N° 830

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2024-2025

Rapport remis à M. le Président du Sénat le 8 juillet 2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 juillet 2025

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission d'enquête (1) sur les coûts et les modalités effectifs
de la
commande publique et la mesure de leur effet d'entraînement
sur l'
économie française,

Président
M. Simon UZENAT,

Rapporteur
M. Dany WATTEBLED,

Sénateurs

Tome II - Comptes rendus

(1) Cette commission est composée de : M. Simon Uzenat, président ; M. Dany Wattebled, rapporteur ; Mme Céline Brulin, M. Henri Cabanel, Mme Karine Daniel, MM. Alain Duffourg, Fabien Genet, Mmes Nadège Havet, Lauriane Josende, Catherine Morin-Desailly, MM. Daniel Salmon, Stéphane Sautarel, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mme Vivette Lopez, MM. Victorin Lurel, Serge Mérillou, Mme Laurence Muller-Bronn, MM. Jean-Luc Ruelle, Paul Vidal.

COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LES COÛTS ET LES MODALITÉS EFFECTIFS DE LA COMMANDE PUBLIQUE ET LA MESURE DE LEUR EFFET D'ENTRAÎNEMENT SUR L'ÉCONOMIE FRANÇAISE

Réunion constitutive

(Mercredi 5 mars 2025)

M. Alain Duffourg, président. - En ma qualité de président d'âge, il me revient d'ouvrir la réunion constitutive de notre commission d'enquête sur les coûts et les modalités effectifs de la commande publique et ses effets d'entraînement sur l'économie française.

Mon rôle sera de courte durée, puisque je céderai ma place au président de la commission sitôt celui-ci élu.

Cette commission d'enquête a été créée en application du droit de tirage des groupes politiques, prévu par l'article 6 bis du Règlement du Sénat, sur la demande du groupe Les Indépendants - République et Territoires.

Les dix-neuf membres de la commission d'enquête ont été nommés, sur proposition des groupes, lors de la séance publique du 12 février dernier. Nous devons à présent procéder à la désignation de son président. Je vous rappelle que, en application du deuxième alinéa de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, « la fonction de président ou de rapporteur est attribuée au membre d'un groupe minoritaire ou d'opposition, le groupe à l'origine de la demande de création obtenant de droit, s'il le demande, que la fonction de président ou de rapporteur revienne à l'un de ses membres ».

Pour les fonctions de président, j'ai reçu la candidature de M. Simon Uzenat, du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain.

La commission d'enquête procède à la désignation de son président, M. Simon Uzenat.

- Présidence de M. Simon Uzenat, président -

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, je vous remercie de m'avoir confié la présidence de cette commission d'enquête.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de vous rappeler brièvement les règles spécifiques qui s'appliquent au fonctionnement des commissions d'enquête.

Nous sommes tout d'abord tenus à un délai impératif de six mois à compter de la désignation de nos membres en séance publique pour rendre nos travaux. La commission d'enquête prendra donc théoriquement fin le 11 août prochain. Néanmoins, les travaux parlementaires auront été suspendus à cette date. Nous devrons donc travailler dans des délais plus contraints, mais j'ai bon espoir que nos travaux pourront aboutir d'ici à la fin du mois de juin.

Nous disposons de pouvoirs de contrôle renforcés, tel que celui d'auditionner toute personne dont nous souhaiterions recueillir le témoignage ou d'obtenir la communication de tout document que nous jugerions utile. Les auditions sont en général publiques, sauf si nous en décidons autrement.

En revanche, tous les travaux non publics de la commission d'enquête sont soumis à la règle du secret pour une durée de vingt-cinq ans. Il en résulte que les travaux autres que les auditions publiques et la composition du Bureau de la commission sont secrets. J'appelle donc chacun d'entre nous à la plus grande discrétion sur ceux de nos travaux qui ne seront pas rendus publics.

Le non-respect du secret est puni des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal, soit d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende. En outre, l'article 8 ter du Règlement du Sénat prévoit que « tout membre d'une commission d'enquête qui ne respectera pas les dispositions du paragraphe IV de l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relatives aux travaux non publics d'une commission d'enquête pourra être exclu de cette commission par décision du Sénat prise sans débat sur le rapport de la commission après que l'intéressé a été entendu » et que cette exclusion « entraîne l'incapacité de faire partie, pour la durée de son mandat, de toute commission d'enquête ».

Ces rappels étant faits, nous poursuivons la constitution du Bureau de la commission d'enquête.

Nous procédons, dans un premier temps, à la désignation du rapporteur.

J'ai reçu la candidature de M. Dany Wattebled, du groupe Les Indépendants - République et Territoires, à l'origine de la commission d'enquête.

La commission d'enquête procède à la désignation de son rapporteur, M. Dany Wattebled.

M. Simon Uzenat, président. - Nous procédons, dans un second temps, à la désignation des dix vice-présidents.

Compte tenu des désignations du président et du rapporteur qui viennent d'avoir lieu, afin de respecter les équilibres politiques de notre assemblée, la répartition des postes de vice-président est la suivante : pour le groupe Les Républicains, trois vice-présidents ; pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain (SER), un vice-président ; pour le groupe Union Centriste (UC), deux vice-présidents ; pour les groupes Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants (RDPI), Communiste Républicain Citoyen et Écologiste - Kanaky (CRCE-K), Écologiste - Solidarité et Territoires (GEST) et du Rassemblement Démocratique et Social Européen (RDSE), un vice-président chacun.

J'ai reçu les candidatures suivantes : pour le groupe Les Républicains, M. Fabien Genet, Mme Lauriane Josende et M. Stéphane Sautarel ; pour le groupe SER, Mme Karine Daniel ; pour le groupe UC, M. Alain Duffourg et Mme Catherine Morin-Desailly ; pour le groupe RDPI, Mme Nadège Havet ; pour le groupe CRCE-K, Mme Céline Brulin ; pour le groupe GEST, M. Daniel Salmon ; pour le groupe RDSE, M. Henri Cabanel.

La commission d'enquête procède à la désignation des autres membres de son Bureau : M. Fabien Genet, Mme Lauriane Josende, M. Stéphane Sautarel, Mme Karine Daniel, M. Alain Duffourg, Mme Catherine Morin-Desailly, Mme Nadège Havet, Mme Céline Brulin, M. Daniel Salmon et M. Henri Cabanel, vice-présidents.

M. Simon Uzenat, président. - Je donne à présent la parole à notre rapporteur.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Monsieur le président, mes chers collègues, je vous remercie de m'avoir désigné rapporteur de cette commission d'enquête et me félicite de travailler avec vous dans les prochains mois à l'examen d'un sujet essentiel pour nos collectivités territoriales et le tissu économique national.

Le groupe Les Indépendants - République et Territoires a souhaité que le Sénat se penche sur la question de la commande publique, car nous sommes confrontés régulièrement, dans nos départements, aux récits d'élus locaux ou d'entreprises qui nous font part des difficultés qu'ils rencontrent, les uns pour conduire des procédures de marchés publics toujours plus compliquées, les autres pour y répondre et éventuellement les remporter.

Les critiques sont récurrentes : lourdeur et complexité de ces procédures pour les acheteurs, surtout les plus petits d'entre eux ; obstacles pour les entreprises, TPE et PME principalement, les empêchant de bénéficier pleinement des commandes locales face à de grands groupes ; enfin, dérapages budgétaires de projets importants.

Dans ce contexte, cette commission d'enquête doit à mes yeux tâcher : de lever les suspicions qui persistent sur les conditions d'attribution de certains marchés publics nationaux dont les résultats peuvent paraître contestables ; d'effectuer, auprès de toutes les parties prenantes, un état des lieux du cadre juridique actuel, pour aboutir à des propositions de simplification ; enfin, de mettre en avant l'effet de levier que peut jouer la commande publique pour faire progresser des politiques publiques très diverses et contribuer au développement économique de nos territoires.

Il sera par ailleurs nécessaire de tenir compte du fait que le droit de la commande publique est régi par des directives européennes ; celles-ci remontent à 2014, et la Commission européenne vient d'engager leur révision.

Dans ce contexte, et au vu des délais particulièrement contraints dont nous disposons pour conduire nos travaux, je vous proposerai qu'une délégation de notre commission d'enquête se rende à Bruxelles afin d'échanger avec les acteurs de ce processus. Nous pourrions également effectuer deux déplacements dans des départements.

Nos auditions débuteront dès la semaine prochaine et devraient se poursuivre jusqu'au mois de juin ; il faut retrancher à cette période les deux semaines de suspension des travaux parlementaires en avril et les nombreux ponts de mai.

Je vous propose donc, pour tenir ce rythme qui s'annonce soutenu, que nous nous réunissions tous les mardis après-midi et les mercredis après les séances de questions d'actualité au Gouvernement. Nous pourrions, le cas échéant, être amenés à réaliser des auditions le jeudi. Je vous remercie par avance de votre engagement sur ce sujet important, qui constitue un levier économique, de plus de 170 milliards d'euros. Si nous pouvons en faire pleinement bénéficier nos entreprises, nous aurons gagné notre pari !

La réunion est close à 16 h 45.

Associations représentant les élus municipaux - MM. Emmanuel Sallaberry, maire de Talence, co-président de la commission des finances de l'association des maires de France (AMF), Hervé Fournier, conseiller municipal de Nantes, co-président du forum de l'achat public durable de l'association France urbaine, et Joël Marivain, maire de Kerfourn, président de l'association des maires ruraux de France

(Mardi 11 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous débutons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête en recevant les représentants des élus communaux, dans toute leur diversité. Nous avons en effet, d'un commun accord avec M. le rapporteur, souhaité entendre tout d'abord celles et ceux qui sont en première ligne, les premiers acteurs de la commande publique en France. En 2023, la commande publique a représenté une dépense de près de 171 milliards d'euros, dont 30 %, soit 51 milliards d'euros, relèvent de l'État, et 43 %, soit 73 milliards d'euros, des collectivités territoriales. Celles-ci ont passé près de 195 000 marchés, contre seulement 20 000 pour l'État.

Il est donc naturel, avant d'entendre, dans les semaines à venir, des représentants de l'État ou d'institutions nationales, de recevoir dès maintenant des élus qui sont confrontés au quotidien à la rigueur - certains parleront de complexité - du droit de la commande publique.

Nous avons le plaisir d'accueillir, en tant que représentant de l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF), M. Emmanuel Sallaberry, maire de Talence et co-président de la commission des finances de l'association ; en tant que représentant de l'association France urbaine, M. Hervé Fournier, conseiller municipal de Nantes ; en tant que représentant des maires ruraux, M. Joël Marivain, maire de Kerfourn, dans le Morbihan, et président de l'Association des maires ruraux de ce département.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez, s'il vous plaît, lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Sallaberry, M. Hervé Fournier et M. Joël Marivain prêtent serment.

M. Simon Uzenat, président. - Notre commission d'enquête n'a pas vocation à répéter les constats bien connus sur la commande publique ou à formuler des incantations généralistes sans lien avec l'expérience des élus qui en font usage au quotidien. C'est pourquoi, avec M. le rapporteur, nous vous prions de nous présenter systématiquement un exemple concret de marché ayant permis de cerner des difficultés particulières, qui peuvent être d'ordre juridique, économique ou administratif, et concerner aussi bien la passation des marchés que leur exécution.

Votre témoignage nous sera particulièrement précieux pour identifier ou confirmer les difficultés récurrentes rencontrées par les élus locaux en matière de commande publique, et pour faire apparaître sur des points précis un besoin de simplification ou d'évolution de la réglementation, au bénéfice, également, de nos TPE-PME.

M. Hervé Fournier, conseiller municipal de Nantes, co-président du forum de l'achat public durable de l'association France urbaine. - Je suis conseiller municipal de Nantes et conseiller communautaire de Nantes métropole, en charge de la commande publique, et je copréside, à ce titre, le forum de France urbaine sur le sujet.

L'association France urbaine regroupe une centaine de collectivités, parmi lesquelles des grandes villes de plus de 100 000 habitants et des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) de plus de 250 000 habitants.

La commande publique participe du suivi et de l'animation des différentes politiques publiques thématiques au sein des collectivités. Au sein de France urbaine, nous avons des groupes thématiques sur l'économie sociale et solidaire (ESS), sur l'alimentation, sur le numérique, au sein desquels nous abordions déjà la commande publique. Depuis quelques années, nous avons souhaité approfondir notre culture, notre expertise et nos compétences en la matière. C'est pourquoi nous avons créé un forum des acheteurs, destiné aux agents des collectivités, ainsi qu'un forum d'élus, qui se réunit tous les deux mois, pour partager les pratiques sur le sujet.

Nous nous mobilisons prioritairement pour la révision des directives européennes de 2014, relatives aux marchés publics et aux concessions, qui ont conduit au développement d'une culture de la libre concurrence. Déclinées dans le code de la commande publique, elles nous ont permis d'identifier un certain nombre de freins dans nos capacités. Nous sommes aussi très mobilisés sur les retours d'expérience en matière d'alimentation et d'économie circulaire, dans le cadre de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite Agec, ou dans la mise en oeuvre de nos politiques publiques. Nous avons tous la conviction, au sein de France urbaine, que la commande publique est un levier de transformation des territoires et d'accompagnement de la mutation des filières économiques, ainsi que des entreprises, dès lors qu'il est possible de travailler avec elles et de les faire bénéficier de la commande publique. Comment s'appuyer sur la commande publique pour accélérer le dynamisme économique de nos territoires, la relocalisation et la réindustrialisation ? En Loire-Atlantique, territoire riche de son histoire industrielle, l'enjeu est important.

Nous vous livrerons dans quelques jours une note écrite répondant aux questions que vous nous avez posées, accompagnée de pièces annexes parmi lesquelles figurent certains schémas de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) et d'autres documents issus de notre groupe de travail d'élus.

L'association France urbaine plaide pour faire évoluer le code de la commande publique et la réglementation européenne, et souhaite prendre toute sa part dans le débat sur le projet de loi de simplification de la vie économique.

M. Emmanuel Sallaberry, maire de Talence et co-président de la commission des finances de l'AMF. - Heureux maire de Talence, j'ai été acheteur public, dans ma prime jeunesse. C'est un domaine passionnant, mais qui fait souvent peur.

L'AMF vous fournira également une réponse écrite à vos questions. Notre association ne dispose pas d'une commission particulière consacrée à la commande publique, mais elle a un élu référent en la personne de Pierre Le Goff, maire de Guimaëc, dans le Finistère. En outre, il existe un groupe de travail spécifique sur la restauration scolaire qui représente un outil puissant sur lequel plusieurs éléments viennent s'entrechoquer.

La part de marchés publics que passent les communes atteint un montant de 22 milliards d'euros, soit 49 % du total des collectivités territoriales. Les aménagements représentent un montant global de 8,2 milliards d'euros et les bâtiments publics, 9,4 milliards d'euros.

Nous plaidons pour une simplification du code de la commande publique. Les demandes de formation des élus, en début de mandat, portent souvent sur les marchés publics. Bien sûr, les réalités diffèrent grandement selon la taille de la commune. Certaines communes font appel à des groupements quand d'autres sont bien plus autonomes.

Les élus craignent souvent la sanction des juges, car elle s'applique immédiatement en cas de manquement ou d'écart. Certes, nous sommes dans un pays de droit, mais très souvent, les erreurs sont le résultat non pas d'une volonté frauduleuse, mais d'une méconnaissance de l'ensemble des réglementations applicables, qui sont modifiées quelques mois après leur adoption. Par ailleurs, certaines réglementations annexes mettent du temps à être votées, nous laissant dans une forme d'interprétation plus personnelle. Je tiens à rappeler que le pouvoir du législateur est important, et qu'il est dangereux de laisser au juge administratif le soin de se substituer à lui et de préciser un texte de loi par la jurisprudence.

En tant qu'élus, nous avons l'impression que le mouvement de simplification engagé ces dernières années a surtout visé les entreprises, mais pas les donneurs d'ordre que sont les collectivités. L'idée n'est pas d'opposer les unes aux autres, mais de souligner que nous souhaitons nous aussi davantage de simplification.

Notre monde est incertain et les maires, en tant qu'investisseurs, n'aiment pas l'incertitude. Il faut leur donner une vision claire de ce qu'est la commande publique, dans un contexte économique dégradé, dès le début du prochain mandat, afin qu'ils puissent y prendre leur part et bénéficier ainsi d'un levier puissant, qui fait la singularité et la fierté de notre pays. Éloignons-nous de la caricature qui présente les maires comme de mauvais acheteurs. Des réformes simples pourraient favoriser une vraie libération.

M. Joël Marivain, maire de Kerfourn et président de l'association des maires ruraux du Morbihan. - Pour les communes rurales, la commande publique n'est qu'un outil. Ce n'est donc certainement pas un sujet sur lequel nous passons beaucoup de temps. Nous sommes happés par le quotidien et je ne suis pas sûr que nous respections toutes les règles.

La multiplicité des décideurs engendre une bonne irrigation du marché. Les groupements d'achat concentrent les marchés sur quelques entreprises. Dans les communes rurales, nous favorisons plutôt les entreprises de proximité ou bien celles qui ont déjà répondu à d'autres appels d'offres, afin d'avoir la garantie que le projet sera réalisé. Peut-on considérer cela comme du favoritisme ?

Certains maires n'hésitent pas à faire appel aux élus qui ont les compétences requises pour passer des marchés publics ou à recourir à des assistances à maîtrise d'ouvrage. D'autres sont plus précautionneux, par peur des contraintes juridiques, et font plutôt appel à une personne spécialisée sur le sujet dans le cadre de la communauté de communes, ou bien créent des groupements de commande.

Certains marchés peuvent présenter plus de difficultés que d'autres, par exemple quand il s'agit de rénover un bâtiment. En effet, il est difficile de connaître les conditions du marché initial, car il peut y avoir des modifications de dernière minute, qui n'auraient pas été anticipées.

Les groupements de commande sont assez lourds à mettre en oeuvre et ne génèrent parfois même pas d'économies. Ils s'arrêtent alors assez rapidement...

Je voudrais attirer votre attention sur les défaillances d'entreprise dans les marchés : parfois, on nous demande de définir des critères objectifs de sélection des offres, mais ils peuvent se révéler déroutants, voire contre-productifs. Peut-être aurait-il suffi d'exclure l'entreprise dont la qualité était douteuse ? Néanmoins, le choix des critères est important, et dès lors que nous les avons mis en place, nous devons les respecter.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Les marchés publics représentent un enjeu de taille pour les collectivités.

Quelle serait la principale mesure de simplification à prendre pour aider les communes dans la passation et l'exécution de leurs marchés ? Dans quelle mesure les communes parviennent-elles à soutenir le tissu économique local par la commande publique ?

Les élus locaux vous semblent-ils suffisamment sensibilisés au risque pénal ?

M. Joël Marivain. - Heureusement que nous ne pensons pas au pénal ! Sinon, nous démissionnerions.

La proposition de porter à 100 000 euros le seuil des procédures adaptées permet de ne pas perdre de temps dans des excès administratifs pour des marchés qui ne vaudraient pas le coup. Lorsque l'on est élu depuis plusieurs années, des habitudes se créent. On peut confondre cela avec du favoritisme, mais lorsque l'on connaît quelqu'un, il y a déjà une bonne part du travail de faite et l'on pourra discuter de l'essentiel.

M. Emmanuel Sallaberry. - Puisqu'il est question de pénal, je précise que ma commune est limitrophe de la prison de Gradignan...

Je pense aux nouveaux élus, ceux dont le mandat débutera en mars 2026, et notamment à ceux des plus petites communes qui ne disposent pas de l'ingénierie nécessaire. Les associations d'élus, au niveau départemental, ont un rôle à jouer pour les sensibiliser au risque pénal. La quasi-totalité des élus sont de bonne foi, même quand ils se trompent. Parfois, certaines situations dépassent l'entendement. Lorsqu'un élu obtient un rabais sur une procédure formalisée, il oublie l'intangibilité de l'offre sans forcément s'en rendre compte.

Notre première proposition, en faveur des TPE-PME, serait d'adopter un Small Business Act européen, qui réserverait à des TPE-PME une partie des marchés inférieurs à un certain seuil. J'insiste aussi sur la complexité des procédures pour nos partenaires économiques, malgré l'intention louable derrière celles-ci. On sait qu'un très grand nombre d'entreprises est dans l'incapacité de répondre aux marchés publics. Il faudrait prévoir un pourcentage de montant à attribuer, pour ne pas mettre en difficulté les petites communes qui n'ont pas un nombre suffisant d'entreprises candidates.

Notre deuxième proposition est de créer une exception pour l'alimentation locale et durable dans le code de la commande publique. Le fameux critère géographique, dont on n'a jamais le droit de parler, est toujours très présent. Or nous savons bien qu'un marché exécuté par une entreprise qui est située à plusieurs centaines de kilomètres de la commune ne se déroulera pas aussi bien que s'il avait été passé avec une entreprise située à proximité. Les contournements sont nombreux, notamment dans les concours d'architecture, où une agence locale est toujours représentée. Pour l'alimentation, on nous demande plus de bio et de circuits courts. Pourquoi ne pas prévoir une exception visant à privilégier le recours à des fournisseurs locaux pour la restauration collective des plus jeunes et des plus anciens ?

Notre troisième proposition consiste à créer un « passeport marchés publics » qui permettrait, via une plateforme nationale, de déterminer si une entreprise est à jour de toutes ses obligations fiscales, sociales, et, le cas échéant, de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). En effet, il y a eu des avancées pertinentes pour les entreprises, mais les communes doivent systématiquement refaire des vérifications tout au long de l'année, ce qui représente un travail administratif colossal. Nous pourrions prévoir de créer une plateforme pour les profils d'acheteur, identique à celle qui a été conçue pour les entreprises. Dans certains cas, une entreprise en mauvaise santé financière a le droit de concourir.

Les centrales d'achat sont nécessaires, mais les délais de livraison d'un certain nombre d'équipements sont déraisonnables. À titre personnel, j'ai attendu deux ans la livraison d'un véhicule de police municipale. Dans un contexte où l'argent public est devenu rare, cela génère des économies, mais nos centrales d'achat, notamment l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), se retrouvent confrontées à une distorsion entre ce qui est demandé et ce qu'elles peuvent réaliser. Cela crée de la frustration, car dans un marché qui représente des milliards d'euros, on ne bénéficie pas finalement des conditions de prix ou de livraison que n'importe quel interlocuteur privé aurait. L'Ugap fait un travail formidable, mais le modèle des centrales d'achat est sans doute à revoir. Le système fonctionne soit à l'échelle nationale, soit à une échelle très locale. Une commune ne peut pas se grouper avec celle d'à côté, ou du moins il sera très compliqué de le faire.

Veillons à rester attentifs aux demandes des organismes. Je prendrai pour exemple une modification dans les concours d'architectes qui a moins de cinq ans. Auparavant, on choisissait à la fois l'équipe et le pourcentage de rémunération de la maîtrise d'oeuvre associé. Désormais, on choisit l'équipe et l'on négocie ensuite le pourcentage de gré à gré. En conséquence, ce pourcentage a augmenté, passant de 5 %, ou 10 %, à 15 %, avec la rémunération de tous les bureaux d'études. L'alternative serait de déclarer la procédure infructueuse et de la recommencer depuis le début, mais la passation d'une procédure coûte 10 000 euros en moyenne. La loi était censée nous être bénéfique puisqu'elle nous laissait négocier, mais in fine, le marché public coûte de plus en plus cher, en raison du coût accru des prestations des groupements de maîtrise d'oeuvre.

Le risque de multiplication des recours contentieux de la part des entreprises lors de la passation des marchés met en difficulté les plus petites collectivités. La simplification de l'exécution des contrats tient aux conditions de mise en place des avenants. En cas de difficultés, la collectivité a toujours tort et se voit souvent contrainte de signer un avenant très difficile à négocier et très encadré.

Dans un contexte d'inflation très important, les collectivités doivent connaître de façon beaucoup plus sûre le prix total de l'achat envisagé. En matière d'équipement de bâtiments publics, les propositions soumises lors d'un appel d'offres sont souvent datées d'un mois. Or le marché s'exécute sur une période relativement longue, si bien qu'il y a parfois trois à quatre ans d'écart entre les prix de référence de l'offre et le prix de facturation.

Dans ces conditions, les coûts augmentent et il est particulièrement difficile de maîtriser les formules contractuelles de révision des prix. Il faut donc un encadrement plus important, afin que le prix d'achat voté par le conseil municipal soit respecté.

M. Hervé Fournier. - Il est nécessaire de rehausser les seuils des marchés publics, dans des limites qu'il convient de discuter avec le législateur, et d'améliorer la capacité de négociation des pouvoirs adjudicateurs, notamment pour les marchés complexes, alors qu'elle est autorisée pour les entités adjudicatrices. D'autant que ces derniers sont de plus en plus fréquents, pour sécuriser un approvisionnement ou un service à la collectivité, en raison par exemple des obligations de réemploi, de réparation et de maintenance imposées par la loi Agec.

Les entreprises doivent être en mesure de répondre, du tac au tac, à cette évolution des contraintes, qui n'était pas envisagée au départ. D'où l'importance d'autoriser la négociation, comme on le fait déjà pour les entités adjudicatrices.

Le Small Business Act permettrait, selon des critères de proximité, de sanctuariser une part de la commande publique au profit des entreprises du territoire. Or il est difficile de parler de proximité, qui plus est à l'échelle locale, car la commande publique redessine les frontières. En effet, doit-on se référer au territoire du département, à celui de la métropole ou à celui de la région ? Quelquefois, il est même question du territoire national, voire du territoire européen. Il convient donc de définir ce qu'est la proximité.

Du reste, nous devons veiller à donner aux acheteurs publics la possibilité de choisir la façon d'acquérir les produits alimentaires à destination des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et des cantines scolaires. C'est le premier sujet de la commande publique, qui fait l'objet d'un débat avec nos concitoyens.

On a parfois du mal à comprendre que les aliments peuvent venir de très loin. Il est plus facile pour les petites communes, moins observées par le contrôle de légalité, d'assurer la proximité de l'alimentation, contrairement aux grandes collectivités, comme la ville de Nantes, qui doivent répondre à la massification de la commande publique alimentaire. Si ma commune avait la possibilité de négocier et de bénéficier d'un rehaussement des seuils, elle aurait plus d'agilité dans l'acquisition des denrées alimentaires.

Ainsi, France urbaine et d'autres réseaux ont demandé que, pour 50 % du volume d'achat alimentaire, les collectivités soient libres du choix des procédures et du type de marché, tout en respectant les contraintes imposées par la loi.

J'en viens à la question du risque pénal. Notez que les grandes collectivités sont moins exposées. La ville de Nantes, par exemple, dispose d'une vingtaine d'agents qui oeuvrent à sécuriser les procédures des marchés et à réduire le risque pour les élus, notamment ceux qui siègent au sein des commissions d'appel d'offres (CAO).

Les marchés publics, à Nantes, ce sont 1 200 consultations par an, 300 à 400 acheteurs qui définissent les besoins et rédigent les termes des contrats et une vingtaine d'agents chargés de sécuriser la procédure et d'aller au-delà des exigences du code de la commande publique en incluant des clauses environnementales ou sociales.

Mme Karine Daniel. - Cette commission d'enquête doit être attentive à la question de la temporalité des marchés. En effet, ceux dont la réalisation s'étale dans le temps peuvent connaître une évolution des matériels et des technologies, voire une augmentation des prix, en particulier dans un contexte inflationniste. Par exemple, l'exécution d'un marché public pour l'acquisition de matériel informatique peut durer plusieurs années. Or il arrive que les collectivités se fassent refourguer au prix fort du matériel devenu obsolète entre la signature du contrat et son exécution effective, ce qui est contraire à l'intérêt public.

Pour avoir beaucoup travaillé sur le sujet des marchés de l'alimentation, je sais combien il est difficile d'appréhender les choses, étant donné les multiples critères qui doivent être pris en compte : proximité ou distance, circuits courts, nombre d'intermédiaires, empreinte carbone, périssabilité des produits, etc.

Avez-vous envisagé des pistes de simplification en ce domaine ? Le bon sens suppose de choisir des fournisseurs de proximité, mais il peut être difficile de connaître chacun d'entre eux et de choisir celui qui semble le plus adéquat.

La proximité est souvent exigée de la part des citoyens, mais elle peut exposer les élus à de nombreuses difficultés. Je souhaite bon courage aux collectivités de Loire-Atlantique qui voudraient choisir un fournisseur de muscadet, tant les entreprises sont c et la concurrence forte !

Par ailleurs, le coût des marchés est un élément d'interrogation légitime pour nos concitoyens. On a tendance à croire qu'un acte d'achat réalisé dans le cadre de la commande publique coûte plus cher que celui qui est effectué par un opérateur privé. Ainsi, les gros marchés conclus dans le secteur du bâtiment et travaux publics (BTP) sont souvent dénoncés. Il suffit sinon de citer l'exemple de la gomme et du crayon qui coûtent plus cher lorsque c'est une école publique qui les achète que lorsque les parents vont les chercher au supermarché du coin.

Deux solutions se présentent à nous : soit nous faisons le choix de conforter ces idées reçues en les étayant et en les illustrant, soit nous démontrons qu'il s'agit de légendes urbaines - ou rurales, en l'occurrence...

M. Serge Mérillou. - Pensez-vous que les marchés publics, caractérisés par une lourdeur et une rigidité importantes, sont des facteurs d'augmentation des coûts ? Le cas échéant, dans quelle proportion ?

Dans le domaine du BTP, on déplore souvent des surcoûts par rapport aux chantiers entrepris dans le secteur privé. Le préfet d'un département qui m'est cher m'a dit un jour que les sommes distribuées via la dotation d'équipement des territoires ruraux (DETR) correspondaient au surcoût de la commande publique.

Les sommes pour les collectivités sont parfois considérables. Ainsi, pourrait-on envisager, pour certains marchés modestes ou de niche, d'échapper à la commande publique et de revenir à des négociations de gré à gré ?

M. Henri Cabanel. - Je partage entièrement ce que vient d'affirmer mon collègue Mérillou sur les coûts de la commande publique. Que pensez-vous des associations nationales dont l'objet est de faciliter la commande publique en matière alimentaire ? Je pense notamment à Agrilocal, ou à Occit'alim en région Occitanie.

M. Daniel Salmon. - Nous sommes toujours sur une ligne de crête en matière de commande publique. Si de nombreuses législations et réglementations se sont sédimentées au fil du temps, c'est pour répondre à divers enjeux, réduire les conflits d'intérêts et combattre les usines à gaz. Aujourd'hui, nous devons nous efforcer de parvenir à un équilibre. Dans cette perspective, la présente commission d'enquête doit nous permettre de formuler un certain nombre de recommandations.

Depuis quelques années, les acteurs de la commande publique sont contraints de prendre en compte une dimension nouvelle, celle de la transition écologique. Il est certain que cette évolution est venue complexifier la commande publique, mais elle n'est pas optionnelle.

Ainsi, jusqu'où peut-on aller en matière de critérisation ? Il fut un temps où c'était le candidat moins disant qui remportait le marché, le critère du coût étant supérieur aux autres. Les choses ont été depuis pondérées, mais nous devons aller plus loin. Ainsi, quels critères préconisez-vous de retenir en matière de technicité, d'expérience et de respect de l'environnement ?

Les élus locaux sont bien souvent confrontés aux défaillances d'entreprises. Ces dix dernières années, je n'ai pas connu un seul chantier où une entreprise n'a pas abandonné le travail en cours de route. Les coûts induits sont considérables pour les collectivités, qui peinent à retomber sur leurs pieds. En outre, il leur est difficile de trouver une nouvelle entreprise qui accepte de reprendre le chantier en offrant les mêmes garanties. Compte tenu de ces éléments, comment faciliter la tâche des collectivités dans l'exécution des procédures de la commande publique ?

M. Henri Cabanel. - Dans certains départements, comme celui de l'Hérault, des expérimentations en matière d'ingénierie ont été lancées pour aider les petites communes à faire face à la complexité des marchés publics. Pensez-vous que ce genre d'expérimentation doit être généralisée ?

Mme Lauriane Josende. - Le code de la commande publique et la législation en vigueur doivent permettre aux collectivités d'aboutir à la meilleure prestation possible, au meilleur prix possible. Par ailleurs, ils sont supposés garantir l'égal accès des entreprises à la commande publique. Or, en raison de la complexification des règles et des procédures, qui ne cesse de croître, les entreprises se plaignent d'une distorsion de concurrence.

En conséquence, elles ne peuvent pas toutes accéder à la commande publique, y compris sur des marchés de moindre importance. Elles perdent souvent de l'argent en essayant de remporter un marché, alors même que leurs chances de l'obtenir sont d'emblée compromises. Comment, de votre point de vue d'élus, analysez-vous cette distorsion de concurrence ?

M. Victorin Lurel. - En outre-mer, nous sommes parvenus à mettre en place des circuits courts qui assurent davantage de proximité et réduisent les émissions de gaz à effet de serre. Nous avons également conduit une expérimentation, la stratégie du bon achat (SBA), qui a pris fin en 2022. Hélas, le Gouvernement n'a pas souhaité la reconduire, en dépit des demandes formulées par Audrey Bélim concernant La Réunion.

Pour rappel, à l'époque, on conditionnait un tiers des marchés au-delà de 500 000 euros à des obligations de sous-traitance et on réservait un autre tiers aux petites et moyennes entreprises (PME), selon la définition qu'en donne la législation européenne.

Par ailleurs, les petites communes - celles de moins de 10 000 habitants - ont du mal à se doter d'un véritable service des achats. Afin de faire face à cette pénurie de compétences et à un défaut d'assistance technique en matière de financement, la région Guadeloupe a créé une unité destinée à aider les communes dans la préparation des marchés publics. L'État lui-même, au travers des préfectures, souffre d'un manque d'expertise, en dépit du rôle joué par l'Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et d'autres organismes en ce domaine. Dès lors, comment doter les petites communes d'une équipe technique ? On pourrait sans doute mettre à contribution la région ou le département, ou bien l'État et ses agences.

Enfin, parlons du risque pénal. Les juges condamnent souvent les élus, quelles que soient leur probité et les fautes commises, pour prise illégale d'intérêt et favoritisme. La définition de ces délits est large et mouvante, bien que le Sénat l'ait corrigée, et il n'y a presque pas de prescription. Il reste donc une brèche dans laquelle les juges n'hésitent pas à s'engouffrer. En tant qu'élus et acheteurs publics, que préconisez-vous pour définir globalement une stratégie du bon achat ?

M. Hervé Fournier. - France urbaine ne dispose pas de chiffres, à l'échelle des grandes agglomérations et collectivités, sur le surcoût de la commande publique. Pour autant, un certain nombre de leviers peuvent limiter les risques, comme la négociation. Celle-ci permet en effet d'affiner les besoins auprès des candidats retenus, dans le cadre d'un marché complexe, et de tirer le meilleur parti de certaines propositions.

C'est pourquoi nous avons développé le sourçage. Nous pouvons ainsi nous assurer de la connaissance par nos acheteurs des offres nouvelles sur le territoire, notamment en matière de construction de bâtiments, de mobilités, d'alimentation et de réemploi.

On ne peut pas laisser l'acheteur public seul face à une entreprise, car il risque de se voir condamné pour favoritisme. Voilà pourquoi la mutualisation est importante. Nous organisons donc plusieurs événements, chaque année, qui réunissent les acheteurs de l'université de Nantes et ceux des trois collectivités du territoire, à savoir le département, la région et la métropole.

Nantes Métropole, qui regroupe vingt-quatre communes, sert de cadre pour mutualiser l'expertise au bénéfice de l'ensemble des acheteurs et des directeurs généraux des services (DGS) des petites communes. Il est certain que la capacité de sourçage et le partage des pratiques réduisent le risque de surcoût.

Venons-en à la question de la temporalité. Je suis un peu mal à l'aise sur ce sujet, car, à Nantes, la quasi-totalité des procédures d'achat public incluent des clauses de révision des prix. Celles-ci permettent de modifier les termes du marché avec le prestataire en cours d'exécution du contrat, en cas d'inflation, par exemple.

Au sortir de la crise sanitaire, quatre-vingts entreprises nous ont fait part de leurs difficultés à exécuter leur marché en raison de l'envolée des prix de l'énergie et des matériaux. Après quelques négociations, nous avons accepté de partager avec elles les surcoûts à hauteur de 1 million d'euros, dans le cadre d'une forme de procédure de sauvegarde.

Mais que faire lorsqu'une entreprise se montre défaillante ? En cas de rupture du marché, France urbaine recommande d'alléger la procédure de sélection d'un nouveau prestataire pour terminer le chantier. Cela fait écho aux dispositions de la loi d'urgence pour Mayotte, votée cet hiver, visant à faciliter l'exécution des marchés afin d'assurer la reconstruction de façon rapide.

Dans le secteur de l'alimentation, heureusement que les tiers de confiance sont là, notamment pour atteindre les objectifs définis dans la loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dite Égalim ! Nous nous appuyons sur eux pour aider les petits producteurs bio à avoir accès à la commande publique, car vous savez que la Loire-Atlantique est un territoire où l'agriculture biologique est fortement développée. Nous souhaitons donc que les petits producteurs qui s'y consacrent puissent accéder à nos marchés et fournir leurs produits à nos cantines.

Quant à l'expertise partagée, notamment auprès des petites communes, les services de Nantes Métropole disposent d'une assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO) en interne, spécialisée sur l'insertion et les clauses sociales, c'est-à-dire la réservation d'heures d'insertion dans les marchés publics, notamment. Nous avons quatre agents qui travaillent uniquement sur ce sujet, non seulement pour la métropole, mais aussi pour le compte des soixante-dix ou soixante-quatorze acheteurs publics du territoire dont les petites communes, situées dans la métropole ou en dehors de la métropole, ainsi que des entités adjudicatrices ou d'autres opérateurs publics. Nous partageons donc l'expertise de nos services avec d'autres acheteurs publics.

Notre action en matière environnementale s'apparente de plus en plus à de l'AMO, même si elle n'est pas encore qualifiée comme telle. Je sais que le Commissariat général au développement durable (CGDD) a facilité le développement des guichets verts auprès des collectivités, à cause de la complexité des clauses environnementales.

Pour répondre à votre question sur la part des critères environnementaux dans les marchés publics, il faudrait regarder chaque segment de marché, dès lors qu'il s'agit d'imposer un critère zéro plastique ou zéro perturbateur endocrinien, ou d'autres clauses de ce type. Nous avons identifié 80 sujets environnementaux qui pourraient être pris en compte dans le cadre de notre commande publique et de nos marchés. Or il faudrait seize mois de travail chacun pour les intégrer dans nos marchés. Imaginez le temps et le nombre d'agents que cela représenterait ! Cela nécessitera forcément que nous partagions nos pratiques dans le cadre de réseaux comme France urbaine ou bien avec nos collègues acheteurs. D'autres réseaux, comme Reseco, développent aussi ce partage d'expertise sur les clauses environnementales.

M. Emmanuel Sallaberry. -Je ne dispose pas comme mon collègue d'éléments permettant de diagnostiquer le coût d'un marché public. Il existe une multitude de cas très différents, et il arrive même parfois qu'un marché public soit efficient... Quoi qu'il en soit, je ne connais pas un maire qui considère que construire ou s'équiper coûte moins cher qu'il y a dix ans. Certes, il faut prendre en compte le contexte inflationniste, mais nous devons aussi nous libérer de certains dogmes.

Ainsi, il est très compliqué de faire évoluer les seuils à la hausse, alors que le prix monte et qu'ils peuvent n'être fixés que pour une année. Surtout, les offres ont un caractère intangible : nous souhaiterions tous pouvoir négocier, mais il est impossible de le faire dans les procédures formalisées. Le juge pénal est plus strict que le juge administratif en la matière, de sorte que la jurisprudence nous permet parfois quelques ajustements, mais jamais sur le montant de l'offre. Il ne s'agit pas de faire évoluer le prix sur lequel on juge l'entreprise, mais de pouvoir l'adapter au mieux en fonction de l'évolution de l'expression du besoin.

En effet, la rédaction d'un cahier des charges peut être compliquée à réaliser et, très souvent, ce sont les entreprises qui détiennent la compétence technique pour le faire. Un maire ou un service, dans une petite ou une grande commune, ne sera pas forcément au courant des dernières avancées technologiques, notamment dans les domaines les plus en pointe comme l'intelligence artificielle, de sorte que la définition du besoin restera parfois incomplète ou floue. Dès lors, l'entreprise n'aura pas d'autre solution que de prendre des marges de manoeuvre qui seront répercutées dans le coût du produit.

Nous achetons trop cher, j'en suis convaincu. Mais cela s'explique surtout par le fait qu'il n'existe aucun moyen juridique pour pouvoir renégocier l'offre - c'est du moins ce que nous croyons tous. Par exemple, il m'est arrivé en tant que maire d'avoir des lots surdimensionnés. Or ni le programmiste, ni l'architecte, ni l'entreprise n'ont reconnu leur responsabilité. Bon an mal an, nous avons dû faire avec.

Par conséquent, si je peux comprendre dans le principe que l'intangibilité de l'offre garantit une certaine stabilité du marché, il me semble néanmoins qu'il faudrait faire davantage confiance aux élus en leur permettant des modifications. Qui accepterait de ne rien changer dans les offres qu'il reçoit pour construire sa maison ? Et pourquoi donc imposer aux maires ce que l'on n'exige de personne d'autre ?

D'ailleurs, quand une entreprise comprend mal les besoins qui ont été exprimés et fait une offre anormalement basse, la passation du marché n'est pas possible. Mais une offre anormalement haute n'est jamais rejetée ni rejetable. Cela pose d'autant plus de difficultés que les marchés publics sont très peu concurrentiels, car ils se sont considérablement complexifiés. C'est le cas notamment du marché des assurances que vous connaissez bien. Compte tenu de la complexité technique de certains éléments, les opérateurs publics n'auront jamais une expertise équivalente à celle des bureaux d'études qui sont payés pour cela.

Parfois, la technique d'achat peut être bonne, comme dans le cas des accords-cadres qui ont longtemps été la marotte de nombreuses collectivités, à juste titre, mais le besoin peut être mal exprimé à cause de la complexité de certaines clauses, notamment environnementales. J'ai vu certains cahiers des charges dont le nombre de pages était impressionnant pour le nombre d'unités d'oeuvre à réaliser. Mais dès lors qu'un élément n'aura pas été exactement spécifié - par exemple s'il faut creuser un trou de x mètres dans la chaussée, mais que cela n'a pas été précisément mentionné -, l'entreprise facturera le prix maximal.

Par conséquent, le rehaussement des seuils permet de gagner du temps, mais tant que certaines règles n'auront pas été assouplies, en préservant toutefois un cadre pour conserver un système normé, nous continuerons d'acheter trop cher. Cela est particulièrement vrai dans certains secteurs comme le transport où les entreprises, qui n'ont pas les mêmes pudeurs que nous, se répartissent les marchés. C'est aussi le cas dans le secteur des fournitures, notamment les fournitures scolaires, où nous n'avons pas d'interlocuteur local.

Avec les représentants de l'AMF, nous restons convaincus que passer un marché public relève d'un acte politique, car c'est la caution politique du maire qui est en jeu plus que le profit.

Je crois que nous avons évolué dans le bon sens en ce qui concerne les critères et nous souhaitons aussi aller au secours des entreprises qui en ont besoin. Pour ce qui est des critères associés à la réglementation thermique des bâtiments, personne n'en contestera le principe, mais il est quasiment impossible de vérifier qu'ils sont respectés, ou en tout cas il est très compliqué de le faire.

En outre, plus on complexifiera le cahier des charges, plus l'acte d'achat sera cher, voire impossible à réaliser, car comment un artisan pourra-t-il répondre aux exigences fixées en matière de bilan carbone ? Je crains qu'il n'en soit pas capable. Mieux vaut faire confiance à l'intelligence collective que de vouloir une nouvelle fois complexifier l'acte d'achat. Tout le monde est sensible au sujet environnemental, mais à vouloir trop complexifier les critères, nous finirons par attribuer les marchés publics à des entreprises qui ne seront pas capables de satisfaire efficacement les besoins des communes.

Il faut aussi prendre en compte la temporalité dans la remise des offres. En effet, les entreprises ne disposent pas de suffisamment de temps pour répondre aux appels d'offres. Or la productivité d'un appel d'offres dépend de la manière dont l'entreprise prendra connaissance du cahier des charges et étudiera la manière dont elle pourra y répondre. C'est là le seul temps productif du processus. Tout le reste est consacré au circuit administratif. Or la procédure se fait très souvent dans un délai contraint, ce qui donne lieu à des erreurs qui ont pour conséquence un renchérissement des prestations.

Il faudra aussi étudier la question des avenants. En effet, aujourd'hui, il est très compliqué de faire un avenant, car cela nécessite de rester dans la limite des 1 % ou des 5 % en cas de cumul. Or qui peut définir un marché tellement parfait que, dans le cadre d'une exécution pluriannuelle, on resterait dans la limite des 5 % de ce qui avait été prévu au départ, évitant ainsi d'avoir à faire repasser le dossier au conseil municipal ? Encore une fois, je comprends que dans le principe il faille veiller à ce que le marché ne varie pas, mais ces règles sont beaucoup trop contraignantes.

Pour ce qui est de l'accès à la commande publique, avant la crise Covid, en 2020, la volonté politique d'attirer les PME et les TPE avait pris forme au travers de nombreuses actions de communication. Aujourd'hui, certaines de ces entreprises considèrent qu'elles ne sont pas faites pour répondre à la commande publique, d'autres croient fermement dans la légende urbaine qui veut que les marchés publics soient toujours donnés aux mêmes, d'autres enfin craignent de se retrouver face à la puissance de la collectivité locale si elles s'engagent. Il faudrait casser le plafond de verre, mais nous ne pourrons le faire qu'en rehaussant les seuils. C'est seulement ainsi que pourra prévaloir la fameuse règle des trois devis que tout le monde comprend, mais qui n'est pas écrite. Nous pourrons, en effet, être en interaction beaucoup plus directe avec ces entreprises pour les orienter vers des marchés moins techniques et moins complexes, qu'elles auront la possibilité de remporter. Un de mes premiers patrons disait qu'il valait mieux un bon marché passé de gré à gré qu'une mauvaise mise en concurrence, et il avait tout à fait raison.

Les aides aux collectivités locales qui existent sont souvent méconnues par les maires lorsqu'ils prennent leurs fonctions. De plus, il n'est pas rare qu'ils ne soient confrontés à une procédure de marché public dans toute sa rigueur que très épisodiquement, voire jamais, au cours de leur mandat. Les associations départementales d'élus doivent prévoir des dispositifs pour leur apporter une aide, au cas par cas, en fonction des marchés publics qu'ils doivent traiter, plutôt que de le faire de manière trop systématique.

Pour conclure, nous devrions être en mesure de trouver un système qui s'inscrive dans un principe de légalité et de probité tout en fonctionnant beaucoup mieux que celui d'aujourd'hui, qui s'est considérablement complexifié. Comme je le disais, il n'y a pas que la procédure de l'achat public qui se complexifie, mais aussi des normes de plus en plus difficiles à saisir. Qui peut comprendre les critères de la réglementation thermique des bâtiments publics, alors même qu'ils sont pris en compte dans l'évaluation des offres ? La commande publique devient de plus en plus complexe. Introduire davantage de liberté n'obèrera pas la probité des acteurs dans le cadre des marchés publics. Faisons-leur confiance, et s'il le faut, nous pourrons toujours taper fort, administrativement et pénalement, sur ceux qui se seront écartés du chemin.

Le système est devenu bien trop complexe alors qu'il s'agit seulement de bien acheter. Certains finissent par renoncer à un marché parce qu'ils ont fait une erreur dans le processus.

Enfin, la famille d'achats est un autre dogme dont nous devons nous libérer. Vous savez que chacun des marchés publics est réparti dans une famille d'achats, qui doivent tous répondre systématiquement à la même technique d'achat. Par conséquent, un acheteur public qui ne choisit pas la bonne famille d'achats risque d'être plafonné en montant et en technique. Là encore, laissons davantage de liberté aux acheteurs publics. Ce métier s'est professionnalisé de sorte que ceux qui l'exercent sont peu nombreux. La famille d'achats est un dispositif trop rigide : revoyons-le. Il s'agit d'une mesure concrète qui aura des effets rapides.

M. Joël Marivain. - Il est évident qu'il y a un surcoût dans la commande publique. Les trois derniers logements sociaux que nous avons réalisés dans ma commune ont coûté 500 000 euros, alors que les murs étaient déjà là et qu'il ne restait qu'à aménager l'étage au-dessus de la boulangerie !

Au cours des dix dernières années, la plupart des collectivités ont reçu des aides tout à fait satisfaisantes. Tout allait bien dans le meilleur des mondes, mais je crains que ce ne soit plus le cas dans les dix prochaines années.

L'exemple des travaux d'électricité illustre bien l'ampleur des surcoûts dans les marchés publics. Les prix sont effarants, surtout pour le budget d'une commune rurale, même quand elle bénéficie comme la mienne de l'aide d'un syndicat départemental d'énergie, Morbihan Énergies.

Les entreprises auxquelles nous faisons appel ont des frais de structure pour gérer les appels d'offres et nous le payons. Les très petites entreprises ont une réticence naturelle à s'engager, même dans des procédures qui portent sur de petits achats. Elles pourraient bénéficier du portail Chorus Pro, qui permet de réduire les délais de paiement., mais souvent elles ne le veulent pas et nous sommes obligés d'accepter qu'elles nous fournissent leurs documents sur support papier si nous voulons travailler avec elles. Par conséquent, pour les inciter à s'engager dans des marchés publics, nous devons nous adapter et leur laisser le temps de s'intégrer petit à petit dans le processus, avec l'aide des chambres consulaires qui organisent régulièrement des formations en la matière.

En outre, en ce qui concerne la complexité de la procédure, une petite entreprise ne pourra jamais financer les mêmes coûts de gestion qu'une multinationale. Des solutions locales existent, notamment associatives. Le syndicat mixte Mégalis Bretagne est une structure régionale qui propose une base de données où les entreprises peuvent entrer leurs informations pour faciliter la réponse ultérieure aux appels d'offres.

La formation des jeunes élus est également essentielle. En Bretagne, l'Association régionale d'information des collectivités (Aric) propose une formation spécifique pour les élus. Celle-ci est indispensable, notamment dans la première année d'exercice du mandat. En tant que président de l'association des maires ruraux du Morbihan, j'envisage avant les prochaines élections d'organiser des réunions par secteur géographique pour inciter les candidats à se former, à participer aux conseils municipaux, à aller consulter les documents administratifs pour s'imprégner de cette culture générale de base qu'ils doivent acquérir.

Les communautés de communes sont un cadre dans lequel nous pouvons rencontrer nos collègues, discuter de nos expériences et réfléchir ensemble. Je constate souvent une réticence à assumer les coûts en matière du développement de compétences.

Pour ce qui est des clauses, dans la mesure où nous ne passons qu'un ou deux marchés publics par an, et que nous sommes accaparés par le quotidien, nous n'avons pas le temps de nous en occuper. Nos journées ne font que vingt-quatre heures ! Nous voulons éviter de faire les frais d'une complexité qui s'impose à nous.

Pour en revenir au sujet de l'alimentation, dans ma commune, nous avions une cantinière, il y a quelques années, que nous employions à temps partiel avec un objectif social. Nous avons ensuite embauché une cuisinière et nous avons mutualisé nos moyens avec la commune voisine pour produire 120 repas par jour. La cuisinière travaille à temps plein et la mutualisation nous permet de supporter la hausse du coût financier. Une maraîchère s'est installée dans la commune et j'ai choisi de la faire travailler plutôt que de respecter strictement la réglementation de la commande publique. Pourquoi faire autrement alors que cela permet des économies de transport et que la cuisinière peut ainsi adapter les repas en fonction de la production ? Le bon sens doit l'emporter, même si cela m'expose juridiquement. Peut-être faudrait-il accepter que, en politique, la fin justifie les moyens, pour reprendre le côté franc-tireur de certains élus ?

Avec les petites entreprises, le gré à gré est le seul mode de discussion possible, car elles refusent la complexité.

En ce qui concerne les critères, nous nous heurtons désormais à la difficulté de trouver des entreprises pour certains lots qui restent infructueux. Ainsi, sur l'île d'Arz, le maire commence par mettre en place son marché public, même s'il sait qu'il n'aura que des lots infructueux, et il procède ensuite en faisant du gré à gré. Il s'impose de passer par cette procédure pour se protéger juridiquement, tout en sachant très bien que cela ne sert à rien puisque, sur une île, le marché et les coûts seront automatiquement différents.

Je le regrette, mais nous ne pouvons pas prendre le temps de saisir tous les ressorts de la réglementation européenne. Il existe certainement des maires militants et affûtés. Mais la majorité d'entre nous n'a pas envie de passer du temps sur ce genre de question.

Pour ce qui est de la temporalité de l'exécution, j'ai moi-même été confronté récemment au problème. Il fallait reconstruire une garderie et j'ai été obligé de presser l'architecte pour qu'il me présente son projet, afin de respecter les délais pour la demande de subvention, l'attribution de la DETR étant décidée fin janvier. J'ai donc réuni le conseil municipal spécialement pour examiner le projet à la mi-janvier, car si l'architecte ne nous avait rien présenté, il aurait fallu repousser d'un an. Telles sont les conditions pratiques dans lesquelles nous exerçons notre mandat.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Je vous remercie pour ces explications qui nous rappellent notre expérience d'anciens élus locaux. Il semble y avoir un croisement inversé entre les grandes collectivités et les collectivités de plus petite taille. À l'échelle locale, les élus peuvent travailler plus librement, parce qu'ils sont moins soumis à la patrouille et restent en dessous des seuils. En revanche, dans les grandes collectivités, ils doivent faire très attention, car les marchés publics sont plus surveillés. Le croisement vaut aussi pour la complexité de la procédure.

Je retiens donc de ce que vous venez de dire qu'il est nécessaire de rétablir une part de liberté assez importante. Peut-être faudrait-il pour cela revoir les seuils des marchés ? Il semble également nécessaire de réintroduire des éléments de proximité à caractère environnemental dans le circuit, en veillant toutefois à ne pas complexifier celui-ci. Cela permettrait de gérer la commande publique à une échelle plus locale.

Enfin, quand un élu local est de bonne foi, je crois qu'il faudrait en tenir compte. Trop d'élus locaux ont été condamnés en l'absence de tout enrichissement personnel. Cela les a rendus inéligibles d'office, ce qui semble démesuré par rapport à la peine qu'encourt par exemple un individu qui aurait dealé au coin de la rue. Il faudrait reconnaître un droit à l'erreur. C'est arrivé non seulement à des élus locaux jeunes, mais aussi à de plus anciens.

M. Simon Uzenat, président. - Mes questions porteront sur trois points qui concernent davantage les collectivités de grande taille, notamment celles qui sont visées par l'adoption d'un Spaser. Est-ce que vous pouvez nous faire un état des lieux de la montée en puissance de ce dispositif dont la loi a élargi le champ, à travers l'abaissement du seuil à 50 millions d'euros d'achats publics par an ?

Vous avez évoqué la définition fonctionnelle des besoins que l'on identifie très clairement comme un outil important pour tous les niveaux de collectivités, même si cela nécessite une forme d'expertise du côté des élus et des services. Il leur permettra d'être dans le « bon achat », qui pourra d'ailleurs être celui qu'ils ne feront plus. Je ne dis pas seulement cela en raison des contraintes budgétaires, mais aussi au regard de la préservation des ressources qui nous incite à réinterroger des actes jusqu'alors automatiques.

Dans le secteur privé, il est souvent question de l'économie de la fonctionnalité. Comment les collectivités que vous représentez se positionnent-elles sur ce sujet ?

Le pilotage par la donnée est un autre enjeu qui me semble fondamental dans la perspective de l'élaboration de nouvelles normes ou de nouvelles lois. Le premier défaut de l'État est sans doute d'élaborer des lois et de fixer des objectifs sans même savoir où nous en sommes au moment où nous les adoptons. L'exemple de la loi Égalim est assez éclairant. Est-ce que vous connaissez, par l'intermédiaire de vos associations, des collectivités qui disposent de données plus ou moins précises et consolidées sur les délais de paiement ou sur le nombre d'offres reçues par marché publié ? La tendance semble être à la baisse et à une réduction de la concurrence, selon un rapport de la Cour des comptes européenne (CCE) de 2023.

Comment vos collectivités se positionnent-elles sur les avances et les variantes ? Là aussi, il serait nécessaire de clarifier la situation à l'échelle européenne. Les avances sont de nature à favoriser l'accès des TPE-PME aux marchés publics, mais encore faut-il que les collectivités aient les moyens de les faire. Quant aux variantes, elles peuvent aussi, selon la logique du sourcing inversé, offrir la possibilité de mobiliser des savoir-faire que l'on ne peut pas connaître en temps réel - je vous rejoins sur ce point, Monsieur Sallaberry.

J'ai été président d'une instance de commande publique, et je sais que l'on a beaucoup fait la promotion des groupements d'entreprises. Or leur développement est extrêmement laborieux et semble poser des difficultés tant du côté des acheteurs publics que des entreprises. Qu'en est-il ?

Enfin, le plan national pour des achats durables (Pnad) 2022-2025 arrive à son terme. Disposez-vous d'une estimation de la performance réalisée par les collectivités au regard des objectifs fixés ? J'en retiens deux, en particulier : l'un visait à ce que 100 % des marchés publics intègrent des considérations environnementales en 2025, l'autre à ce que 30 % des marchés intègrent des considérations sociales, étant entendu que la notion de « considérations » est plus souple que celle de « clauses ».

M. Emmanuel Sallaberry. - En matière de pilotage par la donnée, nous souffrons incontestablement d'un manque. En effet, nous ne disposons pas des statistiques que vous avez citées, alors qu'elles nous permettraient d'évaluer plus clairement la situation.

La diminution du nombre d'offres varie en fonction du secteur. Par exemple, nous constatons avec satisfaction que le nombre d'offres a augmenté sur le marché du bâtiment, car la crise de la construction a libéré un certain nombre d'acteurs qui n'étaient pas disponibles auparavant. Il faut donc analyser les chiffres dans une perspective pluriannuelle.

Sur les avances, je souscris à ce que vous avez dit. Le processus est le même que lors des premières ébauches du paiement direct des sous-traitants, qui avait été mis en place pour éviter que certains grands groupes fassent beaucoup de trésorerie au détriment de leurs sous-traitants. Le dispositif des avances reste encore assez méconnu et n'est pas simple à mettre en oeuvre, notamment parce qu'il faut le prévoir. Cela pose la question de savoir qui doit donner les informations. Quel rôle peuvent jouer les chambres de commerce et d'industrie (CCI), par exemple, pour venir en aide aux entreprises ? L'acheteur public n'a pas le droit de contacter qui que ce soit, une fois que la procédure est lancée, car il est tenu à un total isolement. Or la mise en oeuvre d'une avance en cours de marché est particulièrement complexe.

Les variantes participent de la créativité des entreprises. Elles posent une difficulté dans la mesure où l'usage veut qu'on les interdise pour des raisons de comparaison des offres. En effet, dans les procédures formalisées, il est peu fréquent que les variantes soient autorisées, car l'offre finale risque de ne pas être techniquement, et donc financièrement, comparable avec le scénario de base qui a été défini. Or le risque de contentieux est grand, car les entreprises sont de plus en plus nombreuses, y compris les plus petites d'entre elles, à demander des comptes sur le classement des offres à l'issue de la procédure d'attribution du marché public, convaincues que la leur était la meilleure. Les variantes sont un avantage qui nous permettrait d'avoir une plus grande marge de manoeuvre sur l'expression du besoin, dans la mesure où les entreprises pourraient répondre de manière plus pertinente à ce qui leur a été demandé. Toutefois, les acheteurs de nos collectivités, dès lors que deux offres ne sont pas comparables, nous recommandent toujours de choisir l'offre de base et pas les variantes.

Les groupements momentanés d'entreprises se développent de plus en plus et le dispositif fonctionne bien. Nous aurions sans doute intérêt à aider les entreprises à se regrouper ainsi. Elles le font de plus en plus dans certains marchés. Avant 2020, beaucoup d'actions étaient menées au niveau macro-économique, pour mieux faire en matière de marchés publics. Je suis maire d'une commune de taille intermédiaire de 47 000 habitants et je trouve compliqué de définir précisément mon besoin d'achat. Cela l'est d'autant plus quand on doit le faire à l'échelle départementale. Sans doute faudrait-il que des associations départementales d'élus se chargent d'expliquer ce que vous venez de dire sur les groupements momentanés d'entreprises ?

Au sujet du pilotage par la donnée, l'un d'entre vous a parlé d'urgence. Or je crois que personne ne peut passer un marché dans l'urgence. L'urgence n'est jamais justifiée, sauf dans certains projets nationaux, comme celui de la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Mais il est très difficile d'agir dans l'urgence : par exemple quand le clocher de l'église s'écroule, nous nous retrouvons très démunis.

Enfin, pour ce qui est des pénalités, il est compliqué de sanctionner une entreprise. Les pénalités sont plafonnées, et c'est heureux, car il ne s'agit pas que l'entreprise mette la clé sous la porte. Mais elles restent très complexes à mettre en oeuvre et elles sont d'ailleurs rares. Nous ne disposons pas de données chiffrées et nous fonctionnons à partir des informations que nous nous passons entre élus sur la réputation de telle ou telle entreprise.

Pour simplifier le dispositif, il faudrait aussi que nos partenaires et nos opérateurs économiques soient mis en face de leurs responsabilités par rapport au respect du cahier des charges. J'ai évoqué différentes simplifications de procédure que nous avons mises en oeuvre au bénéfice des entreprises, comme le portail Chorus Pro qui permet de raccourcir les délais de paiement. Mais l'obligation qu'ont les entreprises vis-à-vis des acheteurs de respecter un cahier des charges, y compris dans les procédures les plus simples, est très difficile à faire respecter, de sorte que dans l'exécution d'un marché, l'entreprise ne prend quasiment aucun risque. Si elle respecte le cahier des charges, elle sera payée. Et si elle le fait mal, le potentiel de recours ou de réfaction, en cas d'arrêt en cours du marché, tournera systématiquement à son avantage. Nous sommes donc sûrs d'être perdants.

Comme vous l'avez dit, il faut que nous examinions le code de la commande publique non seulement à l'étape de la passation du marché, mais aussi dans le déroulement de leur exécution. Des mesures de simplification sont possibles.

M. Hervé Fournier. - Au sein de la direction de la commande publique de Nantes, l'un de nos agents s'est spécialisé dans l'analyse des données en lien avec la commande publique. Celles-ci regroupent les informations que nous donne notre système d'information financière sur les marchés programmés, mais pas forcément ceux qui ont été mandatés en cours d'année. C'est là l'une des limites de nos outils existants. Nous disposons d'un indicateur de suivi assez fiable sur les délais de paiement. Il nous a permis de constater que, au cours de ce mandat, les délais de paiement de la commande publique nantaise avaient été améliorés de manière significative. De manière plus large, à France urbaine, l'ensemble des collectivités dispose d'indicateurs et d'éléments d'information sur le suivi de la commande publique. Ils sont toutefois plus ou moins fiables. La loi Agec prévoit l'obligation de réemploi d'un certain type de biens. Cela constitue de la donnée, mais pour les entreprises. Aujourd'hui, nous n'avons pas d'outil national reconnu et certifié pour mesurer les pourcentages de réemploi des textiles ou des matériels numériques. Nous devons donc nous contenter des données que nous transmettent les entreprises soumissionnaires, dont la fiabilité varie. Je ne sais pas si nous avons un pilotage par la donnée, mais nous avons en tout cas un suivi de nos réalisations.

Le Spaser concerne les collectivités territoriales qui réalisent plus de 50 millions d'euros d'achats par an. À Nantes, nous en sommes à la deuxième génération de ces schémas. Il s'agit d'un outil pertinent, notamment pour élaborer une doctrine des achats, autrement dit une politique des achats responsables. L'enjeu est de savoir où placer le curseur, si l'on doit mentionner les marchés qui défendent la biodiversité, ou encore si l'on doit prendre en compte les services et matériels numériques et leurs taux de dépendance. Par exemple, nous nous posons la question de notre taux de dépendance aux services numériques américains. Le sujet a une dimension géopolitique. Nous disposons aussi de données concernant l'accès des acteurs de l'ESS à la commande publique, celui des TPE-PME et celui des autres entreprises du territoire.

Ces données ont des limites. Ainsi, à Nantes, 68 % ou 69 % de la commande publique bénéficient aux entreprises de Loire-Atlantique. Toutefois, il peut arriver que l'entreprise soit domiciliée en Loire-Atlantique, mais que le produit qui permet d'exécuter le marché n'y soit pas fabriqué. Il faudrait fiabiliser la construction de la donnée. Je sais que France urbaine construit des indicateurs de suivi du Spaser.

Le Spaser est un outil de mobilisation des acheteurs publics, qui en sont les premiers usagers. Ils connaissent les orientations prises à l'échelle du territoire en matière de commande publique. Nous avons formé environ 250 acheteurs et responsables de cellules de gestion en nous appuyant sur le Spaser, qui crée une communauté d'acheteurs autour d'une vision politique, d'un cap donné par les élus, puisque ces documents sont adoptés en assemblée.

J'en viens au PNAD. Il nous paraît possible que 100 % des marchés soient « clausés » au niveau environnemental d'ici à 2026, car 70 % l'étaient déjà en 2023. L'objectif, pour ce qui est des clauses sociales, est à 30 %, et nous sommes à 18 %. La trajectoire est bonne. Sur les clauses sociales, il est souvent question des heures d'insertion. Notre indicateur porte plutôt sur le nombre d'heures, en général. Le suivi de ces deux indicateurs concerne les marchés de plus de 90 000 euros.

M. Joël Marivain. -La tendance naturelle des élus est d'acheter les outils ou machines, même lorsqu'ils resteront peu utilisés au cours d'une année. Nous préférons nous orienter vers la location, notamment avec l'assistance d'une personne pour les opérer, lorsque les compétences n'existent pas localement.

Nous appliquons des pénalités de retard, mais de manière raisonnable, à hauteur de 50 euros par jour. Cela fait l'objet de négociations. Quand une entreprise nous donne des explications correctes pour se justifier, nous abandonnons les pénalités. En revanche, nous les appliquons aux entreprises qui se montrent peu respectueuses de leurs engagements. Je le dis en toute transparence dès la première réunion de chantier : « À bon entendeur ! ». Cela fonctionne bien.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous remercions très chaleureusement pour ces éclairages. N'hésitez pas à nous envoyer d'autres exemples de cas emblématiques ou des précisions complémentaires, d'ici à la fin du mois de juin, si vous le souhaitez.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Eric Schahl, conseiller régional d'Ile-de-France, représentant l'association Régions de France

(Mercredi 12 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. -. Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête en nous concentrant toujours sur les collectivités territoriales et leur rapport à la commande publique.

Après la diversité des expériences, mais aussi les constats partagés, dont nous ont fait part hier les représentants du bloc communal (Association des maires de France, France urbaine et maires ruraux), nous allons entendre aujourd'hui le point de vue des régions. Celles-ci, au vu des moyens dont elles disposent, en particulier des services d'achats très étoffés - je peux en témoigner en tant qu'élu régional ayant été en charge de ces problématiques -, peuvent impulser des dynamiques à l'échelle de leur territoire et même au-delà. Il sera donc intéressant de voir si leurs préoccupations ou difficultés rejoignent celles qui ont pu être exprimées hier par les élus communaux.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir M. Éric Schahl, conseiller régional d'Ile-de-France, représentant l'association Régions de France.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Schahl prête serment.

Nous partageons avec le rapporteur la volonté d'aller au-delà des idées reçues et des poncifs sur la commande publique. Nous comptons prendre appui sur l'expérience des élus pour formuler des recommandations de simplification ou d'évolution de la réglementation sur des points précis. Convaincus que la commande publique constitue une politique publique à part entière qui permet notamment le soutien au monde économique, nous souhaitons que vous nous présentiez des cas emblématiques des difficultés - juridiques, économiques ou administratives - que peuvent rencontrer les régions, s'agissant tant de la passation que de l'exécution des marchés. Je vais vous laisser la parole, puis vous répondrez aux questions du rapporteur et nos collègues interviendront à leur tour.

M. Éric Schahl, conseiller régional d'Île-de-France, représentant Régions de France. - Les collectivités territoriales sont des acteurs essentiels de la densification du tissu économique local. Vous connaissez les chiffres : les marchés publics représentent 170 milliards d'euros par an, la part des collectivités s'élevant aux deux tiers de ce volume. Cette proportion ne doit pas nous exonérer de la responsabilité de bien dépenser l'argent public. À cet égard je salue votre démarche : il ne s'agit pas de « couper à la hache » dans les services publics, mais de dépenser intelligemment l'argent public et de le redéployer pour mieux le dépenser et offrir plus de services publics.

Compte tenu des auditions que vous avez menées hier après-midi, je vous propose de développer dans un premier temps la problématique des régions, en évoquant en particulier le cas de l'Île-de-France dont je suis élu. Cette région constitue un cas singulier, non seulement parce qu'il s'agit de la plus grande collectivité d'Europe, et probablement du plus grand acheteur européen, mais aussi parce que, une grande part de ses marchés relevant des procédures formalisées, elle est un peu moins concernée par les problématiques de seuils. Puis, dans le cadre de nos échanges, je vous présenterai les propositions de Régions de France pour faire évoluer la législation et améliorer les pratiques des collectivités et leurs achats.

Les régions sont confrontées à une baisse des dotations qui ne va pas s'interrompre, a fortiori avec l'évolution de notre économie vers une économie de défense et les menaces pesant sur la note financière de la France, qui nous obligent à faire des efforts pour dépenser mieux.

321 millions d'euros de dotations en moins : tel est le montant du « rabot » en Île-de-France. Mais nous avions anticipé cette baisse des dotations en mettant en place une politique ambitieuse en matière d'achats. Au cours de la mandature 2015-2021, un travail fin, mené contrat par contrat, nous a permis d'économiser en six ans 100 millions d'euros, soit de la « mauvaise graisse » qui a pu être redéployée sur d'autres politiques publiques : un tel effort est donc possible et souhaitable.

Les achats de la région Île-de-France s'élèvent à 1 milliard d'euros par an, dont la moitié est affectée aux lycées. L'équipement numérique représente l'essentiel de nos marchés de fournitures. Nous ne sommes pas la seule région à mettre l'accent sur les achats d'ordinateurs, enjeu d'égalité des chances pour les jeunes, mais en Île-de-France, avec 420 lycées publics et 150 000 ordinateurs acquis chaque année pour les élèves de seconde, ce choix prend des proportions sans commune mesure avec l'époque des gommes et des stylos... Dans le domaine des services, 300 millions d'euros sont consacrés à la formation professionnelle.

En conséquence, 60 personnels, affectés à la division des achats, sont dédiés exclusivement aux procédures de commande publique. Par ailleurs, pour 400 de nos agents, répartis entre différentes directions, chacun en fonction de ses spécialités, les appels d'offres représentent en moyenne 25 % de leur temps de travail, soit au total 160 ETP. C'est considérable ! À cela s'ajoutent les dépenses liées aux procédures - 50 000 euros de publications, 200 000 euros sur le portail Maximilien, chaque nouvelle publication induisant un coût. Nous constatons en outre une augmentation de la durée des procédures : si les règles auxquelles sont soumis les marchés sont bonnes dans leur intention, leur application soulève certaines difficultés. Vous auditionnerez tout à l'heure Boris Ravignon : je pense beaucoup de bien de son rapport, qui identifie entre autres constats le fait que la durée moyenne des procédures est passée de deux à trois mois, soit une augmentation mécanique du temps de travail des personnels concernés de 50 %, à rapporter aux 160 ETP de la région Île-de-France dont je parlais précédemment.

Démultiplié à l'échelle de l'ensemble des collectivités - 17 régions, 11 collectivités d'outre-mer, 101 départements, 1 250 EPCI, 35 000 communes -, le coût des procédures d'appel d'offres, en termes financiers ou de temps de travail, est particulièrement élevé. Le rapport sur le coût du millefeuille administratif, de Boris Ravignon, estime ce coût à 1,5 milliard d'euros par an, soit approximativement 2 à 2,5 % du montant total des marchés publics. Il faut donc se poser la question de l'efficacité de ces procédures au regard de leurs coûts, d'autant que ces derniers pèsent aussi sur les entreprises soumissionnaires. Le coût pour l'entreprise représente entre 6 500 et 7 000 euros pour un marché à procédure adapté ; il peut dépasser 11 000 euros dans le cas de procédures formalisées. De ce fait un nombre croissant d'entreprises considèrent qu'elles ne sont pas en mesure de soumissionner, en contradiction avec le principe de libre concurrence. Autre conséquence : ces coûts sont en partie répercutés sur les prix facturés aux collectivités, à hauteur de 4 000 à 6 000 euros au moins, soit un coût indirect non négligeable que celles-ci doivent assumer.

Pourquoi toutes ces règles ont-elles été mises en place ? Pour trois raisons : la première, absolument légitime, est la déontologie ; la deuxième est de faire jouer la libre concurrence, dans une logique d'économie marché qui vise en principe à atteindre le juste prix ; la troisième est d'ouvrir les marchés publics aux PME. Ces objectifs sont parfaitement sains, mais aujourd'hui leur mise en oeuvre a conduit à un recul : l'accès des PME aux marchés publics s'est réduit ; en outre, pour 24 % des marchés passés en France (15 % des marchés il y a dix ans), une seule entreprise concourt, ce qui signifie que la libre concurrence ne joue pas.

Je voudrais risquer un parallèle avec les problèmes assurantiels des collectivités territoriales, auxquelles la commission des finances du Sénat a consacré l'an dernier une mission d'information, qui m'a auditionné. Une société d'assurances s'est retrouvée en situation quasi monopolistique, car son comportement agressif sur les marchés publics a conduit ses concurrents, qui ont considéré qu'ils n'avaient plus aucune chance de remporter ces marchés, à se désengager des appels d'offres des collectivités territoriales. Dans les premiers temps, les collectivités ont été satisfaites de bénéficier de primes peu élevées et de franchises intéressantes. Puis les émeutes urbaines, la multiplication de catastrophes naturelles et les difficultés financières auxquelles s'est heurtée cette société ont conduit cette dernière à augmenter ses tarifs et à revoir ses franchises dans des proportions largement non compétitives ! Or les autres sociétés d'assurances, découragées de soumissionner, ont perdu les compétences exigées pour répondre à ces marchés et ne peuvent y revenir du jour au lendemain. Les postes correspondants y ont disparu, alors qu'il s'agit d'un métier à part entière. Avant que la concurrence puisse être à nouveau effective en matière d'assurance des collectivités territoriales, il y a tout un tissu économique et des filières à reconstituer par les assureurs.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous avons bien compris que les passations de marchés soulèvent des difficultés beaucoup plus importantes que par le passé. Selon vous, quelles mesures de simplification pourraient encourager les PME-PMI à soumissionner ? Comment soutenir le tissu économique local à partir des marchés publics ? Pour nous, l'économie locale doit être intégrée à la commande publique.

M. Éric Schahl. - Votre seconde question est essentielle. Nos politiques publiques doivent être tournées vers cette dimension.

La proposition de résolution tendant à créer cette commission d'enquête se réfère à une proportion de 28 % s'agissant de la part de la commande publique dont bénéficient les PME, soit nettement moins que leur poids dans le PIB. J'aimerais nuancer ce constat, car la proportion en Île-de-France est de l'ordre de 80 % - plus de 70 % dans la région Grand Est. Peut-être faut-il prendre en compte la capillarité : lorsqu'un grand groupe remporte un marché, il se produit un ruissellement vers les sous-traitants, qui sont souvent des PME. Celles-ci bénéficient donc indirectement des marchés. En Île-de-France du moins, c'est le cas. Je n'opposerais pas systématiquement la commande groupée à la commande à grande échelle, dont les TPE-PME sont susceptibles de bénéficier, et peut-être même mieux !

Il me semble que l'on gagnerait beaucoup à créer un critère de « mieux disance territoriale ». Certes, tous les critères définis au cours des dernières années sont bons, mais ils sont très difficiles à appréhender pour les acheteurs. La sobriété énergétique, c'est essentiel. La région Île-de-France n'a pas attendu la loi Climat et résilience pour verdir ses critères. Essentielles aussi, la dimension sociale et l'insertion. En Île-de-France, nous en sommes à 200 000 heures d'insertion par an : la clause d'insertion figurait dans 25 % de nos marchés avant même que ces critères aient été inscrits dans la loi.

Or du fait de tous ces critères cumulés, les acheteurs passent beaucoup de temps à analyser les offres qui leur sont soumises et rencontrent des difficultés pour analyser celles-ci correctement - je pense notamment au green washing qui peut abuser un acheteur insuffisamment averti.

Le critère de « mieux disance territoriale » intègrerait quasiment tous les autres. Impliquant des circuits courts, il serait efficace sur le plan environnemental. Par l'amélioration de la vitalité du tissu économique du territoire, génératrice d'emplois, il serait vertueux sur le plan social et produirait des économies en matière de prestations sociales, avec des conséquences positives notamment pour les départements.

Si l'ensemble des critères d'attribution des marchés étaient intégrés à celui de « mieux disance locale », l'analyse des offres serait plus concrète et beaucoup plus facile.

En général, les modifications législatives des critères d'attribution des marchés font l'objet d'un consensus : personne ne veut moins de verdissement de l'économie, moins d'insertion sociale, moins de consommation locale ! Reste néanmoins le problème de la rédaction juridique du nouveau critère que je suggère...

J'en viens aux groupements de commandes, que le rapport Ravignon préconise de faciliter en en assouplissant les règles et en permettant à des collectivités territoriales de rejoindre des groupements auxquelles elles ne participaient pas initialement, sans qu'il soit besoin de déposer une nouvelle procédure. En Île-de-France, nous avons créé une centrale d'achats qui intègre les lycées et associe à la région les communes et les autres collectivités qui le souhaitent.

Notre marché d'ordinateurs illustre clairement les effets concrets de la logique de groupement.

Notre appel d'offres porte sur près de 500 000 ordinateurs sur trois ans ; avec une commande groupée, on estime la commande totale à trois millions d'ordinateurs pendant la durée du marché. Le groupement de la commande permettrait donc à toute une filière française, européenne, de s'organiser, avec des effets en termes de réindustrialisation (les composants sont fabriqués en Asie du Sud-Est, où est effectué l'assemblage des ordinateurs). Mais la cible actuelle de 150 000 ordinateurs par an n'est pas assez importante pour que notre prestataire soit en mesure d'assurer l'assemblage et la distribution de ces matériels. Le groupement de ces commandes encouragerait donc la création d'une filière et le développement d'un tissu de PME. Mais je ne souhaite pas opposer groupement de commande et commande de masse, car l'important est d'évaluer le ruissellement des marchés, qui peuvent avoir des effets très positifs sur les PME.

S'agissant des seuils, je voudrais vous faire part de la proposition d'une région en matière d'achats de denrées alimentaires. Ce point rejoint le sujet de l'organisation des filières. Nous sommes tous d'accord sur l'importance de la consommation locale, des circuits bio et des produits du terroir. Nous le faisons en Île-de-France pour nos 420 lycées. Mais cela implique d'organiser la production agricole et l'élevage, avec des enjeux de logistique et de distribution pour la filière. L'idée est donc de rehausser le seuil des marchés de gré à gré pour les achats de denrées alimentaires - de 40 000 euros à 100 000 euros - afin de tester l'organisation des filières de production, de logistique et de distribution.

J'en viens au code de la commande publique. Il me semble trop facile de toujours imputer nos difficultés à la loi nationale, qui serait mal faite, ou aux réglementations européennes - nous sommes en France dans une logique de sur-transposition, mais nous n'avons pas attendu l'Europe pour inventer des règles nombreuses... En revanche nous n'utilisons pas assez, à mon avis, la procédure avec négociation. En la matière, le code de la commande publique prévoit toutes les dispositions qui permettraient aux collectivités de mieux s'emparer de cette formule. Les collectivités y sont réticentes, car la négociation prend beaucoup plus de temps et suppose des qualifications exigeantes de la part des personnels chargés des achats. Il est plus simple pour ceux-ci de privilégier l'offre la mieux disante que de choisir la procédure négociée. Il convient donc de faire évoluer le métier d'acheteur public, même si je doute qu'une petite commune puisse disposer des personnels spécialisés affectés aux services d'achat des grosses collectivités. Mais la logique des groupements de commandes et des centrales d'achats devrait faire progresser le niveau d'expertise des acheteurs et permettre aux collectivités de recourir davantage à la procédure négociée, à l'instar par exemple de la région Grand Est, qui y a eu recours dans le domaine des transports de voyageurs, avec des résultats positifs.

Cette évolution passe par un changement de nos pratiques, sans induire de modification de la législation, qui en l'occurrence est bien faite.

En matière de seuils, beaucoup de choses ont été dites. Je ne suis pas absolument convaincu, à titre personnel, que la priorité soit de relever le seuil d'entrée en procédure adaptée et d'élargir la possibilité de travailler de gré à gré. Le problème à mon avis réside davantage dans la lourdeur des procédures d'appel d'offres, qu'il convient de simplifier, que dans leur existence. Ces procédures protègent tant les collectivités que les acheteurs. Le seuil de publicité intermédiaire de 90 000 euros pour les marchés de fournitures et de services n'est pas utile et constitue une lourdeur importante. Il s'agirait donc d'étendre la procédure qui s'applique à partir du seuil de 40 000 euros jusqu'à 221 000 euros (seuil à partir duquel on est en procédure formalisée), ce qui diminuerait les contraintes des PME et leur coût d'entrée dans les marchés, encourageant ainsi leur accès à la commande publique. L'objectif est non pas de s'exonérer des procédures d'appel d'offres, mais de les simplifier en diminuant le nombre de seuils (trois au lieu de quatre) et de recourir à la procédure la plus adaptée. Toutes les collectivités ne disposent pas d'un service achats de 60 agents spécialisés et performants. Pour autant, en matière de seuils, je n'ai pas la prétention d'avoir un avis définitif. Compte tenu des spécificités des régions en matière d'achats publics, je m'abstiendrais de dire aux autres collectivités comment travailler.

Les seuils doivent aussi être harmonisés : suppression du seuil de 25 000 euros à partir duquel les marchés doivent être passés par écrit ; suppression du seuil intermédiaire de 50 000 euros pour le déclenchement de l'avance ; mise en place d'un seuil générique de 40 000 euros qui s'appliquerait également en matière d'achat de réalisations artistiques existantes, domaine dans lequel le seuil est établi à 30 000 euros - j'ignore pourquoi cette exception.

Enfin, je voudrais aborder les questions relatives aux règles de publication au Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) et au Journal officiel de l'Union européenne (JOUE). À partir de 5,5 millions d'euros pour les marchés de travaux et de 221 000 euros pour les marchés de fournitures et de services, la procédure formalisée européenne suppose la double publication, ce qui est inutile, car les entreprises qui ont l'habitude de « chasser » ce type de contrat consultent indifféremment le BOAMP et le JOUE. Cette obligation induit un coût, du temps et un risque juridique pour la collectivité qui passe le marché. Nous sommes dans un marché européen, avec des règles européennes : pourquoi ne pas se limiter à l'obligation de publier au JOUE ?

Pour finir, je voudrais dire un mot sur une réelle absurdité : les collectivités sont contraintes de procéder elles-mêmes - et simultanément - à des recherches sur les entreprises qui soumissionnent à leurs marchés, afin de vérifier si celles-ci sont à jour de leurs cotisations sociales, de leurs obligations fiscales... C'est kafkaïen ! Pourquoi ces agents devraient-ils s'arracher les cheveux à effectuer ces vérifications, alors que l'on pourrait mettre en place un fichier national des entreprises qui, sur la base du SIRET et sous réserve du respect des exigences de la CNIL, permettait aux collectivités de s'assurer que les soumissionnaires sont en bonne santé ?

En conclusion, des mesures très simples peuvent être mises en oeuvre en matière de marchés publics.

Mme Lauriane Josende. - Les procédures de marchés publics ont été étendues aux services, y compris par exemple dans le domaine du conseil et des services juridiques. Existe-t-il selon vous des segments, plus particulièrement en matière de services, qui pourraient être exclus de la procédure de marchés publics, ou être soumis à une procédure allégée ? Vous avez parlé de consommation locale : est-ce concevable aussi, selon vous, que les collectivités privilégient ce critère en matière de services dans le cadre de leurs marchés ?

M. Daniel Salmon- J'ai quelques divergences avec vous s'agissant du critère de « mieux disance locale », qui selon vous devrait devenir le critère majeur d'appréciation des offres. À mon avis, c'est un critère intéressant, a fortiori dans le contexte de la transition écologique, mais non suffisant. Certes, il permet à l'empreinte carbone des fournisseurs de baisser, mais dans les marchés de fournitures de denrées alimentaires par exemple, il faut à la fois du local et du bio - qui peut venir d'un peu plus loin. La dispersion des critères est une vraie difficulté, mais pensez-vous que d'autres critères que la « mieux disance locale » pourraient atténuer ce foisonnement ?

Mme Karine Daniel- Au-delà des coûts de gestion de la commande publique pour les collectivités, les marchés publics ont des répercussions pour les entreprises. Identifiez-vous des améliorations susceptibles de résulter de l'usage du numérique et de l'introduction de l'intelligence artificielle ? Quelles sont selon vous les pistes d'économies budgétaires pour nos collectivités ? Vous avez évoqué le coût imputable, pour les collectivités, à la charge de travail des agents liée à la commande publique, ce qui m'a particulièrement intéressée : qu'est-ce qui relève à votre avis du traitement des procédures et de la tendance à se protéger de tout risque juridique et contentieux ?

M. Éric Schahl. - Il existe des leviers de simplification dans nos procédures internes, mais il faut avancer dans la dématérialisation. Le « tout démat » est essentiel. Il faut que toutes les collectivités passent définitivement à la signature électronique, en évitant de rematérialiser à un bout de la chaîne ce qui a été dématérialisé précédemment. En Île-de-France ça fonctionne plutôt bien et nous disposons de logiciels bien conçus, même s'il existe probablement en la matière des marges de manoeuvre, notamment en matière d'ergonomie et de simplification.

Ajouter un critère, c'est accroître la complexité des procédures. Ce qui prend du temps aux agents, c'est d'analyser les offres. J'aimerais partager avec vous une initiative toute simple prise par la région Île-de-France lorsqu'a été créée l'Agence régionale du travail d'intérêt général. Pour nous, le travail d'intérêt général (TIG) est adapté aux primo-délinquants, pour autant que cette peine soit exécutée rapidement, ce qui implique des postes disponibles à proximité du domicile des condamnés potentiels. Afin de développer le TIG, nous avons décidé de lier toute subvention attribuée par la région à une collectivité dans le domaine de la sécurité - vidéoprotection, police municipale...- à l'engagement de cette collectivité de créer un poste de TIG, d'accueillir un tigiste ou à tout le moins de former un tuteur. Cette mesure représente un travail considérable pour les services afin de modifier les conventions, ce qui passe par une mise à jour des logiciels. Ce constat peut être transposé aux marchés publics.

Comment évaluer les conséquences du temps passé par les agents à se prémunir contre le risque juridique ? Je ne pense pas qu'il soit si important. À mon sens, ce temps ne saurait être déconnecté du travail très rigoureux exigé par le respect des procédures : pour ma part je ne l'en sépare pas.

S'agissant du critère de « mieux disance territoriale », je souhaite apporter certaines précisions. Dans mon esprit, ce critère ne peut se substituer aux exigences liées aux circuits courts, à la sobriété énergétique, à la qualité des composants et des matériaux, etc. J'intègre au critère local la dimension écologique résultant de la loi Climat et résilience et les obligations prévues par la loi EGalim. L'objectif est que ces divers critères soient évalués selon le prisme local. Au sein de la « mieux disance territoriale », grille de lecture unique, viennent s'agglomérer un certain nombre de critères, parmi lesquels le verdissement, dont on ne saurait s'exonérer au motif que l'on achèterait local ! Le critère territorial permet également, en matière d'insertion, de privilégier l'insertion locale.

En ce qui concerne les seuils et les normes, je ne suis pas convaincu que le paradis, ce soit l'absence de procédure. Les procédures protègent tant les collectivités que les entreprises. S'il faut les assouplir, je ne souscris pas à l'idée que tout va bien quand on fait du gré à gré !

Faut-il que des champs de la commande publique soient exonérés des règles des marchés publics ? Est-ce plutôt une question de méthodes de travail qu'il convient de changer ? L'exemple des ordinateurs est éclairant : si l'objectif est de réindustrialiser et d'organiser la filière du numérique en France, je ne pense pas qu'exonérer les marchés de fourniture d'ordinateurs des règles de la commande publique soit une piste pertinente. La solution réside plutôt, j'y insiste, dans les groupements de commande et dans la mise en place de centrales d'achats ainsi que dans le recours à la procédure négociée, qui permet de discuter pied à pied avec les entreprises soumissionnaires. Soustraire des pans entiers de la commande publique des règles des marchés ne constitue pas une solution, à mon avis.

M. Simon Uzenat, président. - Je souhaiterais revenir sur la procédure négociée. Élu de la région Bretagne, il me revient que les acheteurs, pourtant bien formés, dont disposent les régions, jugent cette procédure complexe et source d'insécurité juridique.

S'agissant des obligations de publication, il semble que l'un des axes d'assouplissement portés au débat consiste à rendre les deux publications concomitantes, la publication au BOAMP devant, selon les règles actuelles, être antérieure au JOUE. Vous allez plus loin en suggérant de limiter l'obligation au seul JOUE. Est-ce une proposition de Régions de France ?

En ce qui concerne le critère prix, nous avons créé en Bretagne une centrale d'achats de denrées alimentaires. Les agriculteurs, qui craignaient que la massification des commandes n'ait des conséquences défavorables sur les prix, ont été rassurés. Avec le recul, compte tenu de l'expérience de la région Île-de-France, comment appréciez-vous la part du critère prix dans le contexte de centrales d'achats, au vu de la nécessité de garantir aux TPE-PME la juste rémunération à laquelle elles peuvent prétendre ?

Enfin, je voudrais vous interroger sur le pilotage par la donnée, un sujet que le rapporteur et moi estimons fondamental. En Bretagne, nous avons mis en place un observatoire des données de l'achat public ; d'autres régions travaillent sur des outils différents. Disposez-vous, alors que la région Île-de-France bénéficie d'une taille critique favorable, contrairement aux petites communes, de remontées sur les critères liées aux clauses sociales et environnementales ? L'intelligence artificielle offre-t-elle des perspectives pour alléger la charge de travail des agents dédiés à la commande publique et alléger le coût imputable à ce travail, dont parlait Mme Daniel tout à l'heure ?

M. Éric Schahl. - Le recours à l'intelligence artificielle va probablement exercer des effets importants, mais je ne dispose pas sur ce point, qui relève de la compétence des services, d'informations précises.

En ce qui concerne les obligations de publicité, Régions de France n'a pas été en mesure, compte tenu des délais de convocation à cette audition, d'arrêter une position commune sur les différents points abordés par votre questionnaire. Ma suggestion n'a pas été validée officiellement par Régions de France, mais elle semble refléter l'avis de la majorité.

Les PME doivent être rémunérées au juste prix : j'en suis absolument convaincu ! Le rôle d'une collectivité n'est pas d'asphyxier le tissu économique en dépensant le moins possible, c'est plutôt l'inverse. Du reste, si j'en juge par vos auditions d'hier, certaines communes ont parfois l'impression qu'elles achètent au-delà du prix du marché... J'ai le sentiment que nous faisons des efforts pour payer au juste prix, et je n'entends pas de PME se plaindre d'avoir le couteau sous la gorge du fait de nos marchés. Je le rappelle, les marchés de la région Île-de-France s'élèvent à un milliard d'euros par an et ont un rôle essentiel dans la vitalité du tissu économique. Plus de 80 % des PME bénéficient de nos achats. Je ne crois vraiment pas que les groupements d'achats profitent aux plus gros.

M. Simon Uzenat, président. -Pour certains marchés, la part du critère prix peut dépasser 50 %. Avez-vous une idée de sa part moyenne ?

M. Éric Schahl. - Je ne suis pas en mesure de vous répondre précisément sur ce point.

Je vous rejoins sur les incertitudes qui caractérisent aujourd'hui les marchés publics, en lien avec l'évolution de la jurisprudence qui analyse au cas par cas la pertinence de telle ou telle clause. Il est possible que le juge donne tort à une collectivité qui aurait eu recours à la procédure négociée. Le risque juridique est lié au fait que la jurisprudence s'affine progressivement. Toutefois, le fait que dans le cadre de la procédure négociée, les collectivités doivent avancer au fur et à mesure, ce qui implique des critères évolutifs, est désormais reconnu. Le risque juridique, joint au risque de perte financière, peut conduire des collectivités à choisir un marché classique de préférence à une procédure négociée. Certes le risque existe, mais il faut changer nos pratiques et oser choisir cette formule.

Un autre frein à l'évolution des pratiques des collectivités dans ce domaine est que la négociation est un métier à part entière : les agents n'ayant pas nécessairement développé cette compétence, faute d'être en contact régulier avec les entreprises, privilégient les marchés classiques.

Vous posez la question de la capacité à réduire les écarts entre les projections initiales et le coût final. Je ne pense pas que des réformes du code de la commande publique - changements de seuil, par exemple - puissent avoir une incidence directe à cet égard. À mon sens, le code de la commande publique est plutôt bien conçu et je ne vois pas de modifications décisives à lui apporter ; les améliorations se situent davantage du côté de la pratique. Le meilleur levier sera de travailler notamment sur ces procédures négociées. En parallèle, la multiplication des recours va permettre de préciser les règles relatives à la procédure négociée. On sait que l'on peut discuter sur le prix, la quantité, la qualité, les délais, les garanties de bonne exécution, les pénalités, la résiliation : autant de choses qui sont difficiles à appréhender au début.

Nous devons avant tout, y compris par le recours à l'intelligence artificielle, apprendre à révolutionner notre manière de travailler.

Mme Karine Daniel- Je reviens sur les questions d'intelligence artificielle et les champs dans lesquelles son usage peut être développé dans le domaine des marchés publics. La classification multicritères peut être une piste, sous réserve de garde-fous à prévoir.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie. N'hésitez pas à nous communiquer ultérieurement des pistes d'amélioration qui vous paraîtraient bienvenues.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières, auteur d'un rapport au Gouvernement intitulé « Coût des normes et de l'enchevêtrement des compétences entre l'État et les collectivités : évaluation, constats et propositions » (mai 2024)

(Mercredi 12 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Pour notre deuxième audition de la journée, nous retournons vers le bloc communal en recevant M. Boris Ravignon, maire de Charleville-Mézières et président d'Ardenne Métropole.

Ce n'est toutefois pas seulement au titre de vos mandats locaux que nous vous accueillons, mais également parce que vous avez remis au Gouvernement, en mai 2024, un rapport intitulé « Coûts des normes et de l'enchevêtrement des compétences entre l'État et les collectivités : évaluation, constats et propositions ».

Son champ est bien plus large que celui de notre commission d'enquête, mais vous vous êtes évidemment penché dans le cadre de vos travaux sur la question de la commande publique. Vous soulignez son impact sur le fonctionnement des collectivités et appelez à en améliorer l'efficacité et l'efficience.

Avant de vous donner la parole, je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Boris Ravignon prête serment.

M. Simon Uzenat, président. - Vous faites le constat d'une complexification des règles de la commande publique et de l'importance des coûts procéduraux qu'elles entraînent pour les collectivités, et singulièrement les communes. Comment simplifier, ou faire évoluer, la réglementation pour que la commande publique ne soit plus uniquement perçue comme un poids pour les acheteurs publics et un parcours d'obstacle pour les opérateurs économiques ? Telle est l'une des interrogations que nous partageons avec le rapporteur.

C'est pourquoi je vous demande également, outre les enseignements de votre rapport, de nous faire part d'un exemple concret de marché ayant rencontré des difficultés particulières que vous avez connu dans le cadre de votre mandat. Ces difficultés peuvent être d'ordre juridique, économique ou administratif, et concerner aussi bien la passation que l'exécution des marchés. Nous comptons nous appuyer sur l'expérience et l'expertise des élus locaux pour orienter nos travaux et ne pas nous limiter à des recommandations générales.

M. Boris Ravignon. - Je vous remercie de votre invitation qui nous permet d'aborder un sujet qui, pour un praticien du code des marchés publics, est source de frustration permanente. Vous avez rappelé les sanctions pénales prévues en cas de faux témoignage devant la commission. Cette situation reflète celle de la commande publique : la forte pénalisation des infractions, dont celle du délit de favoritisme, rétroagit de manière puissante sur l'ensemble des services et des acheteurs publics qui n'ont plus qu'une seule idée en tête, à savoir la sécurité juridique du processus, face à un droit complexe et à des sanctions potentiellement lourdes, sur le plan pénal, tant pour eux que pour les élus. Dans ma collectivité, juste avant que je ne prenne mes fonctions, la quasi-totalité du service de la commande publique s'est retrouvée au service régional de police judiciaire (SRPJ) pour s'expliquer sur la passation d'un marché d'assainissement. Bien que l'affaire se soit soldée, quatre ans plus tard, par un non-lieu total pour l'ensemble des fonctionnaires mis en cause, ils ont néanmoins tous vécu une expérience éprouvante. Les élus n'étaient pas non plus rassurés par la tournure prise par les événements.

Ce contexte de pénalisation aboutit à ce que la sécurité juridique devienne l'objectif principal, ce qui est préjudiciable.

Vous le rappelez, je me suis intéressé de manière plus systémique au sujet, à l'occasion du rapport qui m'a été commandé, en me concentrant sur trois corpus de normes relatives à la commande publique, la fonction publique territoriale et la comptabilité publique. L'objectif était d'identifier les coûts générés par ces normes sur le fonctionnement des collectivités, en réalisant un travail utile de documentation.

Deux seuils de procédure principaux existent pour les acheteurs publics locaux. Le premier s'applique aux procédures sans publicité ni mise en concurrence, jusqu'à 40 000 euros pour les fournitures et services, ou 100 000 euros pour les travaux. Le second correspond aux seuils européens, au-delà desquels les procédures sont formalisées. La France a ajouté le premier seuil qui distingue les marchés pouvant être passés sans publicité ni mise en concurrence des marchés à procédure adaptée (MAPA). Pour les seuils de publicité, deux niveaux existent et le rapport propose de les mettre en cohérence avec les seuils de procédure. Actuellement, il existe un seuil intermédiaire de 90 000 euros, à partir duquel la publicité devient obligatoire, sachant qu'elle est possible en dessous de ce seuil, étant laissée à l'appréciation de la collectivité : à partir de 90 000 euros, le marché doit être publié au bulletin officiel d'annonce des marchés publics (BOAMP). Un deuxième seuil correspond aux seuils européens et entraîne une obligation de publication au Journal officiel de l'Union européenne. Nous proposons que la formalité de publicité ne soit plus imposée jusqu'au seuil des procédures formalisées, mais qu'elle soit laissée à l'appréciation des collectivités.

Notre travail a également consisté à documenter le coût de procédure pour les acheteurs publics, en nous appuyant sur les travaux du Sénat de 2014, sachant qu'il existe également des coûts de procédure pour les entreprises, avec des conséquences économiques non négligeables. Nous avons actualisé les coûts procéduraux pour les acheteurs publics en distinguant le coût des MAPA, procédure moins longue et moins complexe à mettre en oeuvre, et les procédures plus formalisées : l'évaluation du coût s'élève à 6 800 euros pour un MAPA et à 11 000 euros pour une procédure formalisée. Nous avons ensuite rencontré un problème pour dénombrer les marchés passés puisque l'observatoire économique de la commande publique ne recense que les marchés supérieurs à 90 000 euros. L'information relative aux marchés compris entre 40 000 et 90 000 euros manque donc pour évaluer le coût total de la commande publique. Selon nos hypothèses, le coût procédural de la commande publique est estimé entre 1,4 ou 1,6 milliard d'euros pour les acheteurs locaux, ce qui représente entre 2,1 % et 2,4 % du montant des marchés passés. Ce pourcentage est significatif et semble supérieur à celui observé dans le secteur privé.

Pour les entreprises, nous nous sommes appuyés sur une enquête de la Commission européenne qui estimait la répartition du coût procédural à 60 % pour les acheteurs publics et à 40 % pour les entreprises. Compte tenu de l'importance des montants considérés, le coût serait donc d'un milliard d'euros pour les entreprises qui répondent aux appels d'offres, sans garantie de succès.

Outre ces coûts de procédure, il existe un autre sujet que nous n'avons pas eu le temps d'investiguer et qui est difficile à estimer, relatif aux surcoûts d'achat. Les surcoûts de procédure sont certains et sont observés à chaque fois qu'un marché est passé, tandis que les surcoûts d'achat doivent être documentés. Pour ces derniers, nous pouvons nous référer aux travaux de la Cour des comptes de l'Union européenne : dans un rapport de 2023, celle-ci s'intéresse aux résultats de l'application du paquet « marchés publics » de 2014. Le nouveau de la commande publique qui s'applique depuis 2019 est issu de ce paquet de 2014. La Cour des comptes a constaté entre 2011 et 2021 une augmentation de la durée moyenne des procédures de 50 %, une diminution de la part des PME dans la commande publique européenne - alors que la réforme visait au contraire à augmenter cette part - et une réduction de l'intensité concurrentielle, avec un doublement de la part des marchés ayant un attributaire unique, ou un seul fournisseur dans la procédure. La négociation s'effectue plutôt à l'avantage de l'offreur du produit ou du service. Nous pouvons donc craindre avoir mis en place un cadre d'achat marqué par des coûts de procédure importants pour les collectivités et par un effet contre-productif puisque sa complexité dissuaderait certaines entreprises, conduisant à une réduction de l'intensité concurrentielle et donc à des coûts de transaction supérieurs. Il serait intéressant de mener une étude plus approfondie, en regardant le prix de vente d'un produit standard, qui disposerait d'une référence de prix à l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ou dans un marché public local, et en le comparant à une référence de prix du même produit standardisé dans un marché privé. Ce travail n'est ni simple ni facile. Les élus locaux ont toutefois le sentiment d'acheter 25 % ou 30 % plus cher que les entreprises. Ce ressenti mériterait d'être étayé, mais il est cohérent avec la situation concurrentielle qui prévaut pour les achats publics au niveau local.

Nous avons manqué de temps pour approfondir ces sujets et ne disposions pas de l'expertise nécessaire pour les étudier précisément. Face à ces constats, nous avons proposé un relèvement du seuil de passation sans formalité de publicité de 40 000 euros à 150 000 euros pour les prestations de services et les achats de bien et à 250 000 euros pour les travaux. Les collectivités sont soumises dès le premier euro au code de la commande publique : elles s'organiseront donc pour réaliser les mises en concurrence de manière sommaire et définiront leur politique d'achat public pour acheter le moins cher, en assurant leur sécurité juridique. Ce relèvement des seuils ne crée pas un espace de non-droit, mais permet aux collectivités d'acheter plus librement, avec des formalités plus légères et plus rapides, en privilégiant davantage les fournisseurs locaux.

Nous avons en outre proposé de faire coïncider les seuils de procédures et les seuils de publicité.

Nous avons également formulé des propositions visant à faciliter les groupements de commande. La France compte 130 000 pouvoirs adjudicateurs, ce qui représente plus de la moitié des 250 000 pouvoirs adjudicateurs européens. Comme les coûts procéduraux sont fixes par marché, cet émiettement nuit aux petites collectivités et renchérit les coûts. Les groupements de commandes devraient être promus puisque les normes ont été simplifiées. Il faudrait une meilleure programmation entre collectivités des marchés susceptibles de faire l'objet d'un groupement de commande et permettre à de nouvelles collectivités de les rejoindre en cours d'exécution. Des souplesses ont été introduites, mais ces possibilités de groupement de commandes me semblent encore assez méconnues. S'ajoute à ceux-ci la mutualisation organisée par l'UGAP. Au niveau local, pour des prestations standards, comme par exemple le contrôle des extincteurs, ce sont en général des fournisseurs locaux et l'achat groupé permet d'obtenir de meilleurs prix.

Nous n'avons pas pu passer autant de temps que nous l'aurions souhaité sur le sujet. Des missions complémentaires m'ont été confiées depuis, mais je garde l'ambition de documenter davantage les surcoûts, et notamment ces surcoûts d'achat qui me préoccupent sur le plan économique. Si le dispositif mis en place ne permet d'atteindre que le seul objectif de la sécurité juridique, nous serions loin du compte puisque la commande publique vise également à permettre aux collectivités d'acheter le moins cher possible. On est loin du compte !

M. Simon Uzenat, président. - Merci, Monsieur Ravignon.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Votre exposé est très intéressant, car il met en lumière des résultats parfois opposés à nos intuitions initiales. Vous avez répondu à deux questions que je comptais soulever sur le relèvement des seuils des marchés. D'autres mesures permettraient-elles de simplifier les règles afin que la commande publique soit plus abordable pour les élus locaux ? Dans quelle mesure la commande publique peut-elle privilégier l'achat local ? Souhaitez-vous mentionner d'autres éléments présentés dans votre rapport ?

M. Boris Ravignon. - Il a été demandé à la commande publique de régler de nombreux problèmes, au-delà de la non-discrimination ou de l'absence de favoritisme et de l'achat au meilleur coût économique : il lui est demandé de favoriser l'insertion des personnes en situation d'exclusion, et de contribuer à la lutte contre le changement climatique. À partir du Grenelle de l'environnement, des critères environnementaux et sociaux ont été ajoutés à la commande publique, avec les meilleures intentions du monde : ce travail a conduit à l'obligation d'avoir, dans tous les marchés, à compter d'août 2026, un critère social ou environnemental, ce qui aboutit à une complexification et à des postures parfois artificielles. Si nous avions le temps de réexaminer la nécessité de tous ces critères, nous pourrions certainement concevoir un dispositif plus simple, peut-être sans recourir au relèvement des seuils qui est la solution la plus libérale et la plus facile. Une alternative consisterait effectivement à réexaminer les critères introduits progressivement.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ces critères favorisent parfois la commande locale.

M. Boris Ravignon. - Il ne s'agirait pas d'interdire ces critères, mais de les laisser à la libre appréciation de la collectivité. Nous imposons actuellement ces critères. Les meilleures intentions du monde peuvent aboutir à des désastres. Le contenu carbone est ainsi une notion très complexe, mal appréhendée par les petites entreprises : si le marché mentionne un contenu carbone faible, seules les entreprises importantes et bien structurées pourront répondre au marché et calculer le contenu carbone.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Je vous remercie de votre exposé. Les meilleures intentions peuvent effectivement être détournées. Je me souviens d'un appel d'offres départemental pour le transport des élèves handicapés. Alors que nous avions l'habitude de faire travailler les taxis ou ambulances locales, un appel d'offres plus conséquent a été passé et nous avons choisi des entreprises parisiennes qui avaient fourni toutes les garanties demandées , mais la réalité s'est avérée catastrophique. Les chauffeurs venaient de la région parisienne et les véhicules ne correspondaient pas à ceux qui avaient été promis. Quand les entreprises sont grandes, nous rencontrons de tels problèmes.

Je peux citer un autre exemple. Le périscolaire relève de la compétence des communautés de communes. Pendant longtemps, des associations locales, comme les associations générales des familles (AGF), ou des maisons des jeunes et de la culture (MJC), en prenaient en charge certains aspects. Avec l'introduction d'appels d'offres encadrés, les grandes sociétés extérieures ont remporté les marchés, en cassant les prix, ce qui s'avère catastrophique pour les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), confrontés à la dégradation du service et des compétences.

La multiplication de critères, notamment le critère prix, favorise les mastodontes de l'appel d'offres qui parviennent à contourner les règles des marchés. Pouvez-vous nous aider à empêcher de tels contournements ?

Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour votre exposé et pour le travail réalisé en amont pour quantifier et qualifier le sujet. Savez-vous s'il existe des travaux économétriques de chercheurs en économie publique sur le sujet ? A priori, je pense que les mécanismes sont assez connus. Dans un marché avec un donneur d'ordre et des barrières à l'entrée, le simple fait de répondre à un marché public constitue déjà une telle barrière et l'ajout de critères crée des barrières supplémentaires, éliminant des offreurs, ce qui conduit à une situation d'oligopole dans laquelle l'effet prix et l'effet mark-up sont inhérents à la structure du marché. Ce mécanisme est connu et renseigné par tous les microéconomistes. En fonction de la configuration du marché et du nombre d'offreurs et de demandeurs, les configurations de marchés sont différentes, mais elles ont des effets connus et anticipables sur les prix. Ces mécanismes économiques, qualifiés et quantifiés, sont inhérents à la structure même du marché et au niveau de barrières à l'entrée. Plus nous mettons de critères, plus nous instaurons de barrières à l'entrée, plus nous créons ce mark-up de prix et avons cet effet inflationniste. Comment enclencher un effet déflationniste pour répondre aux objectifs initiaux ?

M. Fabien Genet. - Je ne suis pas universitaire comme notre collègue et j'ai un peu plus de mal à apprécier l'application de la théorie du nombre dans les marchés. Je me retrouve toutefois dans l'explication théorique apportée, en la confrontant à ma pratique d'élu municipal dans la commune de Digoin depuis 1995, où je suis le plus ancien élu au conseil municipal. Depuis cette date, j'ai vu passer de nombreuses réformes de la commande publique. Lorsque j'ai été élu pour la première fois, l'inquiétude juridique des élus vis-à-vis des marchés publics était prégnante. Ils craignaient alors d'être convoqués par les gendarmes puis par le juge d'instruction pour des problèmes liés aux marchés publics. Ce risque est désormais bien moins prégnant. Les élus craignent aujourd'hui davantage la prise illégale d'intérêts que les problèmes de marchés publics, ces derniers étant précisément encadrés. Le risque est moindre : la sécurité juridique s'est certainement améliorée, mais au détriment de l'objectif initial visant à assurer le meilleur prix et la meilleure qualité.

Beaucoup de curseurs ont été poussés très loin, en partant de bonnes intentions, pour répondre à de nombreux sujets grâce à la norme et à l'encadrement juridique, et nous nous apercevons que nous n'avons peut-être plus les moyens de nous payer tout cela. Pouvez-vous amorcer d'autres pistes pour desserrer le corset ? Nous dressons un bon diagnostic, sans disposer du mode opératoire. Qui aura le courage de dire que la sécurité juridique coûte trop cher et a trop de conséquences négatives ? Vous avez évoqué la piste du relèvement des seuils, mais la solution n'est pas totalement satisfaisante.

Pouvez-vous approfondir la réflexion et éclairer la commission d'enquête en lui présentant quelques solutions ?

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez évoqué l'objectif d'acheter moins cher. De nombreux élus ont le souci du meilleur prix, au-delà du seul critère du prix. Les autres critères nous permettent d'accompagner nos TPE et PME. Votre rapport évoque le coût des normes, contraintes et procédures : savez-vous si l'État a engagé un travail pour identifier le retour sur investissement des critères ? Ces derniers peuvent effectivement avoir un effet positif sur le soutien aux entreprises ou sur l'accompagnement des changements de pratiques. La commande publique a un effet levier. Savez-vous si ces effets ont pu être identifiés ou si un travail a été initié sur le sujet ?

Par ailleurs, votre rapport montre bien que, pour le pilotage par la donnée, l'État et les pouvoirs publics sont largement aveugles. En tant que législateurs, nous votons des lois et déterminons des objectifs sans bien connaître la situation initiale. Ce point de vigilance est extrêmement important.

Je souhaite revenir sur deux points évoqués dans votre rapport. Le premier porte sur la décentralisation du personnel des établissements publics locaux d'enseignement. Je suis conseiller régional. La loi » 3DS »1(*) a introduit une part d'autorité fonctionnelle sur les adjoints gestionnaires : nous constatons toutefois que ce n'est pas suffisant. La loi permet aux départements pour les collèges et aux régions pour les lycées d'avoir davantage la main sur des stratégies d'achat, mais ces collectivités financent ces achats et paient sans décider des critères sur lesquels ils sont réalisés.

Sur la durée des procédures, vous citez le rapport de la Cour des comptes de l'Union européenne qui montre une inflation de près de 50 % entre 2011 et 2021. La France se trouve toutefois dans une meilleure situation que l'Union européenne : l'Union européenne passe ainsi de 62 à 96 jours et la France de 65 à 95 jours. Comment évaluez-vous cette évolution, très significative, qui permet toutefois de relativiser la situation française ?

M. Boris Ravignon. - Je répondrai aux questions dans l'ordre.

Mme Muller-Bronn, j'ai l'impression que le critère prix est assez important dans les cas que vous évoquez. Le code des marchés publics évoquait auparavant le moins-disant : cette notion est maintenant remplacée par celle de mieux-disant, du meilleur prix économique et de la meilleure offre, notion qui inclut d'autres éléments. Pour des raisons de sécurité juridique, le prix est toutefois très rassurant. Lorsque le risque de contentieux est important, les collectivités peuvent accorder un pourcentage important au critère prix, dans la pondération des critères, pour objectiver le marché et assurer une sécurité juridique. L'inquiétude quant au résultat de la procédure, avec la crainte que les actes soient annulés ou les services mis en cause, peut effectivement conduire à pondérer de manière plus importante le critère relatif au prix. Dans la période qui précède la notification d'un marché, les notes attribuées aux candidats leur sont communiquées et l'argument du prix convainc généralement bien et limite les recours. La pratique de pondération du prix a peut-être été trop importante, parce qu'elle rassure les pouvoirs adjudicateurs.

Je n'ai pas identifié de recherches en économie sur ces questions d'achats publics, mais je suis convaincu que le corpus théorique est assez clair. Il arrive à tous les élus locaux de devoir refuser un marché à cause d'une erreur de l'entreprise qui a oublié de signer le bordereau de prix unitaire, de renseigner une partie des bordereaux ou de joindre une pièce. Un acte de régularisation est possible, mais il doit être justifié vis-à-vis des concurrents. Tout cela restreint les possibilités d'offres et a certainement un effet prix défavorable.

Combien nous coûte le compromis nécessaire entre la formalisation, le cadre juridique sécurisant et la diminution du nombre d'offreurs, au lieu d'une concurrence pure et parfaite ? Nous manquons de statistiques sur ce sujet. En tant qu'élus locaux, nous nous plaignons beaucoup des demandes de reporting que nous recevons, mais il est effectivement nécessaire de nourrir l'appareil statistique pour disposer de données nous permettant de prendre les bonnes décisions. En l'occurrence, nous aimerions avoir plus d'indications sur les marchés publics passés par les collectivités pour que les autorités publiques puissent documenter plus finement le sujet. Nous nous référons à des rapports assez anciens, tels que celui du Sénat en 2014. Alors que les collectivités françaises dépensent 66 à 70 milliards d'euros dans les achats publics chaque année et passent 250 000 marchés par an, il me paraît surprenant que nous ne disposions pas de données plus précises. Il conviendrait de disposer de plus de données et de laisser des économistes et des universitaires mener des études approfondies.

Le risque juridique a effectivement été réduit, avec des conséquences en matière économique. Nous avons poussé les curseurs assez loin : j'évoquais précédemment les critères environnementaux et sociaux. Je n'y suis pas opposé, mais il conviendrait de laisser une certaine liberté aux collectivités en la matière. Les clauses sociales de l'agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) prévoyaient entre 6 % et 7 % des volumes horaires réservés pour l'insertion sociale et ces pourcentages sont généralement dépassés par les collectivités, pour arriver à 12 % voire 15 % sur certaines opérations, comme la rénovation d'un gymnase dans un quartier relevant de la politique de la ville. Ces clauses permettent d'associer les personnes du territoire aux travaux, ce qui a un effet positif et relève d'un choix. Cela devient problématique quand il s'agit d'une obligation et que des collectivités qui ne voudraient pas intégrer ces clauses se trouvent contraintes. Nous devrions revoir tous ces sujets et revoir les coûts, en commençant par documenter ceux-ci davantage. Le président de la commission nationale d'évaluation des normes, Gilles Carrez, partage ce point de vue : nous ne documentons pas assez précisément le coût de toutes les normes et l'impact qu'elles ont. Ce coût peut être assumé, par exemple pour les normes qui pèsent sur les collectivités pour la performance énergétique des bâtiments. Compte tenu des prix de l'énergie, il n'est pas aberrant de fixer un objectif d'isolation et d'amélioration de la performance énergétique. Ce coût des normes doit toutefois être connu, ce qui n'est pas toujours le cas actuellement. Fixer des normes sans connaître précisément leur impact pour les collectivités me paraît dangereux.

Il conviendrait donc de bien documenter les normes que nous nous préparons à adopter, au niveau législatif comme au niveau réglementaire, pour mieux connaître leurs impacts. Nous devrions également revoir régulièrement notre corpus de normes, en nous interrogeant sur leurs coûts.

Je crains que nous n'ayons pas évalué le retour sur investissement des critères utilisés dans les marchés publics. Je ne crois pas que la direction des affaires juridiques de Bercy ait procédé à cette évaluation ex post.

Sur la décentralisation des secrétaires généraux d'établissements publics locaux d'enseignement (EPLE), nous connaissons les conditions dans lesquelles cet arbitrage a été pris : celui-ci est pire que le problème qu'il devait régler. Les secrétaires généraux d'EPLE, collèges ou lycées, qui administrent le collège ou le lycée, compétence départementale ou régionale, sont restés sous le statut de la fonction publique de l'État et de l'Éducation nationale. Quand ils doivent appliquer la loi EGALIM, qui impose un approvisionnement des cantines avec 20 % de produits biologiques et 50 % de produits locaux et durables, sujet sur lequel les collectivités territoriales se sont investies, ils indiquent aux départements et régions faire de leur mieux, mais qu'ils n'ont pas autorité sur eux. À l'époque, le ministre de l'Éducation s'est opposé au transfert de ces personnels aux collectivités, et ils se trouvent donc sous l'autorité fonctionnelle du président du conseil départemental ou régional, mais sous l'autorité hiérarchique du chef d'établissement et de l'Éducation nationale. Ce compromis n'est pas satisfaisant. Le rapport de la Cour des comptes sur les 40 années de décentralisation citait l'exemple de la décentralisation des collèges et lycées comme une réussite, ayant permis d'améliorer leur bâti. Une identification politique a été réalisée : des conseillers généraux et régionaux s'occupent de ces sujets et la redevabilité démocratique est établie. Les citoyens savent quelle collectivité s'occupe des collèges et lycées. Il convient donc de poursuivre la décentralisation sur cet aspect.

J'ignore pourquoi la France est moins mauvaise que la moyenne de l'Union européenne sur la durée des procédures. L'achat public s'est bien professionnalisé dans notre pays au cours des dernières années. Dans la région Grand Est, où la commande publique représente plus de 6 milliards d'euros, il existe un réseau d'acheteurs publics et l'objectif était que cette dépense bénéficie aux entreprises du territoire. Des critères qualitatifs peuvent favoriser les entreprises locales. Les bonnes pratiques ont été partagées pour encourager les acheteurs publics, dont le niveau d'expertise est élevé. J'ai l'impression que dans le bloc communal une montée en compétences est intervenue, ce qui a sans doute permis de passer les marchés plus rapidement que chez nos voisins européens. Il s'agit d'une simple hypothèse.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie, Monsieur Ravignon. Nous ne manquerons pas de vous solliciter si des précisions s'avéraient nécessaires. Si vous souhaitez nous fournir des exemples complémentaires, en votre qualité d'élu local ou d'auteur de ce rapport de mai 2024, nous nous tenons à votre disposition.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. François Adam, directeur des achats de l'État au ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

(Mardi 18 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête en nous penchant, après avoir longuement évoqué la question des collectivités territoriales la semaine dernière - nous aurons l'occasion d'y revenir -, sur la situation des achats publics de l'État.

Ses dépenses en la matière ont représenté pas moins de 51 milliards d'euros en 2023, pour les seuls marchés de plus de 90 000 euros hors taxes. L'État passe 20 000 marchés par an : c'est bien moins, en volume, que les collectivités territoriales, mais pour un montant moyen bien plus élevé et des opérations très souvent d'importance.

Nous avons le plaisir d'accueillir le représentant de l'État acheteur, M. François Adam, directeur des achats de l'État. L'audition du représentant de l'État prescripteur de normes en matière de commande publique, en la personne de la directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers, aura lieu dans quelques semaines.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.

Je vous invite, monsieur le directeur, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François Adam prête serment.

M. Simon Uzenat, président. - La direction des achats de l'État (DAE) a plusieurs rôles : elle est acheteuse - c'est-à-dire qu'elle passe des marchés et, en conséquence, est confrontée au quotidien à la rigueur du droit de la commande publique -, mais elle est aussi pilote de la stratégie interministérielle d'achat de l'État.

Dans ce cadre, vous êtes à la tête d'un réseau d'experts de la commande publique qui irrigue tout l'État et ses établissements publics, et mettez à leur disposition un profil d'acheteur unique, la fameuse plateforme des achats de l'État (Place), dont les conditions d'exploitation ont récemment fait débat.

Nous serions donc très intéressés de vous entendre sur la manière dont vous vous assurez de l'efficacité des achats de l'État et garantissez leur suivi fin, à partir des données d'exécution que vous collectez.

Par ailleurs, la commande publique est désormais reconnue comme un puissant levier d'accélération des transitions écologique et sociale, ainsi que plusieurs modifications législatives l'ont souligné ces dernières années. Comment avez-vous intégré ces prescriptions et attentes à vos pratiques d'achat ?

Votre témoignage nous est précieux pour comparer les pratiques et difficultés rencontrées au niveau de l'État, au regard de celles que les collectivités territoriales peuvent affronter au quotidien en matière de commande publique, et identifier si les besoins de simplification ou d'évolution de la réglementation sont de même nature.

Je vous laisse la parole, avant que notre rapporteur, puis les membres de la commission d'enquête, ne vous interrogent.

M. François Adam, directeur des achats de l'État au ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Merci de votre invitation à intervenir devant cette commission d'enquête. Je vous propose de revenir brièvement sur les missions de la DAE - son positionnement, les principaux objectifs de la politique des achats de l'État, les outils de suivi - et de faire un point précis sur l'achat responsable.

La DAE est une direction d'administration centrale du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Créée sous sa forme actuelle en 2016 - une création plutôt récente dans le paysage administratif -, elle est placée plus particulièrement sous l'autorité de la ministre chargée des comptes publics.

La direction, qui compte une centaine d'agents, exerce plusieurs missions.

Première mission : le pilotage de la politique des achats de l'État. Ce pilotage n'inclut pas les marchés de défense ou de sécurité, qui relèvent pratiquement en totalité du ministère des armées - dont les achats courants sont néanmoins dans notre périmètre. Dans le cadre de cette mission, nous avons également un rôle d'animation - il importe de distinguer ce terme de celui de « pilotage » - des politiques d'achat des établissements publics de l'État. Je précise également que nous n'intervenons pas dans le secteur de la santé, la question majeure de l'optimisation des achats hospitaliers relevant de la direction générale de l'offre de soins (DGOS). Nous ne sommes pas non plus compétents pour mener des actions en direction du secteur public local. Le pilotage implique de fixer des orientations, de définir des stratégies d'achat par segment d'achat, d'établir des indicateurs de performance et de les suivre.

Deuxième mission : l'appui aux services acheteurs de l'État et de ses établissements publics. Cet appui passe notamment par le pilotage du système d'information des achats, dont la plateforme Place est, en effet, l'une des composantes. S'y ajoutent, en amont, l'application dite Appach, ainsi que d'autres composantes plus secondaires. Nous mettons aussi en oeuvre des programmes de formation des acheteurs, l'enjeu des compétences humaines étant très important.

Troisième mission : le rôle opérationnel. Nous réalisons directement certains achats mutualisés de l'État, au profit de tous les ministères et des établissements publics intéressés. C'est le cas, par exemple, pour la fourniture en énergie - avec une dépense de 1 milliard d'euros par an - ou encore pour certaines prestations informatiques, intellectuelles ou de maintenance immobilière. Par ailleurs, nous confions la réalisation de certains achats, sous notre contrôle, à l'Union des groupements d'achats publics (Ugap).

Dans l'exercice de ces trois missions complémentaires, nous nous positionnons d'abord comme une tête de réseau, en lien avec de nombreux interlocuteurs. Nous sommes en contact étroit et permanent avec tous les ministères, en particulier leurs responsables des achats, et avec les préfectures de région, dont chacune dispose d'une plateforme régionale des achats. Nous avons des relations avec les directions des achats des établissements publics de l'État, en nous concentrant sur les 200 plus grands d'entre eux, qui réalisent plus de 10 millions d'euros d'achats par an. Enfin, nous entretenons des liens avec les autres administrations intéressées par l'un ou l'autre des enjeux de la commande publique : je citerai bien entendu, au sein de notre ministère, la direction des affaires juridiques, la direction du budget, la direction générale des entreprises, la direction de l'immobilier de l'État, mais aussi le ministère de la transition écologique, pour le verdissement de la commande publique, ou les ministères sociaux, sur le volet social de l'achat responsable.

En tout cas, nous sommes réellement tournés vers l'interministériel, et nous nous consacrons autant au niveau central qu'au niveau déconcentré.

J'en viens aux trois principaux objectifs de la politique des achats de l'État : la maîtrise de la dépense, l'achat responsable et l'impact économique de la commande publique.

La maîtrise de la dépense constitue évidemment un enjeu permanent, encore plus dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons. Dans ce domaine, la massification de l'achat est un axe important de travail, d'où le développement des achats interministériels et, pour les achats plus spécialisés, celui de l'achat à grande taille à l'échelle ministérielle. Ce sujet revêt néanmoins d'autres aspects, sur lesquels je reviendrai au moment d'évoquer les indicateurs de performance.

L'achat responsable, cela a été évoqué, est un domaine dans lequel le législateur est intervenu à plusieurs reprises au cours de la dernière décennie, fixant des objectifs extrêmement ambitieux - le plus large et structurant figure à l'article 35 de la loi Climat et résilience, qui arrête une échéance au 22 août 2026 pour la généralisation des considérations environnementales et, sous réserve de certaines exceptions, sociales dans les marchés publics. S'y ajoutent des mesures plus sectorielles, par exemple sur l'économie circulaire, le verdissement des mobilités ou les achats de véhicules, la biodiversité, les plastiques à usage unique, entre autres. Je ne cite pas l'ensemble des textes, mais il existe aujourd'hui un corpus très exigeant en matière d'achat responsable. C'est clairement une priorité pour nous.

L'impact économique de la commande publique doit, enfin, être optimisé. Cela se décline en plusieurs axes complémentaires. Un premier sujet, ancien et récurrent, a trait au maintien à un niveau élevé des achats auprès des PME. Il faut également développer l'achat innovant, notamment en direction de l'écosystème des start-ups numériques. Enfin, un programme d'actions en matière d'impact des achats de l'État sur les filières industrielles françaises et européennes est en cours ; c'est un sujet sur lequel nous devons être vigilants. J'y reviendrai, car vous nous avez interrogés par écrit sur cette question.

Nous devons atteindre ces trois objectifs, en respectant évidemment les deux fondamentaux de la démarche d'achat : la sécurité juridique - exigence permanente pour toutes nos procédures - et la réponse aux besoins opérationnels des administrations. Je préfère rappeler cette dernière dimension, car, en réalité, l'enjeu n'est pas simple, compte tenu de l'évolution de ces besoins dans le temps, de la nécessité de s'y adapter et des circonstances particulières qui peuvent survenir selon les années - jeux Olympiques et Paralympiques, réponses aux urgences en outre-mer, notamment.

Ces deux fondamentaux méritent d'être réaffirmés de manière claire.

La politique des achats de l'État est structurée, depuis une dizaine d'années, autour d'indicateurs de performance, que nous publions et dont nous assurons le suivi, par exemple, dans notre rapport annuel ou dans les documents budgétaires rattachés au programme 218 » Conduite et pilotage des politiques économiques et financières » de la mission « Gestion des finances publiques ». Ces indicateurs de performance sont bien sûr cohérents avec les objectifs que j'ai mentionnés.

S'agissant de la maîtrise de la dépense, nous utilisons le concept de gain achat : pour un achat récurrent, nous comparons systématiquement le prix obtenu dans le cadre du marché le plus récent avec le prix précédent, corrigé de l'inflation, et nous regardons si nous avons obtenu un meilleur prix. Au cours des dernières années, nous arrivons à plus de 700 millions d'euros de gains achat par an sur l'État et les établissements publics. C'est autant de marge budgétaire dégagée.

S'agissant de l'achat responsable, nous nous attachons, dans cette période de préparation de l'entrée en vigueur de la loi Climat et résilience, à mesurer le nombre des marchés intégrant des considérations environnementales ou sociales. Les progrès sont substantiels : ainsi, en 2023, plus de 50 % des marchés de l'État en comprenaient ; en 2024, nous devrions dépasser un taux d'environ 70 % pour les considérations environnementales et d'environ 40 % pour les considérations sociales. Ces chiffres, encore provisoires, démontrent une bonne dynamique sur ce sujet de l'achat responsable - dynamique saluée dans un rapport public de décembre 2024 de la Cour des comptes.

S'agissant de l'impact économique de la commande publique, nous sommes capables de mesurer la part des dépenses d'achat dirigée vers les PME. En 2023, celle-ci représentait 27 % de la dépense totale - il s'agit d'un taux en valeur, et non en nombre de marchés. En 2024, nous devrions atteindre un niveau comparable. D'ailleurs, le fait que cet indicateur, certes élevé, soit relativement stable, montre que des efforts peuvent sans doute encore être réalisés. Toutefois, notre situation est un peu différente de celle d'autres acheteurs publics, du fait des volumes que nous traitons sur certains segments. Prenons l'exemple des achats d'énergie : aujourd'hui, il n'y a pas réellement de PME capables de se positionner sur ce type de marchés. Nous sommes également capables de mesurer le pourcentage des dépenses d'achat vers les PME ou ETI innovantes : il atteint 9,6 % en 2023, dont 2,7 % vers les PME. Enfin, nous disposons d'indicateurs relatifs à l'impact sur les filières industrielles françaises ou européennes, mais je vous propose de ne pas développer ce sujet maintenant, du fait de sa complexité.

Cette description des principaux indicateurs que nous suivons de manière régulière n'est pas exhaustive - nous suivons aussi certains indicateurs sectoriels sur le champ de l'achat responsable, comme, par exemple, la part des achats de véhicules hybrides ou électriques dans le parc automobile de l'État. J'entends surtout illustrer le fait que la politique dont nous parlons est structurée autour d'indicateurs de performance explicites, qui se déclinent au niveau ministériel, voire à une échelle plus fine.

Ces indicateurs sont essentiellement produits à partir du système d'information des achats et du système d'information financier de l'État - l'application Chorus - qui a été paramétré pour permettre un suivi fin des dépenses d'achat. Il est ainsi possible de croiser les postes d'achats tels qu'ils sont intégrés dans la comptabilité de l'État et la nomenclature par missions, programmes et actions qui structure le débat budgétaire. Nous pouvons ainsi disposer de données très précises.

Le suivi est plus complexe, il faut le dire, pour les établissements publics, du fait de l'absence de système d'information commun. Nous devons donc demander, à chacun des 200 établissements que j'ai mentionnés, de nous transmettre leurs indicateurs de performance des achats, ce qui est plus lourd à gérer. C'est pourquoi, dans mon introduction, j'ai distingué notre rôle de pilotage dans le domaine relevant de l'État et d'animation sur celui des établissements publics, dont l'autonomie est réelle.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est le pourcentage en valeur des achats effectués par l'État auprès des entreprises françaises ? Vous avez évoqué 2,7 % pour les PME : cela me semble peu.

M. François Adam. - Ce pourcentage vaut pour les entreprises innovantes ; pour l'ensemble des PME, il s'élève à 27 %.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Si on ne facilite pas l'accès des start-ups à l'achat public - essentiel pour leur développement -, celles-ci seront contraintes de partir à l'étranger.

Quel est le pourcentage de l'ensemble des achats qui leur est destiné ? Pouvez-vous nous indiquer quelle part va respectivement à l'industrie, aux PME et aux start-ups ?

Quelles sont les principales rigidités du droit de la commande publique ? Comment favoriser l'achat local ?

Jusqu'à présent assurée par l'entreprise française Atexo, la gestion de Place, la plateforme des achats de l'État, a été confiée l'an dernier au groupe canadien CGI. Pourquoi un tel choix ? Quid de notre souveraineté en matière informatique ? Les données sont-elles cryptées ? Sont-elles stockées dans un cloud américain ? C'est un sujet économique sensible : de quelles assurances disposons-nous ?

M. François Adam. - La question sur l'origine géographique des fournisseurs renvoie à une question plus large : qu'est-ce qu'une entreprise française ? Pour y répondre, nous utilisons trois critères.

Premièrement, le pays d'installation - au sens juridique - du cocontractant de l'administration. Nous disposons systématiquement de cette information grâce au numéro Siret. En 2024, 99 % des entreprises cocontractantes de l'État étaient implantées en France ou dans l'Union européenne.

Ce critère présente toutefois des limites : les grandes entreprises internationales créent des filiales en France pour assurer leur développement dans notre pays. De plus, la nature de l'achat a son importance : ainsi, il convient de distinguer les services et les fournitures. Par exemple, les prestations des entreprises de maintenance immobilière sont naturellement exécutées sur le territoire. La question est plus délicate pour les fournitures : une entreprise française peut distribuer des produits assemblés à l'autre bout du monde.

Deuxièmement, qui contrôle les fournisseurs de l'État ? Le droit de la commande publique ne nous permet pas de répondre à cette question de manière générale. En revanche, nous savons que 70 % des plus gros fournisseurs de l'État sont des entreprises du CAC 40 ou contrôlés en majorité par des intérêts français.

Toutefois, ce deuxième critère a lui aussi ses limites : ce n'est pas parce qu'une entreprise est contrôlée par des capitaux français qu'elle produit en France. En effet, les stratégies des grandes entreprises françaises les ont conduites à adopter une approche internationale - ce dont nous pouvons par ailleurs nous féliciter.

Troisièmement, quel est le lieu effectif de production des fournitures achetées par l'État ? Là encore, le droit de la commande publique ne nous permet pas d'obtenir d'information générale. Mais, en croisant les données et en dialoguant avec les entreprises, nous savons par exemple où sont assemblées les différentes marques de véhicules et où sont produits les micro-ordinateurs achetés par l'État. Depuis deux ans, nous nous intéressons ainsi aux panneaux photovoltaïques et aux pompes à chaleur.

Cette tâche est difficile, car il faut chaque fois mener un travail spécifique, secteur par secteur. Cela dit, nous parvenons à réunir des informations pertinentes. En revanche, il nous est impossible d'établir une statistique générale quant au lieu de production.

Il faut donc combiner plusieurs approches présentant chacune leurs limites. Une entreprise juridiquement française n'est pas toujours contrôlée par des capitaux français et ne produit pas toujours en France. Inversement, il existe aussi des entreprises européennes qui produisent en France. Nous faisons face à de nombreux cas de figure, compte tenu de l'internationalisation des chaînes de valeur.

La plateforme Place est un système d'information du ministère de l'économie et des finances ; la direction des achats de l'État en assure la maîtrise d'ouvrage métier et s'appuie, pour les aspects techniques, sur l'Agence pour l'informatique financière de l'État (AIFE), qui est aussi un service de notre ministère. À l'instar de nombreux projets informatiques, au moins cinq prestataires différents assurent la gestion de cette plateforme. L'un de ces marchés, détenu par une entreprise française, arrive à échéance dans quelques mois ; c'est pourquoi une réflexion sur son renouvellement s'est engagée dès 2024. Il a été décidé de recourir à l'Ugap, c'est-à-dire à un contrat à disposition des acheteurs publics passé après une mise en concurrence par la centrale d'achat.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cette offre vous était-elle spécifiquement destinée ?

M. François Adam. - Cette offre d'assistance à la dématérialisation peut être utilisée par différents acheteurs publics, dont l'État.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Est-ce donc l'Ugap qui a choisi le futur prestataire ?

M. François Adam. - L'Ugap a passé un marché après mise en concurrence et a choisi un titulaire, en l'occurrence l'entreprise CGI France.

Comme le prévoit le code de la commande publique, ce support peut être mobilisé sans mise en concurrence par les pouvoirs adjudicateurs : c'est une relation normale entre un acheteur public et une centrale d'achat.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'essaie de comprendre. Vous vous êtes donc tournés vers l'Ugap, qui a vous a fourni des recommandations. Y a-t-il eu une vraie mise en concurrence ? Vous avez recours à l'Ugap alors que vous êtes en mesure de passer un marché - sinon vous n'auriez pas 100 personnes à vos côtés.

M. François Adam. - L'Ugap est une centrale d'achat qui intervient pour l'ensemble des acheteurs publics, notamment au profit de l'État. Quand une offre contractuelle de l'Ugap semble répondre à nos besoins, nous n'avons pas de raison de lui faire concurrence en passant un marché sur le même sujet ; nous lui faisons confiance. L'offre a bien sûr été précédée d'une mise en concurrence. Nous aurions pu passer par un marché spécifique, mais le recours à l'Ugap nous a semblé le plus efficace.

CGI France n'est que l'un des prestataires intervenant sur l'application Place. L'entreprise est la filiale française d'un groupe canadien, CGI. CGI France est le onzième fournisseur de l'État. L'entreprise est chargée de préparer plusieurs évolutions de la plateforme et ne gèrera ni l'exploitation ni l'hébergement des données. Ainsi, elle n'aura pas accès aux informations sensibles, notamment les offres déposées par les entreprises, les documents de consultation étant publics. C'est une entreprise française qui est chargée de l'exploitation - sans doute le sujet le plus sensible.

M. Daniel Salmon. - Quelle est la consommation totale d'énergie de l'État ? Quel coût cela représente-t-il ?

Disposez-vous d'indicateurs ou de critères visant à valoriser la production d'énergies renouvelables ?

Un sujet avait fait débat : des vêtements pour l'armée, tels que les treillis, étaient produits en dehors de notre pays. Où en est-on aujourd'hui, alors que les enjeux de souveraineté et de défense reprennent toute leur place ?

Nous avons évoqué les achats de produits français, mais existe-t-il des critères tendant à favoriser les achats de produits fabriqués au sein de l'Union européenne, s'il n'est pas possible d'acheter français ?

M. François Adam. - L'achat de gaz et d'électricité par l'État et par 300 établissements publics représente une puissance totale de 7 térawattheures chaque année. Nos fournisseurs sont les grands énergéticiens français - EDF, Engie, TotalEnergies -, mais aussi une entreprise de taille moyenne adossée à une collectivité territoriale, Gaz de Bordeaux.

Ces achats sont extrêmement spécialisés, car le marché de l'énergie présente de nombreuses contraintes complexes.

Après avoir connu un pic en 2022 et en 2023, les prix de marché baissent actuellement : nous avons pu acheter de l'énergie jusqu'en 2026 à meilleur prix. L'évolution de la situation géopolitique est toutefois susceptible d'avoir des conséquences sur les prix du gaz et de l'électricité.

Les mécanismes d'achat de l'énergie permettent d'obtenir de la part des fournisseurs des garanties d'origine renouvelable d'une partie de l'énergie. C'est valable pour l'électricité, mais pas pour le gaz : la question s'est posée en 2024, mais recourir à des garanties d'origine pour cette énergie aurait entraîné un renchérissement des prix trop important. Toutefois, nous y aurons recours pour les contrats conclus au titre de la période 2028-2031, conformément aux dispositions de la loi Climat et résilience. Nous aurons toutefois à déterminer le calibrage de cette mesure, compte tenu de son impact sur les prix.

Nous avons également développé des stratégies d'achat au profit de plusieurs filières industrielles, dans la lignée des politiques de réindustrialisation et de souveraineté économique menées ces dernières années.

Dans ce domaine, le cadre juridique national et européen, qui repose sur le libre accès des entreprises aux marchés publics, offre peu d'outils. Il n'est pas possible de mobiliser explicitement et de manière générale une préférence européenne ou nationale pour l'attribution des marchés, même si quelques évolutions du droit européen se font jour ces dernières années ; je pense notamment au règlement pour une industrie « zéro net », dit NZIA (Net-Zero Industry Act) de juin 2024. Celui-ci n'est toutefois pas totalement entré en vigueur : nous attendons un acte d'exécution.

Le règlement porte sur un certain nombre de technologies, telles que les installations de production d'énergie renouvelable ou le nucléaire. En ce qui concerne les achats de l'État stricto sensu, il aura surtout un impact sur les installations d'énergie renouvelable. Il nous permettra d'agir plus explicitement : lorsque la Commission européenne aura constaté que les offres extra-européennes représentent plus de 50 % pour une technologie donnée, il sera alors possible d'imposer un pourcentage de 50 % d'offres issues de l'Union européenne.

L'application de ce mécanisme, très important, mais très ciblé, sera complexe, car il reviendra à la Commission européenne d'établir un constat préalable pour chaque marché ; l'État ou les acheteurs publics n'auront pas la main dans ce domaine. Cela dit, il s'agit d'une évolution non négligeable, à l'heure où une réflexion sur l'introduction d'une préférence européenne est désormais engagée. Le Gouvernement a montré son intérêt pour cette notion et la Commission européenne envisage pour la première fois de réfléchir à ce concept dans le pacte pour une industrie propre, présenté le 26 février dernier. Les esprits évoluent, mais les évolutions du droit sont encore peu nombreuses.

Dès 2023, le Gouvernement a souhaité que la DAE essaie de mobiliser des leviers indirects en faveur de plusieurs secteurs. L'acheteur public dispose en effet de réelles marges de manoeuvre lors de la définition des besoins, de la fixation des conditions contractuelles, des critères d'attribution ou des prix : il peut réfléchir en amont aux effets de la procédure et donc ouvrir le plus possible la procédure d'achat aux producteurs français ou européens.

Avec la direction générale des entreprises, nous menons depuis 2023 un programme sur plusieurs segments d'achats présentant un fort enjeu industriel : je pense aux véhicules électriques, aux installations de production d'énergies renouvelables, aux bornes de recharge électriques, mais aussi au textile ou à l'alimentation. Dans ces secteurs, les productions française et européenne font face à une forte concurrence internationale.

Nous procédons à une analyse très précise de l'offre disponible, réfléchissons à l'organisation contractuelle de nos achats et élaborons des stratégies d'achat, qui sont des documents techniques pour déterminer les conditions de lancement des futurs marchés de l'État. Cette démarche a donné de premiers résultats en 2024 pour les achats de véhicules. Pour les autres secteurs, il est encore trop tôt pour se prononcer.

À défaut d'un cadre juridique favorable, nous disposons de certaines marges de manoeuvre pouvant venir en appui de la politique de réindustrialisation. Bien sûr, d'éventuelles évolutions du droit constitueraient un levier d'action beaucoup plus puissant.

M. Simon Uzenat, président. - Comment procédez-vous pour aboutir à une définition fonctionnelle des besoins ? Dans votre présentation, vous évoquez les différentes directions intervenant dans l'acte d'achat. La question se pose aussi pour les collectivités territoriales, à une moindre échelle. Les plus importantes d'entre elles ont souvent identifié la nécessité de recentraliser la fonction achat. Compte tenu des volumes et des spécificités des achats de l'État, cet horizon apparaît quelque peu hypothétique, voire contre-productif. Cela dit, l'État se donne-t-il toujours les moyens d'interroger en permanence la réalité de ses besoins ? Je suis élu régional : je ne jette la pierre à personne, mais si vous prenez seulement en compte la parole de la direction acheteuse, celle-ci, aussi spécialisée soit-elle, trouvera toujours le moyen de justifier son besoin. Or, compte tenu de la fonction stratégique que vous exercez, vous avez les moyens d'interroger l'acte d'achat. Parfois, le bon achat consiste à ne pas acheter, à envisager des mutualisations ou à introduire de l'économie de la fonctionnalité. Quel rôle pouvez-vous jouer pour orienter cette stratégie ?

