire de nombreuses fois que l'Europe voulait doubler sa fabrication de semi-conducteurs d'ici à 2030. L'Europe a tenté d'attirer Intel, mais le projet a été annulé, fini, oublié. Voulons-nous faire perdurer une société de semi-conducteurs en France et en Europe dans le panorama compétitif et les dynamiques de marché actuels ?

La réponse que nous vous faisons est la suivante : voilà la situation. Je ne dis pas qu'elle est idéale du point de vue des gens que vous représentez. Je suis tout à fait d'accord avec cela. Mais mon devoir est de vous donner ces éléments.

Le pays est souverain. C'est à lui de décider de la politique incitative à mener en matière industrielle, vis-à-vis de tel ou tel secteur. Ce n'est pas au Chief Executive Officier (CEO) d'en juger. Lui vient défendre 50 000 employés dans une industrie cyclique et compliquée. Je vous remercie de ce qui a été fait, mais vous ne pouvez pas me demander des jugements de ce type.

M. Olivier Rietmann, président. - Même si votre marché n'est ni en France ni en Europe, les subventions que vous touchez en France vous permettent d'aller vendre vos produits ailleurs, donc de gagner de l'argent. Il serait juste que la France en bénéficie.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Pas moins de 55 % de vos dépenses en R&D sont financées par des subventions publiques. Il serait intéressant d'ailleurs de connaître le montant du PGE dont vous avez bénéficié.

M. Jean-Marc Chéry. - Zéro. Nous n'avons perçu aucun PGE, aucune subvention de l'État pendant le covid. Nous avons payé tous nos employés.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous utilisé du chômage partiel ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En décembre 2022, le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes vous a attribué une subvention de 25 millions d'euros pour des projets de recherche et développement. Comment les parlementaires que nous sommes peuvent-ils s'assurer que cette aide régionale ne s'est pas cumulée avec le CIR ?

L'usine de Crolles a perçu 2,9 milliards d'euros de subventions publiques. Vous développez les puces de 300 millimètres. Quel est l'avenir de l'usine de Tours, qui produit des puces de 150 millimètres, et de celles de Crolles 1 et de Rousset, qui produisent des puces de 200 millimètres ? Miserez-vous principalement sur les puces de 300 millimètres dans les cinq à dix prochaines années ou accorderez-vous aussi de l'attention et des investissements à ces autres sites de production ?

M. Jean-Marc Chéry. - On ne juxtapose pas les aides. Un ingénieur ne peut percevoir à la fois le CIR et une autre aide, régionale ou nationale. Il n'y a pas de doublon.

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vérifierons ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Vous affirmez donc devant la commission d'enquête que le conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes ne vous a pas versé 25 millions d'euros de subventions ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non, ce n'est pas ce que je dis.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Soyons précis.

M. Jean-Marc Chéry. - Un mécanisme garantit qu'un ingénieur ne peut pas toucher à la fois le CIR et une subvention.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ce n'est pas l'ingénieur qui touche la subvention, mais l'entreprise.

M. Jean-Marc Chéry. - L'entreprise fait travailler des ingénieurs, et ne peut toucher deux fois des aides. Il y a un phénomène de « cap ». C'est d'ailleurs la première chose que j'ai demandé à mes services de vérifier. Il serait effectivement tout à fait indécent qu'il y ait un doublonnage des subventions.

Nous pourrons confirmer ce point rapidement.

M. Fabien Gay, rapporteur. - La région Auvergne-Rhône-Alpes vous a donc accordé 25 millions d'euros de subventions en R&D en 2022.

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vérifierons exactement de quoi il est question. Ce serait une aide que nous aurions reçue via le CEA. Il faut qu'on vérifie. En revanche, sur le principe, comme M. Chéry vient de vous l'expliquer, le CIR est « capé ». On ne peut pas doublonner des aides. Nous vérifierons néanmoins ce point, car nous ne retrouvons pas le montant spécifique de 25 millions d'euros dont vous parlez.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mon information est juste.

Mme Frédérique Le Grevès. - Oui, sûrement, mais il faut que nous regardions ce point.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela signifie donc que, cette année-là, le CIR aurait été amputé des 25 millions d'euros qui vous ont été accordés par la région.

Mme Frédérique Le Grevès. - Non, pas forcément. Nous vérifierons.

M. Jean-Marc Chéry. - Votre deuxième question s'inscrit complètement dans le cadre de l'annonce que nous avons faite en octobre dernier, à la suite de l'évolution des dynamiques de marché et de la compétition mondiale. STMicroelectronics a dû se préparer aux prochains cycles à venir, de trois, six et neuf ans. Compte tenu des investissements et des aides multiples et nombreuses existant dans le monde entier, la compétition industrielle s'active et se modernise.

Quels sont les standards pour pouvoir produire de façon compétitive ? Quand on produit une technologie sur une base de silicium, il faut absolument le faire sur 300 millimètres. Quelques technologies restent potentiellement productibles sur 200 millimètres pour peu que l'usine soit moderne et relativement bien automatisée. Ainsi, quand on a affaire à des matériaux comme le carbure de silicium, il est possible de rester à 200 millimètres. STMicroelectronics s'est engagée dans la volonté de moderniser son outil industriel et d'accélérer la convergence vers les 300 et 200 millimètres. Ce plan est en cours de finalisation et est en discussion avec les parties prenantes.

J'ai pu déclarer clairement les choses suivantes : aucun site ne sera fermé. S'il s'avérait qu'un site présente des lignes de fabrication qui risquent de ne plus être compétitives dans deux, trois ou cinq ans, nous ferions évoluer sa mission pour le rendre durable, socialement et d'un point de vue compétitif. C'est l'engagement officiel et formel que l'on a pris.

Nous sommes en train de finaliser ce plan. Nous allons très bientôt ouvrir les discussions avec les partenaires sociaux.

L'autre engagement qui a été le mien, au nom de la société, a été de dire : s'il s'avérait que la mutation vers des lignes de fabrication plus modernes, plus compétitives et plus automatisées ne permettait pas de maintenir à court terme le niveau d'emplois existant, il n'y aurait pas de licenciements secs dans la société. La société utilisera alors les moyens sociaux existants pour favoriser les mutations internes, les formations, etc. Ce sont les engagements officiels qui ont été les miens, qui sont les nôtres. Je ne peux pas répondre plus précisément à vos questions, la présente audition étant publique. Comme vous le savez, tant que ces éléments n'ont pas été discutés avec les partenaires sociaux, je ne peux pas les dévoiler.

Ma garantie, en tant que président du directoire et PDG, n'en demeure pas moins celle-ci : pas de fermeture de site, pas de licenciement sec. Nous nous engageons à faire évoluer, si cela s'avère nécessaire, la mission de certains sites pour les rendre pérennes.

M. Olivier Rietmann, président. - Je ne voudrais pas que l'on détourne mes propos. La période du covid-19 nous a montré que nous étions complètement dépendants en matière de semi-conducteurs. Nous avons décidé de ne plus l'être et de faire le maximum pour créer chez nous, notamment par le biais de votre entreprise, les moyens d'y parvenir. Cela explique certainement pourquoi vous fonctionnez avec presque 30 % d'accompagnement en argent public sur certains projets. Vous l'avez très bien expliqué. C'est un choix qui a été fait, que je cautionne.