La professionnalisation de la formation est un axe absolument stratégique. De quels moyens disposez-vous et quelles sont les actions que vous pouvez mettre en oeuvre pour organiser la montée en compétences des différents acheteurs de l'État ? Vous avez indiqué que le système d'information intégré entre l'État et les établissements publics n'existait pas ; malgré tout, y travaillez-vous ? En effet, cela nous semble une condition absolument nécessaire pour garantir l'effectivité du pilotage et du contrôle.

Pouvez-vous nous donner quelques éléments relatifs aux actions menées en faveur des filières industrielles ?

Vous avez évoqué l'allotissement comme l'un des moyens favorisant l'accès des TPE et des PME à la commande publique. Or d'autres outils existent, à l'instar des groupements momentanés d'entreprises. L'État intègre-t-il ces dispositions dans ces marchés ? Informe-t-il suffisamment en amont les opérateurs pour que ces derniers puissent disposer du temps nécessaire pour se préparer ?

Ma dernière question porte sur les outre-mer, qui font face à des besoins spécifiques, voire considérables à Mayotte. Comment la DAE s'est-elle mobilisée ? Avez-vous mis en oeuvre des stratégies d'achat exceptionnelles ? Dans quel délai ? J'ai beaucoup échangé avec les acteurs de terrain, qui ressentent bien plus que de l'insatisfaction. Comment l'État peut-il améliorer davantage son action pour mieux répondre aux besoins de la population ?

M. François Adam. - Nous procédons systématiquement et de manière approfondie à une définition des besoins lors d'une procédure d'achat - c'est le cas aussi lors d'un renouvellement. Souvent, cette phase de réflexion est assez difficile : les marchés gérés par la DAE étant mutualisés, nous faisons face à des ministères exprimant des besoins légèrement différents, compte tenu des particularités de la mission qu'ils exercent. Or il est toujours préférable d'aboutir à une certaine standardisation du besoin et des périmètres suffisamment larges pour obtenir de bons prix.

Nous travaillons actuellement à la définition d'un besoin qui n'avait pas encore été traité de manière générale, mais qui est important dans le cadre de la politique d'achat responsable : l'achat de véhicules d'occasion. Jusqu'à présent, l'État achetait surtout des véhicules neufs. Or la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire, dite loi Agec, et ses décrets d'application fixent un pourcentage minimal d'acquisition de véhicules issus du réemploi, et donc des véhicules d'occasion.

Pour le moment, les achats de véhicules d'occasion étaient sporadiques. Nous avons donc entamé une réflexion sur le sujet, en commençant par une phase d'évaluation : ce n'était pas une mince affaire, car les besoins des différents ministères ne sont pas exactement équivalents. En outre, les performances et le coût d'entretien de ces véhicules ne sont pas les mêmes que ceux des véhicules neufs. Après plusieurs mois d'un dialogue approfondi, nous venons seulement d'aboutir à un projet de stratégie d'achat.

Nous avons accompli le même effort de standardisation en matière d'équipement micro-informatique, alors que les marchés de l'État ont été renouvelés récemment dans ce domaine.

J'en viens à la professionnalisation. Nous avons créé plusieurs modules de formation, car la fonction d'achat revêt à la fois une dimension juridique, mais aussi des aspects tenant à la relation avec les fournisseurs, à l'exécution financière des marchés et aux enjeux liés à l'achat responsable. Ces formations, opérées par l'Institut de la gestion publique et du développement économique (IGPDE), sont ouvertes à tous les ministères. Développer des formations tenant compte des enjeux environnementaux de l'achat public est l'un des axes de travail important pour les années à venir. Ainsi, nous créons cette année des formations certifiantes à l'achat responsable ; nous souhaiterions que d'ici trois à quatre ans tous les acheteurs de l'État aient pu suivre l'une d'entre elles au moins une fois.

C'est un sujet complexe, car le turnover n'est pas négligeable dans ces métiers ; il faut alors former les nouveaux entrants. En outre, il n'existe ni formation initiale ni corps spécifique pour les fonctions d'achat. Dans ce domaine, la professionnalisation des agents publics se fait non pas au début, mais en cours de carrière. Nous nous efforçons de leur proposer une offre de formation continue, même si c'est parfois complexe à organiser : il faut du temps, des crédits et les formations de quelques demi-journées ou quelques jours ne sont pas l'équivalent d'une formation de plusieurs mois. Quoi qu'il en soit, notre priorité va à la professionnalisation des achats.

Malgré tout, je tiens à souligner les progrès importants constatés au cours de la dernière décennie. Au niveau central, les ministères ont réellement regroupé leurs fonctions achats dans des services ou directions dédiés atteignant une taille critique, ce qui facilite le développement de compétences et la gestion du turnover. Il faut ajouter à cette évolution le rôle des plateformes régionales des achats, placées auprès de chaque préfet de région. La bonne organisation contribue donc, aussi, à la professionnalisation.

En matière de système d'information, un élément important figure dans une disposition législative votée par le Sénat en juin 2024. L'article 4 du projet de loi de simplification de la vie économique prévoit l'utilisation obligatoire de l'application Place par tous les établissements publics de l'État d'ici à 2028. Cette évolution permettra d'avoir un système unique pour la publication des consultations, dont pourront être tirées certaines informations en matière de suivi.

Sur la phase amont - programmation, préparation des projets d'achat et gestion des procédures -, à ce stade il n'est pas prévu d'étendre l'application Appach aux établissements publics. Même si, idéalement, c'est ce qu'il faudrait faire, une telle évolution demanderait des investissements informatiques difficilement finançables à court terme dans le contexte budgétaire actuel. Je ne peux pas vous fournir un chiffre exact pour ces dépenses, mais nous avons fait une étude sur le sujet et nous pourrons vous apporter des réponses par écrit.

S'agissant des filières industrielles, nous pourrons vous donner des éléments pour 2024 pour les achats de véhicules. Je n'ai pas non plus les chiffres précis en tête, mais la quasi-totalité des véhicules achetés par l'État ont été assemblés en Europe. Cela découle, de manière indirecte, de l'application d'un critère environnemental, une circulaire de la Première ministre de novembre 2023 ayant introduit des limites de poids pour les véhicules.

Nous essayons systématiquement de prendre en compte la question de l'accès des PME au moment d'élaborer des stratégies d'achat. Nous regardons si l'organisation du support contractuel est favorable, ou non, à ces entreprises. Par exemple, sur les marchés de maintenance immobilière - qui incluent le nettoyage -, nous considérons en général qu'il faut éviter de passer les marchés au niveau national et nous nous organisons pour pouvoir le faire au niveau régional, sachant que les plateformes régionales des achats les découpent souvent, à leur tour, en plusieurs lots.

Vous m'avez interrogé sur les efforts à faire pour valoriser la possibilité offerte par les groupements momentanés d'entreprises. Je ne suis pas en mesure de vous répondre spécifiquement sur ce point.

La situation des outre-mer est tout à fait particulière. Les besoins des administrations de l'État n'y sont pas tellement différents de ceux que nous constatons en métropole. Mais ce n'est pas le cas du tissu de fournisseurs. Certaines entreprises n'interviennent pas dans ces territoires, et les situations des entreprises locales sont très variables, selon les lieux et les segments. Nous sommes conscients que des progrès peuvent être réalisés dans ce domaine : assez souvent, les administrations de l'État ont du mal à répondre à leurs besoins opérationnels, notamment du fait de difficultés à se faire livrer. Nous avons donc renforcé notre offre d'appui à ces territoires depuis 2024, mais c'est un axe de progrès.

Sur le cas particulier de Mayotte, la question de ce que l'État souhaite mettre à disposition des administrations, des collectivités et des populations pour répondre à la situation relève de la gestion de crise, dont le ministère de l'intérieur est principalement responsable. Nous sommes donc intervenus en appui pour proposer des supports contractuels disponibles de nature à répondre de manière urgente aux besoins identifiés. Nous avons également mobilisé l'Ugap, qui a pu répondre à certaines demandes des ministères.

Dans une situation de cette nature, il ne peut être question de lancer des procédures formalisées, qui prendraient plusieurs mois : il faut donc mobiliser des supports contractuels déjà existants, puis régler la question du transport. Notre action s'est concentrée sur ce point ; nous ne sommes intervenus ni sur l'expression des besoins ni sur la définition de la volumétrie de l'intervention de l'État. Nous ferons un retour d'expérience pour vérifier si, tous ministères confondus, nous disposons des bons supports contractuels pour faire face à des situations d'urgence.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean Deguerry, président du conseil départemental de l'Ain, représentant l'Assemblée des départements de France

(Mardi 18 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous reprenons, avec cette deuxième audition de la journée, les discussions avec les représentants des collectivités territoriales, que nous avons commencées la semaine dernière avec les représentants du bloc communal et des régions. Aujourd'hui, nous nous intéressons à l'échelon départemental, une catégorie de collectivités extrêmement importante au regard des politiques d'investissement et d'achat.

Qu'il s'agisse de leurs compétences en matière de collèges ou de voirie, les départements font face, comme les autres collectivités, à la complexité des règles qui régissent la commande publique. Nous souhaitons donc échanger avec vous sur les problèmes auxquels vous êtes confrontés et savoir si vos besoins se rapprochent de ceux qu'expriment les régions et le bloc communal.

Monsieur Jean Deguerry, nous sommes très heureux de vous accueillir. Vous présidez le conseil départemental de l'Ain et représentez aujourd'hui l'Assemblée des départements de France (ADF).

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête,
M. Jean Deguerry prête serment.

Nous partageons avec le rapporteur la volonté d'aller au-delà des idées reçues sur la commande publique et de ne pas nous borner aux constats, souvent très généralistes, auxquels elle donne lieu. Le Sénat représente les collectivités territoriales. Nous voulons donc nous appuyer sur l'expertise des élus de nos territoires pour formuler des recommandations de simplification ou d'évolution de la réglementation sur des points précis.

C'est pourquoi j'aimerais que vous nous présentiez des exemples emblématiques des difficultés - d'ordre juridique, économique ou administratif - que vous avez rencontrées dans le cadre de votre mandat, ou dont vous avez été informé, à propos d'autres départements, au sein de l'ADF. Ces difficultés peuvent concerner aussi bien la passation que l'exécution.

Après votre propos liminaire, le rapporteur vous posera des questions, puis je laisserai la parole à nos collègues.

M. Jean Deguerry, président du conseil départemental de l'Ain, représentant l'Assemblée des départements de France. - Merci de permettre aux départements de France de s'exprimer sur un sujet dont les enjeux sont très importants, non seulement pour nos départements et pour toutes les collectivités, mais aussi pour l'économie française.

Pour les départements, la commande publique est avant tout un levier de développement économique des territoires, comme chacun l'aura compris. Si vous le permettez, je parlerai en priorité des actions que nous avons mises en place dans mon département de l'Ain, avant d'exposer dans un second temps les ressentis qui s'expriment au sein de l'ADF. Mais je rappellerai tout d'abord que les achats des départements, qui stagnent depuis 2023, accusent un net repli de 10 % au premier semestre 2024, en lien direct avec leurs difficultés financières. Chacun sait que les droits de mutation à titre onéreux (DMTO) diminuent. Parallèlement, on constate un effet ciseau des dépenses et des recettes et, surtout, le poids croissant des allocations individuelles de solidarité (AIS), qui plombent les budgets des départements, sans parler de l'évolution des prix des matières premières.

Les marchés de travaux des départements, en lien avec leurs compétences, concernent majoritairement le gros oeuvre, c'est-à-dire les travaux de voirie - dans le seul département de l'Ain, on compte 4 500 kilomètres de routes et 1200 ponts à entretenir -, la construction et la réhabilitation des collèges ainsi que l'aménagement d'infrastructures et de réseaux. Sur ce dernier point, je pense bien sûr à la fibre optique, dont l'impact a été très lourd sur les marchés conclus par les départements en 2022 et en 2023.

Je rappelle que le département de l'Ain, qui se trouve à seulement deux heures de TGV de Paris, se situe entre Lyon et Genève. Nous avons pour voisins le canton de Genève en Suisse et, s'agissant des départements français limitrophes, la Savoie, la Haute-Savoie, l'Isère, le Rhône, la Saône-et-Loire et le Jura. L'Ain est l'un des premiers départements industriels de France en termes d'emploi salarié. Nous sommes depuis longtemps soucieux d'agir aux côtés des entreprises, car elles créent des emplois et de la richesse et apportent du dynamisme à nos territoires.

Ainsi, nous avons pensé dès 2016 à améliorer l'accès des entreprises à la commande publique. Avec l'accord et le concours des organisations professionnelles et interprofessionnelles, nous avons créé un outil au service des entreprises aindinoises, baptisé « Pacte PME » et destiné à leur faciliter l'accès à la commande publique.

Ce « pacte PME » a été conçu pour assouplir, simplifier et rattraper. Le premier axe a été de privilégier le recours à la procédure adaptée -chaque fois que cela était possible. La procédure adaptée ne doit pas dépasser certains seuils, qui diffèrent selon qu'il s'agit de travaux ou d'achats de fournitures et de services. La procédure formalisée correspond à des montants plus importants. Chaque fois que cela est juridiquement possible, nous privilégions la procédure adaptée, qui offre des avantages en termes de négociation et de réduction du formalisme procédural.

Afin de faciliter la remise des candidatures par les entreprises, le département a intégré un formulaire simplifié intitulé « Candidature, attestation et capacités » au dossier de candidature que nous envoyons. Celui-ci suffit à répondre à l'ensemble des obligations imposées par la réglementation en vigueur sans que le candidat ait à transmettre les formulaires officiels - DC1 et DC2 - ou d'autres documents. Il présente également l'intérêt de contenir les attestations nécessaires et d'éviter ainsi aux entreprises d'avoir à compléter ultérieurement leur dossier. Cela facilite grandement l'accès des PME à nos marchés.

Ensuite, nous avons mis en place un dispositif que l'on appelle « Dites-le-nous une fois », par lequel, conformément à la réglementation, nous nous engageons à ne pas exiger des candidats la fourniture des documents et renseignements relatifs à leur candidature qui nous ont déjà transmis dans le cadre d'une précédente consultation et qui demeurent valables. On sait très bien que la transmission de ces documents représente un travail important et que les PME ne disposent pas nécessairement des ressources humaines nécessaires. Ces démarches constituent une perte de temps pour ces entreprises et sont susceptibles de les décourager de répondre à des appels d'offres.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pour quelle durée ?

M. Jean Deguerry. - Nous étions partis sur un an, la première fois.

Il peut arriver que nous recevions un dossier dans lequel il manque un formulaire. Nous accordons une seconde chance dans ce cas. Le code de la commande publique permet, sans l'imposer, aux acheteurs publics de demander aux candidats ayant remis un dossier de candidature incomplet de régulariser leur situation en produisant les documents absents. Le département de l'Ain recourt systématiquement à cette possibilité pour éviter d'écarter un candidat en raison de l'absence d'un seul document, exception faite, bien évidemment, des cas où l'offre est irrégulière et devra donc être éliminée.

Par ailleurs, afin que les attentes du département soient appréhendées le mieux possible par les entreprises, et surtout afin de limiter le nombre d'offres incomplètes ou insatisfaisantes, nous nous engageons à mettre à disposition, dans les dossiers de consultation, un cadre de mémoire technique et environnemental comportant les différentes rubriques à compléter pour la présentation de l'offre. Tout le monde reçoit donc le même cadre à remplir, ce qui permet d'éviter les oublis.

De plus, nous n'exigeons des candidats que les documents et informations indispensables techniquement et juridiquement. Un exemple tout simple : il sera demandé à un candidat de transmettre uniquement les fiches techniques des produits stratégiques, et non pas celles de l'ensemble des produits visés dans le cahier des clauses techniques particulières (CCTP), ce qui permet aux PME de fournir une réponse moins lourde plus rapidement, ce qui est très apprécié.

Nous recourons également à la négociation, dans une logique de droit de rattrapage pour les offres. Sauf exception liée principalement à des plannings contraints, le département se réserve la faculté de négocier dans le cadre des procédures adaptées et, dès lors que la réglementation ne s'y oppose pas, permet aux entreprises de régulariser leurs dossiers d'offre afin, là encore, d'éviter qu'une entreprise susceptible d'être retenue ne soit écartée pour des raisons formelles.

Le recours à l'allotissement nous semble important afin que personne ne soit laissé de côté. L'allotissement est le gage d'un large accès des PME à la commande publique. Le département de l'Ain poursuit son engagement à maintenir, dans tous les domaines d'achat, le principe d'un allotissement par corps de métier ou par secteur géographique.

S'agissant des critères de jugement des offres, les consultations lancées par le département respectent les principes érigés par la réglementation et la jurisprudence pour attribuer un marché à l'offre économiquement la plus avantageuse. Selon la complexité des prestations, le département retient une pluralité de critères dont la pondération est proportionnée aux particularités du marché. Ladite pondération ne doit pas conduire à retenir immanquablement le moins-disant, dont l'offre n'est pas toujours la plus avantageuse - nous avons pu nous en rendre compte.

Dès lors, le département s'engage, autant que possible, à donner une importance particulière aux critères techniques, de manière à retenir l'offre économiquement la plus avantageuse, c'est-à-dire non pas la moins-disante, mais la mieux-disante. Ainsi, pour les marchés de travaux d'une importance significative, la pondération du critère du prix sera inférieure ou égale à 50 %. Dans l'Ain, nous avons choisi depuis 2017 d'attribuer au critère du prix un coefficient de 40 % seulement et au critère de la note technique une pondération de 60 %.

Je rappelle que ces critères et leurs pondérations sont mentionnés dans l'avis d'appel public à la concurrence et dans le règlement de consultation. Tout est clair et transparent.

Bien évidemment, nous tenons compte de l'enjeu du développement durable. Nous nous engageons à intégrer dans nos marchés des clauses environnementales permettant aux entreprises d'initier une transition soutenable pour tous les acteurs. Dans le département de l'Ain, la filière bois est très importante : lorsqu'un chantier de construction utilise beaucoup de bois, nous exigeons qu'il s'agisse de bois local. Nous faisons également attention au type de véhicules fournis, à l'éloignement du chantier ou au type de matériel utilisé sur les chantiers. Tous ces éléments entrent aussi en ligne de compte.

Les clauses sociales sont elles aussi importantes. Le seuil minimal pour intégrer une clause sociale à un marché de travaux est fixé à 90 000 euros hors taxes. La clause sociale recouvre différents critères, mais nous favorisons les entreprises qui emploient des apprentis, car il faut donner une chance à ces jeunes d'être embauchés. Le volume d'heures d'insertion est calculé sur la base de 5 % du volume horaire total du marché.

Nous favorisons la transition vers la numérisation de la commande publique, sans pour autant exiger la signature électronique des offres au stade du dépôt des plis dès lors que la réglementation ne l'impose pas. Les acheteurs semblent s'être approprié la plateforme de dématérialisation des marchés publics mise à leur disposition : 300 acheteurs publics du territoire l'ont utilisée, soit 75 % de nos acteurs publics, puisque le département de l'Ain comporte 395 communes et 14 établissements publics de coopération intercommunale (EPCI).

La mise en place et la mise à jour, sur le site www.ain.fr, d'un calendrier prévisionnel de nos achats, constituent une autre initiative très appréciée des entreprises, car elle favorise l'anticipation des procédures. Les entreprises disposent ainsi de davantage de temps pour travailler sur la qualité de leur offre et pour se documenter, mais aussi pour se rassembler en groupement.

J'en viens à un point important pour les entreprises : l'action au niveau financier. Afin d'alléger les charges financières qui pèsent sur les PME en début d'exécution des marchés publics, l'aide au démarrage des travaux peut représenter jusqu'à 30 % du prix. Ces avances concernent tous les marchés d'un montant supérieur à 50 000 euros hors taxes et ayant une durée d'exécution supérieure à deux mois.

Venons-en aux résultats de ces actions. Au début de 2023, des entreprises aindinoises ont été retenues dans 52 % des marchés conclus par le département, contre 41 % avant la mise en place de ces mesures. Ce plan d'action a permis de porter la part de marché des entreprises locales dans le volume financier global de ces marchés à 70 %, contre 47 % auparavant. Je ne dispose pas de chiffres au-delà de 2023, mais il s'agit d'une réussite.

Le département de l'Ain a pris d'autres initiatives pour soutenir l'économie locale, bien que la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ait supprimé la compétence économique des départements.

Comme je l'ai déjà indiqué, compte tenu de l'importance de l'industrie dans l'Ain, qui la chance d'être encore un département dynamique-, nous enregistrons chaque année depuis 15 ans 6 000 nouveaux habitants, qui créent des besoins en matière de collèges, de logements, d'infrastructures de toutes sortes, ce qui oblige aussi nos communes à investir. À ce titre, je souhaite évoquer cinq exemples illustrant de manière probante les raisons pour lesquelles le département a choisi de garder cette compétence économique.

Tout d'abord, le département de l'Ain a maintenu le Pacte des territoires - la contractualisation -, qui n'est pas obligatoire, comme vous le savez, puisqu'un tiers des départements aujourd'hui n'y recourent plus, soit par choix politique, soit par manque de moyens financiers. Il s'agit d'un formidable levier pour nos collectivités et nos entreprises. Nous versons ainsi chaque année aux communes et intercommunalités 22,5 millions d'euros, qui génèrent plus de 172 millions d'euros de travaux. Or les communes font en général travailler, quand elles le peuvent, les entreprises locales, avec des retombées intéressantes pour l'économie et pour l'emploi.

Face à une demande importante de logements sociaux, nous avons mis en place deux Assises du logement pour relancer la production de logements sociaux. Je rappelle que l'Ain, proche de Lyon et de Genève, attire 6 000 nouveaux habitants chaque année, ce qui suscite un besoin évident de logements sociaux. Comme vous le savez, un Français sur deux est éligible à un logement social. J'ouvre une parenthèse : le terme de logement social fait souvent peur aux maires. Or, ces logements ne sont pas réservés à des personnes sans emploi.

Troisième exemple : l'aide à l'immobilier d'entreprise. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une compétence des départements, la région Auvergne-Rhône-Alpes nous a autorisés à l'exercer. Nous avons ainsi pu soutenir, de 2017 à 2023, 181 projets pour 12 millions d'euros d'aides. Bien souvent, la construction ou l'agrandissement d'entreprises bénéficie aux acteurs économiques locaux, et surtout aux entreprises locales. Le contexte budgétaire nous a toutefois conduits à mettre un terme à ce dispositif, qui nous coûtait environ 1,5 million d'euros chaque année, au 1er janvier 2025.

Quatrième exemple : les investissements au profit du service départemental d'incendie et de secours (Sdis). Lors de mon élection, en 2017, le mauvais état de nos casernes, de notre parc de véhicules et de nos matériels a inspiré le plan « Ambitions Pompiers 01 », qui représente 6 millions d'euros par an pour les seuls investissements : reconstruction et réhabilitation de casernes, reconstitution d'un parc de véhicules récents, etc. Ces commandes du département ont bénéficié aux entreprises aindinoises. En 2022, j'ai décidé de reconduire ce plan, qui court jusqu'en 2026, pour 30 millions d'euros d'investissements une seconde fois. Dans ce cadre, nous avons construit six casernes nouvelles et en avons réhabilité neuf autres, parallèlement au renouvellement du parc de véhicules.

Le dernier exemple que je souhaitais partager avec vous est le plan collèges 2018-2024. Il nous a permis de construire deux nouveaux collèges, une extension dans le pays de Gex ainsi que quatre réhabilitations et restructurations ailleurs. J'espère que nos moyens nous permettront de mener à son terme la reconduction de ce plan, décidée en 2024, à l'échéance de 2030.

Le pacte départemental pour faciliter l'accès des PME à la commande publique, dont j'ai parlé tout à l'heure, s'est mis en place en concertation avec la Fédération du bâtiment et des travaux publics (FFB), la Confédération de l'artisanat et des petites entreprises (Capeb), la Chambre nationale de l'artisanat, des travaux publics, des paysagistes et des activités annexes (CNATP), le Mouvement des entreprises de France (Medef) et la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME). Chaque année, nous faisons le point sur sa mise en oeuvre et prenons, dans le respect de la réglementation, les mesures nécessaires pour améliorer les choses, dans un esprit de proximité avec nos entreprises, qui garantissent le développement et la richesse des territoires.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle serait la principale mesure de simplification à prendre pour mieux accompagner les départements, à l'avenir, dans la passation et l'exécution de leurs marchés publics ? Par quels leviers pourrait-on, à votre avis, mieux inciter nos PME et nos TPE à répondre aux appels d'offres ?

M. Jean Deguerry. - Le levier déterminant est l'allègement des procédures, bien sûr. Les ressources humaines des TPE et des PME ne leur permettent pas nécessairement de répondre aux appels d'offres. Les très grandes entreprises remportent une proportion élevée de marchés, alors que l'emploi, a fortiori en milieu rural, se trouve dans les PME et les TPE ! Or les grandes entreprises auront toujours du travail. Dans notre département rural, la situation de l'emploi serait catastrophique sans les PME !

Il faut donc encourager ces dernières à répondre aux appels d'offres, ce qui suppose d'alléger les procédures. Le dispositif « Dites-le-nous une fois » a un impact considérable. Compte tenu de la quantité de travaux lancés chaque année, s'il fallait nous adresser quatre ou cinq fois les mêmes pièces, les entreprises n'en pourraient plus ! C'est une perte de temps et d'argent qu'il faut prendre en compte, sans parler de la nécessité d'éviter de décourager les entreprises.

Il ne se passe pas une semaine sans que je visite une entreprise. À chaque fois, les chefs d'entreprise me disent qu'une pause normative est nécessaire. Dans les exploitations agricoles, le discours est le même. S'il l'on fait confiance aux chefs d'entreprise, ils créeront de la richesse. Le département de l'Ain a la chance d'avoir une agriculture de qualité : 14 appellations d'origine contrôlée (AOC), appellations d'origine protégée (AOP) et indications géographiques protégées (IGP). Nos producteurs et nos éleveurs étant trop nombreux à ne pas parvenir à vivre de leur travail, nous avons créé en 2017 la plateforme Agrilocal, comme une quarantaine d'autres départements. En termes de chiffre d'affaires, notre plateforme est, depuis 2018 ou 2019, la première de France. Elle a permis de sauver nombre de petits producteurs, qui peuvent désormais vendre leurs produits au juste prix. Nous avons attribué aux collèges une contribution financière supplémentaire pour que ces produits figurent aux menus de nos cantines scolaires.

Ce processus est doublement vertueux : nos enfants découvrent des produits que leurs parents n'ont parfois pas l'habitude d'acheter et l'on fait vivre nos petits producteurs, ce qui évite le développement des friches agricoles. Nous faisons donc en sorte d'aider à la fois nos entreprises industrielles et artisanales, mais aussi notre agriculture et la filière bois, comme je le disais tout à l'heure, à travers les critères environnementaux.

M. Michel Canévet. - Le département de l'Ain a pris des mesures très avancées ! Je suis d'accord avec votre réflexion sur le terme de « logement social ». Pour ma part, j'utilise celui de « logement locatif public », qui clarifie les choses et évite de stigmatiser les personnes.

À quel niveau le seuil de mise en concurrence devrait-il être réévalué ?

M. Jean Deguerry. - Je pense qu'il faudrait le porter à 200 000 euros, peut-être même à 250 000 euros. Il faut tenir compte de l'augmentation des prix des matériaux et de la hausse des salaires. Il s'agirait d'une mesure de bon sens, et gratuite de surcroît, comme celles que nous avons mises en place dans l'Ain.

M. Michel Canévet. - Nous pourrions revenir aux seuils européens...

M. Dany Wattebled. - Il faudrait mettre un terme à la surtransposition...

M. Paul Vidal. - Indépendamment des seuils, les artisans et les PME éprouvent des difficultés à monter les dossiers requis par les appels d'offres, pour des raisons liées à leurs ressources humaines. Il s'agit d'un frein important. Les grosses structures organisent la concurrence entre elles, n'ayons pas peur de le dire. Pendant plus de dix ans, j'ai présidé un syndicat d'énergie et je peux témoigner des difficultés que nous rencontrions.

Si le formalisme procédural diminue, il devient possible de faire travailler des entreprises plus petites, avec parfois des prix moins élevés, ce qui constitue une bouffée d'oxygène pour l'économie locale et l'emploi dans le territoire. Lorsqu'une petite entreprise remporte un marché, les conséquences sur l'économie locale sont autrement plus consistantes que si le vainqueur est une multinationale, dont les personnels vivent loin du lieu d'exécution du marché.

M. Dany Wattebled. -Les organismes chargés du recouvrement des cotisations sociales et l'administration fiscale disposent de fichiers centralisés. Il faudrait donner aux acheteurs la possibilité de les interroger plutôt que de demander aux entreprises de fournir de multiples attestations !

Mme Karine Daniel. - Vous avez parlé de l'approvisionnement local. Êtes-vous engagés dans des démarches de mutualisation avec d'autres collectivités, partenaires ou opérateurs ?

M. Jean Deguerry. - Absolument. Avec les intercommunalités et les grosses communes qui le souhaitent, nous mutualisons, entre autres exemples, nos achats et nos commandes d'énergie. Nous avons procédé ainsi avec le syndicat d'électricité, ce qui a permis d'aider beaucoup de communes face à la hausse des prix de l'énergie.

Les PME ne sont attributaires que de 27 % des montants des marchés publics, contre 44 % pour les grandes entreprises, alors que les PME représentent 99 % des entreprises et près de la moitié des emplois. Ces chiffres parlent d'eux-mêmes.

Les solutions émergent lorsque l'on se rencontre et que l'on échange. La convention signée ce matin entre l'ADF et le Medef - une première ! - permettra de faire régulièrement remonter des informations entre nos structures et nous ne manquerons pas de les transmettre aux parlementaires. Les départements, qui sont à l'origine de nombreux investissements -104 millions d'euros dans l'Ain -, ont des relations directes avec les chefs d'entreprises de leur territoire. Il est nécessaire de prendre leur pouls en permanence.

M. Simon Uzenat, président. - Qu'en est-il de la mise en oeuvre du plan national pour des achats durables (Pnad) pour 2022-2025 dans le département de l'Ain et peut-être, si vous disposez de cette information, à l'échelle de l'ensemble des départements ?

Ce plan fixait notamment, à l'horizon de 2025, un objectif de 100 % de marchés intégrant une considération environnementale et de 30 % de marchés incorporant une considération sociale. Où en est-on ?

D'autre part, le pilotage par la donnée est-il un sujet pour les départements de France ?

Dans le domaine social, les départements disposent d'une réelle expertise. À la région Bretagne, où je suis élu, nous travaillons en bonne intelligence avec les départements bretons et estimons qu'un partage d'expertise et de savoir-faire sur le sujet des clauses sociales s'impose, car les départements ont une longueur d'avance en la matière.

M. Jean Deguerry. - Nous vous ferons parvenir ultérieurement des éléments de réponse plus précis, car nous ne disposons pas à ce jour de toutes ces informations. Je peux toutefois vous dire qu'aucun département n'a atteint les objectifs fixés, un peu trop ambitieux à mon avis. Toutefois, l'important est que les départements tendent vers ces objectifs. Ceux-ci pourront être atteints si l'on allège les procédures.

En ce qui concerne les centrales d'achats, Breizh Achats a été mise en place récemment en Bretagne.

M. Simon Uzenat, président. - Exactement !

M. Jean Deguerry. - On peut également citer l'exemple d'Approlys, créée à l'initiative de départements de la région Centre-Val de Loire. Je pense qu'il faut se fixer des objectifs atteignables, sous peine de décourager les uns et les autres. Les rencontres entre présidents de conseils départementaux montrent un intérêt réel pour ces objectifs vertueux. Encore faut-il en avoir les moyens, car les atteindre est complexe et coûteux.

M. Simon Uzenat, président. - Ne pensez-vous pas que ce que l'on considère comme des contraintes constitue plutôt une manière d'accompagner et de privilégier les entreprises locales, dans le respect des règles de la commande publique ? Je pense aux critères environnementaux, qui avantagent les entreprises du territoire. L'idée ne serait-elle pas plutôt, pour favoriser leur accès à la commande publique, de mieux accompagner les TPE et les PME, qui, en effet, ne sont pas toutes dimensionnées pour y faire face ?

Dans cette logique, ne faudrait-il pas mettre en place tout un réseau d'accompagnement, avec les collectivités, mais aussi avec les chambres consulaires et les organisations interprofessionnelles ?

M. Jean Deguerry. - Certes, mais un marché de construction de collège est hors de portée pour l'entreprise locale de maçonnerie ! On peut cependant essayer de faire en sorte que les grandes entreprises ne remportent pas systématiquement ces marchés. Celles-ci ont les moyens de baisser leurs prix et sont en mesure, grâce à une panoplie d'outils, d'être les mieux-disantes.

L'objectif est non seulement de conserver un tissu économique dans nos territoires, mais aussi d'éviter à nos artisans d'être des sous-traitants et d'être mis sous une telle pression qu'ils n'arrivent pas toujours à terminer le chantier.

Il s'agit de trouver un juste équilibre : il y a de la place pour tout le monde, et il faut que tout le monde travaille, ce qui suppose de revoir les seuils des procédures formalisées. Une petite entreprise ne candidatera pas à un marché à 5 ou 10 millions d'euros. En revanche, elle sera en mesure de remporter quatre ou cinq chantiers à 200 000 euros dans l'année, avec des conséquences vertueuses sur l'emploi local, le niveau des AIS et le maintien des écoles et des commerces en milieu rural. Cela contribue à un équilibre qu'il faut préserver, sous peine d'appauvrir nos territoires.

L'après-vente constitue un autre atout des entreprises locales, qui sont plus réactives que celles qui sont éloignées géographiquement en cas de difficultés, ce qui est fréquent sur des constructions neuves.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie. Nous vous saurions gré de nous communiquer par la suite les précisions supplémentaires qui nous sont nécessaires.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP)

(Mardi 18 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux aujourd'hui en nous penchant sur la situation d'un acteur incontournable de la commande publique en France, l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), fournisseur bien connu des collectivités et de l'État, dont il est un établissement public.

Cette centrale d'achat est l'un des outils mis au service de la mutualisation des besoins entre acheteurs, permettant, en théorie du moins, d'obtenir des prix plus bas par l'augmentation des volumes commandés. Le code de la commande publique établit une équivalence entre le recours à une centrale d'achat et la passation d'une procédure de mise en concurrence, ce qui rend le dispositif intéressant pour les acheteurs publics. Pour autant, il convient de s'assurer qu'ils ne perdent pas, au niveau de la dépense, ce qu'ils gagnent en souplesse procédurale.

Pour examiner cette question, nous recevons M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Ugap. Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement - voire 7 ans en fonction des circonstances - et 75 000 € d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edward Jossa prête serment.

L'Ugap est un mastodonte : près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2023 pour ses activités de vente, 2 000 marchés et 21 000 clients. Vous avez un rôle éminent à jouer dans l'accompagnement des collectivités territoriales, et en particulier des plus petites d'entre elles, pour satisfaire leurs besoins et pallier l'absence de service dédié aux achats en leur sein.

Dans le même temps, vous êtes l'un des leviers les plus puissants de mise en oeuvre des stratégies d'achat élaborées à l'échelle nationale et des orientations déterminées par le législateur en matière de commande publique. Je pense en particulier à la commande publique durable, dont les exigences s'imposent désormais à tous les acheteurs publics. Il serait intéressant que vous nous expliquiez comment vous les mettez en oeuvre.

Vous pourrez également profiter de cette audition pour tordre le cou à certaines idées reçues sur les tarifs pratiqués ou la qualité de service offerte à vos clients, dans la mesure où il nous arrive d'entendre des échos défavorables de la part des élus de nos départements.

Je vous laisse maintenant la parole.

M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). - Nous avons bien reçu votre questionnaire, mais nous n'avons pas pu y répondre pour l'heure. Je vais en tout état de cause vous fournir un certain nombre d'éléments de réponse dans le cadre de mon propos liminaire. Nous vous enverrons nos réponses écrites le plus tôt possible.

M. Simon Uzenat, président. - Nous ne vous avons pas demandé de nous adresser vos réponses écrites dès aujourd'hui. J'aimerais simplement que vous réagissiez aux quelques points que j'ai soulevés en introduction et que vous répondiez aux questions du rapporteur et de nos collègues.

M. Edward Jossa. - Je vais tâcher de distinguer les sujets qui concernent l'Ugap elle-même et vos questions portant sur la commande publique en général.

Pour commencer, l'Ugap est une centrale d'achat au sens des directives européennes et de la législation nationale. S'il s'agit d'une évidence aujourd'hui, avant la directive de 2004, l'Ugap était mise en cause par des acteurs privés tels que la Camif, qui considéraient que la dispense de procédures dont elle bénéficiait constituait une distorsion de concurrence au détriment de grands acteurs du secteur privé.

Ce modèle a été validé par l'Union européenne dans la mesure où il n'a pas été jugé nécessaire de mener par deux fois une procédure de passation, mais, en contrepartie, les centrales d'achat doivent elles-mêmes appliquer le code de la commande publique à l'ensemble de leurs achats, y compris internes. Du reste, en réduisant la proximité entre acheteurs et fournisseurs, les centrales d'achat constituent un outil anticorruption assez puissant. Cet élément a largement contribué à permettre la validation de ce modèle. Il s'agissait en effet d'un point de vigilance au moment et de l'adhésion de plusieurs États d'Europe de l'Est à l'Union européenne.

L'Ugap n'est pas la seule centrale d'achat au service de la commande publique. Un recensement est en cours, mais il existe en France une cinquantaine de structures de ce type, de tailles très différentes. L'Ugap est sans doute la principale, du fait, notamment, de la diversité des produits qu'elle propose.

Par ailleurs, l'Ugap est un établissement public. Elle fait donc l'objet d'un grand nombre de contrôles, ce qui la différencie de beaucoup d'autres centrales d'achat. Nous sommes ainsi soumis à la tutelle des ministères des finances et de l'éducation nationale, tandis que des objectifs nous sont assignés dans le cadre d'un contrat d'objectifs et de performance (COP) et que j'ai reçu du Gouvernement une lettre de mission. Nous sommes soumis au contrôle économique et financier, disposons d'un comptable public et faisons l'objet de contrôles externes, notamment ceux de la Cour des comptes et de l'Agence française anticorruption (AFA). Ce niveau de contrôle est de loin supérieur à celui de l'ensemble des autres structures recourant à la commande publique en France. C'est la raison pour laquelle nous sommes parfois quelque peu procéduriers.

Nous opérons en mode « grossiste » ou « achat-revente », ce qui constitue également l'une de nos spécificités par rapport aux autres centrales d'achat, y compris au niveau européen. La plupart d'entre elles interviennent en mode « intermédiaire » : elles passent des marchés et bénéficient de l'effet de la mutualisation, mais ces marchés sont ensuite mis à la disposition de leurs adhérents, qui passent leurs commandes auprès des fournisseurs désignés et traitent directement avec eux. Dans le cadre du mode « exécuté », auquel l'Ugap recourt majoritairement, mais pas exclusivement, la centrale passe les marchés, en assure toute l'administration, reçoit les demandes, passe les commandes et achète au fournisseur, lequel réalise la prestation au bénéfice de l'entité cliente, mais la facture à l'Ugap, qui la refacture ensuite à l'entité cliente.

Autre caractéristique : l'Ugap est un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic). Nous exerçons donc notre activité avec des salariés de droit privé - à l'exception du président-directeur général et du comptable public. Il est notable que l'un des plus gros opérateurs de la commande publique travaille avec des personnels de droit privé. En outre, nous achetons dans l'optique d'équilibrer nos comptes, et même de dégager un résultat positif. Notre tutelle souhaite que ce résultat soit compris entre 0,6 % et 1 % de notre chiffre d'affaires - nous avons atteint 0,99 % en 2024.

Nous passons donc des marchés dans l'objectif de vendre ce que nous achetons, ce qui constitue une grande différence par rapport à une structure achetant pour satisfaire ses besoins propres. Nous tenons donc à fournir de bons produits et à obtenir des retours positifs de la part de nos clients. Cette façon très particulière de faire de la commande publique explique sans doute la force de notre modèle, qui requiert, dans l'exécution, de très fortes relations avec nos fournisseurs et une très grande attention envers nos clients pour, le cas échéant, corriger le tir et faire évoluer l'offre. D'ailleurs, nous raisonnons en termes d'offre, et pas seulement de marchés. Nous essayons donc de proposer le meilleur rapport qualité-prix à nos acheteurs et de leur garantir à la fois la rigueur des procédures publiques et celle de l'achat privé.

L'Ugap est une centrale d'achat généraliste. En théorie, toute personne soumise au code de la commande publique peut recourir à ses services. Au passage, il y aurait en France, d'après l'OCDE, 130 000 pouvoirs adjudicateurs, ce qui représente un peu plus de la moitié des pouvoirs adjudicateurs de l'Europe entière. En y ajoutant les collectivités territoriales et les structures du secteur médico-social, le nombre total d'acheteurs publics en France est considérable. À l'Ugap, nous recensons 20 700 clients actifs, qui passent au moins une commande dans l'année. Nous faisons à peu près tout, à l'exception des domaines du bâtiment et des travaux publics (BTP), du militaire, de l'alimentaire et du médicament.

Enfin, notre activité se développe. Le volume d'activité, qui s'établissait à environ 1 milliard d'euros en 1997, a reculé ensuite jusqu'à 420 millions d'euros en raison d'une crise que nous avons traversée. Depuis 2002, nous connaissons une croissance continue de l'activité : notre chiffre d'affaires a atteint 2,5 milliards d'euros en 2016 et 5,6 milliards d'euros l'an dernier, ce qui correspond à 5,9 milliards d'euros de commandes - il convient de distinguer le chiffre d'affaires et les commandes, ces dernières étant facturées a posteriori. Nous comptons à peu près 2 100 marchés actifs et renouvelons environ 500 lots par an dans le cadre d'une cinquantaine ou d'une soixantaine de procédures, selon les années.

La majorité de nos marchés sont conclus dans le cadre d'appels d'offres ouverts et sous la forme d'accords-cadres à bons de commande. Il nous arrive très exceptionnellement de recourir à un appel d'offres restreint ou à un système d'acquisition dynamique (SAD).

L'établissement compte aujourd'hui 1 600 équivalents temps plein (ETP). Nous sommes financés à hauteur de 80 % par la marge commerciale que nous dégageons. Cette marge repose sur deux principes de tarification : la tarification standard et la tarification partenariale, dans le cadre d'une convention de partenariat. La tarification standard s'applique aux ventes à l'unité, qui s'opèrent via notre site Internet ugap.fr. Comme tous les acteurs de la grande distribution, nous suivons les prix de nos concurrents - Amazon Business, Bruneau, JPG ou Manutan - et essayons de fixer les nôtres de manière à rester compétitifs. Ces ventes représentent environ 10 % du volume de nos ventes. Le reste correspond à des conventions de partenariat, dans le cadre desquelles la marge que nous ajoutons à notre prix d'achat est connue de l'entité acheteuse. Notre marge dépend alors du segment : elle est un peu plus élevée sur le mobilier, par exemple, dans la mesure où nos coûts analytiques sont plus importants. Nous consentons ainsi des réductions très conséquentes par rapport à nos prix standards sur environ 90 % de nos ventes. En outre, nos tarifs sont dégressifs en fonction de la tranche d'achats : de 5 à 10 millions d'euros, de 10 à 20 millions d'euros, de 20 à 30 millions d'euros et au-delà de 30 millions d'euros.

L'État, compte tenu de la part qu'il représente dans le volume global de commandes de l'Ugap, est considéré comme un client unique, c'est-à-dire que l'ensemble des ministères et bénéficient des meilleurs tarifs de l'Ugap. Je tiens à le préciser, car beaucoup de comparaisons ont été réalisées à partir des prix standards consultables sur notre site Internet, alors que la tarification partenariale aboutit à des tarifs beaucoup plus compétitifs.

À côté de la marge commerciale, qui représente donc 80 % de nos ressources, les 20 % restants correspondent à une contribution fournisseurs, généralement fixée à 1 % des ventes et assortie d'un dispositif d'exonération négocié avec les fédérations professionnelles afin d'éviter l'application de cette contribution aux petits volumes et de favoriser les PME. La contribution fournisseurs est le modèle dominant parmi les centrales d'achat en Europe. Elle permet d'offrir une contrepartie aux frais de commercialisation engagés par l'Ugap - mobilisation de commerciaux, présentation de l'offre, site Internet -, qui profitent in fine aux fournisseurs, ainsi qu'au point de paiement unique qui leur est offert. Je rappelle à ce propos que nous payons systématiquement nos fournisseurs à 30 jours, alors que les clients publics nous paient à 60 jours en moyenne. L'Ugap doit donc en permanence financer un mois de fonds de roulement, soit environ 500 millions d'euros, ce qui représente un effort de trésorerie important en faveur de nos fournisseurs et nécessite de notre part une certaine solidité financière.

En 2015, le coût d'une procédure de passation a été évalué par un rapport du Sénat à 6 000 euros. Il est très difficile d'avancer un montant, mais nous estimons ce coût à 12 000 euros, soit 0,45 % de nos achats, en ne retenant, au sein de notre comptabilité analytique, que les coûts de passation des marchés, à l'exclusion des coûts d'exécution.

Notre tutelle est exercée conjointement, du côté du ministère des finances, par la direction des achats de l'État (DAE) et la direction du budget et, du côté du ministère de l'éducation nationale, par le secrétariat général du ministère. Au-delà de cette tutelle, la DAE joue un rôle de coordination de l'État client et peut décider, sur un segment de sa stratégie d'achats, de recourir à l'Ugap, à une procédure interministérielle ou à une procédure menée par un autre ministère ou par elle-même, ce qui fait l'objet de discussions à l'occasion du renouvellement de ces stratégies ministérielles.

Lorsqu'un segment est confié à l'Ugap, nous fonctionnons en co-prescription avec la DAE, qui fixe ses objectifs et participe parfois à l'élaboration des projets d'appels d'offres. Naturellement, lorsque l'Ugap est le quasi-opérateur de l'État, nous mettons en oeuvre les consignes qu'il nous donne. Par exemple, s'il ne souhaite pas que des véhicules soient vendus aux ministères en dessous d'un certain prix, nous établissons un catalogue privatif à leur intention.

Nous disposons de plusieurs atouts reconnus : la largeur de l'offre, la grande sécurité juridique, la qualité relationnelle de nos équipes sur le terrain, la fluidité du parcours client et la capacité de restitution. Des attentes s'expriment également à notre égard, comme le montrent les baromètres de satisfaction que nous recevons régulièrement : plus d'agilité dans l'exécution, des élargissements supplémentaires de l'offre - ce qui n'est pas toujours facile à faire -, davantage de personnalisation dans l'exécution, plus d'achats responsables et, dans le même temps, des prix plus bas.

Concernant les clauses sociales et environnementales, nous poursuivons les objectifs fixés dans le cadre de notre COP, qui reflètent les objectifs nationaux. Nous avons ainsi un objectif d'intégration de clauses environnementales dans 100 % de nos marchés. Aujourd'hui, nous en sommes à 99 %. Je considère donc que cet objectif est atteint. S'agissant des clauses sociales, nous devons en intégrer dans 30 % de nos marchés et nous en sommes à 69 %. Enfin, nous proposons 14 000 références conformes aux exigences de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec). Nous avançons sur ce point et disposons encore de marges de progression.

Nos achats consacrés à l'innovation ont atteint 158 millions d'euros en 2023 et 196 millions d'euros en 2024. De manière générale, le levier le plus efficace que nous ayons trouvé en la matière est l'intégration des logiciels au marché multi-éditeurs.

Le taux de marge moyen de l'Ugap s'est élevé à 3,76 % sur les commandes enregistrées en 2024. Il est en baisse et s'avère, je trouve, plutôt compétitif. Les 96,24 % restants correspondent au résultat des appels d'offres que nous lançons. Dans ce cadre, nous pondérons le prix à hauteur d'environ 40 %, ce qui ne nous différencie pas drastiquement des autres acheteurs publics. Néanmoins, nous sommes obligés d'accorder un poids assez significatif à la qualité de service, point sur lequel nous sommes particulièrement attendus. De même, nous donnons une certaine importance aux critères techniques et devons laisser une place aux qualités esthétiques et fonctionnelles et aux critères sociaux et environnementaux. Il nous arrive de regretter de ne pas pouvoir dépasser les 100 % !

Certains éléments jouent parfois en notre défaveur. Sur les marchés de distribution, par exemple, de fournitures de bureau, nous faisons l'effort de surveiller les références, car certains fournisseurs les changent après l'attribution des marchés, ce qui peut faire déraper les prix. Ils savent que nous menons des contrôles et qu'ils ne peuvent pas se rattraper sur les prix aussi facilement chez nous que chez d'autres. De la même manière, quand un client nous demande d'appliquer des pénalités, nous le faisons. Les fournisseurs peuvent donc être tentés d'ajouter des marges de précaution aux prix qu'ils pratiquent à notre égard.

Il faut toutefois avoir le courage de dire que, dans certains domaines, les prix sont trop bas. Je pense notamment aux prestations de gardiennage et de nettoyage. Nous recevons parfois des réponses proposant un prix très légèrement supérieur au Smic. Or, ces secteurs se caractérisent par des marges de productivité très limitées, dans la mesure où la reprise des personnels en place est obligatoire. Si vous baissez les prix, il n'y aura pas de miracle : vous constaterez une baisse du taux d'encadrement, des efforts de formation des personnels et donc de la qualité. Dans certains domaines, le prix ne doit donc pas être le plus bas, mais le plus juste. Nous tenons à porter ce message, car une exécution insatisfaisante génère des litiges.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les élus locaux nous font parfois part des difficultés qu'ils rencontrent dans leur relation avec l'Ugap. Quelles mesures avez-vous prises pour améliorer la qualité du service offert ?

De nombreuses TPE et PME, notamment des entreprises innovantes, ne parviennent pas à être référencées à l'Ugap et donc à bénéficier de sa très large clientèle. Comment l'expliquez-vous ? Quelle est votre politique en matière de référencement ? Quelle politique menez-vous pour mieux inclure dans vos marchés ces entreprises qui, sans la commande publique, ne peuvent pas émerger ?

Quelles sont les modalités de rémunération des titulaires de vos marchés ? Ceux-ci perçoivent-ils des commissions de la part de certaines entreprises référencées ? Comment les justifiez-vous, le cas échéant ?

M. Edward Jossa. - En mode « exécuté », il faut gérer des réclamations si la qualité de service n'est pas au rendez-vous - nous en gérons à peu près 50 000 par an. La qualité de service est donc au coeur de notre stratégie.

Il convient de distinguer la qualité de service du fournisseur et celle de l'Ugap elle-même, qui inclut le délai de réponse à une demande de devis, le délai de transformation du devis en commande, la rapidité d'information du client sur l'état d'avancement de la livraison et la facturation.

Sur ce dernier point, nombre de difficultés liées aux règles de la commande publique, aux numéros de référencement et aux numéros d'engagement entraînent des rejets. Nous travaillons donc en permanence sur ces sujets. Par exemple, nous avons constaté un volume colossal de rejets sur les cartes d'achat avant de nous apercevoir que les délais d'autorisation bancaire étaient plus courts que les délais de livraison. Nous les avons donc allongés, ce qui a conduit d'ailleurs à ce que les fournisseurs soient payés un peu plus tard.

La qualité de service des fournisseurs, quant à elle, a constitué une problématique au cours des dernières années. Par exemple, les délais de livraison se sont considérablement allongés dans le secteur de l'automobile. De même, chez un certain nombre de grands opérateurs très centrés sur la production, l'attention apportée à la fiabilité des distributeurs est insuffisante, ce qui suscite des problèmes en termes de qualité de livraison. C'est le cas, là encore, dans le secteur de l'automobile, où la distribution est traditionnellement confiée par les fabricants aux concessionnaires. Or, lorsque nous faisons de la vente directe à l'État, sans passer par un concessionnaire, le suivi de l'ensemble de la chaîne de production est difficile.

Cette problématique est plus délicate encore s'agissant des véhicules de sécurité, pour la police et la gendarmerie. En effet, une étape supplémentaire de carrossage et de sérigraphie est nécessaire. Or, la situation financière des principaux acteurs français de ce secteur est plutôt fragile. Nous avons donc fait face cette année à des difficultés liées à l'incapacité de plusieurs de ces acteurs à financer leur cycle d'exploitation, qui ont provoqué des suspensions très significatives sur les véhicules de police et de gendarmerie, mais aussi d'incendie et de secours. Dans ce dernier domaine, la situation est encore plus complexe, dans la mesure où nos titulaires ne sont pas les fabricants, comme dans le secteur de l'automobile, mais les carrossiers. Ceux-ci doivent dès lors préfinancer les châssis, ce qui n'est pas évident - d'où la sensibilité du sujet des acomptes.

Enfin, dans le secteur de l'automobile en général, nous faisons aussi les frais de la crise des microprocesseurs. Nous avons également constaté beaucoup de difficultés chez les PME dans le domaine du mobilier. Nous assurons donc un suivi de nos fournisseurs stratégiques et mettons en place des plans d'action lorsque la qualité de service nous paraît insuffisante.

Sur la question des entreprises innovantes, nous sommes de farouches partisans de la French Tech ! Nos équipes s'investissent pleinement dans ce domaine, pour organiser des rencontres entre collectivités et PME innovantes.

Toutefois, pour être honnête avec vous, nous recevons des sollicitations tous les jours. Presque trop d'entreprises viennent nous voir. Nous devons avant tout mener un travail de qualification et vérifier que l'idée proposée est intéressante et correspond aux attentes du secteur public. Notre rôle est de permettre la rencontre de l'offre et de la demande, mais il faut d'abord que nous nous assurions que la demande existe.

Ceci étant dit, certaines des entreprises que nous avons retenues ont constitué de véritables succès. Je pense notamment à l'entreprise agenaise Fonroche, qui travaille dans le domaine de l'éclairage photovoltaïque. Nous avons indéniablement contribué à sa croissance.

Néanmoins, dans ce domaine comme dans les autres, la commande publique ne peut pas tout. Nous rencontrons parfois des entreprises qui proposent une solution vraiment innovante, mais l'innovation ne dure qu'un temps. Assez rapidement, ces entreprises doivent donc être intégrées aux marchés classiques. Or, elles peuvent devenir dépendantes de l'Ugap et vivent très mal la mise en concurrence dans les conditions de droit commun. Pour autant - et je tiens à le redire -, nos volumes d'activité augmentent en matière d'innovation.

Enfin, je ne crois pas que nos titulaires reçoivent de commission, mais je ne suis pas certain d'avoir compris votre question.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quand un marché global est attribué, l'attributaire fait parfois appel à des sous-traitants. J'imagine que vous n'êtes pas informés de ces rétrocessions ?

M. Edward Jossa. - Il s'agit effectivement d'un sujet. Le titulaire verse à l'Ugap une contribution fournisseurs, qui est prévue dans l'appel d'offres. Ensuite, nous ne pouvons pas intervenir dans la relation commerciale entre le titulaire et les fournisseurs de second rang. Il convient de distinguer sous-traitants et fournisseurs de second rang. Le sous-traitant est une entité identifiée, dont le lien avec le titulaire est déclaré et qui bénéficie, par exemple, d'un droit au paiement direct, ce qui n'est pas le cas du fournisseur de second rang.

Toutefois, bien qu'il n'y ait pas de relation directe entre l'Ugap et les fournisseurs de second rang, nous leur accordons une attention particulière dans le domaine des logiciels, par exemple, car ce sont eux qui produisent ce qui est acheté par les clients. Dans le cadre d'un dispositif intitulé « sous-traitance responsable », nous les consultons directement sur un certain nombre de sujets et évaluons leur niveau de satisfaction. Nous les assimilons à des sous-traitants compte tenu, notamment, de leur visibilité, mais nous ne disposons d'aucune base juridique pour le faire.

M. Michel Canévet. - Vous avez évoqué tout à l'heure la question de la qualité de service. Comment la mesurez-vous ? Réalisez-vous régulièrement des enquêtes ?

Vous avez également abordé la question de la sous-traitance. Il nous paraît souhaitable de favoriser les achats directs auprès des producteurs, avec une attention particulière portée aux producteurs français. Comment tenez-vous compte de cet enjeu dans votre politique d'achat ?

L'exécution de vos marchés donne-t-elle lieu à beaucoup de contentieux dans vos relations avec les fournisseurs ou avec les usagers ?

M. Paul Vidal. - Mon expérience d'élu local m'a permis de constater qu'il était plus facile d'acheter auprès de l'Ugap que de lancer des appels d'offres. En revanche, je ne me souviens pas d'avoir bénéficié de tarifs exceptionnellement bas en recourant aux services de l'Ugap. Vous avez dit que vous achetiez en masse au meilleur prix et que vous vous aligniez sur la concurrence pour fixer vos tarifs. Cela permet-il aux collectivités de bénéficier du meilleur prix ou pourriez-vous proposer des prix un peu plus bas ?

Vous avez également indiqué que vous dégagiez une marge de 3,76 %. Quel est le niveau de vos frais de fonctionnement ?

M. Daniel Salmon. - Nous avons évoqué le cas d'un certain nombre d'entreprises fonctionnant avec la commande publique. Certaines entreprises vivent-elles exclusivement ou majoritairement de la commande publique ?

Mme Karine Daniel. - La presse fait parfois état de tarifs supérieurs aux prix constatés sur le marché public pour ce genre d'achats, notamment dans le domaine de l'éducation. Ces exemples peuvent être anecdotiques, mais marquent les esprits. Comment répondez-vous à ces critiques ?

M. Edward Jossa. - Je vais commencer par répondre à la dernière question, car j'ai été conduit à m'exprimer sur ce sujet dans les médias. Le cas d'une lampe à plusieurs milliers d'euros a notamment été évoqué. Or, cette lampe n'avait pas été vendue par l'Ugap ! En effet, le secteur technico-éducatif étant en situation oligopolistique, nous avons fait le choix de nous retirer de ce segment. Les prix sont extrêmement élevés dans ce domaine.

Du reste, s'il y a eu beaucoup de bruit autour de la lampe en question, il faut rappeler qu'il s'agissait d'une lampe de dissection. Elle était donc extrêmement puissante, mais aussi très robuste, dans la mesure où le maniement par les élèves peut s'avérer quelque peu direct. Tout n'est donc pas aussi clair que l'on voudrait le faire croire.

Je rappelle également que les comparaisons qui sont parfois faites par les médias concernent principalement les prix standards, hors convention de partenariat. Nous essayons de fixer ces prix à un niveau légèrement inférieur à celui de la concurrence de manière à avantager nos clients. Les comparaisons requièrent beaucoup de rigueur. Je pense à un exemple récemment évoqué dans le cadre de l'audit que mène actuellement une mission de l'inspection générale des finances (IGF) : sur deux tables paraissant identiques en catalogue, l'une était faite de bois mélaminé, l'autre d'un bois beaucoup plus solide. De façon générale, des différences notables peuvent parfois passer inaperçues : le respect de normes NF, la solidité du plateau, la gamme de couleurs, la durée de la garantie, etc. Le prix du mobilier peut inclure ou non la livraison et le montage. Les comparaisons réalisées sont assez approximatives, car elles ne tiennent pas compte de ces différences. En toute rigueur, il est donc nécessaire de vérifier que les références sont les mêmes et de ne comparer que ce qui est comparable.

En tout état de cause, je ne crois pas que notre positionnement soit particulièrement défavorable par rapport à la concurrence. Nous utilisons des outils d'analyse et des logiciels qui nous permettent de nous comparer aux principaux autres acteurs du marché. Dans le domaine de la distribution, tout le monde joue sur des produits d'appel et se rattrape sur autre chose. Lorsqu'un dépositionnement nous est signalé - ce qui peut arriver de temps à autre -, nous négocions avec le fournisseur et pouvons même couper le robinet, si j'ose dire, ce qui peut donner lieu à des discussions assez franches.

Durant la crise sanitaire, par exemple, nous avons constaté que les PME, notamment dans le domaine du mobilier, étaient prises à la gorge. C'est la raison pour laquelle nous avons accepté de déployer un dispositif de décision unilatérale permettant de rehausser les prix en raison de l'augmentation du coût des intrants. Nous sommes aujourd'hui en phase de normalisation et il m'arrive d'avoir des discussions assez rudes avec les PME pour revenir à des prix normaux. Parfois, elles peuvent proposer hors Ugap des prix plus favorables que ceux de l'Ugap, auquel cas nous leur demandons des explications. Nous sommes particulièrement vigilants sur ces sujets de compétitivité.

Par ailleurs, encore une fois, les prix standards ne représentent que 10 % de notre activité, tandis que les prix partenariaux leur sont inférieurs d'un point en moyenne, ce qui est significatif compte tenu de notre marge de 3,76 %.

Vous m'avez également interrogé sur la mesure de la qualité de service. Nous disposons d'une batterie d'indicateurs à cet effet, comme le nombre de litiges ou les délais entre le devis, la commande et la livraison. Les indicateurs les plus importants figurent d'ailleurs dans notre COP. C'est sur cette base que nous dialoguons avec les fournisseurs pour mettre en place, si cela apparaît nécessaire, des plans de remédiation.

Les contentieux sont relativement peu nombreux, d'autant que, lorsqu'un référé précontractuel est déposé et que nous constatons que nous avons commis une erreur de procédure - ce qui peut arriver à tout le monde -, nous préférons déclarer la procédure sans suite et repartir à zéro sur des bases saines. Il est donc logique que nous perdions assez rarement. Je ne dispose pas du nombre exact de cas, mais je crois qu'il s'établit autour d'une dizaine par an.

M. Simon Uzenat, président. - Nous apprécierions que vous nous transmettiez des détails sur ces contentieux.

M. Edward Jossa. - Nous vous communiquerons des éléments sur ce point.

Concernant le recours aux producteurs français et européens, nous sommes contraints de respecter les règles de la commande publique, qui interdisent toute discrimination. Je rappelle également que la France est partie à l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Il lui est donc interdit de discriminer au détriment d'un autre pays signataire de cet accord, sous réserve des dispositions des directives européennes prévoyant des mécanismes de sécurité lorsque le pays en question ne joue pas le jeu et accorde des subventions à ses entreprises. Cela ne nous empêche pas de mener un travail de sourcing pour identifier des solutions que nous pouvons intégrer à nos offres via les outils d'aide à l'innovation et le marché multi-éditeurs, notamment.

Nous avons également fait le choix d'afficher sur notre site Internet un ensemble de labels, comme le label « Fabriqué en France » et le label « Origine France Garantie ». La responsabilité de cet affichage est assumée par les fabricants, dans la mesure où nous n'avons pas les moyens de les contrôler.

La question de la nationalité d'une entreprise est extraordinairement complexe. 96 % ou 97 % de nos fournisseurs sont juridiquement français puisque la plupart de nos importations sont réalisées par les filiales françaises des entreprises en question. Il existe également des cas intermédiaires, dans lesquels l'entreprise fabrique à la fois en France et à l'étranger, notamment dans le domaine de l'automobile. Il existe différents critères, qui ne coïncident pas toujours : le pays d'établissement du siège de l'entreprise, l'emploi ou la part de la valeur ajoutée produite en France.

M. Daniel Salmon. - Ma question portait sur les entreprises dépendant exclusivement ou majoritairement de la commande publique.

M. Edward Jossa. - Au niveau macro-économique, certains secteurs sont totalement dépendants de la commande publique. L'exemple le plus pur est celui des services d'incendie et de secours. Le secteur médical en est un autre. À l'inverse, le secteur de l'automobile ne dépend pas de la commande publique, malgré des enjeux symboliques forts. Le secteur de l'informatique, lui, est un cas intermédiaire.

Au niveau microéconomique, les entreprises fortement dépendantes de la commande publique sont, dans l'immense majorité des cas, des PME. Je rends compte à ma tutelle des cas de forte dépendance et nous avons mis en place un plan consistant à alerter ces entreprises sur les risques de dépendance excessive à la commande publique. Souvent, quand une de ces entreprises perd un marché, même à la régulière, son patron monte violemment au créneau. Il s'agit d'un sujet délicat.

La société SCC, par exemple, est très dépendante de l'Ugap compte tenu du volume considérable que représente le marché multi-éditeurs dont elle est titulaire. D'ailleurs, elle est également titulaire de plusieurs autres marchés. J'ai donc adressé à mes tutelles un rapport faisant état de ces liens de dépendance.

Il n'est pas possible de faire grand-chose en la matière puisque nous devons appliquer les règles de la commande publique, mais il me paraît important d'avoir conscience de cette problématique.

M. Paul Vidal. - Qu'en est-il de vos frais de fonctionnement ?

M. Edward Jossa. - En mode « exécuté », l'Ugap consacre un peu moins de 5 % de son chiffre d'affaires à son fonctionnement. Une partie de ces dépenses est directement proportionnelle à l'activité - la réception des devis, l'enregistrement des commandes, la gestion de l'avant-vente et de l'après-vente, etc. Je tâche de réduire ces coûts autant que faire se peut. Notre taux de marge moyen s'élevant à 3,76 %, il faut y ajouter le point de contribution fournisseurs pour avoir une idée globale des frais de fonctionnement de l'Ugap.

Je rappelle que nous avons dégagé un résultat positif égal à 0,99 % de notre chiffre d'affaires en 2024. Nous versons un petit dividende à l'État, mais l'essentiel du résultat net est investi dans les systèmes d'information. Il est important de les sécuriser, car notre chiffre d'affaires de 5,6 milliards représente à peu près la moitié de celui de Fnac Darty. Nous essayons donc de nous conformer à tous les critères en matière de certification des systèmes d'information.

Compte tenu de notre volume d'activité, la consolidation de nos fonds propres constitue un autre enjeu. De fait, comme je vous l'ai indiqué, nous devons en permanence financer un cycle d'exploitation se traduisant par une charge de trésorerie de l'ordre de 500 millions d'euros, ce qui requiert des fonds propres solides. Nous ne sommes plus financés sur les lignes de trésorerie depuis 3 ou 4 ans, car nous avons réinjecté une partie de notre résultat net dans nos fonds propres.

Mme Céline Brulin. - Vous avez indiqué que le secteur technico-éducatif était oligopolistique et que l'Ugap avait par conséquent décidé de s'en retirer. Pouvez-vous nous expliquer ce choix ? Ce secteur sera encore plus oligopolistique si certains acteurs s'en retirent. Quelles pourraient en être les conséquences pour les collectivités territoriales et l'ensemble des acheteurs publics ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai été saisi par l'entreprise Wifirst, qui propose une solution technologique de wifi mutualisé. Celle-ci cherche en vain à bénéficier d'un référencement au sein du catalogue de l'Ugap depuis 3 ans, alors que, dans le même temps, nous faisons appel à des acteurs américains. Comment garantissez-vous la souveraineté française dans le cadre de vos marchés ?

Du reste, il peut être fait appel, dans le cadre de certains appels d'offres, à des serveurs ou à des clouds dans lesquels sont stockées des données. Avez-vous intégré l'enjeu de souveraineté des données françaises dans votre politique d'achat ?

Plusieurs acteurs de la French Tech nous disent n'avoir pas accès à la commande publique. Près de 6 milliards d'euros de chiffre d'affaires pour la seule Ugap, ça n'est pas rien. Or, ces entreprises n'en bénéficient pas.

M. Simon Uzenat, président. - Un courrier daté du 30 mai 2023 et signé par quatre députés vous a justement été adressé au sujet de cette demande de référencement. Le wifi mutualisé constitue un outil de sécurisation face à la multiplication des cyberattaques et de limitation de l'empreinte écologique du numérique, sujet d'une actualité brûlante. Or, d'après nos informations, ce courrier est resté sans réponse, alors que des engagements semblent avoir été pris en la matière au plus haut niveau de l'État. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

J'aimerais également vous interroger au sujet des enjeux ultramarins, à l'heure où les crises se multiplient en outre-mer, et notamment à Mayotte. De quels leviers disposez-vous pour accompagner les acheteurs publics ultramarins ?

M. Edward Jossa. - Compte tenu du nombre de procédures que nous gérons, je ne suis pas en mesure de vous répondre sur des cas particuliers. Il me faut consulter ces dossiers pour vous fournir davantage d'explications.

Je peux néanmoins vous dire qu'il y a une confusion sur la question du référencement. Un certain nombre de personnes pensent que nous référençons les différentes solutions. En réalité, nous ne référençons pas, mais nous passons des marchés. Qu'ils soient mono- ou poly-attributaires, il y a toujours des perdants et un vainqueur désigné sur la base des critères figurant dans l'appel d'offres. Je suis effectivement interpellé de temps en temps par des fournisseurs mécontents...

M. Simon Uzenat, président. - Je précise qu'il ne s'agit pas d'un cas de soumissionnaire déçu, mais que le marché du wifi mutualisé devait être référencé en tant que tel par l'Ugap. Or, un tel marché n'a visiblement pas été proposé et il n'est donc pas possible aux entreprises d'y candidater.

M. Edward Jossa. - Nous recevons généralement les entreprises non retenues pour leur expliquer les raisons de notre choix. Elles peuvent naturellement se faire communiquer nos critères et une comparaison avec le vainqueur. Nous cherchons à les aider en vue du prochain appel d'offres. De moins en moins d'entreprises répondent à nos appels d'offres dans certains secteurs et notre objectif est de les y encourager.

Le référencement n'existe que dans le cas des marchés de distribution, mais c'est notre distributeur qui y procède, et non l'Ugap elle-même. Il peut constituer une solution efficace pour acquérir des produits français ou européens. En contrepartie, l'acheteur public n'exerce qu'un contrôle limité : le fournisseur détermine et conduit sa politique en fonction de ce qui lui est demandé.

M. Simon Uzenat, président. - Ça n'est pas le sujet. En l'espèce, l'offre dont nous parlons aurait visiblement dû intégrer votre catalogue.

M. Edward Jossa. - Je ne dispose pas avec moi des éléments nécessaires pour vous répondre. Je regarderai ce qu'il en est et joindrai des éléments d'explication à mes réponses écrites. Je crois savoir que nous disposons d'une offre de wifi, mais je déduis de votre question qu'elle ne correspond pas à ce que vous auriez souhaité.

M. Simon Uzenat, président. - Nous n'avons aucun intérêt dans cette affaire. Cette information nous a simplement été transmise par des acteurs de terrain et des parlementaires qui s'investissent sur ce sujet.

M. Edward Jossa. - Il faut que je vérifie. Pour répondre à la question relative à notre sortie du secteur technico-éducatif, il s'agit d'une décision prise il y a fort longtemps que j'aurais par conséquent du mal à vous expliquer. Nous n'y sommes pas retournés, car nous préférons rester sur des marchés plus généraux, sans investir des sujets trop spécifiques. En outre, il est compliqué d'intervenir sur certains secteurs quand les clients ont l'habitude que les fournisseurs s'adressent directement à eux.

M. Simon Uzenat, président. - J'espère que vous pourrez nous apporter des éclairages sur ce point dans le cadre de vos réponses écrites. Que pouvez-vous me répondre sur les outre-mer ?

M. Edward Jossa. - Il s'agit d'un sujet extrêmement stratégique. L'Ugap dispose de marges de progression dans son activité ultramarine et nous nous employons à avancer en la matière. Nous avons créé une direction territoriale basée à Rouen et dédiée à l'outre-mer. La commande publique en outre-mer présente une somme de spécificités. Les entreprises doivent notamment savoir gérer différents problèmes liés au transport maritime, à la TVA et au rôle des commissionnaires. Il est nécessaire de discuter avec elles en amont pour savoir si elles en sont capables ou si elles sont en mesure de recourir à de la sous-traitance locale, le cas échéant.

Néanmoins, nos ventes en outre-mer sont en progression. Les livraisons dédiées à l'outre-mer représentent un montant compris entre 100 et 150 millions d'euros. Pour continuer à progresser, il nous faut convaincre nos fournisseurs d'accepter de livrer en outre-mer, d'où l'intérêt de notre travail de sourcing. Pour le moment, nous n'avons pas exclu d'entreprise incapable d'assurer des livraisons en outre-mer, car cela aboutirait sans doute à restreindre un peu trop l'offre.

M. Simon Uzenat, président. - Il serait utile que vous nous apportiez, dans le cadre de vos réponses écrites, des détails sur les territoires ultramarins, notamment une cartographie précise de vos activités, la liste des entreprises référencées et le chiffre d'affaires que vous y réalisez.

M. Edward Jossa. - Je tiens à ajouter que nous sommes très fortement mobilisés pour aider Mayotte face aux conséquences du cyclone Chido. Nous avons, à la demande du Gouvernement, fait appel à un grand nombre de nos marchés. Nous pourrons vous adresser un bilan de notre action en faveur de Mayotte, qui a notamment été portée par le ministère de l'éducation nationale et les cellules de crise, lesquelles nous ont passé des commandes en direct.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de juristes et journalistes spécialisés dans la commande publique : MM. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris, Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info et Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse - Capitole

(Mercredi 19 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Chers collègues, nous élargissons aujourd'hui le champ d'investigation de notre commission d'enquête. Notre objectif est de nous intéresser au point de vue d'acteurs qui, sans être des acheteurs publics eux-mêmes, sont quotidiennement confrontés au droit de la commande publique en tant que praticiens ou observateurs éclairés.

Nous avons déjà entendu plusieurs représentants du monde des collectivités locales, des blocs communal, départemental et régional, ainsi que des représentants des directions de l'État et de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). Nous avons estimé, avec notre rapporteur, que l'apport de professeurs, d'experts du droit et de journalistes spécialisés était essentiel pour notre démocratie et le bon fonctionnement de nos services publics.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir de recevoir trois experts : M. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris, M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info, et M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans selon les circonstances, et 75 000 euros d'amende. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Delarue, Joannès et Kalflèche prêtent successivement serment.

Nous avons souhaité vous entendre, car vos expériences sont complémentaires de celles des opérateurs quotidiens de la commande publique que sont l'État et les collectivités locales.

Nous souhaitons que vous nous éclairiez sur les mutations en cours de la commande publique, sur la façon dont les acheteurs prennent en compte les nouvelles exigences qui s'imposent à eux, notamment en matière d'achats durables, ainsi que sur les pistes d'évolution de la réglementation que vous jugeriez souhaitables.

Notre objectif est d'aller au-delà des idées générales sur la complexité de la commande publique pour formuler des propositions concrètes dans l'intérêt des acheteurs publics et des opérateurs économiques. Nous vous invitons à évoquer au moins un exemple précis illustrant les pistes ou les perspectives que vous souhaiteriez tracer avec nous.

Je vous laisse maintenant la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun. Ensuite, notre rapporteur et nos collègues vous interrogeront

M. Grégory Kalflèche, professeur de droit public à l'Université Toulouse-Capitole. - Je voudrais aborder le sujet de la commande publique en me demandant si une simplification est réellement possible. Il me semble que nous faisons face à des exigences contradictoires.

L'achat public a longtemps été perçu comme une procédure purement administrative. Au cours des vingt dernières années, cette approche a évolué. Auparavant, de nombreux acheteurs publics appliquaient des règles internes, parfois superflues, créées par la collectivité pour se simplifier la vie. Ainsi, des fonctionnaires -souvent des fonctionnaires de catégorie C dirigés par un fonctionnaire de catégorie B - compilaient des cahiers des charges issus d'autres collectivités. Ils établissaient des critères simples, soit par adjudication quand cela était possible, soit avec des critères techniques et financiers basiques, aboutissant souvent à une décision basée principalement sur le prix.

Cette approche, très répandue il y a vingt ans, a évolué avec la création du métier d'acheteur public, qui va au-delà du simple suivi des procédures. Cette évolution a nécessité une montée en compétence. Malheureusement, toutes les collectivités n'ont pas pu suivre cette évolution, en raison de la difficulté à créer des postes de catégorie A et à recruter des personnes plus diplômées.

On estime qu'environ 100 000 personnes travaillent dans le secteur de la commande publique, mais nombre d'entre elles n'ont pas reçu de formation initiale globale et ont appris sur le tas. Bien que certains soient devenus d'excellents professionnels, cette situation peut créer une incertitude face à des situations nouvelles. Les personnes ayant suivi une formation spécifique en commande publique sont généralement mieux équipées pour résoudre des problèmes inédits.

Je pense que ce manque de vision globale contribue largement au sentiment de complexité de la commande publique. Il y a un réel problème de formation globale et une appréhension face aux situations inconnues qui accentuent cette perception de complexité.

En matière de complexité, il faut également distinguer le point de vue des entreprises et celui des collectivités. Ce qui peut constituer une simplification pour une collectivité peut induire une complexification pour une entreprise, et vice versa. Par exemple, une collectivité peut demander aux entreprises de répondre à un appel d'offres en remplissant un fichier Excel spécifique, ce qui simplifie certes le travail de la collectivité, mais complique celui des entreprises, lesquelles doivent s'adapter à ce format particulier.

Les entreprises se plaignent souvent de la complexité administrative liée aux marchés publics, mais cette rigueur simplifie grandement le travail de comparaison des offres pour les collectivités. Sans cela, la collectivité devrait compiler manuellement les différentes réponses dans un format unique, ce qui serait bien plus chronophage. Votre commission constatera rapidement que ce qui semble complexe pour les entreprises facilite en réalité le travail des collectivités, et inversement. Il faudra donc arbitrer entre ces deux aspects.

Il convient également de prendre en compte la grande disparité entre les collectivités. On ne peut comparer une métropole disposant de dizaines de spécialistes de la commande publique, dans toute sa diversité (passation, exécution, concessions, etc.), avec une petite commune de moins de 500 habitants où une secrétaire de mairie à mi-temps doit passer seule les marchés publics.

L'Italie offre un exemple intéressant : les petites communes ont systématiquement recours à des centrales d'achat et ne passent pas de marchés publics. Ces centrales ont été réformées pour mieux accompagner les collectivités. Bien que parfois critiquées, pas toujours à bon escient, elles pourraient être davantage utilisées en France, avec peut-être un contrôle renforcé pour prévenir d'éventuels abus.

Du côté des entreprises, on observe le même écart entre les grands groupes, capables de mobiliser des équipes entières pour répondre à une procédure de mise en concurrence, et les petites et moyennes entreprises (PME), qui peinent à gérer les formalités administratives pour des marchés importants.

Les pistes de simplification devraient donc se concentrer sur les processus, les documents et les formalités administratives, en ciblant particulièrement les petites collectivités et les petites entreprises. On pourrait envisager des allègements pour les marchés de plus petit montant. Les grandes structures, qu'elles soient publiques ou privées, ont généralement moins de difficultés, car elles disposent de juristes spécialisés.

Concernant la complexité liée à la jurisprudence, il faut comprendre qu'il existe deux façons de légiférer. La première, inspirée du code civil, privilégie des articles courts et simples, laissant à la jurisprudence le soin de les adapter au fil du temps. Cela crée une certaine instabilité juridique initiale, mais permet une grande flexibilité. La seconde approche, plus récente, consiste à élaborer des lois plus détaillées, offrant une meilleure sécurité juridique immédiate, mais au prix d'une plus grande complexité.

En réalité, la complexité est inévitable : elle se trouve soit dans le texte de loi, soit dans la jurisprudence qui l'interprète. La simplification ne passe donc pas nécessairement par la réduction du volume des textes, mais plutôt par des choix sur le fond, comme la suppression de certaines garanties pour les acheteurs au profit d'une plus grande simplicité pour les entreprises.

M. Jean-Marc Joannès, rédacteur en chef d'achatpublic.info. - Je vous remercie pour votre invitation à participer à ces importants travaux. Je suis rédacteur en chef d'achatpublic.info, un magazine en ligne spécialisé dans la commande publique. Notre publication couvre tous les aspects de ce domaine - juridique, économique et professionnel, car la commande publique correspond à la fois à un cadre légal, à une réalité économique et à un métier à part entière.

Votre commission travaille sur la simplification de la commande publique, ce qui est louable. En tant que journaliste, je serai probablement davantage amené à vous poser des questions qu'à répondre aux vôtres. Vos travaux s'inscrivent dans le cadre de la lutte contre l'excès de normes. Permettez-moi de souligner que le législateur est lui-même à l'origine de ces normes. Il convient également de rappeler que certaines normes ont un rôle protecteur - un aspect souvent négligé dans les discussions sur la simplification.

Je répondrai bien sûr aux seize questions que vous m'avez soumises, ce qui est considérable pour une interview journalistique. Je souhaite vous apporter un éclairage basé sur mon expérience de la perception de la commande publique par les acteurs du terrain.

Lors d'une récente conférence d'actualité que j'ai animée devant une centaine de petites entreprises du secteur des travaux publics, j'ai été confronté à un mur lorsque j'ai commencé à expliquer les évolutions du droit de la commande publique. Face à cette résistance, j'ai changé d'approche et ai demandé à ces entrepreneurs d'exprimer leurs difficultés. La parole s'est libérée : on m'a répondu que la commande publique était trop compliquée ou truquée et que les marchés étaient toujours obtenus par les mêmes acteurs.

Quand je leur ai demandé quelle était selon eux la finalité de la commande publique, ils m'ont répondu - ce qui est assez révélateur - qu'elle devait servir à leur donner des marchés. Or, l'article L. 3 du code de la commande publique dispose que cette dernière vise avant tout à satisfaire un besoin d'une personne publique en respectant le bon usage des deniers publics.

Par conséquent, comme le disait le professeur Kalflèche, vous serez confrontés dans tous les débats sur ce sujet aux réticences des acteurs. Pour réaliser un travail de simplification, il faudrait lever l'ensemble des antagonismes existants, ce qui est possible, comme nous avons pu le constater au moment de la crise sanitaire et de la crise inflationniste, lors desquelles une alliance s'est formée entre les acheteurs et les entreprises.

Le nouvel acheteur public, le « contract manager » n'a plus seulement pour rôle de vérifier la légalité de la procédure ; il doit également connaître son marché, le passer dans de bonnes conditions, en suivre l'exécution et avoir conscience de la nécessité de travailler avec son écosystème, en conservant de bonnes relations juridiques et économiques avec les entreprises.

Le professeur Kalflèche a évoqué les difficultés liées à la jurisprudence. Je me souviens du débat qui s'était tenu sur la révision du prix dans le contexte de hausse des prix de l'énergie. La directrice des affaires juridiques de Bercy avait soutenu l'intangibilité du prix des marchés publics en se fondant sur la jurisprudence du Conseil d'État. En tant que journalistes, nous avons souligné le fait que la jurisprudence du Conseil d'État était relativement ancienne et ne tenait pas compte des caractéristiques de la situation actuelle, qui était inédite. Le Conseil d'État a finalement été consulté et a, en puisant dans sa jurisprudence, confirmé le principe d'intangibilité du prix tout en reconnaissant l'existence d'exceptions, comme l'imprévision.

Il peut donc y avoir des résistances qui n'ont pas lieu d'être. À mon avis, dans une perspective de simplification de la commande publique, il est nécessaire de concilier les postures des différents acteurs. En effet, ceux qui se plaignent de la complexité de la commande publique sont souvent ceux qui regrettent de ne pas avoir été retenus lors de la passation d'un marché. Il faut dépasser ces différentes postures contradictoires.

Vous nous avez demandé si la législation se complexifiait. Je vous réponds par l'affirmative. On assigne à la commande publique et, par conséquent, à l'acheteur public des objectifs de plus en plus exigeants, notamment en matière environnementale, sociale et sociétale. Demain ils concerneront l'approvisionnement, sa résilience concernant des matériaux critiques, voire une forme de protectionnisme et d'achat local. Il s'agit après tout de l'utilisation des deniers publics ; il est donc logique que de tels objectifs soient fixés. Néanmoins, leur mise en oeuvre ne sera pas simple, ce dont doit tenir compte le législateur.

Ce dernier a également tendance à fissurer le bloc juridique de la commande publique. Le code de la commande publique constituait une avancée par rapport à la situation antérieure. Or, toutes les lois votées en ce moment viennent fissurer certains principes que l'on pensait intangibles.

Par exemple, le marché global de performance énergétique à paiement différé, prévu par le code de l'énergie, met à mal le principe de l'interdiction du paiement différé, qui repose sur la règle du service fait. De la même manière, la loi du 24 février 2025 d'urgence pour Mayotte autorise une nouvelle procédure de mise en concurrence sans publicité et vise à concilier l'impératif de reconstruction en urgence et la nécessité de faire travailler des entreprises locales. Or, nous sommes-nous demandé si le tissu économique local était capable de répondre à cette demande ? Les marchés globaux, attribués à de grandes entreprises, n'entraînent-ils pas eux aussi un appel à la sous-traitance, notamment locale ? Enfin, la loi du 10 mars 2023 relative à l'accélération de la production d'énergies renouvelables remet en cause le principe de durée limitée des marchés, à travers le « power purchase agreement ». Nous constatons donc que ces lois de circonstance fragilisent l'homogénéité du code de la commande publique, qui faisait pourtant sa force.

Par ailleurs, la loi de finances pour 2024 dispose qu'un marché passé avec une jeune entreprise innovante au sens du code général des impôts constitue un marché innovant. Or, cette définition fiscale n'a rien à voir avec le caractère innovant du marché. Le projet de loi de simplification de la vie économique, déjà adopté par le Sénat, va d'ailleurs supprimer cette disposition. Selon ce texte, seront désormais qualifiés de marchés innovants ceux qui feront appel à des mécanismes d'économie circulaire. L'économie circulaire est importante, mais on en parle depuis déjà vingt ans ! On ne peut pas, en fonction de la conjoncture politique, modifier à loisir les procédures et seuils existants. Cette démarche perturbe les acheteurs publics et les entreprises. Or, un acheteur public perturbé ne saura pas répondre aux attentes de son tissu économique.

M. Guillaume Delarue, avocat au barreau de Paris. - La commande publique est un sujet passionnant, mais complexe. Malgré l'application générale de certains principes ; la fréquence des consultations juridiques sur le sujet auprès des avocats témoigne d'un manque de clarté et de risques juridiques potentiels, tant pour les acheteurs publics que pour les entreprises.

Cette complexité se manifeste aussi bien au stade de la passation des marchés que de leur exécution. Concernant l'exécution, je pense par exemple à la chausse-trape du mémoire en réclamation et à l'impossibilité pour bien des PME, lorsqu'elles contestent le décompte, d'obtenir une indemnisation dès lors qu'elles n'ont pas respecté le délai de deux mois ou que le contenu du décompte n'est pas conforme à la jurisprudence.

S'agissant de la passation, des avancées ont été réalisées grâce à l'unification de la réglementation au sein du code de la commande publique. Par exemple, les possibilités de modification du prix d'un marché, soit de faible montant (10 % ou 15 % pour les marchés de travaux), soit par le biais d'une clause de réexamen, ont été clarifiées, alors qu'il fallait auparavant se référer à la jurisprudence. Cependant, l'interprétation qui est faite de la loi par la jurisprudence administrative et par celle de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) reste déterminante. Cette dernière a d'ailleurs forcé la main de la France à plusieurs reprises, par exemple sur les accords-cadres sans montant maximum ou sur les marchés de prestations juridiques, où elle a réaffirmé le principe de libre choix des avocats.

Néanmoins, la complexité persiste, peut-être en raison du caractère administratif de la commande publique, qu'il s'agisse des délais entre la publication de l'appel d'offres et la réception des offres ou du dépôt des enveloppes sur une plateforme dédiée. Ces éléments sont source d'inquiétude et de conflits.

On observe deux catégories de PME qui répondent aux procédures de la commande publique : celles qui sont habituées à l'exercice et à la production de mémoires techniques conséquents et celles qui sont moins expérimentées qui aimeraient bien répondre à un marché, mais sont souvent découragées par la complexité des procédures ou certaines exigences spécifiques telles que les clauses d'insertion sociale. La perception de la commande publique varie en fonction de sa pratique par les entreprises.

Du côté des acheteurs publics, la perception varie également. Certains maîtrisent parfaitement les procédures, tandis que d'autres confondent encore la délégation de service public (DSP) et le marché public.

Un changement de paradigme interviendra en août 2026, avec l'obligation d'inclure des considérations environnementales dans la définition du besoin. Selon une jurisprudence assez ancienne, la dimension environnementale ne devait pas être intégrée aux critères d'évaluation des offres. Or, elle devra désormais l'être, au travers soit du coût du cycle de vie du produit, soit d'une pluralité de critères.

Cette évolution soulève un certain nombre de questions pour les acheteurs publics et les PME. Par exemple, l'État n'a pas encore fourni l'outil promis pour le calcul du coût du cycle de vie des produits. Aujourd'hui, Écobalyse ne permet de le calculer que pour les textiles et l'alimentaire. Sur ce dernier plan, les prescriptions du législateur - notamment l'obligation de proposer 50 % de produits durables et de qualité et 20 % de produits biologiques dans la restauration collective - sont assez simples à respecter en termes de spécifications techniques. Néanmoins, il est nécessaire à l'acheteur public de pouvoir calculer lui-même le coût du cycle de vie du produit concerné pour vérifier que les informations communiquées sont exactes et que les différents soumissionnaires ont réalisé leur calcul sur la même base. Or, aujourd'hui, cela n'est pas possible.

Les nouvelles exigences environnementales qui ont été formulées par le législateur en matière de commande publique reposent en réalité sur les entreprises, au travers des acheteurs publics. Des progrès ont toutefois été réalisés, comme l'augmentation des seuils de 25 000 euros à 40 000 euros pour les marchés de gré à gré et à 100 000 euros pour les marchés de travaux, ce qui facilite l'accès des PME à la commande publique en la simplifiant.

Mais ces évolutions sont-elles compatibles avec l'article L. 3 du code de la commande publique, qui pose les principes de transparence des procédures, de liberté d'accès et d'égalité de traitement des candidats, afin d'assurer une bonne utilisation des deniers publics ? On retrouve d'ailleurs ces principes dans les marchés de gré à gré, à ceci près qu'il n'y a pas, dans ce cas, d'obligation de publicité - à l'exception de la règle des trois devis, sur laquelle nous pourrons revenir.

De fait, tout effort de simplification de la commande publique, au profit notamment des PME, repose sur la flexibilisation de son cadre juridique, qui est protecteur et vise à garantir le respect des principes fondamentaux que je viens d'évoquer. Il est par conséquent nécessaire de trouver un équilibre entre ces enjeux contradictoires. Pour ma part, je ne suis pas en mesure de vous apporter de solution. Réserver une part des marchés aux PME entrerait par exemple en contradiction avec le principe de liberté d'accès.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour ces rappels sur l'importance des marchés publics, qui représentent chaque année 170 milliards d'euros de dépenses, ce qui a une importance significative sur l'économie française. Notre commission d'enquête comporte plusieurs axes, et notamment celui de la facilitation de l'accès des PME et des start-ups françaises à la commande publique.

Il pourrait être envisagé de relever les seuils en deçà desquels il est possible de recourir à une procédure de gré à gré au niveau des seuils européens. Cela vous semblerait-il pertinent dans l'objectif d'apporter plus de souplesse aux collectivités locales, notamment pour des marchés simples ne nécessitant pas des compétences pointues ?

Par ailleurs, l'Ugap joue un rôle important dans les marchés nationaux, avec près de 6 milliards d'euros de marchés. Quel regard portez-vous sur le poids de cet acteur ?

Le ministère de l'éducation nationale vient de conclure un contrat de 74 millions d'euros avec Microsoft. Des acteurs français étaient-ils en mesure de répondre aux besoins du ministère ? Le cas échéant, ont-ils été consultés ? Nous le demanderons au ministère. Quant à vous, quel est votre point de vue sur la prédominance de certains acteurs étrangers tels que Microsoft au regard des enjeux en termes de souveraineté numérique ?

L'accès des start-ups françaises aux marchés publics constitue un sujet crucial. Nous promouvons la « French Tech », mais ces entreprises ne peuvent pas croître sans commandes publiques. Comment expliquer que certaines start-ups proposant de véritables innovations ne soient parfois pas retenues dans le cadre des appels d'offres ?

Je voudrais également évoquer la question du pantouflage. En effet, malgré le filtre de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), certains conseillers ministériels, qui ont été en mesure de participer à l'élaboration de la loi, se retrouvent ensuite à la tête de sociétés privées et tâchent alors de démonter ce qu'ils ont construit dans le secteur public. Il est normal que des hauts fonctionnaires puissent aller travailler dans le secteur privé, où ils peuvent multiplier leur salaire par cinq, mais faut-il ensuite leur permettre de revenir dans la fonction publique ?

Enfin, vous avez raison de souligner que plus on ajoute de règles juridiques, plus on risque de complexifier le système. Notre commission d'enquête devra trouver un équilibre entre la nécessaire régulation et la simplification des procédures.

M. Grégory Kalflèche. - L'Union européenne fixe des seuils au-dessus desquels s'appliquent les règles qu'elle fixe et en deçà desquels les pays sont libres d'appliquer les procédures de leur choix. Il est intéressant de noter que, contrairement à l'idée reçue, la France a exporté son approche des marchés publics vers les autres pays de l'Union européenne. Dans d'autres pays européens, la gestion des marchés publics en dessous des seuils européens est très différente de la nôtre. Par exemple, en Allemagne, il s'agit d'une compétence des Länder, tandis qu'au-dessus des seuils européens, les marchés relèvent de l'État fédéral ; en Italie, on utilise principalement des centrales d'achat en deçà des seuils, au-delà desquels on élabore des appels d'offres européens.

En France, nous avons essayé de créer un continuum. Les premiers textes nationaux concernant l'État et les collectivités territoriales, c'est-à-dire les communes et les établissements de bienfaisance, datent, pour la loi, de 1833 et, pour les ordonnances, de 1835 et 1836. Cette réglementation a été codifiée en 1975 dans le code des marchés publics. Nous avons ensuite eu 17 textes de transposition jusqu'au code de la commande publique actuel.

Ce continuum nous permet d'articuler le droit français avec le droit européen, en augmentant progressivement en complexité jusqu'au niveau européen, à partir duquel s'applique la procédure formalisée.

En dessous des seuils européens, nous avons les marchés à procédure adaptée (Mapa), qui laissent une certaine liberté à l'acheteur. Il appartient à celui-ci, dans ce cadre, d'être suffisamment compétent pour adapter la procédure suivie au montant et à l'objet du marché, qu'il s'agisse de la construction d'un mur ou d'un marché de technologie plus complexe. Dans ce dernier cas, même si le montant du marché est faible, on organisera une publicité nationale, tandis qu'on préférera, pour des travaux courants, un marché local, même si le coût est plus élevé. Cette procédure ne simplifie pas toujours les choses pour les acheteurs publics : la plupart du temps, ceux-ci préfèrent utiliser une procédure fixée avec précision par le code plutôt que de créer leur propre procédure. Qu'est-ce qui est le plus compliqué pour un acheteur public ? Organiser un appel d'offres selon la procédure décrite avec précision dans le code de la commande publique ou créer sa propre procédure dans le cadre d'un Mapa ? Je ne suis pas convaincu que beaucoup d'acheteurs publics diraient que ce second cas de figure est le plus simple. Libéraliser les règles pour les acheteurs rendrait-il les choses plus simples pour eux ? Ce n'est pas garanti.

Pour simplifier, il ne faut pas nécessairement alléger les procédures, mais plutôt ce que les entreprises considèrent comme de la paperasserie. À mon sens, avec la codification, la numérisation a représenté récemment la plus grande avancée en matière de simplification de la commande publique. On a tendance à oublier les contraintes que nous avons tous connues ici liées à l'impression des documents et à l'envoi des offres par coursier. Aujourd'hui, il est possible de les envoyer de chez soi avec une bonne connexion à Internet. Cependant, malgré les progrès de la numérisation, des obstacles mentaux pour les entreprises persistent, comme le document unique de marché européen (Dume) jugé trop long à remplir q. Ce sont ces freins mentaux - et non pas juridiques - qu'il est désormais nécessaire de lever, car ils donnent une impression de complexité qui n'est finalement pas fondée.

Il faut aussi tenir compte du problème de manque de données soulevé par la Cour des comptes dans son rapport de décembre dernier. Nous ne sommes pas capables, par exemple, de calculer le renchérissement des marchés publics lorsque ceux-ci seront tous verts. Avec ses pouvoirs d'enquête, la Cour des comptes n'est même pas en mesure de savoir combien représente la commande publique en France ! Vous allez donc être confrontés à un hiatus entre le besoin de données, d'une part, et le besoin de simplification, d'autre part.

M. Jean-Marc Joannès. - Nous avons déjà relevé les seuils à plusieurs reprises ces vingt dernières années sans pour autant simplifier significativement la commande publique. M. Ravignon a tenu les propos suivants devant votre commission d'enquête : « Augmenter les seuils ne revient pas à définir un espace de non-droit. Aux collectivités d'organiser leur politique d'achat et de sécuriser leurs achats dans le respect des principes de la commande publique ». Il n'allait évidemment pas dire le contraire. Comment les collectivités vont-elles sécuriser leurs achats ? Vont-elles adopter leurs propres procédures ? Le cas échéant, comment les entreprises connaîtront-elles la manière dont seront attribués les marchés ? Elles auraient le droit de s'énerver devant un journaliste qui leur prêcherait la bonne parole au sujet des principes de la commande publique...

M. Grégory Kalflèche. - Cela reviendrait en quelque sorte à remplacer le code de la commande publique par un mini-code par collectivité...

M. Jean-Marc Joannès. - D'ailleurs, il y a assez peu de temps - en 2015, je crois -, l'Assemblée nationale avait proposé une loi visant à exonérer les communes de moins de 2 000 habitants de l'application du code de la commande publique. Tout est possible, ça n'est qu'une question de curseur.

J'ajoute que plus on relève les seuils de procédures, plus on perd notre capacité à mesurer l'efficience de l'achat public. Les eForms demandés par la Commission européenne ont bloqué les éditeurs privés de profils d'acheteur, et donc les acheteurs publics, pendant plusieurs semaines. Cela a été une véritable catastrophe.

L'Ugap est une centrale d'achat parmi d'autres. Ces centrales sont des acheteurs publics qui respectent le code de la commande publique et les objectifs fixés par le législateur, ce qui prend du temps. L'émission Capital diffusée dimanche soir a été réalisée par des confrères dont je respecte le travail, mais il s'agit de ce que l'on appelle du réalisme subjectif : on pointe du doigt, on creuse et on trouve. Pour ma part, je pourrais trouver tous les jours des exemples d'achats très bien réussis, mais cela ne m'attirerait aucun abonné. C'est un principe journalistique.

Le professeur Saussier, que vous allez bientôt recevoir, a déclaré que la commande publique n'avait pas à s'occuper du développement durable, mais devait se cantonner au respect des principes fondamentaux fixés par l'article L. 3 du code de la commande publique. Il estime en effet qu'il existe d'autres leviers pour soutenir le développement durable, comme la fiscalité.

Concernant le soutien aux start-ups, elles ont davantage besoin d'argent que de mesures juridiques pour se lancer et prospérer...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'argent peut leur venir au travers des marchés publics...

M. Jean-Marc Joannès. - C'est peut-être pour cette raison que l'on a introduit le critère du recours à de jeunes entreprises innovantes pour la qualification de marché innovant...

Je peux vous donner l'exemple récent d'un marché innovant passé par un grand opérateur de l'État pour des bornes de recharge mobiles pour véhicules électriques. Le marché a été attribué à une start-up pour 99 999 euros, mais la maintenance n'avait pas été prévue. Cela soulève des questions sur la bonne utilisation des deniers publics. Si nous nous intéressons désormais au cycle de vie des produits achetés, il ne devrait pas être permis de faire l'impasse sur ces aspects.

Je n'ai pas vraiment d'opinion sur le pantouflage. Je pourrais faire du journalisme grand public et vous répondre que c'est scandaleux...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est scandaleux !

M. Jean-Marc Joannès. - C'est effectivement scandaleux, mais je ne sais pas comment le code de la commande publique peut intervenir sur ces questions de pantouflage. Il suffit de lire un certain hebdomadaire paraissant le mercredi pour se rendre compte qu'il existe un lien entre pantouflage et commande publique...

Enfin, les acheteurs publics ne sont pas des caricatures de fonctionnaires obéissants. Ils aiment leur métier, réfléchissent et prennent leur part de responsabilités en reproduisant des schémas parce qu'ils sont pressés ou que leurs élus le leur demandent.

L'Association des acheteurs publics (AAP) rappelle souvent qu'il n'est pas nécessaire, pour simplifier l'achat public, de modifier le code, mais la pratique du code. Elle propose notamment de travailler à la réduction des délais de paiement et à la programmation des achats - par exemple, l'annonce de la construction d'un collège dans un département permet d'amener les entreprises à s'y préparer -, à l'organisation de salons inversés ou à la mise en place de plans de progrès, qui permettent d'éviter les antagonismes caricaturaux entre l'acheteur public radin qui se protège et l'entreprise désireuse de profiter de la manne publique sans fournir de prestations de qualité. Il est nécessaire de mettre de l'huile dans les rouages et il revient aux acheteurs publics de le faire.

Les entreprises et les PME, quant à elles, ont tout simplement besoin d'argent. Des solutions telles que les avances ou la diminution des retenues de garantie contribuent à les aider.

M. Guillaume Delarue. - Le relèvement des seuils communautaires constituerait vraisemblablement un exercice complexe. Cependant, nous avons une marge de manoeuvre en droit interne pour les marchés dont le montant est inférieur à ces seuils, notamment avec les Mapa et les marchés à objets spécifiques passés sous la forme de Mapa, qui offrent une certaine flexibilité dans les règles de passation du marché.

On peut s'interroger sur l'utilisation effective de ces outils par les acheteurs publics, comme la possibilité de négociation en Mapa, quel que soit l'objet du marché. La jurisprudence a même validé la possibilité pour l'acheteur public de se réserver la possibilité de ne pas négocier même s'il l'avait initialement prévu.

Aujourd'hui, les marchés ne sont plus annulés en raison d'une erreur formelle de procédure. La jurisprudence « Tarn-et-Garonne » du Conseil d'État exige qu'un intérêt ait été lésé pour contester un marché, ce qui pose des difficultés aux entreprises souhaitant le faire. Lorsqu'une entreprise est écartée d'un marché, elle cherche d'abord à comprendre en demandant la communication de documents administratifs, et parfois en engageant un référé précontractuel. C'est souvent sur la base de la communication de ces documents qu'elle décide d'aller ou non au contentieux, ce qui peut prendre un certain temps si l'acheteur public traîne à les transmettre.

Aux termes de la jurisprudence actuelle, qui est assez sévère, le juge exerce un contrôle restreint sur l'appréciation des offres. Depuis 2021, on constate certaines restrictions s'agissant des causes d'annulation d'un marché et de l'indemnisation du candidat qui sollicite l'annulation d'un marché.

J'ai récemment accompagné une entreprise qui souhaitait contester un marché. Il s'agissait d'un opérateur privé passant un marché privé soumis au code de la commande publique. Nous ne savions donc pas qui, du juge judiciaire ou du juge administratif, était compétent pour en juger. -Nous avons donc saisi ces deux juges.

Finalement, le marché arrivait à expiration et l'entreprise souhaitait y candidater de nouveau et se désister, sauf s'il était possible d'obtenir une indemnisation. Or, le Conseil d'État estime qu'aucune indemnisation n'est due dans le cas d'un marché à bons de commande au prétexte qu'il n'y a pas de perte de chance, ce qui n'incite pas les entreprises à aller au bout de leurs démarches contentieuses. D'ailleurs, en vertu d'une autre jurisprudence, tout aussi regrettable, de 2020 - Département de Loire-Atlantique - et de 2021 - Conseil national des barreaux -, les ordres professionnels ne sont plus en mesure de contester les marchés publics. Les litiges opposent donc directement les opérateurs économiques et les acheteurs publics, ce qui n'incite pas à aller au contentieux.

L'annulation d'un marché public ne devrait pas être perçue comme une catastrophe, car il s'agit de faire appliquer des règles, au prix de la perte de quelques mois. Le juge dispose d'ailleurs de la possibilité de régulariser le marché plutôt que de l'annuler et, aujourd'hui, n'annule plus de marché parce qu'une case n'a pas été cochée. Il arrive fréquemment, en droit privé, que des contrats soient annulés. Or, je constate que l'État et le juge administratif considèrent que l'annulation d'un marché est un acte extrêmement grave.

Au total, je ne suis pas défavorable au relèvement des seuils inférieurs aux seuils communautaires, qu'il s'agisse de ceux des Mapa ou de celui de 90 000 euros HT spécifique aux obligations de publicité. Les principes de la commande publique resteraient de toute manière applicables, comme c'est le cas aujourd'hui dans les marchés de gré à gré. Il y a fort longtemps, j'avais défendu une collectivité qui avait porté plainte contre l'un de ses agents. Ce dernier s'était entendu avec un architecte pour augmenter de 2 000 euros le montant d'un petit marché et se partager cette somme. Il s'agissait certes d'un Mapa, mais une peine d'emprisonnement avec sursis a tout de même été prononcée, car les principes de la commande publique y étaient pleinement applicables.

Pour favoriser l'accès des start-ups aux marchés publics, il est possible d'envisager plusieurs leviers. Il est d'abord nécessaire de définir précisément le besoin, dans la mesure où celui-ci doit être traduit dans des termes clairs dans le cahier des clauses techniques particulières (CCTP), puis en spécifications techniques dans le cadre de l'exécution du marché, ce qui requiert toute la compétence des acheteurs publics.

J'ai en tête un cas dans lequel une personne publique avait demandé, dans le cadre d'un critère environnemental, aux soumissionnaires d'un appel d'offres de produire une note sur leurs émissions de gaz à effet de serre, sans aucune autre précision ; le marché a été annulé par le juge, car il n'était pas possible de savoir ce que souhaitait la personne publique. À cet égard, les nouvelles prescriptions en matière environnementale, qui seront applicables à compter d'août 2026, nécessiteront une véritable professionnalisation des acheteurs publics sur ces questions.

Deuxièmement, il est possible d'utiliser les procédures existantes, par exemple la procédure avec négociation, qui est une procédure formalisée et peut être appliquée aux marchés innovants. Cependant, la création de procédures spécifiques à certains domaines présente des risques, notamment celui d'une annulation tardive du marché par le juge administratif, qui pourrait considérer a posteriori qu'il était nécessaire de recourir à une autre procédure.

Un exemple concret me vient à l'esprit au sujet de la nécessité de faire preuve de pragmatisme. J'ai été contacté par un promoteur qui avait construit un immeuble à usage d'habitation et ne savait pas quoi faire du rez-de-chaussée. La collectivité était intéressée par la possibilité de l'utiliser pour y installer une cantine scolaire. Il est certes possible de passer un marché public sans publicité ni mise en concurrence pour l'achat d'un bien dans un ensemble immobilier, mais l'avocat qui accompagnait la collectivité avait exprimé des inquiétudes légitimes - au-delà du risque pénal -, dans la mesure où il était nécessaire de démontrer qu'il n'existait aucune autre possibilité d'acquisition d'un bien adapté à l'installation d'une cantine. Cela impliquait de réaliser un relevé topographique de tous les terrains disponibles et de prouver leur inadéquation. La collectivité et le promoteur ont finalement décidé de mener à bien ce projet. Nous étions à la limite de l'illégalité, mais cela a permis à la collectivité de réaliser son projet en acquérant le bien à un prix tout à fait raisonnable, sans mauvaise utilisation des deniers publics, et au promoteur de le céder. Un risque réel existait néanmoins.

Si une procédure spécifique aux start-ups devait voir le jour, sa mise en oeuvre pourrait se heurter à des réticences. En effet, en cas de contentieux, le respect des critères déterminés par le pouvoir réglementaire ou législatif serait examiné et le juge pourrait avoir une interprétation différente de celle de l'acheteur public, ce qui ne serait pas sans conséquence.

Concernant le pantouflage, pour annuler un marché, la jurisprudence du Conseil d'État, au titre de l'impartialité attendue dans une procédure de passation de marché, tient compte du poste qu'occupait la personne dans le secteur privé avant de rejoindre le secteur public et exige qu'elle ait exercé une influence effective sur la passation du marché. Un certain nombre de critères juridiques sont donc définis, sans préjudice du regard que l'on peut porter sur le pantouflage en tant que citoyen.

Je n'ai pas grand-chose à ajouter à ce qui a été dit sur l'Ugap. Elle passe ses marchés conformément au code de la commande publique. La question qui se pose réellement est de savoir comment favoriser une entreprise française par rapport à une entreprise étrangère. Cela passe, à mon sens, par les critères d'attribution. S'agissant des ordinateurs, sans aller jusqu'aux circuits courts, on peut néanmoins utiliser des critères qui permettent de faire la différence, comme l'utilisation de matériaux durables. Je pense que les critères constituent un moyen de favoriser les entreprises françaises. Il peut s'agir, par exemple, d'exiger un entrepôt en France pour les livraisons, même s'il est compliqué de contourner une grande entreprise mondiale.

M. Grégory Kalflèche. - J'aimerais ajouter un point sur l'Ugap. C'est une centrale d'achat parmi d'autres, et on en voit apparaître de nombreuses au niveau régional. La concurrence entre elles est vertueuse.

N'oublions pas que notre marché est européen et non pas national. Il ne faut pas confondre simplification et localisme, surtout que nous sommes soumis au principe de reconnaissance mutuelle, qui garantit la libre circulation des produits dans l'Union européenne.

S'agissant du soutien aux entreprises innovantes, il est nécessaire de faire preuve de pédagogie. Les variantes constituent le meilleur moyen de les favoriser, mais elles suscitent des réticences chez les acheteurs publics, car elles complexifient l'analyse des offres, accroissant donc leur charge de travail.

Mme Karine Daniel. - Je suis particulièrement sensible à la question de la concurrence entre les centrales d'achat. En termes de structure de marché, je pense que nous sommes confrontés à un problème de recréation de monopole, alors que les effets de la concurrence se manifestent au niveau de l'achat. Par conséquent, la question des marges au sein même des centrales d'achat devient un enjeu important.

M. Grégory Kalflèche. - Il ne faut pas crier haro sur les centrales d'achat. L'Ugap, par exemple, intériorise le coût des procédures de mise en concurrence que n'ont pas à assumer les collectivités.

Il faut réfléchir à la comparabilité des offres, et le tarif grand public n'est pas toujours adapté pour cela. C'est le cas pour les billets d'avion, dont il peut être attendu qu'ils soient échangeables et annulables en raison des contraintes liées à l'activité de la personne publique. Ils seront donc forcément plus chers que ceux réservés par un particulier pour ses vacances. De même, les tarifs de l'Ugap intègrent le coût des procédures passées et le service offert. Il faut donc exercer un contrôle sur les achats en tenant compte des exigences auxquelles ceux-ci sont soumis.

M. Simon Uzenat, président. - Je souhaiterais revenir sur cinq points très précis. Tout d'abord, j'ai été très sensible à vos propos. Je le dis d'autant plus que j'ai été, et que je reste, un praticien de l'achat public au sein de la région Bretagne. J'ai eu l'opportunité de piloter l'élaboration du schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) et de présider pendant un peu plus de deux ans les instances de commande publique. Monsieur le professeur, je partage entièrement vos propos relatifs à la singularité des situations, et en particulier s'agissant des petites collectivités et entreprises. Parfois, nos souhaits ou aspirations pourraient se révéler rapidement contre-productifs pour ces acteurs que nous souhaiterions aider davantage.

Parmi les leviers que vous avez évoqués, des mesures très pratiques ont fait leurs preuves. Par exemple, la région Bretagne a décidé de porter le taux d'avance à 60 %. C'est un choix pragmatique que le code de la commande publique ne nous interdit pas. Nous nous sommes fixé l'objectif de garantir des délais de paiement inférieurs à 23 jours. Nous avons également intégré des plans de progrès.

Concernant la programmation des achats, nous la travaillons en partenariat avec les quatre départements de la Bretagne administrative et les deux métropoles. Nous organisons des réunions conjointes de présentation de ces programmations d'achat pour donner de la visibilité aux entreprises. Notre programmation s'étend sur quatre ans. Bien que la fiabilité diminue avec le temps, cela incite les opérateurs économiques à nous contacter pour nous proposer des solutions techniques - il s'agit d'une sorte de sourcing inversé.

Quant aux variantes, j'avais souhaité, dans le cadre de notre Spaser, les intégrer dans la quasi-totalité de nos marchés. Cependant, nous constatons une certaine réticence, d'une part en raison de la difficulté de l'administration à comparer les offres, mais aussi du côté des entreprises, qui sont les premières à revendiquer cet outil, mais pas nécessairement les premières à y recourir. C'est l'histoire de la poule et de l'oeuf : peut-être n'y a-t-il pas suffisamment de collectivités qui les incitent à proposer des variantes, ce qui ne permet pas de développer suffisamment cette culture.

Cela soulève la question de l'automatisation des processus d'instruction pour simplifier la vie des acheteurs publics et des agents des collectivités territoriales. La région Bretagne est considérée comme une collectivité importante, disposant des moyens nécessaires pour réaliser ces travaux, mais si, demain, sur nos plus de 800 marchés, nous multipliions les variantes, il en résulterait une grande complexité. Dans l'intérêt des entreprises et des acheteurs, avez-vous des propositions à formuler en la matière, notamment s'agissant du recours à l'intelligence artificielle ?

Le deuxième sujet, qui est lié au premier, est celui de la formation. Vous avez insisté à juste titre sur ce point et je veux y associer la question de l'organisation. Au sein de la région Bretagne, la fonction achat était extrêmement décentralisée, avec des agents consacrant parfois seulement 10 % à 15 % de leur temps de travail à l'achat public. Ils ne pouvaient donc pas acquérir une expertise et les prescriptions du Spaser n'étaient pas toujours prises en compte. Nous avons donc, sur le plan de l'organisation, engagé une recentralisation de la fonction achat.

Concernant la formation, quelles priorités devraient-elles être fixées selon vous ?

Sur la question du pilotage par la donnée, la région Bretagne a mis en place un observatoire des données de l'achat public, ce qui semble constituer une initiative unique parmi les collectivités territoriales. Cet outil permet d'assurer un pilotage quasiment en temps réel. L'État nous a communiqué quelques éléments, mais ils ne semblent pas encore suffisamment consolidés. Quel regard portez-vous - et je m'adresse notamment à M. Joannès - sur le niveau de maturité des collectivités concernant ce pilotage par la donnée ?

Cette question concerne également le législateur. Par exemple, lors de l'adoption de la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, fixant des objectifs de 50 % de produits durables de qualité et 20 % de produits biologiques dans la restauration collective publique, nous ne savions pas d'où nous partions. Il est crucial de systématiser cette connaissance de la situation initiale pour rendre nos objectifs plus concrets et opérationnels et renforcer le lien de confiance avec nos concitoyens.

Une autre dimension importante de la question des données est celle du retour sur investissement. Les données nous permettent aujourd'hui de démontrer que l'intégration de considérations environnementales et sociales est bénéfique pour l'économie locale. Au-delà du temps et du coût des procédures, ces considérations peuvent avoir un effet vertueux sur nos très petites entreprises (TPE) et PME, en les accompagnant dans leur croissance et face aux défis qu'elles doivent relever.

Concernant la révision en cours des directives européennes de 2014, notamment sur la question du localisme, nous souhaitons soutenir nos entreprises locales, mais nous voulons aussi qu'elles puissent trouver des marchés ailleurs en France et en Europe. En Bretagne, quand nous avons conclu notre convention de partenariat avec l'Ugap, j'ai dit aux entreprises bretonnes que l'Ugap ne garantissait pas que les marchés bretons leur soient attribués, mais qu'elle devait leur permettre de décrocher des marchés ailleurs en France. Nous souhaitons également que nos TPE et PME puissent continuer à grandir demain, avec des marchés européens. Dans le cadre de la révision des directives, identifiez-vous des sujets prioritaires sur lesquels la France devrait insister ?

Enfin, j'aimerais revenir sur le sujet des outre-mer. Vous avez évoqué le cas de Mayotte ; j'étais en séance publique lorsque le projet de loi d'urgence a été examiné. D'autres textes ont déjà été adoptés pour garantir l'égalité réelle dans ces territoires. Au regard de l'urgence dans laquelle se trouvent ces territoires et de leurs spécificités, quelles pistes identifiez-vous pour simplifier l'acte d'achat, qui est singulièrement plus complexe dans ces territoires qu'en métropole ?

M. Jean-Marc Joannès. - Je n'ai pas constaté, d'un point de vue journalistique, de mise en oeuvre effective du pilotage par la donnée. Les chambres régionales des comptes insistent sur les stratégies d'achat et la cartographie des achats, qui constituent autant d'éléments pourtant essentiels pour savoir qui achète quoi, quand, comment et pourquoi. Cette pratique n'est pas encore généralisée, bien qu'elle paraisse légitime, puisque nous le faisons nous-mêmes, en tant que citoyens, pour nos propres achats.

Je suis convaincu que le développement de l'intelligence artificielle générative permettra de répondre à bien des difficultés en matière de cartographie et de pilotage par la donnée. Cela devrait grandement faciliter le travail des acheteurs, mais aussi la réponse aux appels d'offres de la part des entreprises. Je pense que nous ne mesurons pas encore pleinement la simplification, dans le domaine de la commande publique, que ce phénomène va entraîner.

Concernant la mesure de l'achat public, si l'intelligence artificielle générative parvient un jour à quantifier les externalités positives attendues de la commande publique en matière sociale et sociétale, j'en serais ravi. Cela impliquerait toutefois de disposer des données nécessaires et des outils pour les exploiter.

Des instruments se développent pour évaluer la pertinence des achats, comme Écobalyse, un outil utilisé par la métropole de Lyon pour l'achat de vêtements biosourcés. Ces initiatives émergent principalement au niveau local.

Quant à l'organisation, la relation entre services juridiques, services achat et prescripteurs relève de la libre administration des collectivités. Cependant, je voudrais attirer votre attention sur une initiative intéressante d'Amiens Métropole. Souvent, dans les collectivités territoriales, même dans celles qui disposent d'un formidable Spaser et ont décidé d'engager une politique d'achat durable et responsable, les élus ne s'expriment pas en commission d'appel d'offres, car ils n'ont plus la main sur les choix stratégiques et craignent de fragiliser la procédure. À Amiens Métropole, dans la mesure où la commande publique est politisée - au bon sens du terme -, les élus organisent un point régulier avec leur service achat et à leurs services prescripteurs pour les amener à réfléchir et à travailler ensemble, par exemple en leur demandant pourquoi ils privilégient l'achat de matériel neuf plutôt que d'occasion. D'après nos informations, cette approche n'a pas été facile à mettre en place, certains se demandant à quel titre le politique s'immisçait dans le domaine juridique, mais elle fonctionne.

La formation des agents et des élus à la commande publique est effectivement nécessaire ; l'Association des maires de France (AMF) en parle régulièrement. La commande publique ne se limite pas au risque pénal et tous les élus ne sont pas coupables de favoritisme. Votre commission d'enquête démontre que la commande publique correspond à une tout autre réalité.

Concernant la révision des directives européennes, l'objectif initial de la France semble être d'exporter le modèle de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience, en matière d'achat durable et responsable. Historiquement, comme l'a rappelé le professeur Kalflèche, la France a toujours réussi à imposer sa façon de faire à l'Europe et il n'y a pas de raison que cela change.

La Commission européenne ne pourra pas ne pas entendre la demande de tous les États en faveur de l'achat local. J'ai regardé les programmes électoraux de l'ensemble des formations politiques lors des dernières élections et toutes étaient favorables à l'achat local, même si personne ne sait ce que c'est ni comment le mesurer.

La révision des directives européennes devra probablement apporter de la souplesse pour répondre à cette attente. On peut s'attendre à l'introduction de critères géographiques et à un retour au protectionnisme. Dans le cas contraire, l'Europe risquerait de perdre en crédibilité : certains États membres, comme l'Italie, pratiquent d'ores et déjà le protectionnisme en matière d'achat local.

Si la révision des directives européennes ne va pas dans ce sens-là, l'Europe fera face à un problème institutionnel et politique. La Commission européenne en est consciente, et je ne suis donc pas inquiet : l'achat durable, environnemental sociétal sera intégré, tout comme des critères géographiques. Il faudra alors transposer ces dispositions, mais la France dispose déjà d'une grande expérience de la complexité dans ce domaine et ne devrait pas rencontrer de difficultés majeures en la matière.

M. Grégory Kalflèche. - Je suis un farouche défenseur de l'utilisation de l'intelligence artificielle dans la commande publique. Il est essentiel de développer des intelligences artificielles souveraines et sécurisées pour traiter les documents de la commande publique en garantissant la protection des données sensibles, tant pour les entreprises que pour les acheteurs publics.

L'intelligence artificielle peut constituer un outil précieux pour les acheteurs, capable d'écrire des clauses adaptées et d'améliorer le « legal design » des documents, en insérant des schémas ou des images dans les documents de la consultation. Du côté des entreprises, elle pourrait faciliter la préparation des dossiers de candidature en mettant en avant les principales réalisations de l'entreprise en lien avec l'offre.

Je suis par ailleurs plutôt opposé à l'idée de faire de la plateforme des achats de l'État (Place) le seul profil d'acheteur. Je crains le syndrome du Minitel, qui aboutirait à un scénario dans lequel un investissement de quelques millions d'euros pourrait aboutir à une catastrophe telle que celle de Louvois, le système de paie des armées, ou, au mieux, à un superbe logiciel qui serait rapidement dépassé faute de concurrence et donc d'innovation. Je pense que la concurrence entre les dix ou douze différentes salles de marché, et notamment entre les quatre ou cinq principales, représente le seul moteur d'innovation dont nous disposions pour les années à venir en matière d'intégration de l'intelligence artificielle à la commande publique.

Place peut constituer un formidable agrégateur d'annonces ou une porte d'entrée. Nous pourrions aller jusqu'à utiliser France Connect pour se connecter à toutes les salles de marché. Cela résoudrait de nombreux problèmes liés à leur utilisation.

En utilisant l'intelligence artificielle, la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy pourrait disposer des données relatives à l'ensemble des contrats publics et mener un véritable pilotage par la donnée.

La formation des élus et des fonctionnaires me paraît essentielle. J'ai d'ailleurs créé il y a quatre ans un master of business administration (MBA) « Juriste commande publique ». J'ai reçu plus de 70 demandes provenant de toute la France pour suivre cette formation. L'année dernière, un participant est venu de Mayotte sept fois, tous les quinze jours, pour y assister. Tous ceux qui suivent ce parcours grimpent immédiatement dans la hiérarchie à la sortie, car ils acquièrent une vision globale dont peu de gens disposent. Il est crucial de multiplier ces formations.

Je vous recommande vivement de vous tourner vers les universités qui excellent dans ce domaine. Elles ne proposent pas seulement des formations, mais des diplômes. Les intervenants sont de véritables professionnels qui apportent un recul et qui, pour la plupart, sont également des praticiens à l'université. Quand on enseigne la commande publique, on la pratique toujours d'une manière ou d'une autre.

Il faut également travailler à la formation des élus. Bien que cela soit toujours ennuyeux pour eux, il s'agit d'un élément essentiel de leur travail, en tout cas pour ceux qui participent aux commissions d'appel d'offres ou qui réalisent des achats en lien avec les services. Une formation minimale dans ce domaine me semblerait vraiment utile.

Pour l'outre-mer sujet qui m'est cher, je relève deux difficultés majeures liées à l'économie locale plutôt qu'aux marchés publics eux-mêmes - et il est nécessaire que le droit des marchés publics s'adapte aux spécificités économiques de l'outre-mer.

Premièrement, un rapport remis l'an dernier au Président de la République identifie l'octroi de mer comme la cause de la vie chère en outre-mer, dans la mesure où cette taxe augmente les prix de 20 %, y compris ceux des achats des collectivités. L'État collecte donc l'octroi de mer au profit des collectivités d'outre-mer, lesquelles en sont redevables sur leurs achats... On marche sur la tête ! Le rapport en question suggère par conséquent de supprimer cette taxe. De plus, le fait que les départements d'outre-mer ne fassent pas partie de l'espace Schengen complique la situation. Il serait peut-être judicieux d'envisager leur intégration.

Deuxièmement, il existe souvent des monopoles de fait en outre-mer. Par exemple, une seule entreprise peut fournir 80 % des matériaux pour les marchés publics de travaux, tandis qu'une seule société peut fournir un certain type de services ou concentrer à elle seule plusieurs marques nationales. Nous devons nous demander s'il faut accepter ces situations de monopole de fait ou les compenser, sachant qu'ils sont parfois nécessaires à la survie de l'entreprise concernée.

Par ailleurs, je ne comprends pas que nous recourions à la publicité nationale en outre-mer, alors qu'il vaudrait mieux passer par une publicité européenne : on envoie aussi vite des produits à La Réunion depuis l'Italie que depuis la France. À La Réunion, l'eau en bouteille est souvent moins chère quand elle vient d'ailleurs en Europe que quand elle est issue de l'Hexagone. Cela pourrait être le cas de beaucoup d'autres produits. Les outre-mer bénéficieraient donc d'un élargissement de la concurrence au niveau européen. Par conséquent, je ne comprends pas que l'on utilise le Bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) en outre-mer. Il me paraîtrait économiquement cohérent de publier systématiquement les appels d'offres dans le Journal officiel de l'Union européenne, y compris en Mapa, dès lors que le seuil de publicité de 90 000 euros HT est atteint.

Enfin, il est certain que l'aspect environnemental sera au coeur de la révision des directives européennes. Pour ce qui est du local, je ne suis pas tout à fait d'accord avec Jean-Marc Joannès. La Cour des comptes européenne a souligné que, malgré la volonté de favoriser les marchés européens, la réalité montre une prédominance des marchés nationaux. Les hypothèses de marchés réellement européens sont beaucoup trop limitées. De même, alors que l'on parle sans cesse du local, 80 % des marchés sont naturellement locaux. Je pense donc au contraire que la révision des directives européennes visera à donner une dimension européenne à certains marchés.

En tant que natif de Lille, je suis sensible à la proximité des frontières. L'arrêt Telaustria de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) de 2000 dispose d'ores et déjà que les marchés frontaliers doivent faire l'objet d'une publicité dans les pays limitrophes. Je doute que la métropole de Lille étende systématiquement sa publicité jusqu'à Mouscron ou Bruxelles. Or, ces carences sont contraires aux directives européennes et aux traités.

Bien que cette problématique ne concerne pas toutes les collectivités, elle affecte néanmoins l'ensemble des communes frontalières. Je ne serais pas surpris de voir émerger une obligation de publicité par cercles concentriques autour d'une ville plutôt que via le BOAMP, qui n'a aucun sens dans le cas de la métropole de Lille. Même en Mapa, certains marchés devraient s'étendre jusqu'en Belgique. Du reste, cette situation faciliterait également l'accès des entreprises françaises aux marchés belges.

M. Guillaume Delarue. - L'intelligence artificielle va certainement être intégrée à de nombreux processus internes, avec le risque d'un fonctionnement à deux vitesses entre les petites collectivités, qui n'auront pas accès aux outils d'intelligence artificielle développés par les grandes entreprises, et les grandes structures qui pourront se les offrir. Ce point a également été soulevé lors d'un groupe de travail au Sénat sur l'intelligence artificielle et les métiers juridiques.

Concernant la formation, je partage les observations formulées par la Cour des comptes en décembre 2024. Certains leviers de la commande publique sont trop peu utilisés, notamment par crainte des risques juridiques. Parfois, les collectivités préfèrent adopter une attitude de sécurité plutôt que d'essayer de nouvelles pratiques. Il faut cependant noter que le risque pénal porte également sur les marchés de gré à gré, qui sont soumis au droit de la commande publique, même si les condamnations sont assez peu fréquentes concernant ce type de marchés.

L'idée de mettre en oeuvre des règles spécifiques aux outre-mer, compte tenu de leurs spécificités, via des expérimentations, est intéressante. Cela pourrait permettre de rendre les marchés publics et les concessions plus attractifs pour les petites sociétés, avec une possible application ultérieure en métropole. Cependant, je serais plus prudent que le professeur Kalflèche sur la généralisation de la publicité via le Journal officiel de l'Union européenne, car certaines entreprises n'y sont pas inscrites, dans la mesure où elles ne pensent pas avoir les capacités nécessaires pour candidater aux grands marchés. Les PME se tournent plus souvent vers les petits marchés, la sous-traitance ou les parts réservées dans les marchés globaux.

Concernant la révision des directives européennes, je serai attentif au bilan qui sera fait des textes de 2014. Une consultation est en cours. Pour rendre la commande publique plus attractive, une plus grande flexibilité pourrait être nécessaire. La paperasserie constitue un sujet important : il est extrêmement long de produire un mémoire technique ou des CCTP. À cet égard, l'intelligence artificielle pourrait faciliter la détermination des besoins et la rédaction des CCTP, qui suscite des difficultés pour les petites collectivités. J'espère que nous ferons preuve de davantage de pragmatisme pour augmenter les marges de manoeuvre des acheteurs publics, dans l'intérêt de nos entreprises.

M. Grégory Kalflèche. - La Réunion a mis en oeuvre une « stratégie du bon achat » visant à développer le recours aux PME dans le cadre de la commande publique en outre-mer.

M. Simon Uzenat, président. - Notre collègue Victorin Lurel, membre de cette commission d'enquête, a déjà évoqué ce sujet auprès de nous. Merci à tous les trois pour vos interventions. Nous poursuivrons nos échanges dans le cadre du questionnaire qui vous a été adressé. Nous prévoyons de rendre nos conclusions d'ici la fin du mois de juin. D'ici là, n'hésitez pas à nous faire part de vos idées, propositions, remarques ou points d'alerte. Merci encore pour votre participation.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'économistes : Mme Anne Perrot, inspectrice générale des finances, correspondante du Conseil d'analyse économique et M. Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris I - Panthéon Sorbonne

(Mercredi 19 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Chers collègues, nous poursuivons notre étude de la commande publique en quittant la sphère juridique pour nous interroger sur le regard que porte la théorie économique sur cette matière. Les masses financières en jeu sont énormes :au moins 170 milliards d'euros dépensés chaque année pour les seuls marchés d'au moins 90 000 euros hors taxe, et selon certaines estimations globales jusqu'à 400 milliards d'euros, soit 14 points du PIB. Ce sujet a naturellement suscité l'intérêt des économistes, qui s'interrogent sur les moyens d'améliorer son efficacité. Une note du Conseil d'analyse économique a notamment été publiée à ce sujet en avril 2015.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir d'accueillir deux experts éminents pour faire le point sur la situation dix ans après la parution de ces travaux : Madame Anne Perrot, économiste spécialiste des questions de concurrence et de régulation, également inspectrice générale des finances, et Monsieur Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, co-auteur avec Jean Tirole de la note de 2015 précédemment mentionnée.

Je tiens à vous informer que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-16 du Code pénal, soit jusqu'à 75 000 euros d'amende et 5 à 7 ans d'emprisonnement selon les circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne Perrot et M. Stéphane Saussier prêtent successivement serment. Notre commission d'enquête ne peut pas faire l'impasse sur les considérations économiques liées à la commande publique, qui ne peut être réduite à son seul cadre juridique. Depuis 2015, les objectifs de la commande publique ont évolué, notamment avec l'importance croissante accordée aux achats durables. Cependant, les objectifs fixés par le cadre réglementaire européen n'ont pas été atteints, comme le souligne un rapport de la Cour des comptes européenne qui constate un recul de la concurrence dans les marchés publics des pays de l'Union européenne entre 2011 et 2021.

De plus, force est de constater que les activités économiques liées à la commande publique ne s'exercent pas toujours dans un environnement parfaitement concurrentiel, avec notamment la présence d'ententes et d'accords entre entreprises pour se partager les marchés au détriment des acheteurs publics.

Nous souhaiterions donc connaître votre point de vue sur cette situation. Quels enseignements la théorie économique peut-elle nous apporter pour rendre la commande publique plus efficace et plus ouverte à tous les acteurs économiques, en particulier aux TPE et PME ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun, après quoi le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront leurs questions.

Mme Anne Perrot, inspectrice générale des finances, correspondante du Conseil d'analyse économique. - Je vais aborder votre dernière question concernant l'apport de la théorie économique à la compréhension de la commande publique. La théorie économique s'intéresse à toutes les formes de liens entre la puissance publique et les agents privés en matière d'approvisionnement, qu'il s'agisse de délégations de services publics, de concessions ou d'achats publics. Ces domaines sont finalement assez proches.

Cette théorie s'articule autour de l'idée d'asymétrie d'information entre l'État et les agents privés. L'État est en effet mal positionné pour connaître les coûts de fourniture des biens ou services, ou encore les conditions d'exploitation dans certains secteurs, comme celui de l'eau. Il ne l'est pas davantage pour innover du point de vue commercial et comprendre les réactions de la demande à l'offre de biens ou services marchands qui font l'objet d'une tarification différenciée. L'État se trouve donc dans une position d'infériorité par rapport aux agents actifs sur les marchés.

Cette problématique, dans le cadre des contrats, a été largement traitée par la théorie des incitations, dont Jean Tirole est l'un des principaux concepteurs. Cette approche souligne l'importance de prendre en compte la nature de l'asymétrie d'information entre l'État et l'agent privé lors de la rédaction des contrats, et de tenir compte des problèmes incitatifs à cette occasion.

Les agents privés ont toujours intérêt à dissimuler une partie de leurs coûts pour s'approprier une rente. La puissance publique doit donc concevoir des contrats visant à faire révéler l'information à l'agent et à minimiser la rente qui lui sera laissée, cette rente étant considérée comme anticoncurrentielle.

Pour résoudre ce type de problème, il existe une série de contrats incitatifs, dont les deux cas polaires sont les contrats « cost-plus » et les contrats « price-cap ». Les contrats « cost-plus » prévoient que l'agent transmette des informations sur ses coûts, permettant à la puissance publique de maîtriser la rente qui lui est laissée. Les contrats « price-cap », quant à eux, imposent un prix pour la fourniture du service, mais laissent à l'agent toute la rente éventuelle s'il parvient à comprimer ses coûts.

Ces deux types de contrats présentent des avantages et des inconvénients. Les contrats « price-cap » offrent une forte incitation à l'efficacité, mais la puissance publique ne maîtrise pas la rente laissée à l'agent. Les contrats « cost-plus » permettent de maîtriser parfaitement la rente, mais offrent moins d'incitations à l'agent pour être efficace.

Entre ces deux types de contrats, il existe une gamme de contrats intermédiaires. Le contrat optimal résulte d'un équilibre entre la minimisation des rentes accordées et l'obtention d'informations de l'agent, dépendant fortement du contexte économique. La concurrence joue un rôle crucial dans la sélection de cet agent, particulièrement dans le cadre des appels d'offres et de la commande publique, selon la théorie du « procurement », qui traite de l'approvisionnement du secteur public en biens et services produits par le secteur privé.

La théorie économique préconise une concurrence pour le marché la plus large possible, sans segmentation. Cela remet en question l'idée de réserver une part de la commande publique aux PME qui créerait artificiellement deux segments de marché, réduisant ainsi la concurrence. Bien que des raisons puissent justifier de s'écarter de cette théorie, il est essentiel d'en comprendre les implications, notamment en termes d'externalités.

Favoriser l'emploi local ou les PME via la commande publique n'est pas considéré comme une méthode efficace pour créer des emplois, les emplois éventuellement créés dans ce cadre coûtant très cher. Ces approches relèvent davantage de la politique industrielle que de la politique d'emploi. Il est préférable d'utiliser des politiques d'emploi spécifiques plutôt que de distordre la concurrence dans la commande publique.

La concurrence est vue comme le meilleur moyen de surmonter les problèmes d'information. Les mécanismes d'enchères, qui sont très divers, permettent d'identifier le meilleur acteur et d'estimer les coûts de fourniture du service. Un acteur souhaitant remporter un marché aura intérêt à proposer un prix le plus proche possible de ses coûts. Une procédure d'enchères bien conçue peut également contrôler la rente accordée à l'acteur sélectionné.

La théorie économique offre des recommandations spécifiques sur divers aspects de la commande publique, tels que l'allotissement des marchés et leur périodicité. Par exemple, le découpage d'un marché en lots plus petits peut favoriser les PME, mais aussi créer des distorsions. De même, la durée des contrats et la fréquence de remise en concurrence font l'objet de débats avec des arguments pour et contre différentes approches.

En conclusion, la principale recommandation de la politique économique est que la concurrence constitue un excellent moyen d'obtenir de l'information, ce qui est crucial pour l'acheteur public confronté à un manque d'information lors de son approvisionnement en biens ou services.

M. Stéphane Saussier, professeur d'économie et de management public à l'Institut d'administration des entreprises de l'Université Paris I - Panthéon Sorbonne. - Je vais compléter le propos liminaire d'Anne Perrot en évoquant tout d'abord le poids de la commande publique, sujet qui soulève déjà quelques interrogations. Les données de l'Observatoire économique de la commande publique (OECP), qui recense les marchés publics signés en France au-dessus de 90 000 euros hors taxe, indiquent un montant total de 170 milliards d'euros, soit 6 points de PIB. Ce recensement, bien qu'obligatoire, n'est soumis à aucun contrôle et ne prévoit aucune pénalité en cas de non-déclaration. Le montant de 170 milliards est donc un minimum en termes de volume de la commande publique.

Les données du Tender Electronic Data Website (TED) de la Commission européenne, qui recense les avis de marchés publics publiés au Journal officiel de l'Union européenne (JOUE) pour les contrats au-dessus des seuils européens, montrent un total de 8 points de PIB pour la France. Ce chiffre est supérieur à celui de l'OECP, car la France transmet également des données concernant des contrats de moindre envergure.

Si l'on mesure le poids de la commande publique à travers la comptabilité nationale, en incluant les activités qui pourraient donner lieu à des contrats publics, on atteint 16 points de PIB pour la France selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). L'Union européenne annonce quant à elle une moyenne de 14 points de PIB pour la commande publique au sein des pays membres.

En se concentrant uniquement sur les contrats tels que les marchés publics et les contrats de concession, on peut estimer que la commande publique représente au moins 8 points de PIB en France, ce qui justifie pleinement l'existence d'une commission d'enquête sur son efficacité.

L'intérêt des décideurs politiques, des usagers et des contribuables pour la commande publique s'explique par la possibilité d'utiliser celle-ci pour atteindre d'autres objectifs que le meilleur rapport qualité-prix. On s'interroge sur l'opportunité de lui assigner des objectifs stratégiques tels que l'accès des PME aux marchés publics, l'innovation, le verdissement de l'économie ou des objectifs sociaux. Cette réflexion est motivée par l'importance de la masse financière en jeu et les potentiels effets d'entraînement sur l'économie.

La France se distingue positivement dans ce domaine. Seuls 8 % des contrats sont attribués sur le seul critère du prix, contre une moyenne européenne de 80 %, tandis que 92 % sont attribués sur la base de plusieurs critères. De plus, 27 % des marchés publics, en montants, incluent des clauses sociales, et 40 % des clauses environnementales, plaçant la France parmi les leaders européens.

Concernant l'accès des PME à la commande publique, la France se situe en dessous de la moyenne européenne avec 27 % des montants attribués. Cependant, une étude de OECP montre que si l'on tient compte de la sous-traitance, ce chiffre dépasse les 50 %.

Du point de vue académique, les économistes s'intéressent beaucoup à la commande publique. Les travaux de Jean-Jacques Laffont et Jean Tirole sur la théorie des incitations sont particulièrement pertinents. Ils se concentrent sur l'asymétrie d'information entre l'acheteur public et les entreprises. L'enjeu est de concevoir des mécanismes permettant de révéler les coûts des entreprises pour sélectionner la plus efficace, ce qu'on appelle la sélection adverse, puis de l'inciter à fournir les efforts nécessaires via des indicateurs de performance et des systèmes de bonus-malus.

Cette approche fonctionne bien dans un contexte concurrentiel avec de nombreux répondants aux appels d'offres. Elle est moins efficace lorsque le nombre de répondants est limité ou en cas d'ententes entre entreprises, phénomène malheureusement fréquent dans les marchés publics.

La théorie économique met en évidence deux problèmes majeurs pour les acheteurs publics : les asymétries d'information et l'incomplétude des contrats. Cette dernière est particulièrement prégnante dans les contrats complexes, comme les concessions de longue durée, mais aussi dans des marchés publics de court terme. L'incomplétude des contrats, c'est-à-dire leur imperfection, implique une forte probabilité de renégociation pendant leur exécution. Des études statistiques montrent que certains types de contrats, comme les concessions dans le domaine de l'eau au Portugal, sont renégociés à 100 %. En France, les contrats autoroutiers connaissent un taux de renégociation similaire.

La renégociation, également appelée avenant ou modification de contrat, est une pratique courante. Même des marchés publics de court terme, comme le Vélib à Paris, ont connu plusieurs renégociations documentées. Cette situation crée des difficultés supplémentaires pour l'acheteur public lors de la mise en concurrence initiale, car les opérateurs anticipent la possibilité de renégocier. Cela peut conduire à des offres anormalement basses ou à une « malédiction du vainqueur », où l'entreprise retenue fait preuve d'un optimisme excessif sur ses coûts ou la demande future.

En résumé, la relation contractuelle entre acheteur public et entreprise privée est marquée par des asymétries d'information et de compétences. Les entreprises sont généralement mieux équipées pour gérer la complexité des contrats et anticiper les futures négociations.

Concernant l'intégration d'objectifs environnementaux dans la commande publique, de nombreux économistes expriment des réserves. Premièrement, cela complexifie davantage la tâche des acheteurs publics, déjà confrontés à des défis importants. Il faut noter que 60 % des montants de la commande publique en France relèvent d'entités infranationales, avec 120 000 pouvoirs adjudicateurs de tailles et de compétences variées, alors qu'il y en a en Europe un total de 240 000.

Cette complexification pourrait potentiellement réduire la concurrence. En France, 23 % des contrats publics sont déjà attribués après un appel d'offres avec un soumissionnaire unique, ce qui nous place dans la moyenne européenne. Ce pourcentage a augmenté de plus de 50 % entre 2011 et 2021. Une étude danoise suggère qu'augmenter le nombre de soumissionnaires d'un à quatre pourrait réduire les coûts de la commande publique de 10 à 13 %. Ils sont donc inquiets que l'intégration d'autres objectifs pourrait réduire le niveau de concurrence et donc augmenter le coût de la commande publique.

Malgré ces réserves, la loi Climat et résilience prévoit qu'à partir d'août 2026, tous les marchés publics devront inclure une clause environnementale et des considérations environnementales, tant dans l'attribution que dans l'exécution. Cependant, les données empiriques sur l'impact de ces mesures restent limitées et peu fiables, rendant difficile l'établissement de conclusions définitives.

Cette nouvelle réglementation risque de poser des difficultés considérables à de nombreux pouvoirs adjudicateurs et de complexifier grandement leurs tâches. Jusqu'à présent, la loi accordait une grande liberté quant au choix des indicateurs et leur pondération. Le rapport de la Cour des comptes sur la prise en compte des enjeux du développement durable dans les achats de l'État, publié en décembre 2024, souligne que les critères environnementaux utilisés sont souvent cosmétiques, avec une pondération faible qui n'influence pas réellement le choix final du prestataire. Le suivi de ces indicateurs est également mal assuré. Si ces difficultés existent déjà au niveau de l'État, on peut imaginer qu'elles seront encore plus prononcées pour les collectivités territoriales.

Cette liberté dans le choix des indicateurs peut également conduire à leur utilisation stratégique. On entend souvent parler de la volonté de dynamiser les territoires en favorisant l'attribution des marchés publics aux PME et entreprises locales. Cependant, cette approche s'apparente à du favoritisme, même si elle passe par du sourcing préalable ou une analyse des entreprises susceptibles de répondre aux appels d'offres. En définitive, cela réduit considérablement le niveau de concurrence dans ces contrats.

Il est important de noter qu'il existe peu de tests empiriques concluants qui permettraient de valider ou d'invalider les théories économiques sur ce sujet. Les données disponibles sont fragmentaires et les résultats des tests ne sont pas totalement probants.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je comprends votre analyse économique, mais il est important de la confronter à la réalité des différents marchés et des dynamiques locales. Pour certains marchés locaux, comme le remplacement de fenêtres, il n'y a généralement pas de problème à avoir des soumissionnaires locaux, sans attirer de concurrents étrangers. L'emploi de proximité est une préoccupation majeure pour les collectivités.

On peut distinguer trois niveaux de marchés : local, régional et national. La liberté dans les critères, sans parler de favoritisme, peut être justifiée pour soutenir l'emploi local. Cependant, les considérations changent pour les marchés régionaux et nationaux.

Il serait intéressant de savoir si les obligations environnementales introduites dans le code de la commande publique se retrouvent chez nos voisins européens. Des règles harmonisées simplifieraient les choses et éviteraient les distorsions de concurrence. Il en va de même pour les clauses sociales.

Nous serons attentifs à ce sujet dans le cadre de la révision des directives européennes, qui doit notamment avoir pour objectif d'harmoniser ces pratiques nationales.

Mme Anne Perrot. - Je suis plutôt opposée à l'idée d'insérer des clauses de proximité dans les marchés publics. Il est préférable d'avoir un cahier des charges exigeant en matière de qualité et de sélectionner les entreprises capables d'y répondre, indépendamment de leur localisation. Une entreprise plus éloignée intègre ses coûts de transport et de logistique dans son offre. Si elle reste compétitive malgré ces coûts supplémentaires, il serait dommage de s'en priver. Il faut donc privilégier l'ouverture à la concurrence.

Concernant les clauses environnementales, il est préférable de ne pas les ajouter aux appels d'offres. Les politiques environnementales globales, telles que la taxe carbone ou les droits d'émission de CO2, sont plus appropriées pour gérer ces aspects. Une entreprise polluante paie déjà des taxes ou achète des droits à polluer. Si la politique environnementale est bien construite, les coûts d'une entreprise polluante sont grevés par ces taxes, ce qui augmente ses coûts et la rend moins compétitive qu'une entreprise plus verte. Ajouter des clauses environnementales dans les marchés publics serait donc redondant et potentiellement contre-productif.

Les économistes, qui raisonnent selon une approche normative, préconisent généralement une approche globale, avec un prix du carbone bien calibré, incitant chaque entreprise à réduire ses émissions de CO2. Si cette politique globale est efficace, il n'est pas nécessaire d'ajouter des contraintes environnementales supplémentaires dans les appels d'offres.

Bien sûr, on peut toujours s'interroger sur l'optimalité de la politique environnementale. Mais soit on lui fait confiance, auquel cas il ne faut pas ajouter de contraintes dans la commande publique, soit on ne lui fait pas confiance, et dans ce cas, on entre dans un monde de second rang où de nombreuses choses sont possibles, mais généralement au détriment du contribuable.

M. Stéphane Saussier. - Je suis tout à fait d'accord avec ce qui vient d'être dit. Concernant les clauses d'insertion sociale, bien qu'intéressantes, elles sont coûteuses à mettre en oeuvre. Elles nécessitent des facilitateurs pour trouver et suivre les personnes concernées, ce qui augmente le coût de la commande publique. Il faut se demander s'il n'existe pas d'autres instruments plus efficaces pour réinsérer les personnes éloignées de l'emploi, plutôt que de compliquer davantage la tâche des acheteurs publics.

Concernant l'environnement, je n'ai rien à ajouter. Pour que ces politiques fonctionnent, elles doivent être uniformes d'une région à l'autre. Il n'est pas logique qu'un acheteur public décide arbitrairement de pondérer l'impact carbone des entreprises à 15 % dans certains cas et à 25 % dans d'autres. Une approche efficace nécessite une politique uniforme et globale, couvrant à la fois la commande publique et les échanges privés.

Se concentrer uniquement sur les échanges entre administration publique et entreprises pourrait avoir un impact national nul, car cela pourrait conduire à une spécialisation des entreprises polluantes sur les marchés privés et des entreprises non polluantes sur les marchés publics, ce qui serait contre-productif.

La loi industrie verte impose aux acheteurs publics de tenir compte l'empreinte carbone des fournisseurs. Il existe déjà une taxe carbone, des quotas et des échanges au niveau européen. Si la taxe carbone est trop basse, cela signifie que l'État ne prend pas suffisamment ses responsabilités. C'est à l'État d'augmenter ce taux plutôt que de demander aux collectivités de réfléchir à la prise en compte et à la valorisation de l'impact carbone, qui seront différentes selon les territoires.

Mme Anne Perrot. - Ces mesures créent des distorsions de concurrence, à la fois entre les entreprises et entre les différentes zones géographiques, que ce soit au niveau des départements ou des régions.

Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour cet éclairage et ce point de vue. Votre analyse économique est cruciale pour notre commission d'enquête. Elle souligne que la commande publique ne peut pas répondre à tous les objectifs de politique publique, confrontée à des injonctions contradictoires telles que la simplification et la nécessité de multiplier des critères. La multiplication des critères complique les arbitrages sur leur hiérarchisation et peut créer des barrières à l'entrée, limitant ainsi la concurrence. Je souscris entièrement à vos propos et aux points d'alerte que vous soulevez.

Concernant la volonté des élus locaux de favoriser l'emploi local à travers les marchés publics, comme nous l'avons beaucoup entendu lors de nos auditions, notamment hier de l'Assemblée des départements de France, ce n'est pas l'objectif premier de la commande publique. Si l'on souhaite favoriser l'emploi local ou un type d'emploi spécifique, il faut mettre en place des politiques publiques dédiées plutôt que d'en faire un sous-objectif de la commande publique. J'ai une question plus pragmatique concernant les temporalités de certaines dispositions. Compte tenu de l'accélération des processus et des cycles économiques, avez-vous des recommandations ou des pistes d'amélioration sur la question de la temporalité des processus ?

M. Daniel Salmon. - Je ne partage pas entièrement l'avis de ma collègue. Il me semble que nous agissons comme si nous vivions dans un monde idéal où l'État central mènerait toutes les politiques dans la bonne direction. Je pense que les élus des collectivités territoriales utilisent la commande publique pour pallier certaines lacunes au niveau national. C'est pour cette raison que de nombreux élus se sont emparés de ce sujet, afin de progresser sur des questions environnementales ou sociales, comme l'emploi et l'économie sociale et solidaire, en l'absence de politiques nationales ou européennes suffisamment ambitieuses. La commande publique est perçue comme l'un des meilleurs outils à la disposition des élus locaux pour orienter l'économie locale dans une direction spécifique. Je comprends parfaitement que si la taxe carbone était fixée au bon niveau, il ne serait pas nécessaire de s'en préoccuper et que cela ajoute de la complexité. Cependant, faut-il systématiquement fuir la complexité ? Je n'en suis pas certain. Ce sont mes interrogations.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous remercie pour vos exposés très intéressants. Je m'intéresse particulièrement aux questions de souveraineté, notamment au sein de notre Commission des Affaires européennes. Dans le contexte actuel, où la nouvelle Commission européenne va mener une réflexion sur les marchés publics et leur orientation possible dans certains secteurs stratégiques, je me pose la question suivante : le levier de la souveraineté et de l'autonomie stratégique, notamment dans le domaine du numérique, ne permettrait-il pas, contrairement à la situation actuelle en France et en Europe, d'offrir une réelle possibilité d'émergence pour nos entreprises françaises et européennes ? Actuellement, elles ne candidatent pas en raison de la forte concurrence des acteurs extra-européens. Ne serait-ce pas une opportunité d'encourager une concurrence juste et loyale, d'autant plus que les règlements européens sur les règles du marché numérique ont récemment évolué pour rétablir des conditions de concurrence plus loyales ?

Mme Anne Perrot. - Concernant la temporalité, je peux apporter quelques éléments de réponse. L'arbitrage est le suivant : plus la période entre deux appels d'offres est longue, plus les entreprises sélectionnées ont la possibilité de développer des investissements. Les contrats de longue durée encouragent ainsi ces derniers, ce qui est positif. Cependant, pendant cette période, les entreprises ne sont pas soumises à la concurrence. On perd l'incitation que procure la perspective d'une remise en concurrence rapide. Tout dépend du secteur concerné.

Dans les domaines où l'innovation et les bouleversements technologiques sont fréquents, il est souhaitable que les entreprises disposant des meilleures technologies puissent candidater. Si elles n'étaient pas présentes lors du dernier appel d'offres, il faudrait idéalement que le prochain intervienne rapidement pour leur permettre de proposer de nouvelles technologies. Une remise en jeu rapide accélère l'innovation. En revanche, dans les secteurs où l'innovation est moins présente, ce n'est pas nécessairement utile.

Au contraire, dans les secteurs connaissant des besoins d'investissements structurels importants, il faut donner aux entreprises la possibilité de déployer ces investissements et donc leur offrir une certaine visibilité sur le contrat.

Quant à l'utilisation de la commande publique pour remédier aux défaillances de la politique nationale, nous sommes conscients que c'est l'argument avancé par les élus locaux pour introduire des critères de préférence locale. Cependant, les élus locaux sont aussi les gardiens des finances de leurs administrés. Ils doivent prioriser l'objectif d'offrir des services et des biens publics à des prix intéressants, car le budget n'est pas extensible à l'infini. De plus, l'économie du travail a proposé de nombreuses solutions pour favoriser l'insertion, l'emploi et le développement de clusters, d'emplois locaux.

Le manque d'emplois industriels n'est pas principalement dû à un soutien insuffisant aux entreprises locales, mais plutôt à un manque d'innovation des entreprises, souvent trop dépendantes de la commande publique. Cette situation n'encourage pas l'innovation ni la création d'emplois, et je ne suis pas sûre qu'il faille la perpétuer. N'étant pas élue locale, je peux en parler à mon aise. En tant qu'administrée, je pense qu'il est crucial que nos élus veillent à la bonne utilisation de l'argent public.

La notion de souveraineté a émergé dans les discussions européennes il y a environ six ou sept ans, initialement en réponse à l'expansion économique chinoise, notamment le projet des nouvelles routes de la soie. L'Union européenne dispose d'outils pour lutter contre la concurrence déloyale, tels que les droits anti-dumping et anti-subventions, qui visent à égaliser les conditions de concurrence entre les entreprises européennes et les entreprises étrangères fortement subventionnées.

Concernant la souveraineté numérique, le problème principal est l'absence d'entreprises européennes de taille mondiale dans ce secteur, malgré les talents disponibles en Europe. Le droit de la concurrence, notamment le Digital Markets Act (DMA), vise à permettre à des entreprises autres que les géants du numérique de s'imposer sur les marchés. Le DMA est un outil efficace, qui permet de sanctionner les comportements anticoncurrentiels des plateformes. Celles-ci estiment que cette réglementation a été conçue pour protéger les entreprises européennes, mais ce n'est pas le cas. C'est une mesure conçue pour protéger la concurrence plutôt que les concurrents spécifiques. Le DMA est une très bonne chose.

Cependant, il faut reconnaître que des entreprises comme Mistral, bien qu'excellentes, n'opèrent pas encore à l'échelle d'OpenAI. Le défi est de permettre à ces entreprises européennes de se développer pour atteindre une envergure mondiale.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il serait souhaitable d'aider les entreprises françaises prometteuses à se développer davantage par le biais de la commande publique. Par exemple, le récent marché de 74 millions d'euros attribué à Microsoft par le ministère de l'Éducation nationale soulève la question de savoir si des entreprises françaises n'auraient pas pu y répondre. Bien que nous adhérions à une approche libérale, il pourrait être bénéfique d'adopter une attitude plus favorable aux entreprises françaises dans la commande publique, afin de leur permettre de franchir un cap et de concurrencer les grandes entreprises internationales.

Mme Catherine Morin-Desailly. - La concurrence existe, et pourtant on a confié l'exploitation de la plateforme des données de santé à Microsoft sans appel d'offres spécifique. Des entreprises françaises comme OVH ou Dassault Systèmes n'ont même pas été approchées pour ce projet, ce qui révèle un déficit préoccupant de mise en concurrence. Il existe pourtant des entreprises françaises de l'informatique en nuage capables de répondre à ces marchés, au-delà des géants américains comme Google, AWS ou Microsoft.

Ne devrions-nous pas envisager des stratégies qui, pour des motifs légitimes et dans le contexte géopolitique actuel, visent à renforcer notre autonomie stratégique et notre souveraineté ? Ces objectifs peuvent, dans le cadre de la commande publique, constituer un levier de développement pour notre écosystème numérique, à l'instar de ce qu'ont fait d'autres pays comme la Russie, les États-Unis et la Chine.

M. Stéphane Saussier. - Concernant la temporalité des contrats publics, il est important de souligner que la durée et l'investissement sont étroitement liés, comme le dispose la directive européenne. Pour les marchés publics, on ne peut choisir une durée prolongée qu'en justifiant des investissements importants. De même pour les concessions, au-delà de cinq ou dix ans, il faut justifier la présence d'investissements sous-jacents.

En tant qu'économistes, nous savons que plus les contrats sont longs, plus l'entreprise sortante bénéficie d'un avantage lors de leur renouvellement. On observe également que de nombreux contrats commencent avec des durées raisonnables, mais finissent par s'étendre considérablement, notamment à cause des renégociations. Le secteur des autoroutes en est un exemple frappant.

Il existe cependant des clauses contractuelles pour prévenir ces durées excessives. Par exemple, le contrat du viaduc de Millau, d'une durée de 78 ans et quelques semaines, prévoit qu'après 40 ans, si l'opérateur privé a suffisamment collecté de péages, le contrat peut s'arrêter avec un préavis de deux ans. Sinon, il se poursuit jusqu'à la durée maximale de 78 ans.

Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de s'adapter à la réalité plutôt que de se focaliser sur un monde idéal. Cependant, je doute que la commande publique soit l'outil le plus approprié pour atteindre des objectifs environnementaux. Si nous décidons néanmoins de l'utiliser dans ce sens, ce qui est déjà largement le cas, je regrette le manque de données précises pour mesurer l'impact réel de cette stratégie. Nous avons besoin d'informations plus détaillées sur l'effet de ces critères environnementaux dans l'attribution des contrats, tant au niveau local que national, notamment pour savoir s'ils affectent la concurrence. Sans cela, nous risquons d'aboutir à des résultats nuls ou bien inférieurs à nos attentes initiales, notamment si les décisions prises à différents niveaux s'annulent mutuellement ou si les critères ne sont pas uniformes sur l'ensemble du territoire. Il y a donc un véritable problème de données à résoudre.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie tous les deux pour vos interventions, qui nous ont bousculés dans nos convictions. En vous écoutant me revenait la phrase d'Alain, « penser, c'est dire non ». C'est précisément le rôle de notre commission d'enquête que de réinterroger nos convictions et nos ambitions partagées. Il est vrai qu'aujourd'hui, de nombreux élus, dont je fais partie, considèrent la commande publique comme une politique publique à part entière, ce qui implique nécessairement des choix politiques dans les collectivités.

Concernant les problèmes d'information que vous avez soulevés, je partage votre constat. En tant qu'ancien président des instances de commande publique de mon conseil régional, j'ai souvent été confronté à ce manque de visibilité, et pas uniquement dans le cas des offres anormalement basses. Même en obtenant un maximum d'informations, nous nous retrouvons souvent contraints de recourir à des avenants en cours d'exécution, même hors circonstances exceptionnelles, ce qui place les collectivités dans une position délicate.

L'asymétrie d'information et de compétences que vous mentionnez est effectivement un problème majeur, où les pouvoirs publics semblent toujours perdants. C'est pourquoi l'introduction d'une forme de conditionnalité dans les marchés publics peut être perçue comme un moyen pour les élus de reprendre la main, tout en répondant aux attentes des citoyens qui souhaitent que l'argent public soit investi de manière responsable.

Sur les questions environnementales, nous accusons un retard considérable, comme l'a souligné le rapport de la délégation aux entreprises du Sénat sur la décarbonation, que j'ai co-rédigé. Bien que la commande publique ne puisse pas tout résoudre, il est difficile de justifier l'absence de critères environnementaux dans des marchés publics représentant des centaines de millions d'euros par an, comme c'est le cas en Bretagne où ils représentent 300 à 400 millions d'euros annuellement. Ces critères sont également une façon d'aider nos opérateurs économiques à monter en compétence face à la concurrence internationale.

Le pilotage par la donnée est un enjeu crucial et un sujet qui revient régulièrement lors de nos auditions. Nous manquons cruellement d'études et d'analyses complètes sur l'impact et le retour sur investissement territorial de la commande publique. En Bretagne, nous avons mis en place un observatoire de l'achat public, mais nous avons besoin d'outils plus performants pour évaluer l'impact réel de nos politiques.

Je peux vous donner un exemple concret : nous avons récemment lancé des marchés expérimentaux avec des critères environnementaux, pondérés à hauteur de 20 %. Contrairement à nos craintes initiales, nous avons constaté une augmentation significative du nombre de soumissionnaires. Ce type d'initiative semble avoir un effet d'entraînement positif sur les entreprises, les incitant à adopter de nouvelles pratiques qu'elles peuvent ensuite déployer dans d'autres marchés, publics ou privés.

Nous sommes manifestement au début de cette réflexion. Serait-il envisageable de collaborer avec vous dans les mois ou années à venir pour développer des indicateurs et des méthodes de calcul du retour sur investissement territorial, tout en identifiant les limites de ces approches ?

M. Stéphane Saussier. - Je serais ravi de collaborer avec vous sur ce sujet. Cependant, il est crucial de mesurer précisément l'impact des critères environnementaux sur les coûts de la commande publique. Les études empiriques existantes ne sont pas toujours concluantes. Par exemple, une étude sur les contrats de nettoyage en Suède a montré que l'introduction de clauses environnementales n'avait pas significativement modifié la situation : les grandes entreprises continuaient de remporter les marchés, sans impact notable sur la concurrence ou le coût de la commande publique.

Nous disposons de quelques informations parcellaires, mais il nous manque des études globales et approfondies. Il faut également prendre en compte l'exécution des contrats. L'une des innovations majeures des directives de 2014 est l'obligation de publier des avis de modification de contrats lors de renégociations importantes, ce qui devrait nous permettre d'obtenir plus de données sur cette phase cruciale de la commande publique.

Toutes les informations sont disponibles sur le site TED. Nous avons entrepris de collecter ces données, ce qui s'est avéré complexe, car il a fallu extraire les informations par scraping, en l'absence d'une base de données préétablie. Entre 2016 et 2023 inclus, nous avons recensé environ 180 000 avis de modification de contrats. Après nettoyage et vérification des données, il apparaît que la France en a publié 2000 sur cette période. C'est un bon résultat comparativement à d'autres pays, sachant que TED enregistre plus de 100 000 marchés notifiés par an. Cette situation met en lumière un écart entre les dispositions prévues et leur application effective, certains pays jouant le jeu tandis que d'autres s'en abstiennent. L'Allemagne et le Portugal, par exemple, se classent parmi les derniers en termes de publication d'avis d'attribution de contrats sur TED. Ces disparités dans la qualité et la quantité des données compliquent la réalisation d'études rigoureuses tant au niveau européen que national. Je reste à votre disposition pour vous assister dans vos futures recherches sur ce sujet.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition d'acheteurs publics - MM. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats (CNA), Alain Bénard, président de l'association des acheteurs publics (AAP) et Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics (APASP)

(Mardi 25 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons aujourd'hui les investigations de notre commission d'enquête sur la commande publique en interrogeant ceux dont elle constitue le coeur de métier, et même la raison d'être : les acheteurs publics. J'entends par là non pas les pouvoirs adjudicateurs, dont nous avons entendu les représentants ces dernières semaines, mais bien les professionnels de l'achat public, qui animent les services « achats » de nos collectivités, de l'État ou des établissements publics.

Ces praticiens aguerris du droit de la commande publique en maîtrisent évidemment toutes les subtilités et ont appris à en surmonter les rigidités. Ils peuvent ainsi nous aider à identifier les mécanismes à faire évoluer ou les bonnes pratiques à promouvoir.

Nous avons donc le plaisir de recevoir trois représentants des principales associations d'acheteurs publics : M. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats, M. Alain Bénard, président de l'association des acheteurs publics, et M. Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Luc Baras, Alain Bérard et Jean-Marc Peyrical prêtent serment.

Depuis le début de nos travaux, avec le rapporteur et nos collègues membres de cette commission, nous prenons conscience de l'existence d'un véritable écosystème de la commande publique où se croisent divers acteurs, dont les interactions régulières contribuent à faire émerger de nouvelles pratiques d'achat et à développer une expertise particulièrement pointue au service, notamment, de nos collectivités.

L'un des principaux phénomènes de ces dernières années, que vous avez encouragé et auquel vous avez contribué, est celui de la professionnalisation du métier d'acheteur public, qui est désormais reconnu comme une fonction à part entière et non plus comme une tâche parmi d'autres sur une fiche de poste. Vous pourrez nous dire si selon vous ce mouvement est achevé ou doit encore se poursuivre et s'amplifier.

Vous avez aussi été témoins et acteurs des profondes mutations que la commande publique a subies au cours de ces dernières années, comme la montée en puissance des exigences sociales et environnementales, la recherche de l'efficience des achats ou encore l'apparition de l'intelligence artificielle générative. Vous pourrez donc sur ces points éclairer notre réflexion et nous indiquer si, selon vous, les acheteurs publics sont prêts à relever ces nouveaux défis.

L'objectif de nos travaux est de formuler des propositions concrètes d'évolution des pratiques et de la réglementation visant à améliorer la situation pour tous les acteurs de la commande publique. La simplification n'est pas un dogme en soi et ne doit pas aboutir, si elle bénéficie à un maillon de la chaîne, à complexifier les tâches d'un autre. Nous voulons prendre en compte l'ensemble de l'écosystème de la commande publique. C'est pourquoi votre témoignage nous est précieux : ainsi le point de vue des acheteurs dans ce débat sera pris en compte.

Après vos propos liminaires, le rapporteur vous posera des questions, puis je laisserai la parole à nos collègues.

M. Alain Bénard, président de l'Association des acheteurs publics. - Au nom de l'association des acheteurs publics (AAP), je vous remercie pour votre invitation et je salue le travail d'écoute attentive de la commission.

L'association des acheteurs publics, créée en 1992, a notamment pour missions d'étudier la portée des nouveaux textes régissant la commande publique, ainsi que leur impact sur les pratiques des acheteurs, et de faire remonter ses observations aux instances ministérielles ; de promouvoir les bonnes pratiques en matière d'achat public ; de constituer un réseau de solidarité entre acheteurs ; et enfin de proposer via son site Internet un ensemble d'outils et de services utiles aux acheteurs dans leur pratique quotidienne. Il s'agit notamment de guides divers et d'un service de questions-réponses.

L'AAP est partenaire de différents organismes et est présente au sein de divers groupes de travail nationaux.

En réponse à la question : « qu'est-ce qu'un acheteur public ? », je dirais que l'acheteur public aujourd'hui est multiple. Avec quelque 35 000 collectivités territoriales et 10 000 groupements de communes, nous avons plus de 45 000 acheteurs publics locaux.

Sur ces 35 000 collectivités, 97 % des communes ont moins de 10 000 habitants ; 84,5 % des communes ont moins de 2 000 habitants.

Ces chiffres signifient que l'acheteur public peut être soit - c'est le cas dans la plus grande majorité - pluridisciplinaire, à l'instar de ce que l'on observe dans les communes rurales, soit un technicien spécialisé, ce qui est le cas notamment dans les communes urbaines.

Une telle diversité d'acteurs entraîne des situations différentes en fonction de la taille de la collectivité, de ses ressources, de son capital humain et de ses axes de formation.

Plus la collectivité est importante, plus le service ou la direction en charge des achats ou de la commande publique sera en mesure : d'optimiser le recensement des besoins ; de cartographier et se doter d'une nomenclature des achats ; de rédiger un guide de procédures internes ; de procéder au sourçage et au parangonnage ; d'optimiser la relation fournisseurs, au travers notamment de rencontres et de chartes d'achat ; de proposer et mettre en oeuvre les procédures complexes telles que l'achat d'innovation, les marchés globaux de performance ou les marchés réservés ; de transmettre en interne une culture achat, et donc une acculturation et une formation.

Le code de la commande publique s'appliquant à tous, ce qui peut paraître simple pour les acheteurs publics « experts » peut être source de complexité pour les autres.

Cette situation se retrouve aussi du côté des entreprises. Les très petites entreprises (TPE) abordent la commande publique avec des idées reçues et des biais auxquels il est difficile de tordre le cou encore aujourd'hui. Les petites et moyennes entreprises (PME) se partagent entre celles qui veulent accéder à la commande publique autrement que par la sous-traitance et celles qui ont déjà investi en moyens humains, avec par exemple un service commercial dédié, afin de répondre aux exigences de la commande publique.

Quant aux grandes entreprises, elles suivent de très près les évolutions tant de la réglementation que de la pratique, en étant parfois nos partenaires, au travers de leurs fédérations, avec lesquelles nous travaillons dans certains groupes de travail ; nous avons ainsi élaboré quelques guides.

Depuis plus de 25 ans, les acheteurs publics et les opérateurs économiques ne cessent de s'adapter aux évolutions successives du cadre juridique de la commande publique, avec notamment des changements importants en 2001, 2004, 2006, les décrets ou ordonnances de 2008, 2009, 2011, 2015, 2018, 2019, et les multiples modifications apportées par le législateur en fonction des évolutions sociétales et environnementales.

Ces évolutions traduisent bien toute l'importance de la commande publique et l'impérative nécessité de l'aborder avec agilité au quotidien, en tenant compte aussi des jurisprudences.

En conclusion de ce point, nous mesurons toute l'importance, comme pour tout métier, non seulement de la formation continue de l'acheteur public ainsi que des élus, mais aussi d'une solide formation initiale ; nous incitons donc au développement de programmes universitaires dédiés. Le métier d'acheteur public présente en outre la spécificité d'évoluer régulièrement en fonction des mutations sociétales et environnementales qui incitent le législateur à intégrer aux règles régissant la commande publique de nouvelles obligations s'imposant aux candidatures des opérateurs économiques.

Ces candidatures se complexifient, ce qui conduit l'acheteur à se transformer parfois en contrôleur. Compte tenu de ces obligations et de leurs évolutions, l'acheteur, tout enthousiaste et intrépide qu'il soit, ne peut réussir que s'il est soutenu au sein de son administration et si, dans le cadre d'une ligne politique claire, il est accompagné par un élu en charge de la commande publique convaincu et volontaire.

Grâce à ce double effet d'entraînement - des directions générales et des élus -, l'acheteur n'hésite pas à oser, qu'il s'agisse des clauses de ses marchés ou des procédures choisies : marchés réservés, marchés d'innovation, sous-traitance définie, avances et acomptes adaptés, paiement avant service fait pour les prestations reconnues, utilisation de la carte d'achat, qui d'ailleurs peine à décoller depuis 2004.

Le cap de « l'acheteur 2.0 » a été franchi en 2014 avec la dématérialisation généralisée. Il est temps de passer à « l'acheteur 3.0 » que je qualifierais de pédagogue et facilitateur.

J'en viens à la relation fournisseur. L'achat implique deux acteurs : un opérateur économique et un acheteur public. C'est un acte gagnant-gagnant.

Pour cela, notre association promeut et encourage le sourçage et l'organisation de rencontres territoriales, afin que les acteurs de la commande publique (collectivités territoriales, hôpitaux, services déconcentrés, chambres de commerce et d'industrie, chambres des métiers et de l'artisanat, etc.) puissent échanger sur leurs pratiques et procédures d'achats. Ces rencontres peuvent prendre la forme de matinales, salons inversés ou de speed meetings.

Dans cette logique, l'AAP souligne l'importance de la négociation, essentielle à une meilleure intégration des PME et des start-ups. Nous préconisons la négociation, si possible, pour tous les marchés, y compris ceux dont le montant est supérieur aux seuils européens. La procédure historique de l'appel d'offres et la rigidité qu'elle impose n'ont plus de sens aujourd'hui et les clauses contractuelles doivent davantage être co-construites entre les parties.

En complément de « l'acheteur 3.0 », il convient aussi d'évoquer l'indispensable dialogue avec le comptable public et les services préfectoraux.

Parfois, les freins ou la complexité peuvent résulter de divergences d'interprétation entre ces trois acteurs : je citerai notamment l'exemple de la modification unilatérale du contrat prévue à l'article L. 6 du code de la commande publique.

On peut identifier deux types d'acheteurs qui réagiront de manière différente face à un nouveau projet : celui, fougueux, qui va oser, tenter d'innover et déployer ses compétences en utilisant toutes les ressources à sa disposition ; et à l'inverse, l'acheteur précautionneux, qui a une aversion pour l'incertitude. Chacun de ces types réagira différemment à une simplification.

J'en viens aux trois axes de propositions portées par l'AAP : lever les incertitudes, telles que celles qui pèsent sur l'acte d'achat en dessous du seuil de 40 000 euros HT ; modifier les obligations dont les résultats ne sont pas avérés (données essentielles entre 25 000 et 40 000 euros HT, ouvrir la négociation pour tous les marchés) ; réfléchir à la place des outils digitaux (passeport numérique « commande publique » pour les opérateurs économiques ; place de l'intelligence artificielle).

Sur tous ces points, l'AAP travaille actuellement à la rédaction d'un livre blanc, en ayant à l'esprit que ce qui est bon pour l'acheteur public l'est aussi pour l'opérateur économique. D'ores et déjà, notre objectif à tous doit être la simplification : nous pouvons nous y atteler en examinant les règlements et guides internes existants, où il existe des travers à atténuer.

M. Jean-Marc Peyrical, président de l'association pour l'achat dans les services publics (APASP). - Merci d'avoir invité notre association à participer à votre réflexion sur la commande publique. Créée en 1962, l'APASP couvre tous les secteurs de l'achat public - collectivités territoriales, État, établissements publics, hôpitaux. Nos adhérents, très divers, sont au nombre d'un millier environ.

Nous intervenons tout d'abord en matière d'information, à travers l'organisation de manifestations, telles que séminaires ou sessions d'études. Nous travaillons régulièrement en partenariat avec la direction des affaires juridiques de Bercy, comme en témoigne une récente session sur l'actualité de la commande publique. Nos formations peuvent être organisées sur place ou à distance et porter sur tous les secteurs de l'achat public : contentieux, contrats spécifiques, médiation, etc.

Pour ma part, j'ai plusieurs casquettes : je suis également professeur associé à l'Université de Paris-Saclay, où j'ai créé un master 2 » droit des achats publics » qui forme chaque année environ 25 étudiants à la faculté de droit de Sceaux. C'est une filière extrêmement porteuse : nos étudiants n'ont pas de mal à trouver des stages et des emplois, que ce soit au sein de l'État, d'établissements culturels tels que le château de Versailles, de collectivités territoriales, en métropole ou en outre-mer, où l'on note beaucoup de besoins de recrutement. Cette formation plaît à nos étudiants, en raison de son caractère transversal. Comme je leur dis souvent, un responsable de la commande publique voit tout ce qui se passe dans la structure publique ou parapublique dont il gère les achats.

Dans ce domaine, si la formation initiale est importante, la formation continue l'est tout autant. Nos adhérents, notamment les collectivités territoriales, nous demandent par exemple d'accompagner la mise en place de schémas de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (SPASER). Nos formations concernent aussi l'audit et l'organisation de l'achat - tout passe par l'organisation. La professionnalisation de la commande publique implique tout d'abord de mettre en place la bonne organisation, même s'il est également important de disposer des compétences et des formations nécessaires.

Nous travaillons beaucoup aussi sur les problématiques d'éthique et de déontologie, en accompagnant nos adhérents dans la rédaction de guides et en nous adressant tant aux agents publics qu'aux élus. Nous proposons des formations destinées aux commissions d'appels d'offres, afin de prévenir les conflits d'intérêts, qui donnent lieu à une jurisprudence administrative de plus en plus abondante et riche. Nous assistons donc nos adhérents pour essayer de prévenir ces situations périlleuses.

Nous intervenons également pour des acheteurs de collectivités ultramarines, notamment aux Antilles, en Guyane, à La Réunion ou à Mayotte. Un séminaire est prévu prochainement en Guadeloupe, avec le soutien de la région. Il y a dans ces territoires, où nous nous rendons régulièrement, une véritable attente. Le poids économique des achats publics y est particulièrement important, car ils y constituent un vrai pilier de l'économie. En revanche, indépendamment des spécificités ultramarines, les problématiques dont nous font part nos interlocuteurs, élus ou responsables des services de la commande publique, ne sont pas nécessairement différentes de celles que rencontrent les acheteurs de métropole. Ainsi, nous échangeons avec nos interlocuteurs ultramarins sur des sujets tels que les achats verts ou socialement responsables. Lors de notre prochain colloque, nous ferons venir des spécialistes des achats de Martinique et de Guadeloupe ; un représentant du ministère des Outre-mer évoquera les marchés publics à Mayotte et les réglementations en cours d'adoption.

Pour conclure, notre association travaille pour ses adhérents, tout en essayant de promouvoir la professionnalisation de l'achat public - un travail de longue haleine qui nécessite l'appui de tous.

M. Jean-Luc Baras, président du Conseil national des achats. - Au risque de paraître un peu iconoclaste, je vais vous dire que je ne suis pas du tout spécialiste des achats publics. Mon parcours m'a amené à faire des achats dans l'industrie, et aujourd'hui plus particulièrement dans la construction. Le Conseil national des achats (CNA) réunit les professionnels des achats, dont les acheteurs publics ne constituent pas la majorité.

Je vais insister dans mon propos liminaire sur les achats tels que les pratiquent les entreprises. Notre association doit probablement sa création, juste après la Seconde Guerre mondiale, aux problèmes d'approvisionnement propres à la reconstruction. Elle s'appelait d'ailleurs à l'origine la Compagnie des approvisionneurs. Les achats ont été très affectés par le séisme provoqué par les crises pétrolières des années 1970, qui ont profondément affecté la façon d'acheter, l'accès aux matières et la nécessité de rechercher des économies pour redonner de la productivité aux entreprises. L'objectif était essentiellement d'économiser l'énergie, pas seulement de faire baisser les prix.

La professionnalisation des achats remonte aux années 1980, avec la mise en place à Bordeaux puis à Grenoble de cursus de troisième cycle dédiés. Ces formations se sont développées parallèlement aux besoins d'achat des entreprises. Dans un contexte de compétition accrue entre les entreprises, il importait de traiter la partie achat de façon efficace, sécurisée et performante. Avec la mondialisation, les échanges B2B (business to business) se sont développés, notamment avec l'Asie du Sud-Est.

Aujourd'hui cette fonction est devenue beaucoup plus stratégique dans les entreprises : elle intègre les grands enjeux du développement durable et de la souveraineté.

Je voudrais aussi souligner le rôle décisif, dans notre association, des bénévoles qui, parallèlement à leur activité professionnelle, participent à des échanges ainsi qu'à la rédaction de livres blancs, de magazines ou de revues spécialisées, qui nous permettent de communiquer avec les acheteurs publics.

Les premiers acheteurs publics qui nous ont rejoints souhaitaient probablement, dans un esprit de benchmarking, connaître les usages des entreprises - coûts, organisation et méthode, digitalisation.

Mon appréhension de la commande publique n'est donc pas forcément exhaustive. Aujourd'hui, les PME jugent leurs relations avec les donneurs d'ordre insuffisamment sécurisées. Nous avons donc contribué à l'élaboration d'une charte des relations interentreprises, devenue depuis la charte des achats responsables, assortie par la suite d'un label animé à la fois par le CNA et par la médiation des entreprises. Un certain nombre d'organismes d'achat public sont certifiés : la direction des achats de l'état (DAE), la SNCF, le ministère des Armées, le ministère de l'Intérieur, etc.

En 2020, les enjeux de souveraineté se sont imposés à nous. Conscients de nos responsabilités, nous avons créé avec Yves Bentolila, qui était alors secrétaire général du CNA, un cercle de réflexion et d'échanges avec des acteurs reconnus de l'achat public, dans la foulée d'un rapport du Sénat qui, en 2015, avait évalué le montant total des achats publics à de 190 milliards pour les achats des administrations publiques à 400 milliards d'euros, en y incluant les concessions et les achats des opérateurs de réseaux.

Jusqu'alors très ancrés dans la sphère privée, nous avons décidé de nous ouvrir aux problématiques de l'achat public et avons mis en place un vrai groupe de travail auquel participent désormais 25 structures publiques : DAE, ministère de l'Intérieur, ministère des Armées, commissariat général au développement durable (CGDD), collectivités territoriales - villes, départements, etc. La région Bretagne, chère au président de votre commission, participe à ces travaux. Je note à cet égard la création, à l'Université de Redon, d'une formation dédiée au développement de la professionnalisation des acheteurs publics. Cet enjeu de professionnalisation se retrouve aussi à travers le projet IFALP (Institut français des achats et de la logistique publics). Nous y avons invité des personnalités telles que la directrice des affaires juridiques de Bercy à l'époque, Laure Bédier, ou le commissaire général au développement durable, Thomas Lesueur, pour évoquer les questions de souveraineté et de réindustrialisation.

De ces débats ressortent quelques points essentiels : la professionnalisation reste inaboutie en matière d'achats publics ; le positionnement même des acheteurs doit être repensé, notamment en termes de carrière ; la multiplication des centres décisionnaires est un frein à la massification des achats ; la pression juridique reste extrêmement forte. Ainsi, le cahier des charges est conçu avant tout pour garantir une certaine sécurité juridique dans l'acte d'achat. Par exemple, lorsque s'est posé le problème de l'achat de masques pendant la crise sanitaire, le cahier des charges visait à bien définir la qualité des masques, leurs caractéristiques, les quantités requises et peut-être même la planification des commandes. Mais l'on aurait pu imaginer construire un cahier des charges visant à gérer un risque et consistant à garantir une capacité future à fabriquer des masques. Dans un cas, le marché permet de s'approvisionner en Chine, dans l'autre il porte sur les capacités industrielles, qui peuvent être de proximité, ce qui comporte une prise de risques : il est plus facile de comparer quelques prix de masque que de comparer des capacités industrielles.

Notre association travaille beaucoup à l'échange de ces standards, notre enjeu étant de mixer les populations.

Nous pourrions évoquer les coûts de la fonction achat, qui sont dans le privé un enjeu conséquent. Je sais à peu près ce qu'elle coûte à l'État. Les processus achat étant extrêmement lourds et devant répondre à des exigences très diverses, la fonction achat coûte excessivement cher, sans que l'achat soit toujours performant.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle est la principale rigidité du droit de la commande publique que vous identifiez ? Est-il possible de simplifier au bénéfice partagé des acheteurs publics et des acteurs économiques, ou bien la simplification au profit de l'un est-elle synonyme de complexité accrue pour l'autre ?

Quels sont les outils à la disposition des acheteurs publics pour soutenir le tissu économique local ?

Comment favoriser l'accès à la commande publique des entreprises innovantes et éviter le renouvellement des marchés au profit de grandes entreprises de services informatiques, souvent américaines ?

M. Jean-Luc Baras. - En ce qui concerne le cadre juridique de la commande publique, je plaide pour le développement de la négociation. Il y a des mesures de simplification nécessaires, mais je ne suis pas certain qu'elles soient vraiment de nature à faire progresser encore l'achat public. En échangeant avec des collègues allemands et italiens, on s'aperçoit que des cadres juridiques similaires n'entraînent pas la même application ni les mêmes résultats.

Sur votre deuxième question, ce qui me paraît essentiel est la définition du besoin : comment le formule-t-on pour intégrer tous les éléments nécessaires ? Je pense aux communes qui, souhaitant acheter des produits bio pour leurs cantines, se demandent à quelles conditions elles peuvent privilégier les produits locaux dans leurs marchés, par exemple, lorsque des tomates sont produites localement.

M. Jean-Marc Peyrical. - Je voudrais tout d'abord insister sur le succès des formations à la commande publique aujourd'hui, alors qu'il y a 20 ans, quand j'ai créé mon premier cours à la fac, tout le monde exprimait des doutes. Puis on s'est aperçu que les marchés publics représentaient quelque 300 milliards d'euros par an et qu'il s'agissait d'un véritable enjeu économique, a fortiori à une époque où l'on se préoccupe beaucoup de souveraineté européenne et nationale. Les marchés publics constituent dans cette logique un outil incontournable.

Mais j'attire votre attention sur le risque d'instrumentalisation politique, qui consiste à utiliser la commande publique à d'autres fins, comme sauver la planète, favoriser l'emploi ou la parité, avec en corollaire une multiplication des textes, tant européens que nationaux, qui pèsent beaucoup sur les acheteurs. La première rigidité est là : elle consiste à instrumentaliser la commande publique à des fins certes louables, mais qui ne garantissent pas l'efficacité de l'achat public. Il nous faut des règles de droit stables, alors qu'elles ne cessent d'évoluer : le code de la commande publique a été modifié 33 fois, et parfois de manière substantielle, depuis 2018 !

En deuxième lieu, je voudrais préciser qu'à mon avis, la rigidité ne tient pas tant aux textes, même s'il y en a trop, mais à leur application. C'est paradoxal ! Le cadre juridique de la commande publique et les guides mis à la disposition des acheteurs permettent de multiples possibilités d'intervention, mais celles-ci sont souvent mal utilisées, peut-être en raison de la crainte des sanctions encourues par les acheteurs. Je fais référence au délit de favoritisme, que je ne remets pas en cause et dont je reconnais le rôle, mais qui a un impact certain sur la prise de décision. Il y a peut-être aussi trop de règles de droit, dont il faut assouplir la pratique. « On ne change pas la société par décret », comme l'écrivait le sociologue Michel Crozier dans un ouvrage qui était, à l'époque de mes études, un classique pour les étudiants de Sciences Po. S'il est bien de réglementer, ne réglementons pas trop ! L'adoption de nouveaux textes ne peut pas tout régler : commençons par appliquer correctement ceux qui existent déjà. Il faut faire confiance aux acheteurs, et il faut également qu'ils aient davantage confiance en eux et qu'ils cessent de craindre de se retrouver en prison !

Quant aux outils permettant de soutenir le tissu économique local, je voudrais préciser qu'en principe c'est interdit, même si l'on comprend que les élus locaux souhaitent faire travailler les entreprises de leur territoire.

Il faut comprendre qu'en matière d'achats publics, les opérateurs et les acheteurs constituent deux mondes séparés, qui ne se parlent pas suffisamment, ne se connaissent pas et se méfient les uns des autres. Les acheteurs craignent des sanctions s'ils parlent aux entreprises ; les opérateurs critiquent la complexité des cahiers des charges. Il faut donc encourager les rencontres entre acheteurs et opérateurs, qui peuvent prendre des formes diverses, comme le sourcing. À l'APASP, nous avons travaillé avec les fédérations professionnelles (de l'automobile, de l'énergie, des produits alimentaires, etc.) pour rédiger, à l'attention de nos adhérents, des modèles de cahiers des charges, avec des exemples de critères, de pénalités, de formules de révision, etc. Ces documents traduisent les attentes des opérateurs en matière de mise en concurrence, et de contenu des contrats et cahiers des charges. Avec une communauté d'agglomération, nous avons récemment organisé une journée « achat public » avec des speed dating, c'est-à-dire des rencontres très rapides entre acheteurs et prestataires potentiels. Chacun peut s'exprimer sur ses contraintes, ses attentes, ses besoins. Se parler est essentiel.

M. Alain Bénard. -En matière de commande publique, les élus demandent de la rigueur, pas de la rigidité ! Un acheteur qui paraît rigide complexifie la commande publique et la fait passer pour difficile. Il peut commenter à l'envi la complexité du besoin exprimé par l'élu ou les services prescripteurs, ou - autre approche de la commande publique - assurer ceux-ci qu'il va trouver une solution pour répondre à leur demande.

Les textes à simplifier ou les nouveaux textes à adopter importent moins, finalement, que les effets d'apprentissage attendus de l'effort de formation et que la nécessaire acculturation des achats. Or on entend encore trop souvent dire : « J'ai toujours fait comme ça, ça me rassure ! ». Ce n'est qu'en 2003, le nouveau code des marchés publics de l'époque, en définissant un nouveau seuil, a permis aux collectivités territoriales de passer des marchés sans formalités préalables, sans en préciser les règles. La nature ayant horreur du vide, sont alors arrivés les guides internes dont a parlé Jean-Marc Peyrical : des règles adoptées en interne se sont donc ajoutées à la législation et à la réglementation en vigueur.

Je confirme l'importance des rencontres - salons, forums, etc. - qui permettent aux acheteurs et aux opérateurs économiques d'échanger. Pendant des années, il a été considéré comme prohibé pour ces derniers d'aller voir les acheteurs, mais les choses changent depuis une quinzaine d'années ; tout récemment, le sourçage a modifié la donne.

S'agissant des achats publics comme outil de développement local, les denrées alimentaires et les circuits courts ont déjà été évoqués, mais tous les territoires - je pense notamment aux outre-mer - ne peuvent mobiliser ce critère. Le code de la commande publique permet différentes possibilités pour faire travailler le tissu économique local, comme par exemple un allotissement bien pensé, l'utilisation des petits lots, voire des mini lots, qui sont ceux qui, dans les appels d'offres, ne dépassent pas 40 000 euros HT et dont le montant cumulé n'excède pas 20 % de la valeur totale estimée de tous les lots du marché.

J'y insiste, la formation doit s'asseoir sur un socle universitaire solide, à l'instar des initiatives qui émergent depuis 10 ou 15 ans, afin de passer de l'homo juridicus à l'homo economicus, sachant qu'en matière de marchés publics, un bon acheteur est un mélange d'homo juridicus et d'homo economicus.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourrions-nous revenir sur ma question relative à l'intégration des entreprises innovantes dans la commande publique ?

M. Alain Bénard. - La difficulté, pour les très nombreux acheteurs publics locaux, réside dans l'identification des besoins susceptibles d'être satisfaits par un marché d'innovation, besoins qui diffèrent selon que l'on est une commune de 60 000 habitants, ou une communauté d'agglomération de 350 000 habitants comprenant 42 communes. Nous allons prochainement ouvrir la station Numixs, pôle d'innovation dans le val d'Oise, qui va accueillir des start-ups et encourager une émulation entre petites entreprises et jeunes porteurs de projets. Mais les acheteurs éprouvent des difficultés à lancer ces marchés d'innovation, faute d'être en mesure d'identifier leurs besoins qui correspondent à ces marchés.

M. Jean-Luc Baras. - Cette question rejoint celle de la conception du cahier des charges : si tous les achats sont traités par un processus d'achat classique, l'innovation ne prendra pas. Les entreprises considèrent qu'il est normal, à travers la masse de leurs achats, de tenter des expériences concernant les nouvelles technologies par exemple. Ainsi peuvent naître de très belles aventures. Le droit de la commande publique pourrait évoluer sur ce point, afin de laisser une certaine marge de liberté aux acheteurs.

S'agissant des enjeux de souveraineté liés aux grandes entreprises américaines évoquées par le rapporteur, l'acheteur ne peut pas tout : il ne saurait créer des entreprises concurrentes à Microsoft ou Google. L'achat- qu'il soit public ou non - est aussi un geste politique : ce qui est vrai pour les acheteurs publics l'est aussi pour les entreprises. Celles-ci considèrent qu'il serait inconcevable de ne pas acheter responsable ou décarboné. En la matière, des outils existent - je pense notamment au SPASER.

Un autre enjeu de la commande publique est la relation entre acheteur et fournisseur, qui doit permettre à celui-ci de développer un certain nombre d'innovations et de technologies, ce qui implique de ne pas trop segmenter les achats, mais de considérer le fournisseur dans son ensemble.

M. Jean-Marc Peyrical. - Le code permet, à travers les marchés d'innovation, d'un montant maximal de 100 000 euros HT, de faire appel à des start-ups et autres entreprises innovantes sans procédure. Le partenariat d'innovation est très peu utilisé. Mais l'innovation fait un peu peur aux acheteurs publics d'aujourd'hui, car ils sont peu familiers de ce milieu. On en revient à l'importance des rencontres entre acheteurs et entreprises. Les entreprises ont plein d'idées, mais la priorité des acheteurs est d'acheter vite et de manière efficace. Je crains que l'innovation passe après les préoccupations sociales et environnementales.

Mme Lauriane Josende. - Dans notre société très juridicisée, le contentieux occupe une place importante. À quelles conditions la démarche de simplification que nous préconisons pourrait-elle à terme limiter l'importance du contentieux ? Comment pouvons-nous nous prémunir contre l'excès de rigueur, voire de rigidité, qui freine les initiatives de l'acheteur public ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Retrouve-t-on toujours les mêmes fournisseurs parmi les entreprises qui répondent aux marchés publics ? Si c'est le cas, ce qui ne serait pas aberrant, une part des opérateurs économiques reste à l'écart de la commande publique, peut-être par ignorance ou manque d'habitude : quels leviers pourrait-on mobiliser pour les amener vers les marchés publics et les éduquer à ces marchés ? Je pense notamment aux chambres de commerce.

M. Simon Uzenat, président. - Je précise tout d'abord à l'attention de M. Baras qu'il ne s'agit pas de l'université de Redon, mais du Campus E.S.P.R.I.T (Enseignement Supérieur Professionnalisation Recherche Innovation Technologies) industries qui, effectivement, fait un travail remarquable.

Je souscris à titre personnel, en tant que référent pour les politiques d'achat du conseil régional de Bretagne où je suis élu, sur le fait que l'achat est désormais une politique publique à part entière. Pour reprendre l'expression de M. Baras, c'est un geste politique, et les citoyens sont les premiers à nous demander de rendre des comptes. Au conseil régional de Bretagne, pour un budget de 2 milliards d'euros, l'achat représente une dépense moyenne annuelle de 300 millions à 400 millions d'euros. Il faut donc assurer une cohérence entre les choix politiques et leur traduction à travers les achats. « Nos emplettes sont nos emplois » : cette campagne d'information incitant à acheter des produits locaux pour faire tourner l'économie locale pourrait s'appliquer aux achats publics.

Je suis d'accord avec M. Bénard : j'ai eu à plusieurs reprises l'occasion de rappeler à des agents que j'attends d'eux qu'ils soient force de proposition, et non qu'ils m'expliquent pourquoi ce que je demande est impossible ! Le portage politique est très important.

Ma première question porte sur le retour sur investissement des procédures, sur les contraintes qui finalement se révèlent constituer des leviers pour l'avenir. Vous êtes-vous emparés de ce sujet dans vos associations, avec les acheteurs que vous représentez ? Le retour sur investissement territorialisé m'intéresse plus particulièrement. Avez-vous identifié des indicateurs pour l'évaluer ?

Ma seconde question concerne l'économie de la fonctionnalité. Dans le contexte actuel de tension budgétaire, le bon achat consiste à réinterroger l'acte d'achat en lui-même. L'achat en question est-il nécessaire ? Doit-il s'opérer selon les modalités que l'on connaissait jusqu'à présent, ou peut-on envisager d'autres manières d'acheter ? L'économie de la fonctionnalité me semble offrir des perspectives intéressantes, notamment pour structurer des filières au plan industriel. Les acheteurs publics à eux seuls ne peuvent y parvenir, mais leur engagement, surtout s'il est consolidé à travers plusieurs niveaux de collectivités, peut évidemment être un facteur déclenchant ou exercer un effet de levier important. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marc Peyrical. - En tant qu'avocat spécialisé en droit public, je vois poindre depuis quelques années un nombre croissant de référés, notamment de référés précontractuels, que les entreprises ont d'ailleurs peu de chances de gagner - la jurisprudence du Conseil d'État exige qu'elles démontrent qu'elles aient un intérêt lésé et qu'elles aient été empêchées de candidater. Il y en a des dizaines chaque semaine. Il y a donc des stratégies contentieuses de la part des entreprises qui, lorsqu'elles perdent un marché, n'hésitent plus à le contester devant le juge. Elles veulent montrer qu'elles ne se laissent pas faire. Il y a des contentieux en urgence et sur le fond de plus en plus nombreux.

Je mets à l'écart le contentieux pénal que j'évoquais tout à l'heure, parce qu'il est n'est pas si important que cela : une trentaine de décisions de la Cour de cassation par an pour favoritisme sur 500 000 procédures annuelles. On le dramatise peut-être un peu, même s'il y a des décisions difficiles.

Comment éviter ces contentieux, générateur de frais et de délais ? J'insiste sur le fait que le contentieux de l'exécution est beaucoup plus important que le contentieux de la passation. Il n'y a plus un marché de travaux d'importance qui soit épargné aujourd'hui, s'agissant de travaux supplémentaires, de délais dépassés ou encore de questions d'avenant.

Comment éviter cela ? On pourrait en parler pendant des jours !

La première clé est tout d'abord de faire de bons marchés ainsi que de bons cahiers des charges, correspondant à une bonne définition des besoins et à une bonne rencontre entre l'offre et la demande, ce qui évite beaucoup d'incertitudes et d'incompréhensions.

Ensuite, il faut privilégier la médiation, que les juges administratifs mettent de plus en plus en place. La médiation des entreprises fonctionne très bien : c'est rapide, il y a plus de 70 % de résultats, et c'est gratuit. Les avocats sont des médiateurs en puissance, nous y sommes formés.

Je laisserai mes collègues intervenir sur l'ignorance ou la crainte des TPE-PME à l'égard de la commande publique. Dans ce domaine, leur principale préoccupation tient aux délais de paiement. Être payé au bout de six mois pour une entreprise ou un artisan qui a besoin de trésorerie constitue un frein essentiel. Tant que ce sujet ne sera pas réglé, il n'y aura pas d'avancée concrète. Par exemple, en matière de sous-traitance, le mécanisme de paiement direct permet au sous-traitant d'être payé directement par la collectivité. Or, bien que le paiement direct soit d'ordre public, les sous-traitants demandent à être payés par l'entreprise, car celle-ci les paiera en temps et en heure, alors que la collectivité ne le fera pas. On contourne donc des règles d'ordre public, qui s'imposent, pour des questions de paiement. Voilà un vrai sujet dont vous devriez vous saisir.

M. Alain Bénard. - Les opérations de fin d'exercice me semblent constituer un autre frein pour les artisans et commerçants fournisseurs de collectivités. Compte tenu de la règle d'annualité budgétaire qui s'applique aux collectivités, nos budgets sont votés en décembre pour être exécutés dès le 1er janvier. Nous sommes toutefois invités, par le comptable public ou en interne, à interrompre dès la fin du mois d'octobre nos opérations de commande, qui seront relancées vers la mi-janvier, et à demander à tous nos fournisseurs de nous envoyer leurs factures en novembre-décembre pour nous permettre de les payer en cours d'exercice. Les commerçants et artisans ne sont pas nécessairement en mesure de facturer tout le monde en même temps ou d'attendre le mois de janvier pour être payés au titre de prestations effectuées en novembre... Il y aurait probablement un peu moins de référés si fournisseurs et acheteurs prenaient le temps de se parler afin de mieux se connaître.

Je confirme l'intérêt de la médiation ; nous oeuvrons régulièrement, au sein de l'association, pour mieux la faire connaître lors de conférences ou de salons. Avant d'envoyer des lettres recommandées et d'appliquer des pénalités, l'acheteur pourrait recourir au dialogue.

M. Jean-Luc Baras. - Il me semble effectivement souhaitable de rendre la médiation obligatoire pour prévenir les recours contentieux et désengorger les tribunaux. Il s'agit d'une bonne pratique, dont le potentiel n'est probablement pas suffisamment exploité.

Concernant les entreprises éloignées de la commande publique, c'est le travail des acheteurs d'aller vers ces fournisseurs potentiels. La digitalisation peut aider certaines entreprises en cas de procédure simplifiée. Les salons inversés permettent aux acheteurs d'exposer leurs besoins et de rencontrer des fournisseurs compétitifs.

Je serais partisan d'une approche globalisée des achats publics, à partir d'un système d'information qui permette de consolider, de segmenter les achats, pour examiner leur performance, le coût des procédures, ou encore le nombre de fournisseurs. Dans le privé, les achats ont beaucoup progressé dans les années 1990, à partir de démarches de benchmarking qui ont permis de réduire le coût des procédures d'achat. Répondre par la hausse des effectifs à la complexité et à l'exigence croissante des achats aurait conduit à consommer la valeur créée par ces marchés. La digitalisation, en tant que facteur de simplification, doit être pleinement exploitée. En définitive, la mise en concurrence peut être assez simple. Voyez Amazon : c'est un outil de mise en concurrence permanent... Il me semble donc nécessaire d'exploiter les données de l'achat public et d'envisager des éléments à automatiser. Par exemple, des seuils identiques pour tous les marchés ne me semblent pas un gage d'efficacité.

L'économie de la fonctionnalité est un vrai enjeu. Un acheteur seul ne peut y répondre. Il faut donc mettre en place un groupe de travail qui associe des prescripteurs, des gestionnaires, des fournisseurs, jusqu'à l'utilisateur final, à l'instar des groupes de projet mis en place par les entreprises, afin de réfléchir aux besoins et aux conditions d'achat.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie. Nos échanges se poursuivront à travers les réponses aux questionnaires que vous nous adresserez. Je vous invite à revenir vers nous pour nous communiquer les précisions supplémentaires nécessaires.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Politique d'achat du ministère des armées - Audition de MM. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration, de l'ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement, et du Commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées

(Mardi 25 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons maintenant dans le champ régalien en nous penchant sur la situation du premier acheteur de l'État : le ministère des armées. Avec des implantations sur l'ensemble du territoire national et des achats à hauteur de plus de 20 milliards d'euros par an effectués auprès de dizaines de milliers de fournisseurs, la commande publique de ce ministère a des répercussions profondes sur tout le tissu économique national.

Certains de ses marchés publics - ceux qui concernent les programmes d'armement - répondent à des règles spécifiques fixées par le droit communautaire et entrent dans la catégorie des marchés de défense ou de sécurité. Les obligations de publicité et de mise en concurrence qui leur sont applicables sont dérogatoires au droit commun. Toutefois, tous les marchés du ministère ne relèvent pas de cette catégorie. Messieurs, vous pourrez nous expliquer où se situe la ligne de démarcation.

Nous avons le plaisir de recevoir trois représentants du ministère des armées, entre lesquels sont réparties les compétences en matière d'achat : M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration, l'ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement (DGA), qui représente le délégué général pour l'armement, et le commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 euros d'amende.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Christophe Mauriet, Guilhem Reboul et Olivier Marcotte prêtent successivement serment.

Le ministère des armées est un acheteur hors du commun, dans le sens où ses pratiques et exigences, le cadre juridique applicable et les volumes de ses achats le distinguent très nettement des autres acteurs étatiques. Vous pourrez, en préambule, nous expliquer comment la fonction achat est organisée au sein du ministère et comment les responsabilités en la matière sont réparties entre vous.

En sus des problématiques traditionnelles de la commande publique, vos procédures soulèvent des questions de souveraineté. Comment les conciliez-vous avec la réglementation européenne ? La question se pose également en matière de fourniture de matériel informatique ou d'hébergement de données.

En tout état de cause, votre situation spécifique ne vous place pas en marge des mutations générales de la commande publique, en particulier vers davantage d'achats responsables sur le plan social ou écologique. Vous pourrez nous expliquer comment votre ministère les prend en compte et se prépare à l'entrée en vigueur, en août 2026, des dispositions de la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de sa résilience face à ses effets.

Par ailleurs, la question de l'efficience des achats se pose de manière aiguë à votre ministère dans un contexte dégradé sur les plans budgétaire et international. Vous pourrez nous éclairer sur vos pratiques en la matière et les moyens dont vous disposez pour professionnaliser l'acte d'achat et accompagner la montée en compétence de vos acheteurs.

Surtout, nous nous interrogeons sur l'adaptation des outils de la commande publique pour faire face à la grande déstabilisation actuelle de l'ordre international, avec la résurgence de menaces graves aux frontières de l'Europe. Est-il nécessaire de faire évoluer ces outils pour soutenir la base industrielle et technologique de défense (BITD) et répondre aux aspirations légitimes exprimées tant par les élus que par nos concitoyens ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes chacun. Le rapporteur et nos collègues pourront ensuite vous interroger.

M. Christophe Mauriet, secrétaire général pour l'administration du ministère des armées. - Je suis très heureux d'être présent parmi vous aujourd'hui et de prendre la parole le premier pour planter le décor des achats du ministère des armées.

Comme vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, le ministère des armées est le premier acheteur de l'État et son périmètre d'acquisition couvre la quasi-intégralité des segments d'achat de l'État - systèmes d'armes et prestations nécessaires à leur maintien en condition opérationnelle, prestations de fourniture de services courants, travaux et prestations de maintenance de bâtiments, médicaments, etc.

Le poids économique de ces achats est extrêmement important. En 2023 - nous ne disposons de chiffres consolidés que pour cette année, mais nous devrions être dans le même ordre de grandeur en 2024 -, nous comptions près de 23 000 fournisseurs, dont 19 000 étaient des petites et moyennes entreprises (PME), des entreprises de taille intermédiaire (ETI) et des start-ups. Les achats du ministère se sont élevés à un peu plus de 28 milliards d'euros, dont 20 milliards sur le périmètre de l'armement et 8 milliards hors armement, 80 % de ces achats étant réalisés au profit d'entreprises résidant en France.

Ces achats contribuent de manière volontariste à diverses politiques publiques transversales de par leur durabilité, les innovations qu'ils intègrent ou la part des PME parmi les fournisseurs. Le ministère des armées tient à entretenir la qualité de ses relations avec ses fournisseurs, ce qui l'a conduit, il y a près de 10 ans, à présenter un dossier auprès du médiateur des entreprises du ministère de l'économie et des finances, qui lui a délivré le label « Relations fournisseurs et achats responsables ».

Je répondrai à vos interrogations relatives à l'organisation de la fonction achat du ministère des armées en trois points.

D'abord, le sujet des achats fait l'objet d'une approche authentiquement ministérielle. On pourrait penser que les trois grandes entités que vous avez invitées à intervenir devant votre commission sont indépendantes les unes des autres, mais il existe bel et bien une approche ministérielle essentiellement structurée autour de la professionnalisation de la fonction achat, mais aussi de son optimisation sur le plan des ressources humaines ainsi que de la gestion et du pilotage du cadre juridique dans lequel s'inscrivent les achats du ministère.

Bien que le champ de ces achats, la variété des segments d'achat et le nombre des intervenants dans ce secteur soient très étendus et que nous soyons soucieux de maintenir la qualité de nos relations avec nos fournisseurs et de contribuer à la mise en oeuvre de politiques transversales, l'objectif de premier rang de la politique ministérielle des achats est de répondre aux besoins des armées et des directions et services du ministère pour assurer la supériorité des opérations et les soutenir le plus efficacement possible.

La partie hors armement de nos achats - qui est celle dont les caractéristiques sont les plus proches de celles des achats des autres administrations de l'État - est placée sous la supervision interministérielle de la direction des achats de l'État (DAE).

La fonction achat s'étend d'un bord à l'autre du ministère. Il existe ainsi un comité ministériel des achats ainsi qu'un responsable ministériel des achats, le secrétaire général pour l'administration, auquel est rattachée une mission ministérielle des achats couvrant la totalité du périmètre et dont les missions sont essentiellement tournées vers la définition de la politique des achats et la professionnalisation des personnels qui s'y consacrent. Plus de 3 000 agents du ministère contribuant à la mise en oeuvre de la fonction achat sont répertoriés au sein de ce que l'on appelle une famille professionnelle ; on y trouve aussi bien des agents chargés des fonctions de représentant du pouvoir adjudicateur (RPA) que des prescripteurs ou, en aval de la chaîne d'achat, des agents chargés de la vérification des prestations réalisées ou des livraisons - ce que l'on appelle le service fait en comptabilité publique.

Ces considérations m'amènent à mon deuxième point. Nous avons mis en place une spécialisation par type d'achat. Par exemple, l'achat de produits pétroliers et de carburants pour nos forces est exclusivement confié au service de l'énergie opérationnelle, tandis que l'achat d'infrastructures, d'électricité et de gaz relève du service d'infrastructure de la défense.

Nous considérons par ailleurs que les compétences et l'expertise des personnels qui concourent à l'exercice de cette fonction ministérielle doivent être régulièrement entretenues. Chaque année, 2 000 personnes suivent ainsi des modules de formation, essentiellement internes, qu'il s'agisse d'acheteurs ou de prescripteurs.

J'en arrive à mon troisième point, qui concerne le cadre juridique de nos achats. Les marchés de défense ou de sécurité sont passés à 98 % par le ministère des armées. À l'exception de quelques-uns passés par le ministère de l'intérieur, nous réalisons donc la totalité de ces marchés, qui constituent la véritable spécificité du cadre juridique applicable aux achats du ministère des armées. Néanmoins, ce dernier mobilise également de façon importante le droit commun de la commande publique et contribue à ce titre à l'alimentation de la réflexion interministérielle sur les marchés classiques, notamment en vue de la révision des règles communautaires annoncée par la Commission européenne. Dans ce cadre, la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, qui supervise le droit de la commande publique et assure l'interface avec Bruxelles, est notre interlocuteur privilégié.

Concernant l'évolution du cadre juridique de la commande publique, la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2024 à 2030 a profondément rénové le régime de la mobilisation économique en introduisant des dispositions relatives à la réquisition des entreprises titulaires de marchés de défense ou de sécurité, auxquelles il peut être ordonné par le ministère des armées d'exécuter par priorité les prestations prévues par ces marchés.

La question des seuils se pose également, mais nous pourrons y revenir plus tard si vous le souhaitez.

Enfin, s'agissant du risque pénal, les agents publics qui passent les actes de la fonction achat de l'État peuvent se retrouver en situation de commettre, sans en avoir l'intention, des infractions susceptibles d'être sanctionnées assez sévèrement. Il s'agit d'un problème objectif documenté par le rapport que vient de remettre au Premier ministre Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État. Celui-ci ouvre des perspectives extrêmement intéressantes en matière d'instauration d'une excuse pénale pour les agents publics, notamment lorsque l'intérêt public n'a pas été violé.

Ingénieur général hors classe de l'armement Guilhem Reboul, directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement. - Je vous remercie de m'avoir invité et de me permettre de vous présenter les spécificités de la commande publique du ministère des armées. En tant que directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la DGA, je suis en charge de la conduite des opérations d'armement. Ma direction inclut le service des achats d'armement, composé de 470 agents et commandé par l'ingénieur général de l'armement Jean-Pierre Clerc.

Je souhaiterais d'abord vous présenter la nature, le cadre juridique et les enjeux de la commande publique de la DGA. Je ne vais pas m'attarder sur la commande publique relative aux fonctions de soutien, dont les caractéristiques sont semblables à celles de la commande publique des autres entités du ministère, pour consacrer mon propos aux opérations d'armement de la DGA. Comme l'a rappelé le secrétaire général pour l'administration, la DGA est chargée d'équiper les forces en armement de façon à leur permettre d'accomplir leurs missions. Notre devise est : « Forger les armes de la France ».

Ces opérations d'armement revêtent plusieurs formes et correspondent à plusieurs livres du code de la commande publique. Elles peuvent être classées en trois grandes catégories : les achats d'innovation, essentiellement des études et des démonstrateurs, nécessaires à la constitution de capacités souveraines au profit de nos forces - la DGA est chargée à la fois de veiller à la maturation de briques technologiques spécifiques à la défense et de capter l'innovation issue du monde civil et ayant des applications militaires -, les achats rapides, visant notamment à permettre à nos forces de s'adapter avec réactivité aux évolutions de la menace, et les programmes pluriannuels, qui incluent généralement des développements dont certains sont conséquents en termes de valeur et comportent des risques technologiques importants. Cette dernière catégorie est la plus importante en masse. Ces trois types d'acquisitions nécessitent des compétences spécifiques en matière d'achat public, comme l'a indiqué le secrétaire général pour l'administration.

Nos acquisitions relèvent du cadre spécifique des marchés de défense ou de sécurité, réalisés soit dans le cadre fixé par une directive européenne, soit en dehors de ce cadre lorsqu'il s'agit de matériels relevant des intérêts essentiels de sécurité (IES). La commande publique de la DGA contribue à la structuration de l'écosystème de défense. En effet, nous procédons à la majorité de nos acquisitions par le biais de marchés de gré à gré auprès d'entreprises installées en France et en pointe dans le domaine de la défense, dans le cadre de la politique de souveraineté que nous menons depuis des décennies et dont le contexte géopolitique actuel nous rappelle malheureusement la pertinence. En pratique, en termes de coût, environ 90 % des achats de la DGA sont réalisés sans mise en concurrence.

La commande publique de la DGA présente trois enjeux principaux. Le premier d'entre eux est l'autonomie stratégique, politique et industrielle liée à la BITD. Contrairement à la plupart de ses homologues étrangers, la DGA n'est pas une simple agence d'acquisition, mais est chargée depuis 60 ans d'acquérir et de développer des capacités autonomes et souveraines pour équiper les forces. Cette stratégie passe par des acquisitions auprès d'entreprises françaises - autant que possible - ou européennes ou, en dernier recours, extra-européennes, lorsque cette option est la plus viable économiquement ou s'avère inévitable - il s'agit de cas très particuliers concernant des produits qu'on ne peut trouver qu'à un seul endroit, comme les catapultes de porte-avions, qui ne sont produites qu'aux États-Unis.

Le deuxième enjeu est celui de la mise en place d'une économie de défense, enjeu d'actualité impliquant une forte agilité de la commande publique. Dans le contexte actuel, nous mettons l'accent sur cette agilité dans l'achat de certaines capacités. Contrairement aux idées reçues, le code de la commande publique offre de nombreux outils à cet effet pour peu que l'on sache le maîtriser et l'utiliser avec discernement. Dans cette démarche d'efficacité, il est nécessaire de se souvenir que la performance de l'acquisition découle directement du travail d'équipe entre l'acheteur et le prescripteur, ce dernier devant veiller à la stricte satisfaction du besoin et à l'application raisonnée du référentiel normatif.

Je terminerai mon propos en évoquant le dernier enjeu - central - de la commande publique de la DGA, qui réside dans la nécessité de trouver et de conserver un équilibre entre l'État et l'industrie, dans le cadre d'une quasi-absence de mise en concurrence. Le ministère dispose de deux instruments principaux pour atteindre cet objectif.

Le premier est la bonne connaissance des coûts industriels, qui permet de s'assurer que les prix pratiqués sont convenables. C'est le rôle du bureau des enquêtes de coûts (BEDC) de la DGA, institué en 1984 pour évaluer les marges de l'industrie. S'il est normal, dans une économie de marché, que l'industrie fasse des profits - et nous y veillons -, nous devons également nous assurer de la bonne utilisation des deniers publics. La LPM, et en particulier son article 51, consolide d'ailleurs le dispositif de contrôle des coûts et nous sommes actuellement en concertation avec l'industrie pour élaborer l'arrêté correspondant et définir une nouvelle politique de marges industrielles visant à mieux rétribuer la valeur ajoutée du titulaire en limitant l'empilement des marges et en valorisant les risques pris.

Le second moyen tient justement à l'analyse et à la compréhension des risques pris par l'industrie, notamment à l'occasion de développements coûteux et complexes, de façon à les partager entre l'État et l'industriel en question, dans le cadre d'un montage contractuel adapté. La pratique des marchés au forfait est devenue la référence à la DGA depuis près de 30 ans. Elle a ses mérites, mais sa mise en oeuvre sur certains développements conséquents et risqués peut conduire les industriels à prendre des marges pour risques trop importantes. En conséquence, le recours à un mécanisme de dépenses contrôlées et plafonnées est en cours de mise en place pour certains programmes, avec un intéressement industriel pour atteindre un coût cible, dans l'objectif de maîtriser les coûts en conservant une part de risque assumée au niveau étatique.

Commissaire général hors classe Olivier Marcotte, directeur central du service du commissariat des armées. - C'est un grand honneur que d'être présent devant vous cet après-midi pour vous présenter le commissariat des armées et son action dans le domaine des achats.

Le commissariat des armées est un service de soutien général aux armées. 21 000 personnes y travaillent sous les ordres du chef d'état-major des armées. Nous exerçons trois missions : assurer le fonctionnement général des emprises des trois armées, que ce soit sur le territoire national, à l'étranger ou en opération, mettre en oeuvre une chaîne logistique intégrée pour l'équipement et la protection individuelle des militaires ainsi que pour les équipements collectifs de vie en opération des forces armées et gérer l'administration individuelle et collective des armées, notamment la fonction achat, les aspects financiers, la solde des militaires, le conseil juridique et contentieux et l'appui à la mobilité.

Pour ce qui concerne les achats hors armement - ce qui correspond à notre domaine d'intervention -, nous répondons aux besoins des forces en matière de fournitures courantes et de services. À ce titre, nous recherchons la performance opérationnelle et économique et déployons à cet effet une organisation basée sur des critères de disponibilité, de réactivité, de robustesse et de sécurité juridique. Nos achats interviennent principalement dans les domaines du transport, de la logistique, de la restauration, de l'alimentation, des déplacements professionnels, de la fourniture de services courants, des services de sécurité, du textile, de l'habillement et des services d'entretien.

Je dispose dans ce cadre d'une vingtaine de services acheteurs, composés de 450 acheteurs dont la particularité est la déconcentration, dans la mesure où nous épousons le maillage des armées sur le territoire national, à l'étranger et en opération. Cette organisation nous permet d'intervenir depuis la métropole ou directement sur place, y compris en cas d'urgence et de crise interministérielle. J'aurai l'occasion d'illustrer ce point au travers des exemples de Mayotte, de la Nouvelle-Calédonie et de la crise sanitaire.

Nous comptons actuellement 3 900 marchés actifs, ce qui correspond à un plan de charge d'environ 1 200 marchés par an, pour à peu près un tiers du montant total des achats hors armement, soit plus de 2,5 milliards d'euros en 2024. 81 % de nos achats sont effectués auprès de PME sur le territoire national, hors achats sur les théâtres d'opération extérieurs.

Nous utilisons l'ensemble des instruments proposés par le code de la commande publique et, comme à la DGA, cela fonctionne. Une partie limitée de nos achats est passée en marché de défense ou de sécurité, mais nous relevons la plupart du temps du droit commun de la commande publique. Nous recherchons toujours la performance opérationnelle et le meilleur rapport qualité-prix, en pondérant systématiquement les critères de qualité à hauteur de 60 % et le critère du prix à 40 %. De même, nous veillons à sécuriser les approvisionnements pour assurer la continuité du soutien à nos forces armées, ce qui implique d'anticiper, de travailler à l'allotissement des marchés et de diversifier les sources d'approvisionnement.

Nous menons également un important travail de sourçage pour acheter auprès de PME sur tout le territoire national, ce qui nous permet d'apporter des réponses plutôt originales aux besoins exprimés. Par exemple, les fournitures de bureau du ministère ne sont pas achetées auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), mais dans le cadre d'un marché attribué à un groupement d'entreprises solidaires, donc à des PME. Ce groupement a d'ailleurs été mobilisé pour appuyer l'action du ministère de l'éducation nationale à Mayotte. Nous sommes donc capables de faire preuve de beaucoup de souplesse et d'agilité.

Nous recourons également à des critères et clauses relatifs à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). 60 % de nos marchés incluent une ou plusieurs clauses relevant de la RSE et nous visons les 100 % pour 2026. Nous nous approchons également de l'objectif de 50 % de produits durables dans la restauration collective fixé par la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite Égalim - nous en sommes à 44 %. Enfin, les dispositions de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec) sont plus complexes à appliquer dans un certain nombre de filières, notamment le textile et l'habillement, dans la mesure où nos textiles sont complexes à travailler, ce qui ne facilite pas leur réemploi et leur recyclage. Nous y travaillons néanmoins.

Notre compétence est à la fois très large, recouvrant à peu près la moitié des segments d'achat du ministère, et générale, puisque nous sommes capables d'intervenir sur des domaines plus étendus sur les théâtres d'opération.

Nous recourons enfin à trois centrales d'achat. Nous disposons d'abord d'une centrale d'achat qui nous est propre, l'économat des armées, un établissement public à caractère industriel et commercial (Epic) placé sous la tutelle de l'état-major des armées et dont j'assure le pilotage contractuel. Elle intervient dans trois domaines : l'achat de denrées alimentaires à titre principal, les contrats d'externalisation - 40 % de nos restaurants sont externalisés par son biais - et la gestion des camps - en opération, le commandement choisit d'utiliser des moyens en régie ou de recourir à l'externalisation via l'économat des armées. Ce dernier intervient également au profit du ministère de l'intérieur - dans le cas de la crise de l'eau à Mayotte, par exemple -, mais aussi de l'ONU, de l'Union européenne et de l'Organisation du traité de l'Atlantique-Nord (Otan). Nous y recourons pour environ 350 millions d'euros d'achats par an, dont la moitié profite à des PME et ETI.

Nous avons également recours à l'Ugap pour environ 90 millions d'euros par an, et notamment pour l'achat des véhicules de la gamme commerciale du ministère, de mobilier, de produits d'hygiène et d'équipements divers, et à l'Agence Otan de soutien et d'acquisition (NSPA) pour des sujets strictement opérationnels, à hauteur de 60 millions d'euros par an.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Comment parvenez-vous à concilier l'impératif de souveraineté et de sauvegarde de nos filières industrielles avec les exigences du droit européen de la commande publique ?

Comment protégez-vous vos systèmes informatiques et vos données vis-à-vis des législations extraterritoriales américaines ? De quelles garanties disposez-vous lorsque ces données sont stockées dans les clouds d'opérateurs tels que Microsoft ?

Comment soutenez-vous les start-ups et les autres entreprises innovantes ?

M. Guilhem Reboul. - Nous disposons, dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité, de toute une série de leviers permettant de retenir d'abord des entreprises françaises, puis européennes et, enfin, presque en dernière extrémité, extra-européennes.

La DGA conclut à peu près 800 marchés par an, dont 300 au titre du livre III de la deuxième partie du code de la commande publique et 500 au titre du livre V, lorsqu'il est possible de justifier d'un enjeu de protection du secret ou de la sécurité d'approvisionnement. La moitié des marchés relevant du livre V concernent des recherches et des études, tandis que l'autre moitié est justifiée par des IES. Lorsqu'il s'agit d'affaires ayant trait à la dissuasion, au renseignement ou à des techniques nous conférant une réelle supériorité technologique ou opérationnelle, nous sommes libres non pas de passer directement en gré à gré, mais de ne retenir que les sociétés que nous jugeons pertinentes.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Est-ce la même chose concernant le stockage de données ?

M. Guilhem Reboul. - Dans la majorité des cas, nous n'achetons pas de prestations de stockage de données. Nous disposons de programmes d'armement nous permettant de passer sur du cloud, d'abord sans protection, puis en diffusion restreinte. Cet achat de services est ensuite assuré par le secrétariat général pour l'administration.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'en est-il des données confidentielles ? Je sais que nous recourons souvent à Microsoft et, quand je vois l'état de notre relation avec nos amis américains, je m'inquiète à l'idée qu'ils puissent récupérer nos données stratégiques...

M. Guilhem Reboul. - La question de notre capacité à conserver la maîtrise de nos données est désormais cruciale. Nous nous attachons en premier lieu à savoir où elles sont stockées, qui les détient et qui les manipule, bien évidemment.

M. Christophe Mauriet. - Dès lors que des données ont un rapport avec les capacités de défense du pays, les actes d'achat correspondants relèvent de la notion d'IES ou de l'instrument du marché de défense ou de sécurité.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous communiquer ultérieurement des informations plus détaillées sur les marchés en question, dans le respect du secret de la défense nationale évidemment ?

M. Guilhem Reboul. - Naturellement, nous vous fournirons des éléments au travers des procédés appropriés auxquels nous avons l'habitude de recourir avec les assemblées.

M. Olivier Marcotte. - L'ensemble des données relatives à un sujet assez sensible, la solde des militaires, sont hébergées dans nos data centers et maîtrisées de A à Z dans le cadre d'un contrat avec une entreprise française, Sopra Steria.

Par ailleurs, pour ce qui nous concerne, nous respectons les prescriptions du règlement général sur la protection des données (RGPD), qui a été totalement incorporé dans le droit national, et celles de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), nous évoluons donc dans un univers national, voire européen.

Je n'aborderai pas le sujet des logiciels, qui ne relève pas de ma compétence.

Enfin, s'agissant de la souveraineté de nos achats, bien que nous relevions plutôt du droit commun, nous avons quelques marchés de défense ou de sécurité avec des filières industrielles qui ne relèvent pas de l'armement, notamment avec l'industrie du textile - un sujet d'ailleurs assez sensible. Par le biais de l'allotissement, nous verrouillons les enjeux de souveraineté les plus importants - leur coeur - pour la production nationale, mais pas l'ensemble de la chaîne de valeur ou du cycle de vie. Nous avons ainsi amorcé une phase de reconquête sur le recyclage, par exemple.

À l'inverse, du fait de la loi Égalim, nous nous approvisionnons quasi exclusivement auprès de producteurs et de distributeurs français dans le domaine de l'alimentation.

M. Guilhem Reboul. - Tout ce qui a trait au stockage des données fait l'objet d'une attention particulière dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité ou dans le domaine de l'équipement des forces et nous ne recourons qu'à des entreprises dûment estampillées.

La DGA dispose également d'un certain savoir-faire en interne pour gérer les briques les plus sensibles, ce qui permet de maîtriser l'ensemble du système de bout en bout. Elle reste donc l'architecte du système, sur lequel il n'est pas possible de porter une vision globale depuis l'extérieur.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'ai eu l'occasion et la chance de suivre la majeure « cybersécurité et souveraineté numérique » à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Ma promotion incluait des agents de la DGA, qui déploraient que l'absence de solution souveraine, française ou européenne, amène à recourir à des entreprises extra-européennes, et notamment aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), alors que le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa) est toujours en vigueur et que la décision d'adéquation de la Commission européenne facilitant le transfert des données personnelles vers certaines organisations nord-américaines ne protège absolument pas les données des Européens - et je crois que vous le savez très bien.

Quand un marché doit être attribué, recherchez-vous ou sollicitez-vous systématiquement des entreprises françaises et européennes, quitte à les accompagner dans leur développement, comme le font les Américains, les Russes et les Chinois, pour éviter d'établir des dépendances dangereuses à des solutions extra-européennes ?

En 2020, la plateforme des données de santé (PDS) a été confiée sans appel d'offres spécifique à Microsoft, alors que des entreprises françaises connues telles qu'OVHcloud ou Dassault Systèmes se sont plaintes de ne pas avoir été ne serait-ce qu'approchées. Je souhaiterais donc savoir si ce travail est mené dans le cadre d'une stratégie de protection de nos armées.

Par ailleurs, que pensez-vous du fait que de grandes entreprises du complexe militaro-industriel comme Thales ont confié le traitement de leurs données à Google ? Pour moi, cette nouvelle a été un choc. Je sais que le Gouvernement travaille enfin à la migration des données, comme celles du ministère de l'intérieur actuellement confiées à Palantir, vers des solutions souveraines. On commence à réaliser qu'il est nécessaire d'agir en la matière. Peut-on en dire autant du ministère des armées ? Nous avons besoin d'être rassurés sur ce point.

M. Guilhem Reboul. - Effectivement, la question de la propriété, de la conservation et de la maîtrise des données est centrale dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité. Je pense que ce réflexe a été généralisé à l'ensemble du ministère.

D'une manière générale, les données sensibles sont protégées par la loi. En la matière, nous rentrons très rapidement dans la classification liée à la protection du secret de la Défense nationale : diffusion restreinte, secret, secret, secret spécial France, secret OTAN, etc. Chaque donnée à un niveau de protection que nous devons respecter. Dès lors, quand nous lançons un marché de conception de système, nous recherchons d'éventuelles failles dans les moyens mis en oeuvre, la société - ou le groupement - titulaire du marché ou sa gouvernance. Du reste, la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) veille à ce que des murailles de Chine (« Chinese walls ») soient mises en place lorsqu'une tâche est confiée à une société.

Par ailleurs, comme je l'ai déjà dit, nous choisissons d'exclure un certain nombre d'entreprises dans le cadre des marchés de défense ou de sécurité.

La DGA dispose également d'un centre de maîtrise de l'information installé à Bruz et regroupant plus de 1 000 agents spécialisés dans le cyber, ce qui nous permet de disposer d'un regard indépendant et critique sur les propositions des industriels.

M. Henri Cabanel. - Monsieur Marcotte, vous avez indiqué qu'en matière de restauration collective vous proposiez 44 % de produits de qualité et durables, dont 20 % de produits biologiques. Avez-vous rencontré des difficultés dans l'organisation des marchés pour atteindre ce niveau ? Pensez-vous pouvoir atteindre l'objectif de 50 % fixé par la loi ?

M. Olivier Marcotte. - Parvenir à 44 % fut une belle opération. Nous nous sommes appuyés pour ce faire sur l'expertise et la connaissance du marché de notre centrale d'achat. Néanmoins, nous avons constaté une augmentation du coût des denrées alimentaires de l'ordre de 16 %, ce qui est logique, dans la mesure où il s'agissait de monter en gamme.

Au travers de la centrale d'achat, nous combinons du national - c'est-à-dire des grands groupes - et du local - au niveau départemental ou régional. Nos propres restaurants procèdent eux-mêmes à des achats locaux, ce qui a permis, par exemple, au groupement de soutien Commissariat (GSC) de Verdun, dans la Meuse, de recevoir un prix d'achat local, à l'occasion du Salon international de l'agriculture (SIA).

L'atteinte de l'objectif de 50 % sera plus compliquée compte tenu de l'état du marché national. En effet, pour acheter des produits purement biologiques, notamment dans le domaine des viandes et produits carnés, nous allons devoir recourir à des producteurs et à des distributeurs extra-européens, ce qui entraînera un renchérissement. Les points à gagner pour atteindre cet objectif seront donc plus coûteux et difficilement accessibles dans un schéma d'approvisionnement national.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma dernière question sera plus directe : vos données sont-elles hébergées par une société française, européenne ou américaine ?

La nouvelle administration Trump ne nous fera pas de cadeau et, comme vous le savez, les entreprises américaines sont tenues de mettre toutes leurs données à la disposition des autorités américaines, ce qui m'inquiète particulièrement.

M. Guilhem Reboul. - Pour ce qui concerne les marchés de défense et de sécurité, les données ne sont pas hébergées dans des endroits accessibles à des puissances étrangères.

Nous assistons à une véritable prise de conscience depuis quelques années sur ce sujet, en particulier chez les grands maîtres d'oeuvre industriels (MOI). Nous essayons de la diffuser vers nos petits fournisseurs au travers du plan d'action en faveur des ETI, des PME et des start-ups que le ministère des armées a lancé l'an dernier. Dans ce cadre, les grands MOI doivent accompagner la montée en maturité de toute leur chaîne d'approvisionnement, car, si les enquêtes menées régulièrement montrent que leur niveau de cybersécurité est assez élevé, il n'en va pas toujours de même de leurs fournisseurs, par manque de moyens ou de connaissances. Ce plan d'action va donc permettre aux grands MOI de diffuser leurs bonnes pratiques en matière de cybersécurité.

Ingénieur général de première classe de l'armement Jean-Pierre Clerc, adjoint « achats » au directeur des opérations, du maintien en condition opérationnelle et du numérique à la direction générale de l'armement. - Cette dimension est d'ailleurs prise en compte dans les dispositions contractuelles quand nous contractualisons avec les grands MOI. Sa déclinaison auprès des sous-traitants varie selon leur niveau de présence, car il n'est pas possible de donner des engagements si la personne n'est pas prête. Petit à petit, nous diffusons donc ces bonnes pratiques.

M. Simon Uzenat, président. - Vous n'avez pas prêté serment tout à l'heure. Je vous invite à le faire si vous voulez qu'il soit tenu compte de vos propos par la commission d'enquête.

M. Guilhem Reboul. - Je reprends sans aucun problème à mon compte les propos de l'ingénieur général Jean-Pierre Clerc. En effet, ces enjeux sont pris en compte dans des clauses contractuelles et sont diffusés le plus bas possible dans la chaîne de sous-traitance.

M. Simon Uzenat, président. - J'ai bien compris ce qu'il en était s'agissant des données les plus sensibles, mais qu'en est-il des autres ? Projetons-nous dans un scénario catastrophe dans lequel les États-Unis et les Gafam décideraient de couper toute forme de lien avec nous. Notre système de défense serait-il en capacité de fonctionner à pleine vitesse, et pas de manière dégradée ? Dispose-t-on d'une telle garantie ?

M. Olivier Marcotte. - Je peux vous répondre sur mon périmètre, qui est très modeste...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous nous intéressons à des données plus stratégiques que celles qui concernent l'habillement et la nourriture...

M. Olivier Marcotte. - Pour ce qui me concerne, les données étatiques, c'est-à-dire celles qui sont sous notre contrôle, sont hébergées chez nous. En revanche, je ne peux pas m'engager pour les fournisseurs du ministère.

M. Guilhem Reboul. - Il est difficile à la DGA de s'engager au nom du chef d'état-major des armées, mais nous fournissons les systèmes de liaison de données et de transfert d'informations qui sont suffisamment sécurisés - en fonction de leur niveau de classification- pour permettre aux armées d'accomplir leurs missions quoi qu'il arrive.

Je rappelle un principe général : nous n'avons pas d'amis dans la dissuasion, il n'y a plus que nous. La DGA a été créée dans ce cadre. La colonne vertébrale des armées, et en particulier de l'armée de l'air et de l'espace et de la marine nationale, réside dans notre capacité à agir seuls dans le cadre de la dissuasion, contre tout le monde. Elle est garantie.

M. Simon Uzenat, président. - Nous nous permettrons de revenir vers vous sur un certain nombre de points plus précis.

M. Jean-Luc Ruelle. - La DGA est une superbe machine. Avez-vous identifié des points d'amélioration ou d'évolution de son modèle pour gagner en performance et entretenir une relation plus fluide avec vos fournisseurs ? Certains d'entre eux considèrent en effet manquer de visibilité à cet égard.

M. Paul Vidal. - Vous avez indiqué que vous pouviez recourir à des marchés au forfait et à un mécanisme de dépenses plafonnées. Comment parvenez-vous, dans ce cadre, à satisfaire des besoins immédiats qui, dans la période actuelle, peuvent doubler très rapidement ?

Si ces instruments sont intéressants, pratiques et simples à utiliser, pourquoi ne pas y recourir dans le cadre du droit commun de la commande publique ?

M. Guilhem Reboul. - Sur la question de l'évolution de la DGA, je rappelle que la majeure partie des commandes du programme 144 » Environnement et prospective de la politique de défense », dédiées en particulier à la recherche et à l'accompagnement de la montée en compétence des start-ups et des PME dans le domaine de l'innovation, passe par l'Agence de l'innovation de défense (AID), créée en 2017 et rattachée au délégué général pour l'armement.

S'agissant de la relation avec nos fournisseurs, le plan d'action en faveur des ETI, PME et start-ups, que j'évoquais tout à l'heure, vise à renforcer nos liens avec nos petits fournisseurs, de façon à leur donner un maximum de visibilité sur les besoins et les futures commandes du ministère et à améliorer nos méthodes de contractualisation, dans la mesure où les besoins d'une ETI ne sont pas identiques à ceux d'une start-up. Nous cherchons également à garantir un ruissellement financier et de bonnes pratiques depuis les grands MOI vers les petites entreprises. Des représentants locaux du secrétariat général pour l'administration, de l'état-major des armées et de la DGA nous permettent également de nous assurer de ce ruissellement en faveur des PME en région.

J'ai oublié de vous indiquer que le délégué général pour l'armement avait lancé, il y a deux ans et demi, une transformation de la DGA dans une logique de simplification, notamment en matière de commande publique. Lorsque nous prescrivons en commun avec l'état-major des armées, nous veillons à ce que les besoins soient exprimés de la manière la plus simple possible, de façon à laisser libre cours à la concurrence, sans exclure les petites entreprises.

M. Jean-Luc Ruelle. - L'accès au financement est compliqué pour l'industrie de défense. Comment aidez-vous vos fournisseurs à se financer ?

M. Guilhem Reboul. - Nous menons un travail conjoint avec l'Agence des participations de l'État (APE). Du reste, sur ce sujet du financement, qui concerne même les grands MOI, notre ministre s'est récemment emparé de la question de l'éthique des établissements bancaires. Il est en effet étonnant que des établissements bancaires européens refusent de financer le réarmement de notre pays dans un contexte assez particulier pour l'Europe.

M. Simon Uzenat, président. - Les différentes armées ont certes des besoins spécifiques, mais il est peut-être nécessaire d'envisager des mutualisations. Comment procédez-vous en la matière ? Un dialogue sur cette question a-t-il été engagé à l'échelle européenne ?

Vous avez indiqué que 80 % de vos achats étaient réalisés auprès d'entreprises françaises, mais il convient de distinguer le siège social et les lieux de production. Certaines entreprises peuvent en effet organiser leur production à l'étranger, alors que leur siège est basé en France. Nous sommes nous-mêmes confrontés à ce problème dans nos collectivités. Quelle part des produits que vous achetez est-elle effectivement produite en France et quelle part d'entre eux est- issue de fournisseurs extra-européens ?

Enfin, Monsieur Marcotte, vous avez évoqué la crise de l'approvisionnement en eau à Mayotte. Nous avons eu l'occasion d'en discuter à plusieurs reprises avec notre collègue Saïd Omar Oili. En la matière, des besoins criants ont été exprimés sans être satisfaits. Durant son audition, le directeur de la DAE nous a indiqué que le ministère de l'intérieur avait été mobilisé sur ce sujet. Or, la situation à Mayotte est particulièrement critique : nous avons entendu dire à de nombreuses reprises que des habitants ne disposaient que d'une bouteille d'eau pour 15 jours et que les palettes de bouteilles d'eau étaient dévalisées dès leur arrivée, les Mahorais se trouvant dans une situation d'attente absolument dramatique, qui perdure visiblement. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur cette question ?

M. Guilhem Reboul. - La définition du besoin - que nous appelons « définition capacitaire » - constitue le coeur du travail de l'état-major des armées et de la DGA. Je citerai l'exemple du Rafale, que je connais bien en tant qu'ancien directeur du programme Rafale. Le Rafale utilisé par la marine nationale n'est pas tout à fait le même que celui qu'utilise l'armée de l'air et de l'espace, mais nous avons mené un travail important avec l'industrie pour rapprocher ces deux versions. Cette relation capacitaire entre l'état-major des armées et la DGA est l'une de nos particularités par rapport à nos homologues européens, qui nous l'envient.

Au-delà de la définition du besoin, il y a son expression. Faire simple est un état d'esprit. Une fois que nous tombons d'accord sur un besoin, il faut l'exprimer par écrit. Nous travaillons alors à le faire le plus simplement possible, y compris pour ce qui concerne le volet normatif. C'est d'ailleurs le sens de la réforme en cours de mise en oeuvre.

Généralement, les militaires sont tous à peu près d'accord entre eux lorsqu'il s'agit d'exprimer un besoin opérationnel, en tout cas quand ils n'entrent pas trop dans les détails. La difficulté qui se présente en matière de réalisation de programmes européens réside dans la nécessité de réunir dans des groupements des industriels dont les intérêts s'opposent souvent sur d'autres sujets. L'expression d'un besoin commun constitue donc un travail particulièrement complexe au niveau européen. Pour la DGA, le plus difficile est de parvenir à construire des groupements industriels pouvant satisfaire un besoin de la manière la plus simple et la plus efficace possible.

M. Olivier Marcotte. - Pour ce qui concerne les achats hors armement, nous sommes nous-mêmes le fruit d'une mutualisation menée depuis 15 ans, à la suite de la fusion des commissariats d'armée.

Le secteur du textile et de l'habillement pose effectivement la question de la localisation des unités de production. Plus de 60 % de nos marchés sont conclus avec des sociétés françaises, qui sont majoritairement des PME, 29 % avec des entreprises européennes et 11 % avec des entités extra-européennes. S'agissant des unités de production, la moitié de la production a lieu en dehors de l'Europe.

Sur le textile, nous cherchons à maîtriser la production des tissus, car il s'agit du principal intrant. En l'occurrence, ils sont produits en France par des PME françaises et belges. Pour la confection, en revanche, les unités de production sont plutôt situées hors de France, au Maroc et en Tunisie pour l'essentiel, mais également à Madagascar. Néanmoins, le coeur du produit est réalisé en France. 90 % de la valeur ajoutée des entreprises concernées découle de compétences concentrées au niveau national ou européen.

Nous sommes intervenus l'an dernier à Mayotte durant la première crise de l'eau. Les livraisons d'urgence ont alors été assurées par l'économat des armées, à la demande du ministère de l'intérieur. En revanche, nous n'intervenons pas dans la fourniture de bouteilles d'eau à l'heure actuelle.

M. Simon Uzenat, président. - Monsieur Mauriet, qu'en est-il du recours à des PME françaises ou européennes pour vos achats ?

M. Christophe Mauriet. - Même si l'on peut disposer d'une bonne connaissance du milieu économique avec lequel on travaille, il est généralement assez difficile de voir à travers l'écran de la personne morale avec laquelle nous contractualisons et d'acquérir une vision précise de la localisation géographique des différents maillons de la chaîne de valeur, qui, d'ailleurs, évolue dans le temps. Il s'agit de l'une de nos préoccupations, mais nous avons plus ou moins de facilité à en tirer des conséquences selon le domaine concerné.

Le sénateur Vidal a posé tout à l'heure une question sur la source d'inspiration que les instruments de la commande publique du ministère des armées peuvent constituer pour les marchés classiques. À cet égard, un certain nombre de préoccupations qui étaient, à l'origine, spécifiques au ministère des armées sont prises en considération dans le cadre de la réécriture des textes encadrant la commande publique. Par exemple, la question de la sécurité et de la continuité de l'approvisionnement et donc de l'implantation géographique des fournisseurs de matières premières ou de produits semi-finis utilisés par nos fournisseurs de premier rang a été inscrite à l'ordre du jour des travaux nationaux et européens qui doivent déboucher sur une réécriture partielle desdits textes.

Le ministère des armées n'est pas particulièrement demandeur d'une refonte du dispositif des marchés de défense ou de sécurité, mais nous pouvons susciter une prise de conscience au sein des autres branches de l'achat public, aussi bien au niveau national qu'au niveau européen.

M. Simon Uzenat, président. - Je ne suis pas un spécialiste de l'armée, mais je dois avouer que je m'interroge. J'entends bien qu'il est difficile de maîtriser la cartographie des chaînes de valeur, mais si un ministère en particulier doit se montrer vigilant et exigeant sur ce plan, c'est bien le ministère des armées ! Les conflits qui peuvent éclater ici ou là sont en effet susceptibles d'avoir des incidences sur la chaîne d'approvisionnement et de mettre en difficulté nos troupes.

Nous nous permettrons donc, avec le rapporteur, de vous demander des éclaircissements supplémentaires. Il est nécessaire de disposer d'éléments d'information sur ce sujet, dans la mesure où il en va de la possibilité ou non de l'action militaire. Nous sommes donc preneurs d'informations plus précises, au-delà de l'exemple du textile, sur les exigences exprimées dans le cadre des marchés pour garantir la traçabilité des chaînes d'approvisionnement. Vous êtes au coeur de chaînes de valeur pouvant faire l'objet de pressions ou de chantage, y compris de la part de démocraties, comme nous le constatons malheureusement aujourd'hui. La défense de notre souveraineté implique donc de savoir précisément où et dans quelles conditions sont produits les matériels que nous achetons, même s'il est évident que ces informations sont extrêmement évolutives.

M. Christophe Mauriet. - Je souhaiterais dissiper un malentendu dont je suis responsable. Sur 28 milliards d'euros d'achats par an, 20 milliards sont réalisés pour la DGA et les services de soutien connexes, quasiment toujours dans le cadre des procédures spécifiques que l'ingénieur général Reboul a présentées. Nous disposons par conséquent d'un très haut niveau de connaissance de l'origine des intrants incorporés aux fournitures de toutes natures que la DGA commande. Je vous prie donc de bien vouloir m'excuser si je vous ai laissé croire que nous ne savions pas d'où viennent nos matériels.

Pour le reste, qui relève pour l'essentiel de la compétence du commissariat des armées, je ne saurais dire mieux que ce qu'a indiqué le commissaire général Marcotte à l'instant.

M. Simon Uzenat, président. - Si je comprends bien, vous êtes donc en capacité de nous dire avec précision où est produite la très grande majorité des matériels que nous commandons pour 28 milliards d'euros par an ?

M. Guilhem Reboul. - Oui. J'ai rappelé tout à l'heure que la DGA était chargée de la constitution de l'écosystème économique et industriel de la défense. Lorsque nous passons un marché, le titulaire doit nous communiquer la liste de ses sous-traitants et il nous arrive d'en refuser certains, dans la mesure où nous ne voulons pas traiter avec certaines entreprises n'ayant pas pignon sur rue. Le titulaire doit également nous faire part des évolutions de sa chaîne de sous-traitance, le cas échéant. Nous avons des agents présents dans les entreprises, chez les maîtres d'oeuvre et leurs sous-traitants, qui assurent la vérification de la qualité des matériels, mais contrôlent également qui intervient sur ces matériels.

En dehors des marchés, nous avons créé au sein de la DGA une direction de l'industrie de défense, qui a repris les missions d'un service un peu plus modeste, gère l'ensemble de l'écosystème et est notamment chargée d'identifier les sociétés les plus critiques - surtout les petites, car nous connaissons bien les grandes. Il est en effet nécessaire que nous sachions lorsqu'une telle entreprise fait faillite ou est sur le point d'être rachetée par une entité étrangère, pour pouvoir la protéger. Nous menons des discussions à cet effet avec l'APE.

Je souhaite donc vraiment dissiper ce malentendu concernant les marchés de défense ou de sécurité passés par la DGA. Ce sujet revêt une importance primordiale. Je vous assure qu'il n'y a pas lieu de vous étonner.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes en tout cas preneurs de tous les éléments disponibles relatifs à la cartographie des chaînes d'approvisionnement, qui sont susceptibles d'intéresser l'ensemble de nos concitoyens dans la période actuelle. Nous ne diffuserons évidemment pas les informations à caractère confidentiel.

M. Guilhem Reboul. - En règle générale, une clause de sécurité d'approvisionnement est insérée dans nos marchés. D'ailleurs, dans le cas des marchés extrêmement critiques, la nécessité d'assurer la sécurité de l'approvisionnement suffit à invoquer le livre V de la deuxième partie du code de la commande publique, qui nous permet de choisir les entreprises susceptibles de proposer une offre et de contrôler leur chaîne de sous-traitance.

M. Olivier Marcotte. - Nous ne fonctionnons pas en flux tendu, mais disposons de stocks, qui constituent un premier levier de sécurisation.

Du reste, nous connaissons bien les unités de production en France et à l'étranger, puisque nous nous y rendons.

Depuis 2023, dans le cadre de l'économie de guerre, nous travaillons sur une cartographie un peu plus avancée avec les organisations professionnelles pour sécuriser ce que nous faisons produire et savoir où se situe le potentiel de production afin de pouvoir replier la production en tant que de besoin. Par exemple, durant la crise sanitaire, nous avons arrêté la production de tissus de très haute valeur à certains endroits pour y produire des masques.

M. Guilhem Reboul. - Par ailleurs, certains articles de la LPM permettent au ministère des armées de s'assurer que nous disposons de stocks critiques pour certaines pièces jugées essentielles, afin de sécuriser notre approvisionnement. Des décrets d'application sont donc publiés pour chaque grand maître d'oeuvre.

M. Simon Uzenat, président. - Merci pour vos réponses. Nous ne manquerons pas de compléter nos questions par écrit. Nous attendons en tout état de cause vos réponses écrites au questionnaire qui vous a été adressé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Matthieu Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France, maire d'Olivet et premier vice-président d'Orleans métropole

(Mercredi 26 mars 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons aujourd'hui notre tour d'horizon visant à prendre le pouls des collectivités territoriales. D'un commun accord avec le rapporteur, nous avons décidé de consacrer l'essentiel de nos premiers travaux à l'audition des représentants des collectivités, afin de mesurer leur rapport à la commande publique et leurs attentes en la matière.

Après la diversité des expériences des élus communaux, puis le point de vue des régions et des départements, dotés de moyens étoffés et de services « achats » relativement professionnalisés, il est temps de nous intéresser à la dernière composante du bloc communal, à savoir les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). Intervenant souvent en appui des communes, ils ont vu leurs compétences et leurs ressources se développer ces dernières années, au point de devenir des acteurs incontournables de la commande publique sur leur territoire, pour qui la mesure des effets d'entraînement de celle-ci est `un intérêt particulier en raison de leur compétence en matière de développement économique.

Il sera donc intéressant de voir si les préoccupations du niveau intercommunal sont identiques à celles rencontrées par les maires ou par les représentants des conseils départementaux ou régionaux. La situation varie d'ailleurs peut-être en fonction des compétences exercées par les EPCI.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir M. Matthieu Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France, maire d'Olivet et premier vice-président d'Orléans Métropole.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Matthieu Schlesinger prête serment.

Nous partageons avec le rapporteur une volonté d'aller au-delà des idées reçues et des poncifs sur la commande publique. Nous comptons nous appuyer fortement sur l'expérience des élus pour formuler des recommandations précises de simplification ou d'évolution de la réglementation. C'est pourquoi je vous demande de nous présenter un exemple concret de marché pour lequel vous auriez rencontré des difficultés particulières d'exécution ou de passation dans le cadre de votre mandat ou au titre d'Intercommunalités de France.

M. Matthieu Schlesinger, vice-président d'Intercommunalités de France. - Notre association de collectivités locales regroupe plus de 1000 intercommunalités sur le territoire national, allant des communautés de communes aux métropoles, avec des projets et défis variés selon leur taille et leurs ressources.

Nous nous réjouissons de participer à vos travaux, d'autant que nous partageons certaines de vos finalités, notamment le fait de s'inscrire dans une dynamique pour une commande publique responsable. Cette question est au coeur de notre feuille de route 2022-2027, dont l'un des axes prioritaires porte sur l'appui aux collectivités dans la mobilisation de la commande publique en faveur de la transition écologique et énergétique, qui constitue une compétence forte des intercommunalités. Dans ce cadre, la commande publique est un levier important, comme moyen ou parfois obstacle, à la mise en oeuvre d'un certain nombre de nos missions.

Je souhaite insister sur la notion d'équilibre dans la commande publique. Il s'agit de trouver un juste milieu entre sécurité juridique et liberté d'action et de décision des acteurs et responsables publics locaux. L'équilibre doit également être trouvé entre une grande marge de manoeuvre pour intervenir avec des interlocuteurs locaux connus et le recours à une expertise approfondie nécessitant parfois des procédures mutualisées, reposant sur une force de frappe plus importante. C'est notamment le cas dans certains marchés de voirie. En outre, un enjeu de simplification s'oppose à un enjeu de sécurisation. Plus c'est simple, mieux c'est, mais plus il y a aussi de risque à agir.

Le droit et la pratique de la commande publique reposent en grande partie sur la confiance. En tant que maire ou vice-président de métropole, je ne passe pas directement les marchés publics. C'est toute une chaîne d'acteurs qui se met en oeuvre, à partir de la conception du projet. Dans nombre de cas, cette conception n'est pas le fait des agents de la collectivité, mais des assistants à maîtrise d'ouvrage (AMO) nous aident à concevoir notre besoin, à penser et négocier notre contrat, à analyser les offres présentées et à sélectionner le titulaire. Cette chaîne débute ainsi par la commande publique, pour choisir un AMO, puis se poursuit par la construction des marchés les plus complexes. Nos agents pilotent le travail des AMO, mais se tiennent ensuite à une certaine distance et ne sont pas toujours directement impliqués dans la production des contrats ou l'analyse des offres. Cette complexité, qui présente des risques pour les élus, engageant leur responsabilité pénale, repose sur de la délégation et de la confiance.

La gestion de ces risques est plus aisée pour les grandes collectivités disposant d'une importante direction juridique, mais peut s'avérer plus délicate pour les petites communes ou communautés de communes aux moyens limités, qui sont dépendantes de leur AMO. Cette chaîne de production de la commande publique est donc plus ou moins robuste en fonction de la taille et des moyens d'une collectivité. Les élus cherchent à chaque instant à se sécuriser, car le risque pénal est un enjeu qui effraie dans un certain nombre de cas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le choix de l'AMO est décisif.

Tout d'abord, comment les EPCI interviennent-ils en soutien de leurs membres en matière de commande publique ? Quelles sont les stratégies mises en oeuvre et les bonnes pratiques identifiées en la matière ?

Ensuite, comment mieux accompagner les EPCI dans la passation et l'exécution de leurs marchés publics ?

Par ailleurs, sur quel levier faudrait-il jouer pour permettre aux EPCI de soutenir le tissu local tout en respectant la légalité ?

Enfin, les élus locaux vous semblent-ils suffisamment sensibilisés aux enjeux juridiques de la commande publique ? Je veux ici faire référence au risque pénal, lié au délit de favoritisme.

M. Matthieu Schlesinger. - Concernant les modalités d'intervention, je note que, dans ma commune, il n'y a plus une séance de conseil municipal sans que je vote une délibération nous permettant de nous raccrocher à des marchés communs passés par la métropole. Nous ajoutons très régulièrement une famille d'achats sur des marchés mutualisés passés par la métropole et la ville-centre. Nous organisons des familles d'achats communs et la métropole ou la ville-centre gèrent l'intégralité de la procédure de mise en concurrence pour sélectionner le titulaire. Par la suite, les collectivités n'ont pas besoin de passer leur propre marché et peuvent bénéficier de ce marché mutualisé passé par l'intercommunalité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous semblez indiquer que vous ajoutez des dispositions particulières pour favoriser les acteurs économiques locaux.

M. Matthieu Schlesinger. - J'évoquais uniquement la gestion de la procédure.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'intercommunalité passe donc un marché global, qui bénéficie aux communes.

M. Matthieu Schlesinger. - Tout à fait. Il est important de noter que cela ne se fait pas au titre des compétences de l'intercommunalité. La commune fait le choix d'adhérer ou non à cette famille d'achats communs que nous avons décidé de passer.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Est-ce une forme de groupement de commandes ?

M. Matthieu Schlesinger. - Il s'agit effectivement d'une forme de groupement de commandes, à une échelle plus réduite. Pour les communes membres de l'intercommunalité, ce dispositif présente l'avantage de réduire leurs charges liées à la passation des marchés tout en leur permettant d'accéder à une offre plus intéressante.

M. Simon Uzenat, président. - L'intercommunalité s'érige-t-elle en centrale d'achat ? Les agents de l'intercommunalité opèrent-ils pour le compte des autres communes ou s'agit-il d'agents de la ville-centre ? Quel est le format juridique de ce fonctionnement ?

M. Matthieu Schlesinger. - Dans le cas d'Orléans Métropole, les services juridiques sont mutualisés entre la ville-centre et la métropole. Je ne suis pas en mesure de préciser si ces tâches relèvent du temps de travail métropolitain ou municipal. Ce que je peux affirmer, c'est que cette mutualisation peut prendre diverses formes. Il est déjà arrivé que ma commune soit chargée de passer un marché pour l'ensemble des autres communes. Ce fonctionnement permet une agilité pour mutualiser des prestations en commun. Par exemple, nous avons récemment adopté, lors d'un conseil municipal, l'adhésion à la famille d'achat « élagage », nous permettant de bénéficier d'un marché mutualisé, passé conjointement avec les autres communes de la métropole et notre intercommunalité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les communes doivent donc se manifester directement auprès de vous ?

M. Matthieu Schlesinger. - Elles se signalent auprès de l'intercommunalité et décident d'adhérer ou non en fonction de leurs besoins. De nombreux marchés ne sont pas pertinents.

Les plus petites communes ne passent jamais de marchés pour les autres. En revanche, les communes de plus de 20 000 habitants, comme la mienne, peuvent occasionnellement le faire pour certaines prestations. Nous avons ainsi la capacité de fonctionner comme des petites centrales d'achat, sans pour autant en avoir le statut officiel.

Au quotidien, il existe de nombreux échanges entre les agents des services chargés de la commande publique, ainsi qu'une partie informelle relative aux méthodes employées pour passer certains marchés.

Cette collaboration présente à la fois des avantages et des inconvénients.

Par exemple, l'adoption du statut de métropole nous a obligés à lui transférer la compétence « espace public », soit tous les travaux de voirie. Pour les travaux mineurs d'entretien de la voirie, les petites communes travaillaient auparavant souvent avec des entreprises locales de travaux publics, qui intervenaient rapidement, avec des devis de quelques milliers d'euros, bien en deçà des seuils réglementaires. Le transfert de cette compétence à l'intercommunalité a entraîné la passation de marchés beaucoup plus importants. Nous utilisons désormais des marchés à bons de commande, qui offrent une certaine souplesse une fois qu'ils ont été passés. Cependant, les petites entreprises de travaux publics, habituées à réaliser des interventions de 10 000 à 15 000 euros, ne sont généralement pas en mesure de répondre à des marchés représentant potentiellement entre 1 et 1,5 million d'euros par an sur l'ensemble du territoire.

Cette évolution peut sembler contraignante, mais elle présente aussi des avantages, dans la mesure où elle apporte une expertise accrue. Les interventions s'inscrivent désormais dans un projet global, permettant de l'amortissement à l'échelle de la collectivité et une meilleure sécurité juridique. Dans un contexte de judiciarisation, de méfiance et de remise en cause de l'action publique, certains maires se sentent plus en sécurité avec ce type de mécanisme.

L'intercommunalité peut, de manière relativement souple et sur la base du volontariat, apporter son expertise et sa force de travail au soutien des communes membres qui n'auraient pas les moyens de passer des marchés dans de bonnes conditions. Cela se traduit par une perte de souplesse, en contrepartie d'une plus grande sécurité juridique.

Enfin, dans le questionnaire que vous m'avez transmis, vous demandez comment « favoriser » les petites et moyennes entreprises (PME). Cette formulation met le doigt sur la difficulté de la matière. Le mot « favoriser » crée un malaise, car il renvoie au délit de favoritisme. Nous souhaitons tous soutenir nos PME, qui créent de l'emploi local et sont souvent moins chères que les grands groupes. Cependant, la question est de savoir comment les favoriser sans tomber dans le favoritisme. Personnellement, je n'ai pas de réponse définitive à cette question.

M. Simon Uzenat, président. - Nous pouvons disposer d'outils très opérationnels, comme les avances, de nature à lever certains freins, ou la réduction des délais de paiement. Ces mesures concrètes visent à réduire l'autocensure des entrepreneurs vis-à-vis de la commande publique. D'autres solutions sont envisageables, telles que les groupements momentanés d'entreprises. Nous pourrions imaginer que les petites entreprises, auparavant sollicitées par les communes en gré à gré, forment un groupement pour répondre aux marchés d'entretien de taille modeste de la métropole. Notre question se situait dans cette optique, afin d'apporter un soutien sans tomber dans le favoritisme.

M. Henri Cabanel. - Nous avons bien saisi l'avantage juridique, pour les maires, d'adhérer à un groupement de commandes à travers la métropole.

Cependant, disposez-vous de données chiffrées sur les différences de coût entre l'adhésion à un groupement de commandes et le recours à une petite entreprise locale, sous les seuils ?

Bien que la sécurité juridique soit plus grande pour les élus, nous constatons des problèmes de réactivité de la métropole lorsqu'un maire signale un problème de voirie.

M. Daniel Salmon. - Concernant la restauration collective, nous cherchons parfois à avoir les circuits les plus courts possibles. Comment travaillez-vous cette question au niveau intercommunal, bien que cette compétence relève souvent des communes ? Quelle est votre expérience dans ce domaine ? Comment parvenez-vous juridiquement à favoriser ces circuits courts ?

M. Jean-Luc Ruelle- Quel système utilisez-vous pour évaluer l'efficacité de vos AMO ? Procédez-vous à des benchmarks avec d'autres systèmes d'assistance à maîtrise d'ouvrage délégués dans d'autres intercommunalités ? Effectuez-vous des revues périodiques pour mesurer la performance et l'efficacité de ces AMO ?

M. Matthieu Schlesinger. - Je ne dispose pas de chiffres comparatifs sur la différence de coût entre l'adhésion à un groupement de commandes et le recours à des entreprises locales, et Intercommunalités de France n'est pas en mesure de les produire.

Les situations que vous décrivez relèvent davantage de l'organisation de l'intercommunalité et de la manière dont la compétence est exercée. Sur ces points, il y a autant de situations qu'il y a d'intercommunalités. Je suis convaincu que l'achat groupé, à grande échelle, diffère de l'achat individuel. La question de la voirie, bien qu'elle soit sensible pour les maires, n'est peut-être pas la plus pertinente pour illustrer ce point.

Prenons plutôt l'exemple de la gestion d'un système d'eau potable, à laquelle j'ai été confronté en tant que maire d'Olivet, et ce dès mon élection en 2015. Ce sujet est assez sensible, étant donné que l'arrêt du Conseil d'État sur le sujet porte le nom de la commune et que c'est dans le contrat d'Olivet que s'est jouée l'application de la loi Barnier, qui oblige à remettre régulièrement en concurrence les contrats d'eau potable. La ville était donc très fière de détenir de cette compétence. Pour passer un marché de délégation de service public dans le domaine de l'eau potable, dont les enjeux financiers représentent plusieurs dizaines de millions d'euros, la ville ne disposait, sous mon prédécesseur, que de deux agents de catégorie B ou A face à un groupe international comme VEOLIA, avec des enjeux de sécurisation de la ressource en eau potable qui sont vitaux pour la population. Nous avons dû faire appel à des cabinets d'avocats pour nous accompagner et parvenir à sortir par le haut, ce qui n'aurait pas été possible pour une commune plus petite, qui n'aurait pas eu les ressources financières nécessaires. Le transfert de la compétence « eau potable » à la métropole a permis de mutualiser les ressources. Lors du renouvellement, il y a trois ans, du contrat de délégation de service public pour la moitié des communes - l'autre moitié étant en régie - la métropole a pris en charge toutes les études juridiques et le montage avec l'AMO, mobilisant une vingtaine de personnes, incluant des ingénieurs spécialisés et un service juridique d'une dizaine de personnes. Cette force de frappe pour l'analyse et la négociation des offres était d'une tout autre ampleur.

Cette façon de procéder peut sembler moins souple et potentiellement plus coûteuse, mais nous n'achetons pas le même service. Or l'enjeu est le rapport entre la qualité et le prix de la prestation offerte.

Les communes qui géraient en régie le service public d'eau potable avant le transfert de la compétence à la métropole, qui ne disposaient pas de télérelève ou d'un service de facturation robuste, rencontraient des difficultés pour recruter des fontainiers. Alors que la compétence est passée à la métropole, toutes ces communes ont souhaité rester en régie, ce qu'a garanti la métropole. Toutefois, il n'existe plus qu'une seule régie pour ces neuf communes. Les marchés, qui permettent de déployer la télérelève sur l'ensemble de ces communes, et la mutualisation des postes ont permis de faire des économies très importantes et de rendre le service public.

Il est donc crucial de mettre en balance la simplicité et le caractère bon marché avec l'expertise et l'efficacité réelle du service public. Dans des domaines où les enjeux d'investissements et d'expertise sont très importants, comme l'eau potable et l'assainissement, le recours à une force de frappe mutualisée comme l'intercommunalité présente un intérêt.

Concernant la restauration collective, je partage vos préoccupations sur les objectifs et les moyens. Dans mon territoire, cette compétence n'a pas été mutualisée, chaque commune gérant ses propres marchés d'approvisionnement. Olivet étant une commune semi-rurale, nous bénéficions encore d'une production agricole locale, notamment arboricole. J'ai souhaité privilégier l'approvisionnement auprès des producteurs locaux, mais ces derniers, habitués à travailler avec des centrales d'achat, ne sont pas nécessairement intéressés par la vente de petites quantités. De plus, la gestion de notre cuisine centrale, qui prépare 1500 repas quotidiens, nécessite une planification rigoureuse incompatible avec un approvisionnement au jour le jour. Les menus sont élaborés six semaines à l'avance, préparés deux à trois jours avant leur consommation et parfois conservés le week-end. Cette organisation exige des chaînes d'approvisionnement longues et robustes pour garantir la production des repas. Face à ces contraintes, nous avons octroyé un budget spécifique à notre gestionnaire de cuisine centrale, lui permettant de s'approvisionner ponctuellement auprès d'une petite centrale d'achat locale, notamment pour les fruits et légumes. Néanmoins, cette solution n'est pas possible sans une filière structurée capable de nous fournir toute l'année. Cette difficulté à acheter en circuit court ne relève pas uniquement de la commande publique, mais concerne également les chaînes de production et la robustesse.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous préciser la nature de la centrale d'achat que vous mentionnez ? Qui en est le porteur ?

M. Matthieu Schlesinger. - Le mot « centrale d'achat » est un peu fort. Il s'agit d'un magasin de producteurs situé en centre-ville, où nous effectuons nos achats comme des particuliers. Notre budget annuel pour ces achats est limité à moins de 15 000 euros, ce qui nous permet de réaliser de petits achats à la belle saison, comme des cerises.

Par ailleurs, le rôle des AMO est crucial, car ni notre commune ni notre intercommunalité ne savent passer certains marchés. La plupart des contrats que nous passons sont rédigés par nos AMO, qui élaborent ces documents dans de nombreuses collectivités, que nous ajustons parfois avec nos spécificités. Lorsque nous retenons un AMO, nous retenons un savoir-faire, une expérience et des modèles éprouvés. Cependant, lorsque nous ne retenons pas d'AMO, nous récupérons les modèles d'autres collectivités.

Auparavant, notre commune était rattachée à Approlys Centr'Achats, une grande centrale d'achat, pour sa fourniture d'électricité. Cette mutualisation permettait d'obtenir des conditions avantageuses, tant en termes de prix que de structuration de l'offre, grâce à des mécanismes d'optimisation financière rendus possibles par le volume important d'achat. La contrepartie est que nous ne disposions pas de facture détaillée pour notre commune. Lorsque nous avons décidé de passer notre propre marché pour avoir un contact direct avec le fournisseur d'électricité, nous avons repris le modèle du marché d'Approlys. Cependant, aucune entreprise n'a répondu, car les techniques d'optimisation financière demandées n'étaient pas rentables pour eux compte tenu du volume du marché. Nous pensions bien faire, sans nous rendre compte que le cahier des charges d'Approlys ne pouvait pas fonctionner pour une commune comme Olivet. Nous avons finalement fait appel à un AMO, qui nous a accompagnés. Cette expérience a mis en lumière un manque de compétences et le caractère indispensable des AMO dans certains cas.

Je note toutefois que le recours aux AMO soulève des questions d'impartialité, car ces derniers travaillent parfois dans le secteur privé avec les mêmes entreprises qui candidatent à nos marchés publics. En tant qu'élus, nous avons toujours un doute concernant l'analyse des offres. C'est d'autant plus problématique que, lorsqu'un élu s'interroge sur cette analyse en commission d'appel d'offres, il peut être soupçonné de favoritisme. Pour pallier ce problème, il est crucial de disposer de services capables d'offrir un regard critique sur l'analyse de l'AMO, afin de nous éclairer. Cela nécessite une taille critique que l'intercommunalité peut nous aider à atteindre sur certains projets.

Mme Laurence Muller-Bronn. - Vous soulignez la nécessité de disposer de services pour évaluer le travail des AMO. Cependant, il convient de noter que ces services ne sont pas totalement imperméables aux influences extérieures. Au fil du temps, des relations se tissent entre les services et certaines entreprises, notamment dans le cadre de chantiers récurrents au sein d'intercommunalités importantes. Participer à des commissions d'appels d'offres n'est pas toujours évident pour un élu, car le fait que nous posions des questions peut interpeller. Disposer de services internes ne garantit pas une sécurisation totale. Rappelons que les agents des services restent souvent plus longtemps en place que les élus.

M. Matthieu Schlesinger. - C'est précisément pour cette raison qu'il est important de remettre régulièrement en concurrence les AMO. Nous lançons des appels d'offres pour sélectionner un AMO par projet. Par ailleurs, il est essentiel que les élus s'investissent et exercent leur rôle de contrôle. Néanmoins, notre système repose sur une part de confiance. Il s'agit de relations humaines et il est inévitable que des personnes se connaissent.

M. Simon Uzenat, président. - Disposez-vous de données précises sur le nombre d'intercommunalités ayant adopté ou étant en voie d'adopter un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (SPASER) ? Pouvez-vous citer des exemples concrets d'intercommunalités particulièrement exemplaires en matière d'intégration de considérations sociales ou environnementales ?

Vous avez évoqué la complexité des procédures, le temps et les coûts impliqués par les normes en vigueur. Toutefois, nous n'avons pas de précisions au sujet du retour sur investissement de la commande publique. Intercommunalités de France a-t-elle mené des investigations sur cette question ?

Plus largement, disposez-vous, en tant qu'association, ou vos membres disposent-ils d'outils de pilotage par la donnée ? Ce sujet reste très largement émergent.

Par ailleurs, concernant les collectivités ultramarines que vous représentez, avez-vous des points d'attention ou de vigilance à nous signaler ?

M. Matthieu Schlesinger. - Nous ne disposons pas d'éléments particuliers concernant les collectivités ultramarines. De même, nous n'avons pas d'outils de pilotage par la donnée précis concernant le retour sur investissement de ce type d'éléments.

M. Simon Uzenat, président. - Certaines des intercommunalités que vous représentez se sont-elles dotées d'outils en la matière ?

M. Matthieu Schlesinger. - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. Nous nous renseignerons et vous apporterons des éléments dans notre réponse écrite, le cas échéant.

Concernant les intercommunalités exemplaires, je peux citer Redon Agglomération et Grand Bourg Agglomération, qui ont essayé de développer les volets environnemental et social de leurs achats. Les services de Redon Agglomération ont rédigé un vade-mecum recensant l'ensemble des critères qu'il est possible d'utiliser, avec, en face de chacun d'eux, ce qu'il implique comme questionnements. Ce vade-mecum est mis à disposition de ces services pour intégrer les différents critères de manière appropriée dans les marchés qui peuvent être passés par l'agglomération et les communes du territoire. Grand Bourg Agglomération a, quant à elle, établi une cartographie des acteurs du territoire susceptibles de répondre aux besoins de l'intercommunalité dans le cadre de marchés réservés. Ces objectifs sont donc généralement atteints par des politiques de mobilisation, d'information et de partage, plutôt que par une stratégie très générale. La mise en oeuvre est donc largement laissée à la main des différentes collectivités.

Concernant les SPASER, je ne peux pas vous en dire davantage. Ma collectivité a lancé son élaboration, mais le processus n'est pas encore achevé. N'étant pas partie prenante de ce processus, je ne peux pas vous en parler dans le détail.

Je souhaite néanmoins soulever deux points concernant les clauses sociales et environnementales, malgré les intentions louables qui les animent.

Premièrement, ces clauses peuvent entraîner un renchérissement des coûts ou l'exclusion de certaines PME de nos marchés. En effet, plus les critères d'attribution sont exigeants, plus on évalue la responsabilité sociétale de l'entreprise, domaine dans lequel les grands groupes ont souvent davantage investi que les petites structures.

Deuxièmement, il est crucial de ne pas perdre de vue que le marché est un moyen. La question est de savoir s'il est plus important d'avoir un projet conçu de manière véritablement durable, répondant aux exigences de la transition écologique, ou d'avoir recours à une entreprise responsable pour réaliser un projet qui ne répond pas nécessairement à ces critères. Il ne faut pas se tromper d'enjeu entre les fins et les moyens. L'idéal serait évidemment d'avoir un projet atteignant des objectifs sociaux et environnementaux élevés, réalisé par des entreprises respectueuses de ces principes. Cependant, nous ne devons pas nous concentrer sur les moyens en faisant abstraction de la fin.

M. Simon Uzenat, président. - Souhaitez-vous ajouter des éléments ou points saillants, en complément des réponses écrites que vous nous ferez parvenir ?

M. Matthieu Schlesinger. - Premièrement, l'enjeu de l'offre est crucial. Lorsque nous proposons des marchés avec des clauses sociales et environnementales, il faut s'assurer qu'il existe des entreprises capables d'y répondre. Par exemple, les clauses relatives aux travailleurs handicapés ne peuvent être satisfaites en l'absence d'entreprise adaptée locale. Des mécanismes de mutualisation à l'échelle du territoire peuvent parfois pallier ce manque, mais ce n'est pas toujours le cas. Ainsi, les objectifs ambitieux fixés par la loi peuvent s'avérer inatteignables, non par manque de volonté, mais en raison des réalités du terrain.

Deuxièmement, bien que ce ne soit peut-être pas directement au coeur de votre mission, la sécurisation pénale des élus dans ce système très complexe est un enjeu important. Il serait pertinent d'envisager la reconnaissance d'un droit à l'erreur et de faire une place à la bonne foi. Les mécanismes de sanction sont parfois un peu formels, une simple méconnaissance de la procédure pouvant immédiatement constituer un délit. L'introduction d'une forme de droit à l'erreur ou de possibilité de rectification mériterait d'être étudiée pour éviter de faire prendre trop de risques aux élus sur ces questions, sachant qu'ils ne sont qu'un maillon dans une chaîne complexe.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous citer un projet emblématique que vous avez pu conduire en tant que maire ou vice-président de la métropole, pour lequel vous auriez souhaité que les règles soient différentes dans la mesure où vous avez fait face à des difficultés d'ordre juridique ou administratif lors de la passation ou de l'exécution ?

M. Matthieu Schlesinger. - Je peux vous citer un exemple qui, finalement, n'a pas été trop dommageable pour moi, mais qui aurait pu l'être dans d'autres circonstances. Lors de mon précédent mandat, nous avons construit une salle de spectacle sous le régime de la loi n° 85-704 du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, dite loi « Mop ». L'entreprise chargée du lot « gros oeuvre », responsable des fondations et des structures en béton, a fait faillite avant le début des travaux. Bien que tous les autres lots aient été attribués, je ne pouvais pas commencer les travaux sans ce premier lot. La situation a entraîné un délai assez long, car, tant que l'entreprise n'avait pas été formellement liquidée, elle restait titulaire du marché. J'ai dû travailler en temps masqué pour pouvoir passer un marché de remplacement sur ce lot spécifique sans trop perdre de temps, ce qui m'a tout de même pris six mois. Le second marché s'est avéré un peu plus coûteux, mais j'ai pu le passer de manière plus souple que le premier, tenant compte du fait qu'il s'agissait d'un nouveau marché. Néanmoins, cet incident a retardé le projet de manière importante. Si l'entreprise qui a fait faillite avait déjà commencé à couler du béton, il aurait été quasiment impossible de trouver, pour reprendre le marché, une entreprise acceptant d'engager sa responsabilité décennale pour des travaux qu'elle n'a pas réalisés initialement. La solution habituelle dans de telles circonstances consiste à tout démolir pour recommencer entièrement.

C'est pourquoi, pour les projets ultérieurs, j'ai opté pour un marché global de performance. Cette approche permet, une fois l'entreprise générale sélectionnée, de lui déléguer la responsabilité de réaliser les travaux elle-même ou de trouver des sous-traitants compétents. L'inconvénient de cette méthode -- légèrement plus onéreuse, mais aussi plus rapide -- est qu'elle est nécessairement assurée par un grand groupe.

M. Simon Uzenat, président. - Cette méthode fait perdre la main sur l'allotissement. Cela illustre précisément l'équilibre que vous évoquiez précédemment.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Mise en oeuvre des obligations issues de la loi Égalim pour la restauration collective publique - Audition de M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international, Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, et M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation, de la direction générale de l'alimentation du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire

(Mardi 1er avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Les travaux de notre commission d'enquête continuent aujourd'hui avec une série d'auditions consacrées à la question du développement des achats durables.

À partir du Grenelle de l'environnement, et sous l'influence du droit communautaire, le législateur a fait de la commande publique un outil au service de la transition écologique et sociale. C'est en ce sens qu'a été votée la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, qui a eu de très fortes répercussions sur les acheteurs publics, et notamment sur les collectivités territoriales. Elle a en effet fixé des objectifs ambitieux pour la restauration collective publique, à compter du 1er janvier 2022, à savoir au moins 50 % de produits durables et de qualité sous signes officiels d'identification de la qualité et de l'origine (Siqo), dont au moins 20 % de produits biologiques.

Nous en sommes encore loin, puisqu'en 2023, sur 2,8 milliards d'euros d'achats alimentaires déclarés, la proportion globale de produits durables et de qualité était de seulement 25,3 %, dont 12,1 % de produits issus de l'agriculture biologique.

Pour faire un point sur la mise en oeuvre de cette loi et le suivi qui en est assuré par l'État, nous recevons la direction générale de l'alimentation (DGAL) du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, représentée par M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international, Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, et M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans selon les circonstances.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loïc Agnès, Mme Sophie Palin et M. Erwan de Gavelle prêtent successivement serment.

La fixation d'objectifs volontaristes par la loi Égalim, dont le bien-fondé n'est pas contestable, est révélatrice des défaillances françaises en matière d'usage de la donnée pour l'élaboration et le suivi des politiques publiques. Disposait-on d'une idée précise, au moment de son adoption, de l'origine des produits servis en restauration collective, le fameux « t zéro » ? Ces lacunes, malgré le délai accordé aux personnes publiques pour se conformer à ces nouvelles obligations, expliquent peut-être le retard que nous constatons.

Cette loi a fait reposer sur les collectivités territoriales, gestionnaires de la majorité des structures de restauration collective publique, la charge la plus lourde d'adaptation à ce nouveau modèle. Vous pourrez nous indiquer de quel accompagnement de l'État elles ont pu bénéficier pour s'y conformer. D'ailleurs, pourquoi le même effort ne semble-t-il justement pas avoir été consenti au niveau de la restauration gérée par l'État ?

Par ailleurs, un point d'intérêt particulier pour notre commission d'enquête concerne la façon dont la commande publique a accompagné la mise en oeuvre de la loi. Vous pourrez nous expliquer comment elle a contribué à modifier les filières d'approvisionnement de la restauration collective et si son cadre juridique était adapté à ce nouveau paradigme.

Enfin, comment vous assurez-vous de l'exhaustivité du suivi de la loi ? Constatez-vous des disparités entre l'État, les collectivités territoriales et le secteur hospitalier ? Avez-vous identifié des dynamiques encourageantes ?

M. Loïc Agnès, chef du service du pilotage de la performance sanitaire et de l'international. - Nous commencerons par un propos liminaire à deux voix, avec Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques, dont les équipes travaillent quotidiennement à l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim.

Je présenterai tout d'abord les missions de la DGAL, en particulier celles qui sont relatives à la politique de l'alimentation, ainsi que notre cadre de travail général, puis les objectifs fixés par la loi Égalim. Mme Palin présentera ensuite l'accompagnement des acteurs, notre stratégie reposant essentiellement sur des dispositifs d'accompagnement, et non sur un système de contrôles assortis de sanctions.

Le travail de la DGAL s'articule autour de plusieurs missions principales. Elle constitue l'administration centrale chargée des questions sanitaires au sein du ministère de l'agriculture, dont le périmètre correspond au programme 206 » Sécurité et qualité sanitaires de l'alimentation » du projet de loi de finances.

La première mission, qui mobilise le plus grand nombre d'agents - environ 5 000 équivalents temps plein (ETP) -, consiste à garantir la sécurité sanitaire des aliments produits et consommés en France, ce que l'on appelle communément l'hygiène alimentaire. Cela comprend les contrôles sanitaires réalisés aux frontières par les agents de la DGAL, en lien avec les services douaniers.

La deuxième mission est d'assurer la santé et la protection des animaux, qu'ils soient de rente ou de compagnie. Il s'agit notamment de la lutte contre les maladies animales, comme l'influenza aviaire hautement pathogène (IAHP), ainsi que de la protection sanitaire des végétaux et des cultures contre les nuisibles. La DGAL est également compétente en matière de réglementation sur les produits phytopharmaceutiques, bien que leur autorisation relève de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses).

Les deux dernières missions relèvent davantage de l'accompagnement : la DGAL soutient la transition vers des systèmes agricoles plus durables, notamment au travers du plan Écophyto et du fonds Phyto dédié à la planification écologique ; elle porte également la politique de l'alimentation.

C'est bien le ministère de l'agriculture qui, en vertu de ses décrets d'attribution, élabore et met en oeuvre cette politique. Depuis la loi du 24 mars 2025 d'orientation pour la souveraineté alimentaire et le renouvellement des générations en agriculture, l'article L. 1 du code rural et de la pêche maritime a été modifié pour affirmer la volonté de « reconquérir la souveraineté alimentaire de la France ». Désormais, l'objectif assigné à la politique de l'alimentation est de permettre « l'accès de l'ensemble de la population à une alimentation suffisante, saine, sûre, diversifiée et nutritive, tout au long de l'année, et de concourir à la lutte contre la précarité alimentaire ».

Notre cadre de travail repose sur le programme national pour l'alimentation (PNA), qui sera bientôt révisé. Il s'articule actuellement autour de trois axes : la justice sociale, la lutte contre le gaspillage alimentaire et l'éducation à l'alimentation, ce dernier point restant un enjeu essentiel. Deux leviers transversaux sont mis en avant : les projets alimentaires territoriaux (PAT) et la restauration collective, qui est une mission historique du ministère.

Enfin, la politique de l'alimentation est, par nature, interministérielle. Elle englobe des enjeux de santé publique, de protection de l'environnement, d'adaptation aux transitions agricoles rendues indispensables par le changement climatique, ainsi que de souveraineté alimentaire et de structuration des filières agricoles.

Je souhaite également mentionner la stratégie nationale pour l'alimentation, la nutrition et le climat (Snanc), qui sera prochainement soumise à la consultation. Cette stratégie constituera le cadre directeur irriguant l'ensemble des plans et programmes d'action menés en matière de politique alimentaire.

La loi Égalim, promulguée en 2018 à la suite des États généraux de l'alimentation (EGA), est intervenue dans un contexte de crise entre producteurs et distributeurs. Elle visait à garantir à tous un accès à une alimentation saine, durable et de qualité ; ces trois dimensions sont indissociables.

Vous avez évoqué le « t zéro » : les premiers chiffres collectés datent de 2019 ; nous vous les ferons parvenir. En nous replongeant dans les archives pour préparer cette audition, nous avons constaté que, dès le Grenelle de l'environnement, le chiffre de 20 % de produits issus de l'agriculture biologique était évoqué. Ce chiffre était dans l'air, mais il ne constituait pas encore une norme.

Vous avez rappelé les objectifs de la loi. Je précise simplement que la cible était, au 1er janvier 2022, la restauration collective publique et, depuis 2024, la restauration collective privée. Les données pour 2024 sont en cours de collecte et seront en théorie télédéclarées par les gestionnaires d'ici au 31 mars 2025. Nous avons accordé cette année un court délai supplémentaire. Cela dit, nous pourrons vous donner les chiffres dont nous disposons depuis 2019 ; ils montrent que nous sommes encore au milieu du gué tant pour les produits durables que pour les produits biologiques. Ces valeurs sont calculées à partir des achats hors taxe des gestionnaires sur une année civile. Ainsi, sur 1 000 euros hors taxe d'achats, 500 euros doivent concerner des produits durables, et 200 euros des produits biologiques.

La loi prévoit également une liste de critères et mentionne les produits issus de l'agriculture biologique, les produits sous appellation d'origine protégée (AOP) et les produits sous indication géographique protégée (IGP). Ces critères ont été enrichis par la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite loi Climat et résilience.

J'en viens aux critères d'achat dans les marchés publics, qui relèvent de la responsabilité des acheteurs. Premier critère : la prise en compte du coût des externalités environnementales, qui repose sur des méthodes que ni la loi Égalim ni le code de la commande publique ne précisent, laissant ainsi aux acheteurs la responsabilité du choix des méthodes proposées par les fournisseurs. Deuxième critère : les achats directs et les performances environnementales, qui sont évalués selon une notation spécifique.

Nous touchons du doigt le point de vigilance relatif aux produits locaux. Le cadre juridique de la commande publique ne permet pas d'imposer l'achat de produits locaux au sens strict. En revanche, grâce au critère des achats directs et des performances environnementales, une stratégie d'achat peut être développée pour favoriser l'alimentation à la fois durable et locale. La commande publique est donc un levier central pour atteindre les objectifs fixés par la loi Égalim. Le Gouvernement et les collectivités territoriales ont un rôle à jouer pour soutenir les filières locales et renforcer notre souveraineté alimentaire.

La loi Égalim comporte d'autres dispositions essentielles : diversification des sources de protéines, mise en place d'un menu végétarien hebdomadaire et obligation pour l'État de proposer une option végétarienne quotidienne dans certains cas. Elle prévoit également des mesures de lutte contre le gaspillage alimentaire, de transparence pour l'information du consommateur et de substitution à l'utilisation du plastique.

Ces obligations constituent également des leviers économiques : la lutte contre le gaspillage alimentaire permet de réaliser des économies substantielles, ce qui facilite, pour dire les choses de façon schématique, l'achat de produits biologiques. Dans un contexte marqué par la crise sanitaire et l'inflation, l'atteinte des objectifs de la loi Égalim a représenté un certain coût pour la restauration collective. Pour autant, la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, qui sert d'outil de télédéclaration et de suivi, enregistre de plus en plus de télédéclarants. Dans ce contexte, le fait que les niveaux atteints ne décroissent pas constitue une bonne nouvelle. Actuellement, seuls 15 % des télédéclarants ont atteint l'objectif de 50 % de produits durables, dont 20 % de produits biologiques. Ces chiffres, fondés sur les données de 2023 collectées en 2024, seront complétés par ceux de 2024, en cours de recueil.

Enfin, la loi n'a pas instauré de mécanisme de sanction en cas de non-respect des objectifs, mais les directions départementales de la protection des populations (DDPP) ne sont pas inactives : les agents de la DGAL chargés de la sécurité sanitaire sensibilisent les gestionnaires lors des contrôles d'hygiène. Par ailleurs, certains préfets mènent spontanément, mais avec notre soutien, des actions de communication, notamment par la diffusion de brochures d'information.

La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) veille, quant à elle, à la loyauté de l'information du consommateur. Un établissement déclarant proposer 20 % de produits biologiques sans respecter cette proportion, lorsque les produits ne sont que prétendument biologiques, encourt des sanctions au titre de la loyauté de l'information.

Mme Sophie Palin, sous-directrice de l'accompagnement des transitions alimentaires et agroécologiques. - Je vais compléter les propos de Loïc Agnès sur les aspects liés à l'accompagnement des services de restauration collective pour l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim, complétée par la loi Climat et résilience. Ces textes imposent des objectifs ambitieux et nombreux aux services de restauration collective.

Pour les accompagner, plusieurs actions ont été mises en place. Tout d'abord, le Conseil national de la restauration collective (CNRC) a été créé en 2019. Il réunit l'ensemble des parties prenantes de la restauration collective : les grossistes, les transformateurs, les professionnels de l'amont agricole, les interprofessions, ainsi que les représentants des collectivités territoriales et les différentes directions ministérielles concernées et leurs établissements. L'objectif est d'échanger sur ces obligations et de travailler, dans le cadre de groupes de travail ad hoc, sur des outils d'accompagnement pour les gestionnaires de la restauration collective.

Ces groupes de travail ont produit des guides d'achat, qui sont disponibles en ligne, notamment sur des stratégies d'achat pour les marchés publics, et des recommandations sur les repas végétariens, des livres de recettes et des guides de formation pour les cuisiniers. Actuellement, des travaux portant, d'une part, sur un clausier dans l'objectif de fournir des clauses types aux acheteurs de la restauration collective et, d'autre part, sur les achats durables de poissons sont en cours.

Par ailleurs, une plateforme numérique a été mise en ligne : ma-cantine.agriculture.gouv.fr. Elle permet, d'une part, de collecter et suivre les données relatives à l'atteinte des objectifs Égalim - je vous invite à la consulter et à suivre les résultats des structures de restauration collective que vous fréquentez - et, d'autre part, de proposer des outils pour accompagner les acteurs de la restauration collective. On y retrouve notamment les guides du CNRC, des ressources pour la lutte contre le gaspillage alimentaire et des références pour la formation des personnels. L'objectif est d'assurer une montée en puissance de la télédéclaration des cantines, qui est essentielle pour obtenir une photographie représentative de la situation.

En 2022, 19 500 cantines étaient inscrites sur cette plateforme, sur un total estimé de 80 000 en France. Après la télédéclaration de 2024, ce chiffre est monté à 38 000, et nous approchons aujourd'hui des 54 000 cantines inscrites. Cependant, au-delà de l'inscription, l'enjeu est d'augmenter le nombre de cantines procédant à la télédéclaration annuelle. L'année dernière, 17 000 sites avaient télédéclaré leurs données, représentant environ 21 % de la cible. Afin de faciliter cette démarche, des solutions ont été mises en place, comme l'intégration de fichiers Excel ou la connexion à des logiciels dédiés.