Cependant, ce que j'ai plus de mal à comprendre est que, par ce fait, votre entreprise génère de la création de richesse, sans qu'il n'y ait aucun retour pour le pays. Telle est mon interrogation. Que vous soyez aidé dans l'objectif, important, de gain d'indépendance et de souveraineté pour nos fabrications militaires est néanmoins tout à fait légitime. Je tique toutefois à voir l'absence de retour. C'est un dossier que nous pourrons creuser. Quand je vois que vous avez cumulé deux années à zéro impôt, cela soulève des interrogations.

M. Jean-Marc Chéry. - Nous confrontons des idées. J'essaie de vous donner des éléments pour bien juger la situation.

M. Michel Masset. - Le rôle de notre commission d'enquête n'est pas de remettre en cause le montant des aides, mais de questionner leur fléchage. Combien d'aides publiques ont-elles été perçues sur le territoire français, pour quelle plus-value ? Cette enquête prend en compte la R&D, l'emploi, la formation, etc. Je n'ai pas bien compris ce qu'il en était pour votre société. On m'a dit que vous apporterez les éléments nécessaires.

Je ne sais pas où est situé votre siège social. Comment pouvez-vous payer des impôts dans un pays donné et ne pas en payer ailleurs ? Pourquoi la France n'a-t-elle perçu aucun retour fiscal ?

Par ailleurs, vous aviez dit que l'Europe représentait 8 % du marché mondial. Quelle est la part de marché produite en France ?

M. Jean Marc Chéry. - Le marché français représente moins de 2 % du marché mondial.

M. Olivier Rietmann, président. - Il y a une différence entre le marché français et ce qui est produit en France.

M. Jean-Marc Chéry. - Je parle bien du marché final, c'est-à-dire l'endroit où les composants sont envoyés et payés.

M. Michel Masset. - Pensez-vous que les aides devraient être proportionnelles au chiffre d'affaires et aux résultats de la société ?

M. Daniel Fargeot. - Si j'ai bien compris, la société comptabilise 12 500 emplois en France et perçoit 487 millions d'euros d'aides publiques. Le groupe affiche un résultat à zéro au niveau de la France. Si l'on fait un calcul rapide, en partant d'une moyenne de 40 000 euros par emploi chargé, on arrive à un total de 500 millions d'euros de masse salariale. Vous dites qu'il faut absolument maintenir les emplois en France. Mais je crains que les subventions que vous percevez ne fassent que cela. Pourriez-vous nous préciser ce point ?

Par ailleurs, le contrôle de votre holding est détenu à parts égales par Bpifrance et le ministère de l'économie et des finances italien. Je suis un peu sidéré de voir qu'une entreprise dont le siège est en Suisse perçoit 487 millions d'euros d'aides par an sous différentes formes sans dégager de résultats. Quelle est la création de valeur de l'entreprise en France ?

Mme Frédérique Puissat. - En tant que sénateur de l'Isère, je me réjouis de recevoir STMicroelectronics, car le site de Crolles a failli fermer en 2015-2016, ce qui aurait entraîné la perte de nombreux emplois.

Le département de l'Isère a également aidé votre société. Quels ont été vos retours en matière de fiscalité locale et de versement mobilité, pour le département de l'Isère et la région Auvergne-Rhône-Alpes ? Cela fait aussi partie de la richesse que vous apportez au territoire.

Enfin, disposez-vous d'une comptabilité analytique pour évaluer le coût de l'apprentissage - formations, investissements, etc. - par rapport aux aides que vous recevez ?

Mme Anne-Marie Nédélec. - Les gouvernements français et italien sont actionnaires à parts égales de votre société. Or la France et l'Italie représentent à peine 4 % des ventes. Quelles sont les aides versées par l'Italie ?

M. Olivier Rietmann, président. - La France a pris la décision politique d'accompagner fortement votre entreprise pour favoriser son indépendance en matière de semi-conducteurs. Mais vous nous avez expliqué que le marché ne se trouvait ni en France ni en Italie. En quoi le fait de vous aider fortement favorise-t-il l'indépendance de la France, puisque le marché n'est pas chez nous et que l'on va vendre ailleurs ?

Mme Frédérique Puissat. - La communauté de communes du Grésivaudan où se trouve le site de Crolles me dit percevoir 10 millions d'euros par an de la part de STMicroelectronics, en versement mobilité, cotisation foncière des entreprises (CFE), taxe foncière sur les propriétés bâties (TFPB). Pourriez-vous le confirmer ?

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le président-directeur général, je crois que vous avez mentionné 30 millions d'euros d'impôts de production.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui.

Mme Frédérique Le Grevès. - La masse salariale en France représente un peu plus de 1 milliard d'euros, pour 12 000 collaborateurs ; la fiscalité locale, sans le versement mobilité, représente 41 millions d'euros et le versement mobilité représente 12,8 millions d'euros.

M. Jean-Marc Chéry. - Je n'ai pas dû être assez clair. Les 487 millions d'euros doivent être mis en perspective avec les dépenses en recherche et développement, la masse salariale et l'investissement. Nous dépensons 871 millions d'euros en recherche et développement en France. Notre masse salariale s'élève à 1,1 milliard d'euros en France. Et nous avons dépensé 1,8 milliard d'euros en France en 2023, principalement à Crolles.

Chaque fois qu'une aide est perçue pour le développement d'une technologie de fabrication ou pour l'investissement, l'ensemble des parties prenantes étudient un scénario alternatif.

Sur les 25 acteurs qui maîtrisent 85 % du marché mondial, qui reste à 80 % intégré ? Intel, Samsung et STMicroelectronics. Le premier est presque en train de disparaître. Resteront Samsung et STMicroelectronics, grâce au fait que, depuis les années 2006-2008, les plans Nano successifs ont aidé au développement de technologies et nous ont évité d'avoir à choisir un modèle sans usine, qui aurait empêché irrémédiablement Crolles 300 de naître voire aurait conduit à la disparition de Crolles 200. S'est ajoutée à cela, en 2021 et 2022, la volonté de la France d'aider STMicroelectronics et GlobalFoundries à aménager une extension majeure dans l'usine de Crolles pour tenir la compétition face à l'Allemagne, qui aidait de son côté TSMC et d'autres acteurs du secteur. Les subventions sont donc à mettre en perspective avec tous ces éléments.

Si l'Europe et l'État français considèrent que ce scénario ne fonctionne pas et que le niveau de la subvention, qui peut varier entre 30 et 36 %, n'est ni viable ni crédible, la société a le choix d'opter pour un scénario alternatif ailleurs. C'est ce que STMicroelectronics ne fait pas, dans 80 % des cas, depuis qu'elle existe. Le département de l'Isère en profite, comme la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et le département de l'Indre-et-Loire. C'est un point important.