Concernant l'accompagnement financier, nous avons travaillé avec la délégation interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté (DIPLP). Depuis 2019, le dispositif « cantine à un euro » permet aux petites communes rurales de bénéficier d'un soutien financier pour la tarification sociale des cantines scolaires du premier degré. Depuis le 1er janvier 2024, l'État ajoute 1 euro supplémentaire si les communes s'engagent à atteindre les obligations de la loi en matière de restauration collective.

Par ailleurs, le programme européen « Lait et fruits à l'école », doté d'une enveloppe annuelle de plus de 30 millions d'euros pour la France et géré par FranceAgriMer, aide financièrement à l'achat de produits sous Siqo, notamment les produits biologiques, pour le lait, les produits laitiers, les fruits et les légumes distribués aux élèves de la maternelle à la terminale. En 2023-2024, 14 millions d'euros ont été consommés, contre moins de 4 millions par an avant la crise sanitaire, ce qui démontre une montée en puissance du dispositif. Les projets alimentaires territoriaux (PAT) constituent quant à eux également des outils locaux favorisant une alimentation durable et de qualité. Soutenus dans le cadre de la planification écologique, les PAT sont recensés sur le portail france-pat.fr, développé avec l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe), l'association Terres en villes et Chambres d'agriculture France. À ce jour, 455 PAT sont identifiés.

J'en viens à la restauration collective publique. Le dispositif services publics écoresponsables (SPE) s'inscrit dans le cadre du plan de transformation écologique de l'État, coordonné par le Commissariat général au développement durable (CGDD). La mesure n° 10 de ce plan concerne spécifiquement la restauration collective. Pour accompagner les services concernés, des correspondants SPE ont été identifiés, des webinaires et formations ont été organisés et un cahier des charges a été élaboré pour la formation des personnels.

Enfin, en matière d'accompagnement de la commande publique, nous travaillons en lien étroit avec la direction des achats de l'État (DAE). Celle-ci copréside un groupe de travail du CNRC, dont les travaux sont consacrés aux clauses types et aux cahiers des charges de marchés publics. Certaines propositions d'évolution des marchés publics ont été formulées, notamment sur les seuils, pour lesquelles nous avons saisi notre direction des affaires juridiques ; nous continuerons d'avancer avec la DAE sur ces sujets.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le quota fixé par la loi Égalim pour la restauration collective, à savoir au moins 50 % de produits alimentaires durables, dont au moins 20 % de produits biologiques, semble difficile à atteindre pour tous les acteurs de la restauration. Cet objectif est-il trop ambitieux ou les efforts consentis n'ont-ils pas été suffisants ?

Par ailleurs, aucune sanction n'est prévue en cas de non-respect de ce quota. Une évolution législative plus contraignante est-elle nécessaire ? Dans la négative, que devrait-on faire pour inciter les acteurs à atteindre l'objectif fixé par la loi ?

Enfin, dans quelle mesure la loi Égalim a-t-elle favorisé l'accès des entreprises locales, et notamment des plus petites d'entre elles, à la commande publique ?

M. Loïc Agnès. - Certaines collectivités sont exemplaires et leurs services de restauration collective proposent 100 % de produits biologiques. On pourrait s'attendre à une certaine lourdeur du côté des ministères, compte tenu des contraintes budgétaires qui pèsent sur eux. Néanmoins, le ministère de l'agriculture parvient à proposer presque 30 % de produits biologiques, tandis que le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) en propose plus de 30 % et le ministère des armées environ 20 %.

Les collectivités en pointe en matière d'alimentation ne sont pas les seules à respecter ces quotas. Le bio est sans doute l'un des critères les plus simples à respecter, puisque la certification bio est connue et bien maîtrisée, y compris pour les produits bruts et les produits transformés bio, qui doivent intégrer au moins 95 % d'ingrédients issus de l'agriculture biologique.

En matière de label rouge, les choses sont plus compliquées, car il faut respecter un cahier des charges particulier.

Mme Sophie Palin. - Les objectifs fixés par la loi Égalim sont, de fait, très ambitieux, sans quoi ils seraient déjà atteints. Pour autant, ils ne sont pas excessifs. Comme l'a rappelé Loïc Agnès, beaucoup de collectivités parviennent bel et bien à respecter les quotas. Notre objectif est de fournir un maximum d'outils pour que l'ensemble des services de restauration collective puissent se conformer à la loi Égalim.

On constate des écarts entre les différents services de restauration collective. Le rapport qui a été remis au Parlement sur ce sujet en fait état. Il apparaît que certains secteurs sont plus avancés, en particulier celui de la restauration scolaire, tandis que d'autres sont en deçà des objectifs, comme le secteur sanitaire et le secteur médico-social.

Compte tenu du retard pris par ces derniers, nous avons mis en place un groupe de travail spécifique, en lien avec la direction générale de l'offre de soins (DGOS). Une première réunion s'est tenue il y a quelques semaines.

À ma connaissance, il n'est pas prévu d'instaurer des sanctions en cas de non-respect des objectifs de la loi Égalim. Pour autant, les bénéficiaires des services de restauration, via la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, ont un rôle important à jouer. Ils peuvent notamment consulter les résultats des services de restauration et échanger avec leurs responsables. Cette plateforme constitue un outil intéressant sur le plan de la méthode, bien qu'elle ne permette pas d'exercer de contrôle proprement dit.

Comment la restauration collective peut-elle profiter aux entreprises locales ? La loi n'évoque pas les produits locaux en tant que tels, ce qui serait contraire à la réglementation européenne. En ce domaine, nous souhaitons avancer avec la DAE, en parallèle des initiatives qui ont été prises sur le terrain. Les PAT sont aussi un moyen de mobiliser le secteur alimentaire et agricole local.

M. Erwan de Gavelle, chef du bureau de la politique de l'alimentation. - Il est important de rappeler quelques éléments de contexte. Entre 2018 et 2025, la restauration collective a connu une situation assez difficile, en particulier pendant la crise sanitaire, avec la fermeture des établissements scolaires. Cela a créé un choc de trésorerie important pour la restauration collective, ce qui n'a pas facilité l'atteinte des objectifs. S'y est ajoutée ensuite l'inflation très élevée qui a touché les produits alimentaires.

Il est possible de regarder le verre à moitié plein, car, malgré ces difficultés, les efforts pour atteindre les objectifs de la loi Égalim n'ont pas faibli. En effet, certaines collectivités sont parvenues à respecter le quota de produits biologiques, à budget constant et sans augmentation du coût matière pour chaque repas, soit 2,20 euros environ. Pour ce faire, elles ont utilisé trois leviers : la lutte contre le gaspillage alimentaire, la diversification des sources de protéines et un travail sur leur stratégie d'achat pour atteindre les objectifs à coût constant. La mise en place d'un projet durable de restauration collective, associant tous les acteurs des établissements concernés, doit accompagner ce changement des pratiques.

Vous posez la question des moyens permettant de favoriser l'accès des petites et moyennes entreprises (PME) locales à la restauration collective. Pour l'heure, nous ne disposons pas de chiffres, mais nous outillons les gestionnaires de la restauration collective. À cet égard, les guides d'achat que nous mettons à dispositions des acheteurs publics permettent d'améliorer leurs compétences en matière de stratégie d'achat.

Le sourcing est également une étape indispensable pour connaître le marché et la qualité des produits sur le territoire voisin. Quant à l'allotissement, qui consiste à définir les lots par catégorie de produits, il permet de rendre les marchés accessibles en fonction des caractéristiques indiquées aux différents acteurs du territoire.

Enfin, dans le cadre des PAT, des actions sont entreprises de manière très fréquente pour faire monter en compétence non seulement les acheteurs publics dans leur stratégie d'achat, mais aussi les producteurs agricoles, qui doivent être capables de répondre aux appels d'offres.

Les marchés publics se caractérisent par un formalisme particulier. Des formations sont donc conduites pour encourager les producteurs à se regrouper pour mieux répondre aux appels d'offres.

Mme Karine Daniel. - Les nouvelles réglementations et directives ont évidemment un caractère vertueux. Pour autant, avez-vous mesuré leur effet inflationniste, indépendamment de l'inflation globale qui touche les produits alimentaires ?

L'inflation est compensée soit par les collectivités, soit par les familles. Comment les coûts induits sont-ils concrètement absorbés ? Quelle politique menez-vous en ce sens ?

M. Serge Mérillou. - J'attire votre attention sur l'inadéquation entre les règles de la commande publique et la volonté de renforcer l'approvisionnement local. Mon département, la Dordogne, a beaucoup investi pour l'alimentation dans les collèges, via un programme visant à proposer 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison.

Un tel programme nécessite une agilité dans les achats. Par exemple, il faut pouvoir s'approvisionner en fraises à la fin du mois de juin et au début de juillet. En effet, les coups de chaleur conduisent à une production considérable qui ne trouve pas preneur sur les circuits traditionnels. Dans ce domaine, nous nous trouvons démunis, car les règles de la commande publique ne sont pas adaptées à de telles circonstances.

À l'heure actuelle, la moitié des collèges du département proposent 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison. C'est la preuve que le programme précité fonctionne. Il faut former les cuisiniers non pas à ouvrir des boîtes, mais à cuisiner. Cela encourage la production locale, d'où l'intérêt des PAT.

L'objectif de proposer 100 % de produits biologiques, locaux et faits maison sera atteint d'ici à la fin de l'actuelle mandature du conseil départemental. Nous travaillons même à l'étendre aux services de restauration des maisons de retraite. Nous parvenons à obtenir des coûts qui ne sont pas plus élevés que ceux du secteur de l'alimentation traditionnelle, mais nous sommes en difficulté par rapport au cadre de la commande publique.

Comment coller à la production locale et être des acteurs du développement d'exploitations qui vont directement fournir les établissements locaux en produits biologiques tout en respectant la réglementation ?

M. Alain Duffourg. - Dans les territoires ruraux, en particulier dans mon département, le Gers, les cantines scolaires des collèges proposent des produits biologiques et locaux. Or, dans les établissements de santé ou médico-sociaux, notamment les établissements d'hébergement de personnes âgées dépendantes (Ehpad) et les hôpitaux, on s'aperçoit que ces types de produits ne sont pas commandés. Est-ce, selon vous, un problème de prix ?

M. Michel Canévet. - Je m'interroge aussi sur l'approvisionnement des opérateurs publics en produits biologiques, qu'il s'agisse des cantines scolaires ou des services de restauration du secteur médico-social, où l'on observe une appétence pour les produits locaux. En Bretagne, l'ensemble des collectivités, notamment les départements et la région, orientent fortement leur politique alimentaire sur cet aspect-là.

Les règles de la commande publique sont contraignantes. Certains fournisseurs sont en mesure de répondre à des appels d'offres comportant des lots assez importants, mais les petits producteurs ont toujours des difficultés. Nous devrions peut-être réfléchir à exempter les producteurs locaux du respect des seuils fixés par la loi. Cela permettrait de répondre aux besoins locaux et, en même temps, de soutenir l'économie et la production locales.

M. Loïc Agnès. - Il faut distinguer ce qui relève de la commande publique et de ses principes et ce qui relève de la loi Égalim. Votre proposition d'exemption, monsieur le sénateur Canévet, recoupe la question des sanctions : comme on ne sanctionne pas le non-respect des objectifs de la loi Égalim, on ne s'inscrit pas dans une logique d'exemption.

Il ressort de nos statistiques que la restauration collective dans le secteur médico-social est un peu en dessous des autres, pour une question de prix. Force est de constater que ce secteur recourt de plus en plus à la télédéclaration, ce qui permettra de disposer d'une meilleure photo d'ensemble.

Il est difficile pour l'État de sanctionner les obligations prévues par la loi Égalim, car elles sont difficiles à mettre en oeuvre et ont un coût. Voilà pourquoi nous nous inscrivons encore dans une logique de mobilisation, comme l'a rappelé Mme Palin. Au mois d'avril 2024, la conférence des solutions de la restauration collective, animée par les ministres Fesneau et Pannier-Runacher, avait permis de remobiliser tous les acteurs.

À l'évidence, nous souhaitons que le nombre de télédéclarations augmente. Pour l'instant, nous misons tout sur la déclaration volontaire, sans sanction.

La situation dans le secteur médico-social fait l'objet d'un groupe de travail mis en place au premier trimestre 2025, dans le cadre du CNRC.

Le fait de ne proposer que des produits locaux va à l'encontre des principes de la commande publique, à savoir la liberté d'accès à la commande publique, l'égalité de traitement, les principes de non-discrimination et la liberté de circulation des personnes, des capitaux et des services dans l'Union européenne. La directrice des affaires juridiques de Bercy, que vous recevrez bientôt, évoquera sans doute ce sujet.

Pour autant, nous ne pensons pas qu'il y ait lieu d'opposer les produits durables de qualité et les produits locaux, bien au contraire. À cet égard, je me félicite que vous fassiez beaucoup pour assurer l'approvisionnement en produits durables, de qualité et locaux des structures de restauration collective dans vos départements.

Je conçois que les stratégies d'achat puissent être difficiles à comprendre. C'est la raison pour laquelle nous développons des guides d'achat. L'un d'entre eux peut d'ailleurs être consulté librement et gratuitement sur la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr. En outre, des travaux sont actuellement conduits avec la DAE.

Nous nous efforçons de rendre les choses les plus limpides possible, mais il s'agit de notre seule voie d'action, aux côtés du sourcing des fournisseurs et de l'intégration de certaines clauses au sein des marchés publics.

Mme Sophie Palin. - La difficulté à acheter des produits locaux tout en respectant les règles de la commande publique est un sujet qui revient souvent. Certains acteurs nous ont proposé soit de relever les seuils, soit d'exonérer une partie des achats de certaines dispositions. Nous travaillons avec la DAE et les juristes pour faire avancer les choses en ce domaine.

Dans le cadre de sa vision pour l'agriculture et l'alimentation, la Commission européenne a annoncé une initiative législative visant à renforcer le rôle des marchés publics pour récompenser les efforts déployés à l'échelon européen par les agriculteurs, l'industrie alimentaire et les services en matière de qualité et de durabilité. Il s'agit également d'offrir aux PME la possibilité de participer à de telles activités. La Commission européenne semble ainsi ouvrir la porte aux incitations à s'approvisionner en produits locaux.

M. Erwan de Gavelle. - Dans un rapport de 2022 que nous avons transmis à votre commission d'enquête, le Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) a évalué le surcoût induit par l'atteinte des objectifs de la loi Égalim pour chaque repas à 20 centimes d'euro en moyenne, sur la base d'un coût matière d'environ 2,20 euros.Les chiffres diffèrent en fonction des secteurs, mais on note un surcoût compris entre 14 centimes et 42 centimes.

Le CGAAER avait par ailleurs estimé le surcoût lié à l'inflation à 20 centimes supplémentaires.

Notez que la lutte contre le gaspillage alimentaire et la diversification des sources de protéines permettent de réaliser des économies assez importantes, de l'ordre de 20 centimes à 30 centimes par repas, ce qui permet de compenser ces hausses.

Mme Karine Daniel. - Certes, mais ces économies auraient pu être réalisées sans augmentation des prix.

M. Simon Uzenat, président. - Je tiens à bien distinguer de l'État les collectivités locales, qui sont particulièrement exemplaires et plus ou moins en avance en matière de restauration collective. Connaissez-vous le montant précis du coût matière pour chaque repas dans les services de restauration collective de l'État ?

On parle beaucoup des bénéficiaires des services de restauration, mais les agriculteurs sont aussi des acteurs clés de la chaîne de valeur. Nous entendons les soutenir très fortement.

Beaucoup de collectivités locales, malgré les contraintes budgétaires majeures qui pèsent sur elles, ont décidé de sanctuariser la politique publique de restauration collective. L'application de la loi Égalim est une question de moyens, de toute évidence, mais le recours à des produits biologiques et de qualité, dont la Dordogne est l'exemple emblématique, n'augmente pas forcément le prix des repas.

Au sein de la région Bretagne, je suis chargé du suivi des PAT et des politiques en faveur d'une meilleure alimentation. Les lycées bretons sont particulièrement exemplaires sur l'approvisionnement en produits faits maison et la lutte contre le gaspillage. Nous parvenons à proposer des proportions extrêmement élevées de produits sous Siqo ou biologiques, pour un coût matière inchangé.

Par ailleurs, je souhaiterais vous interroger sur la révision en cours des directives européennes relatives aux marchés publics. La DGAL fait-elle passer des messages aux représentants de la France qui interviennent dans ces négociations ?

Mme Palin a évoqué, à raison, l'achat durable de poissons et de produits de la mer. En Bretagne, nous avons travaillé avec les professionnels du secteur à la mise en place du label Breizhmer. J'ai eu l'occasion d'interroger la ministre de l'agriculture sur l'appréciation de l'équivalence de ce label dans le cadre de la loi Égalim. Elle a confirmé que le décret pris en 2019 ne serait pas révisé, mais cette équivalence pourrait, selon nous, s'apprécier au travers d'une approche multilabels. Pourriez-vous nous en dire davantage, de façon à sécuriser les acheteurs publics et valoriser l'achat de produits de la mer sous le label Breizhmer ?

Votre « t zéro » est postérieur à l'adoption de la loi Égalim. Or, par principe, le « t zéro » doit nous permettre de connaître la situation de départ, avant même de graver un objectif dans le marbre de la loi. Malheureusement, il n'y a pas que le sujet de l'achat de denrées alimentaires qui illustre les défaillances dans ce domaine.

Au-delà de la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr, disposez-vous d'une connaissance précise du pilotage réalisé en temps réel sur le périmètre de l'État ? Les chiffres que vous donnez sur le fonctionnement de cette plateforme sont intéressants. Vous notez le nombre croissant de cantines et de services de restauration collective inscrits, mais vous relevez, en même temps, un décalage très net entre le nombre d'inscriptions et de télédéclarants, soit respectivement 38 000 et 17 000 sur l'année 2024.

On peut légitimement avoir quelques doutes sur le caractère représentatif de ces échantillons. D'après les éléments dont nous disposons, ce sont les collectivités qui tirent le système, même si ce peut être exceptionnellement l'État. Pouvez-vous nous exposer plus spécifiquement la performance des services de restauration collective de l'État dans l'application de la loi Égalim ?

Nous entendrons par ailleurs dans les prochaines semaines les représentants du secteur hospitalier, mais la situation de la restauration collective universitaire mériterait d'être examinée également. Nous aurions besoin de chiffres précis pour éviter d'amalgamer des données qui témoignent de dynamiques politiques extrêmement variables.

M. Loïc Agnès. - La plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr est le seul outil dont nous disposions. Depuis le début de l'année 2025, dans le cadre du plan SPE, qui ne comprend pas les hôpitaux, nous obligeons les services de restauration collective de l'État, universités incluses, à utiliser cette plateforme à des fins de télédéclaration. Nous pourrons vous transmettre les chiffres dont nous disposons par périmètre ministériel. Vous verrez que les situations sont assez disparates en fonction des ministères.

Vous dites que les collectivités « tirent le système ». Nous ne confirmons ni n'infirmons cette déclaration ; les choses ne sont pas si évidentes de notre point de vue.

Nous ne possédons pas de « t zéro » : je vous ai donc communiqué le « t un ». Reste que les EGA ont constitué une phase de dialogue importante, notamment avec les parlementaires. Ainsi, s'il y avait eu une grande divergence de vues sur les objectifs de la loi Égalim, nous en aurions parlé à l'époque.

J'en viens au label Breizhmer. La qualité du label n'est pas en cause. Le problème est qu'il est restreint au seul périmètre de la Bretagne. Une ouverture à l'échelon européen permettrait de résoudre cette difficulté.

S'agissant de la révision des directives, il n'y a pour l'heure ni texte ni négociations sur le sujet, mais les parties prenantes, en particulier l'Association nationale des directeurs de la restauration collective (Agores) et le réseau Terres en ville, ont formulé plusieurs idées que nous avons soumises à notre service juridique. Elles nous aideront à construire la position de la France sur cette question.

Concernant le coût matière, nous disposons des chiffres du rapport rédigé par le CGAAER. Nous connaissons ainsi le coût moyen pour les restaurants administratifs, les armées et les prisons, soit environ 2 euros par repas, comme dans les collèges et les lycées. Toutefois, le coût dans les écoles maternelles est moindre, les portions étant plus petites.

Mme Sophie Palin. - Nous disposons de données non pas par collectivité, mais par secteur. Dans le secteur de l'éducation, qui relève des collectivités, le nombre de télédéclarations est important. Notez toutefois que, l'an dernier, 26 % des cantines scolaires ont réalisé leur télédéclaration. Cette part atteignait 37 % dans le secteur de l'administration, 36 % dans le secteur de la santé et 9 % dans le secteur médico-social.

M. Erwan de Gavelle. - Le secteur de la restauration collective est éclaté, compte tenu de la multiplicité des modes de gestion et d'organisation et des donneurs d'ordres. On compte entre 80 000 et 85 000 entités dans notre pays. Dans ces conditions, il est très difficile de collecter des données.

Jusqu'à présent, les enquêtes qui ont été conduites sur la restauration collective reposaient sur des échantillons assez faibles, de l'ordre de quelques milliers d'entités. Cette année, nous devrions parvenir à collecter les données de plus de 30 000 cantines. Ainsi, de façon inédite, nous parviendrons à prendre un cliché plus représentatif de la réalité.

Les déclarations faites par les services de restauration collective de l'État passent par la même plateforme que les déclarations demandées aux mêmes services dans les collectivités.

Pour autant, l'organisation est tout à fait particulière. Pour chaque pôle ministériel et chaque préfecture, des responsables du SPE sont chargés de chapeauter la collecte de données et de mettre en place une transition dans les établissements placés sous leur responsabilité. Nous disposons ainsi de relais au sein des pôles ministériels et des préfectures pour dresser un état des lieux de tous les établissements concernés et s'assurer que ces derniers sont bien inscrits, télédéclarent et mettent en place des actions pour atteindre les objectifs.

L'inscription et la télédéclaration constituent la première étape de la conduite du changement. En effet, chaque établissement peut ainsi savoir quels moyens sont nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par la loi Égalim et activer les leviers qui conviennent.

M. Simon Uzenat, président. - Ces réponses ne me satisfont qu'à moitié. J'entends bien la complexité que tout cela représente pour l'État, mais, malgré tout, il existe une chaîne de commandement parfaitement claire. Nous regrettons de ne pas pouvoir disposer, sept ans après l'adoption de la loi Égalim, d'une vision complète et consolidée, sans même parler d'un suivi en temps réel.

En Bretagne, nous avons mis en place un observatoire et un système de remontée des données, avant la création de la plateforme ma-cantine.agriculture.gouv.fr. D'ailleurs, nous avons dû travailler sur l'interopérabilité des systèmes.

La complexité du dispositif explique que nous ne disposions que de 26 % de télédéclarations, même de la part de collectivités de taille assez importante. Aujourd'hui, des agents sont prioritairement mobilisés sur les stratégies d'achat pour travailler avec les producteurs de proximité. Dans ce domaine, la façon de faire de l'État pose question.

Vous avez évoqué la circonscription géographique du label Breizhmer. On ne peut pas reprocher à un territoire maritime de vouloir valoriser ses productions, d'autant que ce label est conforme aux attendus et aux critères d'autres labels, auxquels il n'est pourtant pas équivalent, comme l'appellation d'origine contrôlée (AOC), l'IGP ou le commerce équitable. Nous savons que les produits de la mer consommés par les Français dans les lieux de restauration collective sont principalement du saumon et des crevettes, qui ne sont pas des productions locales. La robustesse du label Breizhmer devrait donc permettre de valoriser la pêche locale et les produits de saison.

De mon point de vue, l'État ne se donne pas les moyens d'être enfin au rendez-vous des obligations qui s'imposent à lui. Je comprends mieux pourquoi la ministre de l'agriculture, lors de l'examen du projet de loi d'orientation agricole, n'avait pas répondu à mes interpellations.

On met les collectivités locales en avant, d'autant que les bénéficiaires de la restauration collective, dans les collèges et les lycées, demandent légitimement des comptes, mais l'État devrait être tout autant exemplaire. Les producteurs nous demandent de jouer le jeu pour que la loi Égalim soit enfin respectée. Or nous sommes loin du compte.

M. Loïc Agnès. - Nous avons bien identifié la question de la complexité de la télédéclaration. Des démarches de simplification ont été entreprises. Nous en discutons d'ailleurs avec la ministre de l'agriculture dans le cadre du projet de loi sur la simplification de la vie économique, actuellement en débat.

La loi Égalim prévoit plusieurs critères : les labels, les Siqo et autres mentions valorisantes, mais aussi un critère d'achat relatif à la préservation de l'environnement et à l'approvisionnement direct. C'est à ce dernier titre que les produits portant le label Breizhmer peuvent être intégrés dans les objectifs Égalim. Il convient toutefois de déterminer si c'est bien le label en tant que tel qui est reconnu ou si c'est l'approvisionnement qui est pris en compte.

M. Erwan de Gavelle. - La liste des critères Égalim est fixée par le législateur à l'article L. 230-5-1 du code rural et de la pêche maritime et non par le pouvoir réglementaire. Ainsi, un décret ne pourrait pas y intégrer le label Breizhmer. En revanche, il est possible, comme pour d'autres labels locaux, d'utiliser l'un des critères d'achat autorisés par la loi, notamment celui qui est relatif aux performances environnementales et aux achats directs. Nos guides explicatifs précisent très bien ces aspects. Il appartient aux acheteurs d'intégrer dans les cahiers des charges de leurs marchés des caractéristiques relatives aux performances environnementales. En 2024, nous avons mené un tel travail sur les poissons et produits de la mer afin d'identifier des caractéristiques environnementales pertinentes pour ces secteurs. Ces éléments peuvent être intégrés dans les cahiers des charges par les acheteurs publics, qui pourront ainsi exiger certaines caractéristiques précises pour les produits de la mer qu'ils achètent.

Le second critère, cumulatif, porte sur les achats directs. En fonction du nombre d'intermédiaires impliqués, une notation est attribuée aux produits, ceux qui obtiennent la meilleure note étant privilégiés. Si les critères retenus correspondent à ceux du label Breizhmer, alors les produits concernés pourront être comptabilisés dans l'objectif de 50 % de produits sous Siqo prévu par la loi.

Le CNRC a travaillé sur ces questions tout au long de l'année 2024, et nos guides seront prochainement mis à jour en conséquence.

Enfin, les chiffres précis concernant l'État figurent non pas directement dans les rapports Égalim, bien qu'un encadré y soit consacré, mais dans le rapport Services publics écoresponsables, qui présente de manière détaillée les avancées de l'État sur l'atteinte des objectifs fixés par la loi Égalim, notamment la mesure n° 10.

M. Simon Uzenat, président. - Ces chiffres sont appréhendés par secteur. Or, même si les thématiques abordées sont diverses, nous devrions disposer de données consolidées, l'État étant une entité à part entière.

Je n'ai pas dit que les critères relevaient du pouvoir réglementaire. Toutefois, le décret en question établit bien une liste de labels sur la base des critères votés par le législateur. Or nous estimons que le label Breizhmer, comme d'autres peut-être, remplit un certain nombre de ces critères. Dès lors, il conviendrait d'apprécier son équivalence avec les labels déjà retenus par le décret et de le reconnaître en conséquence.

Nous souhaitons obtenir une clarification sur ce point afin que les acheteurs publics, au-delà de la seule région Bretagne, puissent y recourir. La ministre a ouvert la porte vers cette reconnaissance d'équivalence entre labels, mais, faute d'avoir encore reçu une confirmation définitive, nous continuerons de travailler sur le sujet.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Brice Huet, commissaire général au développement durable au ministère de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche et Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au commissariat général au développement durable

(Mardi 1er avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, nous poursuivons notre étude de l'achat durable en élargissant notre champ au pilotage de la politique impulsée par l'État en la matière. Alors que nous venons d'examiner la question de l'approvisionnement de la restauration collective publique, je vous propose de nous pencher maintenant sur le cadre plus général mis en place pour soutenir la transition écologique, sans oublier son volet social, grâce à la commande publique, qui repose sur des objectifs ambitieux.

Comme avec la loi Égalim, le législateur y a contribué, notamment avec la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », qui impose à tous les acheteurs publics, à compter du 22 août 2026, de prévoir un critère environnemental pour le jugement des offres à un marché public.

Un plan national pour des achats durables (PNAD), qui couvre la période 2022-2025, constitue la feuille de route, juridiquement non contraignante, de cette politique publique, tant pour l'État que les collectivités locales. Son approche repose avant tout sur l'accompagnement des acteurs et leur sensibilisation aux enjeux du développement durable, alors qu'ils évoluent parfois en ordre dispersé sur ce sujet.

Nous recevons donc M. Brice Huet, Commissaire général au développement durable, dont les services assurent le suivi du PNAD et la promotion du développement durable dans les achats publics.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Brice Huet prête serment.

La commande publique n'est plus seulement un outil destiné à satisfaire les besoins des personnes publiques en travaux, fournitures ou services, mais est désormais une politique publique à part entière, un levier qui vient en appui d'objectifs sociaux et environnementaux. Cette évidence est-elle, selon vous, encore contestée par des acteurs de l'écosystème de l'achat public ? J'entends par là aussi bien les acheteurs en tant que tels que les opérateurs économiques.

Cette promotion des achats durables doit nécessairement s'accompagner d'un suivi très fin de sa mise en oeuvre, au risque de se limiter à un propos incantatoire. Nous l'avons évoqué avec la loi Égalim. Vous pourrez nous expliquer comment vous assurez le suivi de ce PNAD et si vous avez dû faire évoluer l'appareil statistique de l'État pour le faire.

De plus, alors que l'échéance d'août 2026 approche, vous pourrez nous indiquer si, selon vous, tous les acheteurs publics seront en mesure de répondre aux nouvelles obligations en matière environnementale et sociale ou si la mobilisation pour y parvenir vous paraît, à ce jour, insuffisante.

Enfin, de nombreux acheteurs n'ont pas attendu de recevoir des instructions et conseils de l'État pour orienter leur commande publique vers davantage de soutenabilité. Quels sont les liens que vous entretenez avec eux, en particulier les collectivités territoriales, et quelle promotion faites-vous de leurs bonnes pratiques ? Votre démarche est-elle uniquement prescriptrice ou bien soutenez-vous leurs initiatives ?

M. Brice Huet, Commissaire général au développement durable au ministère de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche. -Vous avez parfaitement dressé, Monsieur le président, le cadre dans lequel intervient le commissariat général du développement durable (CGDD). La commande publique constitue un levier extrêmement important, représentant plus de 10 % du PIB à l'échelle française. Lorsque l'on parvient à flécher ces 10 %, notamment sur la transition écologique ou des questions sociales, on obtient un effet sur l'ensemble des activités des entreprises, y compris lorsqu'elles ne répondent pas aux marchés publics.

La commande publique représente donc un signal fort envoyé aux fournisseurs. C'est pourquoi son cadre normatif n'a jamais cessé d'évoluer. C'est aussi la raison pour laquelle le CGDD est positionné sur le suivi de cette politique publique. Un volet de son activité concerne le pilotage du verdissement de l'économie, de l'achat et de la consommation durables, qui concernent autant l'acheteur public que les consommateurs. Il est intéressant de relever que des outils communs aux deux sphères existent.

S'agissant de l'évolution législative en la matière, la loi du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte a défini principalement le cadre normatif lié à la commande publique. En ont découlé des obligations sectorielles, relatives notamment aux véhicules à faibles ou très faibles émissions, aux achats alimentaires durables et de produits issus de l'économie circulaire. En outre, la loi « Climat et résilience » d'août 2021 impose qu'à la mi-année 2026 tous les marchés publics comprennent des clauses environnementales, ainsi que des clauses sociales à partir de certains seuils.

Au titre du cadre normatif, la loi du 23 octobre 2023 relative à l'industrie verte élargit le champ des acheteurs soumis à l'obligation d'élaborer un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (Spaser). C'est un outil intéressant. En effet, au-delà de la qualité et du nombre de clauses insérées dans les marchés, tout acheteur public, que ce soit l'État ou une collectivité, doit être connecté à son territoire. Il doit en connaître les potentialités pour calibrer au mieux les clauses de ses marchés et éviter que celles-ci ne soient tellement déconnectées de la réalité que les entreprises locales ne puissent répondre correctement. Cette mission est complètement dans notre ADN.

Enfin, j'en arrêterai là avec le cadre normatif, le CGDD assure le pilotage de la mise en oeuvre de l'article 58 de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (AGEC) qui impose aux acheteurs publics l'acquisition d'un certain nombre de biens issus de l'économie circulaire. Il s'agit de biens de deuxième vie, reconditionnés, ou encore des biens neufs qui comportent de la matière recyclée. Un bilan de l'application de cet article 58 a été publié, constatant que de nombreux acheteurs se sont emparés des objectifs. L'effet de levier est réel, en dépit de quelques limites.

La publication d'un nouveau décret en 2024 a permis de faire évoluer l'application de cet article 58 de la loi AGEC, pour mieux adapter les objectifs au potentiel de l'offre, prendre en compte des mécaniques spécifiques de dons entre différentes entités de la sphère publique ainsi que pour insérer de nouvelles catégories de produits qui existent dans les filières à responsabilité élargie du producteur (REP).

Au-delà de ce cadre, nous sommes animés par la volonté de mobiliser l'ensemble des acteurs. Je fais référence au PNAD que vous avez évoqué, qui en est à sa troisième version. Il va s'achever en 2025. À cet égard, nous vous avons transmis un tableau récapitulant l'avancement des différentes actions prévues dans le plan. Un certain nombre d'entre elles correspondent à des moyens mis en oeuvre afin de mieux informer les acheteurs publics, à la fois des ressources à leur disposition pour intégrer certaines clauses dans leur marché ainsi que des objectifs auxquels ils vont être prochainement confrontés.

En termes de données, l'Observatoire économique de la commande publique (OECP), qui recense les différentes pratiques mises en oeuvre dans le cadre de la passation des marchés, observe une augmentation de 20 points du nombre de marchés publics qui comportent une clause environnementale entre 2020 et 2023. On passe donc de 20 % à 40 %. C'est un motif de satisfaction. Toutefois, ce chiffre étant inférieur à 50 %, force est de constater que l'objectif fixé à horizon 2026 est relativement ambitieux. Un nombre important de marchés en volume ne prennent toujours pas en compte cette clause environnementale, alors que l'échéance se rapproche.

Plusieurs outils, numériques ou physiques, ont été mis en place dans le cadre du PNAD afin d'accompagner les acheteurs. Le premier d'entre eux est le guichet vert. Une douzaine de guichets ont été créés sur la quasi-totalité du territoire métropolitain. L'importance de cet accueil physique informatif nous conduit à souhaiter en intensifier le maillage. Leur nombre nous semble, en effet, insuffisant pour faire face à l'ensemble des besoins des collectivités, notamment celles qui sont dans les zones les plus rurales. Ces guichets verts ont répondu à 2 000 sollicitations. Les taux de satisfaction sont bons.

M. Simon Uzenat, président. - Une petite précision, quel est ce taux ?

M. Brice Huet. - Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au CGDD, va vous répondre.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous invite à prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julie Hanot prête serment.

Mme Julie Hanot, sous-directrice des entreprises au commissariat général au développement durable. - Je vous propose de partager le détail de ces enquêtes de satisfaction menées par les guichets verts eux-mêmes sur la base d'un questionnaire qui avait été travaillé conjointement. Ce dernier comprend différentes questions sur la satisfaction des usagers.

M. Brice Huet. - Concernant les outils numériques, le portail des achats durables a été lancé en novembre 2024 à l'occasion du Salon des Maires. Il a vocation à être le site de référence des achats durables pour tous les acteurs de la chaîne. On y trouve toutes les ressources en termes d'accompagnement, formation, événements, sourcing, pour la mise en oeuvre des clauses environnementales. En trois mois, ce site a enregistré 20 000 visites. Ce n'est bien entendu qu'un début. Compte tenu du nombre important estimé d'acheteurs publics en France, on espère une hausse significative du nombre de visites.

Le réseau RAPIDD (Réseau des administrations publiques intégrant le développement durable), créé en 2017, constitue un réseau entre acheteurs qui n'est accessible qu'aux acheteurs et aux services de l'État. Cette plateforme d'échange permet à tous les acteurs de la communauté d'échanger, d'être conseillés et d'obtenir des réponses de l'État aux questions posées. Elle contribue à la valorisation des pratiques de certaines collectivités qui n'ont pas attendu la mise en place d'une réglementation pour traiter ces sujets.

Je souhaiterais également citer deux autres plateformes en ligne de qualité, mises en place par des réseaux régionaux de la commande publique. La première est la « clause verte ». Le CGDD assure une relecture de son contenu pour solidifier ce qui est proposé. Cette plateforme met également à disposition des acheteurs en libre accès, depuis 2021, un clausier environnemental. Le nombre de clauses ainsi disponibles s'établit à 246, fin 2024. En outre, les clauses qu'utilise la direction des achats de l'État (DAE) seront prochainement intégrées dans cette plateforme, afin qu'elles puissent être reprises par les collectivités territoriales.

La seconde plateforme, « la Réf. » est un réseau régional de la commande publique qui permet de connaître ses obligations juridiques en matière d'achat public durable. Elle enregistre environ 8 000 consultations par an.

Cela peut paraître modeste mais le maillage de l'ensemble de ces outils, la montée en compétence des communautés d'acheteurs ainsi que l'activité sur ces plateformes en ligne, a accompagné le doublement du nombre de marchés qui comprennent une clause environnementale.

Le PNAD comprend également un volet de formations. On a élaboré une formation en ligne, portant sur les achats durables, en diffusion libre sur la plateforme Openclassrooms. 2 000 personnes l'ont suivie. On a également proposé un programme d'accompagnement gratuit visant à mobiliser les élus, décideurs, entreprises et usagers, concernant l'élaboration d'une stratégie correspondant au Spaser. 800 acteurs y ont participé. En 2023, on a également mis en ligne un module d'e-learning gratuit sur le même sujet. Dans le prolongement de l'ensemble des efforts déployés pour traiter l'ensemble des dimensions de la question, on a lancé, en janvier 2025, la Fresque des achats publics durables tenant compte de la variété des profils des acheteurs. 35 personnes ont été formées à l'animation de cette fresque et vont la déployer.

Quelques mots sur les défis. Le premier est d'ordre quantitatif, puisqu'il s'agit de passer de 40 % à 100 % des marchés comprenant des clauses environnementales dans une période très brève.

Le second défi est de se fixer un objectif également qualitatif, qui sera toutefois difficilement évaluable aujourd'hui, en raison de la diversité et du nombre de marchés publics. L'OECP peut nous y aider, notamment en matière d'impact des clauses et des critères qui seront proposés. On ne saurait ignorer que d'avoir coché la case réglementaire ne conduit pas systématiquement à constater un véritable impact en matière de transition écologique ou sociale.

Par ailleurs, nous devons effectuer un travail parallèle, que j'évoquais précédemment, en direction des consommateurs concernant l'affichage environnemental, mission qui s'interface avec l'achat public. La loi « Climat et résilience » prévoit la mise à disposition d'outils de définition et d'analyse du cycle de vie pour aider les acheteurs à mieux acheter. Ces derniers sont extrêmement complexes à calculer pour l'intégralité des produits et services offerts à la consommation.

Nous travaillons donc sur l'affichage environnemental. La ministre de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche, Agnès Pannier-Runacher, a lancé une consultation publique au mois de novembre 2024, concernant l'affichage environnemental sur la filière du vêtement. Une notification a été adressée à la Commission européenne, avec une réponse attendue dans quelques semaines. Cet affichage environnemental concernant l'achat de produits textiles - qu'on aimerait étendre à d'autres catégories de produits - permet aux consommateurs de connaître l'impact de leur achat sur l'environnement. Il constitue un réel outil d'information qui pourrait être utilisé demain par des acheteurs publics pour mesurer l'impact environnemental de leurs achats, au côté d'autres labels de référence.

Je terminerai mon propos par les travaux menés dans le cadre européen. La procédure de révision des directives qui encadrent la commande publique vient de débuter. Nous n'en assurons pas le pilotage mais nous attacherons à faire en sorte que les questions de transition écologique seront bien prises en compte.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma première question porte sur l'impact de l'intégration des considérations sociales et environnementales pour l'accès des PME et TPE aux marchés publics. Est-ce un frein ou un levier ? Ces considérations sont-elles susceptibles d'avoir un impact sur le taux de fournisseurs européens ou français retenus pour l'exécution de ces marchés ? Dans la continuité des questions précédentes, des obligations similaires à celles prévues par la loi « Climat et Résilience », sont-elles imposées aux acheteurs publics par nos voisins européens ? Et si oui, à titre de comparaison, sont-elles plus facilement appliquées chez eux que chez nous ?

M. Brice Huet. - Concernant la première partie de la question, les taux semblent satisfaisants sur les TPE et PME. S'agissant des entreprises de l'économie sociale, nous n'avons pas les chiffres. Nous devrons les rechercher et les examiner précisément.

Quant à la deuxième partie de votre question portant sur les obligations en vigueur dans d'autres pays européens, la France a été largement en avance pendant des années sur le sujet. Je n'ai pas en tête d'éléments de comparaison.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - A-t-on surtransposé ?

Mme Julie Hanot. - Ce type de dispositions n'existait pas. S'agit-il d'une surtransposition lorsqu'on se saisit d'un sujet non réglementé ? C'est une question. Nous ne disposons pas d'études à notre niveau sur la sélectivité nationale par rapport à celle européenne. En revanche, un certain nombre d'entreprises, depuis plusieurs années, nous font part de normes existantes, notamment outre-Atlantique, sur la commande publique et sont en demande de dispositions.

Bien entendu, toute fixation d'objectifs requiert d'identifier les effets attendus. C'était par ailleurs l'enjeu du bilan de l'article 58 de la loi AGEC. Une offre se structure-t-elle ? On a ainsi pu observer que les produits couverts par l'article 58 de la loi AGEC avaient permis à certaines entreprises de se constituer, de trouver un marché, de gagner en visibilité ainsi qu'aux différents acteurs économiques d'échanger. En effet, le déploiement d'une solution peut faire intervenir toute une chaîne d'acteurs : un installateur, un fabricant de produits, etc.

La demande s'accompagne donc d'une vigilance sur les niveaux de seuils à fixer. Nous pourrons partager avec vous le bilan de la consultation au moment de la révision du décret d'application de la loi AGEC.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ces dispositions sociales et environnementales avantagent-elles les entreprises françaises par rapport aux entreprises étrangères ? Elles fixent des contraintes. Nous avantagent-elles par rapport à la concurrence, qu'elle soit européenne ou étrangère ?

M. Brice Huet. - On ne dispose pas de données, aujourd'hui, sur la création d'avantages ou non pour les entreprises françaises, européennes ou étrangères. En revanche, on est convaincu que l'adoption de telles réglementations donne un temps d'avance à nos entreprises et leur permet de se préparer aux exigences européennes qui seront appliquées de façon plus large demain ou après-demain, en fonction de la durée de la pause réglementaire et normative annoncée au niveau des institutions européennes.

Gardons à l'esprit que la transition écologique appliquée à ce type de sujet est synonyme de résilience et de préparation à demain. L'affichage environnemental illustre mon propos. La France est en avance par rapport aux travaux menés au niveau européen. Notre façon de calculer tient déjà compte des questions de la fast fashion, du microplastique, et de la biodiversité. Élaborer un score intégrant la fast fashion, c'est non seulement s'intéresser à nos entreprises, mais leur envoyer des messages les alertant notamment sur certaines pratiques ou sur les sources des produits initiaux.

On les prépare donc en forgeant notre résilience et notre compétitivité de demain. Je ne vois pas en quoi cela pourrait les désavantager aujourd'hui, dans le cadre d'une compétition européenne où d'autres arriveraient en sachant répondre aux clauses de nos marchés alors que nos entreprises ne le pourraient pas.

M. Michel Canévet. - On a le sentiment que la commande publique génère aujourd'hui des dépenses extrêmement importantes dans notre pays. Si on compare les prix des réalisations commandées dans le cadre d'un marché public avec celles commandées par des acheteurs privés, les différences sont extrêmement importantes.

Ma première question est la suivante : l'introduction de clauses relatives au développement durable, que l'on comprend et que l'on partage totalement, n'aurait-elle pas un effet contre-productif dans un contexte où l'état des finances publiques nous recommande de réaliser des économies assez importantes ?

Vous évoquiez à l'instant la question de la fast fashion. Ces comportements de consommation posent problème et nous obligent à légiférer, mission complexe, car il est difficile d'encadrer de manière optimale ces comportements. On observe combien la filière textile, en particulier, est très perturbée par ce développement de la fast fashion.

Ma seconde question est la suivante : ne pensez-vous pas que globalement les comportements de consommation ne prennent pas en compte les préoccupations de développement durable, attirés par le moins coûteux, le jetable, ce qui pose notamment des problèmes de recyclage ?

Mme Karine Daniel. - Vous avez évoqué les objectifs quantitatifs en indiquant que 40 % des marchés comprenaient des clauses environnementales. Vous recommandez d'en augmenter le nombre. Disposez-vous de chiffre sur la structure et périmètre de ces 40 % ? Quels sont les secteurs concernés ? Il me semble qu'il existe deux leviers de progrès, en s'adressant à la fois aux collectivités qui sont déjà engagées à faire progresser les différents volets de la transition écologique et aux autres acheteurs publics afin de les inciter à adopter cette démarche.

M. Brice Huet. - Force est de constater, en effet, une déconnexion entre la prise de conscience écologique, souvent annoncée dans les médias, et les comportements individuels. Je ne peux qu'abonder dans votre sens. C'est pourquoi notre objectif est de permettre à chacun de se doter de quelques points de repère sur les achats qu'ils réalisent. L'idée est de se créer avec l'affichage environnemental, une nouvelle monnaie virtuelle.

À titre de comparaison, certains d'entre nous ont peut-être réalisé leur bilan carbone et savent se positionner par rapport à la moyenne des Français. Est-on 8, 9, 10, 11, 12 t CO2 eq par personne ? Certains Français ont ces chiffres à l'esprit. Ils pourraient en avoir un autre quand ils achètent un produit. Dans l'idéal, outre le prix, chacun connaîtrait également son nombre de points d'impact, que ce soit pour l'achat d'un t-shirt, d'un canapé ou de tout autre objet. Cette notation pour les vêtements, qui est toujours en cours d'élaboration, ne repose pas sur une échelle de A à F mais est formulée en points. En effet, ce n'est pas parce qu'on achète 10 fois du A que notre comportement est écoresponsable. L'idée est de montrer que la multiplication des achats, par exemple 10 fois 200 points d'impact, a un impact négatif équivalent à celui d'effectuer un achat néfaste pour l'environnement. Un long chemin reste à parcourir pour transmettre les connaissances et déclencher la conscientisation chez chacun des consommateurs. Nous y travaillons.

Vous m'avez interrogé sur le renchérissement des prix dans le cadre de la commande publique. D'une manière générale, les marchés sont attribués au mieux-disant et non au moins-disant. Cela traduit le fait que l'offre la moins chère n'est pas forcément l'offre la meilleure. Il en va de même en matière environnementale. Je n'ai malheureusement pas de statistiques à vous fournir sur l'impact financier des critères environnementaux. En revanche, je sais que la commande publique représente un levier majeur pour se préparer à demain. Plaider pour la transition écologique, la protection de la biodiversité et de nos masses d'eau revient à non seulement protéger l'environnement mais in fine l'espèce humaine, en permettant au monde de demeurer habitable.

Qu'un levier aussi puissant occasionne un petit surcoût, c'est possible. Je ne suis pas en mesure de le dire aujourd'hui. En revanche, on est conscient que l'objectif est gigantesque. Il convient de ne pas le perdre de vue, en dépit de l'ensemble des difficultés et contraintes budgétaires que l'on connaît aujourd'hui. La rareté de l'argent public exige qu'il soit dépensé au mieux. Selon nous, le dépenser sur des questions environnementales et sociales, c'est bien l'utiliser.

Concernant les objectifs en termes quantitatifs, je ne dispose pas aujourd'hui des chiffres par catégorie de produits, mais on pourra vous les transmettre. Ces données relèvent de la compétence de l'OECP. Nous conviendrons avec eux de vous fournir des éléments.

Mme Karine Daniel. - Par catégories de produits et par secteurs d'objectifs, sachant que vous devez certainement avoir des questions sur des critères multi-objectifs.

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez évoqué la DAE. Comment se manifestent concrètement les interactions entre le CGDD et cette direction ? Quel rôle jouez-vous ? Quel est l'impact de votre commissariat en termes de prescriptions et d'orientation ?

Vous avez insisté à raison sur la dimension qualitative des clauses environnementales. Or, je pose ces questions préalablement à l'audition de la Cour des comptes dont le rapport de décembre 2024 observe que le compte n'y est pas en la matière, tant sur la dimension qualitative que celle quantitative.

Vous êtes revenu sur l'évolution de 20 % à 40 % du nombre de contrats intégrant des considérations environnementales. Avez-vous l'équivalence de ce chiffre en valeur financière ? En effet, le passage de l'un à l'autre peut parfois révéler des écarts assez significatifs, à la hausse comme à la baisse. Il est possible que les 40 % de contrats en question ne correspondent en réalité qu'à 10 % ou 15 % de la valeur de l'ensemble des marchés. Par ailleurs, avez-vous intégré dans ce périmètre les concessions et les délégations de service public, dont l'effet de levier peut être assez considérable ?

Vous avez évoqué l'analyse du cycle de vie. De nombreux acheteurs ont partagé leurs souhaits de disposer de calculateurs et outils élaborés par l'État, qu'ils attendent encore. Convenant de la complexité du sujet, ce projet progresse-t-il néanmoins ? Le CGDD y contribue-t-il ?

Dans la continuité de la question posée par notre collègue Michel Canévet, les coûts, le temps et les procédures font l'objet d'une certaine attention mais personne n'évoque le retour sur investissement de ces normes et critères que nous mettons en oeuvre pour soutenir nos entreprises dans le respect des règles de la commande publique. Vous le sous-entendez dans vos réponses, évidemment, mais on aurait besoin de l'objectiver. Le CGDD mène-t-il des travaux et des réflexions sur le sujet ?

Cette question me conduit à la dimension européenne de la commande publique. Vous avez déclaré que vous n'étiez pas à la manoeuvre s'agissant du suivi, pour la France, de la révision des directives. De quelle manière êtes-vous associé aux discussions qui viennent de débuter ? Avez-vous de premières informations sur les orientations que la France pourrait porter ?

M. Brice Huet. - Les relations avec la DAE sont extrêmement fluides. On collabore en particulier avec elle dans le cadre du pilotage du PNAD, sachant que les achats de l'État vont probablement réussir à se conformer aux objectifs de la loi « Climat et résilience » en matière d'intégration de clauses environnementales. Nos efforts se joignent à ceux de la DAE également dans le domaine des services publics écoresponsables, autre chantier que l'on pilote. On agit en proximité immédiate avec M. François Adam, directeur des achats de l'État, et ses équipes.

Concernant l'impact et le pouvoir de prescription et d'orientation du CGDD, si on travaille main dans la main avec la DAE, il en est forcément différemment avec les collectivités, en l'absence de rôle prescriptif. On endosse un rôle de mobilisation avec l'ensemble des réseaux, en utilisant la totalité des moyens que je vous ai décrits ainsi que de nouveaux outils, car on poursuit la recherche de nouvelles pistes pour aller plus loin dans le volume de marchés qui est concerné.

Permettez-moi de revenir sur l'aspect statistique en matière de marchés comportant une clause environnementale. Je vous prie de m'excuser pour les avoir formulées en termes de nombre et non de volume. On pourra vous communiquer le nombre de marchés comportant une clause environnementale. Il est vrai que cela peut avoir un impact différent, mais le taux de 40 % s'applique bien sur la valeur générale des marchés, et non sur leur nombre.

Vous m'avez interrogé sur les concessions et les délégations de service public, je laisse le soin à ma collègue Julie Hanot de vous répondre.

Mme Julie Hanot. - On travaille avec la direction des affaires juridiques du ministère de l'Économie et des Finances ainsi qu'avec l'OECP. Le périmètre pris en compte est celui des marchés notifiés dans le cadre de l'OECP.

M. Brice Huet. - Concernant l'analyse du cycle de vie, les calculateurs représentent un chantier dans lequel le CGDD est fortement investi. Je l'ai évoqué précédemment dans le cadre de l'affichage environnemental. Le calculateur au coeur de ce dispositif s'appelle Ecobalyse. On travaille également sur d'autres sujets pour d'autres catégories de produits mais dont l'état d'avancement se situe très en amont de la phase de conception. Quoi qu'il en soit, ces calculateurs constituent une brique essentielle du choix des consommateurs tant au regard d'un type de produits qu'entre différentes catégories de produits. Il est pertinent pour le consommateur comme pour la collectivité de comparer de façon multi-catégorielle ce qu'ils achètent. La ministre, Mme Agnès Pannier-Runacher, est très mobilisée sur ces sujets.

Bien entendu, concevoir un calculateur suppose de travailler en amont avec la filière concernée et des professionnels pour s'assurer que les paramètres choisis soient réalistes et ne faussent pas de façon complètement artificielle la réalité. Un produit bien noté doit avoir peu d'impact environnemental, c'est-à-dire avoir été produit dans de bonnes conditions, notamment à une distance raisonnable.

La question sur le retour sur investissement rejoint celle sur la disponibilité budgétaire du moment. Il est assez difficile de calculer un tel retour, en raison du manque de données. On sait calculer à grande maille de façon macro-économique les services écosystémiques. En revanche on n'est pas en mesure de chiffrer la non-destruction de certaines ressources, donnée qui devrait être intégrée dans ce calcul. Prenons l'exemple de la disparition des abeilles, elle entraîne une perte du montant de la valeur de la pollinisation. Lorsque l'on réalise un achat « plus propre », il conviendrait d'intégrer dans le calcul du retour sur investissement la valeur de ce qui n'a pas été perdu, détruit ou trop capté, calcul difficilement réalisable aujourd'hui.

Quant aux discussions de révision des directives dans le cadre européen, elles sont pilotées par la DAE. Nous serons impliqués mais je n'en connais pas les modalités.

M. Simon Uzenat, président. -La dimension sociale n'a pas été évoquée. Êtes-vous êtes impliqués sur ce volet ? Le PNAD prévoit deux indicateurs clés, les 100 % de marchés avec une considération environnementale et les 30 % avec une considération sociale. Êtes-vous sollicité sur ce volet d'une manière ou d'une autre ?

M. Brice Huet. - Cette dimension est effectivement inscrite dans le PNAD. Elle est plus ancienne que celle environnementale si bien que ses objectifs ont été pratiquement atteints. C'est pourquoi nos efforts se concentrent désormais sur les questions environnementales. Le volet social fait, cependant, toujours l'objet d'un suivi par notre commissariat.

M. Simon Uzenat, président. - Pourrez-vous nous communiquer les chiffres ? De mémoire, l'objectif était de 30 % en 2025.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Rapport de la Cour des comptes sur la prise en compte des enjeux du développement durable dans les achats de l'État (décembre 2024) - Audition de MM. Guillaume Boudy, Président de section à la première chambre de la Cour des comptes, Guilhem Blondy, conseiller maître, et Thomas Basset, conseiller référendaire en service extraordinaire

(Mardi 1er avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Pour achever notre journée d'auditions consacrées à l'achat durable, je vous propose de nous pencher sur les premières évaluations nationales qui en ont été faites. Cette nouvelle orientation de la commande publique, définie dès le début des années 2010, a été mise en oeuvre sur une période suffisamment longue pour pouvoir faire l'objet d'études menées par des organismes de référence et visant à en mesure les effets concrets.

Ainsi la Cour des comptes a-t-elle publié, en décembre 2024, un rapport sur la prise en compte du développement durable dans les achats de l'État au cours de la période 2016-2023. Cette évaluation s'est plus particulièrement focalisée sur trois sujets : l'inclusion de clauses et critères sociaux et environnementaux dans les marchés de l'État, l'incidence des clauses d'insertion et l'éventuelle diminution des émissions de gaz à effet de serre liée à la prise en compte de considérations environnementales.

Nous recevons, pour nous faire part des conclusions de ce rapport, M. Guillaume Boudy, conseiller maître et président de section à la 1re chambre de la Cour des comptes.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 euros d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

M. Guillaume Boudy, conseiller maître, président de section à la 1ère chambre de la Cour des comptes. - Je suis accompagné de MM. Guilhem Blondy et Thomas Basset, magistrats à la Cour des comptes, qui pourraient être amenés à intervenir.

M. Simon Uzenat, président. - Messieurs, veuillez également prêter serment.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Boudy, Blondy et Basset prêtent serment.

Au cours de vos investigations, vous avez examiné dans le détail la façon dont, au sein de l'État, la fonction achat se mobilise autour des objectifs de la transition écologique. Vous pourrez nous indiquer si vous avez réellement perçu une dynamique en la matière ou si les annonces et plans élaborés, comme le plan national pour des achats durables (Pnad), ne sont pas suivis d'effets.

Au cours de nos auditions, plusieurs acteurs ont opposé ces nouvelles exigences et les principes fondamentaux du droit de la commande publique, qui limitent les marges d'appréciation des acheteurs. Une conciliation est-elle, selon vous, impossible ou ces frictions ne sont-elles que temporaires et seront surmontées par le biais d'une meilleure appropriation de la matière par les acheteurs publics ?

De fait, la question de la stabilité du cadre juridique de la commande publique se pose, dans la mesure où des modifications lui sont régulièrement apportées au niveau national et à l'heure où doit débuter la révision des directives européennes à Bruxelles. Ce cadre vous semble-t-il faire obstacle à l'atteinte des objectifs ambitieux que la France s'est fixés ou cette question ne relève-t-elle pas du champ du droit, mais plutôt de celui des pratiques des acheteurs ?

Nous sommes particulièrement intéressés par les faiblesses et insuffisances que vous avez pu identifier, et ce alors que l'État ne s'est toujours pas doté d'un schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser).

Enfin, le suivi d'une politique d'achat durable implique l'existence d'indicateurs spécifiques et l'utilisation d'un appareil statistique permettant de mesurer avec précision l'exécution des clauses sociales et environnementales. Quel regard portez-vous à cet égard sur le pilotage des achats de l'État par la donnée ?

Je vous laisse la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes. Le rapporteur et nos collègues vous interrogeront ensuite.

M. Guillaume Boudy. - Merci de nous permettre de mettre en valeur les travaux de la Cour des comptes sur ce sujet, qui a fait l'objet d'une évaluation de politique publique. C'est un dispositif particulier - et récent, d'ailleurs, à la Cour -, qui nous permet de répondre à des questions relatives aux effets des politiques publiques. La procédure qui lui est applicable induit une spécificité, à savoir le concours d'experts interagissant avec les magistrats instructeurs.

Nous avons donc retenu, dans le cadre de ce rapport, trois sujets principaux : les questions de gouvernance, afin de vérifier dans quelle mesure la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et le renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience », et le Pnad ont abouti à l'insertion de clauses et critères sociaux et environnementaux dans les marchés de l'État ; les aspects sociaux, avec l'examen des effets des considérations sociales figurant dans les marchés de l'État sur l'insertion dans l'emploi et sur d'autres objectifs sociaux ; le volet environnemental, enfin, avec la question de la mesure de l'incidence de ces dispositifs sur les émissions de gaz à effet de serre.

En revanche, bien que cela constitue l'un des centres d'intérêt de votre commission d'enquête, nous n'avons pas étudié les conséquences du recours à ces dispositifs sur le coût des achats, c'est-à-dire son effet inflationniste. En effet, le fait que les périodes concernées aient été marquées par d'autres effets inflationnistes et, surtout, des raisons méthodologiques nous ont conduits à écarter cette analyse, dans la mesure où il eût été nécessaire de disposer de contrefactuels, et donc de marchés identiques, portant sur les mêmes objets, les uns intégrant des considérations sociales et environnementales et les autres n'en comprenant pas. Il s'agirait d'un exercice d'autant plus difficile à réaliser que la mise en oeuvre des dispositifs en question est trop récente pour nous permettre de disposer des séries statistiques qui nous seraient nécessaires.

Par ailleurs, les évaluations de politiques publiques s'appuient sur les données statistiques ou financières dont nous disposons. Or, cette enquête a révélé les difficultés rencontrées par l'État dans la mesure de l'incidence réelle de ses marchés, pas tant en termes financiers, puisque Chorus permet de procéder à des remontées d'informations, mais davantage en matière d'insertion de ces critères et clauses sociales et environnementales dans les marchés.

Note enquête a également révélé une autre défaillance : si le niveau d'information sur les prévisions réalisées dans la phase de préparation et d'attribution des marchés est assez satisfaisant, le suivi de l'exécution est plus relâché.

Nous nous sommes concentrés sur les achats de l'État, hors ministère des armées - les modalités et objets d'achat de ce dernier sont très particuliers -, en nous focalisant spécifiquement sur les marchés interministériels. Nous avons tout particulièrement travaillé avec des services centraux compétents en matière d'achat, notamment avec la direction des achats de l'État (DAE) et la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, avec trois focus ministériels sur le ministère de l'économie et des finances, le ministère de la transition écologique ainsi qu'un certain nombre de ses opérateurs, comme l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) et Météo France, et le ministère de l'intérieur et des outre-mer . Nous avons également travaillé avec des acteurs de l'insertion par le travail tels que la délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), Alliance Villes Emploi et un certain nombre d'autres organismes encadrant les facilitateurs de l'insertion.

Je vous propose que Guilhem Blondy, qui était le contre-rapporteur de cette enquête, vous expose le cadre juridique applicable, dont la logique, qui était initialement plutôt incitative, devient de plus en plus prescriptive, avec la directive de 2004, sa réactualisation en 2014, la loi dite « Climat et résilience » et le Pnad, qui constitue un outil certes ancien, mais réactualisé dans sa dernière version pour la période 2022-2025. Thomas Basset vous présentera ensuite les effets environnementaux et sociaux de la politique d'achat de l'État.

M. Guilhem Blondy, conseiller maître à la Cour des comptes. - Notre enquête a porté sur l'État, mais les dispositifs étudiés couvrent le champ de l'ensemble des acheteurs publics. L'ambition d'introduire de nouveaux critères dans la commande publique ne va pas de soi, dans la mesure où le critère essentiel de la commande publique est la performance économique, ce qui peut susciter des frictions.

Historiquement, l'approche retenue était plutôt incitative, au travers, notamment, des Pnad. Assez récemment, nous avons assisté à un basculement vers une approche beaucoup plus prescriptive. Le dernier Pnad s'inscrit dans une logique d'accompagnement de la loi dite « Climat et résilience », dans le cadre de laquelle le législateur a préféré appliquer une obligation transversale à l'ensemble des acheteurs publics pour tous leurs marchés plutôt que de se concentrer sur certains secteurs à enjeux. Cette obligation est double, notamment en matière environnementale, puisqu'il sera désormais nécessaire d'inclure au moins un critère environnemental et de prendre en compte des considérations environnementales dans les conditions d'exécution du marché, au sens strict ou à travers ses clauses. Cette double exigence s'appliquera à compter d'août 2026.

Au total, alors que le nombre de marchés incluant des clauses et critères environnementaux était assez limité, le législateur a exprimé une grande ambition, renforcée par plusieurs textes sectoriels tels que la loi du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim) et la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec). Dès lors, le Pnad est devenu un instrument destiné à accompagner la mise en oeuvre de ces nouvelles exigences.

Toutefois, pour accompagner, il faut aussi suivre. Le suivi de la commande publique est assuré, pour l'ensemble des acheteurs publics, par l'Observatoire de la commande publique (OECP), placé auprès de la DAJ des ministères économiques et financiers. Celui-ci est alimenté par un certain nombre de données dont le dépôt constitue théoriquement une obligation. Toutefois, le non-respect de cette obligation n'étant pas sanctionné, la qualité des données transmises est variable, plutôt satisfaisante pour l'État, dans la mesure où Chorus transmet automatiquement ces données à l'OECP, et moins bonne pour les collectivités territoriales, les hôpitaux et les opérateurs de l'État, qui n'utilisent pas Chorus.

Nous disposons également d'une autre source de données : la plateforme des achats de l'État (Place), gérée par la DAE. Des différences de périmètre existent entre l'OECP et Place, sans induire pour autant d'incohérences entre les données disponibles.

Au-delà de leur manque d'exhaustivité, ces deux systèmes pâtissent d'une autre faiblesse, en matière de suivi de l'exécution des marchés. En effet, si les données de passation, notamment financière, remontent de manière satisfaisante, les remontées relatives à l'exécution sont assez limitées, en particulier en ce qui concerne les données physiques, le suivi centralisé des quantités commandées étant insuffisant, ce qui suscite des difficultés lorsqu'il s'agit d'apprécier l'effectivité des clauses et critères environnementaux et sociaux.

M. Thomas Basset, conseiller référendaire en service extraordinaire à la Cour des comptes. - Nous avons constaté une progression assez nette du nombre de considérations sociales et environnementales dans les marchés de l'État, avec une accélération importante en 2023. En la matière, l'État est en avance par rapport aux autres acheteurs publics, ce qui est vraisemblablement lié à la concentration de l'achat, avec une grande direction conduisant une politique d'achat et un grand nombre d'achats réalisés aux niveaux ministériel et interministériel. Néanmoins, nous ne savons que dénombrer ces clauses et critères, mais pas vraiment en mesurer l'effet.

Au cours de l'instruction, nous avons constaté que la pondération des critères environnementaux était souvent assez faible et que ceux-ci n'étaient pas discriminants. Nous avons ainsi identifié peu de cas dans lesquels une inversion des notes attribuées sur ces critères aurait entraîné l'attribution du marché à une autre entreprise. Ils ne permettent donc pas de faire la différence.

Par ailleurs, un certain nombre de clauses se bornent à reprendre des obligations légales : le marché concerné est alors conforme à la législation et respecte les obligations sociales et environnementales qu'elle fixe, sans aller plus loin.

Enfin, le suivi de la passation est bien documenté, les acheteurs disposant généralement d'une formation juridique, mais celui de l'exécution est plus lâche. Je tiens toutefois à souligner que les données de passation intègrent un biais à la hausse, dans la mesure où, dans les marchés qui ne sont pas conclus à prix ferme mais comportent des maxima, comme les marchés à bons de commande, le maximum fixé par l'acheteur, qui est retenu par l'OECP, est souvent éloigné de la réalité de l'exécution.

M. Guillaume Boudy. - Je précise que la pondération moyenne des critères environnementaux est de 7 %, ce qui reste très marginal.

L'un des principaux freins au recours à ces critères réside dans la forte aversion au risque juridique et pénal des responsables de marchés, qui privilégient des critères plus facilement mesurables, et notamment des critères techniques et financiers. De fait, il y a peu de chances d'être rattrapé par la patrouille en choisissant le moins-disant, tandis que le risque de contestation est plus élevé lorsque sont retenus des critères plus difficiles à apprécier.

D'où l'enjeu attaché à l'information au sujet du cadre juridique applicable et des obligations en matière sociale et environnementale, dont le poids et la valeur sont les mêmes que ceux des obligations économiques, et à la formation des acheteurs, qui restent d'abord des juristes et des économistes.

M. Thomas Basset. - La Cour a formulé quatre recommandations sur la gouvernance. La première visait à renforcer la cohérence de la formation des acheteurs et l'information sur la loi dite « Climat et résilience » et sur les obligations imposées aux acheteurs.

La Cour recommandait également à l'administration de s'organiser de manière à pouvoir suivre les effets de ses marchés, notamment en incluant cette question dans le Spaser. Il ne s'agit pas de chercher à tout mesurer, mais de suivre l'exécution d'un échantillon incluant quelques marchés ou catégories de marchés à forte incidence. La Cour a ainsi rappelé que qui trop embrasse mal étreint, ce qui renvoie à vos questions relatives au pilotage par la donnée : je ne pense pas qu'il soit nécessaire de chercher à obtenir un instrument statistique parfait.

M. Guilhem Blondy. - Nous avons certes identifié les insuffisances de l'appareil statistique en la matière, mais le coût de production de l'information est très important. Il ne s'agit pas nécessairement de bâtir une sorte de cathédrale statistique pour tout savoir sur l'exécution des marchés, mais plutôt de mener une approche centrée sur les marchés et prestations à enjeux. En matière de suivi de l'exécution, il conviendrait donc peut-être de sortir, en matière de suivi de l'exécution des marchés, de la logique de reporting obligatoire et exhaustif, qui est en réalité incomplet.

M. Guillaume Boudy. - Pour améliorer l'information des acheteurs, qui sont quelque peu perdus par la multiplication des textes de référence, lesquels sont souvent complétés par des notes techniques de Bercy, plusieurs moyens sont envisageables.

Des réseaux tels que le réseau social professionnel des achats de l'État (Respaé) et la communauté d'achat durable Rapidd se sont développés ces dernières années. Il s'agit de plateformes d'échange d'informations et de bonnes pratiques.

Par ailleurs, en 2020, le centre de déploiement de l'éco-transition dans les entreprises et les territoires (CD2E) a lancé « La clause verte », un catalogue de clauses à intégrer dans les marchés publics, dans la mesure où les acheteurs publics ne sont pas tous outillés de la même manière : si l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) et la DAE disposent d'équipes d'acheteurs n'ayant rien à envier à de grands groupes privés, les services déconcentrés, au niveau départemental ou régional, ne comptent souvent qu'un acheteur chargé de gérer l'ensemble des procédures et la complexité de la réglementation applicable.

M. Thomas Basset. - S'agissant des aspects sociaux, en raison de sa structure d'achat, l'État est un utilisateur assez minoritaire des critères sociaux. En effet, les collectivités territoriales sont les plus grands investisseurs publics en France. C'est donc plutôt de leur côté que ces dispositifs ont été utilisés.

Nous avons fait face à des difficultés d'accès à la donnée, les données relatives au nombre d'heures d'insertion réalisées dans le cadre des marchés publics de l'État n'étant disponible que sur le périmètre de l'Île-de-France.

Nous avons tout de même constaté que l'État disposait de marges de manoeuvre et qu'il pourrait être utile qu'il diversifie les considérations sociales qu'il retient en promouvant d'autres thématiques que les heures d'insertion, notamment l'emploi des personnes en situation de handicap, l'égalité entre les femmes et les hommes, le commerce équitable ou le devoir de vigilance envers les sous-traitants.

La Cour a formulé deux recommandations à ce sujet. En premier lieu, bien que nous comptabilisions le nombre d'heures d'insertion effectuées dans le cadre des marchés publics, nous ne savons pas si l'insertion professionnelle des personnes concernées est durable, ce qui impliquerait de mettre en oeuvre des techniques d'enquête quelque peu complexes, avec le suivi de cohortes. Il nous semblerait utile que l'administration mène un tel travail.

D'autre part, nous recommandons de mobiliser davantage le réseau de facilitateurs « La clause sociale », qui est particulièrement actif, notamment du côté des collectivités territoriales, pour promouvoir ces dispositifs auprès des acheteurs de l'État, en ce qui concerne en particulier le secteur protégé et le secteur du handicap.

Concernant les considérations environnementales, qui sont les plus récentes, la Cour constate d'abord que l'État aurait dû publier un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre dès la fin de 2012. Or, il ne l'avait pas fait au moment de l'instruction. Le Commissariat général au développement durable (CGDD) menait alors des travaux démontrant que les achats de l'État constituaient un levier intéressant de réduction de ses émissions. Les acheteurs de l'État en sont conscients. Il leur manque néanmoins une méthodologie juridiquement robuste et pouvant être déclinée.

Dans le secteur de l'immobilier, qui représente l'un de ceux sur lesquels l'État concentre ses efforts en matière de réduction des gaz à effet de serre, celui-ci s'est engagé dans une démarche certes perfectible, mais ayant le mérite d'exister, au travers de trois plans successifs portés par la direction de l'immobilier de l'État : le plan France Relance, qui visait à diminuer la consommation d'énergie, et les plans Résilience 1 et 2, qui incluaient une véritable réflexion sur l'efficacité de la tonne d'équivalent CO2 évitée. Les montants en jeu restent assez modestes - nous parlons de 200 millions d'euros et de 93 000 tonnes d'équivalent CO2 par an -, mais la démarche engagée est robuste.

Notre rapport formulait deux préconisations sur cette question. Nous recommandions d'abord à l'État de se mettre en conformité avec les obligations prévues par la loi en publiant un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre, qui permettrait de suivre dans le temps l'effet de ses achats en la matière. En outre, nous l'invitions à publier des guides méthodologiques permettant aux acheteurs de s'emparer de cette question et de prendre en compte les émissions de gaz à effet de serre dans l'appréciation des offres. Des méthodologies de comparaison robustes sont en effet nécessaires pour sécuriser l'attribution des marchés.

M. Guillaume Boudy. - Pour conclure sur ce dernier point, il manque une démarche de suivi des émissions de gaz à effet de serre, bien qu'un certain nombre d'administrations - à peu près 200 - en mènent une à leur échelle. Les données que nous vous avons utilisées étaient issues d'un travail interne au CGDD qui n'a pas été publié officiellement. Nous avons besoin d'un bilan récapitulant les efforts consentis par l'État à ce sujet.

D'ailleurs, dans le cadre du travail actuellement mené par la Cour sur le verdissement du parc automobile de Bercy, nous faisons face à la même difficulté à mesurer l'effet des actions entreprises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour ces explications. Je me rends compte que l'État n'est pas exemplaire et ne s'applique pas à lui-même ce qu'il demande aux entreprises s'agissant du bilan carbone.

Comment les différents ministères ont-ils réagi à votre évaluation ? Avons-nous atteint un plafond réglementaire en matière de commande publique durable ou d'autres modifications du cadre juridique sont-elles nécessaires pour atteindre les objectifs fixés ? Comment lutter contre l'écoblanchiment au travers des procédures de la commande publique ?

M. Guillaume Boudy. - Il manque effectivement un bilan carbone initial. Il nous a été répondu que les services de l'État ne disposaient pas encore de tous les éléments permettant d'assurer un suivi, car le processus était en cours d'accélération. Nous attendons donc le bilan d'émissions de gaz à effet de serre (Beges) de l'État. Bien que nous puissions suivre les émissions d'un certain nombre de ministères, l'information disponible reste insuffisante.

S'agissant des réactions des ministères, notre procédure est contradictoire. Nous avons donc pris en compte dans le rapport les remarques formulées par l'ensemble des administrations. Je crois que les ministères concernés s'accordent sur le constat dressé par la Cour et sur le bien-fondé de ses recommandations, celles-ci ayant également été soumises au contradictoire. Cette prise de conscience est visible au travers des différents textes mis en oeuvre au cours des dernières années, qu'il s'agisse de la loi dite « Climat et résilience », du Pnad renouvelé, dont l'actualisation est en cours, ou de la circulaire de la Première ministre du 21 novembre 2023, qui fixe des objectifs extrêmement ambitieux sur l'ensemble du spectre, et notamment en matière de verdissement des politiques de l'État.

Concernant un éventuel plafond réglementaire, le délai accordé aux administrations pour appliquer les dispositions de la loi dite « Climat et résilience » est particulièrement court. La Cour a exprimé des doutes quant à la capacité de l'État à respecter les obligations prévues dans les délais fixés, même si le Pnad fixe des objectifs encore plus ambitieux, dont l'intégration de considérations environnementales dans 100 % des marchés et de clauses sociales dans 30 % d'entre eux.

Nous avons salué la forte accélération constatée entre 2022 et 2023, mais nous nous demandons si celle-ci n'est pas cosmétique, dans la mesure où il suffit d'insérer un critère à très faible pondération pour satisfaire l'obligation prévue par la loi, sans produire d'effet réel en termes de verdissement ou d'insertion. Du reste, les acheteurs publics se contentent souvent de prévoir le respect de normes existantes telles que les normes de l'Agence française de normalisation (Afnor) ou les labels éco-durables lorsqu'ils insèrent des clauses dans les marchés.

Sans doute faudrait-il d'ailleurs se concentrer sur ces clauses, c'est-à-dire sur les spécifications des marchés, plutôt que sur les critères, dont l'augmentation de la pondération sera toujours freinée par la crainte du risque juridique et de contestation. Je pense notamment aux réflexions en cours au sujet de l'origine des produits et de la distance entre le fournisseur et l'acheteur, mais aussi au sujet de considérations sociales relatives aux conditions d'emploi des personnes fabriquant les produits ou fournissant les services achetés.

Il s'agirait également de s'intéresser davantage aux conditions d'exécution des marchés. De telles conditions sont assez fréquemment prévues, notamment dans le cadre des marchés passés par les collectivités territoriales, avec l'obligation, par exemple, de réaliser les livraisons avec un véhicule électrique. Il n'est pas aisé d'en mesurer les effets sur les émissions de gaz à effet de serre, mais leur respect est facilement vérifiable : on demande généralement la preuve que les flottes sont bien électrifiées ou que les emballages sont bien certifiés par le programme de reconnaissance des certifications forestières (PEFC).

Ces éléments sont plus facilement vérifiables que les critères. Sans doute est-il nécessaire que le recours à ces derniers se développe tout de même. Il faudra, pour ce faire, améliorer la formation des acheteurs, d'une part, et s'assurer que les acheteurs ne soient pas mis en difficulté sur le plan contentieux sur la base de critères plus difficiles à mesurer.

M. Guilhem Blondy. - Il s'agit d'un univers de juristes assez légalistes. Nous constatons donc une véritable mobilisation des ministères pour appliquer la loi, d'autant que les risques juridiques n'ont pas encore été entièrement clarifiés. Le rapport a été bien accueilli par les ministères, car il mettait en lumière certaines de leurs difficultés, notamment en matière de formation et d'instabilité juridique, tout en reconnaissant les efforts consentis pour respecter les obligations légales.

Il y a effectivement une demande assez claire de stabilisation et de consolidation du cadre juridique actuel. Bien que nous ayons noté une progression assez rapide au niveau de l'État, les collectivités territoriales et les hôpitaux disposent de services achat plus modestes et peuvent être mis en difficulté par les nouvelles obligations.

La question de l'écoblanchiment est assez difficile, car inhérente au choix stratégique d'une obligation à portée générale. En effet, l'appréciation du respect d'un critère ou d'une clause environnementale peut s'avérer assez complexe et n'est, en tout cas, pas évidente, par exemple lorsqu'il s'agit d'un marché de services. Certains acheteurs se bornent donc à respecter la loi sans faire trop d'efforts. Il n'est pas nécessaire de modifier la législation, mais de concentrer les moyens sur les domaines à enjeux et d'insérer des clauses environnementales pertinentes dans les marchés concernés.

Nous avons donc accordé un intérêt particulier à la démarche qui s'esquisse dans le secteur de l'immobilier, lequel présente des enjeux importants en matière d'émissions de gaz à effet de serre, bien que celle-ci n'ait encore été appliquée qu'à un nombre limité de marchés dans le cadre du plan de relance.

Les acheteurs vont se conformer aux obligations légales parce que leur non-respect entraînerait des sanctions, mais il est nécessaire d'adopter une approche plus ciblée pour se concentrer sur les secteurs à forts enjeux sur le plan social et environnemental, en recourant à des études de cohortes pour vérifier si l'insertion dans l'emploi est durable et en mesurant véritablement les effets des dispositifs utilisés sur les émissions de gaz à effet de serre.

Je rappelle une fois de plus que l'appareil méthodologique dont nous disposons présente encore des faiblesses, mises en lumière par l'épisode inflationniste que nous avons traversé. Nous nous sommes par exemple aperçus que les facteurs d'émission pouvaient être monétaires, faute d'autre outil de mesure. Or, dans ce cas, quand le budget augmente sous l'effet de l'inflation, les émissions augmentent également, ce qui ne correspond pas à une réalité matérielle, mais découle d'un biais méthodologique. Nous devons donc encore approfondir le travail méthodologique pour nous assurer que les ambitions exprimées par la loi se traduisent par des effets concrets.

M. Thomas Basset. - Le milieu des acheteurs publics est particulièrement légaliste. Nous n'atteindrons peut-être pas totalement les objectifs fixés, mais nous n'en serons pas très éloignés. Le véritable enjeu réside dans le suivi des effets des dispositifs. En l'espèce, la loi dite « Climat et résilience » sensibilise les acheteurs publics, mais il est nécessaire d'aller au-delà, en visant également les prescripteurs, c'est-à-dire ceux qui bénéficient des marchés passés, et pas uniquement ceux qui les passent.

Par ailleurs, personne ne nous a fait part de la nécessité d'une évolution massive du code de la commande publique. Il nous a été indiqué que les acheteurs publics exprimaient des craintes, mais aucun risque majeur ne nous a été signalé et aucun texte de loi ne nous a été désigné comme étant particulièrement problématique. Je crois donc que le cadre juridique est relativement mûr et qu'il est désormais nécessaire que chacun parvienne à s'en emparer. Finalement, il s'agit de la question du dernier kilomètre : comment un acheteur public devant écrire un marché doit-il procéder concrètement ? C'est la raison pour laquelle nous avons recommandé d'élaborer des outils méthodologiques permettant de sécuriser les procédures.

M. Guillaume Boudy. - Les outils manquent donc, au-delà de la seule information des acheteurs et des prescripteurs. Tant que les acheteurs et les prescripteurs ne disposeront pas des éléments nécessaires à la mesure de l'empreinte carbone de leurs achats, nous serons dans le brouillard. Le CGDD travaille à l'élaboration d'un outil devant permettre aux administrations de mieux mesurer leur empreinte carbone - qui n'est pas nécessairement celle de leurs achats, d'ailleurs.

En tout état de cause, si l'empreinte carbone de certains achats pouvait être mesurée de manière plus objective et si ceux-ci étaient suffisamment pondérés, les acheteurs publics seraient en mesure de favoriser des offres plus proches d'eux - un enjeu que nous ne perdons pas de vue, bien qu'il ne s'agisse pas du sujet de notre rapport. Les acheteurs publics locaux et nationaux aimeraient pouvoir acheter plus de produits locaux, nationaux ou européens, mais font face à des contraintes financières et à la difficulté à justifier des choix préférentiels.

Nous nous sommes donc permis d'insister sur l'incidence sociale des marchés réservés. Il s'agit d'un outil juridiquement solide mais peu utilisé, ce qui est dommage, car il existe de gros potentiels dans le secteur de l'économie sociale et solidaire (ESS), alors que les établissements et services d'aide par le travail (Esat), les écoles de la deuxième chance, les établissements pour l'insertion dans l'emploi (Epide) et les autres organismes accompagnant l'insertion manquent souvent de commandes. Sans doute cela aurait-il un effet inflationniste, mais il faut également prendre en compte des considérations telles que les cotisations sociales dues par ces organismes.

Mme Karine Daniel. - Vous avez indiqué que le risque le plus important portait sur les critères les moins mesurables de manière quantitative. Avez-vous une idée de ce que représentent les contentieux ou les recours en la matière ? Quel champ est concerné au premier chef ?

M. Guilhem Blondy. - Nous ne disposons pas de statistiques sur les recours. La statistique la plus importante est la pondération moyenne des critères environnementaux, qui s'élève à 7 % à l'Ugap, qui est un acheteur qui nous semble représentatif. Bien que nous n'ayons pas de chiffres à vous fournir, nous avons l'intuition qu'il n'y a pas de contentieux, car les acheteurs n'utilisent pas ces critères de manière discriminante par crainte d'être contestés s'ils y recouraient plus largement.

M. Guillaume Boudy. - Votre question souligne la nécessité d'augmenter la pondération de ces critères, sous réserve que ceux-ci soient mesurables de manière objective. En pratique, leur pondération s'établit entre 5 % et 10 % - il est rare qu'elle soit fixée à un niveau supérieur à 10 %. Or, il s'agit d'un signal assez puissant envoyé au marché par les acheteurs et les prescripteurs. Sans doute est-il donc nécessaire d'aller plus loin, sous réserve de pouvoir mieux mesurer ces critères.

Mme Karine Daniel. - Quels leviers nous suggéreriez-vous d'actionner pour minimiser le risque pesant sur les acheteurs en la matière ?

M. Guilhem Blondy. - L'élaboration de guides méthodologiques serait utile, car les acheteurs ne savent pas comment évaluer les émissions de gaz à effet de serre des différentes offres quand ils intègrent un critère de cette nature dans leurs marchés. Ils seraient donc beaucoup plus à l'aise s'ils pouvaient s'appuyer sur une méthodologie validée au niveau ministériel ou interministériel.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Tout dépend également de ce que l'on entend par « social » et par « environnemental ». Comment évaluer l'effet des offres sur ces deux dimensions ? Il n'existe pas de balance pour cela...

M. Guillaume Boudy. - En matière environnementale, l'évaluation est assez complexe, faute d'outils adaptés. Il est nécessaire de disposer de normes incontestables pour évaluer l'empreinte carbone des produits et services achetés, dans le cadre d'un référentiel partagé, en quelque sorte.

La chose est plus simple en matière d'insertion sociale, puisque les marchés sont généralement évalués sur la base du nombre d'heures d'insertion effectuées. L'offre proposant le plus grand nombre d'heures d'insertion obtient ainsi la meilleure note. En revanche, il est difficile de savoir si l'insertion est durable.

Il ne faut toutefois pas demander à la commande publique de tout faire. Des organismes dédiés au suivi des parcours professionnels et au soutien à l'insertion existent. Il n'appartient donc pas aux acheteurs publics d'assurer ce suivi : ce serait très sympathique, mais ça n'est pas leur métier - et c'est absolument irréaliste.

Au total, la réalisation d'heures d'insertion dans le cadre des marchés publics et le recours à des marchés réservés constituent des leviers assez efficaces, mais je ne pense pas que le suivi de l'insertion des travailleurs relève de la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - Vous raisonnez en pourcentage du total des marchés de l'État. Avez-vous pu obtenir des éléments sur les volumes financiers ? De fait, nous observons parfois des décalages assez nets entre ces deux approches.

Je travaille sur le sujet des heures d'insertion dans le cadre de mon mandat régional et l'intérêt de cet indicateur me semble effectivement assez limité. La région Bretagne a pris un engagement de publication. Or, ces données ne disent quasiment rien du temps effectivement consacré aux missions en question, de leur richesse et du parcours qui se dessine pour les bénéficiaires. Du reste, il n'est pas tenu compte dans ce cadre des heures de formation qu'il est nécessaire d'intégrer à ces parcours pour augmenter l'employabilité des bénéficiaires.

Votre rapport indique que l'élaboration de guides méthodologiques relatifs, en particulier, à l'analyse du cycle de vie, est en cours. Disposez-vous d'informations relatives au calendrier prévu, qui pourraient nous éclairer sur le niveau de maturité des différents acteurs concernés ?

Par ailleurs, vous annoncez dans le rapport que le Spaser de l'État devait être terminé à la fin de 2024. Disposez-vous de plus amples informations sur ce point ?

Enfin, avez-vous calculé la pondération moyenne du critère prix dans les marchés de l'État ? Cette information pourrait nous éclairer sur les causes de l'incidence limitée des clauses et critères sociaux et environnementaux.

M. Thomas Basset. - Nous ne connaissons pas le volume financier global des marchés de l'État. Comme je vous l'ai indiqué, les acheteurs fournissent souvent des maxima qui ne disent pas grand-chose. J'ai tenté de faire une extraction et obtenu un montant supérieur au PIB... Il faudrait donc identifier chaque consommation dans Chorus et la rattacher à chaque marché. Un tel travail est théoriquement faisable, mais serait extrêmement chronophage.

Les dernières informations dont nous disposions sur le Spaser ont été mentionnées dans le rapport. Sa publication était annoncée pour la fin de l'année dernière et, en effet, n'a toujours pas eu lieu, à notre connaissance. Je sais que vous avez reçu le directeur des achats de l'État, qui a dû vous en dire davantage sur ce point.

Je vérifierai si nous avons mentionné la pondération moyenne du critère prix dans les marchés de l'État dans le rapport, auquel cas nous vous transmettrons ultérieurement cette information. Je pense que nous en disposons, en tout cas sur des échantillons représentatifs tirés de manière aléatoire parmi les marchés passés par l'Ugap et la DAE.

Enfin, concernant les guides méthodologiques, je pense que vos informations sont plus fraîches que les nôtres. Ces guides étaient en cours d'élaboration par le CGDD quand l'instruction s'est achevée, en octobre dernier.

M. Simon Uzenat, président. - Dans quel cadre l'État s'est-il engagé devant vous à publier son Spaser en décembre 2024 ? S'agissait-il d'un échange informel ou écrit ?

M. Thomas Basset. - Il s'agissait d'une réponse écrite.

M. Guillaume Boudy. - Notre procédure est principalement écrite et, en tout cas, contradictoire. Ces éléments ont dû nous être communiqués au cours de l'été 2024, le rapport ayant été publié en décembre 2024 et l'enquête, qui a duré près de 9 mois, ayant commencé à la mi-2023. Nos données sont donc un peu moins fraîches que celles que vous avez pu collecter au cours de vos auditions.

M. Simon Uzenat, président. - Nous nous permettrons très probablement de solliciter la transmission des informations qui vous ont été communiquées à ce moment-là. Merci pour le travail que vous avez réalisé et pour nos échanges.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers

(Mercredi 2 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Depuis quatre semaines qu'elle a engagé ses travaux, notre commission d'enquête a entendu des acteurs qui incarnent toute la diversité du champ de la commande publique : collectivités territoriales évidemment, représentants de l'État acheteur, juristes, journalistes, économistes, acheteurs publics, administrations impliquées dans la promotion des achats durables. Forts de l'ensemble de ces témoignages, nous avons progressé dans notre appréhension des enjeux actuels de la matière.

Il est maintenant temps de les confronter au point de vue de l'État prescripteur des normes de la commande publique, incarné par la direction des affaires juridiques (DAJ) des ministères économiques et financiers. Gardienne de l'orthodoxie dans ce domaine, elle a pour missions d'élaborer sa réglementation et d'établir sa doctrine, à travers de précieuses fiches techniques de conseil aux acheteurs sur lesquelles s'appuient tous les praticiens de l'achat public.

La DAJ assure aussi le recensement économique de la commande publique, à travers son observatoire économique de la commande publique (OECP), dont les données, malgré leurs limites, constituent la référence en matière de mesure de la commande publique en France.

Nous avons donc le plaisir de recevoir Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clémence Olsina prête serment.

Le droit français de la commande publique a subi de profondes mutations au cours des dix dernières années, au premier rang desquelles je citerai son unification au sein du code de la commande publique et la montée en puissance des considérations environnementales et sociales, qu'incarne la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets, dite « Climat et résilience ». Comment les pouvoirs adjudicateurs ont-ils réagi à ces bouleversements ? Vous pourrez nous expliquer si, de votre point de vue, ils seront tous prêts pour l'échéance d'août 2026 prévue par cette loi.

La réglementation en vigueur, qui est la transposition de directives européennes de 2014, fait l'objet de critiques récurrentes : manque de souplesse, complexité, mauvaise prise en compte des enjeux économiques tels que le soutien à l'économie locale et, en matière agricole, aux producteurs locaux, aux TPE et PME ou à l'innovation face aux mastodontes internationaux. Ces critiques sont-elles fondées ou, moyennant une certaine technicité, le cadre actuel permet-il de répondre à toutes ces préoccupations ?

Il n'en reste pas moins que cette réglementation va être amenée à évoluer dans un avenir proche, la Commission européenne ayant engagé un processus de révision des directives. Vous pourrez nous indiquer le rôle que vous jouez dans l'élaboration de la position de la France sur ce dossier et ses premières orientations.

Enfin, alors que le pilotage par la donnée de la commande publique est désormais la clé de son efficience, il ressort de nos auditions que l'appareil statistique de l'État comporte des lacunes, malgré le développement de l'open data ces dernières années. Comptez-vous prendre des mesures pour améliorer son exhaustivité ?

Mme Clémence Olsina, directrice des affaires juridiques des ministères économiques et financiers. -Je vous propose de revenir rapidement sur le rôle de la DAJ en matière de commande publique avant d'évoquer la façon dont les grands principes qui guident l'élaboration du droit de la commande publique ont évolué au cours de cette dernière décennie et tracer quelques perspectives en réponse à vos questions.

La DAJ est compétente, depuis sa création dans sa forme actuelle en 1998, en matière d'analyse et d'élaboration du droit de la commande publique sous l'égide du ministre chargé de l'économie. La DAJ, et plus précisément sa sous-direction du droit de la commande publique, qui compte aujourd'hui un peu moins d'une quarantaine d'agents, exerce à ce titre une triple mission.

Premièrement, une mission d'élaboration normative : elle propose ou expertise les propositions d'évolution des normes en matière de commande publique, à tous les niveaux, étant souligné qu'elle n'a pas, loin de là, le monopole de l'initiative normative. Elle a à ce titre proposé récemment des décrets de simplification, qui ont été adoptés à la fin de l'année 2024. L'actualité législative est quant à elle brûlante, avec le volet commande publique du projet de loi de simplification de la vie économique. Au niveau européen, elle élabore, sous l'égide de la coopération interministérielle basée à Matignon, les positions françaises défendues devant les instances européennes. Dans ce domaine, la révision des directives relatives à la commande publique est annoncée par la Commission européenne pour l'année prochaine.

Deuxièmement, une mission de conseil aux acheteurs, qu'elle exerce non seulement auprès des directions du ministère mais également de l'ensemble des administrations de l'État et de ses établissements publics, ce qui représente un millier de consultations par an. Cette mission se double d'un rôle de diffusion de la doctrine d'application du droit de la commande publique et de bonnes pratiques, qui prend plusieurs formes : la mise en ligne, sur son site Internet, de fiches techniques, de points d'actualité, de réponses à des questions fréquemment posées, de documents-types d'aide à la rédaction des décisions ainsi que d'une vingtaine de guides et recommandations pratiques, à destination de l'ensemble des acheteurs et autorités concédantes mais également des opérateurs économiques. Dans des formes plus innovantes, elle a récemment organisé des webinaires de formation des acteurs de l'achat durable, aux niveaux national et local, ou encore un module de formation en ligne dédié aux start-ups, développé en lien avec la French Tech. La direction élabore également les cahiers des clauses administratives générales et techniques, en lien avec les secteurs économiques concernés.

Cette mission de conseil s'appuie aussi sur sa collaboration avec la cellule d'information juridique en matière d'achat public (Cijap), chargée de la réponse aux questionnements des collectivités territoriales en matière de commande publique, localisée au sein de la direction régionale des finances publiques à Lyon. L'exercice de cette mission de conseil est assis sur des liens étroits et permanents avec les acteurs de la commande publique, qu'il s'agisse des représentants des acheteurs nationaux, locaux, des autorités concédantes et opérateurs économiques, et avec le monde de la recherche, notamment dans le cadre de l'OECP dont la DAJ assure le pilotage.

Troisièmement, une mission de suivi économique, statistique et technique de l'achat public. La direction est responsable du recensement des données essentielles de la commande publique ainsi que du pilotage de certains chantiers numériques ou de dématérialisation, étant précisé que le pilotage de la plateforme des achats de l'État (Place) est assuré par la Direction des achats de l'État (DAE). C'est à ce titre que la DAJ porte aujourd'hui, en lien avec la Direction interministérielle du numérique (Dinum), un chantier de simplification des candidatures en ligne.

En somme, la DAJ joue un rôle de référent interministériel dans le domaine de la commande publique, avec quelques partenaires plus quotidiens : la DAE et la Mission d'appui au financement des infrastructures (FinInfra) de la Direction générale du Trésor.

J'en viens au coeur de vos interrogations sur le fond et tâcherai d'esquisser quelques éléments de bilan des évolutions normatives qu'a connues le droit de la commande publique depuis une dizaine d'années et de tracer quelques perspectives.

Le droit de la commande publique est très largement « européanisé ». Il est le fruit du dernier « paquet » commande publique constitué de trois directives publiées en 2014 : une directive générale, dite « secteur normaux », une directive consacrée aux secteurs dits spéciaux de l'eau, énergie, transports et services postaux et, pour la première fois, une directive relative aux concessions. Ce cadre européen est globalement stable depuis dix ans et a unifié le droit de la commande publique autour des notions de marché public, d'une part, et de concession, d'autre part.

Ce droit a donc bénéficié d'une simplification de son cadre juridique et d'un effort de renforcement de sa lisibilité. Ces directives ont été transposées en droit interne par deux ordonnances de 2015 et 2016 - qui rassemblaient les dispositions anciennement éparpillées dans deux codes, trois ordonnances et une loi -, une rationalisation tout aussi importante ayant eu lieu au niveau réglementaire, l'ensemble étant codifié dans le code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019.

Le premier point majeur du bilan d'application du cadre juridique de la commande publique tient donc à l'élaboration de ce cadre juridique, unifié, harmonisé, et de ce fait plus lisible. Le code de la commande publique constitue désormais la « boîte à outils » juridique complète des acheteurs, depuis la préparation du marché jusqu'à son exécution.

Ce droit a accompagné un fort dynamisme des achats publics et fait la preuve de son adaptabilité, en particulier face aux crises. On peut ainsi parler d'un droit « garant » - de grands principes que je rappellerai - mais non uniquement d'un droit « carcan ».

Ce cadre juridique n'a pas constitué un obstacle au dynamisme de l'achat public, passant en France de près de 84 milliards d'euros en 2016 à plus de 170 milliards d'euros en 2023 pour les seuls marchés publics.

Ce cadre juridique s'est adapté - parfois au prix d'évolutions législatives mais sans toucher au cadre européen - à plusieurs crises, notamment à la crise sanitaire qui a donné lieu à certaines évolutions, relatives par exemple aux règles d'exécution financière des marchés publics et au cadre des circonstances exceptionnelles. Ces adaptations ont permis de répondre de façon efficace, sur un plan normatif, aux circonstances urgentes faisant suite au passage du cyclone Chido à Mayotte. Le cadre européen a permis de faire face à ces situations inédites.

Ce droit a indéniablement vu les principes qui le guident et ses objectifs s'enrichir et, de ce fait, se complexifier même s'il convient, d'un point de vue historique, de nuancer cet effet de nouveauté. La commande publique a de très longue date - on pourrait remonter au XIXe siècle - traduit les priorités de politique publique de l'époque.

Le droit de la commande publique demeure, d'une part, un garant essentiel de la bonne utilisation des deniers publics et de la performance de la gestion et de l'action publiques, grâce au jeu des principes constitutionnels de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence. Dans cette mesure, ce droit est déjà le résultat d'un équilibre fin entre la liberté contractuelle et la sécurité juridique des acheteurs.

D'autre part, la commande publique représente un levier d'action économique majeur. Avec un poids économique de plus de 170 milliards d'euros en 2023 selon l'OECP, sans compter les concessions, la commande publique - 2 000 milliards d'euros à l'échelle de l'UE, soit 14 % du PIB - est de plus en plus appelée à jouer un rôle de levier stratégique au service des politiques publiques.

Ces objectifs stratégiques, qui s'additionnent aux grands principes constitutionnels que j'ai rappelés, sont schématiquement de trois ordres. D'abord, un objectif de promotion de la commande publique durable et responsable, qui est déjà venu enrichir le droit applicable que ce soit au niveau national, avec l'article 35 de la loi dite « Climat et résilience », qui prévoit l'introduction à compter d'août 2026, dans tous les marchés publics, de considérations environnementales, ou au niveau européen dans certains textes sectoriels adoptés à la fin de la dernière mandature dans le cadre du Pacte vert pour l'Europe. Ensuite, un objectif plus récent et appelé à monter en puissance dans les années à venir, de renforcement de la résilience, de la sécurité et de la souveraineté économique, déjà présent dans l'arsenal propre aux marchés de défense ou de sécurité, désormais pris en compte dans certains textes européens récents - comme le Net-Zero Industry Act - et qui est une préoccupation croissante et sans doute centrale dans les débats à venir autour de la révision des directives européennes. Enfin, un objectif de simplification, en particulier pour accompagner l'accès des petites et moyennes entreprises (PME) - un rapport de la Cour des comptes européenne a noté qu'il n'avait pas progressé en 10 ans - et des acteurs économiques innovants à l'achat public.

La prise en compte de ces objectifs passe en partie, mais en partie seulement, par des adaptations normatives qui sont en cours ou devant nous.

Au plan interne, le Gouvernement conduit des travaux de simplification qui trouvent une traduction dans les décrets récents de simplification, qui visaient notamment à simplifier l'accès des PME à la commande publique, ainsi que dans le projet de loi de simplification de la vie économique, qui va dans le même sens et prévoit d'assouplir certaines règles en matière de marchés innovants. Ces ajustements ne bouleversent pas les principes du droit de la commande publique, lesquels renvoient à des dispositions constitutionnelles ou européennes.

Au plan européen, la prise en compte de ces enjeux appelle un chantier normatif de plus grande ampleur - ce qui ne veut pas dire que tout doive être réécrit - en vue de compléter le cadre en vigueur pour traduire ces différents objectifs. La Commission européenne a annoncé ce chantier et les autorités françaises y sont favorables et avaient plaidé en ce sens. Ce chantier est lancé, avec actuellement une consultation au niveau européen. La DAJ relaie et amplifie ce travail au plan interne. Elle a ainsi déjà mené plus d'une dizaine de groupes de travail associant acteurs économiques, administrations, représentants des acheteurs et monde universitaire à cette réflexion. Des textes devraient être présentés cette année, s'agissant de certains secteurs stratégiques, et en 2026 pour ce qui concerne les directives elles-mêmes.

Le droit de la commande publique est à la croisée d'objectifs de politique économique multiples, qui doivent être conciliés. Il apparaît peu réaliste d'espérer opérer une simplification en neutralisant la prise en compte de tel ou tel de ces objectifs, qui sont le reflet du poids de la commande publique dans l'économie et du rôle d'orientation par la demande qu'elle doit jouer à ce titre. Il appartient à toutes les parties prenantes de l'édiction des normes nouvelles dans ce domaine, dont nous sommes, de viser principalement à ce que ces objectifs ne se neutralisent pas et en particulier qu'ils contribuent à son indispensable simplification.

Pour autant, il faut laisser la norme à sa place, celle d'un outil, parmi d'autres, des politiques d'achat. Toutes les réponses aux objectifs de performance et de simplification ne peuvent pas et ne doivent pas être normatives.

La sobriété et la stabilité normatives sont dans bien des cas des vecteurs efficaces de simplification. L'accompagnement des parties prenantes, leur professionnalisation et la modernisation des outils, notamment numériques, fournissant le socle d'un pilotage plus fin par les données de la commande publique, sont des enjeux au moins aussi prioritaires pour donner corps à une véritable simplification. Ce sont également des objectifs que s'assigne la DAJ au travers des chantiers qu'elle pilote.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le cadre juridique de la commande publique ne cesse de se complexifier, quelles initiatives comptez-vous prendre pour le simplifier, ou à tout le moins pour assurer sa stabilité ?

La France va-t-elle bien défendre à Bruxelles, dans le cadre du processus de révision des directives sur la commande publique, la généralisation d'un principe de préférence européenne ? Pourquoi ne pas s'inspirer du Small Business Act américain, qui réserve aux PME une part de la commande publique ? Va-t-on avoir la réciproque ?

Comment mieux prendre en compte les enjeux de souveraineté numérique dans le cadre de la commande publique, vis-à-vis notamment des législations extraterritoriales américaines ?

J'aimerais avoir votre sentiment sur deux exemples. D'abord, l'hébergement de la plateforme des données de santé chez Microsoft : n'était-il pas possible de confier le marché à une entreprise française ou européenne ? Ensuite, l'hébergement des données de l'enseignement supérieur, notamment de l'École Polytechnique, chez Microsoft également, sachant qu'on y fait de la recherche qui peut conduire à des brevets d'excellence : est-ce que la souveraineté numérique est bien prise en considération ?

Mme Clémence Olsina. - La simplification et l'enjeu de sobriété normative sont intégrés depuis plusieurs années par la DAJ. Ils se sont traduits par l'oeuvre de codification qui a produit le code de la commande publique de 2019, aussi bien que par le plan de simplification du Gouvernement, avec par exemple les deux décrets de décembre dernier qui simplifient le cadre de la commande publique et en facilitent l'accès aux PME - en assouplissant les conditions dans lesquelles peuvent se constituer des groupements de candidatures ou être modifiés en cours de procédure, en uniformisant, pour tous les acheteurs soumis au code de la commande publique, les règles relatives au déclenchement du délai de paiement du solde des marchés de travaux, en supprimant la date limite de fin de remboursement des avances, en abaissant le montant maximum de la retenue de garantie applicable aux grandes collectivités et aux grands établissements publics de l'État.

Il y a eu, encore, la prolongation du rehaussement du seuil de publicité et de mise en concurrence applicable aux marchés de travaux jusqu'à 100 000 euros, disposition qui avait été prise en 2020 en réponse à la crise sanitaire, prolongée en 2022 à la suite de la flambée des prix des matières premières et qui sera vraisemblablement pérennisée dans le cadre de la loi - ce rehaussement facilite l'accès des PME à la commande publique.

D'autres dispositions sont en cours de discussion dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, par exemple le rehaussement du seuil de publicité et de mise en concurrence pour les marchés innovants, qui tient directement compte du rapport Draghi, et de la possibilité de réserver certains lots d'un marché aux jeunes entreprises innovantes (JEI).

S'agissant de l'enjeu de la souveraineté, je commencerai par rappeler le droit actuel : il est guidé par un principe d'égalité d'accès à la commande publique et de non-discrimination, ce qui interdit en principe la prise en compte de considérations liées à la nationalité de l'entreprise bénéficiaire du marché. Il y a quelques tempéraments puisque les directives permettent notamment d'exclure une candidature provenant d'une entreprise établie dans un État tiers qui n'est pas couvert par l'accord sur les marchés publics de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ou par une convention internationale prévoyant l'ouverture des marchés publics de l'État en question. C'est un premier levier qui permet d'exclure des candidatures provenant d'États tiers. Ensuite, la directive sur les secteurs dits spéciaux permet également d'exclure des candidatures en considération de la part de productions réalisées dans des États tiers non soumis, là encore, à des accords ou des conventions internationales. On peut également citer le règlement Net-zero Industry Act qui tient compte pour la première fois du degré de dépendance de l'Europe à des pays tiers pour les filières considérées : lorsque la majorité de la production provient d'États tiers, alors les acheteurs concernés auront l'obligation d'introduire des clauses prévoyant l'origine européenne majoritaire des produits commandés - cela concerne par exemple les filières dites d'industrie propre, comme la production de batteries, de pompes à chaleur, de panneaux photovoltaïques. C'est nouveau sur le plan conceptuel pour le droit européen, puisqu'on peut désormais tenir compte du degré de dépendance sur ces secteurs dits spéciaux, c'est un outil de souveraineté européenne pour des filières industrielles stratégiques.

Parmi les perspectives, il est intéressant de lire les deux communications que la Commission européenne a publiées en début d'année, relatives à la boussole de compétitivité et aux industries vertes : elles emploient expressément le terme de préférence européenne. La Commission européenne annonce que les initiatives européennes en matière d'industrie verte stratégique et en matière de commande publique devront intégrer cette. Il nous appartiendra de donner un contenu juridique plus précis à cette notion, c'est l'un des enjeux de la révision et de la négociation qui s'annonce. Il faudra préciser ce qu'est la préférence européenne, notamment la façon dont on demandera aux acheteurs de s'assurer de l'origine européenne des produits qu'ils acquièrent. C'est une bascule qui devrait s'accentuer, sous réserve de la négociation à venir. Les autorités françaises y sont favorables, et ce de façon transversale, pas seulement pour quelques secteurs stratégiques mais pour le cadre général de la commande publique applicable au niveau européen.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous ne m'apportez pas de réponse sur l'hébergement des données de santé et de l'enseignement supérieur que vous venons de confier à Microsoft. Est-ce qu'il y a eu une mise en concurrence ? Pourquoi ne pas recourir à des clouds français, qui présentent toutes les garanties ? Le président Trump déclare une guerre économique à l'Europe, pourquoi parle-t-on de souveraineté industrielle et numérique européenne, si nous continuons à confier nos données aux entreprises américaines ? On vient de passer à Microsoft une commande d'un montant de 74 millions d'euros, j'avoue ne pas comprendre, et être inquiet...

Mme Clémence Olsina. - Je vous réponds à la place qui est la mienne. La DAJ n'est pas prescriptrice des achats de l'État, c'est le rôle de la DAE. Nous lui apportons un conseil juridique et nous nous inspirons de ses expériences pour élaborer les évolutions du droit de la commande publique que nous proposons. Je ne peux pas vous répondre sur la passation des marchés que vous évoquez, mais le droit actuel permet d'introduire dans les marchés des considérations qui ont trait à des enjeux de sécurité, en particulier à la sécurité des données - dès lors que cela ne discrimine pas des entreprises issues d'États membres de l'UE.

M. Victorin Lurel. - Quelle est la différence entre secteurs spéciaux et stratégiques - et qui en décide ? Le Gouvernement, par décret ? Je me souviens que Dominique de Villepin avait décidé que Danone était une entreprise stratégique. Ou bien est-ce l'Europe ?

Peut-on vraiment parler de souveraineté numérique s'il n'est pas possible d'interdire que des données sensibles soient hébergées à l'étranger ?

Le principe de préférence européenne est-il déjà dans les textes européens ? Un acheteur peut-il aujourd'hui en faire usage, la faire figurer dans le règlement d'une consultation et la retenir comme critère d'attribution d'un marché ?

M. Daniel Salmon. - Quels critères peut-on mettre en place, pour éviter qu'une dépendance vis-à-vis d'un éditeur ne s'instaure, sur la maintenance des produits que nous achetons ? Je pense par exemple aux logiciels - est-ce qu'il y a des critères qu'on puisse utiliser pour orienter la commande publique ?

Les marchés publics, ensuite, font l'objet de publicité dans la presse, c'est une source de revenus pour la presse et j'ai entendu dire qu'il n'y aurait bientôt plus d'obligation : qu'en est-il ?

Mme Clémence Olsina- Les secteurs spéciaux et stratégiques sont deux notions différentes. Le droit européen applicable résulte des directives de 2014 que j'ai citées, l'une qui est applicable aux secteurs dits classiques, et l'autre qui vise les secteurs dits spéciaux, qui sont l'eau, l'énergie, les transports et les services postaux et font l'objet de règles propres en matière de commande publique.

Les secteurs stratégiques, eux, sont en cours de définition à l'échelle européenne, après l'annonce faite par la Commission européenne d'une initiative législative qui devrait arriver d'ici la fin de l'année, en réponse au contexte géopolitique, afin de mieux les protéger. Elle inclura un volet relatif au droit de la commande publique, qui pourrait comporter pour la première fois cette notion de préférence européenne.

Dans le droit actuel, on ne peut pas inclure de préférence européenne dans la commande publique, sous les réserves que j'ai évoquées, liées à la présence d'accord sur la commande publique, et du degré de dépendance à l'égard de pays tiers.

J'ai oublié de mentionner des textes importants en matière de défense commerciale qui ont été adoptés en 2023 par l'Union européenne à l'initiative de la Commission, qui renforcent les outils européens face à des pratiques déloyales de pays tiers, notamment en termes de fermeture d'accès à leurs marchés publics ou en matière de subventions. Ces outils existent, contrairement à la notion de préférence européenne, qui est absente du droit en vigueur. La Commission l'annonce et la France y est favorable, en particulier dans le contexte économique actuel.

En matière de sécurité des données, il est déjà possible de retenir des critères permettant de s'assurer de la sécurité des solutions d'hébergement. Des dispositions plus adaptées seront sans doute négociées dans le cadre de la révision des directives, pour tenir mieux compte des enjeux de cybersécurité, par exemple.

Votre question sur la publicité des marchés publics dans la presse quotidienne régionale (PQR) se rapporte à l'article 4 du projet de loi de simplification de la vie économique - qui prévoit, à l'initiative du Gouvernement, d'étendre le recours au profil d'acheteur de l'État Place. Cet article ne remet nullement en cause l'obligation de publicité des marchés publics, ni dans son champ ni dans ses supports. Ce que le Gouvernement a proposé, et que le Sénat a souhaité étendre à l'occasion de l'examen de ce texte, c'est le recours à Place en l'ouvrant à tous les établissements publics de l'État et aux organismes sociaux, ce qui représente à peu près 17 % des marchés, tout le reste restant un secteur concurrentiel pur, occupé par les profils d'acheteur qui sont développés par des éditeurs de logiciels privés et donc notamment par la presse quotidienne régionale. L'évolution introduite au Sénat propose d'étendre Place aux collectivités territoriales qui en feraient la demande. C'est une initiative parlementaire qui reste en débat dans le texte.

M. Simon Uzenat, président. - Comment votre activité s'articule-t-elle, au quotidien, avec celle de la DAE ? Quels sont vos moyens d'intervention, quelles limites posez-vous à la DAE, quels sont vos outils pour les faire respecter ?

La Cour des comptes, que nous avons auditionnée, nous a dit que les considérations environnementales étaient finalement assez marginalement prises en compte, et la Cour des comptes européenne estime que la concurrence réelle diminue sur les marchés publics. Comment prenez-vous ces éléments en ligne de compte - et avez-vous l'ambition d'apporter une réponse, à la place qui est la vôtre ?

Vous avez insisté, à raison, sur la sobriété normative, tout ne se résout pas par un cadre législatif et réglementaire contraignant ; cependant, quand il y a de la souplesse, il y a aussi de l'inertie. L'État, par exemple, aurait dû, depuis un certain temps déjà, adopter son schéma de promotion des achats socialement, écologiquement responsables (Spaser). Votre direction n'est pas prescriptrice des achats, c'est la DAE, mais votre rôle consiste tout de même à garantir que l'État respecte les règles qu'il fixe pour tous, notamment pour les collectivités territoriales. Ce n'est pas le cas ici, il n'y a pas de sanction ni de contrôle. La Cour des comptes nous a dit que des engagements avaient été pris pour que l'État adopte son Spaser à la fin 2024 : cela ne s'est pas produit, pourquoi ? Quel est le circuit de décision, quelle place y occupe la DAJ ?

Nous pouvons nous retrouver, ensuite, sur la modernisation des outils numériques. Vous avez parlé des données essentielles, qu'en est-il des données étendues et quelle signification donnez-vous précisément à la modernisation des outils numériques ? Il y a plusieurs enjeux, en particulier celui de l'interopérabilité des systèmes aussi bien du côté de l'État qu'entre l'État et les collectivités. Certaines d'entre elles peuvent être à la pointe sur le sujet, comme la région Bretagne. Dans ce cas, l'État est arrivé en retard, et ne s'est pas préoccupé de l'interopérabilité.

Enfin, je pense aux outre-mer et à Mayotte en particulier, où l'on a vu des défaillances mais chacun se renvoie la balle. Or, ne serait-ce que sur le sujet aussi essentiel que l'eau, au-delà des effets d'annonce, on voit que les besoins ne sont pas satisfaits. La compétence relève certes du ministère de l'intérieur, mais la DAJ est référente interministérielle sur la commande publique : que pouvez-vous faire, à votre place, pour que l'État soit davantage au rendez-vous dans les situations d'urgence ?

Mme Clémence Olsina. - Vos questions me conduisent à clarifier notre rôle et notre articulation avec les acheteurs de l'État, les ministères, dont la DAE assure le pilotage et la coordination. La DAJ a un rôle de conseil, de partenaire et d'observateur - et ces rôles nourrissent nos propositions de normes nouvelles. Un rôle de conseil : tous les marchés conclus par les ministères ne transitent pas par la DAJ, heureusement, nous sommes experts du cadre juridique existant et nous sommes là pour le clarifier ou apporter de la sécurité juridique, mais nous n'exerçons pas de contrôle préalable de légalité. Nous sommes des interlocuteurs permanents de la DAE, nous sommes saisis chaque fois qu'une difficulté juridique apparaît, par exemple lorsqu'il faut faire usage des concepts d'urgence ou de circonstances exceptionnelles, pour faire face à des besoins inédits. On nous demande aussi de faire le point sur des évolutions normatives, comme les considérations environnementales. C'est un point sur lequel nous avons beaucoup échangé avec la DAE, qui en a fait un de ses objectifs, avec des résultats importants puisque les marchés de l'État intègrent déjà à 55 % des considérations environnementales, avant même l'entrée en vigueur de cette obligation...

M. Simon Uzenat, président. - La Cour des comptes indique 7 %, c'est dans son rapport de décembre 2024...

Mme Clémence Olsina. - Nous avons, ensuite, un rôle de partenaire sur certains chantiers, en particulier numériques, dès lors qu'ils concernent Place et plus largement les opérateurs de la commande publique et des éditeurs de profils d'acheteur. La DAJ est partenaire dès lors qu'on excède le seul champ de l'État et qu'apparaissent des enjeux d'interopérabilité avec les autres acheteurs. Enfin, nous avons un rôle d'observateur et nous intégrons tous les « irritants » pour proposer des évolutions normatives au plan interne ou européen.

La DAE est pilote sur le Spaser. Nous avons lu le projet, vérifié sa conformité au cadre juridique applicable et, à ma connaissance, il est en cours de finalisation, a été soumis à la concertation interministérielle, pour une adoption devant intervenir très prochainement.

Sur l'aspect environnemental, vous vous référiez au rapport de la Cour des comptes ?

M. Simon Uzenat, président. - La Cour nous a dit aussi que si la prise en compte des considérations environnementales augmentait - on serait passé de 20 à 40 % des marchés en valeur - l'effet resterait très marginal, car les critères retenus ne conduiraient pas à changer d'attributaire. Il n'y aurait pas d'effet de transformation. Êtes-vous en mesure d'en tenir compte, non pas dans les achats eux-mêmes, puisque vous n'êtes pas en position d'acheteur, mais dans les conseils que vous donnez ? Même chose pour le Spaser, l'État enjoint aux acheteurs publics d'en faire un, mais il sera lui-même parmi les tout derniers à respecter le calendrier. C'est incroyable ! La DAJ a-t-elle eu à le rappeler au pouvoir exécutif ? Avez-vous un moyen de faire que l'État soit au rendez-vous ?

Mme Clémence Olsina. - Il est encore tôt pour considérer que l'intégration des considérations environnementales dans les marchés publics est uniquement cosmétique, car les règles nouvelles ne sont pas encore d'application pleine et entière. Elles le seront en août 2026 et d'ici là, nous parlons des considérations environnementales qui ont été intégrées à titre volontaire par les acheteurs, notamment l'État.

Je n'ai pas connaissance du rapport de la Cour des comptes que vous citez, je l'examinerai assurément ; en attendant, je m'interroge sur le raisonnement qui consisterait à dire que le critère environnemental n'aurait pas d'effet dès lors que l'attributaire ne changerait pas : il faut regarder ce que fait l'attributaire.

Troisième point, l'importance qu'il y a d'enrichir les données. L'OECP mesure déjà la présence des considérations et clauses environnementales dans les marchés publics, qui a doublé en trois ans puisqu'on est passé d'environ 16 % à un peu moins de 30 %. Cette évolution est significative. Qui plus est, les nouvelles données essentielles de la commande publique, telles qu'elles sont prévues par les arrêtés de fin 2022, que nous sommes en train d'intégrer, comporteront une granularité plus fine s'agissant de ces considérations environnementales, ce qui éclairera bien mieux les politiques publiques en la matière.

La DAJ a été consultée sur le Spaser de l'État et nous sommes en contact très étroit avec la DAE sur le sujet. Ce schéma est une priorité pour elle, c'est ce que je vois depuis que j'ai pris mes fonctions, mais je ne peux guère vous répondre sur les initiatives que mon prédécesseur avait prises, éventuellement, pour accélérer le processus. Je ne peux pas non plus vous répondre sur les raisons du retard, n'étant pas pilote, je ne peux que vous dire que le Spaser est en cours de finalisation.

À Mayotte, la DAJ est intervenue surtout dans l'élaboration du projet de loi d'urgence, nous y avons proposé plusieurs dérogations en matière de publicité et de concurrence pour les marchés publics - en particulier l'absence d'obligation pour les marchés de moins de 100 000 euros quel qu'en soit le domaine, et pas seulement pour les marchés de travaux. Nous avons aussi proposé un assouplissement de ces règles pour les marchés de moins de 2 millions d'euros, ainsi qu'une dispense à l'obligation d'allotissement. Nous n'avons pas été, en revanche, sollicités par le ministère de l'intérieur, mais par d'autres ministères qui souhaitaient sécuriser le recours, au regard de l'urgence, à des marchés de gré à gré.

M. Victorin Lurel. - Vous dites que l'essentiel du marché de la publicité pour la PQR est préservé, est-ce à dire que seule la DAE ne serait plus soumise à l'obligation actuelle ?

Mme Clémence Olsina. - Il faut distinguer deux sujets. D'abord, celui des obligations de publicité : elles s'appliquent de la même manière à tous les acheteurs, avec des règles différentes en fonction de la nature des marchés et des seuils, et elles ne changent pas. Ensuite, ce qui évolue, c'est le support numérique par lequel vont transiter les procédures de passation des marchés, ce qu'on appelle les profils d'acheteur. Aujourd'hui, l'État porte un profil d'acheteur dématérialisé qui est la plateforme Place, opérée par la DAE et l'Agence pour l'informatique financière de l'État (AIFE), qui est son maître d'oeuvre. Ce que propose le Gouvernement, c'est d'étendre en partie le champ du recours obligatoire à ce profil d'acheteur de l'État à l'ensemble de ses établissements publics et aux organismes sociaux.

M. Victorin Lurel. - Le Spaser est une obligation depuis 2014, son seuil est établi à 50 millions d'euros d'achats, est-ce qu'il est appelé à évoluer ? Quelle en est l'opposabilité, la valeur juridique, en particulier pour les collectivités ?

Comment, ensuite, a évolué le droit des concessions ?

Enfin, quelles mesures pourrait-on intégrer à un Small Business Act à la française ? Lorsque j'étais ministre, nous avions fait adopter des mesures permettant de prendre en compte quelques critères supplémentaires dans le règlement de consultation de marchés, liés aux circuits courts alimentaires, au caractère peu émetteur de COde l'offre. Nous avions aussi examiné récemment un texte qui rendait possible, en outre-mer, au-delà d'un seuil de 500 000 euros, de réserver un tiers du marché à des PME. Il y avait eu une expérimentation, qui n'avait pas été reconduite, et j'ai fait adopter un amendement pour la relancer dans le projet de loi de simplification de la vie économique. Nous l'avions appelé la stratégie du bon achat. Est-ce qu'on peut envisager de favoriser les acteurs économiques de proximité, notamment pour la fourniture en produits alimentaires des hôpitaux, les maisons de retraite, les cantines scolaires ?

Et quelles difficultés opérationnelles pourrait-on lever pour mieux faire face aux situations d'urgence et aux circonstances exceptionnelles, comme on l'a vu à Mayotte mais aussi à Saint-Martin il y a quelques années après le cyclone Irma, afin de mieux mobiliser les crédits publics et les engager dans des délais raisonnables ?

Mme Clémence Olsina. - Le Spaser était obligatoire pour les collectivités territoriales et n'a été rendu obligatoire pour l'État qu'à partir de 2023. Cependant, cette obligation légale n'est pas sanctionnée, effectivement. C'est un document de portée programmatique.

Comment favoriser l'accès des PME à la commande publique, comme le fait le Small Business Act américain ? Notre droit offre déjà des outils, avec le principe d'allotissement, lequel rend les marchés publics plus accessible aux PME, avec la possibilité de réserver aux PME jusqu'à 20 % des marchés globaux - ce seuil vient de passer de 10 % à 20 % lorsque le titulaire n'est pas une PME ou un artisan, il doit s'engager à confier à des PME ou à des artisans une part d'au moins 20 % du montant prévisionnel du marché à des PME. Il y a, également, les règles relatives à l'exécution financière des marchés, qui jouent un rôle très important dans l'encouragement des PME à accéder à la commande publique - avec l'obligation pour les acheteurs à passer des marchés à prix révisables, ou encore l'adaptation des seuils définis pour les avances et les retenues de garantie lorsque le titulaire du contrat est une PME. Il en va de même pour les seuils de publicité et de mise en concurrence : nous étions à 15 000 euros en 2016, et sommes passés d'abord à 25 000 euros puis 40 000 euros, et même à 100 000 euros pour les marchés de travaux. C'est encore une façon de faciliter l'accès des PME aux marchés publics. Enfin, des dispositions sont en cours de discussion dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, pour l'expérimentation outre-mer d'une réservation de 30 % des parts d'exécution de marché aux PME locales - la commission spéciale de l'Assemblée nationale l'a adoptée la semaine dernière.

Tous ces éléments concourent à ce que des PME participent à la commande publique. Je me permets cependant d'attirer votre attention sur le fait qu'il faut respecter un certain équilibre, beaucoup des personnes auditionnées devant votre commission vous l'ont dit. À trop imposer de règles dans ce domaine, on peut créer de la contrainte pour les acheteurs et il faut tenir compte de ce que tout marché ou toute prestation ne trouve pas toujours de PME apte à répondre au besoin.

M. Victorin Lurel. - Le principe d'allotissement est utile, mais il m'est arrivé, lorsque je dirigeais un exécutif local, de ne pas allotir parce que le marché était complexe. On me l'a alors reproché : jusqu'où ce principe est-il obligatoire ?

Mme Clémence Olsina. - Il y a des dérogations, par exemple via un marché global, ce qui justifie la réservation d'une part minimale pour les PME, qui est de 20 %.

M. Victorin Lurel. - Quelle a été l'évolution du droit de la concession ?

Mme Clémence Olsina. - Il n'a guère connu d'évolution conceptuelle importante depuis l'adoption de la directive de 2014, qui lui est propre. Je saisis l'occasion pour signaler qu'un enjeu important pour nous est d'intégrer le champ des concessions à l'activité d'analyse et de traitement des données essentielles effectuée par l'OECP. Nous pourrons ainsi mieux éclairer l'évolution des pratiques d'achat, qui ne justifient pas forcément des évolutions normatives. La révision des directives européennes concernera bien celle relative aux concessions.

M. Simon Uzenat, président. - En Bretagne, nous avons mis en ligne un Observatoire des données de l'achat public au printemps 2022, nous étions les premiers à avoir fait un tel travail. Nous y intégrons progressivement les données relatives aux concessions et aux délégations de service public. Aussi, l'expérience me pousse à inviter l'État, quand il travaille sur les données, sur leur qualification et leur récolte, à y associer les collectivités le plus tôt possible et à tenir compte du temps d'avance qu'elles peuvent avoir sur certains sujets. Trop souvent, l'État intervient après les collectivités et fixe tardivement des règles ou impose des contraintes qui rendent inopérants des outils pertinents qu'elles ont développés et mettent en libre-service. C'est le cas en particulier dans le domaine des marchés publics, où les collectivités jouent un rôle important et où la co-construction, plutôt qu'une dynamique descendante, devrait être naturelle. N'y voyez, naturellement, aucun reproche personnel.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Pierre-Henri Morand et François Maréchal, économistes spécialistes de la commande publique (en visioconférence)

(Mercredi 2 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Mes chers collègues, pour clore cette semaine d'auditions, nous approfondissons un champ que nous avons abordé le 19 mars dernier, avec M. Stéphane Saussier et Mme Anne Perrot, celui de l'analyse économique de la commande publique. Nous avions alors constaté que, selon la théorie économique, l'efficience de la commande publique repose sur un cadre contractuel le plus libre possible. Cette approche contraste quelque peu avec notre vision, partagée par une large majorité d'élus locaux, qui considère la commande publique comme une politique publique à part entière, intégrant des objectifs environnementaux et sociaux. Néanmoins, cette analyse économique reste pertinente, offrant un regard contradictoire et passionné sur le sujet. Elle rappelle également que la commande publique n'est pas un domaine réservé aux juristes, mais doit être appréhendée comme un phénomène économique à part entière.

Aujourd'hui, nous accueillons Monsieur Pierre-Henri Morand, économiste et chargé de mission à l'Agence française anticorruption, et Monsieur François Maréchal, professeur d'économie à l'Université de Franche-Comté, pour poursuivre ce dialogue. Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu public. Je rappelle également que tout faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit une amende de 75 000 euros et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans selon les circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Pierre-Henri Morand et François Maréchal prêtent serment.

Lors de leur audition, Monsieur Saussier et Madame Perrot ont adopté une approche générale, en nous présentant la façon dont l'analyse économique perçoit la commande publique. Nous souhaitons approfondir aujourd'hui certains aspects, notamment recueillir votre point de vue sur les évolutions récentes liées à la prise en compte de la transition écologique et au rôle de soutien à l'économie locale de la commande publique. Je sais que ce sujet vous est familier, car vous avez co-écrit un article en septembre 2022 intitulé « Achats publics responsables et achat local, enseignements des données ouvertes françaises ». Cela rejoint une autre préoccupation de notre commission d'enquête, à savoir le pilotage par la donnée de la commande publique, désormais impératif au vu des nombreuses missions qui lui sont imparties. Nous sommes particulièrement intéressés par votre évaluation de l'appareil statistique de l'État, piloté par l'observatoire économique de la commande publique (OECP). Estimez-vous qu'il est à la hauteur des enjeux actuels ? De manière plus générale, votre regard extérieur sur les pratiques des acheteurs publics et les mutations récentes du droit de la commande publique nous sera très précieux.

Je vous propose à chacun un propos liminaire d'une dizaine de minutes maximum, après quoi le rapporteur et les membres de notre commission d'enquête vous poseront leurs questions.

M. François Maréchal, économiste. -J'ai suivi avec attention une grande partie des débats que vous avez menés avec les différents acteurs de la commande publique. Je m'efforcerai d'éviter les redondances avec mes collègues économistes et de vous apporter, dans un premier temps, quelques analyses peut-être inédites, notamment sur la méthode de notation des offres et leurs implications.

M. Pierre-Henri Morand, économiste. - Mon propos préliminaire s'articulera autour de trois points principaux.

Premièrement, je souhaite objectiver, grâce aux données disponibles, la performance environnementale et l'évolution de l'achat vert, ainsi que ses implications, notamment en ce qui concerne l'accès des PME à la commande publique. Je proposerai également une réflexion sur les liens entre achat vert et achat local, un sujet qui a été abordé à plusieurs reprises devant votre commission d'enquête. Nous verrons que ces deux aspects ne sont pas totalement étanches, ce qui nous permettra d'aborder la question du localisme et d'examiner comment les données permettent d'objectiver le caractère local ou non de l'achat public. Deuxièmement, nous nous intéresserons à la qualité des données et au pilotage par la donnée, revenant ainsi sur la question des statistiques disponibles pour les analyses, que vous avez évoquée en introduction.

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je souhaite souligner un élément frappant : lors de l'audition de mes collègues Saussier et Perrot, il est apparu que l'estimation du montant de la commande publique en termes de points de PIB variait considérablement, avec des chiffres allant de 8 % à 16 %. Cette marge d'erreur est considérable, représentant environ un quinzième de la richesse nationale. Il est rare de rencontrer un domaine de politique publique où l'imprécision est si importante dans l'évaluation de son poids économique. Cette situation soulève évidemment des questions sur la qualité et la fiabilité des données disponibles.

Nous reviendrons d'abord sur la posture des économistes par rapport à l'analyse de la commande publique, qui comprend deux approches fondamentales. La première, dite normative, soutient qu'il ne faut pas utiliser de clauses environnementales dans la commande publique, arguant qu'une politique de premier rang doit reposer sur d'autres instruments, tels qu'une taxe carbone bien calibrée, qui seraient plus efficaces. La seconde approche, plus pragmatique, reconnaît que nous n'évoluons pas dans un monde idéal et que l'utilisation de la commande publique en soutien à d'autres politiques publiques est une réalité mondiale. En effet, l'évolution de la commande publique vers l'intégration de critères environnementaux, sociaux, ou favorisant l'innovation et les PME, est un phénomène global. L'Organisation mondiale du commerce (OMC) elle-même reconnaît depuis 2004 la possibilité d'inclure des critères environnementaux pour sélectionner des entreprises dans un marché public. Face à cette réalité, notre questionnement doit porter sur l'efficacité de cette approche : pouvons-nous en mesurer les coûts et les bénéfices ?

L'évaluation des politiques publiques en matière de commande publique se heurte à un manque de données empiriques solides. Les études académiques, bien que nombreuses, restent lacunaires et ne permettent pas de trancher définitivement les débats soulevés par votre commission. En particulier, il n'existe pas de consensus ni d'études rigoureuses permettant de chiffrer précisément le bénéfice environnemental lié au surcoût engendré par la recherche de performance environnementale dans la commande publique. Néanmoins, nous pouvons examiner certaines questions spécifiques. Par exemple, l'incorporation de clauses environnementales affecte-t-elle négativement la participation des PME à la commande publique ? Est-ce un instrument pertinent ? Une étude récente, publiée dans la revue Small Business Economics par Adrien Deschamps, doctorant en économie que j'encadre, apporte des éléments de réponse. Contrairement aux intuitions, l'étude ne montre pas d'effet négatif clair de l'incorporation de critères environnementaux sur la participation des PME aux marchés publics. Dans certains secteurs spécifiques, on observe même un effet positif. Bien que ces résultats nécessitent d'être confirmés par d'autres études, ils suggèrent que l'impact sur les PME n'est pas nécessairement défavorable.

Concernant l'impact territorial de l'achat vert, il est important de distinguer l'utilisation légitime de critères environnementaux et leur instrumentalisation à des fins de localisme. Les données montrent que la distance moyenne entre acheteurs et fournisseurs est déjà relativement faible : selon celles du Tender electronic daily (TED), qui est le supplément électronique du Journal officiel de l'Union européenne (JOUE), elle est de 242 kilomètres en moyenne pour tous types de marchés, avec plus de 50 % des marchés attribués à moins de 65 kilomètres et 25 % des marchés attribués à moins de 13 kilomètres. Selon les données essentielles de la commande publique (DECP), qui intègrent des marchés de plus faibles montants, la distance moyenne est de 165 kilomètres, avec 50 % des marchés attribués à moins de 49 kilomètres. L'incorporation de clauses environnementales tend à réduire davantage ces distances. Par exemple, pour les marchés de fournitures, la distance moyenne passe de 315 à 251 kilomètres avec des clauses environnementales, et pour les services, de 195 à 139 kilomètres. Il est crucial de souligner que cette corrélation entre critères environnementaux et proximité ne doit pas être interprétée comme une justification pour instrumentaliser les clauses environnementales à des fins de localisme. L'objectif premier doit rester la performance environnementale, la proximité accrue n'étant qu'une conséquence potentielle.

M. Simon Uzenat, président. - J'entends parfaitement votre point de vue et je trouve vos chiffres très intéressants. Cependant, en tant que conseiller régional de Bretagne, particulièrement attentif aux achats de la collectivité, je souhaite apporter un éclairage concret sur notre expérience. Prenons l'exemple du granit breton, qui fait face à une concurrence internationale, d'abord asiatique, puis ibérique. L'inclusion de clauses ou conditions environnementales dans nos marchés n'est pas une instrumentalisation. Inscrire dans les marchés publics l'obligation d'un remplacement rapide est un levier permettant une proximité entre le lieu de production et d'utilisation, et donc donner priorité, je l'assume, au granit breton, qui a obtenu une indication géographique. Cette approche va donc au-delà de la simple valorisation de la production locale, puisqu'elle permet de limiter l'empreinte carbone en réduisant les distances de transport. Je pense que de nombreux acheteurs partagent cette vision, cherchant à aligner leur politique d'achat avec leurs objectifs politiques plus larges, dans une approche positive, comme vous l'avez évoqué.

M. Pierre-Henri Morand. - Je souscris entièrement à vos propos. Il est vrai que des études de cas spécifiques, comme celle que vous mentionnez, peuvent illustrer ce phénomène. Mon intention n'est pas de remettre en question l'utilisation de critères environnementaux par les acheteurs publics ou les collectivités pour favoriser les productions locales. Je souhaite simplement souligner que d'un point de vue économique, la recherche systématique du localisme n'est pas nécessairement la meilleure stratégie.

Permettez-moi d'apporter quelques chiffres supplémentaires. La région Bretagne est effectivement à l'avant-garde en termes de données sur sa commande publique. Actuellement, 50 % des marchés de fournitures, 62 % des marchés de travaux et 27 % des marchés de services se réalisent dans la même région que celle de l'acheteur. Au niveau départemental, ces chiffres sont respectivement de 32 %, 17 % et 49 %, et au niveau de l'établissement public de coopération intercommunale (EPCI), de 18 %, 9 % et 25 %.

Ces données montrent déjà une forte tendance naturelle à la structuration locale de la commande publique. Cependant, une étude géographique plus approfondie que j'ai menée avec deux collègues géographes révèle que ces marchés permettent également de connecter l'ensemble du territoire national. En analysant les interactions entre les 13 régions métropolitaines françaises, nous obtenons un graphe quasi complet. En moyenne, chaque région est connectée à 97 % des autres régions par des transactions de marché public. À l'échelle départementale, bien que le graphe soit moins complet, nous observons toujours l'importance des échanges interrégionaux et interdépartementaux. Il est crucial de garder à l'esprit que le protectionnisme local, parfois promu, peut avoir des effets pervers. Chaque territoire est à la fois local pour lui-même et extérieur pour tous les autres. Si chaque collectivité favorisait exclusivement ses entreprises locales, cela priverait les entreprises de nombreuses opportunités en dehors de leur territoire d'origine. De plus, les territoires ne sont pas équilibrés en termes de marchés obtenus et passés. Par exemple, la région Bretagne a un ratio de 0,8, ce qui signifie qu'elle obtient moins de marchés qu'elle n'en passe. D'autres régions, comme l'Île-de-France, ont un ratio supérieur à 1. Ces échanges interrégionaux structurent l'économie nationale et permettent à certaines régions de bénéficier de marchés extérieurs.

En conclusion, il faut considérer l'impact global d'une politique de localisme extrême. Si chaque département se concentrait uniquement sur son tissu industriel local, cela créerait 95 petits marchés inaccessibles aux autres acteurs économiques, ce qui pourrait être préjudiciable à l'échelle nationale.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie pour ces précisions. Il est important de souligner que les données dont vous parlez sont basées sur les sièges administratifs enregistrés des entreprises, qui peuvent parfois différer des lieux de production réels. Cette précision n'enlève rien à l'intérêt de votre travail, mais il s'agit d'une limite dont nous sommes conscients, tant du côté des collectivités que de l'État. Ce sont bien les sièges sociaux et leurs lieux d'implantation qui font foi dans ces analyses.

M. Pierre-Henri Morand. - Pour être tout à fait précis, les données se basent sur le numéro SIRET de la filiale ayant remporté le marché. L'acheteur est également localisé par son numéro SIRET. Cependant, ces informations ne reflètent pas nécessairement la réalité des flux de sous-traitance ou d'approvisionnement. Prenons l'exemple des achats de masques durant la crise sanitaire. Sur 29 marchés d'achats de masques identifiés en 2021, tous les attributaires étaient des entreprises françaises, avec une répartition géographique variée. Toutefois, ces données ne nous renseignent pas sur l'origine réelle des masques. Nous savons que la production était en grande partie localisée en Chine, et que de nombreux attributaires français étaient en fait des négociants s'approvisionnant à l'étranger. Il est donc essentiel d'interpréter ces chiffres avec prudence. Ils nous informent sur la localisation de l'entreprise attributaire et de l'administration passant le marché, mais pas nécessairement sur le lieu de production effectif. Cette limite s'applique également aux distances kilométriques mentionnées. Par exemple, pour l'achat de denrées alimentaires par un conseil régional, la distance est calculée entre le siège du conseil régional et l'entreprise attributaire, et non entre le lieu de consommation finale (comme un lycée) et le lieu de production.

Je vais aborder la question des lacunes dans les données disponibles. Les chiffres que j'ai présentés concernent uniquement les proportions de marchés attribués, sans mentionner les montants. Cette absence d'information sur les montants est problématique et s'explique par deux raisons principales. Premièrement, les données sur la valeur des marchés, que ce soit dans les DECP, le BOAMP ou le TED, sont inexploitables à des fins statistiques. La notice technique du TED stipule d'ailleurs explicitement qu'aucune statistique ne doit être réalisée sur les montants. Deuxièmement, les données du BOAMP, bien que riches en informations, présentent des lacunes importantes. Actuellement, 25 % des avis d'attribution ne mentionnent pas le numéro SIRET de l'entreprise sélectionnée, et 6 % ne renseignent même pas celui de l'acheteur. Cette situation rend difficile l'identification précise des parties impliquées dans les marchés publics. Il est révélateur que la Cour des comptes, dans son récent rapport sur la prise en compte des enjeux de développement durable dans les achats de l'État, ait dû recourir à des données enrichies par un travail de recherche doctoral plutôt qu'aux données officielles du BOAMP ou des DECP. Bien que cela constitue une bonne pratique de science ouverte, cela souligne également les insuffisances des informations disponibles.

Malgré les évolutions des DECP, leur contenu reste lacunaire. Le croisement des données du BOAMP et des DECP révèle des incohérences, notamment dues à un manque de remontée d'informations de certains profils d'acheteur. De plus, l'obligation de publier les DECP n'étant pas assortie de sanctions, son respect n'est pas systématique. Les formats de données ne sont pas non plus optimisés pour une analyse statistique pertinente. Par exemple, la définition du montant d'un marché n'est pas clairement établie, particulièrement pour les accords-cadres. Les informations sur l'exécution réelle des marchés et la répartition entre les entreprises attributaires ne sont pas disponibles. La multiplicité des plateformes et l'absence de centralisation complète des données de la commande publique contribuent à cette situation. Malgré l'arrêté de 2024 sur les nouvelles DECP, qui devrait inclure des informations sur les critères et clauses environnementales, les extractions récentes montrent des écarts significatifs avec les données du BOAMP : cinq fois moins ! En conclusion, si nous considérons l'achat public comme une politique publique à part entière, le pilotage par la donnée devient un enjeu essentiel.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie, Monsieur Morand, pour ces explications passionnantes et très éclairantes. Monsieur Maréchal, je vous cède la parole.

M. François Maréchal. - Nous nous dirigeons vers une augmentation du nombre de critères dans les marchés publics, notamment environnementaux et sociaux. La question fondamentale que je me pose est de savoir si la procédure actuelle, même sans l'ajout de nouveaux critères, est véritablement efficace en tant que mécanisme de mise en concurrence. Je ne suis pas sûr qu'elle le soit totalement.

Prenons un exemple simple d'un marché en procédure formalisée où l'acheteur public est tenu d'annoncer à la fois les critères et leur pondération. Dans notre exemple, nous avons deux critères : la qualité, pondérée à 30 %, et le prix, pondéré à 70 %. Trois entreprises soumissionnent. L'entreprise A excelle en qualité mais propose un prix plus élevé, tandis que l'entreprise C est moins performante sur les deux critères. Le véritable dilemme se situe entre les entreprises A et B. L'acheteur public serait-il prêt à payer 17 000 euros de plus pour une augmentation de 3,5 points en qualité ? C'est impossible à savoir, car l'acheteur public ne le dit pas et l'annonce préalable des critères et de leur pondération ne révèle pas ses véritables préférences. Les entreprises soumissionnaires ne connaissent donc pas réellement les règles du jeu. En pratique, une règle de score est utilisée : 30 % de la note en qualité plus 70 % de la note en prix. La note de qualité est généralement attribuée de manière discrétionnaire par l'acheteur public. Pour le prix, des méthodes de notation relatives sont utilisées, ce qui signifie que la note attribuée à une entreprise dépend non seulement de sa propre offre, mais aussi de celles de ses concurrents, qu'elles soient les plus ou les moins compétitives. Il est crucial de souligner que l'acheteur public n'est pas tenu de divulguer sa méthode de notation avant l'appel d'offres, bien que sa liberté de choix en la matière soit encadrée par la jurisprudence.

J'ai préparé une comparaison entre deux méthodes de notation couramment utilisées, la première recommandée par la Direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, et une seconde, également répandue. Cette dernière prend en compte à la fois l'offre minimale et maximale reçues. En analysant ces deux méthodes, on constate qu'elles peuvent conduire à des résultats divergents, désignant des vainqueurs différents pour un même ensemble d'offres. Cette disparité est problématique, alors que la méthode de notation est l'expression des préférences de l'acheteur public. La différence fondamentale entre ces méthodes réside dans leur linéarité par rapport à l'offre. La méthode recommandée par la DAJ présente une courbe convexe, non linéaire, ce qui implique que l'impact d'une modification du prix sur la note varie selon le niveau de l'offre. Concrètement, une même modification aura un effet plus important sur la note pour une offre déjà basse que pour une offre élevée. Cette non-linéarité soulève la question de sa pertinence pour refléter les véritables préférences de l'acheteur public. Je ne suis pas sûr que celui-ci en ait conscience lorsqu'il choisit sa méthode de notation.