Monsieur le président, vous ne pouvez pas savoir le nombre de coups de téléphone que j'ai reçus de la part de M. Tavares ou de M. de Meo au moment de la pénurie. C'est toujours un énorme plaisir d'avoir mes collègues en ligne, mais généralement nous débattons de stratégies ou de nos relations avec les autorités. En l'occurrence, ces appels avaient pour objet 5 000 microcontrôleurs, 3 000 transistors Mosfet, etc. Même de plus petites entreprises, qui fabriquaient des jouets par exemple, nous ont sollicités. L'impact économique d'un manque de composants sur un pays est énorme.

Le choix que vous mentionnez est en réalité bien antérieur à la période qui a suivi le covid, puisque l'État français aide la société STMicroelectronics en recherche et développement depuis le début des années 2000. Nous avons connu au passage des moments sérieusement difficiles. Je vous rappelle qu'une société comme Nokia a disparu du jour au lendemain alors qu'elle représentait plus de 2 ou 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour STMicroelectronics. Nous avons également failli disparaître complètement. Nous avons accumulé des déficits gigantesques. C'est tout cela qu'il faut remettre en perspective.

La chaîne de valeur des acteurs européens, notamment du secteur de l'automobile, est extrêmement complexe. Le fait d'avoir une société majoritairement franco-italienne avec soi permet d'avoir les bonnes allocations de composants. C'est ce qu'il s'est passé pendant la période du covid. Nous sommes aussi en contact avec les industries militaire et spatiale pour identifier les points de souveraineté qu'il faut absolument protéger au cas où les événements viendraient à se durcir.

Concernant les aides italiennes, je vais répondre de mémoire. Les montants sont à peu près équilibrés depuis trois ans. Sur la période 2018-2024, en cumulé, on relève un écart d'environ 1 milliard ou 1,2 milliard d'euros entre l'argent reçu par STMicroelectronics de la part de la France et les aides italiennes. J'inclus dans ces aides les subventions directes et le CIR. Les choses sont donc à présent assez équilibrées. Un grand projet est en cours à Catane, en Sicile, présentant un concept équivalent à celui de Crolles : un investissement en recherche et développement, dont le montant total est financé à moins de 40 % par une aide, labellisé sous le European Chips Act.

M. Fabien Gay, rapporteur. - J'ai noté que vous nous invitiez à réfléchir au lien entre l'imposition et les aides publiques. Vous dites que vous respectez la loi, ce qui est exact. Mais la nécessité d'un retour sur investissement nourrira sans doute notre réflexion.

Combien de brevets ont-ils été déposés en France et en Italie ? L'Italie est plutôt friande de brevets mis dans le domaine public. Faites-vous appel, comme d'autres groupes, notamment Sanofi, à l'optimisation fiscale sur les brevets, en particulier via l'IP Box ?

Le journal d'informations boursières Bloomberg a annoncé en janvier qu'un plan de suppression de 2 000 à 3 000 postes était à attendre, soit 6 % des effectifs au niveau mondial, en France et en Italie. Confirmez-vous ou démentez-vous cette information, pour les prochains mois ou prochaines années ?

M. Jean-Marc Chéry. - Je ne peux pas commenter ces chiffres, car ils sont issus de données fournies par des parties prenantes hostiles à notre société.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Ces chiffres sont-ils donc vrais ?

M. Jean-Marc Chéry. - Non. Ils sont faux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Sont-ils tronqués ?

M. Jean-Marc Chéry. - Ils sont simplement faux, les nombres avancés comme l'appellation utilisée. Je vous le répète : il n'y aura aucun site fermé et aucun licenciement sec.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Cela peut signifier des plans de départs volontaires, comme ceux que vous avez déjà pratiqués.

M. Jean-Marc Chéry. - Bien sûr. Il peut y avoir des plans de départs volontaires, des plans pour aider quelqu'un à trouver un emploi, des mutations. Cela peut prendre plusieurs formes.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Mais il n'y aura pas de fermetures de sites ni de licenciements secs.

M. Jean-Marc Chéry. - Non.

M. Fabien Gay, rapporteur. - En revanche, il pourra y avoir des suppressions de postes.

M. Jean-Marc Chéry. - Oui. Pourquoi ? Si je vous dis que nous modernisons nos usines pour les rendre plus compétitives et que cela n'a aucun impact à court terme sur l'emploi, deux possibilités se présentent : soit je vous mens, soit la croissance prévue est telle qu'elle absorbera complètement l'amélioration de la productivité. Or, dans les trois ans à venir, ce ne sera pas le cas. En revanche, une fois digérées les turpitudes cycliques de l'automobile et d'autres mouvements liés au marché, STMicroelectronics réembauchera massivement du personnel. Mais, à un instant donné, du fait de nos obligations de compétitivité, il se peut que nous ayons des effectifs excessifs.

M. Fabien Gay, rapporteur. Combien seraient-ils à peu près, en France ?

M. Jean-Marc Chéry. - Comme vous le savez, nous allons amorcer la discussion avec les partenaires sociaux.

M. Fabien Gay, rapporteur. - D'accord.

M. Jean-Marc Chéry. - Si je pouvais vous le dire, ce serait avec grand plaisir et grande transparence.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Nous attendrons donc que vous ayez d'abord communiqué ces éléments aux syndicats, ce qui est normal.

M. Jean-Marc Chéry. - Vous savez comment cela s'appelle, sinon. Il s'agirait d'un délit d'entrave.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Il est logique d'annoncer d'abord ces éléments au comité social et économique (CSE) et aux syndicats.

M. Jean-Marc Chéry. - J'ai été directeur d'usine, j'ai une formation syndicale très poussée.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Moi aussi !

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous comptons 21 000 brevets actifs dans le monde, dont 700 nouveaux en 2024, un tiers ayant été enregistré en France, soit environ 250.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Avez-vous recours à l'IP Box ?

Mme Frédérique Le Grevès. - Nous vous le confirmerons, mais a priori pas en France.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci de votre volonté d'explication et de transparence. Votre modèle industriel est un peu différent de ceux des personnes que nous avons reçues en audition jusqu'à présent. C'était très intéressant. Essayez de payer un peu d'impôts en France tout de même !

M. Jean Marc Chéry. - J'ai pris un peu de temps d'explication au début, je vous prie de m'en excuser.

M. Olivier Rietmann, président. - Cela nous a beaucoup apporté, merci beaucoup.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. François Écalle, président de Fipeco

(mardi 1er avril 2025)

M. Olivier Rietmann, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de la commission d'enquête sur l'utilisation des aides publiques aux grandes entreprises et à leurs sous-traitants avec l'audition de M. François Écalle, président de l'association FIPECO.

L'audition de ce jour est enregistrée et diffusée en direct, et elle fera l'objet d'un compte rendu sur le site du Sénat.

Monsieur, avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous remercie par ailleurs de nous faire part de vos éventuels liens d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Ecalle prête serment.

Notre commission d'enquête, dont les membres ont été nommés le 15 janvier dernier, poursuit trois objectifs principaux :

Tout d'abord, établir le coût des aides publiques octroyées aux grandes entreprises, entendues comme celles employant plus de 1 000 salariés et réalisant un chiffre d'affaires net mondial d'au moins 450 millions d'euros par an, ainsi que le coût des aides versées à leurs sous-traitants ;

Ensuite, déterminer si ces aides sont correctement contrôlées et évaluées, car nous devons veiller à la bonne utilisation des deniers publics ;

Enfin, réfléchir aux contreparties qui pourraient être imposées en termes de maintien de l'emploi au sens large lorsque des aides publiques sont versées à de grandes entreprises qui procèdent ensuite à des fermetures de site, prononcent des licenciements voire délocalisent leurs activités.