Un autre point critique concerne la dépendance de la note d'une entreprise aux offres de ses concurrents, y compris la moins compétitive. Cette situation peut entraîner des changements de vainqueur en fonction des offres les moins pertinentes, violant ainsi le principe d'indépendance des alternatives non pertinentes. Elle pourrait potentiellement favoriser des ententes entre soumissionnaires.

J'ai également analysé une troisième méthode, caractérisée par une pente plus prononcée. Cette configuration accorde un poids relatif plus important au critère prix. Cela démontre que l'annonce des pondérations sans précision sur la méthode de notation peut être trompeuse, puisque le choix de la méthode peut significativement altérer l'importance réelle des critères.

La jurisprudence n'impose pas l'attribution de la note maximale à la meilleure offre sur chaque critère. Cependant, cette pratique peut dénaturer les pondérations initialement annoncées, créant un décalage entre les intentions affichées et la réalité de l'évaluation.

En conclusion, j'estime que l'annonce des pondérations sans précision sur la méthode de notation manque de pertinence. Les pondérations devraient être comprises comme des indicateurs de substituabilité entre critères. Par exemple, un ratio de 70-30 signifierait qu'une baisse de 10 points de la note en qualité pourrait être compensée par une augmentation de 4,9 points en prix. Toutefois, l'impact réel dépend de la méthode de notation choisie. Les méthodes relatives actuelles, où seules les pondérations sont annoncées, ne fournissent que peu d'informations sur les préférences réelles de l'acheteur. Cette opacité constitue, de mon point de vue, une entrave à la concurrence.

M. Simon Uzenat, président. - Je trouve ce sujet passionnant, d'autant plus que mon expérience en tant que président de commission d'appel d'offres m'a régulièrement confronté à des entreprises qui contestaient nos méthodes de notation.

Je souhaite aborder une question cruciale concernant la méthode de notation absolue. Actuellement, de nombreuses collectivités limitent volontairement le critère prix à 50 % maximum, voire moins. Cette approche ne risque-t-elle pas d'entraîner une explosion des coûts ? En effet, en réduisant l'importance du critère prix au profit de considérations environnementales, sociales et territoriales, certes vertueuses, ne risque-t-on pas d'inciter les entreprises à proposer des prix plus élevés, en misant sur la qualité ? Je soutiens pleinement la nécessité de repenser le modèle, mais je m'interroge sur les risques. Dans un contexte de tensions budgétaires, même les collectivités les plus vertueuses sont contraintes à des arbitrages. J'ai personnellement été confronté à une situation où, face à des propositions formidables dans le cadre d'un marché global de performance, nous avons dû opter pour une approche plus low tech, moins ambitieuse en termes d'esthétique et de fonctionnalités, afin de concilier nos objectifs sociaux et environnementaux avec une enveloppe budgétaire raisonnable.

M. François Maréchal. - Pour répondre à votre préoccupation, je me demande pourquoi l'acheteur ne pourrait pas exprimer clairement ses propres préférences. Dans l'exemple d'un marché de construction, pourquoi l'acheteur ne pourrait-il pas stipuler qu'il est prêt à payer 200 000 euros supplémentaires pour gagner trois mois sur le délai de livraison ? Cette transparence permettrait aux entreprises de comprendre précisément les enjeux et de formuler des offres véritablement concurrentielles.

M. Simon Uzenat, président. - Votre proposition soulève un point intéressant. Actuellement, les collectivités évitent de communiquer les montants maximums prévus, craignant que les entreprises ne s'alignent systématiquement sur ces plafonds. L'objectif est de préserver une marge de manoeuvre et de bénéficier du jeu de la concurrence pour potentiellement réaliser des économies, même modestes, par rapport au scénario le plus pessimiste envisagé. Nous avons observé, notamment pendant la crise ukrainienne et la période d'inflation, que certains opérateurs économiques ont considérablement augmenté leurs prix, justifiant ces hausses par le contexte inflationniste. Cette situation a parfois conduit à des doublements d'enveloppe et nous a contraints à déclarer des marchés infructueux. Si nous adoptions la transparence que vous évoquez, les collectivités ne seraient-elles pas amenées à réduire drastiquement leurs marges de manoeuvre pour garantir leur maîtrise budgétaire ?

M. François Maréchal. - Je ne suis pas convaincu que la transparence entraînerait nécessairement une augmentation des offres anormalement basses. Ces offres résultent généralement soit d'une erreur de l'entreprise, soit d'une stratégie visant une renégociation ultérieure. Je pense au contraire que la concurrence serait plus efficace si les entreprises connaissaient précisément les critères d'évaluation. Actuellement, avec des méthodes de notation opaques ou dépendant de facteurs externes, les entreprises peuvent être tentées de proposer des offres inadaptées.

M. Simon Uzenat, président. - Ma préoccupation porte moins sur la méthode de notation que sur la pondération du critère prix. Aujourd'hui, ce critère représente souvent moins de 50 % dans l'évaluation des offres. Cette tendance pourrait encourager des entreprises à proposer des solutions techniquement excellentes mais à des coûts nettement supérieurs. Selon la méthode de notation, une collectivité pourrait se retrouver à classer en première position une offre exceptionnelle en termes de qualité, mais dont le coût dépasserait largement le budget envisagé. Si nous communiquons en détail sur les enveloppes disponibles, ne risquons-nous pas d'inciter systématiquement les entreprises à viser le plafond budgétaire ? Cette situation soulève des inquiétudes quant à la maîtrise budgétaire des collectivités. Nous avons déjà constaté que les prix demandés aux collectivités sont souvent supérieurs à ceux pratiqués pour des acheteurs privés dans des situations comparables.

M. François Maréchal. - Je comprends votre préoccupation. Si c'est effectivement la réalité du terrain que vous observez, je ne peux que prendre en compte cette information.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Comment expliquez-vous le surcoût fréquemment observé dans le secteur public par rapport au secteur privé ? Quelles améliorations pourrions-nous envisager à cet égard ?

M. François Maréchal. - Cette question est effectivement centrale dans notre réflexion. Je crois que vous avez déjà auditionné l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) à ce sujet. Selon moi, le surcoût pourrait s'expliquer principalement par un manque de flexibilité et par l'existence de contrats à long terme avec des fournisseurs qui ne sont pas régulièrement remis en concurrence. Ces contrats gagneraient probablement à être renégociés plus fréquemment.

M. Pierre-Henri Morand. - La question des accords-cadres, notamment pour les centrales d'achat, soulève des enjeux importants. Ces structures passent des accords-cadres conséquents, conformément à l'objectif de mutualisation des achats. Les montants engagés sont considérables, ce qui implique que les entreprises candidates doivent être en mesure de répondre à une part significative de ces marchés. Le code de la commande publique comporte une disposition, qui n'a pas fait l'objet de contentieux devant le Conseil d'État, permettant d'agréger des accords-cadres à condition de ne pas entraver la concurrence. Je m'interroge sur la capacité des accords-cadres de 20 millions d'euros à attirer autant de concurrents potentiels que des montants plus modestes. Nous sommes face à un arbitrage complexe. D'un côté, nous reconnaissons l'intérêt de la rationalisation et des centrales d'achats pour réduire les coûts de fonctionnement des petites collectivités locales dépourvues de services achats dédiés. De l'autre, cette approche conduit à envisager des achats de grande envergure, pour lesquels le niveau de concurrence est potentiellement plus faible qu'une série de contrats de moindre importance. Il convient de réfléchir aux dynamiques concurrentielles en jeu pour ces accords-cadres de montants élevés. J'ai pu constater, à travers l'analyse de certaines données, que pour des accords-cadres particulièrement conséquents, le nombre d'entreprises soumissionnaires était de facto extrêmement limité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'effet ciseau n'est pas systématique. Paradoxalement, les marchés de grande ampleur suscitent parfois moins de réponses et s'avèrent plus onéreux. À l'inverse, en favorisant la multiplicité des offres, il est parfois possible d'obtenir un meilleur prix.

M. Pierre-Henri Morand. - Un marché d'envergure excessive n'attirera qu'un nombre restreint d'offreurs, réduisant ainsi le niveau de concurrence. Cette situation entraîne mécaniquement une augmentation du prix à l'issue du processus de mise en concurrence.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Concernant l'impact économique des récentes modifications du droit de la commande publique, notamment l'accent mis sur les achats durables et la transition écologique, pouvez-vous nous dire si cela a favorisé la concurrence ou au contraire l'a restreinte ?

M. Pierre-Henri Morand. - L'analyse des données relatives à l'accès des PME aux marchés publics, c'est-à-dire le niveau de concurrence pour les petites entreprises, en lien avec l'incorporation de clauses ou de critères environnementaux, révèle des résultats surprenants. Contrairement à l'intuition initiale qui suggérait une réduction de leur participation due à la complexité, à la lourdeur des processus et à la spécificité technique, nous n'observons pas de diminution de la participation des PME à la commande publique dans le cadre d'achats responsables. Dans certains secteurs très spécifiques, nous constatons même un effet stimulant marqué, avec un niveau de concurrence plus élevé.

Cependant, ce constat s'inscrit dans un contexte complexe. Un rapport de la Cour des comptes européenne met en évidence une baisse générale du niveau de concurrence à l'échelle européenne. Ce phénomène n'est pas exclusivement européen : le niveau de concurrence sur les marchés publics américains est extrêmement faible, avec environ 1,7 enchérisseur par marché. Cette baisse globale soulève des questions auxquelles les économistes n'ont pas encore apporté d'explications totalement satisfaisantes. Bien que l'on observe simultanément une augmentation des critères sociaux et environnementaux, il serait hâtif d'établir un lien de causalité. Les premières études menées ne démontrent pas de corrélation, du moins en ce qui concerne les PME. Néanmoins, il est crucial de comprendre pourquoi le pourcentage de marchés ne recevant qu'une seule offre a augmenté dans tous les pays européens.

La qualité des données disponibles soulève également des interrogations. Je ne suis pas entièrement convaincu que nous observerions exactement les mêmes tendances avec des données plus fiables. À titre d'exemple, lorsque j'ai analysé le rapport de la Cour des comptes européenne, j'ai constaté que la médiane du nombre d'enchérisseurs avait beaucoup moins évolué que la moyenne. Nous assistons également à la disparition de marchés extrêmement compétitifs qui comptaient parfois 50, 60, voire 70 entreprises en lice. La raréfaction de ces cas extrêmes a contribué à faire baisser la moyenne. Or, la moyenne n'est jamais un indicateur statistique fiable. En se concentrant sur la médiane, qui a moins fluctué, le diagnostic apparaît moins alarmant que ce que suggèrent les publications et les rapports, notamment celui de la Cour des comptes européenne qui, à mon sens, accorde une importance excessive à la moyenne. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas matière à réflexion sur ce sujet.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous vous remercions vivement pour le temps que vous nous avez accordé et pour votre disponibilité.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Philippe Latombe, député, rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne » (juin 2021)

(Mardi 8 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux, pour cette cinquième semaine d'auditions, en approfondissant un thème que nous avons déjà effleuré au cours des semaines passées, dans le cadre d'échanges avec les organismes et experts que nous avons entendus : celui de l'accès des entreprises innovantes à la commande publique, et, indirectement, celui de la promotion de la souveraineté numérique française et européenne.

Cette problématique essentielle n'est pas étrangère au champ de notre commission d'enquête, dans la mesure où la commande publique peut être un outil de soutien à ces entreprises innovantes, leur permettant d'amorcer leur développement, de consolider leur activité et donc d'être utiles à notre économie.

Pour partager avec nous son expertise sur la question, nous recevons M. Philippe Latombe, député de la Vendée et rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne », dont les travaux - plus de 80 auditions - se sont déroulés en 2021 et ont très largement abordé la question de la commande publique.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Latombe prête serment.

Monsieur le député, votre rapport formule cinq recommandations relatives à la commande publique, qui vont du recours accru aux entreprises technologiques nationales et européennes par les personnes publiques à une refonte des directives pour mettre en place un Small Business Act européen. Pouvez-vous nous expliquer les raisons et les objectifs qui vous ont conduit à ces conclusions ?

Vous partagez par ailleurs avec le rapporteur et moi-même, ainsi qu'un certain nombre de membres de notre commission d'enquête, des craintes sur les conditions d'hébergement en nuage chez des prestataires américains des données nationales sensibles, relatives à la vie privée de nos concitoyens, à la recherche ou au fonctionnement de nos administrations. Ceux-ci sont soumis à une législation extraterritoriale - Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa) et Cloud Act - qui permet aux autorités américaines de solliciter auprès d'eux la communication des données présentes sur leurs serveurs, même si ceux-ci sont situés en Europe, et ce sans aucune information des personnes concernées. Vous pourrez nous expliquer comment nous en sommes arrivés là et s'il est encore temps d'y remédier.

Pouvez-vous également nous confirmer que notre tissu économique et technologique est capable d'offrir des alternatives aux Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ?

Enfin, nous serions intéressés par le regard que vous portez sur la sensibilisation des acheteurs publics, au sein de l'État et dans les collectivités territoriales, à ces problématiques particulièrement complexes. À l'heure où l'achat public a pris un virage écologique marqué, à l'initiative du législateur, devrait-il également prendre davantage en compte les aspects de souveraineté numérique, au risque peut-être de le complexifier davantage ?

M. Philippe Latombe, député, rapporteur de la mission d'information de l'Assemblée nationale sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ». - Merci infiniment de cette invitation et du thème de cette commission d'enquête, dont les travaux s'annoncent particulièrement intéressants. J'attends avec impatience son rapport, qui fait écho à celui que j'ai publié en 2021 au nom de la mission d'information sur le thème « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique nationale et européenne ».

Lors des différentes auditions que nous avons menées dans ce cadre, à l'époque du Covid-19, nous nous sommes immédiatement penchés sur la commande publique par le biais des outils numériques permettant à l'ensemble de l'administration - y compris au Sénat et à l'Assemblée nationale - et des entreprises de fonctionner. Nous avons constaté une très forte dépendance européenne aux outils numériques américains, acquis sans commande publique dans la plupart des cas. Sans parler de l'actualité très récente sur les droits de douane imposés par M. Trump, le rapport Draghi montre bien que, si la croissance industrielle de l'Europe et celle des États-Unis sont à peu près similaires, la différence de valeur ajoutée, donc de PIB, sur les dix dernières années est liée aux services numériques.

Je donnerai l'exemple de Microsoft, qu'il s'agisse de sa suite Office ou de son cloud, et des produits très utiles - bien qu'inconnus du grand public - pour l'ensemble des entreprises françaises et des administrations, tels que l'outil de virtualisation VMware, qui est quasiment le seul dans son domaine. Son prix a augmenté de 40 % depuis son rachat par Broadcom, voilà près d'un an. Le 10 avril, les licences augmenteront à nouveau d'autant pour les petites et moyennes entreprises (PME).

Actuellement, nous n'avons pas d'autres solutions que ces outils. Notre adhérence à la technologie américaine est d'autant plus forte que les États-Unis soumettent l'ensemble des entreprises et des citoyens américains à deux grandes règles : le Cloud Act les contraint à communiquer des données, mais sous contrôle du juge ; le Fisa est plus problématique, car une autorisation donnée par le président des États-Unis, via un executive order, permet aux centrales de renseignement américaines de collecter des informations sans passer par un juge et sans en informer le détenteur ou le propriétaire des informations ; j'y reviendrai.

Lors des travaux de la mission d'information, deux sujets en particulier ont attiré notre attention : d'une part, les données de santé - nous étions en pleine crise sanitaire - ; d'autre part, l'identité numérique - elle émergeait au niveau européen - et son support physique, à savoir la carte nationale d'identité électronique (CNIE).

S'agissant des données de santé, le rapport de Cédric Villani relatif à l'intelligence artificielle a été suivi de la création du Health Data Hub (HDH), désormais appelé la « Plateforme des données de santé » (PDS) depuis que le tribunal de Paris en a demandé la francisation. Le HDH est un groupement d'intérêt public (GIP), et non une direction du ministère de la santé, qui a pour objet de centraliser la recherche en France sur les données de santé. Il devait notamment bénéficier d'une copie du système national des données de santé (SNDS), qui regroupe l'ensemble des données de santé issues de la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), qui concernent l'ensemble des Français et remontent à quarante ans. Ces informations sont très intéressantes et fiables, car elles sont soigneusement codifiées grâce aux codes attribués par l'administration. C'est une mine d'or pour la recherche médicale !

À l'époque, nous nous étions émus dans notre rapport que le HDH puisse héberger l'ensemble de ces données chez Microsoft, en particulier son cloud Azure, et ce sans appel d'offres. On nous avait expliqué que, dans la phase de construction du HDH, le recours à l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) était suffisant et permettait d'éviter de passer par la commande publique.

Des parlementaires ont ensuite interrogé les ministres concernés lors de séances de questions d'actualité au Gouvernement. Le ministre de la santé et le secrétaire d'État au numérique ont apporté une réponse identique au Sénat et à l'Assemblée nationale concernant la réversibilité de l'hébergement, de Microsoft vers une entité souveraine, conformément à la doctrine du « cloud au centre » - à l'époque « cloud de confiance ». Ce processus devait être mis en oeuvre dans un délai de dix-huit mois. Toutefois, trois ans plus tard, il n'est toujours pas d'actualité, bien qu'il figure, selon le HDH, dans la roadmap pour le troisième trimestre de 2025. Alors que dix-huit mois de travaux préalables sont requis, ils n'ont pas eu lieu, rendant cet objectif inatteignable.

Depuis des mois, je pose des questions au HDH sans obtenir de réponses. Je demande des documents précis, car, selon mes informations, celui-ci a été conseillé au départ par le cabinet Open, puis par Capgemini, qui a repris le contrat et fournit du conseil en stratégie à la direction générale. J'ai demandé la communication des contrats, du nombre de consultants et de leurs tarifs horaires ou journaliers, ainsi que des travaux réalisés par ces consultants pour le HDH, afin de comprendre la stratégie qui a conduit ce dernier à ne pas obéir aux instructions successivement données par les ministres.

J'avais fait une première demande avant la dissolution, puis j'en ai refait une juste après le renouvellement de l'Assemblée. En réponse, la directrice du HDH m'a renvoyé au code des relations entre le public et l'administration (CRPA), m'indiquant que, sans réponse de sa part sous un mois, je pouvais formuler une demande auprès de la Commission d'accès aux documents administratifs (Cada).

J'ai donc réécrit immédiatement en précisant que cette demande émanait non pas d'un simple administré, mais d'un parlementaire. La réponse qui m'a été donnée est restée inchangée : je devais faire une demande et, si aucune réponse ne m'était apportée sous un mois, saisir la Cada. J'ai donc saisi la Cada voilà quinze jours. Cependant, il faudra du temps avant que je ne reçoive les documents, tandis que le contexte géopolitique actuel rend la réversibilité urgente.

Avons-nous des solutions pour héberger ces données ? Oui. Parmi toutes les entreprises françaises qui peuvent le faire, je citerai OVH, Scaleway et NumSpot depuis quelques jours, ou encore Outscale et Cloud Temple. Les possibilités sont très importantes, et les universités et certains laboratoires de recherche ont déjà recours au Centre d'accès sécurisé aux données (CASD), solution qui avait d'ailleurs été mise en avant par M. Marchand-Arvier, conseiller d'État et actuellement directeur de cabinet de Mme Vautrin, dans son rapport sur les données de santé.

Je ne renoncerai pas à l'idée que le HDH rencontre un problème d'adhérence à Microsoft et à son cloud Azure ; nous devons approfondir cette question pour aller au bout de la démarche. Si vous pouvez participer à cette recherche, j'en serai heureux. Je ne suis pas adepte des théories du complot, mais l'absence totale de réversibilité depuis plus de cinq ans, en dépit des demandes des ministres, pose problème.

J'en viens à la CNIE et à l'identité numérique, qui est un sujet régalien essentiel.

En 2021, nous avions commencé à travailler, au niveau européen, sur la définition d'une identité numérique européenne, mais chaque pays restait maître de la façon de la décliner. Le wallet - portefeuille en anglais -, tel qu'il est prévu par la Commission européenne, n'était pas encore d'actualité.

La France a choisi de développer une identité numérique, en choisissant de l'incarner physiquement à travers une CNIE. Cependant, nous nous sommes heurtés à l'Imprimerie nationale, qui a refusé de répondre réellement à nos questions, notamment en ce qui concerne les sous-traitants et les entreprises avec lesquelles elle collaborait. Je l'ai formulé le plus diplomatiquement possible dans le rapport, mais vous noterez un certain agacement dans la rédaction.

Par exemple, concernant l'absence de photo en couleur sur la CNIE, on nous avait d'abord répondu, en audition publique, que les forces de l'ordre préféraient une photo en noir et blanc. Toutefois, les policiers de l'air et des frontières nous avaient ensuite indiqué que la photo en couleur serait préférable. Lorsque nous avons réinterrogé l'Imprimerie nationale, celle-ci a expliqué qu'elle manquait de prestataires capables de graver des photos en couleur de manière fiable sur la carte. Or, à notre connaissance, au moins deux prestataires, dont un européen, étaient parfaitement en mesure de le faire, mais n'avaient pas été retenus.

Il en va de même des technologies d'encres et d'hologrammes, qui sont utilisées pour renforcer la sécurité physique des cartes et éviter les copies. Nous avions demandé à l'Imprimerie nationale pourquoi elle avait choisi une entreprise non pas française ou européenne, mais suisse, à savoir Sicpa, qui a de surcroît une réputation quelque peu sulfureuse, étant accusée de corruption dans certains pays. L'Imprimerie nationale nous a répondu qu'il n'existait aucun autre fournisseur français ou européen sur ce segment.

Nous avons alors mené des recherches et interrogé l'entreprise Crime Science Technology (CST), qui propose des encres optiquement variables, à l'état de l'art. Cependant, l'Imprimerie nationale nous a expliqué que tel n'était pas le cas. Nous n'avons jamais pu obtenir suffisamment d'informations pour vérifier ces dires ni pour confirmer que CST n'était pas en mesure de fournir des encres répondant au cahier des charges. Il se trouve que, depuis quelques années, cette entreprise fournit un certain nombre de pays européens en vue de la sécurisation des passeports, cartes d'identité et permis de conduire. Notre réglementation étant similaire, je ne comprends pas ce qu'il se passe.

Plus globalement, nous n'avons jamais pu obtenir d'informations au sujet d'un appel d'offres de la part de l'Imprimerie nationale pour l'ensemble des composantes de la CNIE, ni connaître le coût de cette carte. Bien que l'on sache ce que l'État verse à l'Imprimerie nationale par carte, nous n'avons aucune idée du coût de revient réel.

Ce n'est pas de la curiosité mal placée. Dans le cadre de la commande publique, ne constate-t-on pas une captation de valeur de la part des grandes entreprises, publiques comme l'Imprimerie nationale ou privées comme des entreprises de services numériques (ESN) ? Nous avons remarqué que de nombreux appels d'offres étaient d'un montant tellement élevé que les petites entreprises étaient incapables d'y répondre. Par conséquent, ces appels d'offres sont souvent remportés par les ESN, qui les allotissent ensuite.

En conséquence, nous avons proposé un Small Business Act à l'européenne : il s'agirait d'allotir la commande publique en la divisant en petits morceaux destinés à des entreprises de taille intermédiaire (ETI) ou des PME. Ces entreprises pourraient ainsi continuer à créer de la valeur et investir en recherche et développement (R&D), contribuant à maintenir un tissu mature.

Nous pourrons évoquer aussi certains sujets d'actualité, tels que le rôle de Microsoft dans l'administration ou le contrat entre Thales et l'Agence nationale des techniques d'enquêtes numériques judiciaires (ANTENJ) pour les interceptions judiciaires. Pourquoi exclut-on certaines petites entreprises dont le savoir-faire pourrait être bénéfique aux forces de l'ordre ? C'est précisément l'objet d'un amendement déposé par des sénateurs et des députés à la proposition de loi, actuellement en discussion, visant à sortir la France du piège du narcotrafic, et sur lequel le Gouvernement a opposé une fin de non-recevoir.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Au sujet de l'Imprimerie nationale, j'étais intervenu, il y a deux ans, auprès du ministre de l'intérieur, Gérald Darmanin. Il m'avait répondu que la loi avait été appliquée.

La société CST a en effet développé une magnifique technologie, à lecture directe, adoptée par tous nos voisins européens, et même par les Américains. Nous sommes les seuls à ne pas l'avoir choisie. Il n'en était même pas fait mention dans le cahier des charges. Disposez-vous d'éléments concrets permettant d'expliquer les raisons pour lesquelles cette entreprise a été écartée ?

Il semblerait que l'Imprimerie nationale ait agi dans ce dossier comme un donneur d'ordres, à la place de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS) censée la superviser, ignorant les recommandations sécuritaires formulées par cette dernière.

M. Philippe Latombe. - S'agissant de la CNIE, je n'ai pas eu de preuve qu'un appel d'offres avait été conduit. Les représentants de l'Imprimerie nationale ont toutefois déclaré, devant la mission d'information que j'ai conduite, qu'il y avait bien eu un appel d'offres. Le ministre de l'intérieur l'a également affirmé à plusieurs reprises, au Sénat et à l'Assemblée nationale, en réponse à des questions parlementaires. Mais nous n'avons pas été en mesure de vérifier ces informations et d'accéder aux documents dans le cadre de nos travaux.

Pour le HDH, il nous a été répondu qu'un appel d'offres n'avait pas été nécessaire, en raison du recours à l'Ugap. Voilà trois ans, le ministre affirmait que nous basculerions vers une solution souveraine dans un délai de dix-huit mois, ce qui n'est toujours pas le cas à ce jour. On peut dès lors se poser la question : y a-t-il une réelle volonté de faire des appels d'offres ?

La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a autorisé la création par le HDH de l'entrepôt de données de santé EMC2, dans le cadre d'un programme européen, et son hébergement par Microsoft. Le HDH a indiqué qu'il n'y avait pas de solution française, et de façon assez lunaire qu'un appel d'offres serait même préjudiciable à notre tissu industriel, car aucune entreprise nationale ou européenne ne serait retenue, mettant en lumière leur retard sur les américains.

De leur côté, les entreprises françaises sollicitées au sujet de l'hébergement des données de santé que nous avons interrogées nous ont expliqué qu'on ne leur avait pas posé les mêmes questions qu'aux Américains. On leur a demandé si elles possédaient un certain nombre de briques technologiques conformes au référentiel SecNumCloud. Ils ont répondu par la négative - faute de marché -, tout en précisant qu'ils pouvaient les développer dans un délai de douze mois et qu'ils en disposaient sous la certification HDS (hébergement de données de santé). Les hyperscalers étatsuniens comme Microsoft Azure ou AWS ne pouvant pas, par définition, être SecNumCloud, on leur a simplement demandé s'ils avaient les briques technologiques en question certifiées HDS. Ce « deux poids, deux mesures » est peut-être aussi à mettre en lien avec l'absence d'appel d'offres.

Pour la CNIE, des enjeux de secret industriel expliquent aussi le peu d'informations qui ont été communiquées à la mission d'information. Je n'avais pas la possibilité de creuser davantage, mais il faudrait pouvoir se pencher de façon plus approfondie sur ces appels d'offres, si toutefois ils existent.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - On voit que même l'entreprise OVH, quatrième hébergeur mondial, qui a développé une solution interne, a été écartée.

Les cahiers des charges et les appels d'offres ne sont-ils pas toujours préparés par les mêmes cabinets de conseil, notamment McKinsey ?

M. Philippe Latombe. - Dans le domaine du numérique, ce sont en effet toujours un peu les mêmes cabinets de conseil qui travaillent pour l'État. Le rapport parlementaire sur McKinsey l'avait bien montré. On les sollicite en raison d'une perte de compétences de l'État sur ces sujets, mais aussi par simplicité.

En outre, ce sont toujours les quatre ou cinq mêmes ESN qui conseillent l'État pour construire les appels d'offres, dépouiller les réponses et bâtir l'architecture des solutions.

Dans le domaine des supercalculateurs, notamment au ministère de la défense, on a argué qu'Atos n'avait pas été retenu, car, in fine, il n'y avait qu'un seul fournisseur de puces spécialisées, et qu'il était américain. Mais aujourd'hui, compte tenu des difficultés que nous rencontrons avec nos camarades étatsuniens, il me semble que la question mérite d'être réexaminée.

D'où notre proposition, qui fait son chemin, d'un Small Business Act. Il faut que nous soyons capables, au sein de l'État, d'allotir les appels d'offres. Aucune entreprise européenne n'a les reins suffisamment solides pour répondre à des appels d'offres de plusieurs dizaines ou centaines de millions d'euros. En effet, le besoin en fonds de roulement (BFR) est très important pour exécuter ces contrats et les délais de paiement de l'État sont longs. Les entreprises doivent donc s'adresser à des établissements bancaires pour obtenir de la trésorerie, ce qui coûte cher et grignote leurs marges.

Nous devons donc évoluer vers une commande publique de plus petite taille et des délais de paiement certains et fiables, ce qui ne sera pas évident dans le contexte budgétaire actuel.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - De nombreuses personnes qui exercent des responsabilités importantes dans la sphère publique passent ensuite de l'autre côté de la barrière, notamment dans les cabinets de conseil. Cette forme de pantouflage expliquerait-elle certaines choses ? Qu'en pensez-vous ?

M. Philippe Latombe. - La mission d'information n'ayant pas abordé ce sujet, je m'exprimerai à titre personnel. Ces mouvements entre l'administration et le privé, en dépit de la fertilisation croisée qu'ils peuvent entraîner, doivent selon moi être plus strictement encadrés par le législateur. Je ne jette pas la pierre à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), qui applique les règles que nous avons votées, mais peut-être faudrait-il limiter le nombre d'allers-retours - de fait, les mouvements rapides sont ceux qui posent le plus de problèmes.

S'il peut être intéressant d'insuffler au sein du secteur public certains réflexes issus du privé, notamment pour accroître l'agilité des administrations, il est plus embêtant que des personnes issues de l'administration ou des cabinets ministériels mettent leur important carnet d'adresses à disposition des entreprises privées pour obtenir des contrats avec l'État.

Dans le domaine du numérique, nous constatons une forme de porosité de l'administration aux grands groupes, notamment américains, qui pose question.

M. Simon Uzenat, président. - Au-delà du Small Business Act que vous appelez de vos voeux - nous partageons votre préoccupation -, nous pourrions aussi imaginer d'autres évolutions, en particulier sur l'allotissement, les délais de paiement ou le sourcing inversé, à condition bien entendu que la volonté politique soit au rendez-vous. Sur ces différents points, existe-t-il selon vous des marges de manoeuvre qui ne sont pas utilisées ?

À en croire les témoignages des entreprises que vous nous rapportez, on peut finalement se demander si tout n'était pas ficelé d'avance. Qu'en pensez-vous, au regard des informations que vous avez recueillies lors de votre mission d'information ?

M. Philippe Latombe. - Oui, nous avons des outils - l'allotissement, les délais de paiement - et la capacité juridique de mettre en place ce qui pourrait ressembler à un Small Business Act. Il manque surtout du courage, de la volonté politique. Une action au niveau européen présenterait l'avantage de s'imposer à tous les pays de l'Union européenne et de lever ainsi plus facilement ce frein du manque de courage.

Nous avons par le passé été vilipendés par des pays voisins et par la Commission européenne pour notre manque de transparence sur certains appels d'offres. Le mal français en matière de commande publique s'explique aussi de cette manière : nous avons voulu être plus vertueux que vertueux, pour que l'on ne puisse pas nous reprocher de privilégier les entreprises françaises.

S'agissant des données sensibles, comme les données de santé, nous pourrions parfaitement inclure dans les appels d'offres un principe d'immunité des entreprises aux règles extraterritoriales non européennes. Ce principe ayant été posé dans des textes plus récents, en particulier la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite « SREN », je ne pense pas qu'il pose problème. Un recours intenté devant le Conseil d'État par un concurrent exclu d'un marché sur ce fondement permettrait au demeurant de tester la robustesse de ce principe.

Outre le manque de courage, qui explique certaines choses, j'insiste de nouveau sur la très forte adhérence - au sens physique du terme - de l'administration aux technologies américaines. En d'autres termes, l'administration ne souhaite pas changer ses habitudes de travail. Un appel d'offres du ministère de l'intérieur publié hier exige d'ailleurs expressément des candidats qu'ils puissent intervenir en utilisant des licences Microsoft.

Pourtant, dans le contexte actuel, il me semble que la question se pose. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai écrit à la ministre de l'éducation nationale à propos de Microsoft. Comment peut-on envoyer une circulaire à l'ensemble des recteurs pour leur rappeler qu'ils n'ont pas le droit d'utiliser des suites étatsuniennes dans les espaces numériques de travail des élèves, et, dix jours plus tard, passer un appel d'offres de plus de 70 millions d'euros avec Microsoft pour équiper l'administration centrale de l'éducation nationale ? Quelque chose m'échappe. On me répondra sans doute que cet appel d'offres a été lancé il y a longtemps, mais, voilà dix-huit mois, le projet de loi SREN était déjà dans les tuyaux et la doctrine « cloud au centre » posée.

Mais pour répondre précisément à votre question, je crois que les habitudes de travail jouent un rôle majeur.

M. Simon Uzenat, président. - On peut pointer aussi un défaut de pilotage politique, et un décalage marqué entre les discours et les actes.

M. Philippe Latombe. - En effet. Il nous manque aussi une structure qui puisse, au sein de l'État, aider les ministères à rédiger leurs cahiers des charges, les appels d'offres et mettre en oeuvre et piloter les changements, soit une forme d'ESN d'État. On voit trop de projets informatiques qui échouent dans les ministères sur ces sujets.

À la suite du rapport sénatorial sur McKinsey, un service de conseil a été créé au sein de l'État, mais il est largement sous-doté en effectifs, et donc totalement débordé.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez raison, monsieur le président, il manque un pilotage politique. J'ai pu le constater en interrogeant la direction interministérielle du numérique (Dinum) à l'occasion de plusieurs travaux. Ils sont en roue libre, ils font ce qu'ils veulent.

Je me suis également émue du récent renouvellement du marché de l'éducation nationale avec Microsoft. Après enquête, je me suis aperçu qu'il n'existait aucune concertation entre la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) et la Dinum. Il n'y a pas non plus de coordination au plus haut niveau du Gouvernement, comme c'est le cas dans d'autres pays, en particulier les États-Unis, qui ont su développer leur écosystème. Aucun Chief Technical Officer ne vient coordonner l'action des différents ministères pour bâtir une autonomie stratégique en fonction de la sensibilité des données.

Nous pourrions en effet très bien intégrer aux appels d'offres le principe de l'immunité aux lois extraterritoriales. Ce serait un progrès important. L'article 31 de la loi SREN, introduit au Sénat, impose d'avoir recours à des solutions souveraines françaises ou européennes pour préserver les données sensibles.

Est-ce la conséquence d'un manque de courage ? C'est surtout, selon moi, le résultat d'une philosophie : depuis longtemps, on pense que c'est mieux ainsi, et l'on dénigre systématiquement la valeur de nos entreprises. La doctrine n'a changé que très récemment, avec l'arrivée de Jean-Noël Barrot au portefeuille du numérique, au lendemain de l'élection présidentielle de 2022. Avant cela, Jean Castex ou Élisabeth Borne pouvait vous jurer, en réponse à nos courriers, que des appels d'offres seraient lancés, rien ne bougeait.

Le scandale de la plateforme des données de santé éclata pendant la campagne présidentielle. Il se traduisit par la mise en sommeil du projet, car il n'était plus possible de continuer au regard de son coût, évalué à quelque 80 millions d'euros, et de l'absence de souveraineté sur le stockage des données.

Le 16 juillet 2020, lorsque j'avais pour la première fois interrogé Olivier Véran sur ce dossier, il était littéralement « tombé de l'armoire ». Car il faut dire la vérité : c'est le conseiller du Président de la République, Cédric O, qui a choisi tout seul Microsoft, sans appel d'offres, alors que les nouvelles fonctionnalités prévues l'auraient justifié. Les entreprises OVH et Dassault systèmes n'ont même pas été consultées - Bernard Charlès s'en était plaint directement auprès d'Emmanuel Macron. On a choisi sciemment d'avoir recours directement à une technologie extraeuropéenne, sans s'interroger sur l'offre française disponible.

Ces entreprises ont très mal vécu aussi l'élaboration de la doctrine « cloud au centre », qui permettait, de façon déguisée, de continuer avec les mêmes, en constituant des groupes associant technologies américaines et françaises.

Quant au Small Business Act, nous le réclamons au Sénat depuis un rapport de 2013, puis un second en 2015. On peut espérer un changement avec la révision à venir des règles européennes sur la commande publique et la possibilité d'une commande publique orientée dans certains secteurs considérés comme exceptionnels. C'est au niveau européen qu'il faut faire bouger les choses, mais rien ne nous empêche d'intégrer dès à présent des clauses dans nos appels d'offres. Pour l'heure, ils sont rédigés de telle manière que seule une entreprise comme Microsoft peut répondre, finalement.

M. Philippe Latombe. - Quand faut-il de la commande publique, quand faut-il des appels d'offres ? Il faut mieux préciser les choses. Le cas de la PDS est particulier : elle est gérée par un groupement d'intérêt public (GIP), un outil de plus en plus utilisé par l'État, qui a notamment l'avantage de permettre de recruter des personnes hors grille salariale de la fonction publique, un passage obligé si l'on veut pouvoir bénéficier d'expertises pointues dans le champ du numérique. Les GIP restent toutefois loin de l'administration, loin des ministères. Leurs directeurs se comportent un peu comme des barons dans leur baronnie et ils ne respectent pas nécessairement l'ensemble des règles qui régissent l'État et la fonction publique. Il conviendrait de préciser plus clairement les règles applicables aux appels d'offres passés par ces GIP. De même, l'Imprimerie nationale, bien qu'elle appartienne à l'État, reste une entreprise privée. Votre commission d'enquête pourrait s'attacher à clarifier l'ensemble de ces périmètres.

Je rejoins enfin le propos de Catherine Morin-Desailly sur Microsoft. Quand on fait expressément référence à des produits Microsoft dans l'appel d'offres, comme c'est le cas récemment pour le ministère de l'intérieur, qui mieux que Microsoft, ou une entreprise certifiée par Microsoft - Microsoft est l'un des premiers certificateurs d'ESN au monde - pourrait y répondre ?

Nous sommes dans une forme d'adhérence mortifère, puisque nous ne pouvons même plus lancer d'appel d'offres sans faire référence à Microsoft...

M. Daniel Salmon. - Vous avez surtout parlé de la France. En Europe, y a-t-il de bons élèves ? Si oui, comment font-ils, et peuvent-ils nous inspirer ? Le niveau national est-il pertinent ou est-ce toute une industrie européenne qu'il faudrait échafauder ?

M. Philippe Latombe. - Le problème d'adhérence aux technologies américaines n'est pas exclusivement français. La Commission européenne passe régulièrement des appels d'offres auprès d'hyperscalers américains. Certains pays font mieux, mais ils ne sont pas forcément comparables. Par exemple, l'Estonie a développé un système très résilient, indépendant des Gafam, mais l'a construit ex nihilo, après l'ère soviétique, dans le but de bâtir une administration numérique libre de toute dépendance, et un système très fermé, fondé sur le principe de confiance. Lorsque vous confiez une donnée à l'État estonien, vous savez exactement où elle est stockée, et qui demande à y avoir accès, jusqu'à l'identité du fonctionnaire en question. C'est une conséquence de leur histoire, mais c'est aussi un petit pays, qui traite des volumes de données très différents des nôtres.

La plupart des pays européens rencontrent les mêmes problèmes que nous. Et si l'on décide, demain, de taxer les produits numériques américains, cela va coûter très cher aux entreprises et aux États européens. En effet, si l'on augmente de 20 % les droits de douane, le prix des licences augmentera sans doute d'autant. Le rapport de Mario Draghi expliquait d'ailleurs très clairement que la différence de croissance entre l'Europe et les États-Unis sur les dix dernières années tenait exclusivement aux services numériques.

Collectivement, l'Europe doit donc se réveiller, mais cela ne nous empêche pas de nous interroger sur la manière d'améliorer les choses dans notre propre budget. Je préférerais pour ma part utiliser une suite numérique conçue par une entreprise française, qui crée de la valeur, investit, embauche et paie des impôts en France. La plupart des entreprises américaines du numérique ne paient pas d'impôts en France : leurs résultats sont transférés aux Pays-Bas puis en Irlande via des montages fiscaux. À l'heure où nous avons besoin de retrouver des capacités budgétaires, l'idée d'un Buy European Act pourrait être pertinente. Comme les Américains, nous devons prioriser la commande publique française et européenne.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous avons une opportunité avec la mise en oeuvre de la réglementation européenne NIS 2 (Network and Information Security). Les entreprises et les collectivités territoriales vont réfléchir aux solutions à mettre en oeuvre pour se protéger, et c'est l'occasion pour la filière cyber française et européenne de se renforcer. Nous devons veiller à la manière dont la commande publique est construite, à l'information des acheteurs également, car ils subissent un lobbying insupportable de la part des acteurs extraeuropéens.

M. Philippe Latombe. - C'est en effet l'un des enjeux de la transposition de NIS 2. Les collectivités territoriales devront être acculturées aux questions de cybersécurité et vont chercher des partenaires, et elles ont l'habitude de faire appel à des entreprises de proximité. Nous devons clarifier les règles de la commande publique pour qu'elles puissent se tourner vers ces acteurs. Le seuil des collectivités concernées ayant été fixé à 30 000 habitants, le montant des appels d'offres sera assez important. Si l'on ne fait rien, ils pourraient être remportés par des entreprises américaines. À l'image de la base industrielle et technologique de défense (BITD) pour les industries de défense, on devrait essayer de construire une base industrielle et technologique de la cybersécurité (BITC) pour les technologies de cybersécurité, qui nous garantirait une forme d'autonomie stratégique. J'ai assisté, la semaine dernière à Lille, au forum InCyber, le plus grand salon européen sur le sujet, et je vous assure que nous avons des pépites. Les Américains s'y intéressent d'ailleurs de près, et n'hésitent pas à racheter ces entreprises. Nous devons donc impérativement protéger notre industrie cyber.

M. Simon Uzenat, président. - Le terme d'adhérence est plus politiquement correct, mais on pourrait presque parler d'addiction. J'appartiens à une génération qui s'est acculturée à l'informatique à travers l'environnement Microsoft. En vous écoutant, je me disais que c'est une véritable révolution culturelle qu'il faudrait engager. Dans le cadre des relations internationales telles qu'on pouvait les connaître il y a encore quelques années, les systèmes numériques et les entreprises qui les développaient ont presque fini par être considérés comme des biens communs au service de l'humanité, immunisés contre les tensions géopolitiques. La situation actuelle nous rappelle à d'évidentes réalités, mais la politique menée par Donald Trump peut aussi nous servir collectivement d'électrochoc.

Dans la sphère publique, cette révolution culturelle doit concerner les élus, mais aussi l'administration, qui doit avoir la volonté de sortir d'un environnement qui lui est familier depuis des décennies. N'est-ce pas l'une des clés de la transformation de l'État et des pouvoirs publics sur ce sujet ?

M. Philippe Latombe. - Vous avez raison, il faut un changement culturel, mais les pouvoirs publics ne sont pas les seuls concernés. Nous n'avons pas parlé d'une entreprise qui m'inquiète beaucoup, Salesforce, à l'égard de laquelle nous développons une adhérence aussi forte qu'avec Microsoft. Elle propose un logiciel de relation client qui est en train de phagocyter l'intégralité du marché. Or, changer un système de relation client au sein d'une entreprise, c'est un projet informatique long et complexe, qui a lieu peut-être tous les dix ans. Il est plus problématique encore que la plupart de nos entreprises publiques comme EDF, GRDF ou la SNCF utilisent aussi cette solution. Cette entreprise va donc avoir accès à des données stratégiquement très sensibles.

Et si Salesforce a autant progressé, c'est aussi parce que la plupart des ESN françaises proposent cette solution aux entreprises. Les ESN aussi doivent changer de culture et prendre conscience de l'importance de ces questions d'autonomie stratégique et de souveraineté.

Une fois que le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité sera voté, nous devrons faire ce travail collectif pour intégrer dans l'idée de résilience des entités critiques le principe d'immunité aux règles extraterritoriales américaines et la nécessité de disposer d'alternatives aux outils dominants. Nous devons changer, pour maintenant et pour l'avenir, mais, pour cela, nous devons disposer de systèmes nationaux et européens opérationnels.

M. Simon Uzenat, président. - Je souscris à vos propos sur les acteurs privés, même si nous dépassons là le champ de notre commission d'enquête.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je voudrais revenir au problème de l'Ugap. À chaque appel d'offres, nos ministères, notamment celui de la santé, se déchargent de leurs responsabilités en commandant auprès de cette centrale d'achat. Comment faire changer les choses ?

M. Philippe Latombe. - Il me semble qu'un gros apport de votre commission pourrait être de redéfinir les règles d'utilisation de l'Ugap. On peut admettre de faire appel à l'Ugap dans le cadre d'une opération de préfiguration, par facilité, mais pas pour gérer pendant quarante ans la copie des données de santé de 70 millions de Français. On ne peut pas le faire avec un petit logiciel pris dans un coin avec l'Ugap.

Dans le domaine de la cybersécurité, si l'on ne change pas les règles, on continuera à retenir toujours les mêmes solutions. Pour la partie cloud, que je maîtrise le mieux, ce sont toujours les mêmes solutions américaines qui sont mises en vitrine sur le site de l'Ugap. Et il faut savoir aussi que 17 % du montant du marché revient au prestataire qui a référencé la solution utilisée dans le cadre de l'Ugap.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Autant de marges qui sont prises au détriment des finances des collectivités territoriales...

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques et de M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de France Digitale, avec des représentants des entreprises Explain, Doctrine et OpenClassrooms

(Mardi 8 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons nos travaux en continuant à examiner le rôle que peut jouer la commande publique en faveur de l'innovation et du soutien à nos start-ups. À cet effet, le rapporteur et moi-même avons jugé nécessaire d'entendre ces entreprises et de recueillir directement leurs attentes à l'égard de la commande publique, les éventuelles difficultés auxquelles elles peuvent être confrontées pour accéder aux marchés publics, ainsi que les récits des succès qu'elles ont pu rencontrer ou qu'elles vont pouvoir engranger dans les mois et les années à venir.

Face aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), les acteurs de l'économie de l'innovation française se sont regroupés au sein de l'association France Digitale pour peser dans le débat public, parler d'une seule voix et contribuer, par la mise en relation d'entreprises qui pouvaient être isolées, au partage de bonnes pratiques et à l'éclosion de champions européens capables de constituer une alternative aux entreprises américaines - un enjeu ô combien d'actualité.

Nous recevons donc Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale, M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de la même structure, qui sont accompagnés de responsables de plusieurs start-ups. Deux d'entre elles proposent des innovations importantes pour les métiers juridiques ou de la commande publique en s'appuyant sur l'intelligence artificielle (IA), la troisième étant un acteur mondialement reconnu de la formation en ligne. Il s'agit de M. Arthur Muller, cofondateur et chief product officer (CPO) d'Explain, de M. Hugo Ruggieri, directeur juridique et data protection officer (DPO) de Doctrine ; de M. Guillaume Houzel, directeur général délégué au développement d'OpenClassrooms, et de M. Louis-Simon Boileau, directeur du développement des programmes publics de la même société.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite donc à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marianne Tordeux Bitker, M. Yann Boulay, M. Hugo Ruggieri, M. Guillaume Houzel, M. Louis-Simon Boileau et M. Arthur Muller prêtent serment.

Au fil de nos auditions, nous avons pris conscience de la nécessité de soutenir le développement des start-ups françaises et européennes, qui constitue un véritable enjeu de souveraineté dans le contexte actuel de grands bouleversements sur la scène internationale, ainsi que de l'importance du rôle que peut jouer la commande publique pour atteindre cet objectif.

Nous aimerions savoir si vous estimez que la situation actuelle - assez perfectible - résulte d'une inadéquation du cadre juridique ou plutôt d'un fossé culturel entre les acheteurs publics et le monde de l'innovation, les connaissances des réalités étant parfois parcellaires des deux côtés. Avez-vous des exemples d'acheteurs publics - services de l'État, établissements publics ou collectivités territoriales - qui vous semblent particulièrement vertueux ou pionniers en la matière ?

Par ailleurs, la question de l'hébergement de données publiques sensibles touchant à la vie privée de nos compatriotes auprès d'entreprises américaines soumises à la législation extraterritoriale des États-Unis se justifierait par le fait que seuls les Gafam seraient en mesure d'offrir les prestations attendues. Une telle assertion reflète-t-elle, selon vous, la réalité de la situation de nos entreprises ? Nous avons déjà pu découvrir que tel n'était pas le cas a priori, mais pourriez-vous nous le confirmer ? Enfin, où en est-on du développement d'une offre d'hébergement souveraine ?

De manière plus générale, nous serions intéressés par des exemples concrets de marchés auxquels les start-ups n'ont pas pu candidater alors qu'elles avaient les qualifications pour effectuer les prestations attendues - en raison, par exemple, d'un cahier des charges inadapté -, ainsi que par les cas dans lesquels elles ont été en mesure de remporter ces marchés face à des acteurs implantés de longue date dans le secteur.

Mme Marianne Tordeux Bitker, directrice des affaires publiques de France Digitale. - Merci de nous associer à vos travaux. L'association France Digitale regroupe 2 000 start-ups françaises et européennes, ainsi que des investisseurs, et notre mission consiste à faire émerger des champions de l'innovation à l'échelle mondiale et permettre leur développement.

Nous tenons à mettre l'accent sur deux points. Premièrement, la commande publique joue un rôle essentiel dans le développement des entreprises innovantes françaises : afin de se développer, les start-ups françaises ont en effet besoin de financements - par le biais d'investissements, comme le capital-risque, et de subventions -, de talents - l'attractivité et la fuite des cerveaux étant des sujets d'actualité - et enfin de clients, tant publics que privés. Complémentaires, ces trois composantes sont requises pour le développement des entreprises.

La commande publique joue un rôle particulier en ce qu'elle permet à une entreprise - davantage qu'une subvention - de générer du chiffre d'affaires et d'estimer ses potentialités de croissance. Une entreprise innovante doit en effet d'abord investir avant d'atteindre le cap de la rentabilité, le chiffre d'affaires permettant donc de s'orienter vers un parcours économique plus classique, ouvrant l'accès au crédit bancaire. Par ailleurs, le chiffre d'affaires permet de créer des emplois et de générer des recettes fiscales.

En termes de chiffres, les achats publics aux start-ups représentaient seulement 1,35 % du total de la commande publique en 2023, tandis que seulement 17 % des revenus des start-ups provenaient d'acheteurs publics, le reste provenant du privé, dont 60 % de grands groupes.

Deuxièmement, nous sommes convaincus qu'il est possible d'aligner les intérêts de l'État, des collectivités territoriales et du secteur hospitalier avec les intérêts des entreprises. À ce titre, la commande publique joue un rôle important, car le choix d'un cocontractant et d'un type de contrat est un acte qui revêt plusieurs dimensions. Il s'agit d'abord d'un acte politique, voire géopolitique, dans la mesure où la commande contribuera à la croissance économique de l'acteur choisi, en créant un effet de levier.

Une deuxième dimension de l'acte de la commande publique tient à son caractère structurant, qui engage les deux cocontractants sur le long terme, qu'il s'agisse de l'acheteur public ou du fournisseur. Lorsque l'acheteur public décide de l'achat, il choisit en effet de recourir à une solution externe, qui pourra éventuellement être codéveloppée avec des services internes. Au travers de cet achat public, l'État s'engage à « construire avec » plutôt qu'à faire seul ; ce qui correspond à la doctrine du « make or buy », qui doit être clarifiée.

De plus - pour rebondir sur votre interrogation relative aux alternatives aux Gafam - la commande publique a des implications à long terme, puisqu'une feuille de route de transformation digitale se construit par briques et qu'il est particulièrement complexe de changer d'orientation lorsque l'infrastructure est déployée. L'enjeu pour l'acheteur public consiste donc à conserver une pluralité de choix : il doit donc comprendre l'importance de ses décisions et du pouvoir dont il dispose.

M. Hugo Ruggieri, directeur juridique et DPO de Doctrine. - Doctrine a été créée en 2016, avec l'objectif d'apporter l'IA aux professions juridiques. Nous avons commencé notre activité en centralisant des informations publiques - textes de lois et règlements applicables en France et en Europe, ainsi que des décisions de justice, en utilisant l'IA pour les interconnecter et les rendre plus facilement accessibles aux professionnels du droit - à commencer par les avocats - et aux directions juridiques d'entreprises ou d'administrations.

Depuis l'avènement de l'IA générative, nous proposons aussi des services administratifs tels que la gestion des pièces, l'audit ou encore le tableau de jurisprudence automatisés, qui se situent sur toute la chaîne de valeur du travail d'un juriste.

Doctrine a emprunté un chemin de croissance distinct du parcours classique d'une start-up en levant très peu de fonds et en tâchant d'être indépendante le plus rapidement possible : nous sommes rentables depuis 2021, grâce à la confiance de nos clients, notamment au sein des collectivités territoriales. D'après les chiffres dont je dispose, 50 % des départements, 60 % des régions et 36 % des métropoles utilisent notre plateforme, auxquels s'ajoutent quelques directions juridiques ministérielles, notamment au ministère de la culture. Nos services sont également utilisés par des caisses de sécurité sociale ou des administrations du secteur de la santé.

M. Guillaume Houzel, directeur général délégué au développement d'OpenClassrooms. - OpenClassrooms est une entreprise à mission dont la raison d'être est de contribuer à rendre l'éducation accessible. Depuis une dizaine d'années, nous nous sommes affirmé comme un leader de la formation professionnelle en ligne, déployant notamment notre expertise pédagogique au bénéfice du lancement de la carrière d'apprentis ou d'alternants, des demandeurs d'emploi et des salariés en reconversion.

De fait, nous disposons d'une expérience pratique importante de la commande publique, à la fois via France Travail ou les régions pour ce qui concerne la formation des demandeurs d'emploi, mais également avec l'État, ses opérateurs et les différentes collectivités pour la formation de leurs propres agents. Nous nous appuyons également sur une expérience internationale dans la mesure où nous avons gagné des marchés publics au Royaume-Uni et aux États-Unis, dans un contexte politique quelquefois incertain.

L'an dernier, nous réalisions environ 30 % de notre chiffre d'affaires avec les marchés publics, proportion qui atteignait même 50 % quelques années plus tôt.

Cette expérience nous amène à tirer plusieurs leçons : en matière de transparence, des progrès peuvent être accomplis, en particulier pour que les nouveaux venus disposent de quelques repères leur permettant de savoir quelle société a remporté les précédents marchés, les critères techniques appliqués et le prix retenu. Les acteurs en place disposent en effet de ces informations, mais pas les nouveaux arrivants.

Sur le plan de l'efficacité, ensuite, un assouplissement raisonné du cadre pourrait permettre d'imaginer des solutions plus innovantes. L'État est ainsi en train de conduire un marché public dans lequel il fallait renseigner environ 10 000 prix différents dans un bordereau de prix unitaires (BPU) : vous imaginez bien qu'une telle tâche n'a rien d'évident pour une start-up.

Enfin, la forme même de ces marchés publics est parfois d'une complexité si rebutante qu'elle décourage les nouveaux venus, alors qu'ils pourraient apporter des éléments pertinents au pouvoir adjudicateur et à l'intérêt général. Nous essayons justement, avec la mission French Tech, d'aider les jeunes entreprises innovantes (JEI) et de leur donner le goût de postuler à la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - La diminution de la part de votre chiffre d'affaires liée aux marchés publics découle-t-elle d'une plus forte demande du secteur privé ou d'une moindre demande des acteurs publics ?

M. Guillaume Houzel. - Les deux phénomènes ont joué un rôle dans cette évolution. À l'époque de la crise sanitaire et du « quoi qu'il en coûte », les commandes de France Travail ont pu se chiffrer en dizaines de millions d'euros, mais tel n'est plus le cas actuellement.

Si la formation en ligne présente le mérite d'être offerte partout sur le territoire et d'être très accessible, au point de lever des préjugés à l'entrée dans les métiers, comme on le constate avec le secteur du numérique, auquel accèdent de nombreuses femmes par notre biais, son poids dans la commande publique est très inférieur à celui de la formation en présentiel et très en deçà de ce qu'il devrait représenter. Notre pratique, à la fois experte, reconnue et flexible, permet en effet de lever des freins et nous comptons toujours dix fois plus de candidats aux formations que de places commandées, mais nous devons composer avec les contraintes pesant sur les finances publiques et avec les choix politiques.

M. Arthur Muller, cofondateur et CPO d'Explain. - La société Explain propose un logiciel d'IA destiné à aider les entreprises qui répondent aux marchés publics, ce qui recouvre un large panel de sociétés, dont des start-ups. Ces dernières considèrent que la commande publique est trop complexe, et ma recommandation générale consiste à privilégier des mesures de simplification globales à des mesures qui seraient spécifiques aux start-ups.

Les freins mis en avant par ces dernières sont divers et concernent tout d'abord le caractère écrit de la procédure d'achat public : dans le secteur privé, une entreprise qui décide d'acquérir un logiciel de gestion des ressources humaines échangera beaucoup de manière orale avec ses fournisseurs, la partie écrite ne représentant guère que 10 % du processus. C'est l'inverse dans la commande publique, dont le caractère essentiellement écrit est justifié par de très bonnes raisons, dont la transparence et l'égalité d'accès à la commande publique, mais qui est inévitablement source de complexité.

Il en résulte de la paperasse avec des formulaires et de nombreuses lignes à remplir dans le BPU, sans oublier l'écriture du mémoire technique qui impose des coûts, notamment pour les start-ups. Je recommande donc d'accroître la part de l'oral, ce qui favorisera les entreprises non expertes, telles que les jeunes sociétés.

Je pense d'ailleurs qu'il existe un problème particulier pour les entreprises innovantes vis-à-vis du cahier des charges : les acheteurs publics ont tendance à reprendre les grandes lignes de celui du précédent marché et ne peuvent pas le corriger ensuite, même s'ils s'aperçoivent que telle ou telle modalité n'est plus adaptée. La logique d'un cahier des charges très détaillé, en amont du marché, pose un problème de principe pour des projets innovants, pour lesquels il est malaisé d'écrire tous les détails à l'avance. Les procédures comme le dialogue compétitif et les pratiques comme le sourçage permettent d'y remédier, mais elles sont lourdes pour les acheteurs.

Ma deuxième observation concerne la tension, de nature culturelle, entre l'achat public et l'innovation. En effet, l'objectif principal de la commande publique vise avant tout à limiter les risques et la mission première de l'acheteur consiste à s'assurer du caractère inattaquable du marché et de sa régularité juridique, ce qui explique que les acheteurs publics sont plutôt des juristes.

Logiquement, cet objectif de réduction des risques les amène à ne pas retenir de start-ups, qui ne présentent ni la longévité, ni les garanties financières, ni le référencement auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), ni la qualité de rédaction du dossier technique d'une entreprise classique, rompue à ce type d'exercice.

Lorsque les marchés sont portés par les élus ou par les services techniques, la prise de risque est plus grande, mais la start-up n'a aucune chance pour des achats de routine, pilotés par les juristes. Il faudrait donc imaginer une autre pondération des critères.

Enfin, je pense que la structure de la commande publique sera transformée par l'IA, même si le processus commencera par les entreprises privées, qui y recourront en partie pour élaborer la partie la plus administrative de leur réponse. Il me semble que les acheteurs publics auraient tout intérêt à accueillir l'IA à bras ouverts, car ils pourraient en tirer profit dans le cadre de cette procédure très bureaucratique et très écrite : par exemple, une base de données qui recenserait tous les exemples de dossiers de consultation des entreprises (DCE) de tous les marchés passés par l'ensemble des collectivités locales serait d'une grande aide pour un acheteur public d'une petite commune. Grâce à ces données, il lui serait ainsi possible de comparer son DCE et d'évaluer, par exemple, la pertinence de la sévérité d'une clause de pénalité.

De manière générale, et comme d'autres l'ont évoqué avant moi, il est essentiel de favoriser la transparence des données et de mieux faire connaître les critères appliqués, car il s'agit d'un aspect essentiel pour les nouveaux venus, moins bien informés que l'entreprise sortante. Il reste encore du travail à faire sur cet enjeu de la transparence afin de faciliter l'accès de tous à la commande publique.

M. Yann Boulay, responsable des affaires publiques de France Digitale. - Les exigences présentes dans les cahiers des charges sont avant tout de nature financière et sont inadaptées au modèle économique des start-ups. Pour prendre un exemple, l'entreprise WeMaintain, très belle start-up spécialisée dans la maintenance d'ascenseurs qui compte désormais plus de 200 salariés et qui a remporté de beaux appels d'offres - dont un avec la SNCF - n'a pas été retenue dans le cadre d'un appel d'offres de la Banque de France, car celle-ci exigeait que le résultat net de l'entreprise et son résultat d'exploitation soient positifs sur au moins l'un des trois derniers exercices.

Au-delà des critères financiers, des critères secondaires pénalisent également les petites entreprises : certains appels d'offres ne prennent pas en compte les spécificités de ces dernières et imposent des conditions que seules de grandes entreprises peuvent remplir. Pour reprendre l'exemple de WeMaintain, cette entreprise a été disqualifiée d'un appel d'offres pour la maintenance des équipements de l'université Panthéon-Sorbonne au motif qu'elle ne disposait pas d'une usine de fabrication de pièces détachées et d'un centre de formation dédié, ce qui a été perçu comme un manque de capacité à répondre aux exigences du marché : dans la pratique, ce type de critères avantage largement les grands groupes, qui sont les seuls à pouvoir les satisfaire.

De manière plus globale, les appels d'offres les plus importants exigent de remplir de très nombreux documents, de réaliser des audits et de respecter des critères environnementaux représentant parfois la majorité de la notation. Sans être opposé à ce type d'exigences, il est certain qu'elles impliquent de recourir à des expertises externes coûteuses, ce qui revient, là aussi, à favoriser les grandes structures disposant d'équipes dédiées à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Un autre frein tient à l'absence de prise en compte des variantes, c'est-à-dire les solutions alternatives à l'offre de base : nous proposons que le pouvoir adjudicateur puisse y recourir par défaut, et, s'il ne le souhaite pas, qu'il l'explicite dans le cahier des charges.

J'ajoute à cette liste des freins l'hypercentralisation des décisions au niveau ministériel, qui limite la mise en place de projets pilotes dans les directions métiers ou locales : lorsque la direction centrale oppose son veto, l'innovation et l'adaptation aux besoins spécifiques des territoires ou des services restent bloquées.

Enfin, les délais de paiement constituent un problème : alors que les start-ups disposent parfois de moins de six mois de trésorerie, ceux-ci peuvent se compter en mois et, selon le Médiateur des entreprises, le nombre moyen de jours de retard de paiement a progressé au cours des dernières années, et 16,3 % des médiations sont issues de la commande publique.

S'agissant des initiatives à saluer ces dernières années, je tiens à citer le programme « Je choisis la French Tech », initié en 2023 et piloté par la mission French Tech, qui relève de la direction générale des entreprises (DGE). Ledit programme vise à doubler les achats des acteurs publics et des grands groupes auprès de start-ups d'ici à 2027 au moyen de mesures non coercitives, en facilitant notamment la mise en relation. Des engagements d'achats prédéfinis, à une certaine échéance, sont également pris par de grandes entreprises. Ce programme a été récemment enrichi par une offre de formation dénommée « Je choisis la French Tech Académie ».

M. Louis-Simon Boileau, directeur du développement des programmes publics d'OpenClassrooms. - Le dialogue entre l'État et les start-ups est très fructueux, l'innovation ayant toute sa place au niveau central comme dans l'ensemble des collectivités territoriales. La mission French Tech a vocation à s'en assurer et a construit, en partenariat avec OpenClassrooms, un cours intitulé « Start-up : décrochez vos premiers marchés publics ».

Dans ce cadre, dix-sept acheteurs publics sont intervenus et ont exprimé la volonté de travailler différemment, davantage en amont, afin d'être au fait des différentes innovations et de s'assurer de la pertinence de leurs achats. La gendarmerie est particulièrement en pointe dans le domaine de l'innovation, s'appuyant sur des équipes numériques très étoffées ; de la même manière, le ministère des armées compte l'une des directions des achats les plus importantes du pays.

Notre cours, gratuit et libre de droits sous licence Creative Commons, a vocation à essaimer et à être partagé, à des start-ups mais aussi à des acheteurs, afin d'inciter ces derniers à se positionner plus en amont de la phase de rédaction technique du cahier des charges. Je souscris d'ailleurs à l'analyse d'Arthur Muller sur la rigidité du cadre de la commande publique, qui contraint les choix des acheteurs.

M. Yann Boulay. - L'autre dispositif que nous souhaitions évoquer est celui des achats innovants, expérimenté en 2018 et dont l'objectif était de permettre aux acheteurs de passer sans publicité ni mise en concurrence préalable des marchés de travaux, de fournitures ou de services innovants de moins de 100 000 euros. Pérennisé en 2021, il mériterait d'être renforcé et massifié, car l'actuel plafond de 100 000 euros ne permet pas de prendre en charge les innovations de rupture de la deep tech, d'autant plus que les règles européennes permettent d'aller au-delà.

Nous défendons donc, dans le cadre de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, une augmentation correspondant aux seuils de procédure formalisée, à savoir 143 000 euros lorsque l'acheteur est l'État, 221 000 euros lorsqu'il s'agit d'une collectivité ou d'un établissement public local, voire 443 000 euros lorsqu'il s'agit d'une entité adjudicatrice ou d'un marché de défense. Afin d'aller plus loin, il conviendra de réviser la directive européenne dans la perspective de 2026.

Par ailleurs, si 72 % des acheteurs publics déclarent connaître le dispositif des achats innovants, seuls 26 % expriment l'intention d'y recourir. Plusieurs raisons l'expliquent, dont un manque de formation évident : il arrive qu'un seuil de dispense de 40 000 euros soit opposé à l'entreprise innovante, alors que le code de la commande publique permet d'aller jusqu'à 100 000 euros dans le cadre de solutions innovantes.

S'y ajoute une difficile appréhension de la notion d'innovation, définie de manière large par le code de la commande publique. Si cette définition était censée faciliter le recours à ce dispositif, elle constitue en réalité une source d'insécurité pour les acheteurs qui, à défaut de pouvoir appréhender le caractère innovant d'une solution, n'ont finalement pas recours au dispositif.

Enfin, les acheteurs encourent un risque en raison de l'absence d'un faisceau d'indices clair et validé par l'État, d'où leur découragement face au risque administratif d'annulation du marché, voire au risque pénal d'octroi d'avantage injustifié.

Il nous paraît donc essentiel de diminuer ce risque pesant sur les acheteurs grâce à un faisceau d'indices renforcé. Une tentative visant à considérer comme innovantes les solutions développées par les jeunes entreprises innovantes (JEI) a eu lieu dans le cadre de la dernière de loi de finances, mais cet apport a été abandonné dans la loi portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne (Ddadue) récemment votée par le Parlement au motif qu'il créerait une présomption de favoritisme. Il faudra donc agir au niveau européen afin de faciliter les choses.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La lourdeur des procédures prévues par le droit de la commande publique vous semble-t-elle constituer un obstacle à l'accès des start-ups aux marchés publics ?

Par ailleurs, avez-vous constaté, de la part de certains grands groupes, des pratiques tendant à racheter les start-ups afin d'étouffer leurs innovations ?

Sur un autre point, un meilleur accès des start-ups à la commande publique permettrait-il de renforcer notre souveraineté nationale et européenne, notamment en matière de stockage de données ? Des solutions innovantes ont-elles émergé en la matière, sans avoir pour l'heure trouvé une concrétisation par le biais des marchés publics ?

D'une façon générale, considérez-vous que les start-ups françaises et européennes accèdent plus difficilement aux marchés publics étrangers que les start-ups étrangères aux marchés français ?

Mme Marianne Tordeux Bitker. - Les rachats de start-ups par de grands groupes existent bel et bien, et nous voyons cette pratique d'un très bon oeil. En effet, le rachat s'intègre dans le cycle de développement d'une entreprise, qui, dans un premier temps, a besoin, pour investir dans la recherche, de fonds de capital-risque. À un moment donné, le fonds d'investissement qui lui aura apporté ces sommes aura besoin de récupérer sa mise, l'horizon d'investissement de ces structures étant au maximum de dix à douze ans. Cette récupération s'effectuera ensuite par le biais d'un rachat ou par une introduction en bourse. Ce cycle est nécessaire.

Il existe bien un enjeu autour du contrôle des rachats, qui renvoie à la problématique de la souveraineté que vous évoquiez. Plus précisément, les rachats soulèvent à la fois la question du contrôle des investissements étrangers en France et celle du contrôle des concentrations exercé par l'Autorité de la concurrence, afin de s'assurer de l'absence de distorsions de marché.

Dans ces deux cas, nous sommes très attentifs à préserver la souveraineté de la France et nous tenons à nous assurer que des acquéreurs étrangers ne puissent pas accéder à tel ou tel jeu de données. En revanche, il importe de faire très attention à maintenir une dynamique de marché et à préserver l'attractivité de la France, construite au prix d'un certain nombre d'initiatives politiques et de transformations de l'État au cours des douze dernières années, car cette tendance pourrait être renversée par quelques signaux.

Certains de ces signaux ont déjà été envoyés dans la mesure où il est plus onéreux d'investir dans des start-ups que dans une entreprise ou dans des bons du Trésor américain. Cette problématique de rentabilité de l'investissement doit donc conduire à rechercher un équilibre entre les impératifs de souveraineté et la dynamique du marché, en veillant à ne pas multiplier les signaux politiques et juridiques négatifs.

Nous constatons effectivement que la commande publique est un levier de souveraineté nationale et européenne. Par exemple, au cours des dernières années, la France a pris l'initiative de créer une filière du numérique en santé. Une telle décision a mobilisé énormément d'acteurs et de politiques publiques : Bpifrance, pour investir dans des entreprises en complémentarité avec des investisseurs privés ; la direction du numérique en santé, le ministère de la santé, le Ségur du numérique, France 2030, qui ont décidé de soutenir des entreprises à travers des appels à projets ; la mise en oeuvre de crédits d'impôts (crédit d'impôt recherche, crédit d'impôt innovation, crédit d'impôt jeune docteur) au service du développement de l'innovation. Cela a permis l'émergence de filières françaises extraordinaires.

Pour autant, ces filières n'ont pas été soutenues dans le cadre de la commande publique. En effet, en France, la santé est financée par l'État : l'acheteur public voit donc la prise en charge de patients par le numérique en santé comme une catastrophe potentielle, parce que cela lui coûterait plus cher. Il y a une vraie distorsion de la vision du marché. En effet le numérique en santé, l'innovation en santé, constitue un coût additionnel au remboursement d'un acte médical ou de biologie.

Il est donc primordial que la doctrine en matière de commande publique s'articule avec une réflexion et des arbitrages sur les enjeux de souveraineté. S'agissant de la filière du numérique en santé, on peut se demander s'il était pertinent de mobiliser autant de moyens pour investir dans ces entreprises-là, si finalement cela bénéficie à des usagers aux États-Unis ou ailleurs... Il faut avoir une vision large et de long terme.

M. Hugo Ruggieri. - Cette question de la souveraineté nous préoccupe. Cela rejoint vos interrogations sur l'hébergement. Qu'est-ce que cela veut dire, être souverain ? Il y a beaucoup de définitions possibles.

Du point de vue du capital, quand on atteint un certain niveau de valorisation, le capital viendra forcément de l'étranger, car il n'y a qu'un nombre limité d'acteurs qui peuvent se permettre des rachats à plusieurs centaines de millions, voire de milliards d'euros. C'est notre cas : notre actionnaire majoritaire est d'origine étrangère, même si nous avons aussi des actionnaires français. Cela fait-il de nous une entreprise non française et non souveraine ? Je ne le crois pas. Nous employons 185 personnes à Paris et dans le reste de la France. Nous contribuons à la valeur française. Nous touchons une matière régalienne, le droit, et nous le faisons avec notre touche européenne, en respectant toutes les normes qui s'appliquent en Europe, en étant extrêmement attentifs à ces sujets. Je pense que nous contribuons à cette souveraineté à notre manière, et ce, malgré notre capitalisation.

Malgré également un hébergement chez AWS depuis nos débuts. AWS est une société d'origine étrangère, puisqu'il s'agit du service Cloud de l'entreprise Amazon ; mais nous offrons autant de garanties que n'importe quel autre acteur qui ferait le même travail chez un acteur technologique français. Pourquoi ? Parce que notre hébergeur a beau être une filiale d'une société américaine, c'est bien une société irlandaise. Nos données ne sortent jamais de l'Union européenne, d'une quelconque manière ; en l'occurrence, nos serveurs sont à Francfort. Le chiffrement, la pseudonymisation font que nous garantissons qu'un éventuel accès aux données - juridiquement très compliqué aujourd'hui - ne permettrait pas leur lecture.

Est-ce que la commande publique peut orienter ces choix de souveraineté ? Il y a aujourd'hui des exigences de plus en plus fortes pour les services numériques auxquels l'État a recours : des exigences de certification SecNumCloud plus ou moins fortes, mais qui pèsent de plus en plus dans la balance. Or il y a un panel d'offres très limité d'hébergements SecNumCloud : seuls quelques acteurs sont certifiés, et pas pour toutes leurs offres. OVH, par exemple, propose un type d'offre très particulier avec moins de fonctionnalités que ses autres offres. On vous a certainement dit qu'OVH avait rattrapé son retard par rapport à AWS ; c'est vrai pour beaucoup de services, mais pas forcément pour les offres SecNumCloud.

Imposer ces critères SecNumCloud extrêmement forts disqualifie un très grand nombre d'opérateurs, en particulier de start-ups parce qu'un acteur comme AWS propose non seulement de l'hébergement physique, mais aussi plusieurs services qu'on appelle « managés », qui permettent de se passer d'une main-d'oeuvre technologique extrêmement avancée. C'est la raison principale pour laquelle toutes les start-ups ont recours à ces opérateurs-là. En termes de pure sécurité informatique, ce sont des acteurs extrêmement avancés.

De plus, le coût de transition est extrêmement élevé pour changer d'hébergeur. C'est pourquoi il ne faut pas négliger les garanties que peuvent apporter certaines solutions en matière de sécurité et de souveraineté même sans être reconnues SecNumCloud.

M. Guillaume Houzel. - OpenClassrooms gagne assez souvent des marchés publics à l'étranger ; nous avons donc l'impression qu'il peut y avoir de vraies chances de développement pour des start-ups d'origine française auprès de pouvoirs adjudicateurs d'autres pays. En revanche, il arrive que l'enjeu de souveraineté interdise l'accès à un marché en France par peur du rachat et de la transformation. Avant d'être directeur général délégué d'OpenClassrooms, j'officiais comme inspecteur général de l'éducation, du sport et de la recherche : il n'y a pratiquement pas de commande de l'éducation nationale pour différents services techniques ou pédagogiques.

Mon ex-collègue Caroline Pascal, directrice générale de l'enseignement scolaire, sait bien qu'il y a beaucoup de choses à moderniser dans l'éducation nationale, mais c'est difficile si l'on s'inquiète du coup d'après : je pense notamment aux craintes qui ont émergé lorsque la question du rachat d'Hyperplanning a été posée, en complément de Pronote qui est désormais un logiciel bien connu dans les lycées.

Dans le cadre du plan d'investissement dans les compétences, l'État et les régions font un pari. Des start-ups trouvent à apporter leur contribution à la réalisation de l'intérêt général. Mais on le sait tous, une des spécialités des institutions publiques, c'est le stop and go ou quelquefois le go and stop : deux ans pour partir, puis ça s'arrête, et on ne sait plus très bien quelle est la suite. Une des difficultés de l'action politique, c'est la gestion du temps et la cohérence stratégique à concilier avec les enjeux démocratiques.

M. Michel Canévet. -Vous qui avez une expérience à l'étranger, y a-t-il des pays en Europe où cela se passe beaucoup mieux qu'en France ?

Monsieur Muller, vous avez parlé des procédures de marchés publics, très formelles ; qu'en est-il du dialogue compétitif ? Les pouvoirs adjudicateurs y ont-ils suffisamment recours ?

Vous évoquez l'innovation. Je suis en train de lire Marie Curie habite dans le Morbihan de Xavier Jaravel, où il est dit que les entrepreneurs jouent un rôle important dans l'innovation, mais que c'est une affaire de réseau et d'itération entre les acteurs. Que pouvons-nous faire justement pour favoriser l'innovation dans notre pays par la commande publique ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous n'avez pas répondu à la question sur l'ouverture des marchés étrangers en comparaison avec un marché européen ouvert aux quatre vents, en particulier aux entreprises américaines. J'aurais aimé avoir plus de précisions, parce qu'il faut bien dire les choses : le marché américain a toujours été fermé à nos entreprises. Les États-Unis ont fait le choix, sciemment, du développement de leurs entreprises, non seulement des start-ups, mais aussi des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui constituent l'écosystème du numérique par le biais de la commande publique, pilotée par la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa). C'est une stratégie complètement assumée par les États-Unis et bien d'autres pays au monde. En matière de diplomatie économique, y a-t-il une parfaite réciprocité ou non ?

Je m'étonne, monsieur Ruggieri, de votre définition de la souveraineté. Vous semblez dire qu'elle peut avoir plusieurs sens. Non, la langue française est claire, précise. La souveraineté, c'est la maîtrise totale d'un État de ses décisions sur son propre territoire, qui n'est placé sous le contrôle d'aucun autre État. Référez-vous à l'Académie française. On ne transige pas avec la souveraineté. Pardonnez-moi, mais il n'y a pas une souveraineté à différents degrés selon les intérêts des uns et des autres. Il faut dire clairement les choses, surtout lorsqu'on légifère. Selon vous, faire héberger, mais aussi faire traiter des données à un prestataire de cloud extra-européen, en l'occurrence américain, vous permet de les sécuriser totalement. Vous connaissez pourtant les lois extraterritoriales américaines comme le Cloud Act le Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa), qui est la loi visant à lutter contre l'espionnage. Vous savez très bien que l'accord d'adéquation a été invalidé à deux reprises, d'abord le Safe Harbour puis le Privacy Shield, et que le dernier accord signé à la va-vite par Joe Biden et Ursula von der Leyen, sur fond de crise énergétique et économique, n'a pas été de nature à rassurer les européens ; d'ailleurs, il y a des contestations en cours à l'heure actuelle.

Interrogez n'importe quel juriste sur la question : avec le Fisa, les données des européens ne sont absolument pas protégées. Le directeur des systèmes d'information (DSI) de n'importe quelle entreprise américaine peut se voir obligé par l'État fédéral à lui transférer des données sans que l'intéressé soit informé et ne dispose d'un recours. Il ne faut pas nous raconter d'histoires ! Maintenant, qu'il y ait un manque d'offres alternatives aux technologies étrangères, soit ; c'est bien la raison pour laquelle nous nous interrogeons sur une éventuelle carence d'information sur ces offres. Pardonnez-moi d'être un peu vive, mais il fallait que la vérité soit rétablie.

M. Guillaume Houzel. - Vous nous interrogez comme acteurs économiques sur la réalité que nous vivons : nous n'avons pas rencontré de barrières particulières pour gagner des marchés publics aux différents niveaux du comté, d'un état, ou au niveau fédéral aux États-Unis ; les conditions étaient visiblement loyales. Cela dit, évidemment, la Darpa a vocation à moderniser l'appareil économique américain et la pratique des États-Unis stratégiquement, politiquement, n'a à peu près rien à voir avec celle de l'Union européenne, mais cela dépasse ma capacité d'acteur économique.

Effectivement, Xavier Jaravel a raison de dire que l'innovation est un sujet de société et non d'élite. Il signale que le Morbihan est le département où l'on dépose le moins de brevets, mais cela peut évidemment changer. S'il y a un assouplissement de la commande publique, c'est justement pour qu'il y ait davantage d'acteurs innovants qui trouvent leur place à concourir à l'intérêt général défini par le pouvoir adjudicateur, pour contribuer à mettre en mouvement une société qui sera innovante de manière solidaire et partagée ou qui ne sera pas.

Mme Marianne Tordeux Bitker. - Les marchés publics représentent 14 % du PIB de l'Union européenne, dont seulement 25 % reviennent à des entreprises européennes. Je ne connais pas le chiffre des États-Unis, mais il existe, effectivement, depuis les années 1930, une préférence américaine dans la commande publique que les règles européennes empêchent d'imiter ici.

Le contexte actuel nous force effectivement à nous interroger sur ce qui pourrait être le meilleur outil pour assurer la souveraineté européenne et française. Certaines études de France Digitale mesurent la présence européenne sur la chaîne de valeur de l'intelligence artificielle. Il y a des étapes où l'Europe est en situation de monopole - je pense à l'entreprise hollandaise ASML, qui fabrique des machines de photolithographie destinées à la production de semi-conducteurs. Il y a d'autres endroits où elle existe, comme le cloud avec OVH et Scaleway, ou comme l'IA générative avec Mistral ou Aleph Alpha.

Mais il n'y a pas de préférence européenne dans la commande publique : aucun critère qualifiant ne permettra de favoriser ces solutions dans la commande publique. Il commence à y avoir des brèches au niveau européen avec le Clean Industrial Deal, l'industrie verte. Mais la difficulté, c'est de trouver le bon critère pour favoriser la préférence européenne. Et comment la motiver ? Par le fait d'être européen ? Ce n'est pas si évident. Si vous prenez comme critère le lieu de la recherche et du développement, la recherche quantique d'IBM est faite à Montpellier - c'est donc une innovation qui pourrait être qualifiée d'européenne.

Nous avons produit une étude là-dessus en réponse à la consultation de l'Union européenne sur la modernisation et la réforme de la commande publique. Il y a des pistes et il est certain que c'est le moment d'armer l'Europe, notamment dans le contexte actuel de mise en place de tarifs douaniers.

M. Arthur Muller. - C'est très positif que le dialogue compétitif existe, mais, dans les faits, cette procédure n'est pas beaucoup utilisée. Cela permet de faire du sourcing, de parler avant que le cahier des charges ait été rédigé point par point ; mais cela correspond à la vision de l'acheteur public idéal : il a anticipé, il sait que dans un certain nombre de mois, il va passer tel marché ; grâce à ce rétroplanning, il sait quelles seront les étapes de son dialogue compétitif...

En réalité, la majorité des marchés ne suivent pas un tel déroulé, notamment dans les collectivités territoriales, et on comprend bien pourquoi : moins les équipes sont étoffées, moins elles en sont capables. Cela reste donc l'exception, et non la norme.

Permettez-moi de revenir à l'intelligence artificielle. Là aussi, je pense qu'on pourrait imaginer des outils grâce auxquels les acheteurs publics auraient accès à une base de données des entreprises disponibles sur un certain sujet - sur leur territoire, par exemple. Cela deviendrait beaucoup plus facile pour elles d'identifier à l'avance les entreprises pertinentes, alors qu'elles doivent aujourd'hui beaucoup travailler, notamment interroger d'autres collectivités pour savoir si elles ont déjà rencontré une entreprise qui ferait telle ou telle chose...

M. Hugo Ruggieri. - Je n'ai pas de désaccord avec vous, Madame la sénatrice Morin-Desailly. Il y a évidemment des lois américaines qui permettent de saisir des données chez nous. Je ne le conteste pas, mais cela reste encadré. Même dans le cadre du Fisa, il faut un mandat ; ce n'est pas à la simple volonté du FBI. Il y a un cadre juridique qui a progressé, mais qui ne nous sécurise pas totalement.

Nos entreprises apportent toutefois des réponses techniques telles que le chiffrement ou la pseudonymisation, grâce auxquelles ces données sont illisibles en cas de saisie. C'est aujourd'hui la norme de toutes nos pratiques. Si un mandat du Fisa vise un client de Doctrine, il faudrait trouver où sont stockées ces données, puisqu'elles sont pseudonymisées. Si, malgré tout, la donnée était trouvée, il serait impossible de la lire parce qu'elle serait chiffrée.

Dès lors, il faut mettre en place une gestion du risque : il faut apprécier ce risque - qui n'est pas inexistant - à l'aune de la commande publique au sens large. A-t-on besoin du même niveau de sécurité pour un service traitant très peu de données personnelles, concernant très peu la vie privée des personnes et ayant dès lors peu d'implications géopolitiques que pour l'hébergement des données du ministère des armées ? Tous les risques ne sont pas équivalents et la certification SecNumCloud n'est pas nécessaire pour certains services.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - IBM, c'est américain ou français ? Même si les services de recherche et développement se situent en France, il faut se demander qui a le réel pouvoir de décision et de pilotage. Par exemple, s'agissant des données cryptées, qui a la capacité de les décrypter ?

Je comprends que l'on puisse différencier le degré de protection exigé selon l'importance des sujets. Si l'on parle du ministère des armées, effectivement, on peut avoir une exigence différente pour les uniformes d'une part et sur les données stratégiques d'un missile d'autre part. L'hébergement de données techniques chez Microsoft me pose cependant un vrai problème. Les acteurs américains, comme l'a bien rappelé Mme Morin-Desailly, devront obéir aux requêtes de leur pays. IBM n'est pas français. Des acteurs français d'importance européenne comme Scaleway et OVH sont en progression. Si la commande publique ne vient pas donner le petit coup de main supplémentaire pour franchir un cap, ils resteront toujours au même niveau. La commande publique, financée par des impôts que vous payez, que nous payons tous, devrait renforcer nos start-ups qui sont devenues des licornes et qui pourraient encore passer un cap.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je suis choquée par votre raisonnement, parce que vous êtes dans l'approximation : on peut accepter un peu de risque, si les données ne sont pas trop sensibles... En tant que législateurs, nous ne voulons pas de risque du tout. Nous ne sommes pas dans l'approximation. Les données peuvent être pseudonymisées, mais on peut très vite faire des recoupements pour identifier à qui elles appartiennent. Un certain nombre de critères ont été établis pour obtenir la certification SecNumCloud, pour laquelle les entreprises investissent beaucoup : elles méritent vraiment d'être encouragées et choisies. Pas moins de 80 % des demandes de l'État fédéral américain sont acceptées par la commission ad hoc ; c'est considérable. Ne minimisez pas les transferts des données. Il faut parler de choses précises.

Mme Karine Daniel. - Il sera important de spécifier dans le rapport les différences entre ce qui relève des entreprises innovantes et ce qui est vrai pour toutes les PME et ETI.

Une question : quelle est votre appréciation de l'avancée de nos collectivités dans le développement de l'open data, qui peut être une source d'innovation ? On en parlait beaucoup il y a dix ou quinze ans, mais moins maintenant. Selon vous, les collectivités françaises sont-elles au niveau des autres pays d'Europe ?

Mme Lauriane Josende. - Vos propos ont bien mis en lumière la tension entre la réglementation de la commande publique, qui a vocation à sécuriser les procédures, du point de vue des acheteurs comme des entreprises, et la spécificité du secteur de l'innovation. Pourriez-vous indiquer une ou deux mesures simples qui permettraient de sécuriser l'accès aux marchés publics des entreprises innovantes ?

M. Victorin Lurel. - J'ai consulté votre site Internet : tout est en anglais ! C'est quoi Loom Network ? Comment cela va-t-il contribuer à la commande publique ? Comment passer de start-up à scale up ? Vous devriez vous appeler plutôt Digital France !

Je comprends ce besoin d'internationalisation et de remporter des marchés à l'étranger. Mais je ne veux pas que le français recule à ce point-là ! Pour être intelligibles, il serait préférable de parler français, notamment pour le vocabulaire de l'innovation.

Mme Marianne Tordeux Bitker. - Nous utilisons un jargon, je vous le concède. Nous prenons bonne note que notre site devrait être plus accessible pour une meilleure compréhension.

Concernant l'ouverture des données, nous avons beaucoup travaillé sur le projet de loi de simplification de la vie économique. Je travaille chez France Digitale depuis 2019 ; je me souviens d'un temps où nous faisions des listes des jeux de données qu'il faudrait davantage ouvrir. Peut-être Doctrine a-t-elle encore des difficultés, mais j'ai l'impression qu'on est passé de la question : » Qu'est-ce que cela veut dire de mettre à disposition ses données ? » à « Quel est le coût de la mise à disposition ? » ou « Comment créer l'interopérabilité ? » On a compris qu'il fallait les ouvrir, mais on s'interroge sur les aspects pratiques, dans les secteurs de la santé et de la justice notamment.

M. Louis-Simon Boileau. - Quelle différence entre PME et start-up ? Idéalement, il ne devrait pas y en avoir. Les trois critères de la liberté d'accès, de l'égalité de traitement et de la transparence devraient bénéficier à toutes, par rapport à des acteurs déjà installés qui peuvent jouer sur le critère prix parce qu'ils ont moins de risques de trésorerie, contrairement à une start-up qui devra intégrer un tel risque dans son prix. Si l'on fait oeuvre utile pour les start-ups, on le fera aussi pour les TPE-PME.

La seule différence concerne l'anticipation des innovations. Un marché est passé généralement pour deux à quatre ans ; une start-up aura une solution à proposer au début, mais le cadre du marché pourrait l'empêcher plus tard de proposer une solution améliorée. Prenons un exemple dans le domaine de la formation. En 2020, nous remportons un marché ; à l'époque, c'était le métier de développeur Web qui était attendu. En 2024, ce métier est très différent ; mais nous ne pouvons pas, ou alors de manière très compliquée, proposer à l'acheteur, à un prix similaire à celui du marché, une formation de développeur IA, par exemple. Pour une start-up, cela pourrait être intéressant que la commande publique soit flexibilisée pendant l'exécution du marché, et non pas simplement au démarrage.

Enfin, ce qui est très important, pour les TPE-PME comme pour les start-ups, c'est d'éviter le stop and go et de sécuriser la trésorerie. Je me mets à la place de beaucoup de start-ups ou de TPE qui ont remporté des marchés publics en septembre dernier : l'absence de budget a retardé un certain nombre de bons de commande, ce qui les a confronté à des trous de trésorerie importants, alors qu'elles avaient dû provisionner dès septembre une part de leur plan d'activité pour honorer le marché, en renonçant à d'autres clients et en annulant peut-être un certain nombre de commandes.

Il ne s'agit pas de revenir sur le pouvoir du législateur, évidemment. Mais il faudrait un peu d'égalité à cet égard. Plus de facilité dans les avances, l'augmentation de leur montant peuvent être un moyen de sécuriser en amont la bonne réalisation d'un marché.

M. Arthur Muller. - On parle moins d'open data, car les modes changent et désormais l'attention s'est tournée vers l'IA. Mais dans ce domaine, la France ne s'en sort pas trop mal. Nous ne sommes pas du tout les plus mauvais élèves. Allez sur un site américain : le millefeuille politique est pire que le nôtre. Mais tout n'a pas été fait. C'est par exemple une entreprise privée comme la nôtre qui a la meilleure base de données des délibérations des conseils municipaux. C'est bizarre, cela devrait être une donnée publique. Même chose pour les marchés publics. Si vous allez sur les sites du bulletin officiel des annonces des marchés publics (BOAMP) ou la plateforme des achats de l'État (Place), vous avez du flux, mais pas d'historique : vous ne pouvez pas retrouver le dossier de consultation des entreprises d'un marché d'il y a trois ans. Ce n'est pas normal que ce soient des entreprises privées qui le fassent. Il n'y a donc pas à rougir, mais il reste des choses à faire.

Quant aux mesures à prendre, j'en proposerai deux. Une procédure moins écrite et plus orale d'abord. Un modèle intéressant est l'appel à manifestation d'intérêt, qui est plus ouvert au début. La collectivité pourrait annoncer un besoin général, dire par exemple : je voudrais faire quelque chose avec ce terrain, faites-moi des propositions. Si on l'applique aux marchés innovants, une entreprise pourrait proposer une solution innovante, l'acheteur public pourrait ensuite écrire son cahier des charges en fonction.

Deuxième piste : réclamer moins de garanties financières ou d'années d'exercice, qui sont des garanties binaires qui vous excluent lors de l'analyse des offres. À vous de faire l'arbitrage entre risque et innovation.

M. Yann Boulay. - En tant que législateurs, vous savez bien sûr que le droit français est très contraint par la Constitution et le droit communautaire. Je sais que le Sénat a voulu un Small Business Act ultramarin. Cela a beaucoup de sens ; il faudrait l'étendre au marché métropolitain pour les PME et les jeunes entreprises innovantes, mais le droit communautaire limite énormément les choses. Beaucoup de règles relatives aux marchés publics relèvent du droit européen : le fait qu'un acteur public se base uniquement sur le chiffre d'affaires par exemple. C'est donc à ce niveau qu'il faut changer les choses. Les règles de la commande publique n'ont pas été modifiées depuis 2014 : c'était avant l'accord de Paris et de nombreuses évolutions économiques, géopolitiques, environnementales dont il faudra tenir compte dans la prochaine révision.

M. Simon Uzenat, président. - Deux mondes se sont parlé ; ils se comprennent, mais n'ont pas les mêmes priorités. Dans les grands bouleversements que nous connaissons, nous comprenons la souveraineté, comme l'a dit Catherine Morin-Desailly, dans une acception très ferme, celle que nous demandent nos concitoyens. Vous êtes des opérateurs économiques sur une scène mondialisée avec une fluidité des capitaux et une logique de développement que nous pouvons entendre.

Pour autant, si l'on se met à la place de nos concitoyens, certains pourraient être inquiets, ayant une volonté claire de faire émerger des champions européens, ce qui sous-entend une capitalisation européenne. Si demain, par l'intermédiaire de subventions ou de marchés publics, nous faisons émerger des champions européens et que, d'un coup de baguette magique à quelques centaines de millions de dollars, ils deviennent américains ou chinois, nos concitoyens, français et européens, auront l'impression d'avoir été les dindons de la farce.

Aux États-Unis, il n'y a pas d'états d'âme, les choses sont très claires et les moyens sont là. La question qui se pose est celle du financement - je le sais pour avoir travaillé pendant plusieurs années avec le secteur du numérique : comment donner à l'Europe les moyens de mettre, le moment venu, des centaines de millions d'euros pour faire émerger des champions ? Il est clair que l'Europe a un petit train de retard - c'est le moins qu'on puisse dire - mais on peut profiter de cet électrochoc. Vous évoquez les uns et les autres l'importance du portage politique ; il s'entend non seulement dans le discours, mais aussi dans les actes, pour pouvoir garantir demain à nos concitoyens que leurs données sensibles en matière de santé, de recherche, seront effectivement protégées si d'aventure les États-Unis continuent à jouer cavalier seul. Il faudra des règles, et des moyens. Nous ne pouvons pas vous demander d'être des opérateurs économiques patriotes dans le monde qui est le vôtre. Vous obéissez à d'autres logiques ; nous en avons bien conscience.

Mais avec les impératifs auxquels nous sommes confrontés et dans l'intérêt même de la pérennité de nos sociétés, nous avons besoin, à l'échelle française et européenne, d'être extrêmement fermes. Et sur les leviers que vous avez évoqués, si l'État n'est pas toujours exemplaire, les collectivités territoriales sont assez souvent au rendez-vous. Je suis élu en Bretagne, région en pointe en matière de cybersécurité. Nous proposons dans nos marchés des avances à 60 %, des délais de paiement inférieurs à 23 jours. Si tout le monde joue le jeu pour vous aider, il vous sera compliqué de nous annoncer, du jour au lendemain, que vous êtes passés sous un autre pavillon. Il nous faut des garanties ; à vous - et c'est aussi l'objet de cette audition - de nous faire remonter ces préoccupations-là.

Nous nous rendrons à Bruxelles le 12 mai prochain pour évoquer la révision des directives de 2014 concernant les marchés publics et les concessions ; nous voyons émerger assez clairement la volonté d'affirmer une forme de préférence européenne dans nos marchés publics. Il faudra évidemment poursuivre cette logique avec les moyens financiers qui vont de pair.

Mme Marianne Tordeux Bitker. - Nous sommes d'accord. Une start-up, c'est une entreprise qui est financée par du capital-risque, des investisseurs souvent publics, tels que Bpifrance ou le Fonds européen d'investissement. Cela implique une certaine responsabilité. Le meilleur moyen d'aligner nos intérêts respectifs, c'est d'avoir le dénominateur le plus ambitieux possible pour intégrer les différentes contraintes. Nous n'avons donc pas d'opposition de principe à SecNumCloud.

En revanche, nous aurons des difficultés s'il y a des normes de cloud françaises, espagnoles, allemandes, portugaises... Il n'y a pas de refus d'aller sur des cloud providers français, par exemple dans le secteur de la santé ; c'est juste qu'il y a objectivement une feuille de route technologique avec des autorisations à obtenir auprès de la Haute Autorité de santé (HAS) que vous mettrez trois ans à avoir, alors que vous avez tout développé sur un outil. Si vous devez changer votre outil, vous repartez à zéro dans votre feuille de route. Ce n'est pas que l'on n'a pas envie d'aller sur tel ou tel outil ; il y a effectivement une véritable équivalence technologique entre les outils. Mais différents projets de loi précédents ont pu nous faire craindre des basculements qui pouvaient être longs et surtout très franco-français, là où, pour nous, l'échelle doit être a minima européenne.

Vous nous demandez ce qu'il faudrait faire pour éviter de passer sous pavillon étranger ? Il faut absolument travailler là-dessus. Beaucoup d'initiatives ont été prises par la France. D'autres États, notamment européens, nous demandent comment nous avons fait émerger cette start-up nation française. Cela repose beaucoup sur la mobilisation de l'épargne privée. L'initiative Tibi a été fantastique pour mobiliser celle des investisseurs institutionnels, notamment les assurances-vie. C'est bien, mais il y a d'autres ressources disponibles, notamment celles des caisses de retraite privées. Attention, je n'appelle pas à la retraite par capitalisation, mais au contraire à utiliser l'argent investi dès aujourd'hui pour beaucoup dans des bons du Trésor américain. Par ailleurs, à l'échelon européen, il manque une vraie mobilisation, notamment dans la mise en oeuvre de l'union des marchés de capitaux.

France Digitale siège au Conseil économique, social et environnemental (Cese), et je viens d'être rapporteure d'un avis sur l'acceptabilité du déploiement de l'IA pour la société française, notamment s'agissant des données de santé. Dans ce cadre, nous avons eu recours à une participation citoyenne : quand on demande à des individus de prime abord ce qu'ils penseraient si leurs données étaient hébergées sur du cloud américain, ils trouvent cela insupportable. Mais quand on leur explique que cela facilitera leur accès à la détection précoce de maladies, l'état d'esprit change. Il y a un vrai travail à faire pour expliquer à quoi sert concrètement l'innovation pour faciliter son acceptabilité.

M. Simon Uzenat, président. - Une réserve par rapport à ce que vous dites. Je ne nie pas qu'il y ait des entreprises vertueuses, dans notre pays comme ailleurs. Mais il y a des exemples d'entreprises pharmaceutiques, par exemple, qui auraient dû avoir pour objectif la santé, et qui ont utilisé des données de recherche pour ne rien faire, voire aggraver des problèmes de santé publique. Les logiques sont parfois très différentes entre l'Europe et les États-Unis. Pour ma part, je serais moins allant que vous sur le partage des données de santé.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Bien entendu, le partage des données de santé permet le progrès et il faut l'encourager. Mais pas à n'importe quel prix. Les confier à telle ou telle entreprise, cela revient à favoriser son développement économique. Microsoft s'est vu confier la plateforme des données de santé ; on sait bien qu'elle a pour perspective le développement du marché assurantiel et prudentiel, ce qui lui rapportera gros dans les prochaines années. Il y a une concurrence, une guerre économique derrière tout cela ; il ne faut pas être naïf.

Vous avez raison de souligner que les frais de sortie d'une solution d'informatique en nuage avaient pu être élevés, car les acteurs extra-européens mettaient des conditions drastiques et qu'il n'y avait pas de portabilité des données - à tel point que les clients ne tentaient même pas de sortir. Mais nous avons corrigé cela avec la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, en anticipation du règlement européen sur les données : nous avons réduit considérablement les frais et les délais de sortie, pour rétablir une juste concurrence pour nos entreprises européennes et françaises. Je tenais quand même à le dire : le législateur a été avisé.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économique

(Mardi 8 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous continuons les travaux de notre commission d'enquête sur la commande publique en creusant la question des enjeux de souveraineté qui y sont attachés, notamment sur les plans technologique et numérique. Nous avons pu constater par exemple la fragilité de nos entreprises innovantes et notre dépendance vis-à-vis de certains acteurs économiques extra-européens, qui sont soumis à des législations extraterritoriales nous privant de contrôle sur des données publiques sensibles.

Il faut y voir l'expression de la rivalité économique et technologique entre les grands pôles économiques mondiaux, qui s'est singulièrement exacerbée ces derniers mois, et même ces derniers jours.

Nous recevons M. Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), puis haut responsable chargé de l'intelligence économique auprès du Premier ministre et, à ce titre, expert des rivalités étatiques dans le cadre desquelles la commande publique peut constituer une marque de souveraineté ou être instrumentalisée au nom de considérations non économiques.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances, et 75 000 € d'amende. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Juillet prête serment.

Au cours de votre longue carrière dans le secteur privé comme au service de l'État, et en particulier dans vos fonctions en charge de l'intelligence économique, cette dimension vous a-t-elle paru suffisamment prise en compte par les acteurs de la commande publique ou ces derniers peuvent-ils pécher par naïveté en la matière ? Nous aimerions savoir si, selon vous, une prise de conscience est intervenue depuis lors.

Dans le contexte d'incertitude économique actuel, qui risque de freiner les investissements privés, la commande publique va nécessairement être amenée à jouer un rôle plus important en matière de soutien à l'innovation. L'État est-il prêt à assumer ce rôle et dispose-t-il des compétences pour ce faire ? Certains de nos voisins sont-ils mieux préparés que nous ?

Vous pourrez également nous expliquer en quoi la commande publique peut constituer une porte d'entrée pour des acteurs étrangers, étatiques ou non, dans des segments sensibles de notre économie et de nos institutions. S'agissant tout particulièrement de la question de l'hébergement des données publiques, jugez-vous prioritaire de rapatrier celles-ci dans des solutions souveraines ou considérez-vous que des solutions américaines offrant, en théorie au moins, des garanties de sécurité sont adéquates ?

D'une manière plus générale, n'hésitez pas à nous faire part d'exemples concrets de situations que vous avez eu à connaître et dans lesquelles la commande publique et son cadre juridique ont été pris en défaut face à des acteurs malveillants.

M. Alain Juillet, ancien Haut responsable chargé de l'intelligence économique. - En premier lieu - et cela nous ramène à l'actualité -, il ne faut pas oublier que certains pays, et en particulier aux États-Unis, aident systématiquement leurs petites entreprises par la commande publique et leurs grandes entreprises par des commandes militaires et de recherche. Le Buy American Act le permet.

Vous avez évoqué ma carrière. Quand j'étais à l'intelligence économique, j'avais demandé s'il n'était pas possible d'adopter en France un texte de même nature. À l'époque, on m'avait répondu que l'Europe interdisait de favoriser les entreprises françaises par rapport aux autres entreprises européennes. Or, ces dernières ont également des intérêts extra-européens.

En définitive, nous avons un problème de base dans la mesure où nous n'aidons pas assez nos entreprises par rapport aux autres pays. Il est intéressant de constater que depuis le Brexit, les Britanniques ont commencé à favoriser les entreprises britanniques, comme le font les Américains avec leurs entreprises. Dans le même temps, nous, les Français, n'avons pas cherché de solution pour régler ce problème chez nous.

Deuxièmement, nos petites entreprises sont souvent très efficaces en matière d'innovation, mais elles font face à un terrible obstacle à leur développement : le problème du financement. De fait, les banques françaises figurent parmi les plus mauvais prêteurs au monde, dans la mesure où elles appliquent des règles strictes en matière de sécurité bancaire et recherchent des profits plus importants par d'autres biais. Souvenons-nous de l'exemple du trading à la Société générale. Les opérations de trading sont beaucoup plus rentables - et elles le sont plus rapidement - que les prêts aux entreprises.

Les entreprises ont donc beaucoup de mal à trouver des financements. La situation n'est pas la même aux États-Unis, où la commande publique leur permet de se développer. Les grandes entreprises, quant à elles, peuvent rencontrer des difficultés en matière de financement, mais dans des proportions bien moindres : elles disposent de moyens importants et peuvent investir. Plus la taille de l'entreprise est limitée, plus l'accès au financement sera difficile. Or, si l'on veut développer les entreprises françaises, nous devons leur permettre de démarrer.

Les choses peuvent toutefois évoluer. Pendant des années, la direction générale de l'armement (DGA), par exemple, invitait les petites entreprises qui voulaient répondre à un appel d'offres à passer par une grande entreprise pour les porter. Évidemment, elles n'avaient pas d'autre choix et s'exécutaient. Les grandes entreprises acceptaient, mais elles conservaient les bénéfices quand il s'agissait de les partager. Les grands groupes de la défense se sont fait une spécialité de mettre les petites entreprises en difficulté, pour ne pas dire de les tuer.

Heureusement, le nouveau délégué général pour l'armement, Emmanuel Chiva, a changé les choses en demandant à ses services de passer leurs commandes directement auprès des petites entreprises.

Le troisième élément que je voudrais évoquer est le problème des données. Du fait de l'explosion du numérique, les données ont tendance à se promener à droite et à gauche. Il est extrêmement grave que nous ayons du mal à protéger les données qui sont au coeur de nos entreprises et concernent leurs techniques et leurs innovations. Au niveau européen, l'accès aux données est pratiquement garanti à tous, alors qu'il faudrait les protéger.

Nous souffrons aujourd'hui en France d'une véritable naïveté, pour reprendre votre terme. Nous voulons appliquer les règles de l'Union européenne de la manière la plus dynamique possible et en faisons plus que ce que celle-ci exige, tandis que les Allemands, les Italiens ou les Espagnols, eux, savent se défendre. Nous voulons bien faire, mais nous devrions plutôt refuser d'en faire plus que les autres. Il nous faut changer de mentalité.

Pour en revenir aux modalités effectives de la commande publique, il convient de distinguer deux aspects : la commande publique en elle-même, d'une part, et sa préparation, d'autre part. À mes yeux, le problème vient souvent de ce second aspect. En effet, un certain nombre d'entités ont tendance à faire appel à des cabinets de conseil pour identifier le besoin, définir les termes de l'appel d'offres ou fixer l'objectif à atteindre.

Ces cabinets font sans aucun doute un excellent travail, mais on ne se demande jamais s'ils formulent des recommandations objectives ou si leurs préconisations servent les intérêts des autres. J'ai pu constater par le passé qu'il en allait souvent ainsi, en pratique.

Les cabinets de conseil vous diront que c'est faux et que les recommandations formulées sont souvent très neutres. Néanmoins, les slides qui sont réalisées sont commentées à l'oral lors de leur présentation. Or, ce commentaire est particulièrement important, dans la mesure où il permet aux consultants de donner des orientations.

Si, par exemple, le cabinet de conseil vous recommande d'adresser un appel d'offres à des experts disposant de telle spécialité, vous allez lui demander de vous fournir une liste de ces experts. Or, si tous les experts étrangers figurent en tête de cette liste tandis que les experts français sont en bas de page, vous vous adresserez prioritairement aux premiers. C'est un cercle vicieux : puisque la loi ne permet pas de privilégier les entreprises françaises, les cabinets de conseil ont plus de facilité à vous pousser vers des entreprises étrangères.

Je vais vous donner un exemple précis. Les Français disposaient d'un char qui est devenu obsolète. Nous sommes donc allés voir les Allemands pour leur proposer de construire un nouveau char ensemble, à 50/50. Des études ont été réalisées et les Allemands ont proposé d'intégrer au projet un deuxième opérateur allemand spécialisé dans des domaines dans lesquels ni eux ni nous n'étions performants. Au final, la France ne pesait plus que pour un tiers lorsqu'il s'agissait de prendre des décisions. Je pourrais vous fournir des dizaines d'exemples de ce type.

Même une bonne idée peut être biaisée par les cabinets de conseil, qui suggèrent parfois d'intégrer une nouvelle dimension, ce qui implique de changer toutes les règles du jeu. Pour autant, ces cabinets ne prennent jamais la responsabilité de la décision finale.

Leur premier objectif est de satisfaire les attentes qu'ils ont cru percevoir dans l'entreprise : souvent, les patrons des grands groupes français recourent à leurs services pour se dédouaner lorsqu'ils veulent prendre des décisions dont l'acceptabilité est limitée.

Ils poursuivent également un second objectif, en cherchant à influer sur les choix de l'entreprise. Or, les cinq plus grands cabinets en France sont anglo-saxons. Du reste, les autres cabinets sont eux aussi guidés par des intérêts anglo-saxons. On ne tient pas suffisamment compte de leur influence, qui est extrêmement importante, en considérant qu'ils produisent un travail d'expertise froide et objective, mais ça n'est pas le cas.

Ces cabinets ont leur propre doctrine et leur propre stratégie. Ils fonctionnent différemment : McKinsey, Bain ou Accenture ne sont pas interchangeables. Ils n'ont pas la même spécialité : McKinsey et Bain font de la stratégie, tandis que Capgemini est spécialisé dans le numérique. Évidemment, lorsque vous recourez à un cabinet spécialisé, dont les actionnaires et les intérêts sont internationaux, celui-ci exerce nécessairement une influence.

J'aborderai un dernier point pour conclure ce propos liminaire. Chaque fois qu'un rapport est réalisé par un cabinet de conseil, une copie de celui-ci est envoyée au siège. Si le cabinet est américain, le rapport part donc aux États-Unis. On vous répondra - si l'on daigne vous répondre - que le rapport est alors anonymisé. Toutefois, imaginons qu'une étude sur les centrales nucléaires de Cadarache, de Tricastin ou de Flamanville soit réalisée par un cabinet américain. Le rapport sera envoyé aux États-Unis et ne mentionnera qu'une centrale nucléaire, sans plus de précision. Pour autant, là-bas, personne ne s'y trompera ; ils sauront ce qui se passe chez nous.

Pour conclure, il est bon que vous ayez créé cette commission d'enquête. Les initiatives visant à réfléchir à notre situation et à trouver des solutions ne peuvent être que bénéfiques.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma première question sera assez directe : quelles préconisations formuleriez-vous pour défendre notre souveraineté nationale dans le choix des attributaires des marchés publics ?

Vous avez largement évoqué la question du recours par de grandes entreprises françaises à des cabinets de conseil américains pour la définition de leur stratégie. Comment favoriser le recours à des cabinets français - s'il en existe encore ?

M. Alain Juillet. - Il faudrait effectivement qu'il en existe encore. Généralement, ceux qui fonctionnent bien sont rachetés par les autres. Il y a donc un problème. Ne pourrait-on pas rendre obligatoire le recours à des cabinets français dans les domaines régaliens, qui relèvent toujours de la compétence des États membres de l'Union européenne ?

En 2005, nous avons publié le premier décret sur les investissements étrangers en France, que l'on appelle aujourd'hui le décret Montebourg. Bercy m'avait répondu qu'il était impossible de contrôler les investissements étrangers, car Bruxelles l'interdisait, mais nous avons vérifié et il s'est avéré que nous le pouvions dans les domaines régaliens. Deux ans plus tard, l'Allemagne s'est alignée sur nous. Depuis lors, l'État a élargi le champ de ses contrôles au-delà des domaines régaliens, vers un certain nombre de domaines clés.

Il est donc tout à fait possible d'exiger que l'État recoure à des cabinets de conseil français dans les domaines régaliens, ce qui favoriserait leur développement, permettrait de récupérer des personnes brillantes travaillant dans des cabinets étrangers et nous garantirait une vision plus objective que celle que nous avons actuellement.

Nous avons officiellement découvert - même si nous le savions déjà en partie - que McKinsey avait largement piloté l'action de l'État durant la crise sanitaire. Que s'est-il passé dans ce cadre ? McKinsey a formulé des recommandations qui laissaient complètement de côté les capacités de production françaises. On vous dira que l'Institut Pasteur et les autres acteurs français ne savaient pas utiliser l'acide ribonucléique messager (ARNm). C'était peut-être le cas, mais qu'avons-nous fait pour les inciter à s'y mettre ? Rien. Nous avons directement passé commande aux acteurs étrangers. Au final, ça n'a fait qu'aggraver la situation.

Quand vous vous intéressez aux grandes affaires qui ont été révélées au cours des dernières années, vous constatez que des cabinets de conseil et des banques d'affaires sont toujours impliqués. Ces cabinets sont pratiquement toujours étrangers, tandis que les banques d'affaires ne poursuivent pas d'intérêt national. Je pense notamment à l'affaire Alstom, mais aussi à de nombreuses autres.

Il faut bien voir que les dirigeants de ces sociétés se protègent en disant avoir recouru à des cabinets de conseil pour être conseillés au mieux dans le cadre de l'opération concernée. En réalité, dans le secteur du renseignement, nous appelons cela une couverture. Ils se protègent, mais oublient complètement l'intérêt national.

Il serait également intéressant de demander à l'Agence française de développement (AFD) si elle fait appel à des cabinets de conseil pour attribuer ses aides aux pays étrangers. Je ne vous dis pas cela pour rien. Les choix de ces cabinets sont orientés. Ils n'ont pas nécessairement les mêmes intérêts que nous et leur vision des choses est différente de la nôtre.

Quand un cabinet international s'implante en Afrique, il va voir les dirigeants africains et leur indique que, grâce à ses rapports, les Français vont investir dans tel secteur dans leur pays. Ainsi, les recommandations formulées servent ces cabinets au niveau local, mais il faut se demander s'il était vraiment nécessaire de réaliser les investissements en question.

Je ne remets pas en cause la qualité du travail des cabinets de conseil ; je rappelle simplement qu'il est facile de dériver et qu'il est nécessaire, pour l'éviter, de mieux surveiller et réglementer ce secteur.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je bois du petit lait en vous écoutant, car vos propos correspondent en tous points aux conclusions de notre rapport d'information de 2015. Notre mission commune d'information avait alors déjà constaté cette asymétrie par rapport à des pays étrangers tels que les États-Unis, l'ouverture de l'Europe aux quatre vents et l'inadéquation de ses règles en matière de concurrence ainsi que l'absence de stratégie d'accompagnement de l'émergence d'un véritable écosystème par le biais de la commande publique.

Vous avez expliqué que, contrairement à nous, les États-Unis avaient assumé une stratégie de soutien au développement de leurs petites et moyennes entreprises (PME) par le biais de la commande publique, notamment via le Buy American Act et le Small Business Act. Vous avez également rappelé que l'Union européenne avait joué un rôle de premier plan dans l'élaboration du carcan administratif qui prive nos propres entreprises d'une concurrence loyale.

Vous avez par ailleurs parlé de naïveté. Ne s'agit-il pas plutôt de choix politiques relativement assurés dans le cadre d'une mondialisation heureuse, sans en imaginer les conséquences, et même avec une forme de complaisance, voire de complicité ? Comment analysez-vous ces choix ? Par exemple, Thales a confié ses données les plus stratégiques à Google en prétendant qu'il n'y avait pas d'offre alternative. Y voyez-vous vous aussi un autodénigrement permanent et systématique de nos entreprises ?

En outre, vous avez évoqué le virage récemment pris la DGA, que j'ai également pu constater. Nous allons donc nous attacher à construire un écosystème dans le cadre non pas d'une start-up nation, mais d'une infrastructure nation - veuillez m'excuser pour ces anglicismes.

Vous avez aussi abordé la question de la crise sanitaire, du recours à des cabinets de conseil américains et des vaccins. Interprétez-vous de la même manière le choix de Microsoft pour la plateforme des données de santé (PDS) sans aucun débat devant la représentation nationale ? De même, Doctolib a choisi de recourir à une plateforme extra-européenne pour l'hébergement de ses données.

Enfin, dans le contexte actuel de guerre économique mondiale, croyez-vous possible d'inverser la tendance à la faveur de l'évolution des règles européennes ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Vos remarques étaient extrêmement intéressantes. Je vous rejoins complètement sur le rôle des cabinets de conseil vis-à-vis des dirigeants de grandes entreprises. Y a-t-il là un parallèle à faire sur le rôle joué par les assistants à maîtrise d'ouvrage (AMO) auprès des collectivités territoriales ? En effet, ces AMO sont assez peu nombreux et leur efficacité pose question.

D'autre part, ne devrait-on pas utiliser la commande publique, qui représente des sommes considérables, d'une manière plus stratégique, pour relocaliser des savoir-faire, renforcer des filières stratégiques et soutenir la réindustrialisation de la France ?

M. Michel Canévet. - Merci de ces éclairages sur les prescripteurs de la commande publique. À votre connaissance, recourt-on de la même manière aux cabinets de conseil dans les autres pays de l'Union européenne ? Avez-vous pu identifier des opérateurs français capables d'assumer ces missions ?

Mme Karine Daniel. - Les cabinets de conseil français sont-ils toujours plus vertueux que les autres ? Les fuites de données et les hackings nationaux sont-ils moins désastreux ?

M. Alain Juillet. - Indiscutablement, nous sommes très naïfs en France, car nous avons du mal à imaginer que nous sommes en guerre économique. Comme l'ont dit Napoléon, Churchill et le général de Gaulle, notre pays a des alliés de circonstance, mais pas d'amis. Nous le constatons actuellement avec les Américains. Nous savions pertinemment ce que Trump allait faire et l'objectif qu'il poursuivait. Néanmoins, à la différence de ses prédécesseurs, il annonce publiquement ce qu'il compte faire, ce qui peut s'avérer surprenant et nous oblige à prendre conscience de la nécessité de cesser d'être naïfs.

Nous faisons face à des individus qui se battent pour les intérêts de leur pays. Je vous garantis que, dans les mois à venir, nous verrons l'Amérique traiter différemment l'Italie et la Pologne, deux pays proches de M. Trump, et le reste de l'Europe. Nous ne devons plus être complaisants, mais réalistes. Ils ont le droit de se battre pour leurs intérêts et nous n'avons aucune raison de ne pas en faire autant.

Vous avez évoqué la question de Thales, de Google et des données. Il est vrai que nous pouvons nous interroger sur ce point en France. Les lois américaines permettent aux services américains de récupérer toutes les données que nous transmettons aux États-Unis et d'en faire ce qu'ils veulent. Ils peuvent donc, par exemple, les communiquer aux concurrents américains de nos entreprises.

Ceci vaut également pour le cloud. Si l'on vous dit qu'un cloud est européen parce qu'il est installé, par exemple, à Hambourg, n'y croyez pas : la loi américaine permet aux Américains d'y recueillir des informations dès lors qu'il est détenu par un actionnaire américain. Je ne dis pas que nous ne devrions pas utiliser de tels services, mais qu'il ne faut pas leur confier d'informations confidentielles.

Quand la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) recourt à Palantir, qui a été financé par la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa), c'est-à-dire par la DGA américaine, nous savons pertinemment que toutes les informations que recueille Palantir peuvent être récupérées par les États-Unis, mais nous l'avons fait au prétexte que nous n'avions pas de technologie équivalente en France. Combien de temps allons-nous passer à trouver une solution française et quels moyens allons-nous y consacrer ? C'est un véritable objectif de relance !

Airbus a également choisi Palantir et y investit des sommes considérables. Nous devons consentir un investissement important et fixer un délai pour aboutir à la création d'un système français. Il faudra alors demander aux entreprises françaises de l'utiliser, même si les fameux cabinets de conseil leur indiquent que le système américain est plus performant, dans la mesure où le nôtre sera plus sécurisé.

Vous avez également cité Microsoft. Je connais des entreprises françaises qui ne travaillent qu'avec Microsoft. Si vous leur dites qu'en recourant exclusivement aux services de Microsoft, toutes leurs données peuvent être transmises à la concurrence, elles vous répondent que vous êtes paranoïaques, jusqu'à ce qu'elles finissent par perdre une affaire...

La mondialisation, qu'elle soit heureuse ou non, est morte avec l'élection de Donald Trump. Nous avons basculé dans un monde bilatéral. Pour preuve, l'Organisation mondiale du commerce (OMC) n'existe plus ; Pascal Lamy, qui en était pourtant un ardent défenseur, l'a lui-même reconnu.

Vous m'avez également demandé s'il était possible d'inverser la tendance. Il est impossible de tout contrôler, mais nous devons a minima faire respecter un certain nombre de règles. Par exemple, il faut que nous parvenions à protéger le secret d'entreprise. Quand des audits d'entreprises ou de banques sont menés par l'État, celui-ci devrait vérifier la manière dont le secret de l'entreprise est protégé. On nous parle beaucoup de développement durable ou de genre, mais personne ne se préoccupe de la préservation du secret dans nos entreprises ! C'est aberrant : s'il n'y a plus de secret, il n'y aura plus d'entreprises à moyen terme.

Concernant votre question sur le rôle de l'administration française, je crois que celle-ci est tiraillée entre les mondialistes et les souverainistes - ces derniers n'étant pas nombreux. Les mondialistes pensent que tout va finir par s'arranger. La grande théorie de la mondialisation selon laquelle les marchés vont s'équilibrer spontanément, sans intervention de l'État, est solide, mais il suffit qu'un acteur ne joue pas le jeu pour que l'ensemble soit faussé, ainsi que l'ont expliqué un certain nombre d'économistes. C'est ce qui se passe aujourd'hui.

À l'époque de la crise sanitaire, des négociations étaient en cours au sujet du transfert transatlantique de données, dans les deux sens. Ursula von der Leyen a volontairement laissé partir un certain nombre de nos données en signe de bonne volonté vis-à-vis des Américains. Honnêtement, ça n'a servi à rien.

Aujourd'hui, Elon Musk et tous les autres parlent de libre circulation des données, mais cela reviendrait à nous priver de cet actif essentiel. L'administration française doit donc en avoir conscience et se mobiliser. Il faut que nous apprenions à protéger nos entreprises, qui sont à la source de l'emploi, de la croissance et de notre avenir.

Je pense que nous devrions faire attention au rôle territorial des cabinets de conseil. Au niveau territorial, ceux-ci exercent une influence considérable, dans la mesure où ils ont affaire à des interlocuteurs moins préparés. Ils devraient donc a minima disposer d'une habilitation pour intervenir à ce niveau. Je ne pense même pas au risque d'exercice d'une influence étrangère, mais à la fourniture de mauvais conseils.

On ne peut pas être expert de tout : vous avez beau être expert de la stratégie internationale de groupe, expert financier ou expert technique, vous n'êtes pas pour autant qualifié sur les questions territoriales. Ces dernières années, un certain nombre de cabinets de conseil se sont proclamés experts en questions territoriales, mais nous devrions nous interroger sur ce point.

Vous avez ensuite parlé du lien entre la commande publique et la relocalisation de certains savoir-faire. Nous avons besoin de relancer notre industrie et notre économie. La commande publique doit effectivement y contribuer et pallier un certain nombre de défauts de notre modèle, notamment en matière de financement.

En France, certaines zones sont spécialisées dans un domaine particulier - et ce plus par agrégation d'entreprises que par volonté d'organisation rationnelle. Par exemple, l'Occitanie est devenue une zone essentielle en matière d'aéronautique. Il est nécessaire de favoriser le développement économique de ces zones en lien avec les industriels et l'État.

Nous pourrions également utiliser la commande publique pour vérifier que les secrets des entreprises sont réellement protégés et que l'hébergement de leurs données est sécurisé. Cela serait possible, car un appel d'offres contient des exigences à satisfaire. Il faut utiliser ce levier. Sans cela, les choses n'évolueront que par la peur.

Quand l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a été créée, personne ne la prenait vraiment au sérieux, jusqu'à ce que les patrons se rendent comptent que les escroqueries et pillages de données leur coûtent beaucoup d'argent. Aujourd'hui, je constate une sensibilité aux attaques informatiques que nous n'avions pas il y a 5 ans ou 10 ans, même si certains n'ont toujours pas conscience des risques encourus. Cette évolution a été rendue possible par le travail de l'Anssi, qui est allée voir les entreprises pour leur expliquer ce qu'elles devaient faire.

Nous ne devons pas protéger uniquement nos données, mais aussi l'ensemble des éléments essentiels pour nos entreprises et pour la France. Au niveau mondial, il existe trente-sept technologies ultra-performantes qui constituent l'église du futur. Les Chinois en contrôlent vingt-sept, dont huit sur lesquelles ils sont en situation de monopole. Les Américains, quant à eux, en contrôlent sept, notamment dans les domaines du spatial et du numérique, et les Européens trois.

On parle beaucoup des Américains, car les cinq grands cabinets de conseil sont américains, mais il faut également se protéger de l'influence chinoise. De fait, les Chinois sont eux aussi présents chez nous et cherchent à récupérer le maximum d'informations. Dieu sait s'ils investissent dans la recherche, mais le piratage et l'espionnage font aussi partie de leur culture. Ceci dit, les Américains ne se gênent pas non plus en la matière.

A-t-on recours aux cabinets de conseil ailleurs en Europe ? Oui. Tout le monde les utilise plus ou moins, mais ils sont beaucoup plus contrôlés ailleurs. L'Allemagne a tendance à faire comme nous, mais ça ne lui a pas si bien réussi ces derniers temps. L'influence de McKinsey y est très importante et certaines prises de position y sont directement issues de réflexions faites par ce cabinet.

Ailleurs, cette pratique est sensiblement plus contrôlée. La Pologne est sans aucun doute le pays le plus proche de l'Amérique aujourd'hui, mais les Polonais font attention. Il est nécessaire que l'État prenne conscience du risque et définisse un certain nombre de règles pour limiter la casse. Il ne s'agit pas d'empêcher de recourir à des cabinets de conseil - nous en aurons toujours besoin -, mais d'éviter les dérives.

Vous m'avez enfin demandé si les cabinets de conseil français étaient vertueux. Qu'est-ce que la vertu ? Je ne devrais pas le dire, car ça n'est pas moral, mais j'ai rarement vu la vertu primer sur l'intérêt.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel regard portez-vous sur la collaboration entre la Société générale et Palantir ?

M. Alain Juillet. - Les concepteurs de Palantir avaient identifié un besoin pour le futur. À l'époque où cette société a été conçue, l'intelligence artificielle n'existait pas encore. Palantir constitue donc une étape intermédiaire entre l'époque précédente, quand il fallait aller chercher des informations par soi-même, et l'époque dans laquelle nous entrons, qui nous permet de cliquer sur un bouton et d'obtenir une réponse instantanément grâce à l'intelligence artificielle. Cette réponse est d'ailleurs plus ou moins biaisée, car tous les systèmes d'intelligence artificielle sont orientés dans un sens ou dans un autre.

Palantir dispose actuellement du système le plus performant, dont l'importance est appelée à diminuer, à moins qu'il n'intègre l'intelligence artificielle. Cette société a été conçue et financée par la Darpa, qui est l'équivalent de notre DGA aux États-Unis. Si la DGA finançait une entreprise privée, tout le monde s'interrogerait...

Vous disiez qu'il fallait rechercher des solutions françaises. Le problème est que les très grandes entreprises de défense ont toujours eu tendance à monopoliser ce créneau et qu'elles facturent leurs solutions à un prix très élevé, dans la mesure où il n'y a pas de concurrence. En revanche, elles ne pratiquent pas les mêmes prix quand elles vendent à l'étranger, ce qui est problématique. Nous devons gagner en performance au niveau des coûts si nous voulons être compétitifs.

M. Victorin Lurel. - En vous écoutant, une interrogation m'est venue. Nous appelons de nos voeux un protectionnisme intelligent, sur le modèle de la Chine et des États-Unis. Quand Donald Trump décide de bouleverser l'économie mondiale, nous le condamnons tous. Pourtant, même si nous croyons tous au libéralisme et à la paix par le commerce, nous nous rendons compte que nous sommes parfois naïfs. Alors, où placer le curseur ?

Avant Trump, nous recourions déjà au protectionnisme et pratiquions déjà des droits de douane, parfois même plus élevés que les siens, ce qui nous permettait de nous développer. Aujourd'hui, j'ai plutôt l'impression que ce sont les multinationales, les bourses et les fonds de pension qui sont les victimes de sa politique. Si nous devions lui répondre en nous servant des droits de douane et de la commande publique, où faudrait-il placer le curseur du protectionnisme ? Comment ne pas aller trop loin ?

Les Chinois ont répondu à leur manière. Leurs coûts salariaux sont déjà très faibles, mais ils vont en plus accorder des subventions déguisées à leurs entreprises. Les États-Unis le font aussi. Peut-être que nous le faisons nous-mêmes malgré la réglementation européenne relative aux aides d'État. Auparavant, nous déclarions certains secteurs stratégiques, ce qui permettait à l'État de garder la main. Pour le faire aujourd'hui, il faudrait réformer l'Europe, devenir souverainiste et voter pour Marine Le Pen ! Le libre-échange est devenu notre opium. Si nous voulons faire ceci, on nous répond que nous allons provoquer une guerre mondiale ; si nous voulons faire cela, on nous répond que l'Europe ne le permet pas. Où devons-nous placer le curseur, notamment en matière de commande publique ?

Nous avons peur de taxer les Gafam et les autres acteurs du numérique, alors que ces entreprises ne pourraient pas continuer à prospérer sans l'Europe. Nous disposons d'une véritable arme, mais nous voulons rester plus loyaux et propres que nécessaire. Nous surtransposons même les directives. Et c'est un socialiste qui vous dit cela ! Y a-t-il une vertu au protectionnisme moderne ? Où placer le curseur pour défendre nos intérêts ?

Nous avons proposé un Small Business Act pour les outre-mer, sous la forme d'une expérimentation, mais l'État n'en veut pas, non pas parce qu'il est corrompu ou complice, mais en raison d'une connivence idéologique : nous pensons tous la même chose et sommes tous favorables au libre-échange. D'ailleurs, Elon Musk propose déjà de rétablir le libre-échange entre les États-Unis et l'Europe et je suis certain que nous allons l'accepter.

Je veux toutefois rappeler que nous étions heureux lorsqu'il y avait des barrières douanières, de la protection et ce que l'on appelait les infant industries. Nous n'étions pas moins heureux dans les années 1960 qu'aujourd'hui. Nous cherchons à apporter de simples ajustements au libre-échange, tandis que Trump mène une révolution copernicienne en revenant au système antérieur. Il explique à ses concitoyens qu'ils vont souffrir à court terme pour, à moyen et long terme, générer des recettes supplémentaires, réindustrialiser leur pays et faire baisser les taux d'intérêt. Tout cela peut s'avérer payant !

Pendant ce temps, l'Europe veut rester une zone de libre-échange et s'interroge sur la politique de Trump, comme si nous avions la science infuse. Auparavant, nous enseignions l'économie politique à l'université. Depuis, nous avons oublié le marxisme et sommes tombés dans la simple régulation. Nous régulons, mais ça ne nous permettra pas d'aller loin. Nous sommes face à un changement de paradigme et nous nous contentons d'ajustements. Au total, nous allons protéger quelques entreprises, mais cela suffira-t-il pour défendre nos intérêts nationaux ?

M. Simon Uzenat, président. - La commande publique peut-elle constituer un cheval de Troie pour des puissances étrangères ? Des projets portés par l'État ou par des collectivités territoriales ont-ils pu être sciemment utilisés par des puissances pour mener cette guerre économique qui, effectivement, n'a pas attendu l'élection de Donald Trump pour commencer ?

Vous avez également avancé l'idée d'introduire dans les dossiers de consultation des entreprises, dans le cadre des appels d'offres, des critères liés à la sécurité des données de l'entreprise et de ses clients, notamment, pour ce qui nous concerne, des collectivités territoriales. Je la trouve intéressante, mais on nous répondra sans doute qu'il serait nécessaire, pour la mettre en oeuvre, d'accompagner financièrement les entreprises et les collectivités compte tenu du contexte budgétaire contraint. Il y aura donc une phase de transition caractérisée par le renchérissement des prestations fournies. En tout cas, je retiens cette proposition, dont il faudra préciser les modalités de mise en oeuvre.

M. Alain Juillet. - Quand une commande publique est passée dans un domaine pouvant intéresser des pays étrangers, ceux-ci peuvent soit la freiner pour éviter que nous ne nous développions, soit la récupérer. Pour ce faire, ils peuvent agir par le biais des cabinets de conseil, mais aussi des lobbyistes, qui constituent une ressource redoutable dans la mesure où ils ne se contentent pas de mener des actions dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais font aussi passer des messages.

Ai-je eu l'occasion de voir des entreprises étrangères agir ensemble pour remporter un appel d'offres avec la bénédiction du gouvernement de leur pays ? Oui. Le département du commerce américain dispose d'une petite organisation qui identifie tous les ans environ 120 ou 130 contrats essentiels pour les États-Unis. Tous les services américains - diplomates, services de renseignement, police, douanes, etc. - sont alors mobilisés pour donner aux entreprises américaines les moyens de remporter ces appels d'offres. Compte tenu des règles françaises, ils doivent placer des intermédiaires ou des faux-nez en Europe pour y parvenir, mais le résultat est le même : quand vous grattez, vous vous apercevez qu'ils défendent des intérêts étrangers. Ce que je dis vaut d'ailleurs également pour les Chinois.

La commande publique est toujours importante. Elle permet d'orienter les entreprises et la recherche et ses conséquences sont multiples et variées. Il faudrait trouver un système permettant aux entreprises françaises de concourir avec une chance raisonnable de gagner. Par exemple, nous faisons des appels d'offres au niveau européen, mais les impôts et taxes dus varient d'un État à l'autre. La concurrence n'est donc pas équilibrée. Si nos entreprises paient 25 % ou 30 % d'impôts alors que les autres en paient 15 %, ces dernières disposent d'un avantage concurrentiel. Il faut y réfléchir. Nous devons permettre à nos entreprises de se battre à armes égales face à des acteurs bénéficiant d'une aide extérieure.

Vous avez également parlé des entreprises et des collectivités. Les entreprises râlent quand on leur impose des contraintes supplémentaires, mais elles réfléchissent quand elles ont conscience que ces contraintes peuvent les aider. Beaucoup d'entreprises ont perdu des contrats par le passé à cause de fuites ou d'interceptions. Elles sont donc particulièrement sensibles à ces questions.

Selon moi, Trump a fait un pari. Il a fait la liste de tout ce qui ne fonctionnait pas ou avait trop dérivé aux États-Unis et a décidé de l'éliminer. Il faut casser tout ce qui ne va pas pour rester la première puissance mondiale. Cette politique a toutefois des conséquences sur les entreprises américaines. La plupart des composantes du téléphone portable de Google sont produites en Chine. Or, le prix de ces produits de base vient d'augmenter de 35 % ! Google va-t-il pouvoir continuer à vendre ce téléphone ? Il y aura en tout cas des difficultés. Les Américains sont donc prêts à pénaliser leurs propres entreprises pour arrêter leur déclin et rester la première puissance mondiale.

Face à cette logique, nous n'arriverons à rien en nous contentant d'ajustements. Il n'y a que dans la Bible que David tue Goliath avec une fronde. Au cours de ma carrière, je n'ai jamais vu un archer tenir très longtemps face à un homme armé d'une mitraillette.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est ce qui s'est passé lors du rachat d'Alstom par General Electric, n'est-ce pas ?

M. Alain Juillet. - Il s'agit d'une opération remarquablement montée par les Américains. General Electric était le leader mondial pour tous les types de turbines, sauf pour les fameuses turbines Arabelle, que les Français avaient réussi à faire fonctionner. Les Américains ont donc voulu récupérer les turbines Arabelle pour qu'aucun type de turbine ne leur échappe.

Cette opération a été montée de main de maître. Quand Frédéric Pierucci, vice-président monde de la division chaudières d'Alstom, a été arrêté aux États-Unis, le juge lui a montré un dossier énorme comportant tous les messages interceptés pendant 2 ans entre son bureau en Asie et la direction centrale.

General Electric a même recruté la femme d'un ministre, une brillante énarque, et `qui avait été chargée des investissements étrangers en France. C'est tout de même énorme ! On pourrait parler de pantouflage, mais c'est un autre sujet. Pour monter l'opération, ils ont payé un grand nombre de lobbyistes et de très grandes banques d'affaires bien connues en France et ont joué sur tous les tableaux.

Au final, ils ont convaincu le président de la société de vendre cette partie de l'entreprise. Si mes informations sont exactes, celui-ci a été payé à Singapour pour éviter de payer des impôts en France. Cela pose question et doit nous conduire à prendre conscience que, si cette affaire a été révélée, des opérations de ce genre ont lieu tous les jours. Il faut les arrêter et nous avons besoin, pour ce faire, de davantage de contrôles.

M. Simon Uzenat, président. - Merci beaucoup pour votre intervention et vos propositions, qui nous seront très précieuses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Pierre Pelouzet, médiateur des entreprises

(Mardi 8 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons notre journée d'auditions en nous recentrant sur les aspects pratiques de la commande publique, et plus particulièrement sur les difficultés d'exécution qui peuvent intervenir entre une entreprise attributaire d'un marché public et un pouvoir adjudicateur, et sur les structures mises en place pour apaiser ces difficultés.

Monsieur Pelouzet, vous insistiez d'ailleurs dans l'une de vos interventions, il y a quelques mois, sur le fait que les entreprises vous sollicitaient bien plus souvent que les pouvoirs adjudicateurs, en rappelant que vous étiez à la disposition des deux parties.

Initialement créée pour préserver les relations d'affaires entre les entreprises en cas de conflit, la médiation des entreprises, qui relève du ministère de l'économie et des finances, a été étendue aux marchés publics et offre aux parties qui en font la demande, par l'intervention d'un tiers neutre, impartial et indépendant, la possibilité de régler à l'amiable un différend contractuel.

Ainsi, en 2024, la médiation des entreprises a été saisie de 1 903 demandes de médiation, dont 16 % - soit plus de 300 demandes - concernaient le secteur public. Le médiateur des entreprises est par ailleurs impliqué dans la promotion des achats responsables, avec le pilotage de la charte et du label « Relations fournisseurs et achats responsables » (RFAR), auxquels adhèrent aussi bien des acheteurs publics que des acheteurs privés.

Pour nous faire part de son expertise en la matière, nous recevons M. Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises depuis 2012 et reconduit dans ces fonctions en janvier dernier pour une durée de 18 mois.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pelouzet prête serment.

La médiation des entreprises est le thermomètre de la dégradation - ou de l'amélioration - de la situation économique nationale. Constatez-vous, en matière de marchés publics, les mêmes difficultés conjoncturelles que dans les relations entre entreprises ou bien y a-t-il, s'agissant du public, une déconnexion avec l'actualité et des facteurs plus structurels à prendre en compte ?

Qui plus est, votre longue expérience dans vos fonctions vous confère un recul particulier sur l'évolution des relations entre les acheteurs publics et leurs prestataires. Comment ont-ils traversé les difficultés liées à la crise sanitaire ? Malgré la judiciarisation croissante des procédures, constatez-vous une appétence pour les modes alternatifs de règlement des différends ?

D'une manière plus générale, il nous serait très utile de connaître les motifs de saisine de vos services les plus récurrents. Les délais de paiement excessifs viennent à l'esprit, mais y en a-t-il d'autres ? Vous avez d'ailleurs publié, au début de l'automne 2024, en partenariat avec la direction des affaires juridiques (DAJ) de Bercy, un guide visant à permettre aux acheteurs publics de réduire leurs délais de paiement. Quels sont les secteurs dans lesquels les difficultés sont les plus exacerbées ?

Par ailleurs, la médiation des entreprises assure le secrétariat de l'observatoire des relations entre start-ups et grands comptes. Le sujet de l'accès des start-ups à la commande publique, dont nous avons longuement parlé cet après-midi, est essentiel aux yeux de notre commission d'enquête et la situation largement perfectible selon les intéressés. Vous pourrez nous indiquer si les acheteurs publics sont aussi ouverts à l'innovation que les grands comptes privés et quels sont, d'après vos travaux, les blocages à lever pour rendre l'achat public plus agile en la matière.

M. Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises. - Vous avez déjà évoqué une bonne partie des éléments que je souhaitais aborder. Après avoir débuté dans le champ des relations inter-entreprises, la médiation a été étendue aux marchés publics deux ans après sa création, en 2012. Aujourd'hui, comme vous l'avez indiqué, les marchés publics représentent entre 15 % et 20 % de nos saisines.

Notre action repose sur deux piliers : la résolution des litiges - j'y reviendrai - et l'amélioration des pratiques. Il est bon qu'un pompier intervienne lorsque cela est nécessaire, mais il est préférable d'éviter les incendies en faisant évoluer les pratiques.

Notre activité a connu une croissance exponentielle ces dernières années. Nous avons ainsi recensé 1 900 saisines en 2024. Quand j'ai été nommé, il y a douze ans, nous comptions une centaine de saisines par an. En 2019, juste avant la crise sanitaire, nous en étions à cent saisines par mois ! L'année 2020 a été une année exceptionnelle au cours de laquelle nous sommes passés de 1 200 à 3 500 saisines en raison de l'exacerbation des tensions dans les relations entre entreprises et entre les entreprises et les acheteurs publics.

Depuis, nous tournons autour de 2 000 saisines par an, ce qui montre non seulement que le niveau de tension ne diminue pas, mais aussi qu'il existe une volonté de dialogue. La flambée des prix des matières premières et de l'énergie, les difficultés de recrutement, l'inflation généralisée et la hausse des taux d'intérêt qui ont eu lieu après la crise sanitaire ont affecté l'ensemble du tissu économique, ce qui explique que le niveau de tension reste assez élevé.

En parallèle, je pense que beaucoup d'entreprises nous ont identifiés comme des facilitateurs de dialogue pendant la crise sanitaire, ce qui explique l'augmentation de 50 % du nombre de saisines. Je nuancerai donc un seul élément de votre propos : il y a certes de la tension, mais beaucoup de gens ont compris que la meilleure manière d'y faire face était le dialogue. Je tiens à insister sur ce point.

Comme vous l'avez rappelé, nous sommes très souvent saisis par les entreprises et très peu par les donneurs d'ordres, qu'ils soient publics ou privés d'ailleurs, ce qui est dommage. 95 % des saisines sont le fait de petites entreprises, 75 % d'entre elles sont issues d'entreprises de moins de 25 salariés et près de 30 % proviennent d'entreprises de moins de deux salariés. Nous touchons donc le tissu profond de notre économie, ceux qui pensent n'être ni écoutés ni compris. Tant mieux s'ils commencent à nous identifier et à venir vers nous.

Toutefois, j'aimerais beaucoup que les 5 % restants, qui sont constitués de grands acteurs publics et privés, acquièrent le réflexe de recourir à la médiation pour résoudre leurs conflits et recréer un lien de confiance plutôt que de jouer le rapport de force et de porter systématiquement l'affaire devant les tribunaux.

Toute notre action tourne autour de la notion de confiance. Je porte depuis douze ans une idée de base : plus il y a de confiance, plus il y a de développement économique. Un chef d'entreprise qui fait confiance à son client va vouloir travailler avec lui, lui proposer de l'innovation et l'aider prioritairement. À l'inverse, un fournisseur méfiant va passer son temps à s'assurer d'être payé, ne se précipitera pas quand son client aura besoin d'aide et veillera à ne pas se faire voler son innovation par celui-ci, autant de comportements qui vont à l'encontre du développement économique de ces entreprises.

Pour revenir à vos questions, les modes amiables de règlement des différends, et notamment la médiation, sont désormais systématiquement mentionnés dans les cahiers des clauses administratives générales (CCAG), ce qui contribue à leur utilisation - et c'est une très bonne chose.