Nous avons souhaité vous entendre car après une riche carrière administrative qui vous a mené de la direction de la prévision au ministère des finances à la Cour des comptes, où vous avez occupé les fonctions de rapporteur général en charge notamment de la situation et des perspectives des finances publiques, vous présidez depuis 2016 l'association FIPECO, où vous livrez régulièrement vos analyses sur les finances publiques et notamment les politiques publiques en faveur des entreprises. Autrement dit, vous avez à la fois un regard d'économiste et de praticien qui sera utile à notre commission d'enquête.

Quelle doit être selon vous le périmètre des aides publiques aux entreprises ?

Que pensez-vous des quatre périmètres identifiés par France Stratégie pour définir les aides publiques aux entreprises dans son rapport « Les politiques industrielles en France. Évolutions et comparaisons internationales » de 2020 ? Quelle est la définition retenue dans les comparaisons internationales ? Quelles sont, selon vos analyses, les principales aides dont l'efficacité est avérée ? Quelles sont celles qui, à l'inverse, présentent une efficacité insuffisante ? Les aides publiques aux entreprises sont-elles suffisamment contrôlées ? Qu'en est-il de leur suivi et de leur évaluation ?

Disposez-vous d'éléments permettant de comparer la pression fiscale et sociale exercée sur les entreprises en France et dans les principaux pays de l'OCDE ?

Nous vous proposons d'organiser cette audition en trois temps. Vous apporterez des réponses à ces différentes questions dans un propos liminaire de quinze minutes. Puis M. Fabien GAY, rapporteur, vous posera quelques questions pour approfondir certains points. Enfin, les membres de la commission d'enquête pourront également vous interroger s'ils le souhaitent.

Je vous cède bien volontiers la parole M. Écalle.

M. François Écalle, président de FIPECO. - Je vous remercie d'abord de m'avoir invité à m'exprimer devant vous. Je me permets d'abord de signaler que FIPECO est une toute petite association où je suis seul à travailler, les autres membres ayant les fonctions d'un comité de lecture. Je suis un généraliste des finances publiques et pas un spécialiste des aides aux entreprises. Je ne pourrai donc sans doute pas répondre à toutes vos questions.

J'examinerai d'abord la définition des aides aux entreprises et des prélèvements obligatoires qu'elles supportent ; je présenterai ensuite des estimations que j'ai réalisées du montant de ces aides et prélèvements en France et dans l'Union européenne ; enfin, je traiterai la question de l'évaluation des aides.

Sur le premier point, la distinction souvent faite dans les débats publics entre les prélèvements sur les entreprises et les prélèvements sur les ménages ou entre les aides aux entreprises et les aides aux ménages n'est pas toujours très pertinente d'un point de vue économique. En effet, les impôts ne sont pas toujours supportés par les agents qui en sont juridiquement redevables et les aides ne bénéficient pas toujours à ceux qui les reçoivent.

Cette distinction est particulièrement difficile dans le cas des taxes sur la consommation comme la TVA. Une hausse (ou une baisse) du taux de la TVA, par exemple, peut être plus ou moins répercutée par les producteurs dans les prix payés par les consommateurs et le coût de cette hausse (ou le bénéfice de cette baisse) est ainsi partagé entre les producteurs et les consommateurs dans des proportions qui varient selon les produits.

S'agissant des cotisations sociales, certains économistes considèrent que le partage de leur coût entre les employeurs et les salariés est indépendant, à long terme, de leur répartition juridique entre cotisations patronales et salariales.

J'en conclus qu'il faudrait retirer de notre champ d'études les impôts sur la consommation et les dépenses fiscales relatives à ces impôts (elles prennent la forme de taux réduits ou d'exonérations). En me référant à la nomenclature des prélèvements obligatoires de la comptabilité nationale, je retiens, de manière conventionnelle, comme prélèvements sur les entreprises : l'impôt sur les sociétés ; l'impôt sur les bénéfices industriels, agricoles, commerciaux et non commerciaux ; les cotisations sociales des employeurs ; les impôts sur la production des entreprises (sachant qu'une partie des impôts sur la production est prélevée sur les ménages ou sur des administrations publiques). Pour ce qui est des aides, je retiens les dépenses fiscales relatives à ces impôts, les allègements de cotisations sociales patronales et les subventions versées directement aux entreprises figurant dans les comptes nationaux, lesquels distinguent seulement les subventions à la production et les aides à l'investissement. Les crédits d'impôt sont inclus dans ces subventions dans la comptabilité nationale.

La définition des dépenses fiscales, ou niches fiscales, pose elle-même d'importantes difficultés. Il s'agit de dispositions législatives ou réglementaires dérogatoires par rapport à une norme fiscale de référence et qui entraînent des pertes de recettes budgétaires. Or la définition de cette norme de référence est très difficile car elle renvoie à des conceptions non consensuelles de la fiscalité. On pourrait discuter longtemps de la question de savoir si le quotient familial est une dépense fiscale. La liste officielle des dépenses fiscales a d'ailleurs évolué en France: certains dispositifs ont été retirés de la liste des dépenses fiscales alors qu'ils existaient encore et d'autres y ont été ajoutés alors qu'ils existaient depuis longtemps. Il n'y a aucune harmonisation internationale de cette norme fiscale de référence et il est donc quasiment impossible de comparer le nombre et le coût total des dépenses fiscales entre les pays.

S'agissant des cotisations sociales patronales, inclure les allégements sur les bas salaires dans les aides aux entreprises n'est pas non plus totalement évident. On pourrait en effet considérer que ces cotisations ont un barème progressif, comme l'impôt sur le revenu, et que cette progressivité est la norme. On ne dit d'ailleurs pas que les ménages exonérés d'impôt sur le revenu sont aidés et la décote ne figure pas sur la liste des dépenses fiscales. Je retiens néanmoins les allègements de cotisations patronales sur les bas salaires dans les aides aux entreprises, mais c'est assez conventionnel.

Avec ces définitions, les prélèvements obligatoires sur les sociétés non financières se sont élevés à 364 Md€, soit 12,9 % du PIB, en 2023 dans les comptes nationaux. Les allègements de cotisations patronales et les dépenses fiscales autres que les crédits d'impôts sont déjà déduits de ce montant qui correspond à ce que payent les entreprises et à ce que perçoivent les administrations publiques. Depuis la fin des années 1970, ce ratio évolue entre 12,5 et 14,0 % du PIB sans tendance nette.

Les subventions versées aux sociétés non financières était de 69 Md€, soit 2,4 % du PIB, en 2023 dans les comptes nationaux, crédits d'impôt inclus. En pourcentage du PIB, elles ont diminué du milieu des années 1980 à la fin des années 1990 pour atteindre un minimum de 1 % du PIB puis se sont inscrite sur une tendance croissante jusqu'à 2,4 % en 2023.

Les prélèvements sur les sociétés non financières nets des subventions reçues représentaient donc 10,5 % du PIB en 2023, ce qui situait la France à la 3ème place de l'Union européenne, à égalité avec les Pays-Bas, derrière la Suède et Chypre, l'Allemagne étant loin derrière avec un ratio de 7 % du PIB. La France était à la 2ème place pour les prélèvements sur les sociétés non financières avant déduction des subventions, malgré les baisses d'impôt de ces dernières années, et à la 5ème place pour les subventions versées à ces sociétés.

La moyenne de l'Union européenne était à 8,1 % du PIB pour les prélèvements nets des subventions, soit un écart de 2,4 points avec la France. Cet écart était de 4,2 points en 1995, première année pour laquelle ces statistiques sont disponibles, de 3,3 points en 2013 et de 2,9 points en 2016.

Je ne suis pas capable de faire les mêmes calculs pour les seules grandes entreprises. Je ne suis pas sûr que quelqu'un soit capable de faire cet exercice...

J'en viens à l'efficience des aides. Si elles n'existaient pas, les prélèvements obligatoires sur les entreprises seraient bien plus élevés en France que dans les autres pays, ce qui dégraderait fortement la compétitivité de nos entreprises. Or leur compétitivité est déjà insuffisante, malgré la baisse de l'écart relatif aux prélèvements nets des aides avec les autres pays, ce qui est une cause importante du déficit structurel de nos échanges de biens et services. Je pense donc qu'il faudrait éviter d'augmenter significativement le montant des prélèvements net des subventions sur les entreprises, même pour réduire le déficit public.

On pourrait en revanche maintenir le même niveau de compétitivité en supprimant une bonne partie des subventions, dépenses fiscales et allègements de cotisations, et en réduisant les taux normaux des impôts et cotisations concernés pour un rendement total inchangé. Il en résulterait au moins une simplification et une baisse des coûts de gestion de ces dispositifs, pour les entreprises comme pour les administrations.

Il faudrait seulement garder les aides économiquement justifiées, en particulier les aides à la recherche et la décarbonation car elles permettent de tenir compte d'externalités, positives ou négatives, comme disent les économistes. Les allègements de cotisations patronales sur les bas salaires sont, quant à eux, justifiés par le niveau du SMIC rapporté au salaire moyen ou médian, pour lequel nous sommes à la troisième place en Europe, et par le fort taux de chômage des personnes les moins qualifiées.

Une réduction des aides combinée à une baisse des taux d'imposition ou de cotisation pour un même rendement budgétaire total ferait certainement beaucoup de gagnants et de perdants pour des montants potentiellement importants, ce qui pose un délicat problème d'économie politique, mais je n'ai pas les moyens d'estimer le montant de ces transferts.

Certaines aides, comme les aides à la recherche, peuvent être justifiées sur la base de principes économiques généraux, comme les externalités positives de la recherche, mais ne pas être pour autant efficientes parce qu'elles sont mal conçues. Il faut donc évaluer tous les dispositifs. C'est très important car les subventions entraînent toujours beaucoup d'effets d'aubaine. Par exemple, on aide à la création d'emplois qui auraient de toutes façons été créés.

Pour évaluer l'impact d'une aide à l'emploi, par exemple, il faut pouvoir mesurer la différence entre les emplois effectivement créés et ceux qui auraient été créés sans cette aide. Mais cette situation contrefactuelle, comme disent les économistes, n'est par définition jamais observable.

L'impact d'une aide à l'emploi ne peut être mesuré qu'avec des instruments statistiques en comparant les évolutions de l'emploi dans un échantillon d'entreprises ayant bénéficié de l'aide et dans un échantillon d'entreprises qui n'en ont pas bénéficié, les deux échantillons ayant par ailleurs les mêmes caractéristiques. C'est la même démarche qu'en physique, en médecine, en pharmacie. En économie, ces évaluations sont très difficiles et leurs résultats fragiles.

L'évaluation d'une aide ne peut reposer que sur l'application de méthodes statistiques et il est donc impossible d'estimer l'impact d'une aide pour une entreprise particulière. S'agissant des aides à l'emploi, pour reprendre cet exemple, on ne sait jamais si l'évolution des effectifs d'une entreprise aurait été significativement différente en l'absence de l'aide. Il ne me semble donc pas pertinent de conditionner les aides à des résultats comme la création d'emplois et d'exiger leur remboursement si ces résultats ne sont pas atteints.

Indépendamment de leur impact, les aides sont liquidées sur la base d'effectifs, de salaires, de dépenses de recherche, d'investissements etc. qui sont déclarés par les entreprises et ces déclarations doivent être contrôlées. Mon expérience, ancienne, à la Cour des comptes et la lecture plus récente de ses rapports et de ceux des inspections me laissent penser que ces contrôles sont insuffisants, surtout en raison du nombre et de la complexité des dispositifs.

M. Olivier Rietmann, président. - Merci Monsieur pour ces propos très clairs et engageants.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je souhaite aborder plusieurs points essentiels. 

Êtes-vous pour ou contre, favorable ou défavorable, à la transparence des aides publiques ? Je suis surpris de constater que l'administration centrale y est plutôt défavorable alors que dans la grande majorité des cas, les PDG et dirigeants de grandes entreprises sont plutôt favorables à la transparence des aides publiques.

Ma deuxième question porte sur l'évaluation. Globalement, nous constatons que le contrôle de l'administration fiscale concernant le droit aux aides est plutôt bien réalisé. En revanche, nous sommes assez stupéfaits du manque d'évaluation. Il n'existe pas de fichier central et nous ne parvenons pas à agréger les données. Par conséquent, les évaluations sont très partielles et n'ont pas lieu sur le long cours. Il n'est donc pas possible de savoir si l'aide est efficace ou non.

J'ai relu votre note établissant que les aides aux entreprises avaient des effets indésirables sur l'emploi et pouvaient susciter des effets d'aubaine, de substitution de seuils et de décalage dans le temps. Louis Gallois, initiateur du crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), affirmait que ce dispositif visait la compétitivité plutôt que l'emploi, et que la compétitivité est difficilement évaluable. Il a dit en substance : « La compétitivité, c'est comme ça, ça ne s'évalue pas. ».

Ma troisième question concerne les exonérations de cotisation que vous avez mentionnées. Ces exonérations s'appliquent à toutes les entreprises, y compris les travailleurs indépendants. Nous manquons cruellement d'évaluations sur leurs effets en termes d'emploi, de maintien ou de dégradation des conditions de travail. Vous plaidez pour le maintien des exonérations de cotisations pour les bas salaires, tandis que d'autres économistes suggèrent que les exonérations en dessous d'un certain seuil pourraient être bénéfiques. Il existe donc un débat en la matière. Pouvez-vous nous éclairer sur la méthodologie sur laquelle vous vous êtes appuyé pour justifier le maintien de ces exonérations ? Je rappelle que les cotisations sociales sont une partie intégrante du salaire, représentant la richesse créée par les travailleurs.