Vous m'avez interrogé sur les principaux types de litiges. Les retards de paiement représentent près de 40 % de nos saisines. Il peut s'agir aussi bien d'une facture restée sous le coude ou coincée dans je ne sais quel logiciel, notamment Chorus Pro dans le secteur public ou SAP dans le secteur privé, que d'une réception incomplète ou d'un service fait de manière incomplète. Derrière une saisine pour non-paiement, nous retrouvons tout un tas de sujets pouvant nous amener à faire des médiations. Nous devons alors restaurer le dialogue et trouver la meilleure solution au problème rencontré.

M. Simon Uzenat, président. - En matière de paiement, beaucoup de collectivités sont plutôt au rendez-vous. Vous avez d'ailleurs expliqué, dans une interview réalisée il y a quelques mois avec la directrice des affaires juridiques de Bercy, que nous avons auditionnée il y a quelques jours, que les retards de paiement ne dépendaient pas forcément de la taille de l'acheteur public, même si l'État est plutôt meilleur - ou moins mauvais - que les autres.

Quel est le retard moyen de paiement dans les cas dont vous êtes saisis, qui sont peut-être assez peu représentatifs puisque caractérisés par des délais excessifs ?

M. Pierre Pelouzet. - D'après l'observatoire des délais de paiement, le retard moyen, secteurs public et privé confondus, était de 10 jours avant la crise sanitaire, puis a explosé pendant celle-ci. À la fin de la crise, nous avions réussi à le ramener à 12 jours. Aujourd'hui, les derniers éléments disponibles font état d'un retard moyen de 13 ou 14 jours.

Je rappelle que pour chaque jour de retard, un milliard d'euros reste dans les caisses des grands comptes publics et privés au détriment des très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME). Évidemment, dans les cas dont nous sommes saisis, les retards de paiement sont bien supérieurs et peuvent s'élever à 20 ou 30 jours, voire plus.

Il convient de distinguer le délai apparent et le délai réel. Le délai de paiement court à partir du moment où la facture a été acceptée et où toutes les pièces ont été réunies. On compte alors 30 jours pour les marchés publics. Ce délai peut toutefois être allongé s'il manque un papier, si un numéro de commande est erroné ou si la réception de la marchandise n'a pas eu lieu, par exemple. C'est la raison pour laquelle nous avons élaboré un guide des bonnes pratiques à mettre en oeuvre pour limiter ces délais en amont et payer la facture dans les 30 jours, ou dans les 45 jours pour les hôpitaux, si nécessaire.

M. Simon Uzenat, président. - Au-delà de l'allongement du délai moyen, avez-vous constaté un allongement des délais dans les cas extrêmes du fait, par exemple, des difficultés rencontrées par les collectivités territoriales ?

M. Pierre Pelouzet. - Je ne suis pas en mesure de vous répondre. Nous traitons évidemment des cas exceptionnels, avec des retards importants ou des conséquences majeures, mais je me garderai bien d'en tirer des statistiques. L'observatoire des délais de paiement pourrait peut-être vous fournir des informations plus intéressantes à ce sujet.

Nous assurons aussi des médiations autour des questions relatives aux indemnités de résiliation, à l'application de pénalités ou à la modification des contrats en cours. Nous avons traité beaucoup de sujets en lien avec les matières premières, en raison de la flambée de leurs prix entre 2021 et 2022.

Je citerai notamment un cas dans lequel nous avons institutionnalisé notre médiation, celui des jeux Olympiques. Dans ce cadre, la Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) est venue vers nous, car elle était extrêmement sollicitée par toutes les petites entreprises impliquées dans les chantiers de construction de stades, sans pouvoir se permettre de rallonger les délais ou de mettre ces entreprises en difficulté, et avait parfois du mal à communiquer avec elles.

Elle nous a donc demandé de l'aide, suite à quoi nous avons dédié deux médiateurs à ce dossier et sommes parvenus à faire signer par la Solideo et les différentes fédérations du bâtiment et des travaux publics (BTP) un accord par lequel elles s'engageaient à solliciter ces médiateurs en cas de difficulté.

Au final, elles n'y ont pas énormément recouru, ce qui constitue une bonne nouvelle. Je pense que le simple fait d'ouvrir la porte à la médiation a permis d'apaiser les tensions et de trouver des solutions. Quant aux quelques dizaines de contrats sur lesquels des difficultés persistaient, nos médiateurs sont intervenus et ont permis de les finaliser.

Le sujet des matières premières est donc très important. Nous avons été heureux de pouvoir contribuer à la finalisation de ces marchés sur un chantier aussi emblématique que celui des jeux Olympiques.

Nous traitons également des sujets liés au paiement de prestations supplémentaires, dont le prix est discuté après qu'elles aient été demandées et réalisées. Vous remarquerez qu'il s'agit assez largement de questions en lien avec le secteur du BTP, qui représente près de 20 % de nos saisines, notamment dans le cadre de marchés publics. Ce sont les sujets les plus complexes à traiter, ce qui explique que nous en soyons souvent saisis.

Nous essayons également de faire de la pédagogie. J'ai mentionné un certain nombre de guides que nous avons écrits ou co-écrits, notamment le guide des modes amiables de règlement des différends (Mard) ou celui des bonnes pratiques de paiement dans les travaux publics.

Nous avons également réalisé des livrets sur les marchés publics pour vulgariser ces sujets auprès des entreprises - et nous allons le refaire, car ils ont été bien accueillis -, en lien avec la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), l'Union des entreprises de proximité (U2P) et le Mouvement des entreprises de France (Medef) et avec l'accord de la DAJ de Bercy.

En discutant avec des chefs d'entreprise, nous nous sommes rendu compte que certains avaient peur de candidater à des appels d'offres, car ils n'en comprenaient pas tous les termes et se demandaient s'ils allaient être payés. Nous avons donc fait travailler un parterre de chefs d'entreprise pour déterminer la meilleure manière d'expliquer les marchés publics avec des mots simples. Cet outil a bien fonctionné et nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle version.

Dans ces petits ouvrages, nous parlons de tout un tas de pratiques qui nous paraissent intéressantes, telles que les avances, la modulation des retenues de garantie, les conditions d'application des pénalités ou la fluidité des circuits de facturation. Beaucoup d'évolutions ont eu lieu sur ces sujets et nous nous en réjouissons, parce que cela aide les petites entreprises à accéder aux marchés publics.

Pour finir, vous avez évoqué le sujet des start-ups. J'ai été missionné à l'époque par Jean-Noël Barrot pour rédiger le premier rapport de l'observatoire des relations entre start-ups et grands comptes. Dans ce cadre, nous avons démontré que nous n'étions pas au niveau zéro et qu'un nombre important de marchés publics et privés étaient attribués à des start-ups. Nous avions ainsi estimé que 1 % des marchés publics allaient vers des start-ups, ce qui représente tout de même 1,7 milliard d'euros par an.

M. Simon Uzenat, président. - 1 % du montant total des marchés publics et non du nombre total de ces marchés, n'est-ce pas ?

M. Pierre Pelouzet. - Absolument. Le nombre des marchés qui leur sont attribués est probablement bien plus important, car il s'agit de petits marchés. Les marchés publics contribuent donc à la croissance des start-ups. Ce taux de 1 % n'était pas ridicule par rapport à la part des marchés privés captée par les start-ups, qui s'établissait à 2 %. Le premier enseignement de ce rapport était donc que les start-ups bénéficiaient déjà d'un certain volume d'affaires.

Deuxièmement, nous avons conduit deux sondages, l'un sur les acheteurs et l'autre sur les start-ups, et il en est ressorti que les deux parties avaient envie de travailler ensemble. Les grands comptes publics et privés mettent en oeuvre tous les moyens possibles pour s'ouvrir aux start-ups, tandis que celles-ci déclarent qu'il est de plus en plus important pour elles d'avoir de grands clients.

Le monde des start-ups a évolué. Il y a quelques années, quand une start-up avait une bonne idée, il était relativement simple de trouver des financements pour poursuivre son développement. Trouver des clients n'était pas leur première priorité. Aujourd'hui, les financements se sont raréfiés et il est devenu primordial pour les start-ups de trouver des clients - et de préférence des grands clients - qui puissent leur servir de références pour aller chercher d'autres marchés.

Troisième enseignement : nous avons constaté des difficultés en matière de dialogue et de compréhension - j'en ai parlé tout à l'heure - et un décalage entre la façon de procéder des grands acheteurs publics et privés et les méthodes de vente des start-ups.

Quand les grands acheteurs veulent réaliser un achat, ils définissent un besoin, lancent un appel d'offres et retiennent l'offre présentant le meilleur rapport qualité-prix. Or, par définition, les start-ups ne répondent pas à un besoin existant, mais proposent une nouveauté. Elles ont donc du mal à se positionner sur des besoins existants et à être compétitives et, dans le même temps, à trouver des portes d'entrée pour leurs innovations. Les nouveaux outils en matière d'achat d'innovations devraient permettre, je l'espère, de mieux connaître l'offre de ces petites entreprises pour pouvoir leur permettre de grandir.

En outre, les grands comptes et les start-ups n'ont pas la même notion du temps. Le même délai de réalisation d'un achat est perçu comme normal par les grands acheteurs publics et privés et comme infiniment long par les start-ups, qui craignent que leur innovation ne s'essouffle ou que leurs financements ne s'épuisent. Il est donc nécessaire de faire de la pédagogie et d'utiliser au maximum les outils permettant de réduire les délais et de mieux appréhender l'offre des start-ups.

Le dernier enseignement de ce premier sondage - mais nous en aurons d'autres dans les mois à venir - est l'importance de la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Les start-ups font état d'une attente importante de leurs grands clients potentiels, qu'ils soient publics ou privés, en matière de RSE, ce qui n'est pas pour leur déplaire, dans la mesure où nombre d'entre elles se sont développées autour de cette notion. Elles ne perçoivent donc pas ce phénomène comme un obstacle à l'accès aux marchés, mais, au contraire, comme un avantage compétitif.

J'aimerais, pour finir, aborder la question des achats responsables. Nous avons porté le parcours national des achats responsables, qui se décompose en plusieurs étapes et intègre notamment la charte RFAR, laquelle a été signée à ce jour par près de 3 000 acteurs - nous en recensions 2 800 à la fin de 2024. Avec toute une série d'outils d'autodiagnostic et d'aide ainsi que de bonnes pratiques, cette charte amène l'ensemble des acteurs de l'économie, qu'ils soient publics ou privés, petits ou grands, vers un label exceptionnel.

Nous n'en sommes pas conscients, mais la France est le pays leader en matière d'achats responsables. Elle a porté au niveau mondial les travaux relatifs à la norme ISO et aux achats responsables. Nous pouvons être fiers de cette norme, sur laquelle s'appuie notre label. L'obtention de ce dernier signifie que l'entité labellisée respecte les meilleures pratiques non seulement françaises, mais aussi mondiales.

Ce label, qui existe depuis 2012, a connu une croissance exponentielle, notamment depuis la crise sanitaire. Nous comptons aujourd'hui 120 ou 121 labellisés contre 50 en 2019. Nous sentons donc une appétence pour la responsabilité, et en particulier au travers du levier des achats, au moins autant du côté du public que de celui du privé. Aujourd'hui, 80 % des ministères sont labellisés - les armées, l'intérieur, l'éducation nationale, l'économie et les finances, etc. Les autres y viennent progressivement et je suis certain que nous finirons par labelliser l'intégralité des ministères, y compris la direction des achats de l'État (DAE) et les plateformes régionales des achats.

L'État se montre donc exemplaire sur la labellisation, de même que certains départements - par exemple les Hauts-de-Seine et les Yvelines - ou intercommunalités - je pense notamment à Intercom Bernay Terres de Normandie -, la région Centre-Val de Loire et des mairies telles que celles de Blagnac et de Toulouse ou encore la métropole de Toulouse. Au total, des acteurs de toutes tailles répartis sur l'ensemble du territoire national se sentent concernés par ce label.

Ce dernier a également atteint le secteur hospitalier, qui est particulièrement concerné par les retards de paiement. Ont ainsi été labellisés le centre hospitalier universitaire (CHU) de Nancy et le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), une plateforme d'achat regroupant une grande partie des achats hospitaliers, qui constitue l'équivalent de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) - elle aussi labellisée - pour les collectivités locales.

Enfin, un certain nombre de grandes entreprises publiques sont également labellisées : EDF, Enedis, GRDF, Réseau de transport d'électricité (RTE), La Poste ou encore la SNCF. Le secteur public n'est donc pas au retard en matière d'achats responsables, bien au contraire.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Dans le cadre de l'initiative « Je choisis la French Tech », que vous présidez depuis 2023, l'objectif affiché était de doubler les achats publics et privés réalisés auprès de start-ups françaises d'ici à 2027 pour soutenir l'innovation et la souveraineté technologique. Dans cette logique, ne pensez-vous pas que l'État et les entreprises à participation publique doivent être exemplaires dans leur recours à des solutions françaises innovantes ?

En tant que médiateur des entreprises ou dans le cadre de l'observatoire, avez-vous été sollicité pour intervenir sur des cas dans lesquels des entreprises françaises innovantes rencontraient des difficultés d'accès à certains marchés stratégiques ? Le cas échéant, quelles réponses ont-elles été apportées ?

Comment expliquez-vous que les entreprises françaises innovantes soient aussi peu consultées dans le cadre des marchés publics ?

M. Pierre Pelouzet. - Merci pour ces questions. Non, nous n'avons pas été saisis de cas de ce type. Je n'aurais donc pas autant d'éléments à vous fournir que vous le souhaiteriez. Nous sommes davantage sollicités au sujet de l'exécution des marchés qu'à propos de l'accès aux marchés, sans doute parce que les entreprises nous identifient un peu mieux dans ce domaine.

Comme je vous l'ai indiqué, nos sondages sont assez généraux et pointent des difficultés liées à la compréhension des terminologies, aux modalités de réponse aux appels d'offres de la part d'entreprises proposant une innovation et à la temporalité dans laquelle s'inscrivent les uns et les autres. Je ne dispose malheureusement que de peu d'éléments pour répondre à votre question, dans la mesure où nos médiations ne portent pas sur ces sujets-là.

M. Serge Mérillou. - Les contrats comportent-ils souvent des fragilités spécifiques suscitant des contestations ? Le cas échéant, il serait bon de conseiller aux acheteurs publics d'être vigilants sur ces points. On m'a indiqué qu'assez régulièrement, certaines entreprises contestaient des marchés dès que ceux-ci étaient passés. Je ne vous demanderai évidemment pas leur nom...

M. Pierre Pelouzet. - C'est gentil de votre part, car je suis tenu au respect de la confidentialité.

M. Serge Mérillou. - Je m'en doutais, bien entendu. Certaines entreprises suscitent-elles plus fréquemment des conflits que les autres ?

Enfin, les clauses d'insertion que l'on retrouve souvent dans les marchés publics ne seraient pas simples à appliquer, ce qui s'explique par la nature particulière du public ciblé. Ces clauses posent-elles réellement problème ?

M. Pierre Pelouzet. -Nous sommes saisis quand un conflit émerge dans l'application du marché. Il est difficile de dire que certains sujets se retrouvent systématiquement au coeur des conflits. Bien entendu, nous constatons souvent des difficultés relatives aux décomptes généraux en fin de travaux, avec des estimations de coûts divergentes.

Je parle beaucoup des marchés de travaux, car ce sont souvent eux qui suscitent des difficultés. D'ailleurs, les tribunaux administratifs ont souvent du mal à trancher ces litiges et renvoient les parties vers la médiation pour trouver une solution.

Pour savoir si un coup de peinture a été passé ou non ou s'il était ou non de la bonne couleur, il faut passer par la discussion plutôt que par un changement dans le processus. Aucun cahier des charges ne peut prévoir la découverte d'une fragilité dans le sol, par exemple. C'est la vie d'un chantier. L'important est de se mettre d'accord, au terme du chantier, sur ce qui est réellement dû par les deux parties. C'est dans ce cadre que nous pouvons intervenir pour les aider à trouver une solution.

M. Simon Uzenat, président. - Merci beaucoup pour le travail que vous réalisez avec constance et détermination depuis de nombreuses années.

En tant qu'élu local, j'ai eu l'occasion d'apprécier la mobilisation autour de votre label et la force du dialogue, qui ne doit évidemment pas nous faire perdre de vue le fait que les entreprises connaissent parfois des moments compliqués et que des tensions surgissent plus facilement au cours des périodes troublées telles que celle que nous traversons.

Merci d'être là. Dans le cas où vous identifieriez, au cours des semaines à venir, des points d'attention supplémentaires, n'hésitez pas à nous en faire part. Nous restons à votre disposition.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Didier Trutt, président du conseil d'administration et du comité stratégique d'IN Groupe

(Mercredi 9 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons aujourd'hui nos travaux avec une journée d'auditions consacrées, à la demande de notre rapporteur, à l'examen de la situation d'IN Groupe, société anonyme à capitaux publics héritière de l'Imprimerie nationale.

IN Groupe détient, en vertu d'une loi du 31 décembre 1993, un monopole pour la réalisation des documents administratifs, et notamment les titres d'identité et passeports, qui comportent des éléments spécifiques de sécurité destinés à empêcher leur falsification, ainsi que pour les documents secrets. Il constitue, de ce fait, un pouvoir adjudicateur soumis au code de la commande publique. Il exerce ce monopole sous le contrôle de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), avec qui il a conclu des conventions encadrant la confection de ces divers titres. Les montants en jeu sont très importants : plus de 700 millions d'euros sur dix ans s'agissant des passeports et autant s'agissant des cartes d'identité, soit plus de 1,4 milliard d'euros sur une décennie.

IN Groupe conduit par ailleurs, comme toute société anonyme, une politique commerciale autonome à destination de clients publics et privés, français et étrangers, basée sur son expertise en matière de sécurisation des identités et de lutte contre la fraude. Il a réalisé un chiffre d'affaires de 623 millions d'euros en 2023, en augmentation régulière ces dernières années grâce à une politique d'expansion basée sur la croissance externe.

Nous recevons donc M. Didier Trutt, président du conseil d'administration d'IN Groupe et ancien PDG de 2009 à 2024.

Je vous informe que cette audition, sur décision de notre commission d'enquête, sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Trutt prête serment.

Sous votre direction, l'ancienne Imprimerie nationale s'est transformée et est devenue un groupe d'envergure internationale, qui a investi le secteur de l'économie numérique, et plus particulièrement celui du numérique de confiance. Vous pourrez brièvement nous présenter la stratégie que vous avez conduite en ce sens.

Cette expansion a reposé sur l'acquisition d'entreprises concurrentes ou partenaires, à la recherche de synergies et d'un modèle économique intégré. Le rapporteur vous interrogera sans doute sur les conditions de réalisation de certaines de ces acquisitions.

Dans le même temps, l'État a engagé la modernisation des titres d'identité des Français, en conduisant à la mise en service, à partir de 2021, d'une carte nationale d'identité électronique plus sécurisée et d'un format plus pratique. Le choix des fournisseurs et des technologies retenues par IN Groupe pour répondre au cahier des charges de l'ANTS a été critiqué. Je pense que le rapporteur vous interrogera à ce sujet.

Je me permets de vous rappeler que si vous estimez que certains éléments sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.

M. Didier Trutt, président du conseil d'administration d'IN Groupe. -Marie-Aurore Nicaise, qui m'accompagne pour cette audition, est présente dans l'entreprise depuis plus longtemps que moi.

M. Marie-Aurore Nicaise, directeur administratif et financier d'IN Groupe. - Depuis 18 ans !

M. Simon Uzenat, président. - Madame Nicaise, si vous êtes amenée à prendre la parole, je vous invite à prêter vous aussi serment.

M. Marie-Aurore Nicaise. - Je ne prendrai pas la parole.

M. Didier Trutt. - Elle a notamment suivi l'ensemble des projets de croissance externe de la société. Pour ma part, j'ai rejoint l'Imprimerie nationale en 2009 et l'ai dirigée pendant plus de 10 ans, en tant que PDG. L'an dernier, nous avons commencé à faire évoluer la gouvernance. Je suis resté président - pas pour longtemps, d'ailleurs -, tandis qu'une nouvelle directrice générale dirige les opérations au quotidien.

J'ai agi pour transformer la société. Il y a 15 ans, les titres d'identité ou documents sécurisés en France étaient des documents papier, personnalisés par les préfectures et les mairies, avec très peu de valeur ajoutée de la part de l'Imprimerie nationale. À mon arrivée, j'ai eu l'opportunité de moderniser cette chaîne de personnalisation en y intégrant de l'électronique et de la biométrie pour personnaliser les documents directement au sein de l'Imprimerie nationale. Cette bascule a donné naissance à une transformation complète de l'outil industriel de l'Imprimerie nationale et provoqué une évolution des métiers. Durant ces quinze dernières années, nous nous donc sommes employés à délivrer ces titres pour l'État. L'an dernier, nous avons produit 6 millions de passeports et une quinzaine de millions de cartes d'identité pour la France, et pratiquement le même nombre pour l'export. En effet, pour être compétitifs en France, nous avions besoin d'être reconnus par des pays ayant des besoins similaires à ceux de la France.

Or, produire un titre pour une préfecture située à quelques kilomètres n'est pas la même chose qu'en produire un pour un pays étranger situé à plusieurs milliers de kilomètres. Nous avons donc été forcés à renforcer la robustesse de nos processus et de nos produits. Aujourd'hui, la force de notre processus tient bien sûr à la technologie utilisée, mais aussi à notre capacité à nous assurer que tous les éléments servant à attester de notre identité dans le monde physique sont collectés de la même manière pour attribuer une identité dans le monde numérique. Cette stratégie, que nous appelons le « phygital », nous permet de faire dériver d'une identité physique une identité numérique. Il faudra néanmoins quelques années pour que cette technologie soit utilisée à grande échelle.

En un peu plus de dix ans, nous avons modernisé l'outil de fabrication pour la France et l'avons rendu plus robuste et compétitif pour produire des titres pour les pays étrangers. Nous sommes aujourd'hui présents en Amérique du Sud, en Afrique et, dans une moindre mesure, en Asie. L'an dernier, les événements qui ont eu lieu en Afrique ont menacé notre présence sur ce continent. Finalement, nous l'avons conservée et même développée, car les pays africains souhaitent eux aussi entrer dans le monde numérique. Un certain nombre d'entre eux recourent donc désormais à notre technologie.

En parallèle, nous avons bâti des solutions permettant également de vérifier des identités professionnelles ainsi que des objets, dans la mesure où il y a toujours une personne derrière un objet.

En transformant la société, nous l'avons fait grandir. Lorsque je suis entré à l'Imprimerie nationale, il ne restait plus que 460 personnes, dont une centaine était concernée par un plan de sauvegarde. J'avais fait ma carrière dans la technologie, chez Thomson, et voyais bien ce qu'il manquait à l'export pour nos produits français. Je me faisais fort, au travers de mon expérience, de moderniser l'Imprimerie nationale et d'intégrer ces technologies pour doter la France du niveau de performance requis pour fabriquer ces titres.

Désormais, nous réalisons un chiffre d'affaires de près de 500 millions d'euros, dont 30 % à 40 % sur le marché français et le reste à l'export. Le développement de l'export a été salutaire pour la France, puisque nous avons permis aux administrations françaises de doter leurs agents d'une identité professionnelle. D'ailleurs, ces mêmes administrations examinent actuellement comment équiper leurs agents d'une identité numérique. Les identités physiques et numériques reposent sur une base commune, un même support.

En tant qu'industriels, pour être efficaces, rentables et robustes sur le long terme, nous devons capitaliser sur des volumes. Or, nos volumes se sont élargis au fil du temps, car nous n'avions pas accès aux mêmes marchés qu'aujourd'hui il y a 15 ans. Aujourd'hui, nous sommes présents sur la quasi-totalité des marchés malgré les difficultés que suscite la mondialisation. Je suis plutôt confiant, car, en dépit des événements qui ont eu lieu sur le continent africain, nous sommes parvenus à délivrer des identités numériques à plusieurs pays d'Afrique, ce qui a conforté les administrations africaines dans la poursuite, voire l'accélération de leur transformation digitale.

L'effectif actuel d'IN Groupe est constitué de 2 300 personnes. En début d'année, nous avons racheté une partie des activités d'Idemia, anciennement Morpho. Ses activités ont en effet été scindées en trois divisions, l'une relative aux télécoms, qui ne nous intéressait pas, et les deux autres autour du domaine de l'identité. Nous avons donc racheté la division servant les produits d'identité, ce qui correspond à notre positionnement. Cette acquisition nous permet de devenir le numéro un mondial de l'identité. En étant numéro un mondial, vous ne subissez pas les technologies ou les standards, vous les construisez et les développez avec les États. Si l'on ne veut pas dépendre des entreprises comme Google, Apple, Facebook, Amazon ou Microsoft (Gafam) pour faire vérifier son identité, il faut se saisir des alternatives telles que la nôtre pour dériver des identités numériques.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Conformément aux principes de transparence, d'égalité d'accès et de mise en concurrence qui encadrent la commande publique, des consultations sont-elles systématiquement menées par IN Groupe pour les éléments de sécurité exigés par la réglementation européenne du 20 juin 2019 ?

Comment garantissez-vous de manière objective qu'aucune entreprise française ne propose de technologie équivalente ou supérieure à celle de fournisseurs étrangers, et que ces mêmes fournisseurs ne prennent aucun risque en matière d'éthique, de réputation ou de corruption internationale ?

M. Didier Trutt. - Cela fait partie de notre métier. Nous ne sourçons pas nos composants à n'importe quel prix. Par ailleurs, quand nous en sourçons un, nous veillons à ce que le fournisseur soit encore présent dans dix ans pour éviter d'avoir à changer de technologie au cours du cycle de vie du produit. IN Groupe réalise des produits pour l'ANTS, qui les spécifie elle-même. Nous essayons donc de maîtriser l'ensemble des technologies afin d'être en mesure de les industrialiser et les incorporer dans nos produits si jamais la France souhaitait que nous les utilisions.

Certes, la tâche est de plus en plus compliquée. Il y a quelques années, il n'y avait pas de bases de données, mais seulement des supports physiques. Au départ, l'usage de la biométrie ne consistait qu'en l'intégration d'un composant dans une puce électronique ; aujourd'hui, cet usage est multiforme : il faut des technologies embarquées dans les smartphones pour fournir les usages et services associés aux titres.

Nous réalisons en permanence un benchmark et essayons d'éclairer nos clients dans leurs choix. Depuis quinze ans, nous délivrons certains titres en moins de 24 heures et les autres, dont les identités numériques et d'autres produits à support numérique en quatre jours au maximum. Cette performance constitue notre marque de fabrique. Les pays étrangers nous ont permis de gagner en performance, dans la mesure où leurs exigences différaient de celles de la France. Nous couvrons aujourd'hui plus d'une cinquantaine de pays.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pourriez-vous préciser de quels pays il s'agit ?

M. Didier Trutt. - En Afrique, nous produisons des titres pour le Gabon et le Ghana. L'histoire des relations entre la France et l'Afrique étant complexe, je voulais absolument que nous soyons présents sur ce continent, aussi bien dans les pays anglophones que francophones. Mon premier client africain a donc été le Ghana, ce qui a surpris, dans la mesure où il ne s'agissait pas d'un pays francophone. Cela nous a permis d'accéder à tous ces marchés, qui ne recouraient jusqu'alors qu'à des solutions issues de pays anglophones, en faisant la preuve de notre capacité à livrer ces produits sur ce continent.

Nous avons également bénéficié de vents favorables sur le continent sud-américain. Ça n'est pas mon continent favori, mais nous avons réussi à y déployer des solutions. Les pays asiatiques, quant à eux, achètent de la technologie, mais pas de produits finis. Nous ne nous sommes donc pas vraiment déployés en Asie sur ces produits.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Malgré de nombreuses recommandations formulées par les experts du ministère de l'intérieur, une entreprise française innovante, reconnue mondialement et recommandée par l'ANTS, n'a pas été consultée par IN Groupe pour contribuer à la sécurisation des titres français. Comment expliquez-vous qu'elle ait été ignorée, alors que sa technologie a été retenue par nos voisins allemands, portugais et turcs ? Quelles actions concrètes avez-vous mises en oeuvre pour remédier à cette situation et garantir une prise en compte effective des solutions innovantes françaises ?

M. Didier Trutt. - Lorsque des solutions innovantes françaises existent sur ce marché, nous avons tout intérêt à les utiliser. Encore faut-il s'assurer de leur fiabilité. Elles doivent répondre à un cahier des charges industriel assez strict. Je n'édicte pas les spécifications des produits en France, mais nous devons fournir des produits dont la durée de vie doit être de dix ans. Les technologies que nous utilisons doivent donc être assez robustes pour durer dix ans. Nous avons par exemple produit plus de 30 millions de nouvelles cartes d'identité. Ces titres sont donc produits en très grande quantité et seront utilisés sur une assez longue période, ce qui requiert une grande robustesse. Notre métier d'industriels est de nous assurer qu'ils atteindront la durée de vie souhaitée, et pas de spécifier, ce qui relève de l'ANTS, de l'Agence du numérique en santé (ANS) et des autres agences.

Il est important de le rappeler, car certaines sociétés se sont plaintes de ce que nous ne recourions pas à leurs produits ; or, nous ne pourrons les utiliser que quand elles auront passé l'ensemble des tests nous permettant de nous assurer du bon fonctionnement de ces produits sur la durée de vie demandée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avant la vente de Surys à l'Imprimerie nationale en 2019, une évaluation a conduit à une valorisation estimée entre 250 et 300 millions d'euros. Comment et par qui cette évaluation a-t-elle été réalisée ?

M. Didier Trutt. - Par les cabinets qui travaillaient pour nous pour l'acquisition de cette société.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est leur nom ?

M. Didier Trutt. - Il s'agissait de notre banque, la Société générale, avec l'appui de laquelle la transaction a été réalisée. Sur le dossier de Surys, nous étions en concurrence avec trois ou quatre autres sociétés - le vendeur a d'ailleurs tout fait pour nous mettre en concurrence. Nous avons remporté l'opération, car je pense que le vendeur était sensible à ce que son entreprise soit détenue par une société française, mais nous avons été mis en concurrence avec des Chinois et des Américains. Marie-Aurore Nicaise était à mes côtés. Une semaine avant la conclusion du deal, nous étions persuadés d'avoir perdu l'affaire, car les Américains proposaient des solutions et des avantages très différents des nôtres. Il a fallu se battre pour trouver tous les éléments qui nous ont permis de remporter l'offre.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel a été le rôle de la banque Lazard, des cabinets Auditex et Ernst & Young ainsi que de l'Agence des participations de l'État (APE) dans l'évaluation de Surys ? Pourquoi l'APE a-t-elle avancé 114 millions de fonds publics pour cette acquisition ?

M. Didier Trutt. - De mémoire, Lazard n'a pas été impliquée dans ce projet d'acquisition. Toutes nos acquisitions ont eu lieu avec un apport en capital de l'APE et un emprunt bancaire. Ceux qui nous ont fait confiance au départ étaient plus courageux encore que ceux qui nous font confiance aujourd'hui, car nous partions de très loin. Nous avons procédé à ces acquisitions non seulement pour répondre à un besoin de croissance, mais aussi pour maîtriser la technologie dont nous avions besoin pour servir les produits sur le territoire national, sur le territoire européen aujourd'hui et vraisemblablement sur le territoire mondial demain. Plus la digitalisation progresse, moins il y a de frontières physiques. Pour autant, tous les produits digitaux sont nécessairement dérivés d'un produit physique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourquoi l'APE a-t-elle remis 114 millions d'euros pour le rachat ?

M. Didier Trutt. - Parce que l'acquisition a été effectuée avec un apport en capital de l'APE et un emprunt bancaire. Aujourd'hui, nous disposons de références, mais ça n'était pas le cas quand il a fallu emprunter il y a quinze ans pour maîtriser la technologie de couplage inductif, qui nous permettait de fabriquer les cartes d'identité, grâce à laquelle la liaison entre l'antenne et le composant électronique est assurée par un champ magnétique. Cette technologie est d'une robustesse à toute épreuve, en raison de l'absence de lien physique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ce n'est pas l'objet de ma question. Je souhaite savoir quel a été le rôle de la banque Lazard et d'Auditex, qui ont effectué l'audit.

M. Didier Trutt. - C'est le vendeur qui a fait appel à Lazard, je pense. Nous avions pour notre part fait appel à la Société générale.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Comment justifiez-vous que Surys, rachetée 383 millions d'euros par votre groupe, ait été fortement dévalorisée un an après, pour tomber à 80 millions d'euros ? Quelles sont les raisons précises de cette dévalorisation ?

M. Didier Trutt. - Nous vous redonnerons les chiffres exacts, mais ceux que vous mentionnez ne sont pas les bons.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Enfin, alors que vous êtes président d'IN Groupe, dépositaire d'une mission de service public, comment expliquez-vous être actionnaire de 16 sociétés domiciliées avenue George V ?

M. Didier Trutt. - On m'a déjà posé cette question et je me réjouis que cette audition soit filmée, car cela m'évitera d'avoir à y répondre une troisième fois. Ces investissements ont été réalisés à titre privé et étaient de nature purement fiscale. Il n'y avait rien d'industriel dans ces investissements. Aucun d'entre eux n'est lié à la société Imprimerie nationale.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Aucune des 16 sociétés hébergées chez M. Rivière, de la société Magenta, n'a donc de lien avec l'Imprimerie Nationale ni de près ni de loin ?

M. Didier Trutt. - Aucune, ni de près ni de loin.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je souhaiterais que vous précisiez les modalités de construction de vos appels d'offres. Votre réponse est restée assez vague et floue. Vous avez indiqué que les choses étaient moins compliquées autrefois qu'elles ne le sont aujourd'hui et que la question des données ne se posait pas à l'époque. Je voudrais tout de même rappeler que la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a été créée en 1978, il y a plus de 50 ans, suite au projet de système automatisé pour les fichiers administratifs et répertoires des individus (Safari), et que nous avions déjà identifié, à l'époque, des problématiques liées au contrôle des données. J'imagine que des réflexions ont été menées par votre groupe durant cette période pour sécuriser l'ensemble des documents que vous produisez, qui contiennent des données hypersensibles. Je voudrais d'abord savoir avec quelles entreprises vous travaillez. Dans la mesure où vous traitez de la donnée hypersensible telle que définie par l'article 31 de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (Sren), intégrez-vous dans vos appels d'offres des critères de protection et d'immunité aux lois extraterritoriales ? J'aimerais que vous soyez très précis sur ces points.

M. Didier Trutt. - Pour nos produits, nous nous conformons au strict champ de la loi, que ce soit dans le cadre du règlement général sur la protection des données (RGPD) ou des prescriptions de la Cnil. Nous ne faisons ni plus ni moins que ce que nous devons faire en matière de traitement des données.

Il y a quelques années, vous alliez en mairie donner vos données et repartiez avec votre titre. Aujourd'hui, aller en mairie ne suffit plus. Dans le cadre des identités numériques se pose la question de la possibilité de réaliser ces enrôlements de manière digitale. C'est pour cette raison que j'indiquais que les choses étaient plus compliquées aujourd'hui.

Incorporer de la technologie hardware dans une carte ou un passeport est assez basique. En revanche, un produit digital est connecté à un monde plus ouvert, et donc soumis à plus de risques qu'un produit qui ne l'est pas. La carte d'identité, qui vous sert à vous identifier dans le monde physique, doit désormais vous servir également à vous identifier dans un monde digital. Il s'agit d'une évolution par rapport à l'époque où ces titres et nos processus ont été conçus. Nous ne le vivons pas directement en France, car l'ANTS en est responsable, mais nous le vivons avec nos clients à l'export.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Raison de plus pour être très précautionneux dans la formulation des critères de l'appel d'offres. Il est nécessaire de disposer de la garantie que les entreprises retenues soient capables de garantir un très haut degré de protection. Avec quelles entreprises travaillez-vous aujourd'hui et comment intégrez-vous ces éléments dans le cadre de vos appels d'offres ? Par exemple, nous ne sommes pas immunisés contre les lois extraterritoriales, comme vous devez le savoir. Ces enjeux sont-ils pris en compte dans le cadre de vos appels d'offres et êtes-vous extrêmement attentifs à l'ensemble des offres - notamment européennes - éligibles ?

M. Didier Trutt. - Oui, nous y sommes attentifs. Il s'agit d'un travail perpétuel, puisque la question se pose chaque fois qu'un produit est introduit ou que de nouveaux usages numériques d'un titre se développent. C'est à ce titre que j'ai indiqué que les choses étaient plus complexes qu'auparavant.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Travaillez-vous avec des sociétés américaines ? Des marchés sont-ils attribués à des sociétés américaines ?

M. Didier Trutt. - Nous ne nous sommes pas positionnés sur le marché américain, car nous sommes modestes. Nous avons d'abord voulu fabriquer correctement des titres pour la France. Sur cette base, nous avons développé une offre assez robuste en Afrique, puis en Amérique du Sud.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me suis mal fait comprendre. Je faisais référence aux entreprises avec lesquelles vous travaillez et pour lesquelles vous êtes fournisseur de solutions.

M. Didier Trutt. - Oui, et alors ?

M. Simon Uzenat, président. - Je pense que Catherine Morin-Desailly a fait référence aux prestataires qui travaillent pour vous. Nous avons bien conscience de l'évolution rapide des technologies, mais les marchés ne sont pas attribués pour quelques semaines. Il s'agit de procédures relativement lourdes, avec des engagements. Ma collègue vous a interrogé sur les conditions que vous faites figurer dans les appels d'offres, et en particulier sur celles relatives à la sécurisation des données. Pour l'instant, j'observe que vous n'avez pas apporté de réponse sur ce point, pas plus qu'à la question des relations que vous pourriez entretenir avec des prestataires américains - qui, pour leur part, sous soumis à une législation leur conférant un pouvoir d'extraterritorialité.

M. Didier Trutt. - Nous ne travaillons pas avec des sociétés américaines pour la fabrication de nos produits. En revanche, nous avons des clients aux États-Unis, car, avec ces composants, nous pouvons servir des marchés autres que celui de l'identité, comme, par exemple, le marché bancaire. Nous leur délivrons des produits mécaniques en sourçant ces composants auprès de prestataires qualifiés pour ces marchés et garants des standards demandés sur le continent américain.

Nous nous conformons parfaitement aux exigences de la Cnil, qui a d'ailleurs été à l'origine du développement d'un certain nombre de nos solutions. Nous nous faisons fort de garantir la protection des données des citoyens au travers de nos solutions. Si jamais celles-ci devaient être utilisées aux États-Unis, nous nous assurerions d'abord que les produits ne sont pas à risque, mais ça n'est pas le cas à ce jour. Lorsque des solutions techniques sont utilisées dans le domaine bancaire, ces questions ne se posent pas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pour revenir sur la question de l'acquisition de Surys, vous avez dû faire appel à des cabinets de conseil pour savoir ce que valait cette entreprise. Nous aimerions savoir quels cabinets de conseil vous ont fourni ces éléments. Par ailleurs, vous avez indiqué ne pas faire appel à des produits extérieurs. Pourtant, vous utilisez bien Datacard. Il s'agit d'une solution américaine, qui fonctionne sur cloud.

M. Didier Trutt. - Ce sont des machines de personnalisation.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cette solution est bien utilisée pour la fabrication des cartes nationales ?

M. Didier Trutt. - Nous n'utilisons pas que du matériel Datacard. Du reste, il s'agit de solutions de personnalisation permettant de graver des données telles que le nom, le prénom et l'adresse sur un produit physique. La société Datacard intervient dans ce domaine. Aujourd'hui, peu d'entreprises dans le monde sont capables de réaliser ce type d'opération.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Aucune société française ne peut le faire ? Je pense qu'il existe des acteurs innovants dans le paysage français et que ceux-ci n'ont pas été repris.

M. Didier Trutt. - Qu'entendez-vous par là ? Pouvez-vous préciser ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je pense par exemple à CST, dont le processus avait été validé par l'ANTS, et que vous n'avez même pas consultée.

M. Didier Trutt. - Ce qui doit être validé, c'est que l'on puisse utiliser une technologie dans un monde industriel pour servir 60 millions de produits à nos concitoyens, et pas simplement que l'on puisse produire trois produits sur un coin de table. Quand nous choisissons une technologie, notre responsabilité est de nous assurer de sa robustesse et de sa reproductibilité - et pas seulement à dix exemplaires. Nous aurons bientôt produit 40 millions de cartes d'identité pour la France.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ils le font pourtant pour des pays étrangers.

M. Didier Trutt. - Avec les mêmes volumes que nous ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Au départ, l'identité numérique n'était qu'une expérimentation sur deux départements.

M. Didier Trutt. - Est-ce qu'ils le faisaient à l'époque ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je vous pose la question. Ils étaient recommandés par l'ANTS et n'ont pourtant même pas été consultés...

M. Didier Trutt. - Comment ça ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les avez-vous consultés ?

M. Didier Trutt. - Concernant CST, vous connaissez l'histoire mieux que moi...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Non, pas du tout.

M. Didier Trutt. - Vous la connaissez mieux que moi. J'ai vérifié avant de venir. Cette histoire traîne depuis longtemps. Nous sommes régulièrement interrogés au sujet de CST. En premier lieu, leur technologie existait-elle quand nous avons commencé à produire la carte d'identité ? Non.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cette technique n'existait donc pas quand vous avez commencé à produire la nouvelle carte d'identité ?

M. Didier Trutt. - Elle n'était pas qualifiée pour en fabriquer 6 à 8 millions par an.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous n'étions pas sur ces ordres de grandeur, puisqu'il s'agissait d'une expérimentation menée dans deux départements. Il n'est donc pas possible d'inclure de nouvelles technologies dans nos processus ?

M. Didier Trutt. - Il est possible de tester de nouvelles technologies, mais, pour un produit régalien tel qu'une carte d'identité ou un passeport, vous ne changez pas de technologie chaque matin.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai évoqué une technologie précise, reconnue par l'ANTS, qu'il fallait mettre en oeuvre et qui n'a même pas été mise au cahier des charges ou consultée.

M. Simon Uzenat, président. - J'entends votre position et tout cela est, de toute manière, enregistré. Vous dites que CST n'était pas en capacité de produire 6 à 8 millions de cartes. De mon point de vue, cela suppose l'existence d'un échange avec l'entreprise ayant permis d'objectiver ces éléments, dans le cadre duquel vous avez exposé vos besoins et l'entreprise a répondu être en mesure d'y répondre ou ne pas l'être. Possédez-vous les documents permettant d'attester que ces échanges ont eu lieu et que les réponses apportées n'étaient pas de nature à satisfaire les besoins que vous aviez exprimés ? Est-ce vérifiable factuellement ?

M. Didier Trutt. - Oui.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous demanderons donc la communication de ces documents ainsi que de ceux relatifs aux appels d'offres pour vérifier les éléments demandés par Mme Morin-Desailly, à qui je passe la parole.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci, Monsieur le président, d'intervenir sur ce point, car je n'ai pas été convaincue. Sous le contrôle de notre rapporteur, je souhaiterais que vous nous transmettiez les dossiers de consultation et de préconsultation - qu'ils aient été publics ou restreints, - menées auprès des prestataires français, européens ou internationaux, les appels à manifestation d'intérêts - appels d'offres, cahiers des charges, comptes rendus de réunions, courriers ou sollicitations adressés aux entreprises du secteur - en lien avec la mise en oeuvre des exigences techniques de ce règlement, les justifications internes ayant conduit au choix des prestataires finalement retenus, notamment lorsque ceux-ci sont des entreprises étrangères ou non européennes, tous les documents internes, rapports d'analyse, tableaux comparatifs ou notes de synthèse démontrant que des évaluations objectives ont bien été conduites pour vérifier si les entreprises françaises étaient en mesure de proposer des technologies au moins équivalentes à celles des fournisseurs sélectionnés, et, enfin, tous les rapports, audits, procédures internes ou diligences réalisés en matière de contrôle éthique, juridique et réputationnel portant sur les fournisseurs concernés. Nous menons un travail de fond et avons besoin de ces documents.

M. Didier Trutt. - Ces documents resteront-ils confidentiels ?

M. Simon Uzenat, président. - Bien évidemment. Nous vous l'avons déjà dit. Tout cela sera discuté entre vos services et les nôtres, qui examineront les informations que vous nous communiquerez. Il va de soi que l'objectif d'une commission d'enquête n'est pas de mettre en difficulté les entreprises françaises. Pour autant, nous avons besoin de pouvoir faire toute la transparence envers nos concitoyens, en tant que représentants au Parlement. Nous en discuterons ensemble, sur la base des preuves que vous nous fournirez. Ensuite, nous verrons où placer le curseur sur le caractère diffusable ou non des informations communiquées. Nos experts juridiques veillent à respecter la loi à la lettre, dans le souci à la fois de la transparence et du respect du secret des affaires.

M. Didier Trutt. - Pourriez-vous récapituler vos demandes par écrit ? De combien de temps disposerons-nous pour vous adresser les documents demandés ?

M. Simon Uzenat, président. - Nous formaliserons notre demande par écrit et préciserons les délais de réponse. En tout état de cause, attendez-vous à des délais relativement courts, car nous sommes censés conclure nos travaux d'ici à la fin du mois de mai, l'objectif étant de rendre nos conclusions à la fin du mois de juin. Raisonnablement, vous disposerez d'un mois au maximum.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Hugues Souparis, ancien président de l'entreprise Surys

(Mercredi 9 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux sur IN Groupe en nous penchant, à l'initiative de notre rapporteur, sur une opération de croissance externe réalisée par celui-ci, l'achat de l'entreprise Surys, en décembre 2019.

Fondée en 1984 sous le nom d'Hologram Industries, cette entreprise est spécialisée dans les hologrammes de sécurité, présents sur les titres d'identité, les billets de banque ou encore dans les dispositifs d'identification des véhicules, comme les vignettes, et sa technologie est utilisée à travers le monde.

Son rachat, pour environ 280 millions d'euros, est intervenu à la veille de la crise sanitaire, qui a affecté négativement l'activité et les résultats de Surys et aurait fragilisé IN Groupe.

Nous recevons donc M. Hugues Souparis, fondateur de Surys et qui était son actionnaire majoritaire, aux côtés de deux fonds d'investissement, au moment du rachat.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Hugues Souparis prête serment.

Vous pourrez dans un premier temps nous présenter l'histoire de Surys, ce qui a contribué à son succès et alimenté son développement jusqu'à son rachat.

Vous pourrez aussi nous indiquer si Surys était un prestataire d'IN Groupe et quelle était la nature des relations entre les deux entreprises avant le rachat.

Vous pourrez enfin nous expliquer les raisons de cette absorption, les conditions de sa valorisation et les synergies qui étaient attendues de cette opération. En quoi les technologies détenues par Surys intéressaient-elles IN Groupe et pouvaient être intégrées à son offre régalienne ou commerciale, sans crainte de vétusté ?

Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois nous les communiquer par écrit dans les meilleurs délais, conformément aux règles en vigueur.

M. Hugues Souparis, ancien président de l'entreprise Surys. - Comme vous l'avez résumé, j'ai créé la société Hologram Industries en 1984. Dans un premier temps, l'objectif de l'entreprise était d'exploiter et développer les technologies autour des hologrammes, une technologie inventée dans les années 1940. Elle a commencé à prendre son essor à partir des années 60, à la faveur de la fabrication de laser. Entre les années 60 et la fin des années 70, les hologrammes sont restés un objet de laboratoire. Quelques recherches ont été menées aux États-Unis, au MIT, ainsi qu'en Russie. Au tout début des années 80, j'ai entrepris des recherches dans ce domaine dans le cadre de l'École nationale supérieure de physique de Marseille. J'ai commencé à concevoir mes premiers hologrammes commerciaux au début des années 80, au sein d'une entreprise que j'avais créée avant Hologram Industries et qui s'appelait Média Laser.

Hologram Industries a commencé à utiliser les technologies d'hologramme pour produire de grands hologrammes d'exposition, puis de plus petits hologrammes dupliqués en volume. Au milieu des années 80, j'ai vu se développer les premières cartes de crédit avec hologramme. J'ai alors entamé une diversification de la société vers la sécurité. Au début des années 90, je me suis spécialisé dans la sécurité. J'ai investi quelques milliers de francs issus de mes propres économies pour pouvoir vendre des produits que j'avais conçus dans mon laboratoire. Grâce à un effet boule de neige, je suis parvenu à monter cette entreprise.

À la fin des années 80, nous avons donc entamé la commercialisation des premiers hologrammes pour cartes de crédit. J'ai eu besoin de fonds pour industrialiser le processus. J'ai donc effectué une première levée auprès d'une banque, qui m'a permis d'acheter les premières machines de série. Nous avons commencé à produire des hologrammes de sécurité en petite et moyenne séries au début des années 90. La première utilisation sur les cartes de crédit concernait la carte bancaire nationale - la carte bleue, dont les hologrammes, avant que nous les fabriquions, étaient produits aux États-Unis. Dès que nous avons été capables d'en fabriquer, j'ai réussi à convaincre le GIE Cartes bancaires de les acheter chez nous. Ce fut mon premier marché un peu significatif. Ensuite, nous avons fabriqué des hologrammes pour les cartes bancaires d'autres réseaux (Cofinoga, Pass, etc.).

Au début des années 90, j'ai démarché l'Imprimerie nationale dans le but d'utiliser des hologrammes sur des documents officiels. Nous sommes parvenus à les convaincre d'utiliser des hologrammes pour la carte grise. Ce fut le premier document français intégrant la technologie que j'avais développée au sein d'Hologram Industries. Puis est venu le passeport diplomatique - un marché extrêmement prestigieux, mais aux volumes extrêmement faibles. Une quinzaine de millions de cartes grises étaient produites chaque année à l'époque.

Le premier gros marché que nous avons remporté concernait les bons de privatisation de la Pologne, encore sous format papier à l'époque et qu'il fallait sécuriser. L'appel d'offres a été remporté par Oberthur, un imprimeur de sécurité auquel nous avons vendu nos hologrammes. Après, nous avons continué à nous développer. Notre société a toujours été très innovante. Nous avons réinvesti tous nos bénéfices dans la technologie. Jusqu'à la vente d'Hologram Industries, je n'ai jamais retiré de fonds de la société. À part mon salaire, quasiment tout était réinvesti dans l'entreprise.

Au milieu des années 90, la technologie commençait à être mature. Plusieurs concurrents avaient émergé, aux États-Unis comme en Allemagne. Les hologrammes ont commencé à apparaître sur les billets de banque, notamment le deutsche mark. À la fin des années 90, un concours a été organisé par la Banque centrale européenne pour créer les hologrammes destinés à être imprimés sur l'euro. Ce concours a eu lieu, car j'avais fait beaucoup de lobbying technique auprès de la Commission technique de l'euro. Jusqu'alors, il était entendu que la confection des hologrammes serait confiée à la société allemande produisant les hologrammes du deutsche mark, sans appel d'offres. C'est grâce à la Banque centrale finlandaise, l'un de nos clients, que nous avons été audités par une commission technique de la Banque centrale européenne. Lorsqu'elle a constaté que nous étions également capables de produire ces hologrammes, elle a décidé de lancer une consultation, que nous avons remportée. Nous avons ainsi été sélectionnés pour fabriquer les outils de production de l'hologramme. Nous étions rémunérés par la Banque centrale européenne sous la forme de royalties et avions le droit de fabriquer les produits au même titre que les autres acteurs. Chaque pays avait la main sur le volume de billets dont il avait l'allocation. En France, la Banque de France était responsable de la fabrication des billets.

Nous n'étions alors pas en mesure de produire de gros volumes. L'essentiel des revenus sur les billets euros était issu des royalties perçues sur la création des outils. Comme je n'étais pas sûr d'avoir les reins suffisamment solides pour mettre en place d'importants volumes de production, nous nous sommes orientés vers le développement d'hologrammes transparents, plutôt destinés aux documents d'identité, comme le film transparent qui protège la page de données des passeports.

Juste avant le concours pour l'euro, j'avais acquis la conviction que ce produit serait utilisé de façon significative. En effet, entre la fin des années 80 et le début des années 2000, nous avons assisté à l'avènement des photocopieurs couleur, des scanners, puis des imprimantes couleur. Chacun était capable de fabriquer de faux documents de façon extrêmement fidèle, notamment des billets de banque ou des titres d'identité d'ancienne facture. Il était donc nécessaire de concevoir un produit ne pouvant être ni scanné ni imprimé. Les hologrammes ont pour particularité d'être non « scannables » et non imprimables. Toutes les technologies d'impression, aussi sophistiquées soient-elles, ne permettaient pas de dupliquer des hologrammes. D'où le succès de cette technologie.

L'introduction en bourse, en 1998, nous a permis d'obtenir les fonds nécessaires pour développer une usine, que nous avons installée à Marne-la-Vallée, puis de produire des volumes de plus en plus importants, jusqu'à être capables de fabriquer des billets de banque à la fin des années 2000. La Slovaquie a été le premier client de notre technologie d'hologramme transparent (DID), appliquée au passeport. La France nous a fait confiance en 2006-2007, au terme d'un long processus de test et d'analyse par le ministère de l'intérieur et l'Imprimerie nationale.

À la fin des années 2000, Hologram Industries devenait une entreprise sérieuse, employant 150 à 200 personnes. Le chiffre d'affaires atteignait alors 35 à 40 millions d'euros. Nous n'avons enregistré des pertes qu'une seule année, celle qui a suivi l'entrée en bourse. Par la suite, Surys a toujours été une entreprise en croissance et rentable.

Vers 2013, j'ai commencé à réfléchir à une solution de sortie, puisque mes enfants n'étaient pas intéressés par l'idée de me succéder. Moi-même, philosophiquement, je pensais que la transmission des entreprises par la filiation n'était pas nécessairement une bonne idée. J'avais aussi envie de mener une expérience différente pour la fin de ma carrière. La société réalisait alors un chiffre d'affaires de 50 millions d'euros et était cotée en bourse à hauteur de 150 millions d'euros. J'avais trouvé des acheteurs pour 180 millions d'euros, à condition que je reste avec eux pendant trois ou quatre ans : ils estimaient que la société n'était pas suffisamment staffée pour être autoportée, et que la présence du fondateur était encore nécessaire. Par ailleurs, je détenais environ 65 % des titres. Ils n'avaient pas envie de réaliser une OPA pour les 35 % restants.

J'ai donc pris la décision de ne pas vendre l'entreprise, mais plutôt de suivre le chemin demandé par les acheteurs : recruter du personnel compétent et la sortir de la bourse. N'ayant pas l'argent pour acheter les 35 % de capital flottant, j'ai recherché des fonds d'investissement. Deux fonds, Abenex et Cathay Capital, ont investi une cinquantaine de millions d'euros. Nous avons souscrit un prêt bancaire pour les 35 % restants. Si je me souviens bien, nous avons racheté ces parts entre l'été 2013 et le début de l'année 2014 pour 189 millions d'euros.

Entre 2013 et 2019, nous avons continué à développer l'entreprise à travers la croissance et la recherche et développement (R&D). J'ai recruté un directeur général, un directeur de la production, un directeur technique. Un an avant la revente à l'Imprimerie nationale, Surys avait réalisé un chiffre d'affaires de 95 millions d'euros et affichait une rentabilité de 33 %, soit un niveau exceptionnel pour une société industrielle. Elle fabriquait des hologrammes pour les billets de banque brésiliens et philippins, pour une soixantaine de passeports (dont la Chine, le Brésil, les Philippines, l'Égypte, l'Algérie - si je me souviens bien) et un certain nombre de cartes d'identité. Nous travaillions alors pour 125 pays environ. Pour la Pologne, nous produisions des étiquettes pour les pare-brises - les vignettes. Nous avons aussi racheté une entreprise aux États-Unis, qui fabriquait des étiquettes pour les vignettes automobiles et les plaques d'immatriculation, une aux Pays-Bas qui constituait des bases de données pour les documents d'identité, et deux autres en Allemagne spécialisées respectivement dans l'optique et la fabrication des imprimantes à passeports. Nous détenions enfin une société de représentation à Dubaï, soit un effectif total de 400 personnes. J'ai ainsi résumé une histoire de quarante ans.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Lorsque vous avez décidé de vendre la société, par qui avez-vous été approchés ?

M. Hugues Souparis. - Lorsque vous vendez une entreprise de cette taille - surtout quand vous êtes adossés à des fonds d'investissement - le rachat suit un processus bien établi. Vous procédez d'abord par une identification des acheteurs potentiels. En tant que fondateur, j'étais évidemment très attaché à la typologie et à la qualité de l'acheteur et à ce que mes salariés soient bien traités ; le fonds Abenex, qui a une approche très éthique, était aligné sur ces objectifs.

Nous avons sélectionné une banque d'affaires, Lazard, pour nous aider dans la construction de la documentation nécessaire pour présenter une entreprise. Un audit de marché a été effectué par le Boston Consulting Group (BCG) pour démontrer l'intérêt des hologrammes et leur pérennité. Des audits financiers ont aussi été menés. Un paquet de due diligences vendeur était donc à la disposition des acheteurs. Ensuite, le rôle de la banque Lazard a consisté à identifier, à partir de notre cahier des charges, les acheteurs potentiels. Nous avions défini deux groupes : d'une part, des fonds d'investissement, car je pensais que mes managers étaient tout à fait capables de gérer l'entreprise pour les années suivantes, et d'autre part, des groupes industriels oeuvrant dans le secteur des documents de sécurité (billets de banque, composants de sécurité, documents d'identité).

Le processus se déroule généralement en deux rounds. Nous étudions des offres préliminaires avant d'établir une short list. Celle-ci comportait une dizaine de candidats ayant formulé une offre chiffrée. Nous nous sommes assurés de la capacité de règlement desdits candidats.

La short list du deuxième round ne comptait plus que cinq candidats, parmi lesquels trois industriels et deux fonds, auxquels nous avons communiqué une documentation complète. Ils ont eu la possibilité d'interroger nos clients. Trois candidats ont déposé des offres définitives. Une entreprise chinoise avait proposé, si mes souvenirs sont exacts, 380 millions d'euros. Les deux autres candidats étaient une entreprise suédoise, qui détenait une filiale dans la sécurité aux États-Unis, et IN Groupe. L'entreprise chinoise aurait apporté sa technologie, mais il existait un risque d'absorption des technologies de Surys. Pour mémoire, Surys fabrique toujours les hologrammes pour les passeports chinois, alors que les chinois ont cherché à de nombreuses reprises de sélectionner une entreprise chinoise pour le faire, sans jamais y parvenir. Après en avoir discuté avec nos partenaires, nous avons décidé de ne pas retenir l'offre de l'entreprise chinoise, même si le prix proposé était supérieur de 20 % aux deux autres. Les offres de l'entreprise suédoise et d'IN Groupe étaient dans un mouchoir de poche sur le plan financier. Le choix s'est porté sur IN Groupe pour des raisons patriotiques et de conservation de la technologie en France. J'avais aussi une très bonne image de Didier Trutt, que j'avais côtoyé professionnellement en tant que fournisseur de l'Imprimerie nationale. Je trouvais qu'il avait entrepris un travail extraordinaire de transformation de celle-ci en un groupe de technologies. J'estimais que cette acquisition était donc une bonne chose pour Surys, pour mes salariés et pour le pays.

M. Simon Uzenat, président. - Vous dites que l'offre de l'entreprise chinoise était supérieure de 20 % à celles des deux autres candidats. Quel était leur montant ?

M. Hugues Souparis. - J'ai fait référence à la valorisation de l'entreprise, et non au montant du chèque. Quand vous achetez une entreprise, vous tenez compte de la valeur de l'entreprise, à laquelle vous ajoutez les liquidités, et retirez la dette. Un an auparavant, nous avions procédé à une reprise de dette, car nous ne savions pas quand vendre la société. Nous avions alors transformé des liquidités en dette. Si je me souviens bien, Surys affichait alors 50 millions d'euros de dettes. Si la société était valorisée 300 millions d'euros, le chèque devait être de 250 millions d'euros et la dette restait dans l'entreprise. Donc, lorsque j'évoque la valorisation de l'entreprise, je fais référence à la valorisation hors liquidités et hors dette. Celle du candidat chinois était de près de 380 millions d'euros.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel cabinet a réalisé l'estimation de la valorisation ?

M. Hugues Souparis. - Ce sont les acheteurs. En tant que vendeurs, nous avions établi une valorisation comprise entre 350 et 380 millions d'euros. L'acheteur valorise généralement l'entreprise à un niveau moindre. C'est le jeu de la concurrence. Chaque acheteur est aussi aidé par sa propre banque d'affaires. J'ai moins géré ce processus qu'Abenex et Cathay Capital, car je m'étais associé à des partenaires dont le métier est d'acheter et vendre des entreprises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Dans le cadre de l'acquisition de Surys par IN Groupe, pourriez-vous préciser le rôle joué par Vulcain, notamment par M. Chris Kodeck dans cette opération ?

M. Hugues Souparis. - Par qui ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Chris Kodeck. Ce nom ne vous évoque-t-il rien ?

M. Hugues Souparis. - Non.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - M. Matthieu Pélissié du Rausas a-t-il eu un lien avec cette opération ? Pouvez-vous me dire s'il a eu un contact avec Surys ?

M. Hugues Souparis. - Je ne vois pas qui c'est. Est-ce un avocat ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je ne sais pas.

M. Hugues Souparis. - Ce nom me dit quelque chose, mais je ne vois pas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pouvez-vous dire s'il a été en contact avec Surys en amont, pendant et après la transaction, et à quel titre ?

M. Hugues Souparis. - Si M. Pélissié du Rausas était l'avocat de l'IN Groupe, il devait intervenir en tant que consultant d'IN Groupe.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous ne l'avez vu ni avant ni après la transaction ?

M. Hugues Souparis. - Son nom ne me dit pas grand-chose.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelles informations avez-vous fournies à IN Groupe lors de l'audit de conformité pendant cette acquisition, concernant les risques géopolitiques et éthiques liés à Surys ?

M. Hugues Souparis. - Nous leur avons donné les informations en notre possession. Avant l'arrivée d'Abenex et Cathay Capital, nous réalisions systématiquement un audit de nos revendeurs ou agents multimarques à l'étranger pour garantir le respect de la compliance, et notamment de l'absence de lien entre nos intermédiaires et les personnes de la sphère des achats. À partir de 2012 ou 2013, une association a été créée à l'initiative de l'ancien directeur de la fabrication des billets de la Banque centrale européenne (Banknote Ethics Initiative). Nous avons pu y adhérer après avoir passé les audits de compliance de KPMG. Ensuite, nous nous sommes rapprochés d'une société française appelée ADIT (Agence pour la diffusion de l'information technologique), une agence de l'État, devenue une société privée depuis lors, dont le métier consistait à conseiller les entreprises à l'international et réaliser des audits de compliance. À partir de 2013-2014, nous faisions donc auditer tous les ans la totalité de notre réseau de ventes et d'affaires à l'étranger. Ces auditeurs produisaient un rapport qui a été fourni à IN Groupe comme aux autres candidats dans la dataroom.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie, Monsieur Souparis, des informations que vous nous avez communiquées.

Merci d'avoir démontré que contrairement au dénigrement dont les Français font parfois preuve à leur encontre, ils sont capables aussi du meilleur sur les technologies les plus pointues.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Frédéric Trojani, ancien directeur général de l'entreprise Surys

(Mercredi 9 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux du jour en nous penchant, toujours à l'initiative de notre rapporteur, sur les conséquences du rachat de l'entreprise Surys en décembre 2019 par IN Groupe, son intégration par celui-ci et ses conséquences sur les pratiques de ce dernier en matière de commande publique.

Ce rachat a coïncidé avec la crise sanitaire, qui a fait chuter les voyages internationaux et, par conséquent, les demandes de passeports, entraînant la chute du chiffre d'affaires de Surys et une dégradation de sa situation financière, dont il serait intéressant de connaître l'ampleur et les conditions dans lesquelles elles ont été surmontées.

Nous recevons donc M. Frédéric Trojani, ancien directeur général de Surys de 2021 à 2024, soit juste après le rachat, pour échanger avec lui à ce sujet.

Je vous informe que cette audition, sur décision de notre commission, sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Trojani prête serment.

Vous êtes arrivé à la tête de Surys peu après son rachat par IN Groupe, au moment de son intégration à l'entreprise. Vous pourrez nous rappeler les conditions dans lesquelles celle-ci s'est réalisée, si des synergies ont été obtenues ou si elles n'étaient pas à la hauteur de celles attendues avant le rachat.

Vous pourrez également nous expliquer comment les technologies de Surys ont été intégrées à la confection des titres dont IN Groupe détient le monopole légal, ou alors si Surys a toujours été tenue à l'écart de cette activité régalienne.

Par ailleurs, la crise sanitaire a fortement perturbé l'activité de Surys, dont le chiffre d'affaires aurait fortement diminué et sa valeur dépréciée dans les comptes d'IN Groupe. Pourriez-vous nous indiquer comment l'entreprise a surmonté cette période difficile ? A-t-elle bénéficié d'un soutien financier de l'État ? A-t-elle répondu à des commandes publiques françaises ou étrangères ?

Je me permets enfin de vous rappeler que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois nous les communiquer par écrit.

M. Frédéric Trojani, ancien directeur général de l'entreprise Surys. - J'ai rejoint IN Groupe en janvier 2021 pour prendre la direction d'un pôle. IN Groupe avait trois pôles différents. En anglais, on appelle cela des « business units ». J'ai pris la responsabilité du pôle des composants sécurisés. Parmi les fournisseurs de composants figuraient les sociétés Surys et SPS. Contrairement à l'Imprimerie nationale, qui vendait directement des produits finis, passeport, carte d'identité, le pôle des composants sécurisés, dont Surys faisait partie, avait pour mission de vendre des composants de très haute technologie à différents acteurs, parmi lesquels les imprimeries nationales et une cinquantaine de clients à travers le monde.

En mars 2020 commençait la crise sanitaire. Le chiffre d'affaires de la société Surys reposait très fortement sur le volume de passeports. Ce dernier s'est effondré de manière conséquente, ce qui a réduit le chiffre d'affaires de Surys de 50 % environ. Cette situation a duré jusqu'à la fin de la crise. La reprise a été très lente ensuite, puisque le redémarrage des transports a pris du temps. Les volumes de passeports sont donc restés bas.

Un autre paramètre technique a affecté le volume de production : le remplacement, au niveau international, des laminas pour passeport papier par des pages polycarbonate, c'est-à-dire de grandes cartes à puce. Cette migration s'est traduite par la suppression de l'un des composants clés fournis par Surys. Nous avons donc subi une atteinte à la taille du marché, en même temps que le Covid-19. Lorsque je suis arrivé, j'ai réduit au minimum la voilure. Nous avons fait appel au soutien de l'État par des prêts garantis. Nous avons aussi eu recours au chômage partiel pendant près d'une année complète et n'avons évidemment pas recruté. Ces différentes mesures nous ont permis de traverser cette période très difficile sans aucun plan de licenciement. Les effectifs ont donc été conservés, en dehors des départs à la retraite, ce qui a été l'une de mes fiertés. Lorsque votre chiffre d'affaires est divisé par deux, il est relativement compliqué de conserver l'ensemble du personnel. Notre environnement est extrêmement technique. Pour former un bon ouvrier à la manipulation des machines fabriquant des hologrammes, il faut compter pratiquement un an et demi. Pour former un bon imprimeur sur une conduite de machine, il faut près de trois ans. La décision a été prise de ne surtout pas licencier ce type de personnel, car il aurait été impossible de recruter ces savoir-faire le jour de la reprise de l'activité.

Ensuite, mon approche a consisté à réorienter la stratégie de Surys. Celle-ci était essentiellement orientée sur les passeports et les cartes d'identité, qui représentaient vraisemblablement plus de 90 % du chiffre d'affaires à l'époque de M. Souparis.

M. Simon Uzenat, président. - Il a aussi évoqué les billets de banque.

M. Frédéric Trojani. - Les billets de banque représentaient environ 10 % du chiffre d'affaires. La société avait des clients au Brésil et aux Philippines, mais les volumes restaient faibles. Ma stratégie a consisté à investir - grâce à l'État français - pour concevoir et fabriquer des billets de banque dans des volumes beaucoup plus significatifs. Donc nous avons investi plusieurs millions d'euros dans des machines spécifiques et avons recruté des vendeurs spécialisés dans la vente de billets de banque, car les clients sont très différents de ceux du secteur de l'identité. Cette stratégie s'est avérée payante, puisque lorsque j'ai quitté la société, nous avions multiplié le chiffre d'affaires pratiquement par six dans le domaine du billet de banque. Nous étions ainsi revenus à 80 % du chiffre d'affaires constaté à la date du rachat de Surys. Cette stratégie a permis de conserver l'emploi, de relancer les recrutements dès 2023 et d'investir dans des équipements français, que nous avons installés sur le site de Bussy-Saint-Georges, qui est le site principal de Surys.

Lorsque j'ai quitté la société, la vente des billets de banque suivait une trajectoire très ascendante. M. Souparis vous a parlé de l'Égypte et des Philippines, des clients historiques que nous avons conservés. Nous avons développé des marchés avec d'autres pays, comme l'Australie, qui utilise des billets en polymère et non en papier. Nous avons donc développé une technologie basée sur les billets polymères. Aujourd'hui, de nombreux pays utilisent ce type de billets (Royaume-Uni, Vietnam, Canada, etc.). Cette stratégie s'est avérée payante et a permis de relancer la société.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En tant qu'opérateur d'importance vitale, IN Groupe est soumis à des exigences accrues en matière de sécurité, d'intégrité et de conformité. Quelles procédures de vérification ont été mises en place pour garantir que ses fournisseurs, notamment étrangers, ne représentent aucun risque en matière d'éthique, de réputation et de corruption internationale ?

M. Frédéric Trojani. - Nous avons mené une démarche très approfondie en ce domaine. Quand je suis arrivé, la société était certifiée par la Banknote Ethics Initiative (BNEI), c'est-à-dire par le regroupement des fournisseurs de billets de banque, fondé précisément pour lutter contre la corruption. Une grande partie des acteurs du domaine des billets de banque, parmi lesquels les grandes banques mondiales, participaient à cet organisme. En 2021, dès mon arrivée, nous avons entrepris une démarche de certification ISO 37 001 - certification obtenue par IN Groupe. Surys, ainsi que les filiales que je gérais ont également travaillé en vue de cette certification qui est reconnue dans le monde. Nous avons beaucoup travaillé avec des conseillers de l'Agence française anticorruption (AFA), qui ont formé l'ensemble de l'entreprise, aussi bien les responsables et managers, moi-même, ainsi que toutes les personnes dites sensibles, c'est-à-dire en contact avec des personnes externes.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Quand vous étiez membre du conseil d'administration d'IN Groupe, avez-vous été alerté sur les risques que pouvait représenter l'acquisition de Surys en matière d'éthique, de réputation et de corruption internationale, alors que l'entreprise était encore un fournisseur de l'Imprimerie nationale ?

M. Frédéric Trojani. - J'ai été membre du conseil d'administration d'IN Groupe, nommé par l'État français, du 2e trimestre 2020 à novembre de la même année, soit une période très courte. Je n'ai absolument aucun souvenir d'avoir été alerté de quoi que ce soit sur le rachat de Surys par IN Groupe, puisque ce rachat a été effectué avant même que je devienne membre du conseil d'administration d'IN Groupe.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En quoi l'action de Surys a-t-elle réellement servi les objectifs d'IN Groupe ? Comment expliquez-vous que cette opération ait conduit à une telle dévalorisation un an après ?

M. Frédéric Trojani. - L'explication est très simple : le Covid-19 a entraîné une division du chiffre d'affaires par deux sur plusieurs années, si bien que la valorisation de la société établie par les financiers à partir des projections a complètement changé. La valorisation initiale a été remise en cause. C'est pourquoi IN Groupe a reconnu une dépréciation de l'actif de 80 millions d'euros.

M. Simon Uzenat, président. - Vous évoquez le fait que la réorientation stratégique a produit des résultats, même si l'entreprise n'a pas renoué avec le chiffre d'affaires antérieur à la crise sanitaire. Pour quelles raisons avez-vous donc souhaité arrêter ?

M. Frédéric Trojani. - Vous voulez dire personnellement ?

M. Simon Uzenat, président. - Oui.

M. Frédéric Trojani. - Tout simplement parce que j'ai 62 ans. Je me suis posé plusieurs fois la question de la date de mon départ en retraite. Je m'étais fixé comme date fin 2024. Néanmoins, j'ai trouvé une opportunité dans le management de transition. J'ai signé un contrat de 9 mois avec la RATP, dans le domaine des transports que je connais également. C'est pourquoi je suis reparti pour 9 mois début janvier, avant probablement de prendre ma retraite à la fin de cette année - à moins que je ne trouve une autre opportunité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le Covid-19 a duré un an.

M. Frédéric Trojani. - Deux ans.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La société a été dévalorisée de 300 millions d'euros sur un an.

M. Frédéric Trojani. - Non. La dévalorisation est de 80 millions d'euros. La valorisation à la date du rachat s'élevait à 380 millions d'euros. Elle est passée à 300 millions.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cela ne correspond pas aux chiffres en ma possession.

M. Frédéric Trojani. - Si, vous pouvez le vérifier. Je vous l'assure.

M. Jean-Luc Ruelle. - Si j'ai bien compris, la valorisation s'élevait à 380 millions d'euros. Donc vous avez passé une provision de 80 millions d'euros.

M. Frédéric Trojani. - Oui. Cette provision a été passée fin 2021.

M. Jean-Luc Ruelle. - Après 2023-2024, avec la reprise des activités, qu'avez-vous fait de la provision ?

M. Frédéric Trojani. - Nous avons constaté une perte de 80 millions d'euros, puisque l'actif a été dévalué.

M. Jean-Luc Ruelle. - Vous n'avez donc pas repris de provision.

M. Frédéric Trojani. - Ce n'est pas une provision, mais une réduction de la valeur de la société. Pour calculer la valorisation d'une entreprise, on se réfère aux flux de trésorerie futurs. En l'occurrence, les flux de trésorerie futurs, tels qu'ils étaient projetés après le Covid-19, étaient bien inférieurs aux flux de trésorerie initiaux.

M. Jean-Luc Ruelle. - Lorsque vous avez estimé les flux de trésorerie futurs, en 2023-2024, vous deviez mécaniquement retrouver une valorisation.

M. Frédéric Trojani. - Nous avons retrouvé une valeur qui nous a permis de soutenir une valorisation à 300 millions d'euros, mais ne sommes pas remontés à 380 millions d'euros.

M. Jean-Luc Ruelle. - En 2021, en plein dans la crise, vous avez établi des projections de flux de trésorerie futurs. Vous avez alors constaté une baisse de valeur de 80 millions d'euros.

M. Frédéric Trojani. - Oui.

M. Jean-Luc Ruelle. - La valeur était donc retombée à 300 millions d'euros. Entre fin 2021 et fin 2023, vous avez réalisé, comme chaque année, une revalorisation en activant vos cashflows futurs. À ce moment-là, vous avez procédé à une réappréciation de la valeur.

M. Frédéric Trojani. - Oui. Elle nous a permis de confirmer l'estimation de 300 millions d'euros faite à la fin de l'année 2021, et ne nous a donc pas permis de revenir au niveau antérieur.

M. Jean-Luc Ruelle. - C'est étonnant !

M. Frédéric Trojani. - Le marché a changé de manière considérable. Il a été affecté non seulement par le Covid-19, mais aussi par la migration du type de passeport, du papier vers le polycarbonate. Cette évolution s'est traduite par la suppression de revenus très significatifs.

M. Jean-Luc Ruelle. - Vous avez aussi indiqué avoir compensé dans le même temps la perte de chiffre d'affaires par le développement de l'activité des billets de banque. Si j'ai bien entendu, vous aviez retrouvé 80 % du chiffre d'affaires d'origine.

M. Frédéric Trojani. - Oui. Ce n'est donc pas 100 %. De plus, cette reprise est décalée dans le temps : nous avons perdu plusieurs années de valorisation. Malheureusement, il n'est pas possible de reprendre une valeur supérieure à 300 millions d'euros.

M. Jean-Luc Ruelle. - Cela m'échappe. En 2021, la situation était catastrophique. Comme chaque année, vous avez effectué une valorisation. Vous auriez dû constater une perte très significative. À ce moment-là, vous arrivez à 80 millions d'euros.

M. Frédéric Trojani. - Non. La dévalorisation, c'est-à-dire la perte, était de 80 millions d'euros, mais nous sommes restés sur une valorisation de 300 millions d'euros.

M. Jean-Luc Ruelle. - La valeur des titres avait été estimée à 380 millions d'euros. En fin d'année 2021, elle est retombée à 300 millions d'euros, soit une perte de valeur de 80 millions d'euros.

M. Frédéric Trojani. - Oui.

M. Jean-Luc Ruelle. - Deux ans plus tard, la situation s'est améliorée.

M. Frédéric Trojani. - Non. La croissance du monde du billet de banque est lente. Pour gagner un nouveau contrat, il faut travailler avec des banques centrales pendant deux à trois ans. Lorsque j'étais en fonction, nous n'avons pas eu le temps de revenir à la valeur d'origine. La stratégie devait permettre une poursuite de la croissance du chiffre d'affaires, pour éventuellement aboutir à une reprise de valeur.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avez-vous été associé de près ou de loin à la vente de Surys ?

M. Frédéric Trojani. - Non. Je suis arrivé un an après.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence

(Mardi 29 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête, après la période de suspension des travaux parlementaires, en continuant à explorer le volet économique de la commande publique afin d'essayer de poser des constats objectifs sur le ressenti de nombreux acheteurs publics, notamment des collectivités.

Celles-ci ont l'impression, souvent justifiée, que les procédures de la commande publique leur font subir un surcoût très net par rapport à des achats ou projets similaires effectués par des commanditaires privés. Plusieurs facteurs économiques pourraient expliquer un tel phénomène, parmi lesquels les pratiques anticoncurrentielles développées par les entreprises pour se partager les marchés. Des scandales de ce type défraient régulièrement la chronique, mais on peut s'interroger sur la prévalence réelle de ces comportements ; nombre d'entre eux restent en tout cas impunis. Ces ententes, si elles portent atteinte à la libre concurrence, ont surtout pour effet de limiter la capacité des acheteurs publics à mettre en oeuvre des politiques publiques ambitieuses, en aggravant la charge pesant sur les finances publiques.

Pour nous faire part de son expertise en la matière, nous recevons donc M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence, autorité administrative indépendante chargée de faire respecter les règles du jeu de la concurrence en France.

Cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit jusqu'à 75 000 euros d'amende et cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Benoît Coeuré prête serment.

Comme les différentes auditions d'économistes que nous avons réalisées l'ont montré, les acheteurs publics sont victimes, par nature, d'une asymétrie d'information avec les acteurs économiques, que ceux-ci accentuent parfois par des pratiques anticoncurrentielles. Vous pourrez nous expliquer quels sont les mécanismes mis en place par l'Autorité de la concurrence pour identifier ces ententes et nous exposer les enquêtes que vous conduisez, ainsi que les sanctions que vous infligez.

Le champ de la commande publique est par ailleurs très vaste : travaux, fournitures, services, concessions ou encore délégations de service public. Certains secteurs sont-ils plus touchés que d'autres par les ententes ? On pense instinctivement à celui du bâtiment, mais y en a-t-il d'autres qu'on soupçonnerait moins ?

Le législateur a par ailleurs transformé la commande publique en une politique tournée vers la transition écologique et sociale, en inscrivant des exigences fortes dans les lois Égalim, ou encore dans la loi Climat et résilience du 22 août 2021. Vous pourrez nous dire si, selon les observations que vos services ont pu réaliser, ce virage a pu contribuer à rééquilibrer les rapports concurrentiels dans les marchés publics, ou s'ils ont au contraire été propices à des ententes.

Enfin, des mécanismes de recueil de signalements par des lanceurs d'alerte ont été mis en place, dans le sillage de la loi Sapin II du 9 décembre 2016 et de la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceurs d'alerte. Avez-vous déjà recueilli, dans ce cadre, des signalements relatifs à des ententes dans des marchés publics ?

M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence. - Merci d'avoir invité l'Autorité de la concurrence à prendre part, par ma voix, à vos réflexions sur l'évolution de la commande publique, sujet au carrefour du droit et de l'économie qui soulève une pluralité d'enjeux que vous avez bien identifiés, de la bonne utilisation des deniers publics à l'accès des entreprises, notamment des petites et moyennes entreprises (PME), aux marchés publics, en passant par la révision en cours des directives fixant le cadre légal de la commande publique dans l'Union européenne et le rôle de celle-ci comme levier au service non seulement de la croissance, mais également de la transition écologique.

Ces interrogations m'invitent à vous présenter le rôle de l'Autorité et sa pratique dans ces domaines, ainsi que plusieurs pistes susceptibles de rendre cette pratique plus efficace et de la renforcer.

Les missions de l'Autorité de la concurrence se déclinent en trois compétences : la compétence répressive, donc la détection et la sanction des pratiques anticoncurrentielles, qui comprennent principalement les ententes et les abus de position dominante, deux pratiques qui se rencontrent en matière de commande publique ; la fonction consultative, qui consiste à éclairer les pouvoirs publics, à la demande du Parlement ou du Gouvernement, sur des projets de texte ayant des implications sur la concurrence, ou à étudier le fonctionnement d'un secteur, ce que nous faisons aussi de notre propre initiative quand nous constatons l'apparition d'un secteur nouveau qui soulève des enjeux de concurrence inédits ; enfin, le contrôle des concentrations. À ces compétences s'ajoute la régulation des professions réglementées du droit, qui nous a été confiée par la loi du 6 août 2015.

Pour en revenir à la commande publique, rappelons d'abord que le droit administratif et le droit de la concurrence ont des objectifs complémentaires en la matière : le premier vise à garantir l'égalité d'accès et la transparence des procédures, sous le contrôle naturel du juge administratif ; le second, quant à lui, a pour objet de veiller à l'exercice d'une concurrence effective entre les offreurs, au bénéfice des finances publiques.

Le risque concurrentiel le plus courant est celui des ententes entre entreprises soumissionnant à des appels d'offres. Ces ententes prennent souvent la forme d'offres de couverture, à savoir de fausses offres, à un prix trop élevé, déposées pour protéger l'entreprise avec laquelle on s'est entendu. Pour l'Autorité, ces pratiques figurent parmi les infractions les plus graves au regard du droit de la concurrence, car elles entravent la fixation du prix par le jeu du marché, elles trompent le consommateur, en l'occurrence la personne publique, sur la réalité de la concurrence entre les entreprises soumissionnaires, et elles portent préjudice à la fois aux finances publiques et au contribuable.

La lutte contre les pratiques anticoncurrentielles dans la commande publique a toujours été l'une de nos priorités depuis la création de l'Autorité en 2008 et même auparavant, au temps du Conseil de la concurrence, son prédécesseur. Les moyens que nous mettons en oeuvre pour prévenir et détecter ces pratiques relèvent de nos pouvoirs généraux d'investigation.

Rappelons que l'Autorité comprend, d'une part, des services d'instruction qui mènent les enquêtes, instruisent, et gèrent le dialogue contradictoire avec les entreprises, au niveau du rapport ou de la notification de grief et, d'autre part, le collège, qui prend les décisions de sanction. L'instruction et le jugement sont ainsi séparés. En tant que président du collège, je n'ai pas à connaître du détail des enquêtes menées par les services d'instruction, qui sont sous l'autorité du rapporteur général. Je prends généralement connaissance des enquêtes au stade de la notification de grief, quand on va programmer la séance du collège qui doit aboutir à une décision.

Les enquêtes peuvent être menées à partir de différentes sources : la saisine d'un plaignant, par exemple la personne publique qui se pense victime d'une entente, ou le concurrent malheureux qui en suspecte une entre ses concurrents. L'origine de l'enquête peut aussi être une demande de clémence : l'un des participants à l'entente nous dénonce les pratiques anticoncurrentielles et en apporte des preuves en échange d'un allègement partiel ou total des sanctions à son égard ; il revient au collège d'en décider en fonction de la qualité des informations apportées par l'entreprise.

L'ouverture de l'enquête peut aussi résulter de signalements internes et externes, ainsi que des rapports administratifs d'enquête qui nous sont transmis par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). Celle-ci joue un rôle clé dans la détection de ces pratiques grâce à son maillage de l'ensemble du territoire, qui lui permet d'observer les pratiques et de recueillir des informations auprès des chefs d'entreprise et des collectivités, tandis que nous n'avons pas de services déconcentrés. Pour autant, la compétence de l'Autorité de la concurrence s'étend sur l'ensemble du territoire français, y compris les collectivités d'outre-mer, à l'exception de la Nouvelle-Calédonie et de la Polynésie, qui ont leurs propres autorités homologues du fait de la dévolution à ces collectivités des compétences économiques. La majorité des décisions rendues publiques en matière de marchés publics sont l'aboutissement de signalements de la DGCCRF, ce qui témoigne du caractère essentiel de notre coopération avec ce service de Bercy, qui se passe très bien.

Par ailleurs, comme vous l'avez rappelé, depuis 2022, l'Autorité de la concurrence a compétence pour recueillir les signalements de lanceurs d'alerte. Toutefois, à ma connaissance - celle-ci, je le redis, est limitée pour ce qui est des instructions en cours -, aucune enquête portant sur des marchés publics, à ce jour, n'est issue d'un tel signalement. Des lanceurs d'alerte nous ont certes permis de détecter des pratiques anticoncurrentielles, mais ce n'était pas dans le domaine des marchés publics. Rappelons cependant que cette possibilité est très récente : instaurée en 2022, elle n'a dans les faits été mise en oeuvre qu'à partir de 2023.

Les pouvoirs de sanction de l'Autorité lui permettent d'infliger des amendes pécuniaires qui peuvent aller, aux termes de la loi, jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires mondial du groupe concerné.

Ainsi, déjà en 2007, dans l'affaire des lycées d'Île-de-France, notre prédécesseur, le Conseil de la concurrence, avait infligé des amendes d'un montant total de 47 millions d'euros à des entreprises de BTP qui s'étaient illégalement réparti 88 marchés publics lancés par le conseil régional.

En 2010, l'affaire des marchés publics de signalisation routière a abouti à une amende de 52 millions d'euros : les entreprises sanctionnées s'étaient réparti, pendant près de dix ans, la quasi-totalité des marchés lancés dans ce domaine par l'État, les collectivités territoriales et les délégataires de gestion d'autoroutes. Je vous invite à consulter sur notre site un podcast qui décrit de manière imagée l'enquête sur ce cartel de la signalisation routière, qui explique comment nous avons pu détecter ces pratiques.

L'Autorité est également intervenue à plusieurs reprises s'agissant de délégations de service public, qui peuvent donner lieu à d'autres types de pratiques anticoncurrentielles, comme l'abus de position dominante : une entreprise dominant un marché utilise son pouvoir pour empêcher ses concurrents de soumettre une offre. Ainsi, la Société nationale maritime Corse-Méditerranée (SNCM) avait présenté, en réponse à un appel d'offres alloti en plusieurs lots, une offre indivisible que ses concurrents ne pouvaient pas répliquer.

L'abus de position dominante peut aussi apparaître dans des situations où, pour l'accomplissement d'une délégation de service public, une facilité, c'est-à-dire des locaux ou une infrastructure, est nécessaire. Quand le délégataire sortant est propriétaire de cette facilité, il arrive qu'il adopte une stratégie consistant soit à refuser de la louer à ses concurrents, soit à fixer un prix excessif pour cette location. On constate ainsi que les délégations de service public constituent un champ important pour la détection et la condamnation de pratiques anticoncurrentielles.

Venons-en à des affaires plus récentes. Au cours des cinq dernières années, l'Autorité a rendu neuf décisions relatives à des ententes mises en oeuvre dans le cadre de marchés publics, dont sept décisions de sanctions et deux non-lieux - il arrive que le collège ne soit pas convaincu par le dossier -, pour un montant total de 33 millions d'euros d'amendes.

Ces décisions concernaient des secteurs variés ; les pratiques d'entente condamnées étaient le plus souvent locales. Ainsi des décisions concernant la gestion technique des bâtiments de la métropole européenne de Lille, en 2021, le transport hospitalier dans le Val d'Ariège et le pays d'Olmes, en 2022, ou encore la collecte et la gestion des déchets en Haute-Savoie, également en 2022.

Une autre affaire intéressante, en 2023, portait sur les opérations de démantèlement menées sur le site nucléaire de Marcoule ; le pouvoir adjudicateur était le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). L'Autorité a sanctionné six sociétés, à hauteur de 31 millions d'euros, pour une entente conclue dans ce secteur très spécifique et important pour la politique nucléaire de la France.

M. Simon Uzenat, président. - Quelle était l'origine principale des saisines dans les neuf affaires en question ?

M. Benoît Coeuré. - Presque toutes - sept sur neuf - étaient issues d'enquêtes de la DGCCRF, à l'exception de celle de Marcoule, dont l'origine est une demande de clémence - l'une des entreprises a dénoncé les autres - et d'une affaire portant sur des marchés de réseaux de chaleur, qui a abouti à un non-lieu : celle-ci était issue d'une saisine d'office de l'Autorité, sur la base d'un signalement ; je ne sais pas d'où celui-ci provenait.

M. Simon Uzenat, président. - Vous recevez donc très peu de sollicitations des pouvoirs publics concernés ?

M. Benoît Coeuré. - Très peu, absolument.

À ce propos, nous avons une démarche de sensibilisation des collectivités territoriales. Nous avons insisté à plusieurs reprises auprès de la Cour des comptes pour que les chambres régionales des comptes - même si elles ne sont pas compétentes en la matière, elles ont un dialogue privilégié avec les collectivités territoriales - sensibilisent celles-ci à la détection et au signalement de ces pratiques. Mais on peut faire plus ! Si les associations d'élus m'invitaient à venir leur expliquer notre action, je serais ravi d'y répondre.

Je veux aussi dire un mot de notre fonction consultative, qui nous permet de contribuer au débat, notamment sur le cadre législatif et réglementaire.

Ainsi, votre commission des finances nous a saisis en 2024 au sujet de l'assurabilité des dommages aux biens des collectivités locales. L'Autorité a rendu un rapport où figuraient certaines bonnes pratiques pour la préparation des marchés publics. Entre autres choses, nous préconisions de renforcer la connaissance qu'ont les collectivités de leur patrimoine assurable et de l'ensemble des risques auxquels elles sont confrontées, et les encouragions à mutualiser leurs ressources ou à recourir à des services d'assistance à la maîtrise d'ouvrage pour pallier les lacunes techniques et juridiques que l'on constate parfois dans la préparation des appels d'offres.

Toujours en 2024, nous avons publié un avis sur le fonctionnement concurrentiel du secteur des transports terrestres de personnes, qui faisait le bilan des recommandations émises depuis dix ans par l'Autorité tant pour le train que pour les taxis et les VTC, pour les transports locaux conventionnés, où encore pour le transport par bus et autocar, ouvert à la concurrence avec les « cars Macron ». Dans les services librement organisés, la concurrence entre entreprises s'exerce au quotidien - c'est le cas du TGV, par exemple -, mais ce n'est pas le cas du transport conventionné, où le seul moment concurrentiel est celui de l'appel d'offres. Nous avons donc consacré de longs développements à la structuration des appels d'offres des autorités organisatrices de la mobilité (AOM) en la matière.

Cet avis contient aussi des recommandations plus générales, notamment celle de recourir à des allotissements plutôt qu'à des appels d'offres en bloc, afin de favoriser l'entrée sur le marché de nouveaux opérateurs. Nous avons aussi pris en compte les enjeux de développement durable : dans le transport conventionné, les appels d'offres sont le moment d'intégrer, dans la mise en concurrence des entreprises, des critères environnementaux visant à renforcer la qualité et la durabilité du service.

J'en viens enfin aux pistes de réforme et d'amélioration que nous identifions dans le domaine de la commande publique. Nous considérons qu'une marge de progression importante existe : on peut mieux faire !

La première piste, c'est le renforcement de nos capacités de détection des pratiques anticoncurrentielles, particulièrement des ententes. Un enjeu important en la matière est l'accès aux données des appels d'offres des acheteurs publics en général et des collectivités locales en particulier. Nous avons déjà fait des propositions, notamment en 2019, à l'occasion de la mise à jour des arrêtés relatifs à la collecte des données pour les acheteurs publics : nous recommandions notamment qu'y soient incluses des données supplémentaires, à savoir l'identification de chaque entreprise candidate et non pas seulement de l'entreprise gagnante, ainsi que le montant des offres soumises, la note globale attribuée à chaque offre, l'estimation du montant du marché par l'acheteur public et le numéro de l'avis de mise en concurrence afférente. Aujourd'hui, en l'absence de transmission de ces données, nous sommes incapables d'utiliser des méthodes quantitatives qui nous permettraient de repérer des irrégularités dans les prix et les soumissions, donc de détecter les offres de couverture. L'expérience des autres pays montre que cela peut favoriser la détection, de manière très concrète. Nos homologues espagnols utilisent un algorithme extrêmement puissant à cette fin, mais cela nous est impossible en l'état actuel du droit, puisque nous n'avons pas été suivis par le Gouvernement sur ce point.

La deuxième piste, c'est la formation et la sensibilisation des acheteurs publics. Nous assurons déjà des sessions de formation sur la commande publique, en réponse aux sollicitations des ministères et des collectivités. Nous avons ainsi sensibilisé le ministère des armées à la prévention et à la détection des pratiques anticoncurrentielles. La Commission européenne finance un projet sur plusieurs pays, que nous conduisons en France avec la DGCCRF, pour mieux diffuser les messages relatifs aux ententes anticoncurrentielles dans les marchés publics. Mais ce qui manque aujourd'hui, c'est une information systématique des acheteurs publics.

Une dernière piste de réforme porte sur le contentieux indemnitaire. L'Autorité de la concurrence décide de sanctions de type pénal, mais les acheteurs publics lésés, les collectivités notamment, peuvent ensuite intenter des actions en réparation, devant le tribunal administratif. Cet outil a été sensiblement renforcé par la transposition de la directive Dommages du 26 novembre 2014, qui a allégé la charge de la preuve pour la victime.

Or force est de constater qu'il y a peu de demandes indemnitaires. Ces dernières années, on peut relever une décision du tribunal administratif de Strasbourg, en octobre 2021, qui a condamné les membres d'une entente dans le transport scolaire par autocar à indemniser la collectivité concernée à hauteur de 2 millions d'euros. Ledit tribunal nous avait sollicités pour évaluer le montant du préjudice, bon exemple de coopération possible entre l'Autorité et les juridictions administratives, que nous pouvons aussi aider à définir un marché ou à caractériser une position dominante.

Par ailleurs, le Conseil d'État s'est prononcé en avril 2021 sur une action en réparation portant sur le cartel de la signalisation routière que j'ai déjà évoqué, à la suite de la décision de l'Autorité de 2010. Il a confirmé un arrêt de la cour administrative d'appel de Nantes condamnant l'une des sociétés à verser 4 millions d'euros au département de Loire-Atlantique. C'est à saluer, mais là encore, il faudrait que ces réparations soient plus systématiques, et que la procédure soit moins longue : les pratiques en question remontaient aux années 2000 !

Une réflexion collective doit donc être menée, qui dépasse le cadre de vos travaux, sur la manière d'encourager les collectivités et les autres acteurs publics lésés à engager des actions indemnitaires, de les accompagner et de les soutenir dans ces actions très longues et compliquées.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle appréciation portez-vous sur l'attribution par le Health Data Hub (HDH) de l'hébergement de nos données de santé à Microsoft ? De même, comment évaluez-vous l'attribution à Microsoft de l'hébergement des données issues de l'enseignement supérieur, notamment de l'École Polytechnique ? Il semble qu'OVH ou Scaleway n'aient pas eu la possibilité de participer à cette procédure, révélant une absence de mise en concurrence effective par l'État au bénéfice de Microsoft, acteur en position dominante.

M. Benoit Coeuré. - Je distinguerai ici la question générale relative à la souveraineté en matière de cloud et à l'opportunité d'héberger des données publiques dans des clouds gérés par des entreprises étrangères des aspects strictement concurrentiels.

En premier lieu, il apparaît effectivement tout à fait souhaitable que la France assure sa souveraineté en matière de cloud. À cet égard, je précise que l'Autorité de la concurrence stocke toutes ses données localement. Il s'agit d'un choix délibéré auquel nous restons fidèles et qui n'a pas été fait par tous nos homologues : nos collègues britanniques, par exemple, hébergent l'intégralité de leurs dossiers dans des clouds gérés par des entreprises privées.

Cette souveraineté constitue donc un objectif souhaitable. L'Autorité de la concurrence s'est d'ailleurs penchée sur cette problématique dans son avis relatif au secteur du cloud publié en 2023. Elle y constatait néanmoins une difficulté liée à la profondeur du marché : les entreprises elles-mêmes indiquent parfois ne pas trouver intérêt à recourir à des solutions françaises ou européennes, précisément à cause de l'insuffisante profondeur du marché, entendu comme l'ensemble des fonctionnalités techniques et des offres de fournisseurs tiers associées à un type de cloud déterminé. Ainsi, les places de marché existant dans le domaine du cloud, où il est possible d'acquérir des services, des logiciels ou des applications, présentent une diversité et une profondeur bien supérieures autour d'Azure ou d'Amazon Web Services (AWS) qu'autour d'OVH, c'est un fait objectif.

Nous faisons donc face à un problème comparable à celui de la poule et de l'oeuf : la création d'une telle profondeur ne se décrète pas du jour au lendemain ; il est nécessaire d'engager une politique active visant à soutenir les acteurs français et européens afin de renforcer leur présence sur le marché et d'offrir aux entreprises la richesse d'offres indispensable. Une telle politique, j'en ai la conviction, ne pourra réussir qu'au niveau européen.

La priorité consiste donc à faire avancer la réflexion européenne au sujet d'un équivalent au dispositif SecNumCloud qui, comme vous le savez, présente un haut degré d'exigence.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Si je vous adresse un signalement relatif à une absence de concurrence ou à une situation de position dominante concernant Microsoft, engagerez-vous une action ?

Je serai très clair : OVH n'est pas un acteur mineur. Il s'agit du premier acteur européen, ce qui représente une référence solide. Si nous ne lui attribuons pas nos propres marchés à 100 millions d'euros et que nous les confions systématiquement à Microsoft, nous ne lui permettons pas de croître davantage.

M. Benoit Coeuré. - Si vous nous adressez un signalement, nous ouvrirons évidemment une enquête. Toutefois, au regard du droit de la concurrence, l'analyse portera sur l'existence éventuelle d'un comportement de Microsoft ayant empêché ses concurrents de candidater.

En l'espèce, je n'exprimerai pas d'avis, n'ayant pas connaissance des conditions précises de l'appel d'offres. Il est possible que nous aboutissions à la conclusion selon laquelle la structuration même de l'appel d'offres et les conditions imposées par l'acheteur public ont conduit à privilégier Microsoft. Dans ce cas, un problème pourrait effectivement se poser, mais il ne relèverait pas du droit de la concurrence. Il s'agirait alors probablement d'une question susceptible d'être portée devant le juge administratif.

Ainsi, il conviendrait en l'occurrence de disposer d'indices suggérant que Microsoft, puisque vous l'évoquez, a conçu et mis en oeuvre une stratégie visant à exclure ses concurrents. De telles stratégies ont déjà été observées dans d'autres domaines, et j'ai mentionné à cet égard certains dossiers. Toutefois, en ce qui concerne spécifiquement ce marché, aucun signalement de cette nature ne nous est parvenu.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - De la même manière, estimez-vous que l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) occupe parfois une position dominante dans la commande publique vis-à-vis d'autres acteurs, en raison du recours systématique et facilité à ses services, empêchant ainsi des acteurs de moindre importance de répondre à certains appels d'offres ?

M. Benoit Coeuré. - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question, car nous n'avons pas examiné ce point. Je vous remercie de l'avoir porté à ma connaissance.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Sont en cause 9 milliards d'euros de commande publique, mais une contrainte assez forte en faveur de l'Ugap me semble empêcher l'émergence d'une vraie concurrence.

M. Benoit Coeuré. - Il conviendrait d'examiner ce point ; là encore, ma réponse sera similaire : il s'agirait de distinguer, d'une part, une éventuelle position dominante susceptible de résulter de la taille relative des acteurs ou des stratégies mises en oeuvre par les soumissionnaires eux-mêmes, et d'autre part, les stratégies adoptées par les commanditaires, qui peuvent structurer le marché de telle sorte que l'attribution bénéficie naturellement à un acteur particulier.

Dans ce second cas, la question échapperait au droit de la concurrence, puisque notre autorité ne s'exerce pas sur les personnes publiques, et relèverait alors d'autres problématiques, en l'espèce du juge administratif, chargé d'apprécier l'équité des conditions d'attribution du marché.

M. Henri Cabanel. - Vous avez évoqué les services d'instruction et ceux du collège. Quels sont vos moyens humains dans chacun d'entre eux, et combien d'affaires traitez-vous en moyenne par an ? Vous avez indiqué que vous pourriez « faire mieux » : pouvez-vous préciser davantage votre vision sur ce point ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je souhaite prolonger et compléter la question de notre rapporteur sur l'attribution des marchés publics aux géants de la Big Tech. Je tiens d'abord à vous féliciter, Monsieur le président, que l'Autorité de la concurrence confie ses données à un acteur souverain. Vous constituez en cela un exemple que, je l'espère, beaucoup suivront.

M. Benoit Coeuré. - Nous ne les confions à personne ; nous les gardons pour nous.

Mme Catherine Morin-Desailly. - C'est encore mieux ! Je vous remercie d'avoir cette préoccupation.

Vous avez indiqué en préambule combien la commande publique est importante pour assurer la croissance et la transition écologique. Peut-on considérer qu'elle a également un rôle à jouer dans la quête d'autonomie stratégique et de souveraineté, questions qui se posent aujourd'hui de manière cruciale ? Peut-on envisager d'intégrer précisément ces conditions dans les appels d'offres ?

J'évoque d'autant plus volontiers ce sujet en reprenant la question de M. Wattebled sur l'attribution à Microsoft de l'hébergement des données de santé des Français par cette nouvelle plateforme, le HDH. Aucun appel d'offres spécifique n'avait alors été lancé alors que le besoin de nouvelles fonctionnalités avait émergé. N'aurait-il pas fallu précisément en lancer un, compte tenu de ces nouveaux éléments ?

À ce propos, quel est votre pouvoir d'évaluation concernant la puissance du lobbying exercé par les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft -, en particulier les trois principaux acteurs que sont Google, AWS et Microsoft, qui vise à capter intégralement le marché du cloud ? Cette puissance s'exerce également sur l'Ugap, ainsi qu'on nous l'a rapporté à plusieurs reprises, et sur les administrations d'État, pénalisant ainsi d'autres acteurs.

Vous avez évoqué à juste titre la question du problème de la poule et de l'oeuf concernant la profondeur du marché. Toutefois, ce problème constitue parfois une bonne excuse pour ne pas s'engager dans une démarche volontariste permettant d'utiliser la commande publique pour favoriser la montée en puissance de nos propres entreprises.

Une autre question connexe concerne la réglementation européenne. Trop souvent, jusqu'à une période récente, les règles européennes de concurrence jouaient à notre détriment. Quelle appréciation portez-vous sur les nouvelles mesures contenues notamment dans le Data Governance Act, anticipées dans la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique (SREN), dans laquelle nous avions introduit des articles pour revoir ces règles de concurrence ? Par exemple, les Big Tech devront désormais réduire les frais de sortie imposés aux entreprises utilisatrices de leurs services.

Enfin, quelle analyse faites-vous des pratiques commerciales comme les essais gratuits, destinés à habituer les utilisateurs à une solution spécifique dont il devient ensuite extrêmement difficile de sortir, en raison, notamment, de délais excessivement longs ? Cette législation a récemment évolué en notre faveur. Considérez-vous que nous sommes allés suffisamment loin pour garantir une concurrence réellement loyale à nos propres entreprises ?

M. Jean-Marc Ruel. - Dans un contexte de tension économique mondiale caractérisé par les politiques industrielles offensives de certains États tiers, notamment au travers des subventions massives, comment l'Autorité de la concurrence, en lien avec les instances européennes et l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), envisage-t-elle de maintenir l'équilibre entre ouverture concurrentielle et protection des secteurs stratégiques français ? Faut-il repenser les principes de concurrence pour mieux intégrer les impératifs de souveraineté économique, notamment dans les secteurs stratégiques comme l'énergie et le numérique ?

M. Benoit Coeuré. - Je vous remercie de m'interroger sur les moyens dont nous disposons, alors que se prépare déjà le budget pour 2026. L'Autorité de la concurrence dispose actuellement d'environ 200 à 205 équivalents temps plein (ETP), répartis à hauteur de 160 dans les services d'instruction et de 40 dans les autres services. Les services d'instruction incluent les équipes chargées d'enquêter sur les pratiques anticoncurrentielles, le service des concentrations compétent pour les demandes de fusion-acquisition, ainsi que le service économique et celui de l'économie numérique. Ce dernier, bien que restreint, apporte un soutien important aux autres équipes.

Ces moyens, correspondant à un budget annuel d'environ 24 millions d'euros, doivent se rapporter au montant des amendes prononcées par l'Autorité et collectées par le Trésor public, soit 1,4 milliard d'euros en 2024. Réduire les moyens de l'Autorité conduirait dès lors à une diminution de ses capacités d'investigation, et par conséquent à une baisse des recettes pour l'État. Or les effectifs prévus pour 2025 accusent une baisse de deux ETP par rapport à l'année précédente. L'Autorité comprend pleinement la nécessité de discipline budgétaire à laquelle elle est soumise et s'attache à une gestion rigoureuse ; pour autant, si nos moyens sont réduits, nous rapporterons moins d'argent à l'État.

Cette diminution est particulièrement préoccupante dans le contexte de l'outre-mer, où des problèmes graves de concurrence existent et où les pouvoirs publics demandent légitimement une intensification des enquêtes. J'ai eu l'occasion de le rappeler au ministre concerné : sans moyens adéquats, une telle intensification ne pourra avoir lieu.

Concernant le Health Data Hub, l'Autorité n'a pas été saisie de la procédure en cause et n'a donc pas de commentaire particulier à formuler. Cela étant, il serait évidemment souhaitable que toutes les infrastructures publiques reposent sur un cloud souverain, français ou européen. La question d'une telle infrastructure européenne se pose de manière aiguë : le standard français SecNumCloud est très exigeant, mais limité au territoire national, il constitue un peu une réserve d'Indiens, et ne permet pas au marché européen d'atteindre toute la profondeur et le dynamisme économique nécessaires. Il importe ainsi d'adopter une approche européenne sur ce sujet.

Intégrer des critères d'autonomie stratégique ou de souveraineté dans les appels d'offres apparaît parfaitement légitime. Cette question relève naturellement d'une discussion au niveau européen, compte tenu des directives sur les marchés publics. Toutefois, il convient d'être conscient des arbitrages à effectuer : un marché plus étroit avec moins d'acteurs induirait nécessairement un coût supérieur pour les acheteurs publics. Le cloud souverain offre un bon exemple à ce titre : l'autonomie stratégique implique un prix qu'il faut accepter, identifier clairement et inscrire dans les textes européens afin d'éviter tout comportement discrétionnaire.

Face aux déséquilibres induits par les Gafam, plusieurs textes européens, notamment le règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act - DMA), permettent de corriger certaines distorsions. Au niveau national, l'Autorité dispose d'une jurisprudence importante en matière de sanctions à leur encontre : il y a un mois, Apple a été sanctionnée à hauteur de 150 millions d'euros concernant ses pratiques relatives à la protection de la vie privée dans son magasin d'applications ; d'autres sanctions ont visé Meta et Google.

Dans son avis sectoriel de 2023, l'Autorité a constaté que le marché du cloud se caractérisait par une structure oligopolistique croissante, dominée par des acteurs américains, dans un domaine où la France accuse un retard d'adoption du cloud, particulièrement au niveau des PME et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), particulièrement dommageable. Cette situation exige une vigilance accrue non seulement en matière de droit de la concurrence, mais également au travers du droit des pratiques commerciales restrictives, relatif notamment à l'opacité et au déséquilibre des contrats imposés par les grands acteurs américains. Très souvent, l'utilisateur se voit demander d'approuver des conditions générales d'utilisation sur un site Internet, sans qu'un véritable contrat existe. Toute tentative de renégociation s'avère alors extrêmement difficile. De grandes entreprises elles-mêmes nous ont indiqué leur incapacité à renégocier leurs contrats avec les hyperscalers américains. Cette situation relève d'une combinaison du droit de la concurrence, du droit des pratiques commerciales restrictives ainsi que, plus généralement, du droit des contrats devant le tribunal de commerce.

Pour ce qui la concerne, l'Autorité de la concurrence demeure très mobilisée. À cet égard, une enquête est en cours dans le domaine spécifique, mais crucial, des cartes graphiques, essentielles pour le cloud comme pour l'intelligence artificielle, avec des perquisitions réalisées récemment chez un acteur mondial majeur du secteur.

Le lobbying des grands acteurs du secteur constitue une manifestation naturelle de leur puissance économique. Toutefois, le problème fondamental demeure leur position dominante sur le marché.

Concernant le Data Act européen et la loi SREN, l'Autorité avait formulé des recommandations précises, reprises lors du dialogue fructueux avec le Sénat pendant l'examen de ce texte, qui a permis des améliorations par rapport à la version initiale du Gouvernement, que je qualifierais de perfectible. L'équilibre final atteint me semble satisfaisant, notamment grâce à l'élimination anticipée des frais de sortie, facteur critique identifié par l'Autorité pour renforcer la concurrence.

De même, la régulation des crédits cloud, c'est-à-dire des offres gratuites de services cloud, ne figure pas dans le Data Act européen, la France n'ayant pas réussi à l'imposer, mais se retrouve désormais dans la loi, sous une forme qui me paraît raisonnable. Dans l'avis rendu sur ce sujet, l'Autorité avait insisté sur le fait que ces crédits, dès lors qu'ils restent mesurés, ne constituent pas nécessairement une mauvaise pratique. Les start-ups françaises, par exemple, en bénéficient souvent, alors qu'elles ne disposent pas, à leurs débuts, des moyens nécessaires pour financer ces services. La possibilité d'y accéder gratuitement facilite donc leur démarrage. Pour autant, il convient d'éviter toute accoutumance à l'égard d'acteurs dominants. De ce point de vue, l'équilibre trouvé dans la loi SREN me semble pertinent.

Enfin, l'attribution à l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) d'une compétence en matière d'interopérabilité constitue une avancée positive.

En matière de concurrence et de souveraineté, le droit européen et français de la concurrence n'exclut pas la protection des secteurs stratégiques. Ainsi, le domaine militaire demeure largement exempté des règles de concurrence, avec toutefois quelques subtilités concernant les activités duales, civiles et militaires. À titre d'exemple, l'Autorité avait autorisé sans condition l'an dernier l'acquisition de Cobham Aerospace Communications par Thales, après examen détaillé, alors que cette entreprise produit des logiciels d'avionique destinés aux aéronefs civils comme militaires.

Par ailleurs, tant l'Autorité que la direction générale de la concurrence de la Commission européenne disposent de la faculté d'intégrer des considérations d'intérêt général dans leurs analyses. De surcroît, la possibilité d'autoriser, pour des motifs d'intérêt général non concurrentiels, une opération pourtant défavorable à la concurrence selon l'Autorité est explicitement prévue par le code de commerce. Enfin, le ministre peut autoriser une opération que nous nous apprêterions à interdire, pour des motifs d'intérêt général, qui ne peuvent toutefois avoir un lien avec la concurrence elle-même. La loi prévoit donc une forme de dialogue entre l'Autorité, dont le champ est étroit, et le Gouvernement.

Concernant les subventions, l'Autorité de la concurrence n'exerce pas de contrôle direct sur celles-ci. L'Europe a accusé un retard important à l'allumage sur cette question. Alors que l'Union disposait d'un système très performant, détaillé et intrusif en matière de contrôle des aides d'État, aucun instrument comparable n'existait concernant les subventions octroyées par des autorités étrangères.

Désormais, ce trou dans la raquette se trouve comblé. Le règlement sur les subventions étrangères commence à être appliqué ; il permet à la Commission européenne de condamner des opérations bénéficiant d'un niveau de subvention accordé par un État étranger non équivalent à celui dont disposent les concurrents européens. Cette évolution, très récente, constitue un progrès.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Noël de Galzain, président, Mme Dorothée Decrop, déléguée générale d'Hexatrust, MM. Stéphane Blanc, président-directeur général d'Antemeta et Jérôme Lecat, président-directeur général de Scality

(Mardi 29 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux en revenant à l'examen du rôle que peut jouer la commande publique en faveur de l'innovation et de la souveraineté numérique. Après l'audition de France Digitale, il nous a semblé nécessaire d'approfondir cette question dont les enjeux dépassent le seul champ des marchés publics mais se situent à la croisée du droit de la protection des données personnelles et de la prise de conscience progressive de notre dépendance numérique vis-à-vis de quelques acteurs extra-européens.

Dans le contexte actuel, il est urgent de mettre en place des conditions d'hébergement souverain des données sensibles faciles d'accès et abordables pour les acheteurs publics de toute taille. Face au sentiment d'inéluctabilité que cherchent à faire naître les Gafam sur ce point, les acteurs français de la cybersécurité et du cloud dit « de confiance » se sont regroupés au sein de l'association Hexatrust pour peser dans le débat public et valoriser l'expertise des entreprises françaises en la matière.

Nous recevons ses représentants : M. Jean-Noël de Galzain, son président, Mme Dorothée Decrop, sa déléguée générale, ainsi que les responsables de deux entreprises spécialisées dans l'hébergement des données en cloud, M. Stéphane Blanc, président-directeur général d'Antemeta et M. Jérôme Lecat, président-directeur général de Scality.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement , voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jean-Noël de Galzain, Stéphane Blanc, Jérôme Lecat et Mme Dorothée Decrop prêtent serment.

Nous avons entendu lors de nos auditions précédentes des arguments contradictoires sur les risques pris par les personnes publiques lorsqu'elles font appel à des prestataires extra-européens, soumis à des législations extraterritoriales permettant en théorie à un État étranger d'accéder aux données hébergées. Qu'en est-il réellement ? Nous aimerions savoir si, selon vous, le fait que ces données soient cryptées constitue une protection suffisante et si la présence des serveurs de ces entreprises sur le territoire européen les protège de toute ingérence.

De même, la question de l'hébergement de données publiques sensibles, touchant à la vie privée des français, auprès d'entreprises américaines serait justifiée par le fait que seuls les Gafam seraient en mesure d'offrir les prestations attendues. Une telle assertion reflète-t-elle la réalité ? Où en est-on du développement d'une offre d'hébergement souveraine ?

De manière plus générale, quel est le regard que vous portez sur l'adéquation du cadre juridique de la commande publique avec votre secteur d'activité ? Le soutien qui lui est apporté via la commande publique semble perfectible, mais faut-il faire évoluer la norme ou oeuvrer à un rapprochement des cultures entre les acheteurs publics et le monde de l'innovation ?

Enfin, vous pourrez nous apporter un regard sur ce qui se passe dans les autres pays européens où vos membres exercent leur activité, en nous indiquant si la commande publique y est mieux pilotée ou si la question de la souveraineté numérique n'y est pas une préoccupation.

M. Jean-Noël de Galzain, président de l'association Hexatrust. -Nous sommes venus accompagnés de deux responsables d'entreprises membres de notre association et nous allons prendre successivement la parole, conformément à l'adage d'Hexatrust - « L'union fait la force. »

Hexatrust est un groupement d'acteurs de la cybersécurité, du cloud, des logiciels de confiance, des digital workplaces, des outils collaboratifs, des réseaux d'entreprise et du domaine de la confiance numérique. Nous sommes 150 membres, représentant environ 18 000 personnes et 10 milliards d'euros de chiffre d'affaires ; notre rôle consiste à promouvoir, à défendre et de mettre en valeur l'offre de cybersécurité et de cloud française et, de manière croissante, européenne. Nous représentons une filière constituée de start-ups, de petites et moyennes entreprises (PME) innovantes, d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) et de grands groupes dans les domaines du numérique de confiance européen.

La commande publique est une question cruciale pour tout entrepreneur et toute entreprise qui démarre ou se développe. Oui, la tech européenne, en particulier la tech française, dispose de pépites technologiques capables d'exporter dans le monde entier et d'un excellent niveau fonctionnel et technologique, nous avons des entreprises leaders dans de nombreux domaines - de la cybersécurité, du cloud sécurisé de confiance, de l'intelligence artificielle (IA), de l'informatique quantique. Nous avons atteint ce niveau en partie grâce au crédit d'impôt recherche (CIR) et à des dispositifs comme celui de la Jeune entreprise innovante (JEI). Nous avons aujourd'hui l'une des industries émergentes les plus performantes au monde dans ces domaines.

La France dispose d'un écosystème qui est indispensable à l'émergence de ces pépites, de ces entreprises, nous nous efforçons de le promouvoir et de le consolider. Nous tâchons aussi de rendre accessibles au plus grand nombre ces solutions et technologies. Si l'écosystème est très important, l'accès au marché est crucial, c'est même la clé de la croissance économique de toute entreprise - c'est dire si la commande publique est cruciale pour nous, elle est notre incubateur, c'est-à-dire nos premiers clients. Pourquoi les États-Unis ont-ils pris tant d'avance ? Mais parce qu'ils ont réussi, après la Deuxième Guerre mondiale, à consacrer une part de leurs commandes et de leurs investissements publics à des entreprises de la tech, de la recherche, qui ont stimulé l'émergence des fameuses start-ups. Elles ont ensuite été capitalisées par un outil dont nous avons besoin : les marchés financiers. Nous n'avons pas de Nasdaq européen - je le dis en connaissance de cause, pour être à la tête d'une société cotée en bourse, Wallix : alors que le Nasdaq a longtemps flirté avec les plus hauts, les valeurs technologiques sont parmi les plus basses à la bourse française . Je m'interroge sur les environnements réglementaires censés favoriser les petites entreprises, je crois qu'il faudrait les revoir - le fonds « Tibi » était censé financer le troisième renouveau industriel, il n'a guère fonctionné... Ce qui compte, c'est l'accès au marché, et c'est là où la commande publique a tout son rôle : si la commande publique soutient nos entreprises émergentes, nous pourrons exporter dans le monde entier les technologies où nous sommes très avancés, fédérer l'offre pour créer des leaders européens - c'est notre ambition à Hexatrust, nous y croyons en particulier pour la cybersécurité, pour le quantique, pour l'IA.

Nous avons des réussites, des entreprises primées dans des compétitions, qui obtiennent des prix d'innovation sur les thématiques du cloud, de la cybersécurité ou de l'IA. Des entreprises font des levées de fonds, mais elles ne réussiront que si elles transforment ces fonds en valeur vendue à des clients : c'est la clé. Les offres sont là, nous avons des catalogues de produits pour les établissements hospitaliers, les entreprises petites ou grandes ; j'ai rédigé un livre blanc intitulé Zero Trust, qui présente un standard d'architecture technique moderne en matière de cybersécurité, c'est un environnement sûr que nous pouvons offrir à nos clients. Cependant, il faut que nos entreprises accèdent à la commande publique, et à la commande privée - c'est décisif, nous sommes là pour en parler.

M. Stéphane Blanc, président-directeur général d'Antemeta - Je suis président fondateur d'Antemeta, une entreprise au capital 100 % français et que j'ai fondée en 1995, notre siège social est à Guyancourt, dans les Yvelines, nous sommes 300 collaborateurs. Antemeta est une entreprise de services numériques qui propose une gamme complète de services chez nos clients et répartie sur quatre data centers en France. Notre proposition de valeur est fondée sur deux expertises : une expertise métier, qui va du conseil jusqu'au management complet des services, en passant par l'intégration à valeur ajoutée ; une expertise technique, fondée sur la fourniture de services, en particulier d'infrastructures informatiques et de cyber-résilience. Fort de 25 ans d'expérience dans le développement technologique pour les plus grands constructeurs de stockage, nous avons créé notre propre plateforme d'IA fondée sur les solutions libres et répondant à des cas d'usage éprouvés. L'entreprise est certifiée ISO 27 001, ISAE 3402, et hébergement de données de santé (HDS), nous sommes membres de différents consortiums et associations d'entreprises dont Eurocloud, Numéum et Hexatrust. Nous avons une démarche de responsabilité sociale et environnementale (RSE) affirmée dans le cadre de la décarbonation d'une partie de nos activités - nous avons investi dans les projets d'agroforesterie ayant permis la plantation de plus de 10 000 arbres depuis 2021, année où nous avons obtenu un label bas carbone. Nous conduisons également un programme de gestion de déchets et nous combattons l'obsolescence programmée avec l'allongement de la vie des matériels informatiques pour nous et pour nos clients. Enfin, dès 2011, Antemeta s'est dotée d'un bâtiment innovant, respectueux de l'environnement. L'éthique dans les affaires et la charte de diversité font partie intégrante de la conviction et de l'usage de l'entreprise. Antemeta est engagée dans les territoires, notamment grâce à des mécénats, dont celui de la restauration de Rocamadour.

Quelle est la présence d'entreprises comme la nôtre dans les marchés publics ? Les chiffres parlent d'eux-mêmes : en 2023, le top 10 des entreprises de services du numérique (ESN) a concentré près de 1,5 milliard d'euros de commandes informatiques de l'État, soit environ 40 % du budget public des nouvelles technologies de l'information ; aucune PME ni ETI de moins de 250 millions d'euros de chiffre d'affaires n'apparaît dans les classements des 30 premiers fournisseurs. Cette faible participation ne tient pas à l'absence de marchés publics, mais à leur organisation, qui constitue une barrière à l'entrée : la taille unitaire, la capacité financière exigée et l'absence d'un allotissement suffisamment granulaire, mais aussi le fait que ces marchés ne réservent pas de lots aux PME et aux ETI, sont autant d'obstacles. Surtout, la commande publique n'oblige pas à recourir à une entreprise française ou européenne en matière de cybersécurité ou de cloud : c'est mettre en risque l'acheteur public, surtout pour les données stratégiques. Aux États-Unis, le Small Business Act réserve une part substantielle des marchés fédéraux aux PME américaines, limitant l'accès à des entreprises européennes et le Buy American Act oblige les agences publiques à acheter des produits américains.

La stratégie nationale cybersécurité France 2030 et la doctrine de cloud de confiance, avec la création de labels de cybersécurité et le financement de centres d'excellence, attestent une volonté politique réelle ; mais la pratique ne suit pas. Nous avons raté le virage d'Internet et le virage du cloud, ne ratons pas le virage de l'IA, qui est une révolution numérique et sociétale. Nous en avons les moyens et les talents. Mettons des barrières, construisons des modèles souverains et disruptifs qui contrecarrent l'impérialisme des géants américains du numérique, pour protéger nos données, qui sont l'or noir du XXIe siècle, protégeons notre indépendance de la féodalité qui s'annonce avec les géants numériques américains.

M. Jean-Noël de Galzain. - La féodalité est déjà en place, Nicolas Dufour, le directeur général de Bpifrance, l'a reconnu dans une interview télévisée récente, en disant que nous ne possédons plus nos données et qu'elles appartiennent aux Américains - il estime aussi que la bataille du cloud est derrière nous, et que nous l'avons perdue. Cependant, les déclarations du président américain font mettre en avant les clouds européens et nous voyons bien que nous avons la chance de disposer d'acteurs performants, tels qu'OVHcloud, Outscale, Scaleway et d'autres, que les marchés publics peuvent aider à se développer, et, peut-être, à atteindre la taille critique pour être compétitifs face aux géants américains.

Tant que nous sommes petits, nous sommes complexés. Si nous nous faisons confiance, nous nous développerons, nous ferons rencontrer l'offre et la demande, nous grandirons et nous serons plus compétitifs - c'est le cercle vertueux à mettre en oeuvre.

M. Jérôme Lecat, président-directeur général de Scality. - Un chiffre : 80 % des dépenses de l'État en matière de cloud et de logiciels sont effectuées auprès de fournisseurs américains. Cela crée une dépendance évidente qui limite notre autonomie stratégique ; chaque euro dépensé à l'étranger pèse sur notre balance commerciale ; et une telle disproportion ne permet pas à une filière française du numérique d'émerger réellement.

Je dirige des PME françaises dans le domaine du numérique depuis 1994. J'ai créé un fournisseur d'accès Internet en 1994, Bizanga, une solution d'anti-spam en 2003, et Scality en 2010, qui fabrique des logiciels de stockage de données. Nous sommes utilisés dans trois cas d'usage : la constitution de clouds, privés ou publics, la sauvegarde des backups et les data lakes - des entrepôts de données - pour l'IA. Un cloud n'est pas suspendu dans l'air, il est très concret : pour faire un cloud, il faut des data centers, de l'électricité, de l'eau, des serveurs et beaucoup de logiciels - c'est là que nous intervenons, notre logiciel est utilisé dans le stockage des données d'entreprises comme Orange, SFR, Free et Outscale. Scality emploie 220 salariés, la moitié en France, qui représente le quart de notre chiffre d'affaires - sur les trois-quarts restants, un tiers est aux États-Unis, un tiers dans le reste de l'Europe et un tiers réparti entre le Moyen-Orient, l'Asie centrale, l'Asie du Sud-Est, le Japon et l'Australie.

Je connais bien les États-Unis pour y avoir vécu 12 ans, le numérique y est une filière industrielle particulière. L'analyse montre que les gains de productivité générés par le numérique profitent d'abord au numérique : c'est ce qui explique l'accroissement de la productivité américaine de ces quinze dernières années, en particulier par rapport à l'Europe. Le fait d'être fort en numérique présente un avantage direct et indirect, la numérisation de l'industrie nourrit le secteur numérique, qui peut d'autant mieux proposer des solutions intéressantes à l'industrie, c'est un cercle vertueux. Vivant aux États-Unis, je me suis souvent demandé pourquoi les Américains avaient réussi à créer des entreprises comme les Gafam, mais aussi des centaines d'autres champions comme Cisco ou Palo Alto Networks. Qu'est-ce qui fait que la Silicon Valley a réussi, alors qu'en France, les conditions sont réunies depuis au moins 2014 - il y a un élan vers l'entrepreneuriat, un accompagnement de l'État avec la French Tech, et des financements avec la BPI et France 2030 - mais qu'on ne voit toujours pas de véritable décollage ? En comparant, je constate ce fait massif : une des différences criantes entre les États-Unis et la France, c'est la commande publique.

Les grands succès américains ont tous été aidés par l'État fédéral, notamment à travers des contrats de la Darpa-Defense Advanced Research Projects Agency, - ou de grands laboratoires nationaux. Il y a outre-Atlantique une attitude pro-technologie de la commande publique ; le budget de la défense est certes bien plus important que chez nous, par exemple, mais notre commande publique est conséquente, en part de PIB, et la différence tient surtout aux modalités d'exécution. Un exemple : quand Amazon Web Services (AWS) est choisie en 2013 pour le cloud de la CIA, un contrat de 600 millions de dollars, elle n'est pas le géant qu'elle est devenue, et ce contrat a compté beaucoup dans sa croissance. Nous savons tous aussi que SpaceX n'aurait pas existé sans les contrats de la Nasa.

C'est essentiel, de nombreux pays utilisent la commande publique comme un levier pour développer leur industrie numérique locale - c'est le cas en Corée du Sud, en Inde, au Japon, en Arabie Saoudite et même dans une certaine mesure en Allemagne. On entend dire qu'il y aurait un manque d'offres en France, je ne le crois pas. Scality est reconnue mondialement et considérée aux États-Unis comme un leader, nous signons des contrats publics partout dans le monde. En réalité, il y a des offres françaises, mais beaucoup de responsables des achats publics français ont peur de faire confiance à des sociétés françaises. Nous avons commencé à faire des ventes significatives en France qu'une fois reconnus aux États-Unis.

La commande publique peut-elle avoir un effet d'entraînement sur l'économie française, sur nos entreprises ? Cela ne fait aucun doute pour le numérique, je pense même que c'est une condition nécessaire. Cependant, il y a un manque de volonté et c'est difficile à mettre en place, c'est un constat très clair. Le directeur des achats de l'État, M. François Adam, déclarait récemment que le code de la commande publique permettait de favoriser les PME françaises dans le numérique, mais des responsables de la commande publique me disent qu'ils ne savent pas comment faire ; il y a un problème de formation mais également une peur, car la responsabilité de l'acheteur est d'ordre pénal, ce qui le conduit à prendre le moins de risques possible et à choisir, par habitude, ce que les autres ont choisi - et c'est en partie pourquoi 80 % des achats de l'État en numérique se font auprès d'acteurs américains.

M. Jean-Noël de Galzain. - L'entreprise que je dirige est une « étincelle », proche du seuil de l'ETI, spécialisé dans la gestion des identités et des accès numériques, donc dans la cybersécurité. Nous communiquons bien avec les services de l'État, et j'ai récemment participé à un séminaire consacré... à la commande publique. On nous y a communiqué les critères pour les achats innovants dans la commande publique, il y en a six : la réduction des dépenses publiques, l'accès des PME à la commande publique, le développement de l'innovation, la responsabilité environnementale, la responsabilité sociétale et le soutien aux filières françaises et européennes. Nous correspondons à chacun d'entre eux - notre solution est répertoriée par les analystes américains de Gartner comme étant celle qui offre le meilleur coût du cycle de produit (TCO) au monde dans notre catégorie, nous investissons près de 25 % de notre budget annuel en recherche et développement, nous sommes médaille d'or EthiFinance, nous investissons dans la responsabilité sociétale de l'entreprise (RSE), et nous investissons dans l'éducation, dans les écoles, pour l'apprentissage de la cybersécurité des plus jeunes - mais ce n'est pas pour autant que nous accédons à la commande publique française...

En réalité, les mécanismes existent pour nous faire accéder à la commande publique, il y a eu des changements utiles, comme l'augmentation à 100 000 euros du seuil de mise en concurrence ; cependant, sur le terrain, il n'y a pas de résultats probants. Il y a des initiatives qui réussissent : voyez le rapport de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) sur le fonds, doté de 40 millions d'euros, dédié, dans le cadre de la filière « Industries de sécurité », à ce que les utilisateurs publics comme les hôpitaux ou les collectivités s'équipent en cybersécurité. Il a permis à plus de 200 entités de s'équiper en cybersécurité, c'est un succès et il n'y a pas eu besoin d'une norme pour que les produits achetés soient français - on atteint même 85 %, et 93 % de produits européens : quand on incite les utilisateurs et qu'on les accompagne dans leurs achats innovants et complexes, comme en matière de cybersécurité, on peut réussir à ce qu'ils achètent les solutions françaises, elles existent et il n'est pas nécessaire d'aller en trouver outre-Atlantique. Les critères de la commande publique sont déterminants et il est dommage que ceux de la labellisation ou de la proximité n'en fassent pas partie, ou rarement. Attention, donc, aux critères, définissons les bons, et les entreprises françaises pourront bien mieux accéder à la commande publique.

Mme Dorothée Decrop, déléguée générale d'Hexatrust. - La commande publique est perçue par nos quelque 150 adhérents comme un outil de passage à l'échelle, qui offre une caution et une validation produit incomparable sur le marché. La commande publique permet de promouvoir des solutions coconstruites avec les acheteurs publics pour ouvrir de nouveaux marchés vers le privé et l'export.

Il est primordial de construire une filière d'économie circulaire numérique, à l'image de ce que la loi dite « Agec » a encouragé pour l'économie circulaire. La cybersécurité et la protection des données nécessitent une expertise locale : lorsqu'on subit une attaque, il est bon d'avoir son pompier à proximité. De même, la protection des données doit prendre en compte la sensibilité aux lois extraterritoriales, qui est souvent minimisée. Cette démarche devrait être valorisée et bonifiée, à l'image de ce qui se fait avec la norme ISO 26 000 en matière de RSE. Accompagner l'industrie numérique, c'est aussi soutenir l'emploi local, je sais que vous y êtes sensibles. Et il ne faut pas perdre de vue que l'activité, c'est de l'impôt, donc des moyens de soutenir notre modèle social. Qui plus est, nous parlons aussi de souveraineté, d'indépendance, c'est décisif et c'est pourquoi chaque euro compte dans les contrats de la commande publique, car il contribue à cette dimension que nous voulons construire.

Or, les membres de notre association estiment ne pas être considérés comme des partenaires par certains acteurs publics. Des choses se passent bien, mais pour les PME, l'accès aux marchés publics est difficile en raison de barrières à l'entrée, liée à des lenteurs, des incompréhensions ou de mauvaises formations. Ces petites barrières et difficultés excluent finalement une partie du monde économique de ces marchés.

M. Jérôme Lecat. - Il serait bien de mettre en place un passeport fournisseur unique pour les entreprises, qui fonctionnerait comme notre numéro de sécurité sociale avec France Connect, cela nous ferait gagner bien du temps en procédure pour répondre aux appels d'offres : un passeport fournisseur, rempli et évalué annuellement, ce serait simple à mettre en place et très utile en particulier pour les PME. Aux États-Unis, la section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa), le Patriot Act, le Cloud Act, autorisent les autorités américaines à accéder à nos données stockées dans nos data centers. Et vous voulez adopter l'IA américaine ? Je refuse qu'on nous impose Microsoft avec une IA intégrée. Arrêtons ! Je suis révolté par cette perspective, nous avons besoin de vous pour établir des barrières. Si vous ne faites rien pour que les entreprises françaises accèdent mieux à la commande publique, vous perdrez le cloud et la cybersécurité, et nous aurons perdu la guerre du numérique.

M. Simon Uzenat, président. - Les sénateurs ici présents en sont tous convaincus et se sont engagés dans cette commission d'enquête pour faire avancer cette cause qui nous rassemble très largement, pouvoirs publics et opérateurs économiques, soyez en assurés.

M. Jean-Noël de Galzain. - Dans la tech, on a la tête dans les nuages mais les pieds bien sur terre. Il y a un plafond de verre, c'est la commande publique. Point besoin de multiplier les dispositifs, de comparer le nombre de doctorants - le vrai critère, c'est le nombre d'ETI. Où sont-elles, en France ? Vous trouverez bien des entreprises, qui sont souvent portées par leurs fondateurs, par des « serial entrepreneurs » qui ne cherchent pas à vendre leur entreprise mais à la développer - et qui galèrent, parce que le pays où ils ont le plus de mal à convaincre, c'est chez eux, en France. Notre pays est magnifique, les entrepreneurs français sont nombreux et talentueux, notre tech est au meilleur niveau : il ne faut pas hésiter à faire de la discrimination dans les marchés publics alors que d'autres pays n'hésitent pas à le faire. Ils prennent le risque du contentieux, de faire face à de longs procès, mais au moins leurs entreprises avancent. Ce que nous ne voulons pas, c'est que les prêts mobilisés pour ce qu'on appelle l'économie de guerre, plusieurs centaines de millions d'euros, servent à financer quatre ou cinq contrats pour les Gafam, comme celui qu'ont récemment signé l'Éducation nationale et l'École Polytechnique. En tant qu'entrepreneurs, nous ne sommes pas en guerre contre les fournisseurs américains, ce sont nos partenaires ; mais quand l'État ou un organisme public passe un contrat avec Microsoft, qu'a-t-on vérifié de la partie IA et du risque sur les données ? Je pose la question sans affirmer qu'il y a un problème, mais je me demande pourquoi on n'attribue pas plus de marchés à des entreprises comme les nôtres, alors que nous avons les compétences, les prix, et que nous présentons toutes les garanties. Nous avons accès à de petits marchés, mais les grands nous échappent, il faut rectifier cela d'urgence.

M. Simon Uzenat, président. - Certains d'entre nous sont élus locaux et peuvent intervenir sur la passation des marchés dans le cadre de leur collectivité. En revanche, en tant que parlementaires, nous n'intervenons pas directement sur les marchés de l'État. Il est important de le rappeler, l'objet de cette commission d'enquête est aussi de demander des comptes aux services et aux directions de l'État. Nous avons déjà commencé à le faire, nous espérons obtenir des résultats, car nous partageons vos objectifs, soyez-en assurés.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour votre cri du coeur. Le passé doit servir à faire l'avenir et nous avons vu récemment des marchés publics sur lesquels il y a bien des questions à poser, et c'est ce que nous faisons - je vous rejoins sur les contrats passés par l'Éducation nationale et l'École polytechnique, il faut regarder les choses de près, et interroger l'État, qui devrait donner l'exemple. Je pense aussi aux données de santé, avec le Health Data Hub dont l'hébergement a été confié à une entreprise américaine.

Il faut s'interroger aussi sur un certain lobbying et sur les fonctions de conseil, je pense par exemple au cabinet McKinsey, on peut se demander dans quelle mesure certains cabinets peuvent orienter la commande publique vers des entreprises comme Microsoft plutôt que d'autres, par habitude - ou peut-être pour d'autres raisons, ceci sans contrôle véritable des liens qui peuvent exister entre les uns et les autres.

Une question : quand les données ne sont pas hébergées sur notre territoire, est-ce que leur cryptage est une bonne protection ?

M. Jérôme Lecat. - Le fait que les données soient hébergées en France est neutre : ce qui compte, c'est la nationalité de l'hébergeur ; s'il c'est une entreprise américaine, elle devra se conformer au droit américain et elle a l'obligation légale de transmettre à l'État américain les données des clients s'il le lui demande.

Le chiffrement protège bien les données, mais la question est plutôt de savoir qui détient la clé de chiffrement : si c'est le client, et que le chiffrement est correctement effectué, le niveau de protection est très bon ; mais si la clé de chiffrement est détenue par le prestataire américain, il n'y a pas de protection au regard de la loi américaine. Ensuite, il faut bien voir que quand la donnée est chiffrée, on ne peut en faire aucun traitement, elle ne sert pas à développer des services. Donc, en pratique, le recours au chiffrement n'est pas la solution.

La deuxième question sur les appels d'offres est plus complexe. On voit des appels d'offres défavorables aux entreprises françaises, alors que des passations de marché de gré à gré sont favorables. En fait, ils ne sont pas toujours rédigés par les donneurs d'ordre eux-mêmes, qui n'en ont pas la compétence, mais ils peuvent être sous-traités à une ESN, comme Capgemini, Sopra Steria ou encore Atos, qui peut avoir intérêt à privilégier des fournisseurs avec qui elle travaille déjà, et qui les entreprises dominantes sur le marché, souvent américaines, ce qui donne des appels d'offres rédigés en faveur d'entreprises américaines.

Les cas de la suite Office de Microsoft et de Google Workplace sont à mes yeux spécifiques et très souvent montés en épingle, même généralisés à l'échelle du cloud. Il est vrai qu'il n'existe pas en France une offre entièrement intégrée, aussi complète que ces deux offres. Cependant, il faut être vigilant, car ce sont des cas très particuliers. Le ministère de l'Éducation nationale a passé un contrat avec Microsoft, mais il utilise également d'autres solutions qui lui sont proposées par d'autres acteurs. Certaines sont open source, comme sa messagerie, dans laquelle intervient Scality, ainsi qu'un logiciel open source hébergé chez Scaleway pour la vidéoconférence. Il faut donc regarder les choses en détail. Microsoft a un leadership réel sur certains éléments, mais sur de nombreux éléments de la suite Office il y a des entreprises françaises très bien placées à un niveau de qualité égale sur certains composants.

M. Jean-Noël de Galzain. - Comment en est-on arrivé au cas du Health Data Hub que vous citez ? Il faut voir, d'abord, que dans la recherche d'une solution à un besoin particulier, les donneurs d'ordre recherchent de la technologie au plus haut niveau possible, et projettent leur appel d'offres sur une dizaine d'années, en anticipant leurs besoins à 3, 5, ou même 10 ans. C'est la bonne démarche dans des filières matures, mais elle est absurde pour le numérique, où il est impossible de prédire ce que l'on fera dans 10 ans. J'étais récemment à Londres pour une conférence de Gartner, j'y ai entendu de grands noms s'étonner que des directions informatiques achètent encore à 100 % du besoin, sans laisser de marge pour les innovations, alors qu'il y en a tous les ans. Pour les données de santé, au lieu du Health Data Hub tel qu'il a été fait, il aurait peut-être été plus judicieux de confier ce projet fédérateur aux entreprises de la filière, elles auraient donné le meilleur d'elles-mêmes pour le réussir parce que cela aurait été pour elle un projet phare. En cas de problème, vous connaissez les chefs d'entreprises, ils auraient été immédiatement disponibles ! Nous sommes là en permanence pour nos clients, et je ne suis pas sûr que ce soit le cas dans les grandes entreprises. On dit que le numérique est « glocal », à la fois global, parce que la compétition est mondiale, et local, parce qu'il requiert un service, un accompagnement qui est bien meilleur quand il est en proximité.

Un point important à considérer : l'articulation entre la technologie et l'offre de service, le fait que dans les appels d'offres, la technologie est intégrée à une offre de services. Quand l'organisme public demande un renouvellement, par exemple, les grands intégrateurs ont un immense avantage sur nous, parce qu'ils répondent avec la technologie en place, qu'il n'est donc pas nécessaire de changer - il n'y a pas de besoin de transformer une solution existante, fonctionnelle ou non, pour perpétuer un marché de rente. Il est impératif d'identifier et de prendre en compte la technologie, souvent portée par des start-ups, des PME et des ETI, dans les procédures d'appel d'offres. La technologie est la clé, car une fois mise en place, elle y reste pour longtemps. Je vois souvent que, pour de grandes entreprises publiques et privées, la technologie est un achat à part entière, distinct du service nécessaire pour la mettre en oeuvre. C'est un aspect essentiel pour nous, peut-être même plus important que la création d'une nouvelle procédure comme le Small Business Act.

M. Simon Uzenat, président. - Cela va dans le sens de la dynamique d'allotissement que nous évoquons régulièrement et du dialogue que nous avons eu tout à l'heure avec le président de l'Autorité de la concurrence, qui soulignait les dynamiques oligopolistiques à l'oeuvre dans ce secteur.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Disposons-nous encore d'une technologie européenne suffisante face à la concurrence des Américains ?

M. Jérôme Lecat. - Lorsque la Nasa a passé un premier contrat avec SpaceX, cette entreprise n'avait alors fait voler aucune fusée, il s'agissait d'un contrat d'intention, assorti d'étapes pour que SpaceX fabrique l'ensemble des fusées dont la Nasa avait besoin. Aujourd'hui, nous disposons de beaucoup de technologie en Europe, mais surtout, nous aurions les moyens de construire tout ce qu'on nous demande, pour autant qu'on nous le demande.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le secteur des nouvelles technologies s'est construit au cours des quarante dernières années et je m'inscris en faux contre l'idée que nous avons raté la bataille de l'Internet : c'est Louis Pouzin, un Français, qui l'a inventé. Le problème, c'est ce qui s'est passé ensuite, avec le Web et les nouvelles technologies qui se sont succédé. Depuis, nous avons laissé de côté la bataille pour ces nouvelles technologies et la construction d'un écosystème européen. Vous avez raison d'exprimer votre colère et de tenir des propos véhéments.

Je vous invite à regarder le débat que nous avons eu hier sur l'intelligence artificielle avec Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. Je l'ai interpellée sur la manière dont seront investis les 109 milliards d'euros annoncés par le Président de la République lors du sommet sur l'IA. Malgré les plans de financement, les crédits d'impôt, les rapports Draghi et Letta montrent que nous avons échoué : 86 % des technologies que nous utilisons en France sont américaines, les deux seules licornes dont nous disposons sont majoritairement financées par les Américains, et nous n'avons aucun acteur de dimension internationale. Cela signifie qu'il faut des mécanismes de financement innovants, travailler avec l'Union européenne et le plan Horizon 2030 et sa « boussole numérique », qui ne comporte aucun dispositif financier. Est-ce que vous confortez l'idée d'une stratégie européenne qui doit compléter la stratégie française ? Sur quelles innovations ?

La commande publique est un levier indispensable, nous le disons dans nos rapports de la Commission des affaires européennes depuis au moins 12 ans. Je l'ai dit aussi hier à Clara Chappaz : l'État n'a pas été prescripteur des technologies françaises, jusqu'à une période récente. Comment le Gouvernement compte-t-il changer de braquet dans le contexte géopolitique actuel ? Vous avez travaillé sur les textes en cours d'application et de débat, notamment la directive NIS 2 ; il y aura un effet de ruissellement sur les entreprises, car les collectivités et les entreprises auront besoin de solutions et de services numériques. Nous avons confié à l'Anssi le soin de structurer la filière cyber, pensez-vous que cela profitera à nos entreprises ? Les règles que nous avons prises vous paraissent-elles suffisantes ? Il ne faut pas surtransposer non plus.