Concernant le conditionnement des aides, je suis plutôt favorable à une approche ciblée sur des projets précis. Dans l'exemple d'Arcelor Mittal qui veut décarboner les hauts-fourneaux, pour une aide d'État de 1,5 milliard d'euros, dont 1,25 milliard de subvention directe, l'évaluation est plus aisée et le résultat souhaitable puisqu'il s'agit de la décarbonation. En revanche, je suis plus réservé sur des dispositifs plus diffus comme le Crédit impôt recherche (CIR). Ce dernier, initialement conçu pour la France, s'est étendu à l'international, permettant l'externalisation de la recherche. Son impact est variable selon les entreprises, représentant entre 5 et 57% des dépenses de recherche. Ne serait-il pas judicieux de revoir le système, peut-être en fixant un plafond à 8% du montant des recherches en France ? Êtes-vous favorable à des conditions plus strictes pour l'octroi des aides, avec des évaluations préalables et un suivi rigoureux ?

Enfin, face à la complexité des 2 200 dispositifs d'aide existants, seriez-vous favorable à une simplification, voire à la création d'un guichet unique permettant aux entreprises d'identifier facilement les aides auxquelles elles peuvent prétendre ?

M. Olivier Rietmann, président. - Je souhaite apporter une précision concernant le CIR. La possibilité de réaliser la recherche et développement financée par le CIR dans d'autres pays européens découle du droit européen. Celui-ci nous oblige à autoriser l'externalisation de la recherche dans l'ensemble de l'Union européenne. C'est pour cette raison que le CIR peut financer des travaux réalisés aussi bien en France que dans d'autres pays européens. Il est important de souligner que ce n'est pas la France qui a choisi d'étendre cette aide à l'étranger, mais une obligation découlant du droit européen d'ouvrir l'externalisation aux autres pays membres.

Je vous laisse maintenant la parole, Monsieur le Président, pour répondre à ces questions.

M. François Écalle. - Je suis favorable à la transparence des aides. Cependant, je reconnais les difficultés potentielles du ministère des Finances et des administrations en termes de systèmes d'information. Mon expérience, bien qu'ancienne, suggère que même avec la volonté, la mise en oeuvre n'est pas toujours aisée. La complexité provient notamment de la multiplicité des acteurs impliqués : l'État, les collectivités locales, les administrations de sécurité sociale et diverses agences.

Les systèmes d'information actuels ne permettent pas systématiquement d'identifier et de recouper efficacement toutes les aides versées par ces différentes entités. Pour illustrer cette problématique, je me réfère à mon expérience à la Cour des Comptes, où je contrôlais les aides à l'agriculture. Un défi majeur concernait les aides de minimis, qui, selon la réglementation européenne, ne nécessitent pas de déclaration sous un certain seuil par exploitation. L'absence d'un recensement exhaustif des aides par exploitation rendait impossible la vérification du respect de ce plafond. Je doute que cette situation soit entièrement résolue aujourd'hui.

Concernant les dépenses fiscales, leur mesure présente des défis spécifiques. Si l'évaluation des crédits d'impôt est relativement simple, car directement quantifiable, celle des exonérations de revenus ou de TVA s'avère plus complexe. Ces dernières nécessitent une reconstitution de l'assiette non déclarée, impliquant des analyses statistiques et des recherches approfondies dans les comptes nationaux.

Quant à la mesure de la compétitivité, elle comporte également ses propres difficultés méthodologiques. Les indicateurs actuels, bien qu'utiles, restent très agrégés. Lors de mon passage à la direction de la prévision au ministère des Finances, nous utilisions des indicateurs comparant les coûts de production français à ceux de nos partenaires commerciaux. Cependant, ces mesures ne capturent qu'un aspect de la compétitivité, à savoir la compétitivité-coût. La compétitivité hors-prix, liée à la qualité des produits, est nettement plus difficile à quantifier et à synthétiser en un indicateur représentatif.

J'ai coutume de dire que le véritable enjeu pour la France réside dans l'amélioration du « rapport qualité-prix ». Certains économistes préconisent de se concentrer sur la réduction des coûts, tandis que d'autres insistent sur l'importance de la compétitivité hors-prix, nécessitant des investissements dans la formation et la recherche et développement. À mon sens, ces deux aspects sont cruciaux et complémentaires.

Concernant les allègements de cotisations sociales, j'ai participé à la mise en place des premiers dispositifs ciblant les bas salaires. Cette approche visait à concilier deux objectifs: maintenir un salaire minimum élevé tout en luttant contre le chômage des moins qualifiés, particulièrement touchés par le progrès technique et la concurrence internationale. L'évaluation de ces mesures s'est avérée complexe, notamment en raison de leur coïncidence avec la réduction du temps de travail en 2000, qui a entraîné une hausse du coût du travail partiellement compensée par ces allègements.

À l'époque, les allègements sur les bas salaires représentaient environ mille euros par salarié. Cette mesure a constitué historiquement la part la plus importante du montant total des allègements. Cependant, sa mise en oeuvre simultanée avec le passage aux 35 heures a engendré des difficultés d'évaluation. Les études économiques ont certes démontré des créations d'emplois, mais il s'est avéré impossible de déterminer si celles-ci résultaient de la réduction du temps de travail ou des allègements de cotisations l'accompagnant. Cette situation a conduit à une division au sein de la communauté des économistes.

Personnellement, j'estime que les allègements sur les bas salaires ont joué un rôle prépondérant, ce qui justifie mon soutien continu à cette mesure. Le rapport Bozio et Wasmer, dernière méta-évaluation en date, a réexaminé l'ensemble de ces éléments. Il apporte de nouvelles perspectives sur l'impact du progrès technologique, notamment l'intelligence artificielle, sur l'emploi. Contrairement aux hypothèses antérieures, les économistes craignent désormais que ces avancées affectent davantage les professions intermédiaires, voire les cadres, dont les fonctions pourraient être plus facilement remplacées par l'intelligence artificielle (IA). Cette évolution remet en question la pertinence de concentrer les efforts de protection sur les emplois peu qualifiés.

Nous avions déjà identifié à l'époque les effets de trappe à bas salaires induits par ces allègements. Actuellement, les cotisations patronales sont quasiment nulles au niveau du SMIC, mais augmentent dès que l'on dépasse ce seuil, ce qui incite au maintien de bas salaires. Bien que les évaluations n'aient pas révélé d'effets très significatifs, ce problème mérite notre attention. Les propositions du rapport Bozio et Wasmer suggèrent de reprofiler les cotisations patronales, en réduisant potentiellement les allègements sur les bas salaires tout en les étendant à des niveaux de rémunération plus élevés.

Concernant le conditionnement des aides, je compare leur évaluation à celle des vaccins en médecine. L'efficacité d'un vaccin est déterminée par des études statistiques comparant des groupes vaccinés et non vaccinés aux caractéristiques similaires. De même, l'efficacité des aides aux entreprises ne peut s'apprécier que statistiquement, sans garantie absolue de résultat pour chaque cas individuel.

Néanmoins, si une entreprise bénéficie d'aides conditionnées à des engagements spécifiques, tels que la décarbonation, et ne les respecte pas, il est impératif d'appliquer les termes du contrat, pouvant aller jusqu'au remboursement de l'aide. Cela ne signifie pas pour autant que l'aide n'a pas été efficace dans l'absolu, car son absence aurait pu précipiter une restructuration ou une fermeture de l'entreprise.

Il est crucial de distinguer le contrôle du respect des engagements de l'évaluation de l'efficacité de l'aide. Certains aspects, comme le niveau d'emploi ou les salaires, sont aisément vérifiables. D'autres, tels que les dépenses en recherche et développement, s'avèrent plus complexes à contrôler, malgré l'existence de référentiels internationaux. L'administration fiscale joue un rôle important dans ce contrôle. L'évaluation de l'efficacité des aides, quant à elle, relève des comités d'évaluation.

M. Fabien Gay, rapporteur. - Je considère que l'administration fiscale effectue son travail. Pour autant si l'on prend le cas du CICE, de l'argent a été distribué à toutes les entreprises pour provoquer un choc de compétitivité, mais sans aucune contrepartie demandée aux bénéficiaires. Les débats se sont alors ouverts car beaucoup se sont émus de cette absence de contrepartie. On ne peut pourtant pas reprocher aux entreprises de ne pas avoir respecté des conditions qui n'existaient pas. Ce décalage entre le discours politique et la réalité pose un véritable problème.

Concernant la recherche, bien que son importance pour la France soit unanimement reconnue, les propos du Président laissent entendre qu'elle peut être réalisée aussi bien en France qu'au sein de l'Union européenne. Cette flexibilité inclut la possibilité d'externaliser la recherche, ce qui complique la vérification du nombre réel de chercheurs embauchés ou de brevets déposés.

M. Olivier Rietmann, président. - Je partage le point de vue du rapporteur. Nous ne pouvons pas accorder des aides sans jamais évaluer leur utilisation. Pour illustrer ce point, imaginons que nous demandions à un constructeur automobile de créer une Formule 1 championne du monde. Dans ce cas, les critères d'évaluation sont clairs et mesurables : l'objectif est d'être champion du monde mais pas de consommer moins de carburant. Or, avec le CICE, nous n'avons pas défini de critères spécifiques. Cette absence de paramètres d'évaluation précis rend difficile, voire impossible, de juger de l'efficacité du dispositif.

L'établissement de critères d'évaluation dès le départ permettrait non seulement une évaluation simple et objective du fonctionnement du système, mais fournirait également au législateur des outils précieux lors des discussions budgétaires. Plutôt que de prendre des décisions approximatives ou hâtives, nous pourrions identifier précisément les domaines où il est nécessaire de récupérer des fonds ou de réorienter les ressources, en nous basant sur des évaluations concrètes.

Sans ces critères d'évaluation précis, il devient extrêmement complexe de déterminer quelles dépenses de l'État liées aux entreprises doivent être maintenues, modifiées ou supprimées. Nous ne pouvons pas juger efficacement de la pertinence du renouvellement d'un dispositif d'accompagnement.

Il est important de souligner que nous parlons ici d'aides considérables, pas uniquement destinées aux grandes entreprises, mais à l'ensemble du tissu économique français. Avec un montant total avoisinant les 220 à 230 milliards d'euros, il est impensable de distribuer de telles sommes sans effectuer régulièrement des évaluations rigoureuses. Ces évaluations nous permettraient d'identifier clairement ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, à condition d'avoir établi des critères d'évaluation pertinents dès le départ.

M. François Écalle. - Je partage largement votre point de vue sur la nécessité d'établir des critères d'évaluation dès le début. Cependant, je reste sceptique quant aux grandes annonces générales, comme la création d'un million d'emplois pour le CICE ou d'autres dispositifs similaires. La Banque de France, par exemple, n'a aucun pouvoir direct sur les décisions d'embauche ou de création d'entreprises, ce qui rend ces annonces peu pertinentes.

En revanche, il est tout à fait possible et souhaitable de prévoir des évaluations ciblées. Par exemple, nous pourrions fixer comme objectif la création d'emplois et prévoir une évaluation à une échéance donnée pour mesurer l'impact réel du dispositif sur l'emploi. Il faut néanmoins reconnaître que ces évaluations sont complexes à réaliser. J'ai notamment évoqué l'exemple des allègements de cotisations sur les bas salaires, où il était difficile de distinguer l'impact de cette mesure de celui de la réduction du temps de travail à 35 heures.

L'évaluation des politiques publiques, pas uniquement dans le domaine des aides aux entreprises, présente plusieurs défis. Elle nécessite du temps, des données qui ne sont pas toujours disponibles et des méthodologies sophistiquées. Contrairement à la médecine où l'on peut réaliser des essais contrôlés, en économie, nous devons nous appuyer sur des « expériences naturelles » ou des méthodes statistiques pour tenter de comparer des situations avec et sans aide.

Les résultats de ces évaluations sont rarement catégoriques. Il est rare d'obtenir des chiffres précis comme "ce dispositif a créé exactement 335 000 emplois". Les conclusions se situent généralement dans une zone grise, avec des intervalles de confiance. Parfois, il est même difficile de déterminer si l'impact global est positif ou négatif, certains experts pouvant interpréter les mêmes données de manière contradictoire.

Face à cette complexité, ma recommandation serait de limiter la multiplication des dispositifs d'aide. Il est préférable d'avoir un nombre restreint de mesures bien conçues et évaluables, plutôt qu'une multitude de petits dispositifs impossibles à évaluer efficacement. Le problème actuel est que nous avons accumulé de nombreuses aides au fil du temps, et il devient politiquement difficile de les supprimer sans pouvoir démontrer clairement leur inefficacité.

M. Olivier Rietmann, président. - Devrions-nous baser le CIR sur la dynamique de recherche des entreprises ?

M. François Écalle. - Je ne saurais pas le dire. Je reconnais effectivement que certaines dispositions du CIR sont critiquables. Il est vrai que certaines dépenses de recherche sont plus difficilement contrôlables que d'autres. À ce propos, je tiens à évoquer le crédit d'impôt innovation, dérivé du CIR, auquel je me suis toujours opposé en raison des difficultés inhérentes à la mesure de l'innovation. Si les dépenses de recherche et développement sont relativement quantifiables, malgré les réserves émises concernant la sous-traitance, l'innovation demeure un concept bien plus complexe à évaluer, en dépit de l'existence de référentiels internationaux.

Concernant la réforme de ces dispositifs, je préconiserais une approche radicale consistant à tout supprimer pour ne conserver que ce qui est pleinement justifié. Cependant, cette démarche, même accompagnée de compensations fiscales, se heurterait à un obstacle majeur : la concentration des aides et des impôts sur certains secteurs spécifiques. Une telle réforme engendrerait inévitablement des perdants qui ne manqueraient pas de manifester leur mécontentement, tandis que les bénéficiaires resteraient silencieux. Cette situation rend toute modification extrêmement délicate sur le plan politique, quel que soit le domaine concerné.