Ne faudrait-il pas, par ailleurs, obliger à allotir les marchés de cloud, pour lutter contre ces situations oligopolistiques, ce qui irait dans le sens d'une stratégie multi-cloud ? Est-ce que ce serait utile aux PME de la filière ? Comment, à travers les appels d'offres de la commande publique, mieux soutenir nos entreprises ?

M. Daniel Salmon. - Nous avons senti dans vos propos de la passion et une forte frustration - nous vous comprenons d'autant mieux que nous regardons cette commission d'enquête comme un point de départ, pour améliorer les choses.

Je me recentre sur la commande publique, c'est ce qui nous intéresse. Vous avez parlé de petites et de grandes barrières à l'entrée, vous donnez l'impression que vous êtes très performants, parfois les plus performants du monde, mais que cela ne percole pas, que la commande publique ne vous soutient pas. Vous avez parlé de peur, d'habitude, peut-être de paresse. Les collectivités territoriales, par exemple, préfèrent choisir des systèmes qu'elles connaissent déjà, c'est une assurance tous risques. Comment les rassurer face à des offres incomplètes ? Comment leur donner la certitude que ces offres ne les bloqueront pas ? Il y a dans le numérique un facteur psychologique, car souvent on achète les meilleurs matériels et solutions, mais pour ne les utiliser qu'à 5 ou 10 % de leurs capacités...

Il faut lever les barrières d'accès à la commande publique. Est-ce que l'incitation vous paraît suffisante, ou bien faut-il aller vers des obligations ? Comment briser les obstacles et vous faire accéder davantage à la commande publique ? Et quelles actions mener à l'échelle du continent européen ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Vous travaillez à l'international, y avez-vous des problèmes pour accéder à la commande publique, comparables à ceux que vous rencontrez en France ? Pourquoi, si c'est le cas, les choses se passent-elles mieux dans d'autres pays ? Est-ce que cela tient aussi à l'organisation de la filière numérique elle-même, à la taille des entreprises ?

Quel bilan faites-vous, ensuite, de l'efficacité des outils de soutien publics, ceux de Bpifrance, de la French Tech, de Business France ?

Je suis troublé par le recours à l'assistance à la maîtrise d'ouvrage (AMO), je ne vous apprends rien en vous disant qu'elle est critiquée pour son opacité : qu'en pensez-vous ?

Enfin, pourquoi n'êtes-vous pas partis à l'étranger monter votre entreprise, si les obstacles au développement sont si importants dans notre pays ? Je pose la question pour comprendre les choses, pas pour vous inciter à partir, bien entendu...

M. Henri Cabanel. - Vous dites qu'il y a souvent un manque de volonté de la part des prescripteurs et qu'il faudrait améliorer les critères de la commande publique pour vous y faire plus de place. Avez-vous une stratégie de lobbying pour faire progresser ces idées ?

M. Simon Uzenat, président. - Avez-vous des alternatives à proposer aux AMO, de nouveaux schémas dans lesquels les collectivités, les pouvoirs publics au sens large, pourraient s'inscrire ?

Mme Dorothée Decrop. - L'allotissement technique et géographique est déjà possible, mais il est peu utilisé, alors qu'il permettrait d'orienter la commande publique vers des acteurs français ou européens. L'allotissement technique, en particulier, permet à des entreprises de taille plus modeste de répondre sur leur coeur de leur proposition de valeur, plutôt que de devoir répondre à des marchés globaux où elles doivent faire appel à de la co-traitance ou de la sous-traitance, ce qui affaiblit leur dossier, dans sa perception ou son traitement par le donneur d'ordre. L'allotissement, en diminuant la valeur des marchés, ferait également qu'il y aurait moins de prédation telle qu'on en voit aujourd'hui et qui s'explique aussi par le fait que les marchés intégrés atteignent des sommes très importantes.

L'arrivée de la directive NIS 2 et du règlement DORA (Digital Operational Resilience Act) va se traduire par de la demande des collectivités, c'est certain. Et l'offre de nos entreprises est plus intéressante : il est évident qu'être accompagné dans sa transformation numérique par un acteur de proximité, c'est une source de satisfaction pour les opérateurs, mais c'est aussi rassurant pour les responsables qui doivent mettre en place ces nouveaux équipements - la dimension territoriale est importante, il faut accompagner les acteurs locaux pour les aider à sécuriser leurs sites. Le plan France Relance de l'Anssi a démontré qu'une réglementation dédiée n'est pas nécessaire pour obtenir des résultats, mais qu'on avance avec une politique volontariste ; les dispositifs existent, il faut les faire connaître pour que les responsables osent davantage les utiliser. Certains acheteurs veulent être rassurés sur le fait qu'ils peuvent travailler avec des acteurs moins connus mais efficaces, sans avoir recours à des prestataires plus connus. Il faut donc rassurer et donner confiance. Cela peut passer par des plans comme France Relance ou France 2030, ou même des initiatives privées. Le sujet est encore en discussion, il y a des mesures en préparation, il faut s'intéresser aussi à leur application.

M. Jean-Noël de Galzain. - Il n'y a pas de politique industrielle dans le numérique à l'heure actuelle - il y a des crédits, le Premier ministre a dit lors du Comité interministériel de l'innovation qu'il resterait 15 milliards d'euros, mais ce n'est pourtant pas de subventions dont nous avons le plus besoin : mieux vaut s'attacher à mettre en place le système vertueux que nous appelons de nos voeux, où la commande publique et l'activité locale encouragent le numérique français et européen. Aujourd'hui, nous sommes dans un système où l'État soutient l'achat massif d'équipements et d'outils numériques, qui sont achetés pour 83 % hors du continent européen. Sous quel régime fiscal ? Mieux vaudrait commencer par acheter local, à des entreprises qui emploient localement, qui respectent l'environnement, l'éthique, qui paient des charges sociales, de l'impôt et des taxes. Attention : plus nous achetons comme nous le faisons actuellement, plus nous encourageons l'opacité et plus nous empêchons notre propre développement. Dans mon entreprise, j'ai demandé qu'on n'utilise plus Uber, parce que cette entreprise ne paie pas d'impôts en France ; je préfère payer un peu plus, mais que mon activité participe à un ensemble dans lequel je me reconnais. Vous nous demandez pourquoi on entreprend en France, pourquoi on ne part pas à l'étranger, là où les conditions d'entreprise sont meilleures. Mais c'est parce qu'on croit à l'éthique et aux valeurs portées par le modèle français. C'est aussi ce qui m'a motivé pour créer un fonds d'investissement dans la cybersécurité - Auriga Cyber Ventures -, grâce auquel nous avons mobilisé des fonds pour soutenir très tôt des entreprises françaises de la cybersécurité, donc la génération de demain.

Dans le système actuel, on demande aux entrepreneurs nationaux de respecter des règles que les leaders du marché ne respectent pas. On achète des produits numériques à des géants qui entretiennent une opacité généralisée, qui n'est pas sans lien avec l'évasion fiscale. Un récent rapport réalisé par Asteres le montre bien. Ces géants investissent ce qu'ils ont économisé en impôts, dans des labels qui les font apparaître comme responsables et éthiques. Nous sommes face à un problème massif de concurrence.

Un mot sur le modèle industriel. Nous ne recherchons pas à créer seulement des licornes ni de grands groupes, loin de là : notre modèle, c'est plutôt celui qui prévaut en Allemagne, avec des ETI championnes mondiales dans leur secteur et très ancrées dans le local. Si on croit dans le cloud et qu'on y fait les bons investissements, on attirera des data centers, de la robotique et des emplois indirects, on créera une industrie qui dégagera des marges de manoeuvre pour s'affranchir d'un modèle qui aujourd'hui nous appauvrit. Nous n'avons pas de questions à nous poser sur notre capacité d'innovation, nous sommes à niveau, grâce en partie à des outils comme crédit d'impôt recherche. De grâce, ne rabotez pas ce crédit d'impôt recherche, ce n'est pas parce que quelques entreprises du CAC 40 en profitent alors qu'elles auraient les moyens de s'en passer, qu'il faut le raboter pour les PME, il a un impact énorme sur leurs décisions et leurs marges.

Ce dont nous avons besoin, c'est que, comme le fait le Small Business Act aux États-Unis, on réserve des marchés publics aux petites entreprises. Elles ont besoin de grands marchés pour déployer leur technologie, former des personnes, assurer une maintenance et un support au quotidien. Ce mécanisme de réservation incite les grandes entreprises à intégrer les offres innovantes, qui représentent 25 % du marché, et à les déployer à grande échelle. C'est ainsi que l'on crée un système vertueux, et non un système qui oppose les petits aux grands.

M. Jérôme Lecat. - Comment faire pour que la commande publique s'adresse plus aux entreprises françaises dans la tech ? Je ne crois pas qu'on doive adopter de nouvelles règles, nous en avons déjà suffisamment.

Je crois plutôt que la première étape, c'est d'affirmer clairement que les pouvoirs publics veulent passer plus de commandes publiques aux entreprises françaises et européennes. Cela serait entendu par tous les acheteurs sur tout le territoire.

Il faudrait aussi travailler avec Bruxelles pour faire évoluer le code des marchés publics. Il faudrait mesurer la part de technologie française et européenne incluse dans les marchés publics, en allant au-delà des commandes à de grandes entreprises comme Atos ou Capgemini.

Enfin, je pense qu'il faut réviser la notion de délit de favoritisme, qui rend les agents très prudents et les conduit, pour ne pas prendre de risque, à préférer passer commande à des entreprises américaines. La définition du délit de favoritisme est propre à notre droit, c'est devenu un problème proprement français, il faut y travailler.

M. Stéphane Blanc. - Nous formons bien nos ingénieurs, puis beaucoup partent travailler pour de grands groupes internationaux : donnons-nous les moyens de les garder en France, en leur proposant un projet rémunérateur. Nous le faisons à notre échelle, c'est essentiel, il faut garder nos compétences. Nous avons tout ce qu'il faut pour réussir. On me demande souvent pourquoi je ne pars pas travailler aux États-Unis, en Israël ou ailleurs. Mais je suis français et je crois en mon pays. Mon grand-père et mes parents ont construit leur entreprise en France. Je suis fier de cette histoire et je veux continuer à développer l'entrepreneuriat français.

Mme Dorothée Decrop. - Nous sommes en lien avec toutes les centrales d'achat, elles participent à nos travaux et elles entendent ce que nous leur disons, mais regrettent l'absence d'une vision claire sur le sujet. Il faudrait que la préférence française et européenne ne soit pas vue comme un gros mot, mais comme une question de bon sens pour développer notre industrie, avec des objectifs ambitieux.

Le mot entrepreneur vient du français, nous avons de très bons entrepreneurs dans notre pays, il faut les soutenir et les aider à développer une logique partenariale. Ce qui manque en France, c'est une logique de partenariat entre la commande publique et les acteurs que nous représentons. Ce qu'il faudrait, c'est que quand un besoin émerge, le numérique en est un très bon exemple, on construise ensemble les politiques publiques, en passant commande aux entrepreneurs de notre pays. C'est ce qui s'est passé aux États-Unis, par exemple avec SpaceX, qui s'est développée grâce à la commande publique. Il ne suffit pas de lancer de nouvelles entreprises, c'est peut-être la partie la plus facile ; ce qu'il faut, c'est les aider à construire et à devenir des entreprises industrielles de niveau européen. Ce qu'il manque aujourd'hui, c'est cette logique d'hybridation entre le privé et le public, cette logique entrepreneuriale, qui existe depuis longtemps aux États-Unis - le Buy American Act date de 1933 et le Small Business Act, de 1953... Lorsque j'ai travaillé dans le secteur automobile, j'ai vu combien les acteurs publics se mobilisaient pour cette filière, nous demandant ce dont notre développement avait besoin ; il n'y a pas cette dimension proactive dans le numérique, alors que c'est une industrie encore plus importante puisqu'elle est présente partout, c'est l'industrie lourde d'aujourd'hui.

M. Jean-Noël de Galzain. - Je ne suis pas inquiet sur la révolution des usages en matière d'IA, nous allons avoir de l'offre, mais je suis inquiet pour la production. Nous n'avons plus de tête de filière, de grandes entreprises ont disparu, comme Alcatel-Lucent, ou ont été rachetées. Il faut donc reconstruire cette filière et elle compte deux branches : la filière de l'industrie de sécurité, et la filière des logiciels et solutions numériques de confiance, créée la semaine dernière.

Nous avons besoin du cloud comme tête de filière, car il embarquera physiquement le logiciel, les compétences, les savoir-faire, l'IA, l'informatique quantique de demain. Nous sommes en train de reconstruire ces filières et de parler de l'avenir, notamment pour les collectivités, les hôpitaux, les PME. L'investissement et l'adoption du numérique sont devant nous, ainsi que leur maintien et leur évolution dans le temps.

Nous ne sommes pas là pour dénoncer le passé, mais pour changer la manière dont nous construisons l'avenir ensemble, avec la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - Le 12 mai prochain, nous serons à Bruxelles dans le cadre du processus de révision des directives européennes de 2014 ; les réflexions engagées semblent évoluer dans le bon sens, vers une forme de préférence européenne, nous aurons à coeur d'encourager les acteurs européens et français d'aller plus loin dans cette direction.

Vous avez souligné le besoin de soutien sur tout le processus, pas simplement au moment de l'émergence, c'est important. Le modèle à viser n'est pas seulement celui des licornes, vous avez raison, mais la taille protège cependant des rachats, c'est un point de vigilance pour nous.

Comment qualifieriez-vous vos relations avec la direction interministérielle du numérique (Dinum) ?

M. Jean-Noël de Galzain. - Il est difficile de parler de la Dinum, qui est l'un de nos partenaires et un de nos donneurs d'ordre, sans risquer l'opprobre. Parmi nos adhérents, des entreprises souhaiteraient que les organisations publiques consacrent davantage de temps à les accompagner plutôt qu'à développer leurs propres solutions. Il y a des doublons entre les offres publiques et les offres privées dans certains domaines, par exemple ceux des digital workplaces, des réseaux sociaux d'entreprise, des outils collaboratifs, de la messagerie, et d'autres sujets de niches.

Il y a, ensuite, un vrai sujet sur les technologies duales à usage civil et militaire. Des intégrateurs ou des sociétés de services, pour répondre à la commande publique, ont développé des logiciels sur mesure qui s'avèrent difficiles à maintenir, souffrant d'obsolescence programmée dès le départ.

La technologie crée de l'industrie dans sa capacité à être reproduite et adaptée aux besoins de manière générale. Le business model d'une société de services, ce sont les compétences qu'elle met à disposition, en particulier pour créer des logiciels ou des solutions spécifiques. C'est un produit industriel, et c'est pour cela que l'alliance de cette technologie industrialisée avec le savoir-faire des ESN ou des opérateurs répond aux besoins en alliant les petits et les grands, le global et le local. C'est très important à comprendre pour le développement même de nos entreprises. Nous avons des milliers de clients - des collectivités, les établissements de santé, des SDIS, des Crous, des académies... - et nous devons convaincre chacun d'entre eux, l'un après l'autre, remplir le même cahier des charges, alors que les solutions standardisées existent déjà et répondent à leurs besoins. Il faudrait simplifier les choses et faire confiance, comme nous l'avons fait par exemple pendant la crise sanitaire, où nous avons dû assouplir certaines règles pour répondre à l'urgence, pour que les gens continuent de travailler. On a ouvert certaines licences, on s'est passé d'un certain formalisme et on a avancé ensemble pour trouver des solutions. Cependant, quand on est revenu à la normale, les mauvaises habitudes ont repris le dessus, qui éloignent les gens, qui font perdre le contact et la confiance, et qui nous coûtent très cher. Il est donc nécessaire de simplifier les choses. L'utilisation de dispositifs de licence globale sur certains sujets peut être une solution, des expérimentations ont déjà été menées avec succès.

M. Simon Uzenat, président. - Merci, sachez que nous vous avons entendus. Le rapport de la commission d'enquête ne sera pas une fin en soi, mais le début de nouvelles démarches pour faire bouger les lignes dans le bon sens.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Cosimo Prete, président de l'entreprise CST

(Mardi 29 avril 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous terminons notre après-midi d'auditions en revenant, à la demande de notre rapporteur, à la situation d'IN Groupe, société anonyme à capitaux publics héritière de l'Imprimerie nationale, à ses pratiques en matière de commande publique.

Le 9 avril dernier, notre commission d'enquête a entendu sur ces questions M. Didier Trutt, président du conseil d'administration d'IN Groupe, M. Hugues Souparis, ancien président de Surys, et M. Frédéric Trojani, ancien directeur général de Surys.

Je rappelle qu'IN Groupe exerce, sous le contrôle de l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), le monopole de la réalisation, entre autres, des titres d'identité et des passeports, qui comportent des éléments spécifiques de sécurité destinés à empêcher leur falsification. La société Surys, quant à elle, est spécialisée dans les hologrammes de sécurité, que l'on retrouve notamment sur les titres d'identité et les billets de banque.

Cette dernière a été rachetée par IN Groupe à la veille de la crise sanitaire, qui a provoqué un fort ralentissement de la demande de passeports et, par voie de conséquence, une dévalorisation de Surys dans des proportions importantes.

Pour terminer notre série d'auditions consacrées à ce sujet, nous recevons M. Cosimo Prete, président de l'entreprise Crime Science Technology (CST).

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Prete prête serment.

Créée en 2010, votre société, CST, développe et commercialise des technologies pour l'identification des personnes et des éléments de sécurité pour les documents d'identité et les billets de banque.

Ainsi avez-vous développé une technologie de sécurisation des documents d'identité baptisée « Optical Variable Material » (OVM) et à laquelle recourent aujourd'hui une quinzaine de pays, dont l'Allemagne, pour la fabrication de leurs titres d'identité. Nous vous saurions gré de bien vouloir nous en présenter les principales caractéristiques de la façon à la fois la plus pédagogique et la plus précise possible.

Vous avez proposé à IN Groupe de recourir à cette technologie innovante pour la fabrication des nouvelles cartes nationales d'identité électroniques (CNIE) françaises. Or, aucune suite n'aurait été donnée à votre initiative, IN Groupe retenant finalement une autre solution. Vous aurez dans un instant l'occasion de revenir sur cette démarche et de nous expliquer en quoi la solution choisie par IN Groupe vous paraît moins performante que la technologie OVM.

Enfin, au cours de son audition, M. Didier Trutt s'est interrogé sur la capacité de votre entreprise, au moment de l'élaboration de la CNIE, à fournir des dispositifs de sécurité pour 6 à 8 millions de titres par an. Nous souhaiterions par conséquent que vous nous indiquiez si cette affirmation est exacte ou non.

Par ailleurs, vous pourrez nous faire part de votre expérience de la commande publique dans les autres pays de l'Union européenne. Comment se distingue-t-elle des procédures en vigueur dans notre pays ?

Je vous rappelle que si vous estimez que certains des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête dans les jours à venir.

M. Cosimo Prete, président de l'entreprise CST. - Merci de me donner l'opportunité de partager avec vous notre expérience en matière de commande publique.

Je suis Cosimo Prete, président fondateur de CST et ancien fonctionnaire de police scientifique. J'ai exercé dans un des cinq laboratoires français, à Lille, dans la section « Documents, traces et écriture manuscrite », au sein de laquelle j'avais le privilège de contribuer à l'examen et à la conception des documents français, et en particulier de ce qui allait devenir la nouvelle carte d'identité électronique. À l'époque, j'étais régulièrement sollicité pour mon expertise et convoqué par l'ANTS et l'Imprimerie nationale à ce sujet.

En 2010, j'ai créé CST pour bâtir des ponts entre le monde de la recherche académique, les industriels et les besoins opérationnels du terrain. Pour désigner les documents d'identité, nous parlons souvent de papiers d'identité, mais il s'agit d'un abus de langage : nous devrions parler de plastiques d'identité, puisque ces documents sont de plus en plus fabriqués à partir de plastique.

Ce changement de matériau a offert de nouvelles opportunités en matière de sécurisation des titres, dans la mesure où le papier est sécurisé en soi : il existe des sécurités connues du grand public, notamment le fameux filigrane, que l'on retrouve sur les billets de banque. La réglementation européenne de 2018 a demandé à tous les États membres d'intégrer l'identité numérique dans le support physique. Pour embarquer de l'électronique, il fallait passer du papier au plastique. Or, le plastique qui sert à fabriquer la nouvelle carte d'identité, le permis de conduire ou le titre de séjour n'est pas sécurisé en soi comme l'est le papier. Il y avait donc là une opportunité technologique.

C'est à cette époque que nous avons mis au point, avec mes équipes de chercheurs - dont certains sont des docteurs issus de l'École normale supérieure (ENS) de Cachan, spécialistes en ingénierie moléculaire, et en particulier en chimie de la couleur - une technologie baptisée « Optical Variable Material ». Cet anglicisme cache une réalité extrêmement simple : il s'agit d'un procédé permettant un changement de couleur en fonction des conditions d'observation et d'éclairage, et ce en référence directe au règlement de l'Union européenne, qui découle lui-même de la réglementation internationale édictée par l'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI).

Après les attentats du 11 septembre 2001, les pays du monde se sont réunis et ont décidé d'établir des standards minima pour la sécurité des documents de voyage. Le document de voyage le plus connu et le plus répandu dans le monde est très certainement le passeport. Il a donc été prévu que les passeports respectent un certain format et incluent une photographie, une encre de sécurité de base, des encres de sécurité plus élaborées changeant de couleur en fonction de l'environnement ainsi qu'un hologramme, toutes ces technologies, qui sont une dizaine, étant complémentaires entre elles. Ces prescriptions sont reprises de manière plus fine encore par le règlement de l'Union européenne, qui liste des éléments de sécurité obligatoires constituant le socle commun que doivent respecter tous les États membres, sans exception.

Pour le dire très simplement, notre technologie change de couleur en fonction de son environnement. Si je la place sur un support blanc, vous la verrez verte ; si je la déplace sur ma veste, elle devient rouge ; mais elle peut également devenir bleue si elle est placée sur un passeport, pour rappeler le code couleur de la République française. C'est extrêmement important, car, quand un fonctionnaire de police ou de gendarmerie procède à un contrôle d'identité, il ne dispose que de quelques secondes à peine pour vérifier l'authenticité du document. De plus, il ne contrôle pas uniquement des documents français, mais aussi des titres de toutes nationalités.

Il est donc nécessaire de disposer d'éléments de sécurité qui peuvent être identifiés d'un simple geste, sans qu'il soit nécessaire pour cela d'avoir suivi une formation spécifique. Il s'agit des sécurités de niveau 1, que l'on peut voir ou toucher, voire même entendre dans certains cas. Il existe un deuxième niveau de contrôle un peu plus sophistiqué, qui consiste à éclairer les documents avec une petite lampe à ultraviolets. Le document va alors briller et changer de couleur. Enfin, il est possible de procéder à un troisième niveau de contrôle, le contrôle en laboratoire, dans le cadre duquel nous utilisons un appareillage extrêmement lourd et ultra sophistiqué. On recourt généralement à ce type d'analyse dans le cadre d'affaires judiciaires particulièrement graves, en lien, par exemple, avec le grand banditisme ou le terrorisme. Les laboratoires sont en capacité de couvrir les trois niveaux de contrôle.

La particularité de notre technologie est de permettre de procéder à ces trois niveaux de contrôle avec un seul élément de sécurité. C'est ce qui la rend véritablement unique. Il est possible de la contrôler à l'oeil nu, mais aussi avec un petit appareil tel qu'une lampe à ultraviolets ou en laboratoire avec une signature optique, dite aussi spectrale, unique, ce qui en fait l'une des sécurités à l'état de l'art. Ce n'est pas moi qui le dis : l'OACI, qui définit les standards pour les documents de voyage, dispose d'un groupe de travail spécifique, le New Technologies Working Group, qui établit l'état de l'art des sécurités dans le monde tous les 3 ans, qu'il s'agisse de sécurités physiques ou numériques. Un état de l'art est par ailleurs dressé au moins une fois par an par l'Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), au siège de laquelle j'étais encore intervenant en 2024, à Varsovie. Il s'avère que notre technologie a fait partie, à plusieurs reprises, de l'état de l'art établi par ces organisations.

C'est donc tout naturellement qu'elle a été très rapidement adoptée en Europe et au-delà. En 2017, l'Allemagne l'a découverte pour la première fois. En moins de 3 ans, elle a fait une preuve de concept en laboratoire et mené des pré-essais et une montée en échelle industrielle, puis nous a audités avec succès et a déployé massivement cette technologie pour sa carte nationale d'identité électronique, soit 9 à 10 millions de titres par an, contre environ 7 millions pour la France.

À l'époque, l'Allemagne avait déjà pour ambition d'intégrer notre technologie à la nouvelle génération de son passeport biométrique, ce qui est désormais chose faite. Cela nous a valu l'honneur d'accompagner le Président de la République, Emmanuel Macron, sur son invitation personnelle, lors de sa visite d'État à Berlin, en 2024. Il était très heureux et fier, m'a-t-il semblé, d'expliquer au président Steinmeier que son passeport et sa carte d'identité étaient sécurisés par une innovation française. Ainsi, notre innovation ne sécurise pas un, mais deux documents d'identité dans ce pays. De plus, le passeport allemand intègre deux de nos technologies, ce qui constitue, ce me semble, une première historique.

D'autres pays européens nous ont fait confiance au même moment, notamment le Portugal pour sa carte nationale d'identité électronique. Vous n'êtes pas sans savoir que l'Allemagne et le Portugal sont des pionniers en matière d'identité numérique, puisqu'il y a déjà plus de 15 ans que leurs titres électroniques ont une fonction régalienne et servent également de carte de santé ou de transport. Leur confiance constitue donc une reconnaissance extrêmement forte.

Au-delà de l'Europe, l'Australie nous a également confié la sécurisation de son passeport et disait de notre technologie qu'elle représentait l'excellence en matière de lutte contre la fraude. D'ailleurs, le New Technologies Working Group est animé par les Allemands et les Australiens. D'autres pays encore nous ont accordé leur confiance, comme le Mexique ou, récemment, l'Éthiopie. Je suis également très heureux de vous annoncer que dans quelques semaines, ma solution sera déployée pour sécuriser une dizaine de millions de documents aux États-Unis. Il s'agit d'un titre particulièrement symbolique que je vous indiquerai ultérieurement pour des raisons de confidentialité, compte tenu, notamment, de la situation géopolitique actuelle.

Cette technologie a été reconnue au niveau international par des institutions telles que l'OACI ou Frontex, par les industriels de la sécurité, les grands comptes français comme Thales ou Idemia, qui sont à la fois des partenaires de l'Imprimerie nationale sur les sujets purement français et ses concurrents à l'export, par leurs homologues européens, notamment les grands industriels allemands de la sécurité, et par les imprimeries nationales européennes, en particulier celles de l'Allemagne et du Portugal, qui sont capables, dans certains cas, de décrocher des marchés à l'export, comme le fait IN Groupe - ce qui constitue une source de fierté pour nous tous.

Nous sommes en train d'aborder de nouveaux marchés avec notre technologie. Nous avons été sollicités dans le cadre du marché du billet de banque, encore plus régalien que celui de l'identité du fait des enjeux associés et de cycles extrêmement longs : nous avons ainsi signé un partenariat stratégique avec une banque centrale - je vous indiquerai laquelle ultérieurement - et faisons partie d'un consortium regroupant les cinq géants de l'industrie du billet de banque, qui représentent de 80 % à 90 % du marché mondial.

Enfin, je suis très heureux de vous annoncer que dans quelques jours, le groupe La Poste, et en particulier sa direction Philaposte, va émettre le premier timbre de l'histoire de France intégrant une innovation d'une entreprise de la tech 100 % française. En effet, la technologie et le savoir-faire de CST ont inspiré à La Poste un nouveau timbre, qui sera mis en circulation le 30 mai. Nous serions d'ailleurs particulièrement honorés de vous inviter au lancement de ce timbre.

En ce qui concerne la commande publique, et notamment la commande publique française, nous regrettons de ne pas contribuer pour le moment à la sécurisation des documents français. Ça n'est pas uniquement le citoyen qui vous parle, mais aussi le fonctionnaire de police scientifique que je suis toujours dans l'âme. Lorsque j'étais en fonction, j'avais déjà connaissance de plusieurs alertes. Le ministère de l'intérieur émet régulièrement des fiches alerte, partagées sur son intranet. À l'époque, un certain nombre de sécurités, notamment étrangères, étaient déjà parfaitement contrefaites et il était possible de les acheter sur Internet - je pourrais vous en faire la démonstration ici même si vous le souhaitez. Malheureusement, on a préféré ces innovations étrangères d'un âge certain - les experts diraient peut-être d'un âge trop élevé - à des technologies françaises, et ce sans consultation. C'est ce qui me chagrine le plus aujourd'hui.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai demandé cette audition, car je connais un peu l'histoire. En 2017, votre technologie était reconnue à l'étranger et utilisée pour la fabrication d'une quantité très importante de documents - plus importante que la quantité de documents français. La nouvelle carte d'identité numérique française a été élaborée bien après.

À l'époque, lors d'une séance de questions d'actualité au Gouvernement, j'avais rappelé au ministre de l'intérieur que nous n'en étions qu'à l'expérimentation de ce dispositif dans deux départements et qu'il était encore temps de revenir en arrière. Aujourd'hui, je crains qu'il ne soit trop tard.

J'aimerais donc savoir combien de temps s'est écoulé entre le moment où vous avez été en capacité de fournir l'Allemagne et le lancement de la carte d'identité numérique française à la demande de l'ANTS, qui avait recommandé votre technologie, car il nous a été dit que vous n'étiez pas prêts sur le plan quantitatif.

M. Cosimo Prete. - Je vous propose d'être le plus factuel possible et de vous lire deux ou trois documents significatifs, sans citer les noms des personnes qui les ont écrits.

En février 2015, l'Imprimerie nationale nous écrivait : « L'Imprimerie nationale marque un très vif intérêt pour cette technologie développée par votre société, dans la mesure où elle permettrait de renforcer la sécurisation des documents et des titres identitaires que nous produisons pour le marché français et l'export. Cette technologie propose notamment deux caractéristiques importantes pour nos applications. D'une part, il s'agit d'une sécurité de niveaux 1 et 2, facilement détectable par les forces de l'ordre et les citoyens et présentant un aspect visuel unique. D'autre part, elle présente une grande complexité à la contrefaçon et à la falsification ».

Le 22 décembre 2016, nous recevions une lettre d'intérêt de la direction de l'Imprimerie nationale. Suite à une période d'expérimentation de notre technologie, elle souhaitait aller plus loin dans notre partenariat et évoquait même un rapprochement entre nos deux entreprises.

Le 13 février 2018, l'Imprimerie nationale nous écrivait : » Nous avons finalisé l'ensemble des tests de qualification avec succès. Il ne nous manque plus qu'à recevoir l'offre sur les royalties de CST ». Elle ajoutait : « Les discussions commerciales pourront se faire dans un second temps, dans le cadre d'une consultation précise de l'Imprimerie nationale pour un projet France ou export ».

En juin 2018, dans une brochure commerciale communiquée à l'ensemble des industriels de la sécurité lors du salon SDW, qui se tenait à Londres, l'Imprimerie nationale disait de notre technologie qu'elle était « un cauchemar pour les faussaires ».

Toujours en juin 2018, l'Imprimerie nationale nous écrivait : « Suite à notre discussion de ce matin, je pense qu'il faut rester dans l'idée qu'un effet OVM est un effet à shift - c'est-à-dire un effet de changement de couleur - car cela lui donne une légitimité sécuritaire indéniable. En pièce jointe, le règlement de l'Union européenne ».

En février 2019, le ministère de l'intérieur, et en particulier la délégation ministérielle aux industries de sécurité, chargée de faire le lien entre l'ANTS, les forces de police et de gendarmerie et les industriels de la sécurité, nous écrivait : « J'ai pu m'entretenir longuement avec les principaux acteurs de la chaîne de conception des futurs titres d'identité, notamment l'ANTS et les forces de l'ordre concernées. J'ai pu constater de leur part le fort intérêt qu'ils expriment sur votre technologie et leur volonté de l'intégrer dans les titres français ».

Quelques semaines plus tard, en juin 2019, l'Imprimerie nationale nous écrivait : « J'espère que vous êtes bien rentré de SDW et que le salon a été fructueux. C'était pour moi un plaisir d'échanger avec vous au sujet de vos encres OVM et de découvrir vos nouvelles sécurités. Je vous écris aujourd'hui pour vous réaffirmer mon intérêt pour la technologie que vous avez développée. Comme discuté sur le salon, je vais travailler avec les équipes commerciales à l'identification d'opportunités concrètes sur lesquelles nous pourrions la placer en avance de phase. Nous pourrons alors discuter d'une éventuelle exclusivité, comme nous l'avons évoqué à Londres. Je voulais aussi vous montrer notre brochure Security features for identity cards, en pièce jointe, sur laquelle nous avons mis Optical Variable Material dans les sécurités du pack premium, en référence directe à votre technologie. J'essaierai également de l'intégrer au prochain sample avec bord transparent ». Dans la foulée, une vidéo promotionnelle de notre technologie, et notamment des encres de sécurité OVM, nous a été commandée par l'Imprimerie nationale.

Après cela, je n'ai plus eu aucun contact avec l'Imprimerie nationale en 2019. Mes anciens collègues de la police et de la gendarmerie m'ont contacté à la suite de leurs réunions de travail. Ils étaient particulièrement surpris, car il semblerait que notre industrie ait fait l'objet d'un dénigrement pour que nous écartions notre solution du projet de carte nationale d'identité française.

Il vous appartiendrait éventuellement d'auditionner ces personnes, qui prêteront serment, se prêteront au jeu et vous indiqueront en toute transparence et avec la plus grande sincérité ce qui a pu être dit lors de ces groupes de travail. Quoi qu'il en soit, je retiendrai une déclaration de l'un de ces fonctionnaires de l'État, à un très haut niveau de la hiérarchie : « Monsieur Prete, votre solution est bloquée par l'Imprimerie nationale ». Je n'irai pas plus loin.

Je déplore évidemment cette situation, car nous n'avons jamais été consultés sur le projet de carte nationale d'identité française, malgré toutes les recommandations obtenues de la part du ministère de l'intérieur, dont le courrier que je viens de vous lire est la synthèse la plus parfaite.

Nous avons également reçu un courrier de la directrice de la mission interministérielle de l'époque, Mme Valérie Péneau, qui, à plusieurs reprises, avec insistance et sans préjuger du résultat, invitait l'Imprimerie nationale à nous consulter et à échanger avec elle. Le paroxysme fut une réunion de travail place Beauvau, en présence du délégué général de la French Tech Lille, M. Sam Dahmani, au cours de laquelle le directeur de l'ANTS nous a indiqué que notre technologie répondait aux cibles de sécurité qui avaient été proposées à l'Imprimerie nationale.

Vous comprendrez sans doute nos vives interrogations, dans la mesure où notre solution est déployée sur les cinq continents. Quand vous avez pour références l'Allemagne et les États-Unis, vous devez disposer d'une certaine expertise. À plusieurs reprises, le ministère de l'intérieur, y compris au plus haut niveau de l'État, s'est interrogé sur la raison pour laquelle cette expertise mondialement reconnue n'avait jamais été mise à contribution en France.

Je le regrette, car la technologie utilisée pour fabriquer les documents qui sont dans vos poches, qu'il s'agisse de votre carte d'identité, de votre passeport ou de votre titre de séjour, peut être achetée sur Alibaba.com et reçue en quelques jours. Je l'ai dans ma sacoche et vous la montrerai tout à l'heure. Cette technologie date de 1990. L'entreprise qui la produit a notamment été condamnée par les tribunaux dans son pays et il lui est malheureusement arrivé de ne pas être en mesure de répondre à des consultations ou à des appels d'offres en raison de problèmes d'éthique.

Je cherche évidemment à comprendre comment nous pourrions faire mieux. Nous sommes référencés en Allemagne et aux États-Unis. Je vais le dire de manière très simple et directe : aujourd'hui, j'ai tout gagné ; avec l'Allemagne et les États-Unis, je suis au sommet de ce qui peut être fait sur la partie identitaire. Si j'ai un souhait à formuler, c'est que mon expertise et celle de mes équipes soient mises à contribution pour faire évoluer les documents français. Cela est possible sur le plan administratif, puisque la convention conclue entre l'ANTS et l'Imprimerie nationale permet de faire évoluer les sécurités des titres sans repasser par un processus extrêmement lourd.

Pour répondre à votre question de manière très précise, on nous a écrit que notre technologie était qualifiée en 2018 et il ne s'est rien passé ensuite. L'Allemagne, elle, a découvert cette sécurité en 2017 puis a mis en circulation son titre d'identité en même temps que la France, en répondant aux mêmes contraintes en termes de garantie, de durabilité, de résistance à la fraude, de stocks de sécurité et de pérennité, alors que la France ne m'a même pas consulté.

Nous avons le sentiment que tout cela s'est fait de manière unilatérale - peut-être à tort, mais j'aimerais que l'on m'explique. Nous avons toujours essayé de construire un dialogue constructif. Nous avons sollicité auprès de la direction de l'Imprimerie nationale des rendez-vous pour, a minima, faire l'exercice, pour que l'on nous montre en quoi nous ne répondons pas objectivement aux prescriptions du règlement de l'Union européenne, qui découle de l'OACI, et pour que l'on nous explique en quoi nous ne sommes pas pérennes, alors que je livrais déjà au ministère de l'intérieur d'autres technologies tout aussi critiques, notamment des technologies permettant la révélation des empreintes digitales - ma technologie historique est utilisée de façon routinière par le ministère de l'intérieur dans les affaires liées au grand banditisme et au terrorisme, tandis que le FBI, qui utilise également mon procédé, a réalisé des publications scientifiques à son sujet pour la partie liée aux empreintes digitales. Je comptais également parmi mes actionnaires les fonds d'investissement de la région Hauts-de-France, je bénéficiais du soutien de Bpifrance, qui m'a accordé son label Excellence, et à l'époque, mon actionnaire pesait à lui seul 15 milliards d'euros, était coté au DAX, c'est-à-dire en bourse en Allemagne, et fournissait lui-même l'Imprimerie nationale. Nous avions aussi mis en place de doubles procédés pour garantir la continuité de la production de notre technologie, notamment sa mise sous séquestre et celle de nos brevets - notre technologie est brevetée dans plus de 30 pays dans le monde, y compris dans des pays extrêmement complexes.

Nous avons même été audités physiquement par l'imprimerie nationale allemande. Les industriels le disent souvent sur le ton de la plaisanterie : un industriel survivant à un audit allemand ne doit pas être trop mauvais et peut survivre à tout et n'importe quoi. Nous aurions préféré être challengés de manière objective plutôt qu'être écartés, voire ignorés. Je me permettrais donc de vous suggérer d'améliorer considérablement les voies de consultation, en toute transparence et en toute objectivité, pour éviter que l'on se retrouve finalement dénigrés, écartés ou ignorés de manière unilatérale, sans avoir fait l'exercice tous ensemble autour d'une table.

La direction générale des entreprises (DGE) nous avait apporté tout son soutien en proposant d'organiser une réunion tripartite avec l'ANTS et l'Imprimerie nationale. L'ANTS a répondu favorablement à cette proposition, très rapidement, mais je suis toujours dans l'attente d'un retour de l'Imprimerie nationale.

J'avais également saisi à l'époque l'Agence des participations de l'État (APE), et notamment M. Martin Vial. Ce dernier m'avait répondu par un courrier reprenant quasiment mot pour mot les arguments de l'Imprimerie nationale, de manière unilatérale et sans concertation, en nous expliquant que l'on avait étudié nos solutions avec grand intérêt. Je lui ai répondu que je serais très heureux d'organiser une réunion de travail si l'on nous accordait vraiment un grand intérêt, mais ce courrier est resté lettre morte.

Enfin, à la fin de 2023, j'ai officiellement saisi le médiateur des entreprises. En parallèle, dans le cadre d'échanges impliquant également la French Tech, nous avons très clairement sollicité la bienveillance du médiateur des entreprises pour permettre d'instaurer un dialogue constructif.

Que l'on ne se méprenne pas sur mes intentions : je ne demande pas que l'on me retienne au prétexte que je dirige une entreprise de la French Tech disposant de telle ou telle référence, mais seulement que l'on mette en place un dialogue dans la transparence et la bienveillance.

M. Simon Uzenat, président. - Quelle a été la réponse du médiateur des entreprises et quelles démarches a-t-il éventuellement engagées ?

M. Cosimo Prete. - Le médiateur des entreprises a été saisi à la fin de 2023. Il me semble qu'il explique, dans sa correspondance avec la French Tech, que ce sujet est clairement identifié. Je crois aussi qu'il encourageait à signaler les cas semblables à celui-ci auprès de ses services, puisqu'il préside l'initiative « Je choisis la French Tech ». Le médiateur des entreprises a essayé de nouer un dialogue avec l'Imprimerie nationale et avait désigné quelqu'un à cet effet.

Malheureusement, des déclarations que j'ai faites devant le Parlement dans le cadre de missions d'information dont les rapporteurs étaient le député Philippe Latombe et le sénateur Vanina Paoli-Gagin ont été sorties de leur contexte et retournées contre moi dans le cadre de procédures judiciaires avec l'Imprimerie nationale et sur lesquelles je ne pourrai pas m'étendre ici afin d'éviter toute confusion entre votre commission d'enquête et des affaires en cours.

C'est la raison pour laquelle j'avais sollicité votre bienveillance, monsieur le président, afin que cette audition se tienne à huis clos. Aujourd'hui, malheureusement, lorsqu'un citoyen s'exprime devant la représentation nationale en faisant preuve de transparence et d'une sincérité absolue, des tiers peuvent utiliser ses propos pour le poursuivre pour dénigrement ou diffamation, ce qui est préjudiciable au bon fonctionnement de nos institutions.

M. Simon Uzenat, président. - Pour la bonne compréhension de tous, la même demande nous avait été adressée par les autres parties et nous n'avions collectivement pas souhaité y donner suite. En toute logique, nous devions vous traiter de la même manière, étant entendu que, si vous estimez que des informations relèvent du secret des affaires, vous pouvez nous les communiquer après cette audition, par écrit, dans le cadre d'une discussion en bonne intelligence.

M. Cosimo Prete. - Pour terminer mon propos, au cours des plaidoiries, l'avocat de l'Imprimerie nationale a remis en cause le fait que la personne qui l'avait contactée était vraiment le médiateur des entreprises, ce qui est extrêmement surprenant.

En tout cas, nous avons fait le maximum et utilisé un grand nombre d'options, mais nous sommes toujours ouverts à nouer ce dialogue, car il en va de notre intérêt commun : comme nous le voyons aujourd'hui, il est fondamental d'être capables de chasser en meute et de faire alliance avec les grands groupes et des entreprises plus agiles et innovantes. Nous sommes également mus par le patriotisme : il s'agit de renforcer la sécurité de nos documents régaliens, qui est extrêmement fragilisée aujourd'hui.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai voulu cette audition pour montrer comment une société de la French Tech produisant une innovation pouvait être écartée de la commande publique. Ma grande crainte était de voir cette entreprise partir à l'étranger. Quand j'ai rencontré M. Prete, j'ai trouvé assez génial le changement de couleur du document en fonction de la couleur du support sur lequel il était placé.

Malheureusement, il y a un blocage chez nous alors que les Allemands ont retenu cette innovation. Je me suis donc demandé à quoi tenait ce blocage et si cette technologie pouvait disparaître à défaut d'être soutenue par la commande publique. Nous sommes à côté de la plaque dans ce cas concret. Il a fallu de la persévérance, en dehors de la dimension judiciaire, qui ne nous concerne pas. Parfois, nous ne donnons pas à certaines entreprises les moyens de développer des processus innovants et reconnus par le biais de la commande publique.

M. Daniel Salmon. - Merci de votre exposé, qui est terriblement surprenant. Si je comprends bien, vous n'avez pas eu connaissance des raisons de l'arrêt de ces démarches, qui semblaient devoir aboutir. Je pose donc la question au président et au rapporteur : allons-nous organiser des auditions pour essayer d'en savoir davantage ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous les avons déjà menées. Nous avons reçu M. Trutt, d'IN Groupe, et MM. Souparis et Trojani, de Surys.

M. Daniel Salmon. - Je n'ai pas assisté à ces auditions, mais j'espèce que nous ferons toute la lumière sur cette affaire.

M. Cosimo Prete. - Le courrier que nous avons reçu de l'Imprimerie nationale à la fin de 2020, me semble-t-il, soit 3 mois à peine avant le lancement de la carte nationale d'identité électronique, donc pendant les expérimentations, était assez surprenant. Il nous indiquait en effet que notre technologie ne répondait pas à la cible de sécurité établie par l'ANTS, alors que le directeur de l'ANTS déclarait le contraire.

On prétendait également que notre technologie ne répondait pas aux prescriptions du règlement de l'Union européenne, car nous ne fournissions pas d'hologramme. Effectivement, nous n'en fournissions pas, mais la première chose qu'exigeait le premier alinéa du règlement européen sur la conception des titres était un élément optiquement variable changeant de couleur en fonction de son environnement.

Troisièmement, la pérennité de notre entreprise et la garantie de l'existence de notre solution dans 10 ans étaient remises en cause. Nous avions donné entière satisfaction sur ce point à l'imprimerie nationale allemande et à d'autres grandes imprimeries nationales. Je me souviens avoir écrit à la direction de l'Imprimerie nationale pour lui expliquer que des stocks de sécurité avaient été constitués pour garantir la livraison des titres pendant les dix prochaines années. Ainsi, quand bien même l'entreprise viendrait à disparaître, l'Imprimerie nationale n'aurait qu'à se servir dans ces stocks de matière première pour imprimer les titres.

En somme, tout cela est extrêmement troublant. Il semblerait d'ailleurs qu'en septembre 2020, des spécimens de la carte nationale d'identité électronique française intégrant notre solution aient été produits sur les lignes de production de l'Imprimerie nationale. Qu'est-il advenu de ces spécimens ? Je n'en sais rien. Nous ne les avons jamais eus entre les mains. Je ne suis même pas certain que l'ANTS et les experts de la police et de la gendarmerie les aient eux-mêmes eus entre les mains.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci d'avoir très clairement présenté votre expertise et la spécificité des documents que vous produisez.

S'agissant de données éminemment sensibles, ne pas mettre en concurrence plusieurs acteurs semble constituer une faute, que je mets en parallèle avec l'absence d'appel d'offres spécifique et de consultation préalable à la création de la plateforme des données de santé (PDS). Il est ennuyeux que l'on ne prenne pas le soin de trouver la meilleure solution possible en mettant l'ensemble des solutions existantes en concurrence. Savez-vous si d'autres entreprises ont été consultées ?

M. Paul Vidal. - Merci pour vos explications. Je suis fort étonné de ce que vous venez de nous dire. La mise en oeuvre d'une procédure de mise en concurrence s'impose-t-elle ou non à l'Imprimerie nationale ? Si un appel d'offres est lancé, vous êtes en droit d'y répondre, comme tous vos concurrents. Or, il semblerait que les choses ne se soient pas tout à fait passées de cette façon.

Vous avez cité beaucoup de lettres d'intention, qui, sans être des lettres de commande, disaient beaucoup de bien de vos produits. Certaines personnes semblent même s'être engagées. Finalement, tout cela s'est arrêté à un moment donné, de manière inattendue et injustifiée. Disposiez-vous d'un moyen de recours à ce moment-là ?

Mme Karine Daniel. - Merci pour cet exposé. J'y ai senti un peu de rancoeur et d'émotion. Dans la mesure où vous avez pu vous positionner sur des marchés internationaux, disposez-vous d'exemples de pays étrangers garantissant la transparence de leurs marchés publics et permettant à des entreprises issues de pays tiers d'y accéder ?

M. Cosimo Prete. - Je ne crois pas que le terme de rancoeur soit le mot juste. Je nourris plutôt des regrets au sujet de ce qui s'est passé et de l'absence de dialogue entre les parties. Je ne parlerai pas de rancoeur, car c'est ce qui nous a permis d'émerger à l'international en nous donnant l'énergie d'avancer.

Le règlement de l'Union européenne liste des sécurités obligatoires. Il s'agit d'abord de sécurités physiques. Il me semble qu'il n'y a pas eu de consultation systématique pour l'ensemble des éléments de sécurités obligatoires qu'exige l'Union européenne. Pour chaque sécurité requise, il doit forcément y avoir une consultation permettant une mise en concurrence dans le cadre du marché unique.

Il me paraît important de rappeler que l'Imprimerie nationale dispose du monopole de la production des titres, mais pas de celui des solutions qui y sont intégrées. Elle n'est donc pas exemptée de l'obligation de procéder à des consultations, en particulier lorsqu'il s'agit d'éléments de sécurité obligatoires. D'ailleurs, elle nous l'a elle-même écrit dans le courrier auquel j'ai fait référence tout à l'heure, en nous indiquant que nous n'avions pas été consultés au motif que nous ne fournissions pas les hologrammes requis par le règlement de l'Union européenne. Cela signifie bien qu'elle doit procéder à une consultation quand la sécurité concernée est prévue par ce règlement. Or, il ne me semble pas que cela ait été fait.

Je ne suis pas le seul concerné : d'autres fournisseurs français ou européens d'encres de sécurité optiquement variables, plus ou moins efficaces pour lutter contre la fraude, auraient pu répondre. Je ne suis pas certain que d'autres entreprises aient été consultées sur ce point spécifique.

En tout état de cause, à tort, on retient bien souvent ceux avec qui on a l'habitude de travailler. Votre commission d'enquête a auditionné Alain Juillet, qui représentait auparavant l'État au conseil d'administration de l'Imprimerie nationale. En 2020, il déclarait : « Prenons un autre exemple, celui des cartes d'identité, qui me semble d'actualité. Il faut pouvoir utiliser les techniques les plus modernes pour les rendre vraiment infalsifiables, contrairement à ce que l'on a connu dans le passé. Cela signifie qu'il faut pouvoir faire appel aux meilleures technologies, a fortiori lorsqu'elles existent en France. Or, que constate-t-on ? Exactement le contraire, car on ne respecte pas les règles élémentaires issues de l'intelligence économique. Non seulement on ne sélectionne pas les technologies françaises les plus efficaces qui ont fait leurs preuves ailleurs, mais, bien souvent, on prend des technologies anciennes chez des interlocuteurs avec qui l'administration a l'habitude de travailler. C'est le contraire des pratiques d'une start-up nation comme Israël ».

Nous sommes une industrie de confiance, mais cette situation me fait penser à l'exemple de l'étudiant lauréat du meilleur diplôme du monde, avec la meilleure mention, que les employeurs refusent de recruter, car il ne dispose d'aucune expérience. Nous avons le sentiment qu'il n'est pas possible de retenir une innovation française sur ce marché régalien.

On nous parlera d'abord de nos références ; par chance, nous avions contractualisé avec l'Allemagne au même moment. On nous rétorquera alors que la technologie n'était pas encore mise en circulation... Quand on veut se débarrasser de son chien, on dit qu'il a la rage ! C'est pareil pour l'innovation. On nous dit que nous n'avons pas de référence, puis que nos références ne sont pas les bonnes. On nous demande si nous avons passé des tests de validation, puis on nous indique que ceux que nous avons passés ne sont pas les bons. Quand nous rappelons que nous avons signé avec tel pays, on nous répond que nous n'avons pas signé avec la France.

Aujourd'hui, nous rencontrons un grand succès à l'international et sommes en train de lever des capitaux pour continuer à accélérer. Nous allons créer un nouveau site de production industrielle en région parisienne, qui satisfera les plus hauts standards, y compris pour livrer des banques centrales. Toutefois, une question revient toujours sur la table, même de la part de mes nouveaux investisseurs : comment se fait-il que nous ne travaillions pas avec la France malgré toutes nos références ? Où est le problème ? C'est la même chose quand nous devons aborder d'autres marchés à l'export : on nous reproche de ne pas avoir de référence sur notre marché natif, ce qui est très handicapant.

Nous avons fait preuve d'abnégation et de persévérance et sommes parvenus à convaincre par la technologie - et uniquement par la technologie, en premier lieu - les leaders d'opinion qui font référence dans cette industrie de confiance, comme l'Allemagne.

Comment les étrangers raisonnent-ils ? Ils demandent d'abord à vous rencontrer et à examiner votre innovation, puis la testent dans un coin de laboratoire. Quand ils voient qu'elle fonctionne plutôt bien, ils discutent du design et réfléchissent à la manière de l'intégrer dans leurs documents. Une fois le design déterminé, une pré-série de quelques dizaines de milliers de documents est produite - une expérimentation que je regrette de n'avoir jamais faite, alors que le document que j'ai ici, un produit fini intégrant toutes les technologies que l'on retrouve sur vos titres régaliens, est sorti des lignes de production de l'Imprimerie nationale. Ensuite, ils mènent un essai à une échelle de plusieurs millions d'exemplaires avant de lancer le projet. C'est ce que nous avons fait, par exemple, avec l'Allemagne depuis notre première rencontre, à l'été 2017, avec un titre mis en circulation en même temps que la carte nationale d'identité électronique française.

Ce schéma se retrouve partout. Les étrangers vous aident à bâtir avec eux un projet gagnant-gagnant ainsi que des solutions de repli en cas d'éventuelle défaillance. Ainsi, dans le cas où l'entreprise mettrait la clé sous la porte, nous procédons à la mise sous séquestre de notre sécurité et de notre brevet chez un avocat, avec la recette de fabrication de cette technologie, nous nous engageons à ce que des experts de nos équipes ou des tiers spécialement formés assurent la production de cette sécurité. Nous validons d'autres fournisseurs, partenaires ou sous-traitants capables de livrer notre brique ou une partie des briques technologiques que nous produisons et nous constituons un stock de sécurité conservé chez nous ou dans le pays concerné.

Les étrangers se prêtent donc à l'exercice jusqu'au bout et n'arrivent pas pétris d'a priori en considérant qu'une start-up risque de fermer dans les trois ans et de leur causer tous les problèmes du monde. Ils sont d'abord conquis par la technologie ; je peux d'ailleurs vous assurer que nous avons attiré l'attention de la première puissance industrielle et économique mondiale sur notre technologie.

De la preuve de concept jusqu'à la montée industrielle, ils réfléchissent à la meilleure manière de travailler main dans la main, en disposant de toutes les garanties nécessaires. Ils ne vous écartent pas de manière unilatérale, mais vous auditent. Nous sommes à ce propos très heureux d'avoir été audités avec succès par l'imprimerie nationale allemande et par d'autres grands industriels du secteur.

M. Paul Vidal. - Pourquoi n'avez-vous pas formé un recours si vous pouviez le faire ?

M. Cosimo Prete. - Nous ne l'avons pas fait pour une raison évidente : former un recours administratif contre une entreprise privée dont l'État est actionnaire à 100 % et dont le donneur d'ordres est le ministère de l'intérieur est extrêmement complexe et coûteux, sans garantie de succès. Pour ma part, je préfère privilégier le dialogue et la diplomatie. C'est la raison pour laquelle nous avons saisi l'APE et le médiateur des entreprises. Des parlementaires de toutes sensibilités politiques s'en sont émus au plus haut niveau de l'État, y compris auprès du Premier ministre de l'époque. Il me semble même que le Président de la République a connaissance de cette situation au travers de ses conseillers, qui m'ont reçu à l'Élysée. Tous s'en étonnent.

Aujourd'hui, nous aimerions avancer de manière positive. Lors de la dernière visite d'État du Président de la République, qui s'est tenue au Portugal pendant le forum d'affaires franco-portugais, nous étions intervenants et référents sur la tech et avons eu l'honneur de partager cette table ronde avec la nouvelle directrice de l'Imprimerie nationale, avec laquelle nous avons pu échanger nos coordonnées. Nous verrons quelles suites seront données à cette rencontre. J'espère que nous pourrons avancer ensemble d'une manière constructive pour faire évoluer les documents qui font actuellement l'objet de fiches alerte, voire même pour saisir de nouvelles opportunités.

Par exemple, nous pourrions faire évoluer la carte Vitale sans surcoût, voire même en réalisant des économies, en ayant recours à des innovations moins coûteuses mais offrant un niveau de sécurité tout aussi élevé pour nos concitoyens. Ce sont des options très sérieuses qui sont aujourd'hui sur la table.

Il est d'ailleurs question, me semble-t-il, de faire évoluer certains documents français. Le passeport français doit être l'un des deux derniers passeports européens à être encore fabriqué à partir de papier, alors que la technologie permettant de réaliser des passeports en plastique est une innovation française produite par Thales.

De même, la photo d'identité est encore en noir et blanc, alors que des industriels français tels que Thales ou Idemia sont capables de fournir une photo laser couleur offrant un niveau de sécurité extrêmement élevé et un niveau de détail supérieur à celui des photos actuelles, en noir et blanc, qui, je crois, sont produites sur des machines étrangères.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Un document unique et sécurisé intégrant la carte d'identité, la carte Vitale et le permis de conduire, comme on le trouve en Lettonie, serait-il compliqué à réaliser ? Croiser toutes les données sur un même document permettrait de mettre un terme à la fraude. Pourquoi n'y sommes-nous pas encore arrivés ? Nous avons plus de cartes Vitale en circulation que d'habitants...

M. Cosimo Prete. - En qualité d'experts de l'industrie, nous sommes membres d'un consortium regroupant les leaders français et étrangers, la Secure Identity Alliance. Je fais notamment partie du groupe de travail sur les documents sécurisés, qui conseille et accompagne les États dans la conception et la sécurisation de leurs documents et intègre, entre autres, Thales, Idemia, l'Imprimerie nationale et d'autres acteurs étrangers.

Aujourd'hui, sur le plan industriel, rien ne fait obstacle à la mise en oeuvre d'un tel projet. Nous sommes capables d'assembler toutes ces sécurités pour produire un document unique. Il faudra néanmoins étudier les conséquences économiques du projet, son éventuel ruissellement ou le manque à gagner pour les industriels concernés, son incidence sur l'emploi et ses effets en termes de sécurité face à la fraude. C'est un équilibre à trouver, mais nous pouvons en faire l'exercice.

D'ailleurs, dans le cadre de mes échanges avec les experts du ministère de l'intérieur et ceux de l'industrie, j'avais proposé de créer un groupe de travail directement rattaché au ministère de l'intérieur, et en particulier à l'ANTS, afin d'éclairer cette dernière à 360 degrés. Cela lui permettrait de disposer de ressentis autres que celui de l'industriel qui dispose du monopole de la production des titres et de prendre de la hauteur. Il s'agirait d'une sorte de conseil des sages ou de comité scientifique composé d'experts de l'industrie française incarnant l'excellence dans leurs disciplines respectives.

Je tiens à attirer votre attention sur un point important : il ne me semble pas que le ministère de l'intérieur et l'ANTS aient la possibilité réglementaire de recourir, dans le cadre de la commande publique, à l'audit de coûts, un outil pourtant extrêmement fort sur le plan administratif, qui lui permettrait de réaliser des simulations de coûts avec des technologies équivalentes. Aujourd'hui, face à un acteur en situation de monopole, ils n'ont pas la possibilité de mener des audits de coûts et ne disposent pas d'une vision à 360 degrés sur la conception et la sécurisation des titres français.

M. Simon Uzenat, président. - Merci beaucoup pour ces éclairages et pour votre témoignage. Bravo et merci à vos équipes et à vous de faire rayonner notre pays à travers le monde grâce à votre savoir-faire.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique

(Mardi 6 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons cette semaine nos travaux au Sénat - car nous étions hier avec le rapporteur dans le département du Nord, où nous avons rencontré les élus et les acteurs locaux de l'achat public - en approfondissant l'étude des achats numériques des personnes publiques, et plus particulièrement de l'État. Les auditions que nous avons conduites ces dernières semaines nous ont en effet sensibilisés aux questions de souveraineté numérique, notamment en matière d'hébergement de données d'une sensibilité particulière - et de données publiques, de façon générale.

L'État et ses établissements publics semblent envoyer des signaux contradictoires à ce sujet. Une direction d'administration centrale, la direction interministérielle du numérique (Dinum), est placée auprès du Premier ministre et chargée d'élaborer sa stratégie numérique, dont l'un des piliers est bien la souveraineté, et d'accompagner les ministères dans la conduite de leurs projets numériques complexes. Dans le même temps, malgré les annonces, le recours aux services fournis par des entreprises soumises aux législations extraterritoriales américaines semble se développer, y compris sur des sujets stratégiques. Qu'en est-il réellement ?

Notre commission d'enquête vise aussi à s'assurer que la commande publique de l'État, au vu de son poids économique, contribue bien à soutenir l'écosystème français de l'innovation, et pas uniquement à perpétuer la domination de quelques grands acteurs internationaux sur ce secteur, qualifié d'oligopole par plusieurs spécialistes - je connais l'engagement de notre rapporteur sur ce sujet.

Pour nous présenter la politique du Gouvernement en la matière, nous recevons Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique. Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à 5 ans d'emprisonnement, voire 7 ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Schaer prête serment.

Je vous laisserai dans un premier temps présenter brièvement le rôle et l'organisation de votre direction, ainsi que les conditions de son intervention dans les grands projets numériques conduits par les ministères. Êtes-vous systématiquement consultés par ces derniers et avez-vous un droit de regard, voire de véto, sur les choix technologiques qu'ils réalisent ?

Vous pourrez également nous exposer les relations que vous entretenez avec les start-ups et autres entreprises françaises et européennes innovantes et la politique de soutien que vous déployez à leur égard.

Le rôle et le poids de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) dans les achats numériques des personnes publiques sont, par ailleurs, souvent mis en avant, notamment s'agissant de son marché multi-éditeurs. Vous pourrez justement nous indiquer s'il vous semble faire une place suffisante aux éditeurs français et européens ou s'il contribue à la prééminence des grandes entreprises américaines auprès des personnes publiques françaises.

Ces hyperscalers, bien que soumis à des législations extraterritoriales permettant à l'administration américaine d'accéder aux données qu'ils stockent sans en informer la personne concernée, sont sélectionnés pour des projets particulièrement sensibles. C'est le cas de la plateforme des données de santé (PDS). La Dinum avait émis un avis favorable à ce projet, malgré son hébergement par Microsoft Azure, tout en soulignant la nécessité d'assurer sa réversibilité. À l'époque, n'y avait-il aucun autre acteur capable de réaliser ces prestations ? Où en est aujourd'hui la migration de cette plateforme vers un cloud souverain, qui doit la mettre en conformité avec la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et réguler l'espace numérique (Sren) ?

Enfin, la presse s'est récemment fait l'écho de la conclusion par l'État de plusieurs marchés importants avec un éditeur américain, parfois en contradiction apparente avec la doctrine ministérielle - 74 millions d'euros sur 4 ans au ministère de l'éducation nationale ou la migration des outils bureautiques et collaboratifs de l'École polytechnique. Que vous inspirent ces développements ? La Dinum a-t-elle été associée ou consultée en amont ?

Mme Stéphanie Schaer, directrice interministérielle du numérique. - Comme vous l'avez rappelé, la Dinum est un service du Premier ministre placé sous l'autorité conjointe de ce dernier et du ministre de l'action publique, de la fonction publique et de la simplification, dont le rôle est de définir et de mettre en oeuvre la stratégie numérique de l'État, d'accompagner les ministères dans la réussite de leurs projets numériques au service des politiques publiques, de faire circuler la donnée à cet égard et d'opérer de larges systèmes d'information en souveraineté pour répondre aux besoins de l'État en la matière.

La nouvelle stratégie numérique de l'État, définie en 2023 par la Dinum et soumise à l'approbation interministérielle, fait de la souveraineté une priorité pour un État plus simple, plus efficace et plus souverain grâce au numérique. Elle fixe quatre priorités : mieux accompagner les ministères et renforcer l'adoption du mode « produit » pour chaque projet numérique de l'État ; renforcer les compétences numériques au sein de l'État ; utiliser la donnée, l'intelligence artificielle et les algorithmes pour plus d'efficacité et de simplicité pour les citoyens ; et mener l'ensemble de ces actions dans le cadre d'un système d'information de l'État souverain.

La souveraineté a en quelque sorte été définie par l'article 16 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui a insisté sur la nécessité pour l'administration de préserver la maîtrise, la pérennité et l'indépendance de tout ou partie de ses systèmes d'information. Cette notion nous guide depuis 2016, et aujourd'hui plus que jamais.

Nous devons disposer de la maîtrise de ces systèmes d'information, qui contribuent à la réussite de toutes les politiques publiques de l'État, font partie du quotidien de l'ensemble des agents publics et participent de la continuité de l'État. Dans le contexte de tensions géopolitiques et d'accroissement de la menace cyber que nous connaissons, ces questions imprègnent de plus en plus nos choix technologiques.

En prenant cette définition en considération, la Dinum a essayé de mieux définir, dans le cadre de l'élaboration de stratégies, la notion de souveraineté numérique au sein de l'État, dans la mesure où celle-ci est souvent utilisée.

S'agissant du système d'information de l'État, deux points primordiaux ont ainsi été définis : l'immunité au droit extra-européen - c'est-à-dire l'indépendance à l'égard des législations extra-européennes, notamment pour ce qui concerne les données sensibles et le bon fonctionnement des systèmes d'information - et l'indépendance s'agissant des technologies et des fournisseurs - l'État devant être en capacité de substituer à tout composant de sa solution une alternative disponible sur le marché et de négocier les tarifs.

Sur ce dernier point, il s'agit à la fois de disposer d'alternatives technologiques permettant d'assurer notre souveraineté et de ne pas dépendre d'un seul fournisseur qui pourrait en jouer sur le plan des tarifs, avec des conséquences sur nos finances publiques. Nous le constatons au travers de questions récentes : dans le domaine du numérique, la constitution de monopoles peut parfois accroître le coût des contrats ou des abonnements.

Cela se traduit de manière très concrète au sein du système d'information de l'État par des choix assumés. Par exemple, il y a 11 ans, nous avons décidé de créer un réseau interministériel de l'État couvrant l'ensemble des communications gouvernementales. Il s'agissait d'un choix de souveraineté. Ce réseau résilient est doublé, repose sur différents opérateurs, utilise plusieurs technologies, par exemple s'agissant des routeurs, et est aligné sur les protocoles de la normalisation internationale en la matière.

J'aimerais également évoquer l'exemple du cloud computing, une nouvelle technologie permettant d'héberger autrement les données et apportant agilité, innovation, performance et cybersécurité. Il fallait pouvoir développer ces technologies en prenant en considération l'enjeu de souveraineté, ce qui a été fait avec la mise en place de lignes directrices, l'élaboration d'une doctrine publiée en 2021 et mise à jour en 2023 sous la forme d'une circulaire de la Première ministre, le développement de clouds internes en open source, PI et Nubo, respectivement opérés par le ministère de l'intérieur et celui de l'économie, et la mise en place, avec une qualification de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), d'un label appelé SecNumCloud, qui permet de travailler avec l'ensemble de l'écosystème privé. Les lignes directrices que nous avons élaborées permettent à la fois à l'État d'utiliser ses propres capacités de cloud quand cela est nécessaire et de développer un écosystème souverain pouvant offrir ses services au secteur privé et montant en puissance dans le cadre de la commande publique.

J'ai en tête un dernier exemple d'action : le développement de briques en open source pour les besoins quotidiens des agents publics en matière de bureautique. Ce mouvement a émergé il y a quelques années et s'est accéléré au moment de la crise sanitaire. A donc été élaborée une solution souveraine de messagerie instantanée à l'échelle de l'État baptisée Tchap et utilisée à ce jour par près de 300 000 agents publics, qui n'ont pas à recourir à des outils commerciaux pour des besoins professionnels.

Bien que la plupart des messageries soient opérées par les ministères, nous disposons d'un outil interministériel facilitant le décloisonnement entre ces derniers et avec les services déconcentrés. Celui-ci se complète aujourd'hui par différentes briques en open source assurant la maîtrise des outils de base des agents publics tels que la visioconférence, l'édition collaborative et le tableur et intègre de plus en plus des outils d'intelligence artificielle. La suite numérique que la Dinum propose à l'ensemble des ministères constitue un projet s'inscrivant dans une logique européenne, dans la mesure où nous avons travaillé avec l'Allemagne sur ce sujet.

Concernant plus particulièrement le cloud, la commande publique joue un rôle important, car il a fallu définir la manière d'acheter ces nouvelles technologies au niveau de l'État. Nous l'avons fait par le biais d'un marché de l'Ugap pour l'achat de prestations en nuage. La mise en place de ce marché, que nous suivons année après année, illustre à la fois l'évolution de la consommation de cloud par les différents services de l'État et la captation de ce marché d'un montant de 145 millions d'euros par les différents acteurs français et européens. En effet, 65 % de ses bénéficiaires sont des acteurs français, un taux qui monte même à 95 % sur le périmètre de l'État central. En outre, ce marché a connu une forte croissance de 50 % sur un an.

Nous avons récemment partagé ces chiffres avec tout l'écosystème. Près de 400 personnes ont en effet été réunies à la Dinum dans le cadre d'un événement intitulé « L'État dans le nuage », rassemblant chaque année l'ensemble de l'écosystème public et privé et permettant de partager la dynamique et la meilleure façon de lever les freins à l'adoption du cloud.

M. Simon Uzenat, président. - Parle-t-on de 65 % du volume financier global des marchés ou du nombre total de ces marchés ?

Mme Stéphanie Schaer. - Il s'agit d'un seul marché, au niveau de l'Ugap.

M. Simon Uzenat, président. - La façon dont vous en avez parlé pouvait faire penser à différents périmètres.

Mme Stéphanie Schaer. - Il ne s'agit bien que d'un seul marché que nous suivons de très près, car il constitue un outil de pilotage pour mes équipes. Vincent Coudrin, qui est à mes côtés, est en charge des questions de cloud computing et d'accompagnement des ministères.

Nous avons parlé de la PDS, mais d'autres acteurs ont également des besoins en termes de cloud computing. Nous avons donc publié en avril 2024 sur le site Internet de la Dinum, numerique.gouv.fr, les besoins prioritaires de l'État en matière de services cloud, ce qui a été très apprécié par l'ensemble de l'écosystème, puisque cela a permis aux acteurs concernés de prioriser telle ou telle fonctionnalité pour répondre aux besoins de l'État de façon globale, au niveau interministériel. Nous parvenons donc à la fois à identifier les besoins de l'État et à créer une dynamique en concrétisant la demande et en faisant progresser l'offre.

Cette politique nous permet d'utiliser ces technologies du cloud, qui sont encore minoritaires par rapport à l'hébergement standard au sein de l'État, mais progressent petit à petit. Elle pourra par ailleurs se reposer de plus en plus sur une offre de services venant notamment du secteur privé.

La Dinum intervient auprès des ministères à différents niveaux. Nous sommes d'abord sollicités pour sécuriser chaque nouveau projet de système d'information dépassant un certain seuil. Cette mission d'audit, qui donne lieu à un avis conforme, est définie aux articles 3 et 4 du décret fixant les missions de la Dinum.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Au-delà de quel seuil ?

Mme Stéphanie Schaer. - Neuf millions d'euros, qui correspondent au coût de la construction du système d'information et de deux années de fonctionnement. Ce seuil est fixé par arrêté, mais la mission de la Dinum est définie par l'article 3 du décret du 25 octobre 2019. La Dinum doit être saisie avant la notification d'un marché de système d'information de cette ampleur dans le cadre de cette mission de sécurisation du risque.

Nous assumons également une mission d'accompagnement des administrations. La Dinum dispose ainsi d'une brigade d'intervention numérique accompagnant, à leur demande, les ministères souhaitant bénéficier d'une expertise pointue, typiquement sur le cloud computing. Cette brigade comporte une équipe cloud, qui accompagne les projets de migration vers le cloud ou de conception directement dans le cloud computing. Nous apportons également notre assistance sur d'autres sujets, comme l'accessibilité ou l'intelligence artificielle.

Par ailleurs, nous pouvons proposer des briques interministérielles pour éviter d'avoir à redévelopper un certain nombre de briques logicielles déjà existantes. La Dinum a identifié l'utilisation de briques logicielles en open source comme une partie de la solution aux questions de souveraineté, parce que ces briques peuvent être enrichies par différents acteurs étatiques ou privés, ce qui permet de parvenir à une performance comparable à celle qui peut être atteinte avec du code propriétaire. Il s'agit, selon nous, d'une bonne façon de mutualiser les efforts, d'élaborer des offres souveraines et d'atteindre l'excellence nécessaire pour susciter l'adhésion. En effet, un produit souverain mais moins bon sera peu utilisé.

Cette dynamique suscite l'intérêt de différents États membres de l'Union européenne, et notamment de l'Allemagne, qui, alors que la Dinum travaillait à sa suite numérique, développait openDesk, une suite souveraine en open source. Nous avons travaillé ensemble dans ce cadre et poursuivons aujourd'hui ces travaux à une échelle européenne, avec les Pays-Bas, en vue de la constitution d'un European Digital Infrastructure Consortium (Edic) pour pouvoir investir dans des communs numériques. Ils sont d'ailleurs repris dans le cadre de l'initiative EuroStack, à laquelle la France contribue et qui se décline sur le cloud, les suites bureautiques ou l'intelligence artificielle.

Il ne s'agit pas de la solution en elle-même, mais cela fait partie de la solution. Nous pouvons ainsi disposer de briques pouvant être opérées par un État ou reprises par des acteurs privés pour améliorer leurs produits. Typiquement, une brique de visioconférence peut ensuite être reprise dans différents produits commerciaux, améliorant l'offre disponible au niveau européen.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous ai posé quelques questions auxquelles vous n'avez pas apporté de réponse. Je me permettrai donc de vous les reposer. La Dinum avait émis un avis favorable au projet de PDS, alors que l'hébergement était assuré par Microsoft Azure. Il y avait bien une perspective de réversibilité, mais n'y avait-il pas d'alternative à Microsoft au moment où la décision a été prise ? Qu'en est-il de la migration des données de cette plateforme vers un cloud souverain ?

Concernant l'éducation nationale, un secteur sensible, 74 millions d'euros ont été engagés sur 4 ans en faveur, là encore, des géants américains. Avez-vous été sollicités, associés ou consultés ?

Mme Stéphanie Schaer. - S'agissant de la PDS, qui s'appelait auparavant Health Data Hub (HDH), les autorités décisionnaires de l'époque ont fait le choix de basculer sur cet hébergement en 2019, puis un avis a été rendu en 2020, avant l'élaboration de la doctrine « Cloud au centre ». Les questions qui se sont posées sur le HDH ont sans doute contribué à définir plus précisément au travers de la doctrine ce dont il fallait attendre de l'hébergement en cloud. Cette doctrine s'applique donc aux projets postérieurs à son élaboration, en 2021, et pas aux projets en cours à cette époque.

Ensuite, dans le cadre de sa mission de sécurisation des projets - qui consiste également à regarder comment le pilotage du projet va être sécurisé financièrement -, la Dinum a formulé dès 2020 un certain nombre de recommandations, lesquelles ont été suivies, avec des points d'attention impliquant une extrême vigilance quand il s'agit de basculer en cloud computing - la réversibilité, le plan de reprise d'activité, l'optimisation des coûts d'usage cloud et la présentation des projets sous l'angle du bénéfice. C'est la lecture que je peux vous apporter de l'avis qui a été rendu et publié.

La Dinum a mené des travaux sur l'expression de besoins visant à faire progresser l'offre SecNumCloud et à lui permettre de répondre à l'ensemble des besoins d'un bénéficiaire tel que le HDH ainsi qu'à ceux qui peuvent être exprimés dans d'autres secteurs, comme la justice, le social ou l'intérieur. En avril 2024, nous avons donc défini et publié en ligne cette expression de besoins.

M. Simon Uzenat, président. - La réversibilité est-elle engagée à ce jour ou s'agit-il tout du moins d'un processus sur lequel vous travaillez très activement ?

Par ailleurs, y a-t-il bien eu un marché public pour l'hébergement des données de santé par Microsoft Azure ? Les procédures habituelles ont-elles été suivies ?

Mme Stéphanie Schaer. - Je ne suis pas en mesure de répondre à votre question dans l'immédiat. Nous ne sommes pas le pouvoir adjudicateur de tous les marchés existant au niveau des systèmes d'information de l'État. Je ne dispose pas ici des données qui me permettraient de vous dire à quelle date ont été notifiés les marchés en question par cet acteur particulier. Nous nous prononçons en effet avant la notification des marchés.

M. Simon Uzenat, président. - Vous nous confirmez donc bien qu'il y a eu un marché ?

Mme Stéphanie Schaer. - Je ne dispose pas de données relatives à ce marché.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous êtes tout de même dans une position de contrôle. Même s'il n'y a pas eu de marché en tant que tel, mais seulement une commande à l'Ugap, la charge de la contrôler vous revenait.

Mme Stéphanie Schaer. - Un marché de l'Ugap reste un marché...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma question est assez précise...

Mme Stéphanie Schaer. - Mon collaborateur m'indique qu'il a été recouru à l'Ugap. Je ne disposais pas de cette information.

M. Simon Uzenat, président. - Que pouvez-vous me répondre sur la question de la réversibilité ?

Mme Stéphanie Schaer. - Le HDH a présenté à la Dinum un plan de réversibilité. Celui-ci n'a toutefois pas été mis en oeuvre, puisqu'il n'y a pas eu de migration des données.

M. Simon Uzenat, président. - Avez-vous été sollicités sur l'éducation nationale ?

Mme Stéphanie Schaer. - Non, nous n'avons pas été saisis préalablement. La façon dont il convient de lire les dispositions du décret relatif à la Dinum concernant la sécurisation des projets numériques de l'État a ensuite dû être clarifiée. Un courrier des ministres précisant que les projets bureautiques devaient également faire l'objet d'une saisine de la Dinum vient par conséquent d'être diffusé.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour vos explications, mais celles-ci ne me convainquent pas du tout. Vous avez abondamment parlé de souveraineté et je pense que votre direction doit en être la garante.

L'article 16 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a consacré les principes de maîtrise, de pérennité et d'indépendance des systèmes d'information de l'État. Dans ce contexte, comment a-t-on pu attribuer des marchés à des hébergeurs assujettis à des lois extraterritoriales, alors que nous disposons d'acteurs compétents tels que Scaleway ou OVHcloud ? Avez-vous rappelé le principe de souveraineté numérique dès le départ ?

Vous avez confié le lancement de l'appel d'offres à l'Ugap, peut-être parce que vous n'aviez pas les moyens de le faire vous-mêmes. L'Ugap est-elle revenue vers vous pour soumettre cet appel d'offres à votre contrôle ?

J'ai l'impression qu'il y a un trou dans la raquette. Nous parlons tout de même de 74 millions d'euros dans un cas et, je crois, de 70 millions d'euros dans l'autre, ce qui représente un total de plus de 140 millions d'euros. J'aimerais connaître la masse globale de la commande publique française en matière de numérique. Je pense que cette somme en représente plus de la moitié.

Nous disposons d'acteurs qui n'ont pas été consultés par l'Ugap, ce qui pose problème. Là-dedans, que faites-vous ? N'êtes-vous là que pour regarder ou parler de souveraineté, sans passer des paroles aux actes ?

Mme Stéphanie Schaer. - La décision prise par le HDH en 2019 l'a été...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - À votre insu ?

Mme Stéphanie Schaer. - Elle a été prise par les autorités décisionnaires à ce moment-là.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - De qui s'agissait-il ?

Mme Stéphanie Schaer. - De la tutelle du HDH et de ceux qui étaient en position de décision vis-à-vis de cette structure.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ils devaient bien revenir vers vous, puisque vous êtes l'autorité de tutelle pour le numérique.

Mme Stéphanie Schaer. - Au sein du système d'information de l'État, les systèmes d'information métier sont bien délégués à chaque ministère, sous l'autorité du ministre, ainsi que le prévoit le décret de 2019.

Je crois qu'il faut prendre en considération ce qui a été fait depuis. Nous avons élaboré une doctrine unique en Europe - au travers de l'European Union Cloud Certification Scheme (EUCS), l'Union européenne s'est d'ailleurs inspirée de SecNumCloud - et 65 % de la dépense de l'État liée au cloud sont captés par des acteurs français - et même 95 % au niveau de l'État central. Nous ne retrouvons pas de tels chiffres dans les autres États membres de l'Union européenne.

Ces résultats sont liés à notre doctrine, qui a permis de mettre en oeuvre les dispositions législatives générales de 2016 sur la souveraineté des systèmes d'information de l'État et de commencer, à titre préliminaire, à déployer une technologie plus émergente au sein de l'État en 2020. Ils progressent lentement, mais de façon exponentielle, avec une croissance de 50 % sur an, et ont été soulignés par les acteurs quand ils ont été réunis par la ministre chargée du numérique pour échanger autour des questions de souveraineté il y a une quinzaine de jours. Cela démontre que nous avons bien défini ce qui était attendu des différents acteurs.

L'expression de besoins doit continuer à alimenter l'ensemble de l'écosystème pour que l'offre progresse en termes fonctionnels et technologiques et réponde notamment à la norme SecNumCloud quand il s'agit d'héberger des données sensibles, comme le prévoit l'article 31 de la loi Sren.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous me dites que chaque ministère décide librement, mais, si vous êtes bien la direction interministérielle du numérique, ils doivent forcément revenir vers vous pour leurs appels d'offres. Je voudrais bien comprendre l'articulation. Vous devez au moins voir le cahier des charges, j'imagine.

Mme Stéphanie Schaer. - Nous devons donner un avis conforme avant la notification du marché dès lors que le seuil de 9 millions d'euros est dépassé. C'est ce qui a été fait.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez donc donné un avis sur le HDH. En est-il allé de même dans le cas de l'éducation nationale ?

Mme Stéphanie Schaer. - J'ai dit que je n'avais pas été saisie du cas de l'éducation nationale.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les ministères sont donc autonomes s'ils ne vous ont pas saisie ! Ils ont décidé dans leur coin d'attribuer des marchés à Microsoft sans vous consulter.

Mme Stéphanie Schaer. - La Dinum a été saisie en 2020 au sujet du HDH. Son avis a été publié en ligne, comme il se doit.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez donné un avis favorable ?

Mme Stéphanie Schaer. - Nous avons formulé un avis avec des recommandations...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - N'avez-vous pas intégré la question de la souveraineté des données ? L'article 16 de la loi du 7 octobre 2016 érige la souveraineté en priorité s'agissant des données sensibles. Vous avez pourtant donné un avis favorable sans tenir compte des enjeux de souveraineté. En confiant nos données à des opérateurs soumis à des législations extraterritoriales, des États étrangers peuvent s'en emparer, comme le font par exemple les États-Unis.

Mme Stéphanie Schaer. - Comme je vous le disais, la définition précise...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Non, je ne veux pas de définition. Répondez par oui ou par non.

Mme Stéphanie Schaer. - La définition de ce que l'on entend par « souveraineté » en matière de cloud a été précisée dans le cadre de la doctrine « Cloud au centre » en 2021. Des travaux ont été menés en interministériel, puis validés par le Premier ministre. Ils ont ainsi donné lieu à la publication d'une circulaire, qui a été mise à jour en 2023. Depuis lors, la Dinum vérifie l'application de cette doctrine dans le cadre des avis qu'elle rend au titre de l'article 3 du décret du 25 octobre 2019. Auparavant, l'appréciation était moins normée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cette doctrine n'était donc pas appliquée avant cette date ?

Mme Stéphanie Schaer. - Mes prédécesseurs ont vérifié certains points. Je tiens à préciser que je n'étais pas en poste à cette époque.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourtant, l'article 16 de la loi du 7 octobre 2016 fixait déjà un principe d'indépendance et de pérennité des systèmes d'information de l'État.

Mme Stéphanie Schaer. - Oui, et c'est, je crois, la raison pour laquelle mes prédécesseurs ont insisté sur des questions importantes telles que la reprise d'activité ou la réversibilité. Un certain nombre d'éléments ont été repris dans l'avis de 2020, même si les choses étaient moins structurées qu'elles ne le sont depuis 2021.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Concernant les données du HDH, M. Cédric O, qui était alors secrétaire d'État chargé du numérique, a-t-il fait ce qu'il a voulu ? A-t-il pu les confier à Microsoft sans suivre une procédure particulière ?

Mme Stéphanie Schaer. - Pour le HDH, il a été recouru à l'Ugap. Il y a donc bien eu un marché.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ce marché vous a-t-il été soumis pour avis ?

Mme Stéphanie Schaer. - Le projet de HDH a été soumis à la Dinum.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez donc vu ce qu'il contenait.

Mme Stéphanie Schaer. - La Dinum a rendu l'avis que j'ai pu vous présenter dans les grandes lignes et qui a été publié comme tous les avis que nous formulons.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Très peu de temps après, nous avons reproduit le même schéma sur l'enseignement.

Mme Stéphanie Schaer. - Il s'agit d'un marché ad hoc pour la bureautique dans le cadre d'un renouvellement de marché. Comme je l'ai indiqué, la Dinum n'a pas été saisie en amont au titre de sa mission de sécurisation des projets informatiques.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ce marché intègre également de l'hébergement de données.

Mme Stéphanie Schaer. - Il comporte une partie bureautique et une partie cloud. Ainsi que je l'ai rappelé, il a tout récemment donné lieu à un courrier des ministres rappelant l'existence de la circulaire « Cloud au centre » et de l'article 31 de la loi Sren et précisant que les projets bureautiques devaient également faire l'objet d'une saisine de la Dinum.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Sommes-nous de nouveau passés par l'Ugap ?

Mme Stéphanie Schaer. - Pour l'éducation nationale, il s'agissait d'un marché ad hoc.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'Ugap n'a donc pas été mobilisée ?

Mme Stéphanie Schaer. - Non.

M. Simon Uzenat, président. - Il y a très clairement eu une défaillance dans le cas d'espèce. Qu'un courrier des ministres soit nécessaire pour rappeler des règles en vigueur dans un domaine aussi sensible que celui-ci démontre que certains des rouages de l'appareil d'État ne fonctionnent pas - même si nous avons bien entendu que cela ne relevait pas directement de votre responsabilité directe.

En admettant que nous fassions l'impasse sur le marché de l'Ugap de 2019, les lignes directrices sont claires et vous nous dites aujourd'hui que le plan de réversibilité du HDH n'est pas engagé, ce qui interpelle. De l'autre côté, nous constatons que, sur un marché extrêmement important, l'éducation nationale fait fi des règles en vigueur. Cela commence à faire beaucoup !

Vous avez avancé les taux de 65 % et 95 %, mais nous aimerions que le détail des sommes en question et des périmètres concernés nous soit transmis, dans la mesure où vous n'y intégrez pas la partie cloud du marché de l'éducation nationale, qui représente des volumes financiers significatifs. Je souhaiterais donc pouvoir disposer de ces informations consolidées après cette audition afin d'être en mesure de mesurer la part réelle des entreprises françaises bénéficiaires des marchés de l'État liés au cloud.

Concernant SecNumCloud, nous avons également entendu, au cours de nos auditions, des propos qui interpellent. Dans un certain nombre de cas, l'État impose l'obtention de ce label aux entreprises françaises et ne la requiert pas de la part des géants américains. Il y a là une forme d'opacité et de différence de traitement qui pose question.

Enfin, pour revenir sur le plan de réversibilité de la PDS, les données de santé sont les données sensibles par excellence. Vous comprendrez donc que les parlementaires que nous sommes soient extrêmement préoccupés. Récemment encore, nous avons constaté que l'appareil d'État n'avait pas mis en place de systèmes de sécurité pour bloquer l'attribution de marchés d'ampleur à des acteurs au travers desquels des États étrangers peuvent capter nos données. Hier, dans le Nord, nous avons rencontré des acteurs qui nous ont confirmé que les marchés publics allemands intégraient des règles claires de non-soumission à des législations extraterritoriales. Depuis le début de nos travaux, il y a plus de deux mois, nous voyons bien qu'il s'agit d'un sujet absolument central. Je ne vous cacherai donc pas que vos propos suscitent des interrogations, pour ne pas parler d'inquiétudes.

Mme Stéphanie Schaer. - Peut-être mes propos ont-ils été mal compris concernant le plan de réversibilité. Ce plan a bien été présenté à la Dinum - je n'ai jamais dit le contraire -, mais n'a pas été mis en oeuvre à défaut de migration des données.

M. Simon Uzenat, président. - Il vous a certes été présenté, mais il ne s'est rien passé depuis.

Mme Stéphanie Schaer. - L'existence d'un plan de réversibilité est indispensable dès l'instant où l'on passe en cloud computing.

M. Simon Uzenat, président. - Là encore, nous allons regarder dans le détail les informations liées à ce marché. 6 ans se sont écoulés depuis 2019...

Mme Stéphanie Schaer. - Je tenais juste à préciser mon propos.

M. Simon Uzenat, président. - J'entends bien, mais nous sommes préoccupés par la migration effective.

Mme Stéphanie Schaer. - J'aimerais évoquer un point sur lequel je n'ai pas insisté. Les deux tiers des 140 millions d'euros de consommation de cloud de l'État vont vers les acteurs français et un tiers vers des acteurs labellisés SecNumCloud. Le recours à ces derniers est privilégié dans un grand nombre de cas, dès lors que l'on répond aux critères de la doctrine et de l'article 31 de la loi Sren, qui définit ce qu'est une donnée sensible. Notre droit détermine donc de manière très stricte ce qu'il est possible de faire en termes d'hébergement de données. Cela est retracé dans les chiffres de l'Ugap, que mes équipes suivent de près pour contrôler l'application de la doctrine.

Le recours aux offres labellisées SecNumCloud est donc à la hauteur de l'utilisation que fait l'État du cloud computing. Le site de l'Anssi en répertorie aujourd'hui cinq et plusieurs sont en cours de qualification. L'utilisation de cette offre de services, dont le cahier des charges comporte un critère relatif à l'immunité au droit extraterritorial et des critères de cybersécurité, est donc assez importante. Nous nous appuyons sur cette qualification de l'Anssi, qui est indispensable à l'État pour bénéficier d'outils présentant l'agilité du cloud tout en garantissant la sécurité des données.

Du reste, comme je l'ai indiqué, 95 % des bénéficiaires de la dépense de l'État central en matière de cloud sont des acteurs français, qui ne sont donc pas assujettis à des lois extraterritoriales.

M. Simon Uzenat, président. - Là encore, s'agissant de ces chiffres, il est nécessaire de regarder d'autres éléments, et notamment la durée des marchés. Nous ne pouvons pas additionner des choux et des carottes.

Si l'on ajoute les 74 millions d'euros de l'éducation nationale - même si j'ai bien compris qu'ils intégraient une partie bureautique - à la dépense de l'État en matière de cloud, nous dépassons les 200 millions d'euros et passons de 65 % de bénéficiaires français à moins de 50 %. Nous avons donc besoin de disposer de données consolidées.

Par ailleurs, concernant SecNumCloud, il nous a été dit que ce label garantissait en effet un très haut degré de sécurité, mais qu'il n'était pas nécessaire pour tous les types de données et qu'il était possible d'échapper aux législations extraterritoriales grâce à des marchés publics clairs, à la condition que ceux-ci ne soient pas opérés par l'Ugap, qui peut les attribuer à des géants américains. Si les choses s'étaient passées de cette façon en 2019, même en passant par l'Ugap, cette dernière n'aurait pas été capable d'attribuer le marché ou aurait trouvé des prestataires capables de garantir la sécurité des données en question.

Nombre des opérateurs que nous avons rencontrés nous ont indiqué que le label SecNumCloud était pertinent, mais qu'il pouvait parfois s'avérer très contraignant et que l'État faisait preuve de souplesse, y compris vis-à-vis des géants américains. Nous ne connaissons pas dans le détail les dossiers concernés, mais tout cela pose un certain nombre de questions.

Mme Karine Daniel. - Nous avons bien compris que vous interveniez principalement en amont. Êtes-vous susceptibles d'intervenir également en cas de dysfonctionnement dans la mise en oeuvre de processus numériques ou l'utilisation de logiciels ? Il est toujours plus facile de parler de ce qui fonctionne que de ce qui ne fonctionne pas, mais y a-t-il des dysfonctionnements significatifs en la matière ? Existe-t-il des procédures permettant de rectifier le tir, le cas échéant ?

Mme Stéphanie Schaer. - Nous donnons un avis ab initio sur les projets dépassant le seuil des 9 millions d'euros. Ensuite, nous menons tous les six mois une revue des projets ayant fait l'objet de cette procédure. Il existe un panorama des grands projets numériques de l'État, qui sont une petite cinquantaine et représentent un peu plus de 3 milliards d'euros de dépenses publiques sur plusieurs années - nous comptons en effet les dépenses de construction et celles qui sont liées aux deux premières années de fonctionnement.

Nous préparons une note à l'intention du Premier ministre identifiant les écarts et les projets à risque, qui est partagée avec l'ensemble des ministères. Des propositions de remédiation sont alors formulées concernant ces projets à risque et peuvent donner lieu à un audit approfondi aux termes de l'article 4 du décret du 25 octobre 2019 relatif à la Dinum. Quand les résultats d'un tel audit ne sont pas au niveau, celui-ci peut aboutir à des propositions de repositionnement ou de reconfiguration du projet.

Il s'agit donc d'une démarche continue, menée avec les équipes ministérielles en charge, dans la mesure où ces projets sont conduits sous l'égide de chaque ministère. Les projets sortent de notre champ de vigilance lorsqu'ils parviennent à un niveau de maturité plus avancé, mais peuvent redonner lieu à un audit de la Dinum si les investissements justifient un examen extérieur.

Mme Karine Daniel. - Combien de fois cette procédure a-t-elle été déclenchée ? Pouvez-vous illustrer votre réponse avec quelques exemples significatifs ?

Mme Stéphanie Schaer. - Chaque projet identifié comme étant à risque est examiné dans le cadre de la revue des projets.

Je prendrai l'exemple du système d'information des services d'aide médicale urgente (Samu), qui a été lancé il y a déjà plusieurs années et dont la mise en oeuvre technique a suscité des difficultés. Nous faisons alors des choix en fonction des technologies disponibles sur la base de réanalyses, car le numérique évolue rapidement. Parfois, des technologies qui pourraient être utilisées n'ont pas été identifiées lors du démarrage du projet. C'est ce que nous examinons sur ce projet spécifique. Quelques Samu disposent déjà du système d'information, mais il est nécessaire, pour un projet de cette ampleur, de passer à une autre échelle.

Par ailleurs, les données du panorama sont elles aussi en open data et donc consultables en ligne.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous nous intéressons également au rôle de la commande publique comme levier pour l'économie française. Nous nous sommes aperçus à cet égard que nous ne faisions pas beaucoup d'efforts vis-à-vis de nos start-ups. Comment pourrions-nous intégrer leurs technologies innovantes à la commande publique de nos ministères ?

Il faut leur donner du travail et des marchés sur une certaine durée. C'est ce qu'ont fait les États-Unis et nous voyons bien où ils sont parvenus. Pour notre part, nous partons de zéro. Ne pourrions-nous pas faire la même chose demain via la commande publique, à une échelle peut-être moins importante ?

Au niveau européen, avec nos voisins, nous pourrions par exemple donner deux ans à nos start-ups pour développer des innovations répondant à une demande spécifique, puis leur attribuer des marchés. Il n'est plus possible de leur demander d'innover sans leur garantir des marchés derrière. Qu'en pensez-vous ?

Mme Stéphanie Schaer. - La question se pose notamment à l'égard de l'intelligence artificielle. Nous disposons en France d'un écosystème assez dynamique dans ce domaine, et notamment des start-ups. Nous avons proposé d'améliorer la visibilité des solutions existantes, ce qui a été très bien accueilli par l'ensemble de cet écosystème. En effet, pour passer à l'acte d'achat, il faut savoir que le produit existe.

Nous avons donc lancé un appel à manifestation d'intérêt (AMI) reprenant les critères propres à l'État - souveraineté, maîtrise et pérennisation. Nous y avons fait référence à la norme SecNumCloud, qui doit être respectée dès lors que les données traitées sont sensibles, et à l'article 16 de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

L'AMI est en cours, avec une date limite fixée au 15 mai. Nous allons ensuite dépouiller et mettre en avant l'ensemble de ces offres à l'occasion de VivaTech, où le numérique de l'État est présent depuis trois années consécutives. Nous envisageons d'y organiser des rencontres entre les acheteurs publics et ceux qui auront été identifiés dans le cadre de l'AMI. Ces rencontres sont nécessaires pour créer des liens et conclure des marchés, notamment pour les petits acteurs.

Précédemment, la Dinum avait mis en place un système de labellisation, avec la publication sur son site Internet de différentes solutions, mais le catalogage n'a eu l'effet espéré ni du côté des entreprises, qui n'en ont pas vu les conséquences sur leur chiffre d'affaires, ni de celui des acheteurs, qui ne trouvaient pas forcément les solutions qu'ils cherchaient. C'est la raison pour laquelle, dans le cas de l'intelligence artificielle, nous avons choisi de passer à d'autres formats. Nous le faisons en lien étroit avec la direction générale des entreprises (DGE) et la French Tech, avec laquelle nous échangeons pour l'amener à participer à nos travaux.

Des travaux sont également en cours sur la commande publique avec la direction des achats de l'État (DAE) et la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l'économie. Il s'agit de trouver une manière de mieux appréhender ces marchés spécifiques au travers des procédures prévues par le code de la commande publique.

Nous recourons par exemple aux marchés innovants, qui sont adaptés au travail avec des start-ups. Aujourd'hui, le seuil est fixé à 100 000 euros. La Dinum a proposé de réfléchir à un relèvement au niveau du seuil prévu au niveau européen, soit 140 000 euros. Un amendement gouvernemental a d'ailleurs été déposé dans le cadre de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique. Cela permettra d'aller un peu plus loin. La French Tech et tout l'écosystème demandaient cette évolution.

Le partenariat d'innovation constitue un autre outil intéressant, mais parfois difficile à manier. Nous réfléchissons avec ceux qui l'ont déjà utilisé et la DAE à la meilleure manière de l'exploiter dans le cas de l'intelligence artificielle. Il s'agit de travailler sur des choses que nous ne pouvons pas spécifier dans un cahier des charges - ce qui est, d'une certaine façon, le propre des start-ups - et de développer des produits que nous ne pouvons pas acheter sur étagère.

Enfin, il est nécessaire de faire en sorte de couvrir l'ensemble de la palette des entreprises qui pourraient répondre aux appels d'offres par le biais de l'allotissement et du marché adressable. De fait, les marchés trop importants freinent les réponses des petites et moyennes entreprises (PME) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI), dont les capacités sont limitées par rapport aux montants des marchés. Les lots ou les marchés subséquents doivent rester d'une taille atteignable pour elles. Nous avons partagé cette réflexion avec la DAE, alors que la recherche de mutualisation aboutit parfois à de très gros marchés interministériels.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La DAE est exemplaire, car elle héberge ses données chez OVHcloud et Sopra, des entreprises françaises. Les acteurs innovants du numérique nous ont dit qu'ils n'avaient pas besoin d'aides mais souhaitaient simplement que l'État leur confie un projet, leur accorde le temps de le concrétiser et leur attribue ensuite des marchés.

Les entreprises de la French Tech veulent de la profondeur et une vraie vision, pas des marchés de 140 000 euros. S'ils s'engagent à aboutir à une solution en l'espace d'un ou deux ans, il faut leur garantir des marchés récurrents. Toutes nos sociétés se font racheter par les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam) parce qu'elles n'ont pas de débouchés pérennes et finissent par laisser partir leur savoir-faire. J'aimerais connaître votre point de vue sur ce sujet.

Mme Stéphanie Schaer. - Le relèvement du seuil des marchés innovants était soutenu par la French Tech...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La French Tech ne demande pas de subventions, elle veut des marchés.

Mme Stéphanie Schaer. - Les marchés d'innovation ne sont pas des subventions. Il s'agit de marchés passés pour acheter des prestations innovantes. Nous y avons recouru pour les premiers cas d'usage en matière d'intelligence artificielle et le secteur lui-même souhaitait le relèvement du seuil. Il ne s'agit toutefois que d'une solution parmi d'autres.

Sur l'intelligence artificielle, pour adapter nos vecteurs d'achat, nous avons souhaité disposer, par le biais d'un AMI, d'une meilleure visibilité sur ce qu'il s'agissait d'acheter. Aujourd'hui, dans le numérique, l'achat peut revêtir différentes formes. Nous achetons parfois du service - nous avons de plus en plus de Software as a Service (Saas) -, mais nous pouvons aussi acheter des licences ou des prestations de développement. L'AMI va nous permettre de savoir quel est le modèle économique des entreprises qui proposent des solutions en matière d'intelligence artificielle et si ces dernières sont facilement achetables par le biais des vecteurs existants.

Il existe différents vecteurs, à commencer par les marchés ad hoc passés par un ministère ou au niveau interministériel. La Dinum peut ainsi passer un marché interministériel en tant que de besoin ; nous le faisons par exemple sur le développement. Des start-ups et des PME françaises bénéficient de ces marchés et mettent leurs services à disposition au niveau interministériel.

Le référencement par les centrales d'achat est lui aussi très important et peut parfois s'avérer complexe. Nous pouvons intervenir pour faire en sorte que telle ou telle solution soit bien référencée, ce qui permet qu'elle soit achetée par le biais des marchés passés par ces centrales d'achat. Ce vecteur est aujourd'hui utilisé à grande échelle sur le numérique.

Nous allons faire l'exercice de façon très pratique avec les solutions proposées en matière d'intelligence artificielle. Nous souhaitons en effet que la commande publique contribue à dynamiser le secteur et que les solutions proposées par les entreprises pour répondre aux besoins de l'administration nous enrichissent.

Nous pouvons également rapprocher les administrations des solutions existantes. Il y a un peu plus de 18 mois, où moment où l'intelligence artificielle générative a émergé au premier plan, la Dinum a créé un incubateur baptisé ALLiaNCE, une communauté d'intérêt entre les administrations au sein de laquelle les entreprises qui le souhaitent peuvent présenter des solutions. Le secteur académique y est lui aussi associé, car il s'agit de technologies très évolutives et nous devons comprendre comment nous pouvons encore progresser dans ce domaine. Avec l'AMI, nous pensons parvenir à une meilleure compréhension, ce qui nous permettra d'adapter nos vecteurs d'achat.

M. Simon Uzenat, président. - Nous parlons beaucoup du cloud et de l'intelligence artificielle, mais il y a également les suites applicatives. Nous en connaissons bien une, dont nous tairons le nom. Les entrepreneurs que nous avons rencontrés nous ont dit être en mesure de proposer une alternative sérieuse et fiable à cette dernière en l'espace de deux ans, à la condition que les pouvoirs publics jouent le jeu.

Nous savons bien que la suite applicative constitue l'un des points d'entrée de Microsoft sur le cloud. À partir du moment où nous l'utilisons, nous sommes en quelque sorte captifs pour l'hébergement des données. Ce sujet n'est pas du tout anecdotique.

Il faudrait probablement investir quelques dizaines de millions d'euros, mais cela ne paraît pas infaisable compte tenu de ce que les pouvoirs publics mettent sur la table - il suffit pour s'en convaincre de reprendre l'exemple de l'éducation nationale. Nous aurions ainsi la possibilité d'être véritablement souverains. Les outils qui sont développés aujourd'hui semblent loin d'être optimaux à l'usage. Le préfet de la région Hauts-de-France nous donnait ainsi l'exemple d'une boîte mail qui ne permettait pas de programmer l'envoi de mails.

J'ai le sentiment que la Dinum arrive après la bataille, par exemple sur le sujet de l'Ugap. Pourtant, j'imagine qu'avec votre expertise, vous avez la possibilité de faire passer des messages clairs pour que les erreurs commises par le passé ne se reproduisent pas.

Nous avons également été alertés sur le fait que beaucoup de cabinets de conseil étaient liés aux États-Unis et qu'ils aspiraient nos données au travers de leurs études et de leurs missions d'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO). Peu de personnes, y compris chez les élus et les entrepreneurs, en ont conscience. Il faut donc les sensibiliser, les alerter et mettre en place des règles permettant de protéger nos entreprises et nos collectivités.

Concernant le marché de 74 millions d'euros, il y a deux options : soit l'éducation nationale a considéré que la partie cloud était inférieure à 9 millions d'euros et qu'elle n'avait pas à vous saisir - ce qui me paraîtrait assez spécieux -, soit ce seuil était bien dépassé et cela signifie que chacun fait ce qu'il veut. Nous étions ce matin à la DAE, où il nous a été expliqué qu'au-delà d'un certain seuil, les responsables ministériels des achats devaient valider les projets d'achat et qu'un achat ne pouvait pas être présenté sur la plateforme des achats de l'État (Place) sans trace écrite de cette validation. Nous pourrions imaginer, compte tenu des enjeux de souveraineté, qu'un marché ne puisse pas être passé à défaut d'avis de la Dinum.

En tout état de cause, je pense qu'il faudrait procéder à des ajustements urgents dans les rouages de l'État, même si vous n'en portez pas directement la responsabilité.

Mme Stéphanie Schaer. - Sur ce dernier point, le courrier dont j'ai parlé tout à l'heure a mis en place un tel dispositif en passant par les contrôleurs budgétaires et comptables ministériels (CBCM). L'avis de la Dinum sera donc requis pour que le CBCM puisse valider un marché.

Par ailleurs, dans un récent rapport, la Cour des comptes a indiqué souhaiter l'instauration d'un véto budgétaire en cas d'avis défavorable de la Dinum. Aujourd'hui, celle-ci émet un avis conforme. Par conséquent, en cas d'avis défavorable, un projet ne peut pas démarrer et est arrêté la plupart du temps. La Cour des comptes propose de renforcer ce mécanisme en le qualifiant clairement de veto budgétaire.

M. Simon Uzenat, président. - Cela reviendrait à dire que les ministères ne pourraient plus faire ce qu'ils veulent, car la Dinum aurait le dernier mot.

Mme Stéphanie Schaer. - La Dinum rend déjà un avis conforme aujourd'hui.

M. Simon Uzenat, président. - Depuis quand ?

Mme Stéphanie Schaer. - Depuis 2019. L'avis rendu par la Dinum au titre de l'article 3 du décret du 25 octobre 2019 est un avis conforme, ce qui signifie qu'il est impossible qu'un projet démarre en cas d'avis défavorable. La Cour des comptes a jugé qu'il serait encore mieux de parler clairement de veto budgétaire.

M. Simon Uzenat, président. - Cela pose problème, car les enjeux dont nous avons parlé existaient déjà en 2019. Il y a donc un sujet concernant la sensibilisation au sein de l'État.

Nous allons regarder dans le détail le marché passé par l'éducation nationale. Admettons que la partie cloud soit inférieure au seuil de 9 millions d'euros ; un tel exemple renvoie tout de même une piètre image à nos concitoyens et aux entreprises. Nous ne sommes pas crédibles. Pendant que nous parlons de souveraineté dans l'hémicycle, des articles de presse indiquent que l'éducation nationale recourt à Microsoft. L'ensemble du collectif institutionnel s'en trouve fragilisé. Il y a donc forcément eu des erreurs à un moment donné, que ce soit sur le HDH ou sur l'éducation nationale.

Mme Stéphanie Schaer. - Vous m'avez également interrogée sur les suites bureautiques. Il est vrai qu'il s'agit d'un sujet de préoccupation. Aujourd'hui, la plupart des ministères utilisent des outils bureautiques qu'ils hébergent en leur sein. Nous n'en sommes pas encore à ce que permet le cloud avec les outils collaboratifs.

Cela pose tout de même des questions, car nous avons besoin de ces technologies en cloud, dans la mesure où elles permettent de collaborer entre ministères, ce qui n'est pas possible quand chacun d'entre eux héberge ses propres données. Il est important de pouvoir bénéficier de la performance des outils bureautiques qu'offre le cloud computing tout en faisant preuve d'un très haut degré de vigilance. L'utilisation d'Office 365 a d'ailleurs été interdite au niveau de l'État central. Quelques pays européens et la Commission européenne l'utilisent, mais pas la France. Nous utilisons encore les anciennes technologies, mais souhaitons disposer d'outils permettant la collaboration.

Le besoin de tels outils s'est accru durant la crise sanitaire, avec l'émergence du télétravail. Nous avons ainsi développé une messagerie instantanée souveraine, Tchap, qui est utilisée de façon récurrente par près de 300 000 agents, un effectif qui a quasiment doublé en un peu plus d'un an. L'Anssi a témoigné de son utilisation pour piloter différents acteurs pendant les jeux Olympiques. Cet outil est équivalent à des outils commerciaux mais permet de maîtriser complètement la donnée, avec un hébergement en cloud par le ministère de l'intérieur et un protocole maîtrisé, le protocole Matrix, que d'autres États, comme l'Allemagne, utilisent également.

Sur les suites bureautiques, nous cherchons avec l'Allemagne à identifier des briques logicielles en open source auxquelles nous pourrions contribuer à plusieurs pays et qui seraient ensuite réutilisables par l'ensemble de l'écosystème, y compris par des acteurs privés. Nous avons échangé avec des acteurs français fournissant du cloud computing qui sont intéressés par la perspective de distribuer des outils de suite collaborative ainsi qu'avec des éditeurs qui proposent déjà de tels outils. Nous souhaitons en effet contribuer à des communs numériques réutilisables et faire en sorte que cet investissement commun dans des briques logicielles aboutisse à des outils au niveau, incluant les fonctionnalités requises à l'état de l'art.

La Dinum a ainsi mis en place un commun numérique au dernier standard en matière de visioconférence, mais également d'édition. Le projet allemand de suite numérique openDesk propose ainsi de la ressource qui se diffuse ensuite chez les éditeurs de logiciels, les fournisseurs de cloud, les intégrateurs et les opérateurs de services numériques travaillant pour les collectivités. La Dinum opère ensuite pour l'État central ou déconcentré. Il s'agit de contribuer à de la ressource pouvant être utilisée bien plus largement en alternative sur des briques de base.

Nous organisons d'ailleurs les 2, 3 et 4 juin prochains un hackathon ouvert au secteur privé, dans le cadre duquel nous amènerons des équipes de développement à un niveau très technique à utiliser ces briques pour voir ce qu'elles peuvent en faire dans leur écosystème. Nous attendons environ 300 personnes, dont ces acteurs privés, quelques homologues européens ainsi que des étudiants qui pourront toucher du doigt ce que nous faisons au niveau de l'État pour nous inspirer avec d'autres solutions et accélérer ce mouvement, notamment sur les suites bureautiques.

Nous touchons très vite à l'usage de l'intelligence artificielle. Celle-ci est très liée aux applicatifs métiers, mais comporte également une partie plus généraliste pouvant être utilisée au sein de l'État dans le domaine de la bureautique.

L'AMI et nos échanges avec l'ensemble de l'écosystème vont bien évidemment nous inspirer. Nous avançons donc pas à pas pour aboutir à des solutions à l'état de l'art qui répondent à la norme SecNumCloud tout en permettant aux agents publics de bénéficier d'outils collaboratifs leur faisant gagner du temps et limitant les tâches fastidieuses.

M. Simon Uzenat, président. - Merci, madame la directrice. Nous ne manquerons pas de vous solliciter au cours des prochaines semaines pour obtenir des éclairages complémentaires. Nous restons à votre disposition si jamais vous souhaitiez nous apporter des précisions.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Aliénor Courvalin, secrétaire générale, MM. Jean-Baptiste Lapeyrie, directeur de l'expertise, de l'innovation et de l'international, et Maxime Papillon, responsable des achats publics de l'Agence du numérique en santé

(Mercredi 7 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux sur le rôle que la commande publique peut jouer en faveur de l'innovation, en nous penchant sur le secteur de la santé. Les enjeux de transformation numérique y sont particulièrement importants, avec l'avènement de la e-santé, qui a connu une accélération notable à l'occasion de la crise sanitaire. Elle fait désormais partie de notre quotidien, de la carte Vitale à la téléconsultation, en passant par le service « Mon espace santé ».

À partir de 2021, dans le cadre du Ségur du numérique en santé, 2 milliards d'euros d'investissements ont été annoncés, notamment pour un meilleur partage des données en santé, ce qui renvoie à des questions de souveraineté. Ce montant est suffisamment significatif pour favoriser le développement d'un écosystème français de l'innovation en santé.

Le pilotage de cette politique est assuré par l'Agence du numérique en santé (ANS), groupement d'intérêt public (GIP) qui rassemble le ministère de la santé, la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam), la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA), ainsi que les agences régionales de santé (ARS) et des groupements régionaux d'appui au développement de la e-santé (GRADeS).

Nous recevons aujourd'hui les représentants de l'ANS pour échanger avec eux sur la façon dont leur institution pilote ses projets dans le cadre de la commande publique : Mme Aliénor Courvalin, secrétaire générale, M. Maxime Papillon, responsable du service achat et marché public, et M. Jean-Baptiste Lapeyrie, directeur de l'expertise, de l'innovation et de l'international.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, à savoir 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Aliénor Courvalin, M. Maxime Papillon et M. Jean-Baptiste Lapeyrie prêtent successivement serment.

Je vous laisserai dans un premier temps exposer brièvement le rôle et l'organisation de l'ANS, ainsi que les principaux projets de transformation numérique du système de santé dont vous assurez le pilotage. Vous pourrez ensuite nous présenter la doctrine que vous avez élaborée ou que vous suivez en matière d'hébergement des données de santé.

Si la certification des hébergeurs de données de santé (HDS) est obligatoire, est-elle, selon vous, suffisante pour protéger ces données des législations extraterritoriales auxquelles sont soumis certains hébergeurs non européens ? Sur ce point précis, vous pourrez nous préciser quelles sont vos relations avec la Plateforme des données de santé (PDS) et si vous êtes associés aux réflexions sur des solutions d'hébergement souveraines, conformément aux annonces récentes du Gouvernement. Pour notre part, nous avons évoqué ce point, hier, avec les représentants de la direction interministérielle du numérique (Dinum).

Vous pourrez par ailleurs nous expliquer si, dans le cadre de la commande publique et au regard de vos missions, le recours aux procédures formalisées permettant d'offrir aux acheteurs publics des solutions innovantes, comme le dialogue compétitif, la procédure avec négociation ou le partenariat d'innovation, est courant.

Plus généralement, vous pourrez nous faire part, sur la base de votre expérience de l'achat public, des éventuelles insuffisances du cadre réglementaire actuel pour soutenir l'innovation ou, au contraire, de bonnes pratiques que vous avez pu mettre en place.

Mme Aliénor Courvalin, secrétaire générale de l'Agence du numérique en santé. - Comme vous l'avez rappelé, l'ANS est un GIP qui a été créé en 2019 et placé sous la tutelle du ministère chargé de la santé. Elle a succédé à l'Agence des systèmes d'information partagés de santé (Asip-Santé), elle-même issue de la fusion de deux GIP : celui qui était chargé de la production des cartes des professionnels de santé (CPS) et celui qui gérait le dossier médical partagé (DMP).

Notre mission principale consiste à structurer, réguler et accompagner le développement du numérique en santé, avec deux grands objectifs : d'une part, améliorer l'efficacité dans la prise en charge médicale ; d'autre part, garantir la sécurité des données de santé.

Pour assurer cette mission, l'ANS assume trois rôles. Tout d'abord, elle intervient, de façon historique, en qualité d'opérateur. Elle délivre ainsi les CPS et conçoit et maintient les services numériques nationaux. Ensuite, elle joue un rôle de régulateur, qui s'est particulièrement développé au cours des cinq dernières années, sous l'impulsion du Ségur du numérique en santé. Enfin, elle assure la promotion et l'accompagnement au déploiement des usages et des bonnes pratiques du numérique en santé auprès des acteurs de l'écosystème.

L'ANS emploie aujourd'hui 250 collaborateurs. Pour l'année 2025, elle dispose d'un budget d'environ 180 millions d'euros pour ses dépenses de fonctionnement, ses investissements et ses dépenses de personnel, hors crédits d'intervention.

En 2024, le montant des achats réalisés par notre agence s'est élevé à près de 135 millions d'euros, toutes taxes comprises, contre 80 millions d'euros en 2020. La croissance de nos achats au cours des cinq dernières années a accompagné la croissance de l'activité de l'ANS, notamment le développement de nouvelles missions, telles que la régulation.

Aujourd'hui, 75 % de ces achats concernent des marchés informatiques ou assimilés. Ils comprennent par exemple l'achat de puces pour la production des CPS. Le reste est réparti entre les marchés de prestations intellectuelles, les prestations de services et, pour une part résiduelle, les achats de fournitures.

La totalité de ces achats est réalisée par l'ANS pour ses besoins propres, c'est-à-dire pour son fonctionnement interne et la réalisation de ses missions. Autrement dit, elle ne procède à aucun achat pour le compte d'autres structures.

Les achats de l'ANS représentent entre quinze et vingt procédures par an. Nous lançons des appels d'offres ouverts et concluons nos marchés sous la forme d'accords-cadres mono-attributaires ou multi-attributaires.

Bien entendu, nous sommes soumis au code de la commande publique et assujettis à l'arrêté du 19 juillet 2018 portant réglementation sur les marchés publics des organismes de sécurité sociale. À ce titre, toutes les consultations dont le montant excède 4 millions d'euros hors taxes sont présentées pour avis, avant leur publication, à la Commission consultative des marchés des organismes de sécurité sociale (CCMOSS). Nous sommes également soumis à l'avis conforme préalable de la Dinum pour tous les projets informatiques dont le montant excède 9 millions d'euros.

Du reste, nous avons mis en place des procédures internes auprès de notre gouvernance, notamment la présentation pour approbation à notre conseil d'administration de tous les marchés dont le montant est supérieur à 12 millions d'euros.

M. Jean-Baptiste Lapeyrie, directeur de l'expertise, de l'innovation et de l'international de l'Agence du numérique en santé. L'ANS joue un rôle historique d'opérateur pleinement intégré dans le développement de la santé, qui se décline en deux volets. Premièrement, nous assurons la conception et le déploiement de projets nationaux, tels que le système d'information pour le service d'aide médicale urgente (SI-Samu), le système d'information pour le suivi des victimes d'attentats et de situations sanitaires exceptionnelles (SI-VIC), le système d'information des centres antipoison (SI-CAP), le site santé.fr et le site du service d'accès aux soins (SAS). Il s'agit de systèmes nationaux régaliens.

Deuxièmement, nous avons largement développé la fourniture de services socles pour l'identification des professionnels de santé. Un annuaire des professionnels de santé a ainsi été établi, en lien avec les ordres et les autres professions. Cette mission s'est aussi traduite par la délivrance de la CPS, qui peut désormais être dématérialisée : initialement dédiée à la facturation des actes, elle permet aujourd'hui l'identification numérique des professionnels via la plateforme Pro Santé Connect (PSC). Celle-ci peut être utilisée par de nombreux opérateurs publics ou des industriels.

Nous avons également créé le répertoire national de l'offre de soins et des ressources (ROR), qui permettra progressivement d'informer le public sur la répartition de l'offre entre les acteurs libéraux et hospitaliers.

Ce second volet d'action s'est beaucoup développé dans la période récente, notamment sous l'influence de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) pour 2023, avec l'évolution des articles du code de la santé publique associés.

Les mécanismes ainsi mis en place doivent encore être précisés par arrêté du ministère de la santé. Ils permettent à l'ANS d'éditer des référentiels, désormais opposables, concernant l'interopérabilité, la sécurité et l'éthique des services du numérique en santé. Dans certains cas, il est possible de contrôler la qualité et la conformité des solutions à ces référentiels. Dans ce cadre, nous procédons à des audits sur site. Un décret en cours d'élaboration nous permettra bientôt de prendre des sanctions, en lien avec le ministère de la santé.

La sanction ne constitue qu'un levier. Notre objectif est surtout de développer la e-santé et la confiance dans le numérique, notamment dans le contexte des cyberattaques, comme en témoigne la feuille de route du numérique en santé 2023-2027. L'ANS ne produit pas des référentiels pour le plaisir ; elle travaille avec les acteurs de l'écosystème dans l'objectif de garantir l'échange de documents ou de prescriptions.

Nous travaillons également au développement de capacités de vérification. Nous nous efforçons d'accompagner au mieux les industriels afin qu'ils comprennent la trajectoire choisie, les systèmes en cours de développement et les référentiels qui prendront effet à l'avenir.

Du reste, nous assurons le développement de grands programmes nationaux pour conduire la transformation numérique, sous l'égide de la délégation au numérique en santé (DNS).

L'ANS assure la partie opérationnelle de ces programmes, ce qui oblige à traiter une palette de sujets assez complexes, au-delà de l'interopérabilité. Je pense à la conduite du changement, à la compréhension des aides d'État, aux mécanismes d'achat complexes et au pilotage avec les industriels.

L'objectif du Ségur du numérique en santé était d'alimenter la plateforme « Mon espace santé » avec 250 millions de documents par an. Au mois de mars dernier, on comptabilisait déjà plus de 35 millions de documents ; la trajectoire sur laquelle nous sommes engagés est donc prometteuse.

Voilà comment l'ANS opère des services, définit des règles et bâtit la e-santé dans le cadre d'un « État-plateforme ». Ce dernier crée une ossature, tandis que le secteur privé et les industriels fournissent des services à valeur ajoutée.

Dans le même temps, nous pilotons de grands programmes de transformation pour accélérer le déploiement de la e-santé : Ségur du numérique en santé, programme « Cyber accélération et résilience des établissements de santé » (CaRE), projet Structures 3.0, etc.

Quelques mots sur la doctrine du numérique en santé. La feuille de route Ma santé 2022 et la feuille de route du numérique en santé 2023-2027 fixent une trajectoire et des priorités pour l'ensemble des acteurs de l'écosystème, privés comme publics.

La feuille de route pour la période 2023-2027 définit quatre axes stratégiques : développer la prévention et rendre chacun acteur de sa santé ; redonner du temps aux professionnels de santé et sécuriser la prise en charge des personnes, grâce au numérique ; améliorer l'accès à la santé pour les personnes et les professionnels chargés d'orientation ; déployer un cadre propice au développement d'usages et d'innovations digitales en santé.

Dans ce cadre, l'ANS s'efforce de poser des fondations communes pour l'innovation et la fourniture de services par les industriels, au profit des professionnels et des patients.

La doctrine donne une vision technique de la déclinaison de la feuille de route du numérique en santé 2023-2027. Nous devons veiller à ne créer aucune concurrence entre le secteur public et privé : il n'est pas question que nous fassions tous la même chose. Il convient donc de définir clairement ce qui relève du secteur privé.

Vous parliez de souveraineté. Précisément, la plateforme « Mon espace santé », gérée par l'assurance maladie, est un service régalien qui permet aux patients de reprendre la main sur leurs données. Nous devons fixer des règles pour garantir la fourniture de services à valeur ajoutée.

L'identification des professionnels est essentielle, comme celle des patients, au moyen de la carte Vitale et de l'Identité nationale de santé (INS). On peut ainsi échanger les données de santé via la messagerie sécurisée de santé.

Nous devons créer des interfaces et des règles d'interopérabilité et de sécurité communes. Il convient d'identifier les évolutions prévues, d'indiquer si elles sont de nature réglementaire ou fonctionnelle et de désigner les acteurs auxquels elles s'adressent.

La doctrine du numérique en santé doit donner une vision aux industriels, notamment sur les échéances et les évolutions à venir, afin qu'ils puissent se mettre en conformité avec les référentiels et contribuer pleinement au développement de la e-santé.

M. Simon Uzenat, président. - La certification HDS est-elle suffisante pour nous préserver des législations extraterritoriales ? C'est une question très précise, à laquelle nous vous demandons de répondre par oui ou par non.

Par ailleurs, l'ANS est-elle associée aux projets de réversibilité et de migration vers des solutions souveraines des plateformes d'hébergement des données de santé ? Si oui, de quelle manière procède-t-elle ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Le dispositif HDS est ancien. De manière très originale, il s'adresse non seulement aux responsables de traitement des données, mais aussi directement aux fournisseurs et hébergeurs. La sécurité doit être assurée de bout en bout.

Le décret définissant le premier référentiel du dispositif HDS date de 2006. En 2018, l'agrément décerné par les entités qui préexistaient à l'ANS a été remplacé par un dispositif de certification. L'idée était de se raccrocher non plus au référentiel que nous produisions nous-mêmes, mais aux normes internationales définies par l'International Organization for Standardization (ISO), de façon à permettre une industrialisation du référentiel.

À la suite de l'arrêt Schrems II, rendu par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en 2020 et depuis 2022, nous avons entamé des travaux pour élaborer une deuxième version du référentiel. Cette évolution prend du temps et a été soumise à la concertation. Dans ce cadre, nous tenons compte de différents avis, dont celui de la Commission européenne.

La nouvelle version du référentiel a été approuvée par arrêté publié au Journal officiel en mai 2024. Elle comporte surtout des évolutions techniques. Il faut bien le reconnaître, elle n'apporte pas des garanties complètement suffisantes en matière de souveraineté. Il n'empêche que nous avons accompli de grandes avancées en ce domaine. Premièrement, la localisation des données doit être assurée sur le territoire d'un pays situé au sein de l'Espace économique européen (EEE).

M. Simon Uzenat, président. - Cela ne répond pas à ma question sur l'extraterritorialité...

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Deuxième avancée : les accès distants. La prestation d'hébergement implique parfois un accès distant, pour des raisons d'administration ou de supervision. Désormais, cet accès doit être fondé sur une décision d'adéquation ou, à défaut, sur une des garanties appropriées au sens de l'article 46 du règlement général sur la protection des données (RGPD).

J'insiste, l'obligation de stockage des données au sein de l'EEE n'empêche pas un opérateur situé hors de cette zone d'y accéder.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourriez-vous être plus précis sur ce point ? Qu'en est-il de l'atteinte à notre souveraineté ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - J'ai bien indiqué que la nouvelle version du référentiel ne répondait pas entièrement à vos attentes en ce domaine, malgré les efforts que nous avons accomplis.

Enfin, nous avons assuré plus de transparence. Ainsi, l'hébergeur soumis à la législation d'un pays qui n'assure pas un niveau de protection adéquat doit lister les réglementations extra-européennes pouvant l'obliger à permettre un tel accès, indiquer les mesures prises pour atténuer les risques, préciser les risques résiduels d'accès non autorisé, malgré ces mesures, et assurer la publicité des transferts de données effectués dans le cadre d'éventuels accès non autorisés.

Il doit donc rendre public et mettre à jour, sur son site Internet, un descriptif détaillé de tout transfert de données de santé à caractère personnel hors de l'EEE, ainsi que tout risque d'accès à ces données sous l'empire d'une législation étrangère.

M. Dany Wattebled, rapporteur. -Vous avez répondu par la négative à la question du président, cela nous suffit. Vous avez beau enrober vos propos, c'est bien cette réponse qui figurera dans le compte rendu de la présente audition, au début de laquelle vous avez prêté serment.

Ce qui m'inquiète beaucoup est le fait que nous puissions livrer des données sensibles via un appel d'offres à des hébergeurs soumis à des législations extraterritoriales ; je pense à Microsoft, pour être précis. Avez-vous été approché pour donner votre avis au sujet de l'hébergement de la plateforme des données de santé ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Non, nous n'avons pas été sollicités sur cet aspect.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - On ne vous a pas du tout consultés, alors que vous êtes censés protéger les données numériques en matière de santé ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - C'est bien cela.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Dans ce cas, à quoi l'ANS sert-elle ? On peut se demander s'il n'y a pas lieu de la supprimer !

M. Simon Uzenat, président. - Au moment où nous nous parlons, êtes-vous associés aux questions de réversibilité ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Non, ce n'est pas le cas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Encore une fois, à quoi sert donc votre agence ? Vous avez parlé de souveraineté. Justement, la sécurisation des données ne relève-t-elle pas de votre domaine ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Nous mettons en oeuvre la certification HDS et le référentiel associé. Néanmoins, l'ANS n'a nullement pour mission de contrôler ce que font les différents acteurs économiques de l'hébergement des données de santé ou le type de solution auquel ils accèdent.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'en est-il de la sécurisation des transferts et des paiements, notamment pour les médecins ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - L'opposabilité des référentiels n'existe que depuis la loi du 24 juillet 2019 relative à l'organisation et à la transformation du système de santé, dite loi OTSS. Quant au contrôle de la conformité des solutions aux référentiels, il a été créé par la LFSS pour 2023. Or son décret d'application est toujours en cours d'élaboration au Conseil d'État. Il se trouve que ces dispositifs ne donnent pas à l'ANS un pouvoir de décision initiale sur les choix opérés en matière de données de santé.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Comment expliquer qu'il existe plus de cartes Vitale que de Français dans notre pays ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Concernant les cartes Vitale, ce sont la Cnam et le groupement d'intérêt économique (GIE) SESAM-Vitale qui sont compétents. L'ANS n'a aucun pouvoir en ce domaine.

M. Simon Uzenat, président. - Quelle lecture faites-vous des interactions entre les différents acteurs que vous avez évoqués ? À mesure que nous approfondissons ce sujet, un grand brouillard semble se lever et j'ai du mal à comprendre s'il est lié à la réalité de la situation. Cela nuit à l'efficacité et à la cohérence de l'action publique. On observe des distorsions majeures entre les discours des élus ou du Gouvernement et les actions mises en oeuvre sur le terrain.

Nous aimerions comprendre le stop and go et les relations hiérarchiques qui peuvent exister entre l'ANS, la Dinum et les ministères, afin que nous puissions proposer d'autres schémas et éviter de reproduire un certain nombre d'erreurs.

Pour que les choses soient claires, nous ne vous mettons pas en cause personnellement, d'autant qu'au cours de nos travaux, nous entendons des professionnels qui n'étaient pas forcément en fonctions au moment où les décisions ont été prises. Seulement, il nous faut tenir compte de la continuité de l'action de l'État. Notre préoccupation est d'aller au fond des sujets, pour pouvoir proposer des dispositifs qui sécuriseront la cohérence de l'action publique.

Concernant les marchés innovants, j'ai évoqué le dialogue compétitif et la procédure avec négociation, c'est-à-dire la mobilisation des forces vives de l'écosystème français de l'innovation numérique. Hier, la Dinum a évoqué des appels à manifestation d'intérêt (AMI) et divers dispositifs qui, sur le papier, peuvent être intéressants. Toutefois, à entendre les opérateurs économiques, on voit combien il est nécessaire de passer un cap et de disposer enfin de véritables leviers. Eu égard aux enjeux qui se profilent, nous savons parfaitement que les volumes financiers sont très significatifs.

J'ai compris que vous travailliez étroitement avec le secteur privé, qui est à la pointe sur les sujets que nous évoquons aujourd'hui. Comment mobilisez-vous les ressources exceptionnelles dont nous disposons en France et en Europe afin que nous puissions garder un temps d'avance, y compris dans le cadre des réflexions conduites par l'État ?

Le sourcing inversé est souvent invoqué dans le cadre de nos travaux. On peut partir du principe que la puissance publique sait par avance de quoi elle aura besoin. Or ce qui importe est la connaissance du marché et la capacité à entreprendre.

Beaucoup d'intervenants ont semblé nous dire que les entreprises françaises n'étaient pas capables de rivaliser avec les géants américains en matière d'hébergement de données. Si elles avaient été sollicitées et qu'on leur avait garanti un soutien financier adéquat, elles en auraient été tout à fait capables.

Quelle est votre feuille de route en ce domaine ? Quels liens avez-vous avec les acteurs privés pour accompagner leur montée en compétences, dans l'intérêt du secteur public ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Nous sommes convaincus qu'il faut continuer d'accompagner un certain nombre d'acteurs déjà présents - les nouveaux entrants ne doivent pas être seuls pris en compte - pour préparer l'innovation de demain, au bénéfice des patients et des professionnels. Bien sûr, nous faisons avec les moyens dont nous disposons.

Premièrement, nous sommes membre fondateur de PariSanté Campus, avec l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l'université Paris Sciences & Lettres (PSL) et la PDS. Le but est de créer un environnement favorable de proximité en lançant un certain nombre d'acteurs.

Parmi ces 130 structures, on trouve non seulement des start-ups, mais aussi des PME, des entreprises de taille intermédiaire et de grands groupes. La proximité entre les acteurs institutionnels, les services publics, les laboratoires de recherche et les masters universitaires doit aider à créer un environnement favorable à l'émergence de nouvelles solutions de croissance, avec ces acteurs clés.

En matière de numérique en santé, la marche d'entrée est élevée et difficile à franchir. Je pense notamment aux échanges de données de santé, ainsi qu'aux enjeux d'interopérabilité et de sémantique qu'ils soulèvent. De plus, pour ce qui concerne les dispositifs médicaux, les processus d'évaluation sont nécessairement longs : on ne parle pas d'idées qui germent un beau jour et qui, le mois suivant, se traduisent sur les écrans. Il faut accompagner les acteurs en conséquence, ce qui suppose des efforts s'inscrivant dans le temps long.

Deuxièmement, il faut être à l'écoute de ces acteurs. Pourrait-on faire plus ? Certainement. La question fondamentale reste néanmoins : les différents acteurs ont-ils besoin de nous ? Ont-ils compris tous les tenants et les aboutissants ?

Les acteurs historiques connaissent tous les méandres que vous avez évoqués, qu'il s'agisse des différents interlocuteurs, des formes d'hébergement ou des nombreuses règles qu'il convient de respecter. Pour les aider au mieux, nous leur avons dédié des parcours et des formations spécifiques, notamment des formations en ligne et des webinaires. Nous allons à leur contact et leur proposons des entretiens particuliers. Ils comprennent déjà le numérique, mais nous essayons de leur donner des clés supplémentaires.

Dans la même logique, nous travaillons avec les autres acteurs institutionnels de la santé pour accroître encore la visibilité de l'action publique, grâce au Guichet national de l'innovation et des usages en e-santé (G_nius). Nous nous efforçons de répondre aux questions suivantes : que pouvez-vous faire quand vous arrivez dans le domaine de la e-santé ? Quels sont les différents types de financements existants, qu'ils soient locaux ou nationaux ? Quelle est la réglementation qui s'applique ? À quel guichet devez-vous vous adresser ?

Nous tentons d'assurer une présentation groupée de l'ensemble de ces dispositifs, pour que les acteurs aient davantage de visibilité. Certes, ces initiatives ne relèvent pas de la commande publique, mais elles permettent de mieux s'orienter dans le dédale du numérique en santé - si la composante « numérique » est complexe, la composante « santé » l'est aussi.

Tout aussi concrètement, nous menons les appels à projets Structures 3.0. Au total, dix-sept expérimentations ont été réalisées depuis 2020. L'idée est de cofinancer un déploiement avec une entreprise et une structure d'accueil, plutôt dans le secteur médico-social, pour leur mettre à toutes deux le pied à l'étrier.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est le budget dédié à ces initiatives ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Aujourd'hui, ces crédits sont de l'ordre de 3 millions d'euros.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il s'agit donc de microprojets...

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Ce ne sont pas les plus grands budgets que déploie la puissance publique dans ces domaines, nous en convenons. Mais - j'y insiste -,c'est le moyen de mettre le pied d'un certain nombre d'acteurs à l'étrier. Les intéressés sont concrètement mis au contact de l'offre de soins, le but étant d'obtenir des résultats le plus tôt possible.

À cet égard, nous ne menons pas une politique industrielle : l'idée est de faire émerger ces initiatives dans la pratique de l'offre de soins, laquelle change sans cesse, et d'obtenir de premiers retours d'expérience. Ce n'est évidemment qu'une première marche, très modeste, mais nous nous efforçons de mener ces efforts à notre échelle.

M. Simon Uzenat, président. - Cette logique d'incubation peut évidemment avoir son intérêt. Mais, ce qui ressort de nos échanges avec les professionnels du secteur, c'est que les projets de taille critique, qui sont fondamentaux, supposent à un moment ou un autre un effet de levier, donc un effort de plusieurs dizaines de millions d'euros de la part de la puissance publique, comme par exemple pour développer une alternative souveraine à une suite bureautique bien connue.

Pour accompagner la montée en puissance d'un écosystème français et européen sur tous ces sujets, nous avons besoin d'une masse critique. Or, selon vos propres termes, vous faites avec les moyens dont vous disposez... C'est une réalité pour tous les acteurs publics aujourd'hui, et l'on peut bien sûr la déplorer. Mais, dans l'absolu, de quel budget auriez-vous besoin pour aider l'écosystème à monter en compétence dans des délais resserrés ?

Aujourd'hui, il est urgent d'agir, compte tenu de ce qui est en train de se passer de l'autre côté de l'Atlantique. Nous n'avons plus le temps d'attendre.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pouvez-vous privilégier les projets qui vous paraissent réellement exceptionnels et prioritaires ? Ne faut-il pas partir des besoins pour assurer, le cas échéant, une certaine pérennité des commandes ? Si l'on ne déploie pas les moyens nécessaires, la France ne fera qu'amorcer ces chantiers avant qu'un pays étranger ne les reprenne à son compte en offrant des ponts d'or à ceux qui les conduisent.

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Les 3 millions d'euros que j'évoquais sont dédiés à l'innovation et aux start-ups.

D'autres acteurs du numérique en santé bénéficient du Ségur numérique. Ce sont de très bons acteurs, mais ils n'entrent pas dans la même catégorie. Pour beaucoup, ils sont d'envergure nationale ou européenne et appartiennent au secteur depuis un certain temps, qu'il s'agisse de la médecine libérale ou du monde hospitalier. Je le répète, ils n'entrent pas dans la catégorie des start-ups : c'est pour cela que je les ai moins évoqués.

La gestion du tissu industriel de l'innovation ne figure pas parmi les missions de régulation assurées par l'ANS. Nous n'avons pas vocation à créer de futurs champions, même s'il s'agit bien sûr d'un sujet passionnant, du fait de l'énergie considérable de ce secteur et de la profusion d'acteurs du numérique en santé.

À l'instar des États-Unis, certains pays européens développent aujourd'hui, entre autres, des aides aux dispositifs médicaux numériques. Ils poussent beaucoup leurs solutions innovantes sur le terrain. Je pense notamment à l'Allemagne, que nous essayons de copier : nos voisins allemands jouent un rôle moteur dans ce domaine.

Ce travail est bien sûr mené au profit des patients, mais, en la matière, nous sommes également face à un sujet industriel : il s'agit de créer une industrie à l'horizon de cinq ou de dix ans.

Ces missions ne sont pas de notre ressort. Nous poussons les acteurs à se déployer dans le sillon numérique. Nous avons obtenu des financements à cette fin, mais il ne s'agit clairement pas de start-ups : nous parlons plutôt d'acteurs déjà établis sur le marché. Pour la plupart, ils sont français ou européens.

Avec l'espace européen des données de santé (EEDS), nous sommes sur le point de prendre un virage important. Les textes d'orientation ont été publiés au mois de mars dernier ; ils uniformisent un certain nombre d'éléments relatifs aux solutions permettant de stocker des données de santé, en matière d'interopérabilité.

Globalement, la concurrence est susceptible de se développer à l'échelle européenne. Elle sera peut-être moins forte sur les métiers de santé stricto sensu, exception faite du biomédical. Mais, par ailleurs, elle risque de s'accroître fortement dans les mois et les années qui viennent.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous donner le détail des opérateurs économiques avec lesquels vous travaillez de près ou de loin ? Nous pourrons ainsi connaître la ventilation précise des crédits en fonction de la localisation de ces acteurs. Certes, dans les phases d'expérimentation et de construction de l'offre, ils n'ont pas directement accès aux données de santé, mais nous avons tout de même un certain nombre de craintes à ce sujet.

Vous évoquez le déploiement des systèmes d'information. En la matière, le danger est qu'un acteur finisse par se rendre incontournable et, en définitive, aspire de vastes pans des données de santé. Or, dans l'intérêt des patients eux-mêmes, il faut rendre ces systèmes complètement étanches.

S'il y a des données sensibles, ce sont bien les données de santé. C'est précisément pourquoi bon nombre de nos concitoyens rechignent à se rendre sur les espaces numériques. En tant que parlementaires, nous avons la responsabilité de garantir la sécurité et la souveraineté de ces outils.

Enfin, au-delà des 135 millions d'euros d'achats que vous réalisez, nous souhaitons savoir, dans la mesure du possible, quel est l'ordre de grandeur des aides fournies par vos homologues européens, pour apprécier un éventuel retard de la France en la matière.

M. Daniel Salmon. - Aujourd'hui, ce qui fait la force d'acteurs numériques comme Microsoft, c'est le vaste écosystème dont ils bénéficient. L'Europe est-elle en mesure de créer assez rapidement de tels écosystèmes avec des acteurs privés, en assurant une interopérabilité entre ces derniers ?

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Il s'agit là d'un sujet complexe.

Pour notre part, nous nous focalisons sur les enjeux du numérique en santé et sur les questions qu'ils impliquent. Il paraît simple de dire ce qu'est une donnée de santé, sur la base d'une prescription. Mais, dès que l'on entre dans le domaine du numérique en santé, il convient d'identifier le patient comme le professionnel, de déterminer pourquoi le premier se présente devant le second, de savoir si l'on produit des actes ou des médicaments et selon quelle nomenclature.

Pour sa part, l'ANS se focalise aujourd'hui sur ces aspects : comment représente-t-on et partage-t-on la donnée de santé ? Nous n'abordons pas du tout les sujets d'infrastructures, qui sont traités par beaucoup d'autres acteurs. À ce titre, je peux avoir un avis en tant que citoyen, mais non en tant que représentant de l'ANS.

Nous nous appuyons sur les standards internationaux en nous efforçant de nous y conformer le plus possible : les industriels français ou étrangers ne doivent pas se retrouver face à un système franco-français, pour ne pas dire franchouillard, qui les empêche d'aller vers l'extérieur. Nous y veillons très attentivement.

En parallèle, nous faisons en sorte que nos dispositifs prennent en compte les spécificités françaises. Ainsi, contrairement aux pays anglo-saxons, la France ne catégorise pas les patients en fonction de leur race ou de leur religion.

Bref, nous voulons que le tissu industriel dispose des bases les plus proches des standards internationaux, mais nous sommes tournés vers le domaine spécifique du numérique en santé.

M. Jean-Luc Ruelle. - Vos fournisseurs se renouvellent-ils régulièrement ou sont-ils généralement les mêmes ? En outre, organisez-vous des phases de sourcing ou de dialogue technique avec les entreprises avant le lancement de certains appels d'offres ? Comment parvient-on à favoriser les entreprises françaises, voire européennes, dans ce vaste processus d'achat ?

M. Maxime Papillon, responsable des achats publics de l'Agence du numérique en santé. - L'ANS organise effectivement des phases de sourcing préalables à chaque procédure, impliquant une veille technique et technologique. Nous devons impérativement savoir avec qui nous travaillons.

Ces éléments sont susceptibles d'influencer la manière dont nos besoins sont décrits et perçus. Ainsi, plus les procédures sont importantes, plus les sourcings sont menés en amont. Nous nous efforçons d'avoir l'écosystème de fournisseurs le plus large possible, des start-ups aux majors en passant par les PME et TPE, selon les typologies de marchés.

L'objectif est aussi de détecter les obstacles que pourraient rencontrer ces entreprises, qu'elles soient françaises, européennes ou extra-européennes. Nous entendons, ce faisant, conduire notre réflexion sur la manière dont nous allons transcrire nos besoins et exprimer nos exigences - nous savons quelle incidence concurrentielle ces éléments peuvent avoir -,dans le respect du cadre de la commande publique, évidemment.

Comme l'a rappelé la directrice des affaires juridiques (DAJ) du ministère des finances, nous ne pouvons pas invoquer une quelconque préférence française ou européenne. Nous devons rester dans la réponse aux besoins, dans une juste exigence, et nous ne surspécifions pas notre marché. En ce sens, les opérations de sourcing sont extrêmement éclairantes. Grâce à elles, nous pouvons dimensionner précisément nos besoins.

Quant au parc de fournisseurs de l'ANS, il se renouvelle de manière régulière. Nous n'appliquons pas de statu quo et n'accordons pas de prime au sortant. Nous ne changeons pas pour changer, mais nous ne nous interdisons pas non plus le changement. Nous savons le coût que celui-ci représente, notamment au titre de la réversibilité des systèmes d'information, mais on constate un vrai turnover, un vrai renouvellement des fournisseurs de l'agence.