M. Olivier Rietmann, président. - Dans tous les domaines, il est très difficile de modifier quoi que ce soit.

M. Daniel Fargeot. - Je vous remercie pour vos propos toujours aussi instructifs. En tant que spécialiste incontesté des finances publiques, fréquemment sollicité par les médias, vous avez souligné que la conditionnalité des aides à l'emploi, bien que pertinente en théorie, s'avère extrêmement difficile, voire impossible à mettre en oeuvre, et n'est pas nécessairement indispensable. Vous avez néanmoins évoqué la possibilité d'allègements sociaux pour la création ou la sauvegarde d'emplois. Mes questions portent sur plusieurs aspects.

Premièrement, seriez-vous favorable à une réduction du nombre d'aides publiques et à un ciblage plus précis en fonction des besoins de compétitivité de nos entreprises, qu'elles soient privées ou publiques ?

Deuxièmement, estimez-vous que les moyens d'élaboration des politiques publiques sont suffisants ? Dans la négative, quels sont les obstacles à une meilleure élaboration de ces politiques, en particulier pour les entreprises ? Enfin, quel est votre avis sur la proposition d'instaurer des avances remboursables pour ces aides ?

Je tiens à souligner que si nous supprimons un grand nombre d'aides, comme vous l'avez suggéré, cela pourrait entraîner des conséquences importantes sur notre position en termes de prélèvements et d'aides par rapport à nos partenaires de l'Union européenne, ce qui soulève des questions de compétitivité.

Mme Pascale Gruny. - Vous avez commencé votre propos en communiquant la place de la France en matière d'aides. Si l'on supprime ces aides, je crains que l'écart avec les autres pays de l'Union européenne ne se creuse davantage.

Je partage votre avis sur la nécessité de simplifier les critères pour les aides conditionnées. L'expérience du CICE a démontré la complexité excessive de certaines justifications, notamment dans la déclaration fiscale. Cette complexité engendre une perte de temps considérable pour un résultat peu probant.

Sur l'étude Bozio et Wasmer et le déficit de la sécurité sociale, nous avons mené une analyse approfondie au sein de la commission des affaires sociales du Sénat. Notre objectif était de trouver des solutions pour réduire les aides tout en minimisant l'impact sur l'emploi. Nos travaux ont abouti à des propositions visant à économiser trois milliards d'euros, tout en préservant au maximum les emplois.

Quant aux allègements de charges, leur coût et leur poids sur la sécurité sociale demeurent importants. Nous sommes confrontés à un dilemme : toute suppression d'aide peut entraîner des conséquences graves, allant parfois jusqu'à la fermeture d'entreprises. Il est crucial de prendre en compte la situation spécifique des petites et moyennes entreprises, qui sont particulièrement vulnérables. Nous devons donc faire preuve de prudence dans nos décisions concernant les aides et leur éventuelle suppression.

M. François Écalle. - Je suis en effet favorable à une réduction et à une simplification drastique des aides. Force est de constater que les évaluations actuelles sont insuffisantes, comme le soulignent unanimement les économistes. En matière d'aides et de fiscalité des entreprises, nous avons réalisé peu de progrès pendant de longues années. L'un des principaux obstacles à l'évaluation des mesures fiscales et des aides résidait dans l'accès aux données individuelles des entreprises. Ces informations, principalement issues des données fiscales, étaient longtemps inaccessibles aux chercheurs, la Direction générale des finances publiques (DGFiP) refusant de les mettre à disposition. Ce n'est que depuis 10 à 15 ans que cette situation a évolué, grâce à une loi d'orientation sur la recherche qui a contraint la DGFiP à partager ces données.

Pour sa part, l'Insee a développé un système permettant aux chercheurs d'accéder de manière sécurisée à des données anonymisées. Bien que cette anonymisation limite parfois la précision des analyses, elle constitue néanmoins une avancée significative. Nous disposons désormais de plus en plus d'études, mais leur nombre reste insuffisant en raison du manque de données, de moyens et de recul. Il est évident que nous ne pouvons pas évaluer les 2200 dispositifs existants. Une simplification s'impose, impliquant la suppression de certains dispositifs sans nécessairement disposer d'évaluations préalables.

Concernant les avances remboursables, je considère que c'est une idée pertinente. Ce système a déjà fait ses preuves dans le secteur aéronautique, notamment pour Airbus et Boeing, dans le cadre d'accords internationaux avec les États-Unis.

M. Olivier Rietmann, président. - Le principe de l'avance remboursable présente l'avantage d'être flexible (remboursement total ou partiel) : si l'objectif est tout juste atteint, le remboursement est minime, tandis qu'un dépassement des objectifs entraîne un remboursement plus conséquent, pouvant aller jusqu'à un remboursement total en cas de succès exceptionnel. Ce mécanisme permet un retour à l'État de l'argent public avancé, tout en ayant permis de débloquer des situations et de stimuler l'innovation et le développement économique.

M. François Écalle. - J'ai apporté une réponse de principe, mais concernant les problèmes pratiques que vous évoquez, notamment le remboursement, il convient de définir précisément les critères et conditions, ce qui n'est pas une tâche aisée. Dans l'exemple des avances remboursables accordées à Boeing et Airbus, il s'agissait d'un moyen d'aide impliquant un accord bilatéral entre l'Europe et les États-Unis, avec des considérations plus larges en arrière-plan. En France, nous pouvons envisager des solutions similaires.

Il est important de noter que si nous réduisons significativement les aides, nous risquons de subir des pertes de compétitivité. C'est pourquoi même si je suis très inquiet concernant l'évolution de la dette publique, je pense qu'une baisse drastique des aides devrait s'accompagner d'une diminution proportionnelle des prélèvements sur les entreprises. Nous disposons d'une certaine marge de manoeuvre, mais celle-ci reste limitée au regard des 120 milliards d'euros d'efforts que nous devons consentir pour redresser la dette.

Le CICE illustre parfaitement la complexité de ces dispositifs. Sa conception visait deux objectifs simultanés : améliorer la compétitivité et stimuler l'emploi. L'amélioration de la compétitivité a favorisé le travail qualifié, une approche soutenue notamment par Louis Gallois, ancien président d'Airbus, qui préconisait des aides sur l'ensemble du secteur pour renforcer la compétitivité d'Airbus. Parallèlement, nous cherchions à avoir un impact sur le pouvoir d'achat et les emplois moins qualifiés, où le chômage est plus prégnant. Le CICE représente donc un mauvais compromis entre ces deux objectifs distincts.

La complexité du CICE résulte également de contraintes financières. Il était impératif d'éviter tout impact sur le déficit public en 2013, la France s'étant engagée en 2012 à le ramener à 3 % du PIB en 2013, à la suite du rapport Gallois. Une aide immédiate sous forme d'allègement de cotisations aurait affecté le déficit en 2013, 2014 et 2015. Nous avons donc conçu ce « machin », le CICE, comme un crédit d'impôt remboursable pour la majorité des entreprises au bout de deux ans, reportant ainsi l'impact budgétaire. Cette solution affreusement compliquée, motivée par de très mauvaises raisons, est un exemple à ne pas suivre.

Concernant le reprofilage, je considère que la démarche est pertinente.

M. Olivier Rietmann, président. - Monsieur le Président, merci beaucoup pour ces propos clairs et précis.

Votre intervention témoigne d'un travail préparatoire approfondi, d'une recherche poussée et d'une expérience significative dans les domaines de l'économie et de la finance.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

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