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Je précise que l'hébergement des données de santé fait l'objet, de notre part, d'une attention toute particulière. Il s'agit en effet d'un sujet on ne peut plus sensible.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous nous préciser les avantages et les inconvénients de l'organisation actuelle de l'ANS en GIP ? Que pourrait apporter votre rattachement à la Dinum ?

J'ai noté que vous mobilisiez un certain nombre d'acteurs dans le cadre du GIP. Mais on peut aussi déplorer une forme d'atomisation de l'action publique : ne peut-on pas envisager, demain, une forme de rationalisation, gage d'une plus grande efficacité et d'une meilleure défense de la souveraineté des données ? Vous pourrez bien sûr répondre à cette question ultérieurement, par écrit.

M. Jean-Baptiste Lapeyrie. - Nous sommes conscients de la vaste réflexion dont les opérateurs de l'État font actuellement l'objet. Le règlement EEDS sera, en outre, lourd de conséquences pour l'agence : nous allons probablement devoir assumer de nouvelles missions, en particulier en matière de régulation, attribution que nous avons déjà commencé à développer.

Nous prendrons soin de répondre par écrit à cette question, qui soulève des enjeux d'hébergement, de sécurité ou encore d'interopérabilité. Peut-être un certain nombre de synergies peuvent-elles être menées avec la Dinum, mais, sur ce point, je ne suis pas en mesure de vous répondre à chaud.

M. Simon Uzenat, président. - Si je vous pose cette question, c'est parce que vous avez à traiter de données particulièrement sensibles.

Vous évoquez des enjeux de déontologie et de sécurité : les bonnes pratiques et les diverses règles auxquelles vous travaillez pourraient facilement s'étendre, demain, à bien d'autres sujets que la santé. Une telle démarche pourrait être gagnant-gagnant pour l'ensemble de l'écosystème public.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Problématique des achats publics dans le secteur hospitalier - Table ronde avec : Mmes Marie Daudé, directrice générale de l'offre de soins (DGOS), Véronique Chasse, cheffe de la mission achats en santé à la DGOS, M. Dominique Legouge, directeur général du Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), Mme Angélique Dizier, directrice générale adjointe en charge de la coordination des activités d'achat centralisé du Resah, Mme Cécile Chevance, responsable du pôle "offres" de la Fédération hospitalière de France (FHF), M. Jean-François Husson, chargé de mission à la FHF, et M. Walid Ben Brahim, directeur général de l'Union des Hôpitaux pour les Achats (UniHA)

(Mardi 13 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête, après un déplacement riche en enseignements hier à Bruxelles, en nous intéressant cette fois-ci à la commande publique hospitalière.

Les achats des établissements publics de santé représentent environ 25 milliards d'euros par an, un montant considérable dont les retombées sur le tissu économique français et européen ne peuvent qu'être significatives.

Après avoir entendu la direction des achats de l'État (DAE) et les différentes catégories de collectivités territoriales, il nous a paru important de recevoir les principaux acteurs du monde hospitalier pour évoquer avec eux les enjeux qui s'attachent à la politique d'achat des établissements publics de santé. Il s'agit de mesurer s'ils sont similaires à ceux des autres acheteurs publics, comme la prise en compte des considérations sociales et environnementales, l'amélioration de la performance de la dépense publique ou encore le soutien à l'innovation.

Lors de notre déplacement à Vannes le 28 avril dernier, nous avons également échangé les équipes du Groupement Hospitalier Brocéliande Atlantique, qui nous ont fait part des difficultés et contraintes qui pèsent sur eux et ont regretté l'absence d'incitations à adopter des comportements d'achat plus vertueux, tout en posant la question des moyens à leur disposition.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir :

- Mmes Marie Daudé, directrice générale de l'offre de soins (DGOS) et Véronique Chasse, cheffe de la mission achats en santé ;

- Mme Cécile Chevance, responsable du pôle « Offres » et M. Jean-François Husson, chargé de mission produits de santé, de la Fédération hospitalière de France (FHF) ;

- M. Walid Ben Brahim, directeur général de l'Union des hôpitaux pour les achats (UniHA) ;

- M. Dominique Legouge et Mme Angélique Dizier, respectivement directeur général et directrice générale adjointe du Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah).

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie Daudé, Mme Véronique Chasse, Mme Cécile Chevance, M. Jean-François Husson, M. Walid Ben Brahim, M. Dominique Legouge et Mme Angélique Dizier prêtent serment.

Votre témoignage va nous permettre d'affiner le panorama global de la commande publique que nous construisons pas à pas depuis près de trois mois.

Nous vous saurions donc gré de bien vouloir nous exposer en premier lieu les spécificités de la commande publique en matière de santé, qui ne dispose pas d'un cadre réglementaire particulier, contrairement aux achats de défense. Cela suscite-t-il des difficultés particulières ? Quelles sont les solutions que vous avez identifiées pour lever ces obstacles ?

Vous pourrez également nous présenter à cette occasion la manière dont ces établissements favorisent, via leur politique d'achat, l'innovation en santé, l'accès des entreprises locales aux marchés publics et l'intégration de considérations sociales ou écologiques. Je pense notamment au respect de la loi Egalim.

Par ailleurs, les centrales d'achat semblent jouer un rôle majeur dans le secteur de la santé. Elles permettent de décharger l'hôpital de la passation de marchés complexes pour lui permettre de se concentrer sur son coeur d'activité : le soin.

Néanmoins, ces centrales sont régulièrement mises en cause par les acheteurs publics eux-mêmes, qui mettent notamment en avant des tarifs parfois plus élevés que ceux du marché. La situation est-elle la même dans le secteur hospitalier ?

Mme Marie Daudé, directrice générale de l'offre de soins (DGOS). -
Les achats hospitaliers représentent près de 35 milliards d'euros, soit environ 20 % des achats publics, ce qui fait du secteur de la santé l'un des quatre grands acheteurs publics avec l'État, la Défense et les collectivités territoriales.

Dans une structure médecine, chirurgie, obstétrique, les achats représentent environ 30 % du budget global de l'établissement.

Sur ces 35 milliards d'euros, environ 60 % concernent des produits de santé, 20 % des frais généraux, et 8 % les travaux, prestations techniques et énergie.

Le périmètre des personnes assujetties à la commande publique comprend les établissements publics de santé, les structures de coordination : groupements de coopération sanitaire (GCS) et groupements d'intérêt public (GIP), et certains établissements à but non lucratif, notamment Unicancer.

La commande publique représente, pour le secteur hospitalier, un levier de performance et de politique publique. Le code de la commande publique décrit un processus « achat » privilégiant la qualité et le moindre coût. L'État doit veiller à la performance de ce processus, notamment à la réalisation des gains achats dans les structures hospitalières, principalement via la mise en concurrence et la massification, mais aussi par le calcul en coût complet, la gestion des panels de fournisseurs et la définition précise des besoins.

Pour nous, la commande publique n'est pas qu'un outil juridique, mais aussi un levier permettant d'obtenir la meilleure qualité au juste prix. Le bilan est positif : en 2024, nous avons atteint 96 % de notre objectif de gains achats, soit près de 352 millions d'euros. La massification représente 35 % des dépenses d'achat hospitalier, avec les deux centrales nationales spécialisées présentes ce jour, l'Union des Hôpitaux pour les Achats (UniHA), pour 6,7 milliards d'euros d'achats, et le Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah), pour 2,8 milliards d'euros, ainsi que l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), pour environ 800 millions d'euros et huit centrales régionales spécialisées dans la santé.

Nous avons créé, à la DGOS, la mission performance hospitalière pour des achats responsables (PHARE), dirigée par Véronique Chasse, pour accompagner la structuration, l'optimisation et la professionnalisation des achats hospitaliers. Il s'agit d'identifier les différents leviers de performance, préciser la méthodologie sur les gains achats et accompagner la structuration du secteur.

Deuxièmement, la commande publique devient de plus en plus un levier de politique publique, nécessitant une évolution des outils. Nous travaillons avec la Direction des Affaires juridiques (DAJ) de Bercy dans le cadre du processus de révision des directives européennes, car les enjeux post-crise sanitaire ont évolué pour le secteur de la santé. Nous devons notamment faire face aux tensions d'approvisionnement des produits de santé, avec le sujet des achats souverains. Les outils actuels ne permettent pas d'y faire face de façon satisfaisante. Ma direction a élaboré de premières instructions à ce sujet et commencent à déléguer des crédits en ce sens, avec une intensification depuis le début de l'année 2025 pour couvrir les coûts de 2024.

Notre troisième axe concerne les achats durables, avec l'ambition du zéro carbone en 2050, et des obligations croissantes issues du plan national des achats durables. Ses objectifs pour 2025 - 100 % des marchés comportant une considération environnementale et 30 % une considération sociale - ne sont que partiellement atteints dans le secteur hospitalier public, malgré une progression régulière. De nombreuses règles ont été édictées ces dernières années, qu'il s'agisse de la loi Egalim, de la loi AGEC, du décret tertiaire, de la loi Climat et Résilience d'août 2021 et le schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser), issu de la loi Industrie verte d'octobre 2023.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous donner les chiffres sur le pourcentage des marchés intégrant des considérations sociales et environnementales ?

Mme Marie Daudé. - Sur les clauses environnementales, nous sommes passés de 13 % des marchés en 2022 à 25 % en 2023 en volume, et de 15 % à 50 % en valeur. Pour les clauses sociales, en nombre, nous sommes passés de 3 % à 6 % entre 2022 et 2023, et en montant, de 9 % à 14 %. Ces résultats restent encore partiels.

M. Simon Uzenat, président. - Disposez-vous des données concernant l'application de la loi Egalim ?

Mme Véronique Chasse, cheffe de la mission achats en santé à la DGOS. - Pour Egalim, nous disposons d'un chiffre agrégé pour les secteurs de la santé et du médico-social. Dans le bilan 2024, nous atteignons respectivement 4 % et 5 % de produits biologiques, ainsi que 14 % et 17 % de produits durables et de qualité, contre les objectifs de 20 % et 50 % exigés par Egalim.

Mme Marie Daudé. - Le quatrième type de politique publique concerne l'achat d'innovation, et le cinquième axe est la diversité des opérateurs économiques, avec un attachement particulier à la place des petites et moyennes entreprises (PME) dans l'achat public, étant porteuses de développement territorial, d'innovation et de circuits courts. La part des PME était de 47 % en 2022 et 44 % en 2023 en nombre, mais en montant, nous constatons une diminution, de 27 % en 2022 à 17 % en 2023.

Face à ces constats, nous estimons que les règles de commande publique doivent évoluer. Nous travaillons avec Bercy, dans le cadre d'un groupe de travail piloté par la DGOS, pour proposer plusieurs évolutions : introduire la notion de sécurité sanitaire dans les directives ; renforcer les objectifs de souveraineté et favoriser la réindustrialisation locale ; prévoir un dispositif spécifique pour faire face aux crises ; réserver un pourcentage des marchés d'un montant élevé aux PME ; renforcer la prise en compte des critères environnementaux.

Ces directives sont en négociation à Bruxelles jusqu'en 2026. Nous discutons également de la hausse des seuils, dans le cadre de l'examen du projet de loi sur la simplification de la vie économique. La France a établi des seuils intermédiaires (40 000, 90 000 et 100 000 euros) différents de ceux prévus par la Commission européenne. Les députés viennent de voter le passage du seuil de 40 000 à 100 000 euros pour tout type d'achat, afin de faciliter l'accès des PME aux marchés publics. Il faudra mesurer l'effet d'une telle mesure sur les établissements de santé.

Enfin, nous avons élaboré avec l'Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux (ANAP) et en lien avec nos partenaires, notamment les centrales d'achat, une nouvelle feuille de route des achats publics, encore en cours de discussion comportant trois axes : le pilotage de la performance ; les produits de santé et les futurs enjeux ; les pratiques et processus achats.

Pour conclure, la commande publique participe à la mise en oeuvre des politiques publiques et doit être ajustée face aux nouveaux enjeux de résilience, tout en maintenant la professionnalisation des fonctions achat qui nous permet de mieux acheter, à moindre coût.

Mme Cécile Chevance, responsable du pôle « Offres » de la Fédération hospitalière de France (FHF). - Nous avons des chiffres similaires à ceux exposés par Mme Daudé sur le montant des achats. Nous identifions environ 35 milliards d'euros d'achats, y compris l'investissement (travaux et équipements lourds).

M. Simon Uzenat, président. - Nous avions annoncé précédemment 25 milliards d'euros, puisqu'il s'agissait de la dernière donnée disponible. Or, des actualisations ont eu lieu au cours des deux dernières années. Merci de nous fournir ce chiffre, car nous ne sommes pas sur la même temporalité.

Mme Cécile Chevance. - Ces derniers chiffres de 2024 sont encore des estimations, puisque les comptes ne sont pas encore complètement arrêtés.

Je souhaite également souligner la diversité des produits et prestations achetés par l'hôpital public, allant des achats courants de fonctionnement aux achats innovants, avec une spécificité sur les produits de santé, médicaments, dispositifs médicaux et matériels médicaux lourds. Les achats d'exploitation représentent environ 30 % des charges de fonctionnement, et 35 % en prenant en compte les achats d'investissement.

Les hôpitaux publics sont des acteurs importants dans le tissu économique local, territorial et national, créateurs de valeur, tant sociale qu'économique.

La commande publique doit être encadrée par des règles strictes et le code actuel répond à ces exigences, garantissant le bon usage des deniers publics et le respect des règles déontologiques, comme l'égalité de traitement, la transparence et la liberté d'accès, qui sont protectrices des entreprises soumissionnaires.

Pour autant, il est essentiel de trouver un équilibre en accordant plus de souplesse en matière de négociation et en simplifiant les procédures, afin de permettre aux acheteurs, qu'il s'agisse des établissements de santé, des groupements hospitaliers de territoire (GHT) ou des centrales d'achat, de déployer des stratégies d'achat performantes.

Les difficultés de trésorerie que rencontrent certains établissements de santé doivent être soulignées, en raison de leur situation financière dégradée, ce qui induit une dégradation des délais de paiement, ceux-ci atteignant 61,2 jours en 2023 selon l'Observatoire des délais de paiement, soit une augmentation de 16 % entre 2019 et 2024, ce qui peut impacter les réponses des soumissionnaires ou leurs tarifs.

La mutualisation de la fonction achat permet la professionnalisation des équipes et constitue un levier de performance. Il s'agit également d'un levier de transition écologique, sachant que l'activité du système de santé a un impact certain sur l'environnement, notamment par les émissions de gaz à effet de serre liées pour moitié aux médicaments et dispositifs médicaux achetés par les établissements de santé. De nombreuses obligations s'imposent à eux, qu'il s'agisse de produits de restauration de qualité ou d'origine biologique - qui sont plus onéreux - en application de la loi Egalim, du verdissement des parcs de véhicules ou encore de l'interdiction de certains produits en plastique. Des enjeux en matière d'économie circulaire et d'achat local ou national doivent également être pris en compte, même si le cadre réglementaire actuel n'y est pas toujours adapté. Nous avons identifié plusieurs leviers d'amélioration en matière d'efficience, de simplification, de souveraineté nationale ou européenne et de transition écologique.

M. Jean-François Husson, chargé de mission produits de santé à la Fédération hospitalière de France (FHF). - Concernant l'efficience, nous proposons de renforcer la mutualisation des équipes, des compétences et des expertises, et de poursuivre la professionnalisation des équipes achats, tant sur le volet juridique que technique. Il est ainsi nécessaire de travailler en amont, sur la définition du juste besoin, d'éviter la prolifération des références, d'améliorer le sourcing et de développer le calcul en coût complet, mais aussi en aval, sur la logistique et les processus d'approvisionnement, notamment les commandes en urgence et la gestion des ruptures d'approvisionnement.

Un sujet important pour les établissements de santé est de pouvoir à nouveau qualifier certaines offres trop chères comme inacceptables. La vision actuelle du Conseil d'État restreint cette évaluation aux seules capacités budgétaires des établissements, sans considérer la valeur réelle du produit, ce qui pose des difficultés alors que les acheteurs sont tout à fait compétents pour juger de la valeur d'un produit au regard d'indices et de benchmark.

Il s'agit également de lutter contre les ententes et les prix disproportionnés pratiqués parfois par certains prestataires, en renforçant le partenariat avec la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), pour des retours plus rapides sur les augmentations de prix que nous constations dans certains domaines.

En matière de simplification, la possibilité de négociation des acheteurs publics doit être renforcée, étant aujourd'hui bien plus limitée qu'auparavant, particulièrement après des procédures d'achat concurrentielles infructueuses.

Dans les sujets de souveraineté abordés, nous travaillons en partenariat avec la DGOS sur les achats souverains de produits identifiés. Nous souhaitons disposer de leviers pour recourir plus facilement à des achats européens, nationaux, voire locaux. Actuellement, les règles de la commande publique nous autorisent dans certains cas à utiliser des marchés réservés à des opérateurs européens. Un levier intéressant serait de passer de ces marchés réservés à des critères de choix favorisant les opérateurs nationaux et européens.

Concernant la transition écologique et l'économie circulaire, les achats hospitaliers peuvent contribuer à la transformation écologique des établissements de santé. Aujourd'hui, nous pouvons intégrer des considérations environnementales dans nos critères de choix, mais nous manquons de référentiels communs pour évaluer l'impact environnemental des produits achetés.

Un travail a été mené avec la Direction générale des entreprises sur le bilan carbone des médicaments. L'association des entreprises du dispositif médical a également développé un « éco-score », mais ces outils restent encore peu matures.

Enfin, sur l'économie circulaire, il existe désormais une possibilité d'acquérir des produits de seconde main, avec une dispense de procédure de marché formalisée en dessous de 100 000 euros. Ce sujet est intéressant à défendre, tout en restant vigilant sur le respect des règles générales de la commande publique.

M. Walid Ben Brahim, directeur général de l'Union des Hôpitaux pour les Achats (UniHA). -UniHA a été créée en 2005, par et pour les hôpitaux. Il s'agit d'un groupement de coopération sanitaire (GCS), dont la mission est d'organiser les procédures d'achat pour le compte de ses adhérents.

Notre structure a plusieurs particularités. En tant que groupement de coopération sanitaire, nous ne pouvons fournir des prestations qu'à nos adhérents. Notre modèle économique est à la fois frugal et vertueux : nos charges sont couvertes uniquement par les cotisations de nos adhérents, sans aucun financement de la part des fournisseurs.

Notre gouvernance est hospitalière, le groupement étant administré par la directrice générale du centre hospitalier universitaire (CHU) de Limoges. Le bureau du conseil d'administration est composé entièrement d'hospitaliers, médecins, directeurs et pharmaciens.

Nous comptons 1 477 adhérents, dont 80 % sont des hôpitaux publics, représentant 95 % du volume d'achat en 2024. Notre principal mode de passation de marchés est le groupement de commandes, où les hôpitaux s'engagent sur des quantités estimatives, avant même de connaître le titulaire, la durée ou le prix, ce qui constitue un puissant levier de négociation.

Nous bénéficions d'un fort ancrage hospitalier, avec 14 sites répartis sur le territoire, nos équipes étant directement installées dans les hôpitaux, au contact des services de soins, garantissant ainsi une adéquation aux besoins réels.

En 2024, nous avons réalisé 7,6 milliards d'euros d'achats, dont 5,2 milliards en produits de santé - médicaments et dispositifs médicaux) - suivis par l'énergie, les équipements médicaux et diverses fournitures et services. Nous achetons tout ce qu'on peut trouver à l'hôpital sauf les travaux, qui sont réalisés en interne.

Notre structure compte 143 agents, avec un budget de fonctionnement de 18,5 millions d'euros en 2024, soit un coût de 250 euros par tranche de 100 000 euros d'achat. Contrairement à d'autres centrales, nous ne faisons pas d'achat-revente, mais mettons uniquement des marchés à disposition. Tout excédent constaté une année est restitué aux adhérents l'année suivante, sous forme de réduction de cotisation.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous nous donner quelques précisions sur vos implantations ultramarines ?

M. Walid Ben Brahim. - Nous n'en avons pas, mais les hôpitaux ultramarins font partie de notre groupement et nous avons un attachement particulier à ces établissements.

UniHA est un moteur d'efficience depuis 20 ans, dans le sens de la qualité au meilleur prix. La qualité des produits est notre première préoccupation, mais nous générons également des gains substantiels qui, après un tassement dû à l'inflation en 2022-2023, ont repris avec une augmentation de 17 % entre 2023 et 2024. Nous contribuons à hauteur de 114 millions d'euros aux gains totaux mentionnés par la directrice générale de l'offre de soins.

Notre activité inclut l'optimisation des prix et des services liés à l'approvisionnement, ainsi que l'assistance aux hôpitaux dans l'exécution des marchés.

UniHA constitue aussi un levier de performance et de transformation du système de santé. Au-delà de l'efficience, notre première préoccupation est la sécurité d'approvisionnement, particulièrement importante pour les produits de santé. Nous avons profondément modifié nos méthodes d'achat : aujourd'hui, 80 % de nos marchés de médicaments sont multi-attributaires, sans fournisseur unique. Nous avons diversifié notre sourcing et sommes en capacité de mobiliser des fournisseurs français et européens, dans le cadre réglementaire actuel.

Concernant la durabilité, nous avons intégré les objectifs législatifs européens et réglementaires, notamment ceux de la loi Industrie verte. En 2024, 66 % de nos marchés intègrent une clause ou un critère environnemental, et 22 % une clause ou un critère social. Nous avons élaboré un Spaser, et nous travaillons sur le bilan carbone de nos achats, sachant que 50 % du bilan carbone d'un hôpital est lié aux achats, dont 60 % aux produits de santé.

En 2023, nous avons réalisé une analyse de cycle de vie complète d'un médicament anti-infectieux, en partenariat avec un industriel. Nous intégrons désormais une méthodologie d'évaluation du bilan carbone des médicaments dans nos appels d'offres, permettant de noter les offres selon leur impact carbone. En matière de durabilité, certains lots sont réservés à des établissements et services d'aide par le travail (ESAT), comme dans le traitement de déchets, pour deux millions d'euros en 2024.

Concernant le tissu économique, 60 % de nos titulaires sont des PME, représentant 20 % de nos volumes d'achat. Nous sommes une grande centrale d'achat nationale, mais nous ne faisons pas travailler que des industriels. Notre pratique de l'allotissement est systématique : en moyenne, un marché représente 17 lots chez UniHA. Sur les marchés de produits de santé, nous allons jusqu'à 32 lots, et un marché d'anti-infectieux en cours compte 757 lots. Chaque lot a une procédure spécifique, des critères pondérés différemment et peut être multi-attributaires. Ce travail précis permet de faire vivre des entreprises françaises et européennes.

Nous collaborons avec le ministère de l'Économie sur des programmes de stimulation du tissu économique local, car les start-ups, confrontées à des difficultés de levée de fonds depuis deux ou trois ans, ont besoin de la commande publique. Les programmes « Je choisis la French Tech » et « ÉTIncelles » nous permettent de contribuer à cette vivacité économique.

En matière de souveraineté, notre organisation par filières spécialisées permet d'identifier et de faire travailler les entreprises locales. Par exemple, nous travaillons avec un industriel français pour rapatrier la production d'un médicament contre l'hépatite C actuellement fabriqué hors de France.

Dans la filière restauration, nos marchés de viande (porc, veau, dinde, poulet, jambon) sont 100 % français. C'est une fierté pour UniHA.

Concernant les évolutions possibles, nous préconisons une stabilité globale des normes de la commande publique, qui sont déjà complexes, mais fonctionnelles. Certains dispositifs, comme les systèmes d'acquisition dynamique sont particulièrement utilisés par les centrales d'achat, mais d'autres, comme les catalogues électroniques, restent inexploités.

Nous appelons à une meilleure lisibilité et une simplification du nombre d'opérateurs d'achat. Une plus grande régulation de la création de ces opérateurs, publics ou privés, nous semble nécessaire, ainsi que nous l'avons dit à la mission de l'Inspection générale des finances (IGF) en cours sur le sujet. Cela entraîne un empilement de frais de structure. Le système de santé français a la chance de disposer d'opérateurs nationaux professionnels, qui font un travail formidable. Il est nécessaire de conserver cette structuration, d'approfondir la fonction territoriale au niveau des GHT, et de s'appuyer sur ces structures nationales.

M. Dominique Legouge, directeur général du Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah). - Le Resah a été créé sous forme de GIP par les hôpitaux d'Île-de-France il y a une vingtaine d'années, avec l'appui de la FHF, afin de professionnaliser et mutualiser leurs achats. Nous avons depuis connu une forte croissance et étendu notre périmètre au niveau national, notamment via le programme PHARE.

Notre offre couvre la quasi-totalité des besoins des hôpitaux et structures médico-sociales : produits de santé, médicaments, dispositifs médicaux, énergie, numérique, produits hôteliers et prestations externalisées. Au-delà des seuls hôpitaux, tous les acheteurs publics intervenant dans les domaines sanitaire, médico-social ou social peuvent être bénéficiaires de notre centrale d'achat.

Le Resah est labellisé « Relations fournisseurs et achats responsables » (RFAR) depuis 2021, conformément à la norme ISO 24 000. Nous respectons les délais de paiement, avec un règlement de nos fournisseurs en environ huit jours en achat-revente, ce qui est apprécié par les PME. Nous avons créé un guichet de l'acheteur hospitalier responsable, accessible à tous nos adhérents, avec un bouquet de services pour les aider dans cette démarche. Ainsi récemment, le CHU de Nancy a été labellisé RFAR. Nous engageons nos fournisseurs à aller dans le même sens.

Notre gouvernance est celle d'un GIP classique, avec une assemblée générale qui réunit nos adhérents et un conseil d'administration majoritairement composé d'hôpitaux, créateurs du Resah. Nous comptons 4 000 adhérents, dont la totalité des hôpitaux publics, la plupart des grands établissements privés non lucratifs, le service de santé des armées depuis l'origine, 1 200 structures médico-sociales, 600 organismes de sécurité sociale, notamment dans le cadre du partenariat avec l'Union des caisses nationales de sécurité sociale (UCANSS), 91 services départementaux d'incendie et secours, 200 centres communaux d'action sociale (CCAS) et 400 collectivités territoriales.

Notre volume d'achat a atteint 3,2 milliards d'euros en 2024 (contre 2,8 milliards euros en 2023), dont 10 % en achat-revente, avec une réserve de croissance importante, car beaucoup d'achats des secteurs sanitaire et médico-social ne sont pas encore mutualisés. Nous travaillons avec 1 000 fournisseurs, dont 54 % de PME, et gérons 5 700 marchés.

Nos gains sur achat représentent 213 millions d'euros, hors énergie, pour 2024. Nous employons plus de 200 personnes (pharmaciens, ingénieurs, biologistes, cadres de santé, logisticiens, juristes, etc.), avec un budget de fonctionnement d'environ 30 millions d'euros.

Notre spécificité est d'avoir créé, dès l'origine, un centre de ressources et d'expertise pour accompagner nos adhérents dans la professionnalisation de leurs achats et le bon usage de nos marchés. Nous sommes convaincus que la maîtrise des consommations constitue le levier essentiel pour un achat économiquement et environnementalement performant.

Ce centre propose du conseil pour des marchés complexes, comme l'externalisation de prestations de nettoyage au CHU de Bordeaux, avec un lot réservé à une entreprise adaptée, ou le transport d'examens de laboratoire et de produits sanguins par drone au CHU de Nancy ou à l'hôpital de Granville, et anime des groupes de travail sur la performance achat et la logistique, par exemple actuellement sur l'optimisation des dépenses de titre 2, et des clubs d'utilisateurs de nos marchés.

Nous travaillons actuellement sur nos données, afin de permettre à nos adhérents de comparer leurs consommations, notamment sur le taux de substitution des équivalents thérapeutiques. Nous avons aussi une activité de formation, parfois certifiante comme les « 100 heures de l'achat », avec l'École des hautes études en santé publique (EHESP) de Rennes, ou notre formation en logistique avec l'École des Mines de Saint-Étienne. En outre, nous organisons régulièrement des événements, notamment avec l'ANAP sur la logistique et la pharmacie hospitalière.

Notre centre de ressources et d'expertise assure une mission essentielle de partage d'information sur les achats et la logistique entre nos adhérents. Nous publions un journal quotidien en ligne « achat-logistique.info », qui valorise les expériences de nos adhérents et d'autres acheteurs publics. Nous éditons également des guides pratiques sur des thématiques achats, comme la gestion des déchets, la restauration, la loi Egalim ou l'énergie.

Pour en revenir à notre centrale d'achat, nous avons une forte activité de soutien à l'innovation, particulièrement orientée vers les start-ups et PME. Notre centre d'innovation par les achats, doté d'une équipe spécialisée avec plusieurs salariés, identifie, évalue, sélectionne et diffuse des solutions innovantes accompagnant les projets de transformation de nos adhérents. Il travaille en lien avec l'écosystème de l'innovation, l'Agence de l'innovation en santé, la Banque publique d'investissement, France Biotech, Silver Valley ou encore les pôles de compétitivité.

Notre catalogue comprend plus de 100 solutions innovantes, majoritairement françaises, allant des robots d'assistance opératoire aux solutions de gestion de planning, avec intelligence artificielle (IA).

Nous avons conclu un partenariat avec le CHU de Nantes pour intégrer sa future fabrique de l'innovation en santé fin 2025, permettant à nos équipes d'être au plus près des soignants pour accompagner l'innovation en matière de numérique et d'IA.

Notre expérience en matière d'achat public souverain s'illustre par une opération majeure de sécurisation des approvisionnements de gants en nitrile à la suite de la crise sanitaire, que nous avons conduite à la demande du ministère de la santé et de la DGOS. Ce marché national d'environ un milliard de gants sur quatre ans a permis la relocalisation de la production en Europe, dans le département de la Sarthe. D'autres opérations de ce type ont été réalisées, en partenariat avec UniHA, ou le seront prochainement pour les produits de santé qui seront jugés critiques par l'État.

Sur deux segments spécifiques, que sont les médicaments et les produits alimentaires, nos adhérents ont maintenu une dynamique d'achat régional. Nous travaillons donc à l'échelle de l'Île-de-France et coopérons avec les autres groupements régionaux.

Notre particularité est d'être la seule centrale d'achat public à intervenir à la fois en tant qu'intermédiaire, qui assure de la mise à disposition de contrats et en tant que grossiste, avec une activité d'achat-revente de 300 millions d'euros. Cette approche nécessite une infrastructure financière solide, car nous payons nos fournisseurs à huit jours tandis que nos adhérents règlent en plusieurs mois. Nos comptes sont désormais certifiés.

Au niveau européen, nous avons créé, avec d'autres centrales d'achat publiques spécialisées dans le secteur hospitalier, l'association European health public procurement alliance (EHPPA), et nous portons des projets financés par la Commission européenne. Notre projet « Procure », qui s'achèvera prochainement, établit un état des lieux de l'achat hospitalier européen à la suite de la crise sanitaire. Les conclusions à ce sujet devraient être remises à partir du mois de septembre prochain.

Pour conclure sur la réglementation, je suis d'accord avec Walid Ben Brahim. Les centrales d'achat sont devenues des acteurs essentiels de la commande publique, et le mouvement de mutualisation se poursuivra. Il serait pertinent de définir un socle d'exigences minimales garantissant performance et maturité des centrales d'achat, sans réglementation excessive, mais avec des règles suffisantes pour assurer à leurs adhérents une qualité de prestation à tous les niveaux d'intervention. Nous en avons également fait part à l'IGF.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous représentez un volume considérable, avec 35 milliards d'euros d'achats. Disposez-vous des données plus précises sur leur répartition entre entreprises françaises et étrangères ? Ce volume global génère des retombées importantes pour le pays.

Ma deuxième question concerne les start-ups : comment les intégrez-vous ? Comment assurez-vous un sourcing des solutions innovantes et surtout, comment les accompagnez-vous dans la commande publique ? Être innovant ne suffit pas. Sans commandes, une start-up s'étouffe rapidement. Pourriez-vous partager quelques exemples concrets ?

Concernant les médicaments, face à l'évolution rapide de la recherche et notre perte d'influence dans ce domaine, comment soutenez-vous la recherche pharmaceutique française ?

Ma troisième question porte sur l'hébergement des données, qui constitue un aspect stratégique : comment assurez-vous la sécurité de ces données ?

Enfin, concernant les délais de paiement, vous avez mentionné un allongement de dix jours. Est-ce dû à un manque de ressources financières ou à une planification inadéquate ? Serait-il possible de ramener ces délais à 30 jours, comme pour la commande publique en général, au lieu des 50 jours dérogatoires ?

M. Walid Ben Brahim. - Pour certaines questions, je reprendrai les éléments que la Direction des achats de l'État (DAE) vous a présentés il y a quelques semaines. Concernant les données sur les opérateurs français, il est malheureusement difficile de les déterminer avec précision, car de nombreuses sociétés disposent de filiales en France, ce qui complique l'analyse statistique de l'origine de nos prestataires. Nous n'avons pas de données agrégées au niveau d'UniHA, mais nous suivons la situation, filière par filière.

Nous avons engagé, avec la Direction générale de la Santé et la DGOS, une cartographie des vulnérabilités de nos approvisionnements en médicaments et dispositifs médicaux, ce qui était notre priorité. Notre analyse se fait quasiment produit par produit, un travail fastidieux qui ne permet pas encore d'avoir une vue globale.

Concernant le repérage et l'accompagnement des start-ups, nous bénéficions de l'expertise de nos acheteurs particulièrement spécialisés. Par exemple, notre équipe de Marseille, spécialisée dans l'achat de dispositifs médicaux liés à la transfusion sanguine, a identifié la start-up i-SEP de Nantes, qui développe une solution innovante bénéficiant aujourd'hui à neuf CHU.

Nous avons également participé à une formation organisée par Bercy dans le cadre du programme « Je choisis la French Tech ». Nous accompagnons pas à pas les start-ups innovantes que nous repérons.

Sur le financement de l'innovation et de la recherche, la chasse aux chutes de brevets est un sujet extrêmement important pour UniHA. Nous travaillons en amont avec les industriels génériques, en dehors des appels d'offres, pour leur signaler des molécules avec une chute de brevet à venir. Nous leur demandons parfois de se positionner sur certaines productions de molécules avec trois à quatre ans d'anticipation, permettant ainsi aux acheteurs de passer immédiatement un marché de générique, dès que le brevet tombe, afin que le produit biosimilaire puisse être utilisé à l'hôpital. La pénétration de ces médicaments biosimilaires dans les pratiques hospitalières constitue également une préoccupation majeure.

Concernant la sécurité et l'hébergement des données, nous faisons face à des niveaux de dépendance importants à des fournisseurs étrangers. L'enjeu est d'être capable de réduire cette dépendance. Lors de notre dernier marché de solutions cloud pour les hôpitaux, nous avons prévu un lot spécifique dédié aux solutions souveraines. Nous avons également signé le manifeste d'Hexatrust.

M. Simon Uzenat, président. - Concernant le cloud souverain, nous serons preneurs d'informations détaillées sur la façon dont vous organisez, pilotez et mettez en oeuvre vos marchés.

M. Dominique Legouge. - Pour le cloud souverain, nous avons une offre qui répond à la variété des besoins de nos adhérents. Nous appuyons particulièrement la diffusion des clouds souverains, notamment NumSpot, qui dispose d'un marché spécifique avec le Resah. Récemment, nous avons réalisé une première opération avec l'Assistance publique - Hôpitaux de Marseille, qui utilisera ce cloud souverain pour gérer son entrepôt de données de santé.

Il s'agit d'un démarrage progressif. Malgré l'existence de nombreuses alternatives non souveraines, l'offre souveraine actuelle devient attractive pour les établissements. Nous encourageons la diffusion de ces solutions, qui apportent une sécurité accrue pour l'hébergement des données de santé particulièrement sensibles.

Les retombées économiques en France sont importantes, avec la commande publique hospitalière. Un secteur où les retombées sont automatiques est celui des prestations de service (maintenance, nettoyage, restauration, énergie, etc.), qui génère des emplois directs au niveau national. Pour les produits que nous diffusons, il est plus difficile de déterminer quelle partie est fabriquée localement. Néanmoins, tout le secteur des services et des travaux est par nature employeur au niveau national.

Mme Angélique Dizier, directrice générale adjointe en charge de la coordination des activités d'achat centralisé du Réseau des acheteurs hospitaliers (Resah). - Pour faire venir les start-ups dans la commande publique, nous utilisons notre centre d'innovation par les achats, qui existe depuis plusieurs années. Porter et soutenir les politiques publiques liées à l'innovation a toujours fait partie de la culture du Resah. Cette équipe identifie de manière précoce les solutions innovantes à fort potentiel pour les établissements de santé.

Nous avons environ une centaine d'offres innovantes au catalogue du Resah, car l'objet du marché est innovant, ou parce que nous avons intégré dans la procédure de mise en concurrence un critère évaluant le caractère innovant de la solution proposée.

Nous avons également développé un mécanisme contractuel incitatif pour les start-ups, notamment l'utilisation importante du mécanisme d'achat-revente dans les marchés d'innovation, permettant aux entreprises d'être sécurisées en matière de trésorerie, grâce à un délai de paiement d'une huitaine de jours.

Nous inventons également des mécanismes contractuels avec des dispositifs de tests, d'essais et de cofinancement de solutions, adaptés aux achats d'innovation, sécurisant pour les entreprises, et accompagnant les établissements dans le changement.

Mme Cécile Chevance. - La dégradation de la situation financière des établissements est liée notamment aux impacts de l'inflation et des mesures de revalorisation salariale. Ces mesures, bien que légitimes, ont eu un fort impact sur les charges des établissements. Des missions de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), avec également IGF, examinent la couverture, le calibrage et la ventilation des financements destinés à couvrir ces charges. Nous estimons qu'il existe un sous-financement important concernant l'inflation et les mesures liées aux ressources humaines, ce qui affecte directement la trésorerie.

Nous constatons un déficit cumulé qui inclut des charges non décaissables, comme les amortissements et les provisions, mais qui affecte néanmoins la trésorerie. La situation globale cache des disparités : certains établissements concentrent une part importante de la trésorerie en raison de leur taille, d'autres, notamment des petits établissements ou des établissements psychiatriques, présentent des situations de trésorerie, apparemment confortables, qui masquent en réalité des difficultés différentes, particulièrement en matière de postes vacants, d'attractivité et de recrutement.

Certains établissements sont presque exsangues en matière de trésorerie et peinent à payer leurs factures. Les charges salariales et les emprunts étant décaissés régulièrement, leur marge de manoeuvre repose sur les délais de paiement des fournisseurs et les dettes sociales et fiscales, deux postes en augmentation. Malgré tout, nous veillons à ne pas mettre en difficulté les fournisseurs, particulièrement ceux en situation vulnérable.

Mme Marie Daudé. - Nous essayons d'agir au maximum sur la dette fiscale ou sociale, car par définition, cela ne peut pas être une solution pérenne, à l'image des délais fournisseurs. Il s'agit d'une importante problématique actuellement.

Nous examinerons votre première question sur le retour financier, car nous ne disposons pas des données pour le moment.

Concernant la recherche, cela fait partie des critères que nous approfondissons avec la DAJ de Bercy, dans le cadre de la révision des directives européennes, pour mieux intégrer cette dimension aux règles de l'achat.

M. Daniel Salmon. - Concernant le respect des exigences en matière de restauration collective fixées par la loi Egalim, vous avez indiqué être à 4 ou 5 % de bio et 20 % pour ce qui est labellisé ou local. Quels leviers comptez-vous activer pour améliorer ces résultats dans les années à venir ?

Vous avez également mentionné la relocalisation de la production de gants. Où en sommes-nous concernant les masques, sujet important ces dernières années ? Quelle a été l'évolution ? J'ai entendu dire que des masques chinois revenaient dans les hôpitaux.

Enfin, concernant les médicaments actuellement sous tension, existe-t-il encore des leviers de concurrence ou observez-vous plutôt une entente entre certains laboratoires sur les prix des médicaments, particulièrement les plus coûteux, comme ceux utilisés en chimiothérapie ?

M. Dominique Legouge. - Sur l'application de la loi Egalim, nous devons trouver des marges de manoeuvre budgétaires, car l'achat de produits alimentaires vertueux nécessite un budget plus conséquent. Nous travaillons sur la lutte contre le gaspillage alimentaire, estimé à environ 20 %, mais cette piste doit être complétée par un effort sur le budget d'acquisition alimentaire, en dégageant des marges sur d'autres postes comme les produits de santé, où il existe encore beaucoup de possibilités sur la substitution de médicaments, au-delà des génériques et biosimilaires, en prenant mieux en compte les équivalences thérapeutiques.

Nous avons besoin d'un engagement préalable des établissements. Si nous incluons des produits vertueux dans nos marchés alimentaires, sans que les établissements ne s'engagent à les acheter, les fournisseurs maintiendront des prix élevés. Pour obtenir de meilleurs prix, il faut un engagement préalable des établissements sur l'achat de ces produits de qualité ou bio.

La mutualisation des achats peut être un levier fantastique pour gagner du temps et créer un effet d'entraînement. Nous sommes convaincus de l'intérêt du niveau régional pour les produits alimentaires, même si d'autres approches sont possibles.

Mme Véronique Chasse. - Sur l'application de la loi Egalim, nous constatons dans certaines régions des prises de contact avec les chambres régionales d'agriculture pour créer des organisations inter-GHT, portées au niveau régional, permettant de développer les circuits courts et approvisionner en produits durables et bio. Ces initiatives, observées dans plusieurs régions, sont particulièrement intéressantes.

Mme Marie Daudé. - Nous avons un problème global de compensation des surcoûts pour les établissements de santé, dans un contexte de plus en plus complexe pour les finances publiques. Cela n'empêche pas que nous devons suivre nos objectifs de politique publique, mais l'adaptation des financements reste un défi.

Concernant les masques souverains, nous sommes à environ 50 millions d'achats par an depuis 2022 (60 millions en 2022, 45 millions en 2023, 50 millions en 2024 et probablement 50 millions en 2025). Les établissements avaient constitué d'importants stocks durant la crise sanitaire et progressivement, les masques français prennent le relais. Je ne pense pas que les masques chinois disparaîtront complètement, mais nous visons une montée en charge maximale de la production française.

M. Daniel Salmon. - Avez-vous une idée des pourcentages dans ce domaine ?

Mme Marie Daudé. - Non, pas pour l'instant, mais nous vous communiquerons ces informations.

M. Walid Ben Brahim. - Concernant le marché du médicament et les comportements des industriels, une particularité existe sur le marché français. À l'hôpital, nous bénéficions de prix particulièrement intéressants, grâce aux appels d'offres, car nous générons environ 60 % des dépenses globales de médicaments. Les patients, qui reçoivent un médicament à l'hôpital, poursuivent ensuite leur traitement en ville, ce qui crée un effet d'appel pour les industriels.

L'écart est probablement trop important entre le prix des « vieilles » molécules, très utilisées et peu onéreuses dans nos appels d'offres, et celui des molécules innovantes, notamment en cancérologie, qui sont extrêmement coûteuses.

Concernant les brevets, les industriels développent parfois des stratégies de contournement ou de prolongation en changeant simplement la forme d'administration du médicament, ce qui retarde la mise sur le marché d'alternatives et prolonge leur monopole.

Notre conviction est que les réponses doivent être à l'échelle européenne, car l'industrie pharmaceutique est mondialisée. Même avec plus de 5 milliards d'euros d'achats de produits de santé, nous représentons moins de 0,4 % du marché mondial pharmaceutique. Une échelle européenne est essentielle pour influencer ces stratégies globales.

M. Jean-François Husson. - Les ruptures de médicaments à l'hôpital concernent en moyenne 5 % du livret thérapeutique de l'établissement, de manière quotidienne. L'année dernière, 4 000 ruptures de médicaments ont été signalées à l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), au niveau du marché français. Il s'agit d'une problématique majeure, avec un marché du médicament mature, où les médicaments essentiels qui soignent 90 % des patients sont à des prix particulièrement bas.

Une question se pose sur l'attractivité du marché hospitalier pour les industriels, comme en témoigne le peu d'offres sur les antibiotiques et les médicaments de chimiothérapie anciens, ce qui pose de vrais problèmes de prise en charge des patients. Les établissements, qu'ils soient en GHT ou indépendants, ont besoin des opérateurs de mutualisation pour les accompagner et trouver des solutions alternatives, alors qu'ils sont confrontés quotidiennement à ces problèmes.

Mme Cécile Chevance. - Concernant la loi Egalim, l'objectif est évidemment louable et les volontés sont présentes. Certains établissements sont d'ailleurs fortement investis, car nous parlons d'une moyenne qui masque des différences importantes. Le principal frein reste la question du coût plus élevé et le manque de moyens d'accompagnement, dans un contexte de forte contrainte financière.

M. Dominique Legouge. - Le niveau de concurrence diminue régulièrement. Nous sommes de plus en plus confrontés à des situations monopolistiques, de droit ou de fait. C'est le cas pour 60 à 70 % des médicaments, où les marges de négociation sont particulièrement limitées, mais aussi pour certains équipements médicaux, comme les robots chirurgicaux, devenus presque indispensables et consommant beaucoup de dispositifs coûteux, ou encore les suites logicielles qui créent une captivité.

Au niveau du Resah, et avec nos collègues centrales d'achat européennes, nous sommes partisans, pour certains achats, d'évoluer vers des échelons européens, afin d'atteindre une échelle de commandes permettant de rétablir un tissu de fournisseurs plus diversifié. Ces problématiques dépassent la capacité de la commande publique française, notamment pour les médicaments en monopole, où le marché français, bien qu'intéressant, reste tout à fait relatif.

M. Simon Uzenat, président. - Vos propos font écho à notre déplacement à Vannes, où nous avons rencontré les représentants du Groupement hospitalier Brocéliande Atlantique, et à nos discussions d'hier, avec la représentation permanente de la France à Bruxelles et la Commission européenne, sur les médicaments et la baisse de concurrence. Cette dynamique s'observe aussi au niveau européen sur l'ensemble des marchés, comme le montre un rapport de la Cour des comptes de l'Union européenne.

Nous avons entendu des témoignages indiquant que même un groupement hospitalier représentant plusieurs dizaines de millions d'euros d'achats reste un client faible. Nous sommes sur une ligne de crête, avec : d'un côté, un appel à des massifications potentiellement supranationales, et de l'autre, le constat d'un appauvrissement du tissu économique local.

Je vous remercie pour vos témoignages sur les stratégies d'allotissement que vous avez déployées. L'accès des TPE/PME aux marchés reste un vrai sujet, car plus la massification sera importante, plus l'accès sera compliqué, avec des risques de multiplication des chaînes de sous-traitance et de compression des prix pour les sous-traitants. Nous partageons cette préoccupation.

Sur la loi Egalim, j'entends vos remarques sur le renchérissement des denrées sous signe de qualité ou biologiques, mais nous pouvons augmenter significativement leur part, sans observer une explosion des coûts. En tant que conseiller régional chargé de ces sujets, je constate que cela est possible. Vous avez justement souligné la lutte contre le gaspillage alimentaire. L'évolution des pratiques et le développement du « fait maison » peuvent aussi être évoqués.

En Bretagne, certains établissements atteignent plus de 60 % de produits sous signe de qualité et plus de 50 % de bio, avec les mêmes ressources que d'autres, qui sont à moins de 10 %. La question n'est donc pas uniquement financière. Un sujet de volonté politique apparaît. C'est de notre point de vue une priorité.

La massification des achats, mal opérée, pourrait produire des effets pervers. La DGOS communique-t-elle des lignes directrices claires à ses opérateurs sur cette dichotomie entre la massification et l'accès des TPE/PME, notamment pour les marchés alimentaires ? Pourriez-vous également nous transmettre vos Spaser respectifs ?

Un dernier point, manquant dans vos propos, concerne le pilotage par la donnée, qui est selon nous le nerf de la guerre. Sans savoir précisément où nous en sommes et sans connaître l'évolution des dynamiques, nous restons dans le brouillard à ce sujet.

Les données que vous nous avez communiquées sur l'alimentation sont-elles consultables en temps réel ? Les patients ont le droit de savoir ce qui est proposé, comme cela est demandé dans nos lycées et collèges pour les parents d'élèves. Avez-vous la perspective de rendre ces éléments publics, afin d'améliorer le pilotage et l'efficacité de notre action collective ?

M. Henri Cabanel. - Je partage vos propos sur la volonté politique concernant la loi Egalim. J'entends la problématique financière, mais cette loi est en vigueur depuis le 1er janvier 2022. Les chiffres que vous nous avez communiqués ont-ils augmenté depuis cette date ? Avez-vous fixé des objectifs pour atteindre les seuils requis par la loi ? La lutte contre le gaspillage est positive, mais vous êtes-vous fixé des objectifs concrets, ou considérez-vous que les 4 à 5 % et 13 à 17 % actuels sont suffisants, compte tenu des contraintes financières ?

Mme Marie Daudé. - Nous ne faisons pas vraiment de choix financiers. Nous disposons chaque année d'une enveloppe - l'objectif national des dépenses d'assurance maladie (ONDAM) - qui évolue selon un rythme imposé. Celui-ci doit couvrir toutes les dépenses hospitalières. Bien sûr, l'État donne des instructions sur les politiques publiques à valoriser, que ce soient les achats, la transition écologique ou les plans de santé publique, ainsi que les revalorisations salariales.

Finalement, les établissements font leurs propres choix, et appliquent comme ils le peuvent ces différentes injonctions en s'appuyant sur une enveloppe limitée. La transition écologique fait partie des priorités, et le levier achat est majeur pour réaliser des progrès.

Sur la faiblesse des résultats d'application de la loi Egalim, nous constatons que progressivement, nous obtenons plus de données et une meilleure participation des établissements aux campagnes de télédéclaration, ce qui nous permet d'obtenir les résultats présentés. Des travaux sont pilotés au sein de la DGOS, avec des groupes de travail. Je vous rejoins sur la nécessité d'une impulsion forte pour atteindre les objectifs de la loi, et des groupes se forment actuellement sur cette thématique.

Concernant le pilotage par la donnée, nous essayons d'obtenir de plus en plus d'informations sur les achats souverains et la répartition des opérateurs économiques. Nous tentons de mettre ces données en perspective, avec les évolutions passées et les prévisions futures, bien que tout cela soit perfectible.

M. Dominique Legouge. - Nous sommes pleinement conscients de l'importance du pilotage par la donnée. Nous avons commencé des investissements massifs dans nos systèmes d'information et nos équipes, avec le recrutement récent de data scientists, afin de traiter les millions de données que génère une centrale d'achat gérant plusieurs milliards d'euros. Il est nécessaire de structurer ces données pour en extraire des informations utiles.

Je crois beaucoup au travail à l'échelle des opérateurs de mutualisation, en consolidant les chiffres via la DGOS. Nous investissons trois à quatre millions d'euros chaque année dans le système d'information, afin de développer ce pilotage par la donnée, essentiel non seulement pour mesurer l'impact territorial de nos achats, mais aussi pour piloter efficacement la relation avec nos fournisseurs.

M. Walid Ben Brahim. - Le pilotage par la donnée est une orientation stratégique forte pour UniHA, avec le projet de restituer à nos adhérents diverses données de performance, qu'il s'agisse d'indicateurs d'efficience, de durabilité ou d'indicateurs Egalim.

En tant qu'ancien chef d'établissement hospitalier, je peux affirmer que cela donne beaucoup de sens aux équipes. Dans un contexte où les hôpitaux doivent recruter et renforcer leur attractivité, pouvoir dire aux infirmières que certains matériels proviennent d'une entreprise européenne, plutôt que de l'autre bout du monde, a une réelle valeur et devient un levier d'attractivité.

Sur l'articulation entre national et local, il s'agit d'accompagner les équipes hospitalières à faire évoluer leurs pratiques. J'ai vu des cuisines hospitalières fonctionnant avec des méthodes de reconstitution de repas, sans cuisiner. Il s'agit d'un travail de longue haleine, et ce d'autant plus que n'est pas la spécialité des établissements de santé. Nous pourrions nous inspirer des collectivités. Une articulation est possible entre niveau national et allotissements régionaux, comme nous le faisons pour l'alimentation, avec de nombreux allotissements régionaux adaptés aux spécificités territoriales. La bonne maille doit être trouvée pour faire vivre les territoires.

Mme Véronique Chasse. - Pour revenir à l'alimentation, je signale qu'il existe une feuille de route de planification écologique du système de santé, qui traite de différents sujets, dont les achats avec un volet alimentation, afin d'accélérer la mise en place de la loi Egalim. Une expérimentation appelée « Lundi vert » propose un jour par semaine de l'alimentation non carnée à l'hôpital. L'ambition, après cette phase d'expérimentation, est de démontrer qu'on peut proposer des menus équilibrés et satisfaisants sans apport de viande, puis de déployer cette initiative.

Mme Marie Daudé. - Nous vous transmettrons la circulaire de décembre 2023, commune à la DGOS et à la Direction générale de l'alimentation, concernant l'atteinte des objectifs de la loi Egalim, la mise en place de l'expérimentation « Lundi vert » et la qualité des repas à l'hôpital. Cette circulaire, visant à augmenter la part des produits durables, a été envoyée aux agences régionales de santé, pour diffusion aux établissements.

Mme Cécile Chevance. - Un point intéressant est le partage d'expériences. Comme vous l'évoquiez, il existe des différences importantes de pratiques au sein d'un même territoire. C'est également le cas dans les hôpitaux, où chacun avance à son rythme selon les domaines : certains privilégient l'alimentation, d'autres les flottes de véhicules, les parkings, les blocs opératoires, les maternités ou encore l'éco-soin.

Nous essayons de favoriser l'échange d'expériences via des webinaires réguliers sur différentes thématiques, avec des rappels de la réglementation et l'intervention d'établissements ayant mis en place des initiatives intéressantes. Cela permet aux établissements de se contacter directement et de s'inspirer mutuellement.

M. Simon Uzenat, président. - Concernant le secteur hospitalier, même si ce n'est pas directement l'objet de notre commission d'enquête, la question des moyens alloués aux hôpitaux et des incitations pour développer des pratiques vertueuses sera bien évidemment sur la table. Cette problématique relève aussi des prérogatives du Parlement. Vous avez ainsi évoqué l'exemple des véhicules électriques, singulièrement plus coûteux que les véhicules thermiques.

Sur le pilotage par la donnée, je souhaite insister sur la nécessité pour l'État de s'appuyer sur les initiatives existantes, déjà conduites par les différents opérateurs, publics comme privés, en associant les centrales d'achat. Trop souvent, nous voyons des acteurs volontaires développer des outils, pendant que l'État fonctionne en circuit fermé. Finalement, les systèmes ne sont pas interopérables, ce qui entraîne une perte de temps et d'argent. Il faudrait utiliser les moyens déjà développés, afin de disposer rapidement de données consolidées.

Pour la restauration collective, les télédéclarations actuelles sont particulièrement partielles et peu représentatives, compte tenu du nombre total de cantines. La consolidation rapide des données sur l'achat représente une urgence et une responsabilité de l'État, qui permettrait, y compris à nous parlementaires, d'être plus efficaces.

Mme Véronique Chasse. - Sur la question des données, les chiffres que nous avons avancés, notamment sur les PME et les considérations sociales et environnementales, proviennent de l'Observatoire économique de la commande publique (OECP). Jusqu'à présent, nous avions une difficulté, car dans la restitution annuelle de ces données, l'OECP regroupait les dépenses d'achat de l'État et celles des hôpitaux publics. Nous travaillons maintenant avec l'OECP pour différencier l'État des hôpitaux publics et obtenir des données plus précises.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Laura Chaubard, directrice générale de l'École Polytechnique

(Mardi 13 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux en revenant à l'étude des achats numériques des personnes publiques et leur impact sur la souveraineté numérique, dans la lignée des travaux que nous conduisons sur le sujet depuis plusieurs semaines à l'initiative de notre rapporteur.

Comme nous l'avons vu la semaine dernière, l'État et ses établissements publics semblent envoyer des signaux contradictoires à ce sujet. Une doctrine officielle prône le recours à des offres souveraines pour les données publiques sensibles et cherche à faire émerger des acteurs nationaux capables de les fournir. Dans le même temps, l'accoutumance aux solutions d'hébergement et aux logiciels développés par des acteurs internationaux soumis à des législations extraterritoriales reste très forte.

Un exemple récent a suscité des remous : l'École polytechnique, un des établissements d'enseignement supérieur les plus prestigieux de notre pays, qui plus est sous la tutelle du ministère des armées, a engagé la migration de ses outils collaboratifs vers la solution Microsoft 365, ce qui pose des questions légitimes en matière de sécurité et d'accès aux données concernées.

Pour nous présenter ce choix et en expliquer les motivations, nous accueillons Mme Laura Chaubard, ingénieure générale de l'armement, directrice générale de l'École polytechnique.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laura Chaubard prête serment.

L'École polytechnique n'est pas un établissement d'enseignement supérieur comme les autres, en raison de son histoire, de son statut et de ses missions. Elle forme, selon le code de l'éducation, aux « emplois de haute qualification ou de responsabilité à caractère scientifique, technique ou économique, dans les corps civils et militaires de l'État et dans les services publics ». Une vingtaine d'ingénieurs de l'armement en sont issus chaque année. C'est également une institution de recherche dont les nombreux laboratoires travaillent sur des domaines sensibles, qui peuvent connaître des applications militaires.

Dans ce contexte, vous pourrez nous présenter la genèse de cette migration et quelles en sont les justifications. Un sourçage a-t-il été effectué au préalable ? Si c'est le cas, n'a-t-il pas permis d'identifier une alternative souveraine ? Il nous serait également utile de comprendre comment ce choix s'articule avec la doctrine de l'État en matière d'hébergement des données.

Vous pourrez également nous indiquer comment votre tutelle, assurée par la direction générale de l'armement, que nous avons reçue dans le cadre de nos travaux, a réagi à ce projet informatique. Si elle ne s'en est pas émue, c'est que vous avez dû apporter des garanties renforcées en matière de sécurité pour vos données les plus sensibles. Quelles sont-elles ? Considérez-vous, au contraire, que les législations extraterritoriales américaines ne représentent pas, dans le cadre de ce projet, un réel danger ?

Mme Laura Chaubard, directrice générale de l'École polytechnique. - Je voudrais d'abord éclairer la situation actuelle des solutions informatiques à l'École polytechnique. Pour la bulle administrative et enseignement, nous utilisons déjà les outils collaboratifs Microsoft, aux côtés d'autres outils proposés à nos salariés et usagers, dont plusieurs logiciels libres et solutions françaises, notamment Whaller, première solution collaborative labellisée SecNumCloud.

Notre constat actuel est que nos solutions logicielles, multiples et fragmentées, sont difficilement intégrées et massivement contournées, car jugées peu intuitives, notamment par nos agents administratifs. Je me concentre sur la bulle administrative de l'école, où ces solutions sont difficilement sécurisables face aux cyberattaques quotidiennes dont nous sommes l'objet, comme tous les établissements d'enseignement supérieur. Cela demande une dépense d'énergie considérable de notre direction des systèmes d'information (DSI).

J'ai donc demandé à la DSI d'uniformiser nos outils collaboratifs, afin de concentrer leurs efforts sur la sécurisation des outils les plus spécifiques et des données les plus sensibles dans nos métiers d'enseignement supérieur et de recherche. Le projet, qui a fait couler beaucoup d'encre, consiste à migrer la sphère administrative de l'École de solutions Microsoft vers Microsoft 365 avec un hébergement sur le cloud. Je précise que nous avons déjà des outils en mode SaaS (software as a service), comme notre système d'information des ressources humaines (SIRH) et notre système d'information (SI) financier. Cela est le cas dans quasiment tous les établissements publics.

Ce projet ne concerne pas la sphère des laboratoires. Certains mènent effectivement des recherches relevant de la protection du patrimoine scientifique et technique français et sont suivis par les services de l'École, du ministère des Armées, qui assure notre tutelle, et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), qui assurent la cotutelle de ces laboratoires. Certains d'entre eux sont qualifiés de zones à régime restrictif (ZRR), sécurisées physiquement, les entrées et sorties faisant l'objet d'un registre, et logiquement, avec un hébergement local des données sensibles. Cela ne change pas dans notre projet actuel.

Nous discutons actuellement avec le CNRS et le groupement d'intérêt public (GIP) Renater, qui développe des services numériques pour le monde de l'enseignement et de la recherche, afin de mieux harmoniser les services numériques proposés aux laboratoires. Notre choix d'une solution cloud est également motivé par la doctrine « cloud au centre » de l'État, tout en veillant à ce que les données sensibles, essentiellement celles de la recherche, ne soient pas concernées par cette migration.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelle est la motivation principale qui a conduit à la décision de migrer l'ensemble des systèmes de messagerie, y compris en ZRR ?

Mme Laura Chaubard. - J'ai expliqué l'inverse. La zone des laboratoires, y compris les messageries, n'est pas concernée par cette migration, qui porte sur les services administratifs.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La motivation principale semble l'harmonisation. Y a-t-il eu un audit préalable à cette migration vers Microsoft ? Si oui, par qui a-t-il été réalisé et quelles étaient les conditions principales ?

Mme Laura Chaubard. - Nous avons eu plusieurs audits de notre système d'information ces dernières années, dont un audit cybersécurité mené il y a plus d'un an, accompagné par l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). Un prestataire de l'Anssi a piloté l'audit.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est le nom de ce prestataire ?

Mme Laura Chaubard. - Il s'agit d'une entreprise bretonne de cybersécurité, du nom d'Amossys. La sécurisation de notre système d'information a fait l'objet de cet audit, avec un plan d'action en cours de déploiement. En revanche, le choix des outils collaboratifs n'a pas fait l'objet d'un audit préalable.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avez-vous étudié les alternatives souveraines, telles que les solutions labellisées SecNumCloud, par exemple chez OVH, Oodrive, Proton, ou des solutions open source ? Si oui, quelles solutions ont été évaluées et pourquoi ont-elles été écartées ?

Mme Laura Chaubard. - Parmi les solutions homologuées SecNumCloud, aucune ne présente la palette fonctionnelle d'un environnement collaboratif bureautique intégré. Les solutions en cours d'homologation, qui présentent cette palette fonctionnelle, sont Bleu, portée par Orange, Capgemini et Microsoft, et S3NS, portée par Google et Thales. Aucune des deux n'est homologuée SecNumCloud pour le moment.

Nous avons eu des discussions avec les deux groupements, plus avancées avec Bleu puisque nous étions déjà dans un environnement Microsoft. Nous poursuivons ces discussions, et Bleu sera peut-être une solution à moyen terme, mais aujourd'hui, tant dans son chemin d'homologation SecNumCloud que dans son offre commerciale, Bleu n'est pas adaptée au secteur de l'éducation, qui ne fait pas partie des secteurs prioritaires de son déploiement, qui est attendu par beaucoup d'industriels français.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel est le coût estimé du déploiement vers Microsoft à l'École polytechnique, incluant licences, mise en oeuvre et maintenance ?

Mme Laura Chaubard. - Je ne peux pas vous répondre précisément, car nous n'en sommes pas là. Dans les premières estimations, nous réalisons plutôt des économies sur le coût des licences par rapport à ce que nous achetons aujourd'hui sur le même périmètre. Nous en sommes encore aux travaux d'études de cette migration.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Comment justifiez-vous le choix Microsoft face aux directives gouvernementales, notamment celles de la direction interministérielle du numérique (Dinum), et comment conciliez-vous cette migration avec les obligations légales françaises, notamment l'article L. 811-3 du code de la sécurité intérieure ?

Mme Laura Chaubard. - Pouvez-vous me le rappeler, car je ne le connais pas par coeur ?

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il s'agit d'une obligation de protéger les données au niveau de la France.

Mme Laura Chaubard. - Je répète que ce projet n'entraîne pas l'exposition de données sensibles à un risque cybertechnique ou au droit extraterritorial américain. Ce sont les données administratives de l'École polytechnique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - N'avez-vous pas rencontré la Dinum pour connaître leur avis ?

Mme Laura Chaubard. - Pas pour ce projet. Cependant, nous dialoguons avec la Dinum et la direction générale du numérique (DGNum) du ministère des Armées. Concernant le choix de Microsoft, il s'agit d'un standard d'environnement collaboratif, utilisé par l'ensemble de nos partenaires de l'Institut Polytechnique de Paris, et facilement pris en main par nos salariés, notamment dans les fonctions support, où nous connaissons de fortes difficultés de recrutement. Les viviers compétents sont particulièrement concurrentiels sur le plateau de Saclay. Dans nos entretiens de départ, la complexité de l'environnement numérique a été plusieurs fois citée comme motif d'insatisfaction, voire de frein à la performance.

Nous avons constaté un contournement massif des outils mis à disposition par l'École, y compris SecNumCloud, et l'utilisation de « shadow IT », d'outils collaboratifs grand public sans garantie de sécurité, par nos personnels pour partager des fichiers, fixer des rendez-vous, collaborer sur des documents ou rediriger l'adresse de courrier électronique de Polytechnique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quelles mesures concrètes avez-vous prises pour garantir la protection des données sensibles relevant des ZRR contre l'accès non autorisé par des autorités étrangères, en vertu du Cloud Act, auquel Microsoft est soumis ?

Mme Laura Chaubard. - Je répète que les laboratoires ne sont pas concernés par la migration vers un hébergement dans le cloud Microsoft. Les données de la recherche, notamment celles issues des ZRR, ne sont pas concernées. Elles font l'objet de solutions d'hébergement locales ou proposées par la co-tutelle CNRS.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il existe des questions d'hébergement, mais aussi des questions de traitement de données, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Les deux solutions doivent être souveraines s'agissant de données sensibles. Quelles sont les solutions auxquelles vous avez recours, qui sont celles du CNRS, pour les questions de protection des laboratoires de recherche ?

Mme Laura Chaubard. - Je ne suis pas sûre de comprendre la question. Aujourd'hui, il existe de nombreux outils numériques à disposition des laboratoires pour l'hébergement, le traitement et les outils métier. Aucun n'est un outil Microsoft hébergé sur le cloud.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pouvez-vous nous donner des noms ? Ce sujet est important, car il s'agit de données sensibles qui relèvent de la Nation.

Mme Laura Chaubard. - La sécurité informatique de chaque laboratoire, qui a de multiples tutelles (deux, trois ou quatre, dont l'École polytechnique), relève de la responsabilité du directeur d'unité ou de laboratoire. Celui-ci est accompagné par l'établissement hébergeur dans sa politique de sécurité des systèmes d'information. Le choix des outils et services informatiques est de la responsabilité du directeur de laboratoire. C'est pourquoi je ne peux pas vous préciser quels outils sont utilisés par chacune des 23 unités de recherche.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pourriez-vous nous préciser exactement la procédure ? Notre rapporteur vous a demandé s'il y a eu un audit et ses conclusions. Votre ministre de tutelle émet des directives précises, d'autant que vous dépendez du ministère des Armées. La Première ministre a rédigé une circulaire, enjoignant les administrations d'État et groupements publics traitant des données sensibles, à recourir à des solutions souveraines, protectrices contre les lois extraterritoriales. Ceci a été transposé dans la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite loi « Sren », dont nous attendons les décrets d'application. La ministre du numérique confirme qu'il convient d'utiliser des solutions souveraines.

Mme Laura Chaubard. - Il n'en existe pas qui soit homologuée aujourd'hui.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Comment se déroule concrètement le processus ? On apprend par la presse un souhait de migration vers Office 365. Est-ce que cela passe par un conseil d'administration ? Y a-t-il des votes formels ? Comment se construit l'appel d'offres ? Expliquez-nous clairement les choses.

Mme Laura Chaubard. - Ce projet a d'abord été instruit en interne de l'école, sur la base du constat d'insatisfaction concernant l'environnement numérique administratif, de la difficulté pour la DSI à maintenir la fonctionnalité, la sécurisation et à maîtriser le contournement de nos outils. La DSI n'est pas calibrée pour maintenir une constellation d'outils non intégrés.

Nous avons ensuite eu des échanges avec notre tutelle sur ce projet d'adoption d'outils répandus dans l'ensemble des institutions d'enseignement supérieur et de recherche, notamment au sein de l'Institut Polytechnique de Paris et d'autres écoles d'ingénieurs. Cela ne fait pas l'objet d'une délibération ou information en conseil d'administration.

Pour la contractualisation, nous nous appuyons sur le marché du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche pour l'achat de licences. Ce marché a fait l'objet d'une mise en concurrence, élaborée avec le Groupe Logiciel, un groupement d'établissements d'enseignement supérieur qui prescrit les besoins en matière de logiciels pour rédiger des cahiers des charges communs et négocier efficacement tarifs et fonctionnalités.

Ce groupe a lancé un appel d'offres avec mise en concurrence en 2024, avec un cahier des charges sur les fonctionnalités d'outils collaboratifs, indiquant que les solutions Microsoft ou équivalentes étaient attendues pour équiper les services administratifs des établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Ce marché a été notifié et renouvelé récemment, en mars 2025. Nous utilisions déjà ce marché pour acquérir la plupart de nos licences actuelles, et nous l'utiliserons pour les licences Microsoft 365.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous confirmez donc qu'il n'y a pas de décision formalisée, avec procès-verbal et relevé de décision, prise par le conseil d'administration. Celui-ci n'est donc pas informé, et il n'y a pas de transparence sur la procédure visant à équiper l'école de manière globale.

Mme Laura Chaubard. - Cette décision ne relève pas des prérogatives du conseil d'administration, dans les textes de l'École polytechnique. Cela dit, nous avons présenté au conseil d'administration le schéma directeur des systèmes d'information il y a près de deux ans. L'évolution vers des outils plus intégrés y était mentionnée, sans préciser une migration vers Microsoft 365.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Et les enjeux concernant les lois extraterritoriales ?

Mme Laura Chaubard. - Je le répète, ce projet n'expose pas de données sensibles de l'école à des lois extraterritoriales.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je suis désolée de vous contredire, madame la directrice. En plus du Cloud Act, il y a surtout la loi Fisa (Foreign Intelligence Surveillance Act), qui vise à lutter contre l'espionnage et fait que les grandes sociétés américaines d'informatique en nuage (AWS, Google et Microsoft) ne sont pas imperméables aux lois extraterritoriales. Avoir recours à Microsoft fait qu'il n'y a pas de protection.

Mme Laura Chaubard. - Bien sûr, je suis d'accord avec vous.

Mme Catherine Morin-Desailly. - N'est-ce donc pas un sujet de débat au niveau du conseil d'administration ? L'École polytechnique n'est pas une école ordinaire, elle est prestigieuse et fait de la recherche. Comment expliquez-vous ce choix, qui heurte la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) ? Comment expliquez-vous aussi d'avoir confié la chaire IA Polytechnique à Google il y a quelques années ?

Mme Laura Chaubard. - Nous n'avons pas de chaire avec Google. Nous devons être la seule université à ne pas avoir noué de partenariat avec Google.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Peut-être que ce n'est plus le cas, mais une chaire existait avec Google il y a cinq ou six ans. Confirmez-vous ne pas avoir d'instructions précises de la Dinum, recommandant une mise en conformité ?

Mme Laura Chaubard. - Avec ce choix, nous sommes en conformité avec la doctrine cloud de l'État. Nous nous approvisionnons sur un marché passé par le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, précisément pour ces zones administratives du secteur.

Je précise que les ZRR sont exclusivement dans les laboratoires. Il s'agit de la protection du potentiel scientifique et technique de la France, et non des échanges entre étudiants.

Aujourd'hui, aucun outil de messagerie sur Internet, hormis les messageries sécurisées défense ou sur des réseaux spécifiques, n'est suffisamment sécurisé pour véhiculer des données sensibles. Quand vous envoyez un mail, même via le serveur du Sénat, il n'y a aucune garantie que son contenu ne soit pas soumis à l'extraterritorialité du droit américain ou ne transite pas par des serveurs hébergés par des sociétés américaines. Il y a une illusion sur la messagerie. Elle n'est pas un outil adapté pour échanger des données sensibles, sauf les messageries homologuées confidentiel défense.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Aujourd'hui, qu'est-ce que la donnée sensible en réalité ?

Mme Laura Chaubard. - Rien de ce qui est échangé par courrier électronique.

Mme Catherine Morin-Desailly. - C'est une vraie question, car par recoupement, grâce aux algorithmes de plus en plus sophistiqués, il est possible de reconstituer des informations. Tout est potentiellement une donnée sensible.

Mme Laura Chaubard. - Je m'inscris en faux sur ce point. Nous disposons de procédures de cotation de la sensibilité de l'information et de la connaissance scientifique produite dans nos laboratoires. Ces procédures permettent d'apprécier le risque et le potentiel scientifique et technologique des recherches conduites, et de circonscrire les zones contenant des données sensibles, qui doivent être équipées de solutions souveraines, non exposées à l'extraterritorialité du droit américain.

Cette précision est importante, car les chercheurs ont souvent le sentiment qu'un mail envoyé à un collègue est sécurisé parce que le serveur est interne. Ce n'est pas vrai. L'information transmise par mail est exposée au piratage, mais aussi à l'extraterritorialité du droit américain.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Confirmez-vous qu'il n'y a pas eu d'appel d'offres ?

Mme Laura Chaubard. - L'appel d'offres s'est fait au niveau du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche. Ce marché a fait l'objet d'une mise en concurrence.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pouvez-vous nous transmettre l'ensemble de ces éléments à ce sujet ?

Mme Laura Chaubard. - Ces éléments sont publics.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'Enseignement supérieur a donc passé le marché ?

Mme Laura Chaubard. - Pas spécifiquement pour l'École polytechnique, mais un marché ministériel avec mise en concurrence sur les outils collaboratifs à disposition des établissements, comme le font la plupart des ministères.

M. Simon Uzenat, président. - Vous êtes dans votre rôle en défendant vos choix, mais vous envoyez, sur la forme, un message qui n'est pas très agréable à la représentation nationale, dont nous faisons partie. Nous ne sommes pas issus de l'École polytechnique, mais nous avons travaillé ces sujets et entendu de nombreux acteurs. Vous nous apportez des éléments qui sont à vos yeux rassurants, mais en réalité ne le sont pas. Les opérateurs économiques nous ont clairement indiqué, sauf à considérer que leurs propos étaient mensongers, qu'en incluant dans les appels d'offres des mentions précises sur la non-soumission aux législations extraterritoriales, on pouvait protéger nos données. Vous nous expliquez au contraire que rien n'est sécurisé, et qu'il est possible de choisir ce que l'on veut. C'est problématique.

Je comprends la complexité de gestion et d'interopérabilité évoquée pour votre DSI. Les collectivités territoriales y sont aussi confrontées. Cependant, ces signaux d'alerte existent depuis plusieurs années. Des opérateurs économiques importants nous affirment qu'avec des moyens raisonnables, ils pourraient développer en deux ans une alternative européenne à Microsoft 365. Pourquoi, en tant que lanceur d'alerte sur les systèmes actuels, n'avez-vous pas contribué à développer cette alternative ? Vos choix actuels entretiennent notre dépendance.

Concernant les données sensibles, après nos échanges avec la Commission européenne, nous considérons que toutes les données publiques sont par définition à protéger, et non uniquement les données militaires. Les données administratives peuvent être exploitées au titre de l'intelligence économique. Tout l'appareil d'État américain est mobilisé en ce sens. Avec des jeunes en formation, les échanges peuvent représenter des sources de renseignements. La distinction entre données sensibles et non sensibles doit pouvoir être dépassée.

Je vous invite à faire preuve de modestie face à ces enjeux majeurs, et à respecter les préoccupations exprimées par les nombreux acteurs auditionnés. J'ai l'impression que vous considérez nos préoccupations comme infondées et sans valeur, ce qui est peu agréable. L'École polytechnique, avec ses brillants cerveaux, n'a-t-elle jamais envisagé de contribuer à l'élaboration d'une alternative européenne ?

Mme Laura Chaubard. - Je présente mes excuses si j'ai donné l'impression de balayer les questions de souveraineté numérique d'un revers de main. J'y ai oeuvré pendant plus de vingt ans et elles me sont particulièrement chères. Mon propos visait à préciser le périmètre du projet, un domaine où il faut être à la fois précis et pragmatique.

Je ne me prononcerai pas aujourd'hui sur l'opportunité de recréer un système d'exploitation de l'envergure de Windows en Europe. Je serais très heureuse qu'un jour nous disposions d'un environnement collaboratif européen offrant le niveau de performance, d'intégration et d'adoption de celui de Microsoft. Malheureusement, ce n'est pas encore le cas.

Les démarches d'homologation SecNumCloud sont une très bonne initiative, mais les groupements portant ces solutions ont des calendriers d'homologation d'un à deux ans. Ces solutions s'appuient d'ailleurs sur des sociétés françaises et des environnements américains (Microsoft ou Google). La difficulté à s'extraire de l'extraterritorialité du droit américain par un montage technique n'est pas encore surmontée. J'espère qu'on y parviendra bientôt.

Il s'agit d'une question de pragmatisme et de dosage de l'effort. Il me semble essentiel de concentrer nos efforts sur la protection. Le risque est multiple : extraterritorialité du droit américain, mais aussi risque cybertechnique (intrusion, fuite de données ou de prise de contrôle des systèmes d'information), qui est quotidien à l'École polytechnique. Notre audit cyber préconisait des mesures de sécurisation que nous ne pouvions pas mettre en place dans l'architecture actuelle sans dépense démesurée.

L'environnement Microsoft 365 nous permettra de mettre en place la double identification pour les collaborateurs travaillant à distance, et le système de cotation de sensibilité des données. Nous avons une politique d'étiquetage des fichiers, selon leur niveau de sensibilité, mais elle est difficile à appliquer, car elle demande une action de l'utilisateur à chaque création de fichiers.

La migration permettra une fonctionnalité de cotation intégrée aux outils collaboratifs, qui posera automatiquement la question et appliquera des règles de routage empêchant, par exemple, la transmission par mail d'un fichier coté sensible. Ce n'est pas la panacée, mais nous sommes très attentifs à la sécurisation technique de nos systèmes d'information, qui font l'objet d'attaques de plus en plus fréquentes.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il n'y a donc pas eu de discussion générale au départ, mais simplement une demande, et le ministère de l'Enseignement supérieur a fait l'appel d'offres, via l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). Est-ce bien cela ?

Mme Laura Chaubard. - La démarche du ministère de l'Enseignement supérieur n'est pas liée à celle de l'École polytechnique. Ce sont des marchés-cadres qui irriguent l'ensemble des établissements d'enseignement supérieur et de recherche. Nous avons émargé sur un marché global.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous évoquez les cyberattaques dont vous faites l'objet. L'audit a identifié des travaux et des mesures coûteuses à prendre. Cela est vrai pour toutes les entités concernées. Nous travaillons sur la directive NIS2 et sa transposition. Des moyens seront nécessaires pour nos ministères, collectivités territoriales et entités critiques. Mais plutôt que de doser nos efforts, il existe un impérieux devoir de mise en conformité rapide, voire d'anticipation. De nombreux acteurs recherchent déjà des solutions souveraines européennes ou open source. Une école comme la vôtre devrait montrer la voie.

Pour avoir auditionné plusieurs spécialistes de cybersécurité, je suis convaincue qu'il existe des solutions collaboratives satisfaisantes autres que celles des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). C'est un discours qu'ils tiennent, celui de la facilité. D'autres solutions existent, notamment des briques de souveraineté qui peuvent constituer un embryon de solution totalement souveraine.

Je réitère ma question : je n'ai pas rêvé concernant la chaire IA de Polytechnique financée par Google en 2018. Vous n'étiez pas directrice à l'époque, mais je voudrais savoir si c'est toujours le cas aujourd'hui.

Mme Laura Chaubard. - Je n'en connais pas l'existence. J'ai vraiment un doute sur une chaire Google, mais je vérifierai. En tout cas, aujourd'hui, nous n'avons pas de collaboration de recherche avec Google ou Microsoft.

Les chaires sont des projets de mécénat par les entreprises. Nous n'avons actuellement aucune chaire active avec les Gafam. Notre quarantaine de chaires sont presque exclusivement (à l'exception d'une) avec des entreprises françaises et européennes.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Stéphanie Combes, directrice de la Plateforme des données de santé (Health Data Hub)

(Mercredi 14 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons nos travaux aujourd'hui en approfondissant notre étude de la politique des achats numériques des personnes publiques, que nous avons engagée à l'initiative de notre rapporteur et qui nous mène au croisement des problématiques de commande publique et de souveraineté numérique.

Nous constatons au fil de nos auditions une grande ambivalence de la part de nos interlocuteurs, qui malgré une doctrine de l'État en la matière très claire, s'agissant notamment de l'hébergement souverain des données, persistent à s'en éloigner de peur de modifier des usages anciens ou au prétexte de l'absence de solutions équivalentes à celles proposées par des acteurs étrangers soumis à des législations extraterritoriales.

Le cas du Health Data Hub (HDH), la plateforme des données de santé (PDS), est à ce titre emblématique. Ce groupement d'intérêt public (GIP) a été institué par la loi du 24 juillet 2019 pour « mettre à disposition les données du système national des données de santé » et « promouvoir l'innovation » dans l'utilisation de celles-ci, en constituant un guichet unique pour y accéder. Depuis sa création, un choix à la fois technique et politique réalisé à l'époque fait l'objet de critiques récurrentes : celui d'héberger sa plateforme sur Microsoft Azure et non une solution souveraine. Depuis cette date, malgré de nombreuses promesses, aucune migration n'a été engagée.

Pour échanger avec nous sur ce sujet, nous recevons Mme Stéphanie Combes, directrice du HDH.

Je vous informe que cette audition, sur décision de notre commission, sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement , voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Stéphanie Combes prête serment.

Je vous laisse dans un premier temps présenter brièvement la genèse, le rôle et l'organisation du HDH, sachant que sa création a été quelque peu perturbée par la crise sanitaire et que sa montée en puissance l'est tout autant par cette question de sécurité des données. Ainsi, le rapport Marchand-Arvier sur les données de santé de 2023 indique que le choix d'Azure « obère la capacité du HDH à assurer sa mission fondamentale de mise à disposition des données de la base principale du système national des données de santé ». Ce constat est-il toujours d'actualité ?

Nous avons cru comprendre que l'outil juridique sur lequel repose l'hébergement du HDH auprès de Microsoft Azure est une commande réalisée auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap). Il nous serait utile que vous nous expliquiez quel est le sourçage ou l'étude préalable qui a été conduite à l'époque avant de retenir cette solution, selon une procédure certes conforme au droit de la commande publique, mais moins transparente qu'un appel d'offres. De nombreux acteurs de premier plan indiquent ne pas avoir été sollicités.

Depuis cette date, le paysage technologique a évolué, tout comme les solutions sur le marché. Qu'en est-il de la situation actuelle ? Vous pourrez nous indiquer si Microsoft avait six ans d'avance sur les solutions souveraines européennes, et si le différentiel capacitaire et fonctionnel est tel qu'il ne peut toujours pas être comblé.

L'article 31 de la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, dite « SREN », du 21 mai 2024, prévoit que tout hébergement de données d'une sensibilité particulière, dont font évidemment partie les données de santé, doit être préservé des législations extraterritoriales permettant notamment à l'administration américaine d'accéder aux données qu'il stocke sans en informer la personne concernée. Vous pourrez nous indiquer quel est l'état de vos réflexions pour que le HDH se mette en conformité avec cette obligation législative.

Cette situation renvoie sans doute à l'annonce du lancement d'un appel d'offres faite par la ministre déléguée chargée de l'Intelligence artificielle et du Numérique, Mme Clara Chappaz, à l'Assemblée nationale le 8 avril dernier pour faire migrer le HDH sur un « hébergeur sécurisé ». Êtes-vous en mesure de nous en dire davantage à ce sujet ? Nous serions notamment intéressés par les conditions d'exigence de la qualification SecNumCloud dans ce cadre.

Si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.

Mme Stéphanie Combes. - Merci de me donner l'occasion de présenter les missions et actions du HDH. Créée en 2019 par la loi, cette structure vise à faire de la France un acteur de référence en matière de recherche en santé, de faciliter l'accès aux données de santé, qui malgré leur richesse en France étaient difficiles à exploiter, et de tirer parti de l'innovation numérique, notamment de l'intelligence artificielle (IA).

Notre priorité a été de mettre en place une offre technologique de pointe à destination des chercheurs, tout en garantissant un haut niveau de sécurité, indispensable s'agissant de données de santé, même pseudonymisées. Tous les choix technologiques ont été conçus pour être réversibles, et nous avons continuellement actualisé nos analyses de marché, partagé ces travaux, et contribué aux réflexions de la direction interministérielle du numérique (Dinum) pour encourager le développement d'alternatives souveraines aux services proposés par les hyperscalers américains. L'objectif à terme reste bien la migration vers une solution souveraine, à condition qu'elle offre un niveau de sécurité au moins équivalent à celui en place.

La création du HDH fait suite aux préconisations du rapport Villani sur l'intelligence artificielle de mars 2018, qui appelait à la constitution de grandes plateformes de partage de données dans des secteurs stratégiques comme la santé. Elle s'inscrit dans la stratégie présidentielle pour l'IA lancée en 2018.

Nos missions sont définies par la loi et s'articulent autour de plusieurs axes.

La première est de faciliter l'accès aux données de santé, via une plateforme technologique sécurisée, mais aussi en accompagnant les porteurs de projets sur les aspects réglementaires et administratifs. Nous assurons également le secrétariat du Comité éthique et scientifique pour les recherches, les études et les évaluations dans le domaine de la santé (CESREES) et produisons, en lien avec l'Assurance maladie et la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), de nombreux outils d'information et de formation à destination des porteurs de projets, et ce alors que l'accès aux données de santé en France est parfois vécu comme un parcours d'obstacles.

La deuxième mission est la constitution d'un catalogue de données d'intérêt, le catalogue du système national des données de santé (SNDS), constitué de bases variées ayant un intérêt stratégique pour la recherche. Ces bases sont identifiées en lien avec le Comité stratégique des données de santé, créé par la loi. L'objectif est de pouvoir les copier dans la plateforme technologique du HDH, de les enrichir avec les données issues de la base principale de l'Assurance maladie, et de définir les modalités de leur partage. Ces travaux ont été engagés depuis la mise en place effective du comité stratégique en 2021 -- son démarrage ayant été retardé par la crise sanitaire -- et sont très nourris ; ils sont disponibles en ligne. Ce comité, présidé par le ministre chargé de la Santé, est animé par le HDH, qui en assure le secrétariat. Aujourd'hui, plus de vingt bases sont référencées dans le catalogue du SNDS, et leur ouverture se fait progressivement, après définition des cadres de gouvernance nécessaires.

De plus, le HDH doit proposer une offre technologique sécurisée et performante pour le traitement des données. Avant sa création, des projets de recherche sur les données de santé existaient déjà, mais certains projets technologiques lourds, ne pouvaient être menés faute d'infrastructure adaptée. Le HDH vise précisément à combler cette lacune, dans un contexte d'évolution rapide des technologies, comme en témoigne l'essor de l'IA générative.

Par ailleurs, le HDH doit animer un écosystème, en fédérant les acteurs publics, privés et associatifs. Nous intervenons aussi à l'échelle européenne, notamment via la mise en place d'un prototype pour l'Espace européen des données de santé. En France, nous pilotons également des consortiums ambitieux, comme le projet PARTAGES, dédié à l'IA générative en santé, réunissant 30 partenaires, dont des établissements de santé, des institutions académiques et des entreprises comme Mistral.

Enfin, nous entretenons un lien très étroit avec les associations de patients. Notre direction citoyenne est chargée de l'implication de la société civile, grâce à des consultations, des informations et des actions de formation.

Le HDH est un GIP, rassemblant 56 parties prenantes, représentatives de l'écosystème des données de santé, réparties en neuf collèges. Nous disposons d'une gouvernance classique, avec un conseil d'administration et une assemblée générale.

Le choix initial de Microsoft comme hébergeur n'a pas été réalisé par le HDH, qui n'existait pas encore à l'époque, mais est intervenu dans le cadre de la phase de préfiguration du HDH par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), à la demande de la ministre de la Santé, et dont je pilotais les travaux. Ce choix a fait l'objet d'un arbitrage politique rendu par la ministre.

M. Simon Uzenat, président. - Qui exerçait les fonctions de ministre de la Santé à cette époque ?

Mme Stéphanie Combes. - Agnès Buzyn.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous préciser la date précise à laquelle ce choix a été opéré ?

Mme Stéphanie Combes. - Il s'agissait vraisemblablement du mois de mars ou avril 2019. À l'époque, une équipe projet avait été constituée au sein du ministère de la Santé, réunissant un membre de la direction des systèmes d'information du ministère, un expert en cybersécurité, ainsi que des représentants des services compétents, notamment le service des achats de la DREES.

Un comité technique a rapidement été mis en place, associant chercheurs, start-ups, représentants de l'Assurance maladie et d'établissements de santé, afin de définir les fonctionnalités cibles de la plateforme. Ces besoins ont été publiés sur le site de la DREES.

L'objectif était de mettre à disposition des chercheurs des environnements de travail élastiques, capables de s'adapter à des cas d'usage multiples : données médico-administratives, images médicales de très grande taille, données issues de registres, etc. Cette variété impliquait une infrastructure flexible en matière de capacité de calcul, de stockage, ainsi qu'une diversité logicielle, le tout sous des contraintes de sécurité élevées.

Entre la mi-2018 et le début 2019, nous avons rencontré une dizaine d'acteurs -- académiques et industriels pour recueillir leur capacité fonctionnelle ainsi que leur capacité à répondre à deux exigences de sécurité principales : le référentiel de sécurité du SNDS, défini par arrêté et public, et la certification hébergeur de données de santé (HDS). Bien que cette dernière ne soit pas obligatoire en contexte de recherche, mais plutôt prévue pour un usage primaire des données, elle a été jugée indispensable pour garantir un niveau de sécurité suffisant.

Parallèlement, les outils contractuels disponibles ont été évalués, dans un calendrier contraint fixé par la ministre, qui visait une solution opérationnelle dès mi-2019.

À l'analyse des déclarations de ces différents acteurs, il est apparu que seule la solution proposée par Microsoft répondait à l'ensemble des prérequis. Cette analyse comparative a été transmise pour arbitrage au cabinet de la ministre, qui a tranché en faveur de cette solution. Ce choix s'inscrivait dans une logique pragmatique, mais il a été conçu dès l'origine comme réversible, tant sur le plan technique que contractuel, afin de permettre une migration future vers des solutions souveraines, à mesure que le marché français du cloud monterait en compétence.

M. Simon Uzenat, président. - Nous souhaiterions, à l'issue de cette audition, pouvoir disposer de la liste précise des sociétés et acteurs que vous avez sollicités ou rencontrés à la période que vous évoquez -- entre le second semestre 2018 et le début de l'année 2019.

Mme Stéphanie Combes. - Très bien. Concernant la réversibilité, d'un point de vue technique, les développements informatiques ont été réalisés selon le principe d'infrastructure as code, un langage de programmation qui permet de redéployer l'environnement informatique sur un autre hébergeur. Ces développements ne sont pas personnalisés et propres à un seul hébergeur. Ce principe a été validé par un audit dit « article 3 » et un avis formel de la Dinum. Le directeur de la Dinum de l'époque y souligne que ses équipes, a priori, estiment la réversibilité techniquement opérationnelle.

Sur le plan contractuel, aucun engagement ne lie le HDH à Microsoft sur la durée. Il n'existe ni clause de consommation minimale ni pénalité de sortie anticipée. Ces garanties ont été pensées dès le démarrage du projet.

S'agissant plus précisément des études de réversibilité, une première étude de marché a été menée dès la fin 2019, suivie d'une actualisation en 2020, en lien étroit avec la Dinum. Cette mise à jour visait à identifier les services de sécurité effectivement essentiels à nos activités -- au nombre de 14 --, afin de ne pas exiger une « surqualité » inutile. Les études comparatives ont donc été centrées sur ces éléments prioritaires, en intégrant l'hypothèse d'un renoncement aux services secondaires, certes utiles, mais non indispensables. Les deux premières études ont conclu à l'immaturité du marché français à ce stade.

Entre 2021 et 2022, nous avons sollicité un prestataire indépendant, B2Cloud, pour une analyse approfondie à l'échelle européenne. Sa méthodologie a permis d'interroger un large panel de fournisseurs de manière indépendante, afin d'objectiver la situation du marché. Cette troisième étude a confirmé les limites du marché en matière de sécurité.

Fin 2023, une nouvelle évaluation a été conduite par la délégation au numérique en santé (DNS), dans le cadre de l'instruction de notre projet EMC2. Une dernière étude indépendante de la Dinum a été menée courant 2024. L'ensemble de ces études a confirmé que les offres alternatives restaient pour le moment insuffisantes au regard des exigences de sécurité.

En 2025, nous constatons une évolution significative. Les échanges réguliers avec les acteurs industriels laissent entrevoir des avancées importantes. Plusieurs fournisseurs sont désormais bien engagés dans un processus de certification SecNumCloud ; certains pourraient même aboutir d'ici la fin de l'année, ce qui est une bonne nouvelle.

S'agissant de la mise en conformité avec la loi « SREN », nous sommes bien conscients de l'entrée en vigueur prochaine de ce nouveau cadre, et en particulier de l'introduction du critère SecNumCloud, qui marque une évolution importante par rapport aux exigences antérieures. Jusqu'à présent, nos projets relevaient du référentiel de sécurité du SNDS, applicable aux usages de recherche en santé. Désormais, cette nouvelle exigence de certification vient s'y ajouter, ce qui renforce d'autant l'importance du suivi actif que nous menons sur les processus de certification des prestataires.

À ce jour, la loi « SREN » n'est pas encore pleinement applicable, dans l'attente de la publication du décret d'application. Si le décret paraissait dans les mois à venir, le délai de mise en conformité pourrait s'avérer contraint, dans la mesure où aucune solution pleinement certifiée n'est aujourd'hui disponible. Néanmoins, je demeure confiante dans notre capacité à opérer la migration vers une solution conforme dans le délai imparti par la loi.

Concernant l'annonce de la ministre, relative au lancement d'un marché, elle fait écho à une proposition du rapport piloté par Jérôme Marchand-Arvier, évoquant une « solution intercalaire », compte tenu du temps nécessaire aux acteurs du secteur pour monter en maturité sur les services cloud manquants.

L'idée consiste à anticiper en hébergeant une copie de la base principale du SNDS - aujourd'hui maintenue par l'Assurance maladie - dans une solution souveraine placée sous la maîtrise directe du HDH. Les extractions de données - 300 l'année dernière - sont actuellement bien coordonnées avec l'Assurance maladie, dans le cadre d'un partenariat efficace mis en place depuis fin 2023. Cette architecture partagée n'est toutefois pas pleinement satisfaisante.

La solution intercalaire permettrait ainsi de copier la base principale du SNDS dans le système d'information du HDH, dans le respect des exigences de souveraineté, afin de permettre à mes équipes d'agir en autonomie, sans avoir à solliciter l'Assurance maladie. Suite à l'arbitrage favorable rendu sur ce point, les travaux préparatoires à la publication de l'appel d'offres ont été engagés depuis plusieurs mois.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous précis la notion de « quelques mois » ?

Mme Stéphanie Combes. - Nous avons pu engager les travaux préparatoires nécessaires consécutivement à l'arbitrage rendu, début 2025. Une phase de sourcing a été conduite, au cours de laquelle nous avons rencontré entre 10 et 15 acteurs - je pourrais vous préciser ce chiffre si cette information vous semble utile. Le corpus documentaire est aujourd'hui quasiment finalisé, ce qui nous permettra de lancer le marché dans les prochaines semaines.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes intéressés par tous les éléments liés à cette phase de sourçage préalable à la publication du dossier de consultation des entreprises. Cette publication pourrait-elle intervenir avant la fin du mois de juin ?

Mme Stéphanie Combes. - Oui.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous en demanderons immédiatement communication, car nous avons prévu de rendre nos conclusions d'ici fin juin. Ces éléments nous permettront d'être le plus réactif et le plus juste possible.

L'une des questions fondamentales concerne l'application des législations extraterritoriales. Pouvez-vous être très claire sur ce sujet ? Pouvez-vous nous confirmer si oui ou non ces législations extraterritoriales s'appliquent, au regard du prestataire actuellement à l'oeuvre ?

Mme Stéphanie Combes. - Nous avons fait réaliser deux analyses juridiques sur ce sujet, qui convergent sur le fait que l'application de ces législations s'avère très peu crédible dans notre contexte. Cette analyse a été confirmée par le Conseil d'État dans ses ordonnances rendues lors de divers contentieux engagés contre le HDH, à la suite de la publication de textes ou au sujet d'autorisations de la CNIL. Les requérants n'ont jamais obtenu gain de cause. Le Conseil d'État a toujours soutenu qu'aujourd'hui, notre contrat avec Microsoft est conforme au RGPD et que le risque d'application de ces lois reste extrêmement faible nous concernant.

M. Simon Uzenat, président. - « Faible » ne signifie pas « nul ». Or, nos travaux visent à garantir une étanchéité parfaite sur nos données de santé. Aujourd'hui, en toute honnêteté, cette étanchéité parfaite ne peut pas être garantie.

Mme Stéphanie Combes. - Nous pouvons entrer dans les détails et je vous transmettrai les deux analyses.

M. Simon Uzenat, président. - « Parfait » ne devrait pas renvoyer à 1 ou 2 %, mais à 0 % de probabilité que ces législations extraterritoriales s'appliquent. En réalité, aucun contentieux ni procédure spécifique ne devraient intervenir pour en constater l'inapplicabilité.

Mme Stéphanie Combes. - Le fait que tous les contentieux engagés aient été systématiquement rejetés par le Conseil d'État ne constitue-t-il pas une preuve suffisante ? Les gens ont le droit de faire des contentieux s'ils le souhaitent.

M. Simon Uzenat, président. - Bien entendu. Toutefois, contrairement à d'autres procédures où il convient de passer par la justice avant d'accéder aux données, aujourd'hui, si l'État fédéral américain exige de Microsoft d'obtenir certaines données, nous n'en serions pas informés et ne disposerions d'aucun levier pour nous y opposer. Confirmez-vous qu'à ce jour, l'étanchéité n'est pas totale ?

Mme Stéphanie Combes. - Non, je ne le confirme pas. Il me semble quelque peu simpliste de présenter les choses ainsi. Je vous prie de m'excuser. Le sujet s'avère plus complexe.

M. Simon Uzenat, président. - Nous ne le découvrons pas. Nous avons entendu bien d'autres acteurs avant vous. Vous pouvez avoir raison contre tout le monde, mais pour l'instant, toutes les informations qui nous ont été remontées vont dans ce sens.

Mme Stéphanie Combes. - Ces législations ont chacune un champ d'application spécifique. Il convient de les examiner tour à tour pour voir si elles s'appliquent dans notre contexte. Les personnes avec qui vous avez discuté ne s'expriment pas toutes dans le contexte du HDH. Notre situation, où les données sont pseudonymisées avec d'importantes garanties contractuelles et techniques, diffère d'autres cas mobilisant des données personnelles nominatives. C'est pourquoi je pense que le sujet est complexe et ne peut être simplement résumé.

Quand on parle de législation extraterritoriale, on évoque généralement trois lois. Dans notre système, nous ne manipulons que des données pseudonymisées. Certaines législations, par nature, ne peuvent s'appliquer à nous, car elles reposent sur l'utilisation de sélecteurs, comme des numéros de téléphone ou adresses e-mail. Je suis prête à partager nos deux analyses juridiques pour que vous puissiez les comparer à vos autres sources d'information.

Aujourd'hui, l'application de ces lois dans notre domaine n'est pas avérée. Nous disposons de garanties contractuelles et techniques. La combinaison de ces éléments a conduit le Conseil d'État, à plusieurs reprises, à rejeter les recours visant à remettre en cause la sécurité des données. Ces décisions juridictionnelles constituent, à mon sens, un élément de réassurance bien plus solide que toute déclaration que je pourrais faire ici devant vous.

M. Simon Uzenat, président. - Je retiens simplement que vous avez évoqué, devant une commission d'enquête, sous serment, une probabilité « faible ». Vous ne parlez pas d'impossibilité. Vous indiquez que ce risque n'est pas avéré, mais il n'est pas exclu pour autant.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour vos explications. Je comprends qu'au départ, il n'y a pas eu d'appel d'offres, mais une consultation de dix entreprises.

Mme Stéphanie Combes. - En effet, vous avez raison. Je n'ai pas mentionné ce point, mais vous l'aviez évoqué dans votre introduction. Microsoft a été acheté via l'Ugap.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je vais être plus précis. D'abord, une étude par Capgemini intervient pour faire la sélection.

Mme Stéphanie Combes. - Vous m'avez perdue.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En 2019, il me semble que Capgemini a été retenu pour réaliser l'étude d'hébergement de la plateforme. Je me demande si le choix de ce prestataire résulte d'une mise en concurrence. Un budget de 1,9 million d'euros a tout de même été alloué à cet audit.

Mme Stéphanie Combes. - À quel audit faites-vous référence ? Je suis perdue.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Au départ, c'est Capgemini qui a écrit le cahier des charges. Un audit est intervenu, n'est-ce pas ?

Mme Stéphanie Combes. - Non. Un consultant de Capgemini a assuré une mission de PMO (project management officer) sur le chantier -- c'est-à-dire de la coordination des acteurs -- et formalisé les exigences fonctionnelles.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ainsi, Capgemini est bien intervenu.

Mme Stéphanie Combes. - Tout à fait, mais, en l'occurrence, vous êtes en train d'affirmer que nous avons acheté un cahier des charges à Capgemini.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Capgemini a accompli un travail, ce qui a bien dû faire l'objet d'un appel d'offres au départ. Il existe d'autres cabinets que Capgemini dans la planète des audits.

Mme Stéphanie Combes. - Il ne s'agissait pas d'un audit, mais d'un accompagnement, une maîtrise d'oeuvre du projet.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Oui, mais 1,9 million d'euros, c'est tout de même un marché important. La réglementation européenne impose une mise en concurrence. Pourquoi le choix de Capgemini et pas d'un autre ?

Mme Stéphanie Combes. - À quoi fait référence la somme de 1,9 million d'euros ? Il serait utile de regarder la période concernée, car ce montant ne correspond pas uniquement au chantier de la plateforme technologique ou à l'appui apporté par un consultant. Pour vous répondre de manière précise, il faudrait pouvoir entrer davantage dans le détail.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous pourrons le faire par écrit.

Mme Stéphanie Combes. - Oui, sans aucune difficulté. Tant pour la prestation de Capgemini que pour celle de Microsoft, nous sommes passés par l' Ugap. Ce ne sont d'ailleurs pas les seuls achats réalisés par cette centrale. Le ministère dispose d'une convention d'adhésion à l'Ugap antérieure au lancement du chantier de préfiguration du HDH. Il paraissait logique d'utiliser les moyens dont s'est doté le ministère pour faciliter l'achat public. L'avantage de la centrale d'achat est qu'elle a déjà opéré la mise en concurrence, permettant aux acteurs publics adhérents de bénéficier de cette mutualisation de l'effort d'organisation du marché.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ainsi, vous vous reposiez sur l'Ugap en tant que prestataire, et vous disposiez bien d'un cahier des charges au départ.

Mme Stéphanie Combes. - Pas au départ, non.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En passant par l'Ugap, vous avez transmis un cahier des charges ou des directives concernant cet hébergement, n'est-ce pas ?

Mme Stéphanie Combes. - L'Ugap fournit un catalogue de prestations postérieurement à une mise en concurrence préalable, indépendamment du projet HDH. Cette démarche permet au ministère de consommer cette prestation si elle apparaît pertinente dans le cadre de son projet. Il s'agit du fonctionnement classique d'une centrale d'achat : elle anticipe les besoins de ses adhérents. Ce mécanisme peut certainement être discuté, mais pour les acheteurs publics, il s'avère très utile.

M. Simon Uzenat, président. - À cet égard, nous faisons face à un véritable enjeu politique. Vous avez rappelé les besoins émergents, les attentes nouvelles, et la nécessité d'accompagner la structuration de filières souveraines. Cet aspect ne relève pas de votre responsabilité directe, mais bien de celle des décideurs publics qui doivent choisir de se doter des moyens nécessaires pour garantir notre autonomie stratégique. Or, si nous raisonnons à périmètre constant, nous tirerons invariablement les mêmes conclusions : seuls quelques acteurs seront jugés aptes à répondre, et les autres ne seront pas en capacité de le faire. L'impulsion politique joue un rôle central : voulons-nous ou non investir pour faire émerger une offre souveraine à la hauteur des exigences ? De ce point de vue, l'Ugap peut constituer un véhicule inadapté, car ce modèle repose sur un marché constant, alors que nous parlons de filières nouvelles, de besoins nouveaux. Cette problématique sera au coeur de nos préconisations.

Mme Stéphanie Combes. - Je partage pleinement votre analyse : notre position est celle d'un acheteur public. Lorsqu'on nous a demandé de mettre en place une plateforme pour mi-2019, nous avons agi dans ce cadre. Il était possible de retenir le seul acteur capable de répondre à l'ensemble des exigences à cette époque sur un marché disponible. Nous n'aurions pas pu faire un autre choix, sauf si la ministre en avait décidé autrement.

Pour soutenir la filière, la Dinum a structuré progressivement une politique publique avec son appel d'offres « démonstrateur », visant à identifier les besoins techniques pour le développement d'une offre de services managés de sécurité. Nous avons contribué à ce travail. La Dinum a ensuite lancé un appel à projets dans le cadre de France 2030 pour soutenir le développement des services managés bénéficiant à tous. Il s'agit d'un levier plus efficace qu'un simple marché propre au HDH, car nous n'avons pas suffisamment de moyens pour permettre aux acteurs français de développer tous les services manquants.

M. Simon Uzenat, président. - Nous avons entendu ces acteurs et avons constaté que les montants déployés, rapportés au nombre de projets retenus, restent largement insuffisants.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Étant à l'initiative de la démarche visant à centraliser les besoins et les éléments, vous avez nécessairement rédigé un pré-cahier des charges en vue de formuler votre demande.

Mme Stéphanie Combes. - Le comité technique que nous avons réuni avec les représentants des utilisateurs de la plateforme a permis de formaliser les exigences fonctionnelles.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avez-vous oui ou non été accompagnés par Capgemini pour formuler vos demandes ou orienter vos décisions, y compris dans le cadre d'un éventuel recours à l'Ugap ?

Mme Stéphanie Combes. - Oui, un consultant de Capgemini a aidé à faire la mise en oeuvre de ce chantier.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pouvez-vous confirmer, par oui ou par non, si Capgemini a été sélectionné à la suite d'un appel d'offres mettant en concurrence d'autres cabinets ? A-t-on, a minima, cherché à savoir qui pourrait répondre à un pré-appel d'offres concernant l'élaboration du cahier des charges, avant même l'appel d'offres ?

Mme Stéphanie Combes. - Non, nous avons eu recours à l'Ugap.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'Ugap intervient plus tard.

Mme Stéphanie Combes. - Non, l'Ugap n'intervient pas plus tard.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous venez pourtant d'indiquer que Capgemini était intervenu.

M. Simon Uzenat, président. - La question porte précisément sur les conditions dans lesquelles Capgemini est intervenu : s'agit-il d'une prestation spécifique ou d'un contrat plus large d'accompagnement du ministère, éventuellement avec un système de droits de tirage ? Dans le cas d'une prestation dédiée, comment a-t-elle été formalisée, et quel montant a-t-il été alloué ? Si vous n'êtes pas en mesure de nous répondre immédiatement, nous vous remercions de bien vouloir nous transmettre ces éléments par écrit ultérieurement.

Mme Stéphanie Combes. - Je vous confirme l'existence d'un véhicule contractuel, mais je préfère vérifier précisément le nom de la prestation et son montant. Ces éléments remontent à 2018.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'était bien avant. Ils vous ont aidé dans l'élaboration du cahier des charges, avant l'appel d'offres.

Mme Stéphanie Combes. - Je ne comprends pas votre raisonnement. Deux véhicules contractuels distincts étaient activables au ministère, ce qui explique ma prudence avant de vous confirmer ce point. De mémoire, un marché interministériel permettait de recourir à Capgemini, mais je vérifierai cet élément. Il existait également une possibilité de passer par l'Ugap. Par ailleurs, nous n'avons pas eu recours à l'Ugap que pour les prestations fournies par Microsoft, d'autres prestations ont été acquises par ce biais. Plusieurs véhicules contractuels ont été utilisés.

M. Simon Uzenat, président. - La question porte sur les conditions contractuelles et financières du recours à Capgemini, notamment s'il s'agissait d'un marché global passé par le ministère, couvrant notamment la maîtrise d'oeuvre et incluant éventuellement la réflexion sur le HDH, ou bien d'un marché spécifique dédié à cette mission. Il convient de déterminer dans quel cadre ce contrat a été conclu et pour quel montant. Vous avez indiqué devoir vérifier ces éléments ; nous vous prions donc de nous transmettre les informations précises dans les meilleurs délais.

Mme Stéphanie Combes. - Très bien.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Madame la Directrice, je vous remercie de bien vouloir parler de Plateforme des données de santé, car la dénomination Health Data Hub a été a été contestée et réglée en justice, à la suite d'une plainte déposée par une association de défense de la francophonie. Je ne vous tiens pas responsable de l'appellation d'origine de la plateforme, qui relève du ministère concerné. Toutefois, l'usage des anglicismes doit cesser, d'autant que nous célébrons cette année les 30 ans de la loi Toubon. La souveraineté commence aussi par la culture et par la langue.

Sur le fond, votre présentation insistait à juste titre sur les promesses technologiques et médicales de la plateforme. Néanmoins, vous avez peu évoqué la donnée de santé en tant qu'actif stratégique majeur, à la fois économique et intime.

Je m'étonne donc qu'à l'époque de la création de cette plateforme, représentant un projet profondément novateur, il n'ait pas été jugé opportun d'en débattre devant la représentation nationale. Peut-être pourrez-vous nous éclairer sur cette question ?

Quel a été précisément le rôle de M. Cédric O, alors conseiller du Président de la République sur le numérique, dans le choix de Microsoft, ou tout du moins sa finalisation, sans appel d'offres dédié ?

Pouvez-vous nous transmettre la liste complète des entreprises sollicitées ? De grands acteurs affirmaient, en 2020, ne pas avoir été sollicités. Bernard Charlès, ancien directeur général de Dassault Systèmes, s'en est plaint directement au Président de la République.

Vous avez indiqué que la réversibilité avait été envisagée dès le départ. Dans ce contexte, pourquoi, à la suite de l'invalidation du Privacy Shield le 16 juillet 2020, n'a-t-on pas engagé immédiatement une procédure de remplacement du prestataire, via un appel d'offres intégrant des exigences renforcées de sécurisation des données ? Pendant plusieurs années, un vide juridique a prévalu, jusqu'à la signature d'un nouvel accord entre Joe Biden et Ursula von der Leyen, sans avancée décisive sur le fond. Pourquoi n'avoir pas activé plus tôt cette réversibilité, alors que des alternatives semblaient disponibles ?

Mme Stéphanie Combes. - À partir de fin 2018, nous avons rencontré Thales, Santeos, OVH, Docaposte, Orange, TerraLab, l'Institut Pasteur, le Centre d'accès sécurisé aux données (CASD), le Grand équipement national de calcul intensif (GENCI), Outscale, Saagie, Amazon, Google et Microsoft. Je m'étonne de la remarque concernant Dassault Systèmes.

Sur le fait que les données représentent un actif stratégique méritant d'être protégé, je suis entièrement d'accord avec vous. Dans les derniers débats, la question centrale visait à trouver le bon équilibre entre souveraineté et sécurité. La plateforme hébergeant actuellement les données de santé dispose d'un niveau de sécurité très élevé, reconnu par de nombreux acteurs. Vous pourrez le constater dans des communications de la CNIL et dans l'avis de la Dinum.

Mme Catherine Morin-Desailly. - En tant qu'administratrice de la CNIL, je me dois de préciser que ce n'est pas exactement la position exprimée par la CNIL.

Mme Stéphanie Combes. - En tout cas, c'est également ce que soulignent l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) et nos propres audits de sécurité, ainsi que les conclusions du Conseil d'État. Le débat de ces dernières années semble principalement porter sur la question suivante : pourrait-on accepter un niveau de sécurité légèrement inférieur au profit d'une plus grande souveraineté ? Il s'agit bien de deux enjeux de nature différente.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les acteurs français offrent des solutions aussi sécurisées que les autres. Pourquoi renoncer à plus de sécurité au profit d'une plus grande souveraineté ? Je ne comprends pas votre position.

Mme Stéphanie Combes. - Ce n'est pas ma position, puisque le HDH n'a renoncé à aucun moment à la sécurité.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me permets de vous contredire sur plusieurs points. D'abord, en tant qu'administratrice de la CNIL, je rappelle que la PDS n'a pas pu poursuivre son activité sans une saisine préalable de l'autorité, ce que vous ne pouvez ignorer. Cette situation a conduit à une forme de mise en sommeil du projet, notamment à l'approche de l'élection présidentielle de 2022. À ce moment-là, la CNIL était réticente à accorder son autorisation, précisément en raison du choix de Microsoft, sans appel d'offres ni débat parlementaire.

Par ailleurs, la loi FISA - Foreign intelligence surveillance act - toujours en vigueur depuis 1978, oblige les opérateurs américains à répondre aux réquisitions du gouvernement fédéral. Tous les spécialistes du droit et de la cybersécurité s'accordent à dire qu'il existe une réelle vulnérabilité sur ce point. Les prestataires comme Microsoft, Google ou AWS sont tenus, à la demande des autorités américaines, de transférer les données, sans que les personnes concernées -- ni les États européens -- en soient nécessairement informées. Et la commission chargée d'examiner les requêtes des autorités fédérales américaines donne son accord dans 80 % des cas. Il est donc illusoire de penser que l'effet des lois extraterritoriales américaines pourrait être neutralisé.

De surcroît, la pseudonymisation n'est pas une garantie absolue : il reste possible, par recoupement, d'identifier les individus. Or vous vous référez au Conseil d'État, dont les membres ne sont ni experts techniques ni spécialistes de ces enjeux juridiques complexes. Quelles sont, concrètement, les études juridiques sur lesquelles vous vous appuyez pour affirmer que les législations extraterritoriales américaines ne s'appliqueraient pas à la PDS ? J'aimerais les consulter, car tout le monde s'inquiète aujourd'hui de cette vulnérabilité.

Lorsque l'accord de transfert des données entre l'Union européenne et les Etats-Unis a été invalidé en 2020, pourquoi n'a-t-on pas engagé sans délai une procédure de réversibilité et un appel d'offres intégrant des critères clairs de sécurisation, de souveraineté et de protection des données des Français ?

Enfin, de très nombreux acteurs du secteur s'interrogent sur ce qu'ils perçoivent comme des biais dans les modalités de sélection des prestataires : des exigences bien plus contraignantes leur seraient imposées qu'à des acteurs comme Microsoft, Azure ou AWS. Les témoignages recueillis font état d'un empilement de critères (plus de 200), de 466 cas d'usage souvent redondants, d'exigences mouvantes, de délais très courts. Tout se passe comme si l'objectif était, en réalité, de maintenir le statu quo, en rendant de facto inaccessibles ces appels d'offres aux fournisseurs alternatifs.

Mme Stéphanie Combes. - Vous décrivez là une situation qui relève de l'audit conduit par la DNS à la demande de la CNIL, dans des délais très contraints, imposés en fin d'année 2023. Nous n'étions pas en charge de cette procédure ni des délais. Il ne s'agissait pas d'une procédure lancée par la PDS, et je partage votre observation : les conditions ne permettaient pas une analyse équitable ni une réponse sereine des offreurs.

Sur la question du Privacy Shield, vous évoquez l'invalidation de l'accord par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) en juillet 2020, qui encadrait les transferts de données personnelles vers les Etats-Unis. Or, nous n'effectuons aucun transfert transatlantique de données. Dès lors, je ne comprends pas le lien que vous faites entre ces deux éléments. S'il est question d'une solution techniquement et juridiquement « immune » à tout risque d'extraterritorialité, cette exigence dépasse la portée du Privacy Shield comme de son successeur, le Data Privacy Framework, et renvoie à une question de souveraineté numérique plus large. Je ne comprends donc pas très bien le lien que vous faites avec la décision de la CJUE.

Lorsque vous demandez pourquoi nous n'avons pas lancé à cette époque un appel d'offres intégrant ces exigences de souveraineté numérique, je ne comprends plus à quel titre j'interviens. Je suis directrice de la Plateforme des données de santé, nous sommes acheteurs publics et respectons les exigences légales. Des institutions moins expertes ordonnent des choses dans un contexte contentieux. J'ai la faiblesse de penser qu'elles ont raison et font leur travail ! Nous avons agi comme un acteur constructif. Le HDH a mené des études de marché. L'audit piloté par la DNS fin 2023 dans des conditions insatisfaisantes a eu le mérite d'éclairer la situation, alors que le sujet date de 2019 et que l'état des lieux de la Dinum intervient en 2024. Nos équipes techniques, malgré leurs nombreuses missions, ont contribué aux travaux de la Dinum de manière constructive, notamment autour de sa politique publique de soutien à l'écosystème du cloud français.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ces travaux n'ont-ils pas été repris ?

Mme Stéphanie Combes. - C'est en cours.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Depuis 2025 ?

Mme Stéphanie Combes. - Les travaux sur le démonstrateur durent depuis deux ans. L'appel à projets, lui, est en cours.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Permettez-moi de rappeler que c'est bien au législateur - et notamment au Sénat - que l'on doit les avancées majeures en matière de souveraineté numérique et d'autonomie stratégique. Sans l'initiative parlementaire, ces sujets n'auraient pas connu de réelle inflexion. La Première ministre a été contrainte d'adresser une circulaire appelant les ministères et opérateurs de l'État, dont vous relevez, à privilégier les solutions souveraines pour l'hébergement des données sensibles.

Cet engagement a été traduit dans la loi « SREN », à l'article 31, et je considère qu'il est de votre responsabilité d'anticiper dès à présent la migration vers des solutions conformes, sans attendre la publication de décrets d'application.

Concernant votre remarque sur l'absence de lien avec l'invalidation du Privacy Shield le 16 juillet 2020, permettez-moi de ne pas partager votre analyse. Jusqu'à cette date, le recours à des prestataires soumis à la législation américaine - telle que le FISA - pouvait encore s'inscrire dans un cadre juridique européen protecteur. Or, à partir du moment où cet accord est invalidé, ce cadre disparaît totalement. Vous portez, à votre niveau, une part de responsabilité - même si la responsabilité politique relève de votre ministère - pour ne pas avoir suffisamment réagi à une situation déjà largement dénoncée, en lien avec l'absence de protection effective des données. Dès l'invalidation du Privacy Shield, il aurait fallu poser immédiatement la question de la réversibilité, anticiper une migration, alerter les autorités compétentes et enclencher une nouvelle démarche. L'ensemble des choix opérés dès la phase de préfiguration de cette plateforme, à chaque étape, mérite aujourd'hui d'être réinterrogé.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le choix de Capgemini relevait-il de vous ou de la DREES ?

Mme Stéphanie Combes. - Je n'étais pas personnellement chargée de prendre des décisions au sein de la DREES.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Il se dit que la Plateforme des données de santé poursuivra sa collaboration avec Microsoft. Parallèlement, Capgemini - qui est intervenu en tant que cabinet de conseil ou d'études dans les phases initiales du projet - porte désormais l'offre « Bleu », présentée comme souveraine, en partenariat avec Microsoft, et susceptible d'obtenir la certification SecNumCloud. Cette configuration soulève, à tout le moins, une question légitime quant à un éventuel conflit d'intérêts. Par ailleurs, le projet NumSpot est également engagé dans une démarche de qualification SecNumCloud.

Dans ce contexte, peut-on s'attendre au lancement d'un appel d'offres en bonne et due forme, ouvert à un large panel d'acteurs, intégrant pleinement les exigences de souveraineté numérique et les principes posés par la loi  ?

Mme Stéphanie Combes. - Quoi qu'il en soit, il faudra impérativement sécuriser l'acquisition d'une solution qualifiée SecNumCloud en vue de la migration. À ce stade, nos travaux portent sur le lancement de l'appel d'offres relatif à la solution intercalaire. La migration suivra dans un second temps.

Nous restons tributaires de la disponibilité effective de ces solutions. Je comprends que ce calendrier puisse paraître lent -- nous en sommes d'ailleurs les premiers à en faire les frais. Si ces solutions avaient été pleinement opérationnelles, nous aurions pu nous y appuyer, et le débat d'aujourd'hui n'aurait sans doute pas lieu en ces termes.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous constatons un écart de perception, car plusieurs acteurs -- tels qu'Hexatrust ou d'autres -- affirment disposer des solutions nécessaires et se disent parfaitement capables de répondre aux exigences techniques et de sécurité.

Il nous appartient de mieux comprendre les conditions initiales dans lesquelles l'appel d'offres -- s'il y en a véritablement eu un -- a été conduit : compression des délais, évolutions du cahier des charges, critères successivement modifiés... Autant d'éléments qu'il faudra analyser pour savoir si, dès le départ, les conditions étaient biaisées.

Ce n'est peut-être pas de votre ressort direct, mais cette démarche fait pleinement partie de notre mission. Ce qui interroge profondément, c'est le choix de mobiliser l'Ugap, pour un montant considérable, plutôt que de faire appel à des prestataires français pleinement en capacité de porter ce projet.

Mme Stéphanie Combes. - À la DREES, le bon de commande s'élevait à quelques centaines de milliers d'euros - moins de 200 000.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le marché global de l'hébergement représente un montant bien plus considérable.

Mme Stéphanie Combes. - Je vous invite à consulter l'Ugap sur ce point.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il s'agissait tout de même de plusieurs dizaines de millions d'euros.

Mme Stéphanie Combes. - Vous évoquez l'Ugap, sans mentionner le ministère. À l'époque, le ministère de la Santé n'était pas seul à recourir à Microsoft via ce marché, dont je ne saurais dire s'il est encore actif aujourd'hui.

Je me tiens à votre disposition pour reprendre, entreprise par entreprise, les éléments précis : quels services manquaient alors, lesquels manquent encore aujourd'hui ? Les études existent. Certaines ont d'ailleurs été rendues publiques à la suite de demandes d'accès, ce qui est tout à fait légitime. Pour avancer concrètement, il faut revenir à des éléments objectifs et techniques afin de déterminer, pour chaque acteur, quels services de sécurité sont disponibles ou non. Je suis prête à vous apporter ces réponses de manière précise et documentée.

M. Simon Uzenat, président. - La manière dont les éléments sont formulés peut, pour un même objectif, orienter très clairement les choix finaux. Nous avons entendu les représentants de la filière, et si vous pouvez considérer que nous sommes ignares en la matière, nous avons la prétention de penser que, comme nous l'ont indiqué les entreprises et les organisations professionnelles qui les représentent, qu'il est bien possible d'orienter ainsi les choix opérés.

Pour clore cette audition, nous vous demanderons la communication des documents relatifs au choix de Capgemini ; la transmission des études ayant fondé la décision finale de recourir à Microsoft et la ventilation budgétaire des prestations, tant pour Capgemini que pour Microsoft, dans le cadre des services mobilisés par la Plateforme des données de santé.

Nous avons bien noté également que des responsabilités restent à établir, notamment du côté de l'Ugap comme des ministères concernés. Ce point relève de notre travail d'évaluation.

Par ailleurs, la dénomination Health Data Hub apparaît encore sur le site Internet officiel, y compris dans le logo. Il conviendra également d'y remédier.

Enfin, pouvez-vous nous préciser aujourd'hui où sont physiquement hébergées les données de santé de la Plateforme des données de santé ?

Mme Stéphanie Combes. - Elles sont hébergées dans les data centers de Microsoft, en région parisienne. Je ne saurais vous préciser l'adresse exacte.

M. Simon Uzenat, président. - Ainsi, elles sont physiquement hébergées en France, uniquement ?

Mme Stéphanie Combes. - Oui.

M. Simon Uzenat, président. - Très bien.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Frédéric Bredillot, membre du directoire, Benoit Dupuis, directeur des marchés et du pilotage contractuel, membre du Comex, et Deniz Boy, directeur des affaires publiques, de la Société des grands projets (SGP)

(Mercredi 14 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons à présent nos travaux en nous intéressant à la commande publique sous le prisme de la conduite de grands travaux. Les marchés de travaux constituent en effet une part déterminante de la commande publique, s'élevant à 47 % des achats des acheteurs publics et à 63 % des achats des communes.

Notre déplacement à Vannes nous avait permis de découvrir un important chantier de construction et de constater certaines difficultés récurrentes de ce type de marché - je pense notamment au risque de défaillance de certains titulaires ou aux enjeux d'accès des TPE et PME à ces marchés. Nous souhaitons désormais entendre un acteur accoutumé à la conduite de travaux structurants, la Société des grands projets (SGP), anciennement Société du Grand Paris.

Maître d'ouvrage du Grand Paris Express, ayant pour objet la sortie de terre de quatre lignes de métro franciliennes, la SGP accompagne désormais, depuis la loi du 27 décembre 2023, les collectivités dans la mise en oeuvre des services express régionaux métropolitains (Serm).

Les masses financières en jeu sont impressionnantes : 4,5 milliards d'euros de dépenses en 2023 et 188 marchés notifiés cette même année, pour un montant de 6,8 milliards d'euros HT.

Nous avons donc le plaisir d'accueillir M. Frédéric Bredillot, membre du directoire, M. Benoît Dupuis, directeur des marchés et du pilotage contractuel, et M. Deniz Boy, directeur des affaires publiques.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Frédéric Bredillot, M. Benoît Dupuis et M. Deniz Boy prêtent serment.

Nous souhaiterions vous entendre sur les particularités que suppose la conduite de grands travaux et l'adaptation - ou l'inadéquation - du code de la commande publique aux attentes et besoins d'un maître d'ouvrage public. Nous vous saurions gré de partager avec nous le bilan, en matière de procédure, mais aussi d'exécution des marchés publics, que vous tirez de la conduite des projets complexes de la SGP. N'hésitez pas également à nous faire part des bonnes pratiques que vous avez développées et des solutions identifiées afin d'éviter l'instauration d'un déséquilibre trop fort en faveur des titulaires dans l'exécution des marchés.

Vous pourrez également indiquer comment la SGP aborde les enjeux d'accès des TPE et PME à des travaux de grande ampleur, tout comme celui des entreprises locales. Parvenez-vous à concilier l'allotissement fin et le pilotage efficace d'un chantier ? Avez-vous par ailleurs développé une politique en faveur des achats innovants ?

Le secteur de la construction ayant été confronté ces dernières années, comme le reste de l'économie à des hausses de prix significatives et à des phénomènes de pénurie de matières premières, votre retour d'expérience sur ces points nous serait également précieux.

Enfin, notre commission d'enquête considère que la commande publique est une politique publique à part entière, qui constitue désormais un levier fort des transitions écologiques et sociales. Nous serions intéressés par vos explications sur la façon dont de tels impératifs sont intégrés à la conduite de vos projets et dont vous vous préparez aux échéances importantes en la matière, notamment l'entrée en vigueur en août 2026 des dispositions de la loi « Climat et résilience ».

M. Frédéric Bredillot. - La SGP est un établissement public industriel et commercial (Epic) de l'État, créé par une loi de 2010. Sa dénomination a été modifiée par la loi de décembre 2023, dans le prolongement de l'élargissement de ses missions. Bien qu'elle relève du statut d'Epic, la direction du budget la considère comme un opérateur de l'État au sens de la loi organique relative aux lois de finances (Lolf). À ce titre, elle est soumise à un plafond d'emplois, au contrôle des rémunérations, au régime budgétaire et comptable public - avec un comptable public et une comptabilité en autorisations d'engagement et crédits de paiement, ainsi qu'au contrôle économique et financier de l'État.

La SGP est donc un objet mixte, entre établissement public industriel et commercial et établissement public administratif. Elle présente également une gouvernance singulière, inspirée de celle des sociétés anonymes à directoire et conseil de surveillance. Ainsi, la SGP est dirigée par un directoire de trois personnes, sous le contrôle d'un conseil de surveillance dans lequel l'État est majoritaire.

Notre mission principale reste la conception, la réalisation et le financement du réseau de transport public du Grand Paris, avec notamment les prolongements désormais en service de la ligne 14 et la construction de quatre lignes nouvelles, 15, 16, 17 et 18. Ce chantier représente environ 200 km de lignes nouvelles, soit un doublement du réseau actuel du métro parisien. Ces lignes seront mises en service progressivement, entre fin 2026 et 2031.

Le coût d'objectif de l'opération s'élève à 36,1 milliards d'euros en euros 2012, fixé en octobre 2021 en sortie de crise sanitaire, en hausse par rapport à l'estimation de 2017 (35 milliards), et resté stable depuis.

Parallèlement à cette mission principale, la SGP assure deux autres missions : celle de financeur, par le biais de subventions, d'opérations de transport public portées par d'autres maîtres d'ouvrage (SNCF, RATP) et, depuis la loi de 2023, un rôle d'accompagnement - sur autorisation de l'État - des collectivités dans la conception de projets de SERM. Sous réserve de leur labellisation et du choix des acteurs de nous en confier la maîtrise d'ouvrage, nous pourrions également réaliser les infrastructures nécessaires. Cette activité reste aujourd'hui modeste, mobilisant une quarantaine d'agents, principalement sur des études préalables.

En résumé, la SGP regroupe environ 1 100 collaborateurs et exécute, chaque année, près de 4,9 milliards d'euros de dépenses.

M. Simon Uzenat, président. - Pour ce qui concerne les Serm, quel est le montant financier engagé ?

M. Frédéric Bredillot. - Je ne dispose pas à ce stade du chiffre annuel exact, mais l'ordre de grandeur de la mobilisation actuelle de la SGP au titre des conventions de financement - dont certaines couvrent des périodes supérieures à un an - est d'environ 30 millions d'euros.

La SGP a passé environ 2 000 marchés depuis sa création, dont 847 sont en cours d'exécution, parmi lesquels 69 marchés dépassent un montant initial de 50 millions d'euros, et 12 excèdent 500 millions d'euros. Le plus important marché s'élève à 2,819 milliards d'euros, pour un tronçon de la ligne 15, dans sa partie sud-ouest.

Au total, près de 2 800 fournisseurs - co-traitants ou sous-traitants - interviennent dans l'exécution de ces marchés, dont 95 % disposent d'un établissement en France.

La SGP exerce une mission exclusive de maîtrise d'ouvrage : elle conçoit et construit les lignes, puis les remet à Île-de-France Mobilités (IDFM), qui en assure la gestion technique et confie leur exploitation à des délégataires de service public. La SGP reste propriétaire des infrastructures et perçoit, à ce titre, une redevance modeste de la part d'IDFM, contribuant à son équilibre financier.

Ce modèle financier repose principalement sur une fiscalité d'État affectée et prélevée sur des contribuables franciliens, notamment une taxe sur les bureaux et surfaces commerciales en Île-de-France. Entre la création de la SGP et le début des travaux, les recettes fiscales dépassaient les dépenses, ce qui a permis la constitution d'une trésorerie. Depuis le début des travaux, les dépenses ont fortement augmenté, dépassant les recettes annuelles, ce qui a conduit à un recours à l'emprunt, qui est une spécificité de la SGP. Elle a ainsi profité des conditions de taux favorables en période de crise sanitaire : en 2020, la SGP est devenue le premier émetteur mondial de « green bonds. » Les fonds empruntés, déposés au Trésor, contribuent à réduire le besoin de financement de l'État et sont utilisés progressivement.

Après l'achèvement des travaux, les dépenses opérationnelles auront disparu et les recettes fiscales affectées jusqu'à l'amortissement complet de la dette contractée pour la réalisation du projet. Depuis la loi de finances pour 2019, un rapport annuel est transmis au Parlement, rendant compte de la situation financière de la SGP et de l'évolution de sa dette.

M. Benoît Dupuis. - Dès l'origine, la SGP a adopté une conception de l'achat public allant de bout en bout, soit de la définition du besoin jusqu'à la clôture financière du marché, en intégrant la passation et l'exécution. C'est à cette échelle que nous mesurons la performance de l'achat, en comparant le coût final à ce qui était prévu initialement.

La direction des marchés et du pilotage contractuel, que je dirige, regroupe toutes les expertises nécessaires : juristes, acheteurs, économistes de la construction, et fonctions administratives. Aujourd'hui, l'activité porte principalement sur le pilotage contractuel des marchés en phase d'exécution - le contract management. Il s'agit de contrôler les aspects techniques, budgétaires, le respect des coûts, de la qualité attendue et des délais jusqu'à la clôture du marché. Les principales procédures de passation de marchés sont derrière nous, hormis pour certains achats de travaux ou pour les futurs besoins liés aux projets de Serm. Cette direction compte 135 personnes, dont 76 mobilisées sur le pilotage contractuel, 14 acheteurs, 21 juristes et 24 agents dédiés aux tâches administratives.

En complément de notre activité propre, nous utilisons les centrales d'achat (Union des groupements d'achats publics [Ugap], direction des achats de l'État [DAE], Resah), notamment pour des prestations non récurrentes où nous n'avons pas d'effet de levier suffisant : mobilier, équipements informatiques, prestations d'accueil et de sécurité, ou encore, avec la DAE, la fourniture d'énergie pour les phases d'essai. Le recours au Resah reste résiduel et concerne le diagnostic amiante et un marché lié à des sujets d'organisation.

Nous avons instauré une gouvernance de l'activité achat - commande publique rigoureuse avec des comités de pilotage de la passation et de l'exécution des procédures, assurant la traçabilité de la totalité des actes, réunissant à chaque étape les directions prescriptrices, les experts de la direction des marchés et du pilotage contractuel, et selon l'importance du marché, un membre du directoire.

Nos marchés sont également soumis à une commission d'examen des procédures des marchés, composée en majorité de membres extérieurs, notamment des représentants de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), du Conseil d'État et du ministère du Budget.

M. Simon Uzenat, président. -Vous avez apporté des éléments utiles, mais nous vous attendons principalement sur votre coeur de métier et sur la manière dont vous l'exercez concrètement.

Vous avez évoqué des marchés très conséquents, supérieurs à 500 millions d'euros, voire jusqu'à 2,8 milliards d'euros. Qu'en est-il, pour ces marchés -- ainsi que pour ceux dépassant les 50 millions d'euros -- des modalités d'allotissement et du recours à la sous-traitance  ? Disposez-vous de données consolidées à ce sujet  ?

De même, s'agissant des achats innovants et du soutien aux TPE-PME, pouvez-vous nous indiquer si, parmi les attributaires de vos marchés, vous disposez de chiffres précis en la matière  ? Vous avez mentionné que 95 % de vos 2 800 fournisseurs sont implantés en France, mais s'agissant spécifiquement des plus gros marchés, auxquels seules les majors du BTP sont en capacité de répondre, le font-elles en groupement, ou plutôt via la sous-traitance, et selon quelles modalités  ?

Enfin, une question importante sur le contrôle des prix : dans un contexte où le nombre d'acteurs est réduit, la concurrence limitée, et les opérateurs en position de force, comment veillez-vous à éviter les effets d'aubaine  ?

M. Frédéric Bredillot. - S'agissant des TPE-PME, notre action s'articule autour de deux leviers complémentaires. D'une part, nous menons un travail de sourcing spécifique et procédons à un allotissement adapté sur les marchés dont la taille le permet, notamment ceux liés au fonctionnement interne de l'établissement. D'autre part, pour les marchés de grande envergure - qui constituent l'essentiel de notre commande publique - nous intégrons des exigences de participation de TPE-PME, lesquelles se traduisent principalement par leur présence en tant que sous-traitants des mandataires de nos marchés.

M. Benoît Dupuis. - Nous avons fixé un objectif de 20 % de nos marchés de travaux en faveur des TPE-PME. Pour les marchés de prestations intellectuelles et de services, cette part se situe dans une fourchette comprise entre 10 et 20 %.

M. Simon Uzenat, président. - Les 20 % de marchés de travaux alloués aux TPE-PME correspondent-ils à une proportion en valeur ou en nombre de marchés attribués ?

M. Benoît Dupuis. - Il s'agit d'une proportion en valeur. Depuis la création de la SGP, 3,1 milliards d'euros ont été versés à des TPE-PME. Cependant, ces entreprises interviennent majoritairement en sous-traitance. Sur les 69 marchés supérieurs à 50 millions d'euros, la très grande majorité est portée par des groupements momentanés d'entreprises. Plus généralement, le nombre de TPE-PME titulaires de nos marchés est faible et s'élève à 53. À l'inverse, 1 386 sous-traitants enregistrés relèvent de cette catégorie, ce qui montre que l'essentiel de leur présence se situe dans les niveaux d'exécution, et non dans l'attribution directe des marchés.

M. Frédéric Bredillot. - Paradoxalement, notre préoccupation a été d'élargir le vivier au-delà des entreprises franciliennes. Nous avons donc mené, notamment avec les chambres de commerce et d'industrie (CCI), des campagnes de sourcing dans les territoires, visant à mobiliser des entreprises susceptibles soit de candidater directement à nos marchés, soit d'intervenir en tant que sous-traitants ou fournisseurs des titulaires.

Ces titulaires sont, pour l'essentiel, de grandes entreprises françaises de dimension mondiale, implantées en Île-de-France. Deux enjeux structurants guidaient notre stratégie : d'une part, la capacité du marché à répondre aux besoins industriels du projet ; d'autre part, l'obligation d'assurer des achats dans des conditions économiquement optimales, dans un contexte où la tension en matière de concurrence était importante.

Concernant les volumes, la phase de génie civil, désormais majoritairement achevée, a représenté un pic d'activité sans précédent avec jusqu'à vingt tunneliers simultanément en fonctionnement -- un niveau équivalent à l'ensemble de l'activité européenne dans ce domaine. Les tunneliers ont été acquis directement par les entreprises, auprès de fournisseurs mondiaux. Si l'approvisionnement en machines ne posait pas de difficulté, la disponibilité de personnels qualifiés pour les exploiter a parfois nécessité le recours à des entreprises étrangères, notamment suisses et italiennes, spécialistes des ouvrages d'art souterrains.

Sur la concurrence, la question cruciale demeure celle de l'allotissement et du phasage des attributions. Lors de l'attribution des quatre grands lots de conception-réalisation pour les quatre tronçons de la ligne 15 Nord, dont les montants s'échelonnent entre 1 et 2,8 milliards d'euros, le nombre d'entreprises susceptibles de candidater était limité. Les modalités de dialogue compétitif retenues et l'échelonnement des attributions des lots ont eu pour effet de limiter la possibilité pour les candidats d'attendre et de se positionner les uns par rapport aux autres. Le bilan que nous tirons est conforme à nos attentes : les marchés ont été attribués à des conditions inférieures à nos estimations, ce qui montre que la concurrence a bien fonctionné.

S'agissant du prix des matières premières, je précise que notre coût d'objectif est établi en euros constants 2012. Ce choix méthodologique permet de mesurer la performance des équipes sans biais lié à l'inflation. En pratique toutefois, les marchés sont payés aux conditions économiques courantes et donc soumis à l'évolution des indices. Très peu de marchés sont à prix fixe, ce qui signifie que nous avons effectivement absorbé des hausses en valeur courante.

Ces variations ont parfois fragilisé l'équilibre économique de certains prestataires, notamment les plus petits. C'est pourquoi nous avons porté une attention particulière à la trésorerie et aux délais de paiement des PME.

Enfin, sur un plan macro-économique, l'inflation s'est révélée favorable à l'équilibre économique global du projet. Nous avons sécurisé, en amont, des financements à taux fixe, alors que nos dépenses sont peu affectées par l'inflation, hormis les travaux, et que nos recettes, elles, sont indexées sur celle-ci. Par conséquent, la hausse des prix a permis d'améliorer notre modèle économique et de réduire les échéances d'amortissement de la dette.

M. Benoît Dupuis. - Deux facteurs contribuent à la performance de notre politique d'achat.

Le premier tient au mode de financement du projet : il est entièrement sécurisé. Pour les entreprises candidates, c'est très important. Lorsqu'elles s'engagent sur des marchés de travaux de plusieurs années, la garantie que le maître d'ouvrage pourra honorer l'ensemble des paiements jusqu'au terme du contrat constitue un levier de confiance important.

Le second est un choix assumé : la quasi-totalité de nos marchés inclut une clause de révision. Ce n'est pas la norme dans la commande publique, certains acheteurs y recourant peu. Nous estimons pourtant que cela constitue un outil d'efficacité. En effet, cette souplesse permet de lisser les aléas économiques plutôt que de contraindre les fournisseurs à faire, dès la remise de l'offre, un pari spéculatif pour se prémunir de l'incertitude.

M. Frédéric Bredillot. - Nous intégrons aujourd'hui des considérations environnementales dans 95,5 % des marchés notifiés, en valeur, ce qui concerne en pratique la quasi-totalité des marchés de travaux. Sur le plan social, 93,5 % des marchés, en valeur, comportent des clauses d'insertion, avec un objectif initial de 5 % des heures travaillées réservées à des publics éloignés de l'emploi. Ce seuil a été relevé à 10 % il y a trois ans, ce qui a permis de générer à ce jour 5,6 millions d'heures d'insertion.

S'agissant de l'innovation, notre démarche se concentre essentiellement sur les techniques constructives en lien avec la décarbonation. Il s'agit du recours au béton bas carbone ou ultra bas carbone, avec l'ambition que l'ampleur de nos opérations permette à la fois l'expérimentation, la massification et la diffusion de ces techniques au sein de la filière.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je souhaiterais revenir sur les marchés dont le montant dépasse 50 millions d'euros. Peu d'acteurs sont en capacité d'y répondre, ce qui soulève une question : dans un contexte où les appels d'offres sont lancés en parallèle sur plusieurs lignes, n'y a-t-il pas un risque d'entente entre les grands acteurs du BTP  ? On sait que les majors du secteur -- Vinci, Eiffage, Bouygues, etc. -- peuvent constituer des groupements, voire se répartir les marchés, selon les périodes et leurs capacités opérationnelles.

Par ailleurs, ces marchés attirent nécessairement des entreprises étrangères, notamment européennes. Pouvez-vous nous indiquer quel est, en moyenne, le taux de retombées économiques sur les entreprises françaises ?

Ensuite, dans les contrats que vous signez, avez-vous recours à un nombre significatif d'avenants ? Compte tenu de la complexité de ces opérations, on peut en effet s'attendre à des modifications en cours d'exécution, ce qui peut générer un surcoût. Est-ce un phénomène que vous constatez fréquemment ?

Enfin, comment sont organisés les délais de paiement sur ces marchés longs ? Quel est, concrètement, votre délai moyen de paiement ?

M. Benoît Dupuis. - Le risque d'entente ou de pratiques anticoncurrentielles fait naturellement partie de nos préoccupations majeures, et ce, depuis l'origine. Nous y veillons de manière constante. À ce titre, notre commission d'examen des procédures des marchés inclut un représentant de la DGCCRF, précisément pour garantir la conformité concurrentielle des procédures et analyser les offres à la lumière de ces enjeux.

Conscients que la culture des acheteurs publics sur ce sujet peut parfois être limitée, nous avons organisé, avec l'appui de la DGCCRF, des formations spécifiques à destination de nos équipes, afin de détecter les signaux faibles révélateurs d'éventuelles pratiques illicites. À ce jour, nous n'avons identifié aucun indice sérieux, laissant supposer l'existence de telles pratiques. Sans constituer une preuve absolue de leur absence, aucun élément concret ne nous a, jusqu'ici, alertés.

Cela étant, certaines configurations d'achat sont plus exposées que d'autres. Les quatre marchés de conception-réalisation qui viennent d'être mentionnés, lancés dans un délai resserré et à destination d'opérateurs peu nombreux, constituaient une configuration sensible. Quatre groupements ont répondu, autour des majors. Nous avons volontairement modifié l'ordre d'attribution des lots, ce qui peut perturber une entente éventuelle. Ce type d'initiative - rendre l'action publique moins prévisible - constitue une bonne pratique.

Enfin, en cas de risque identifié de saturation du marché, nous n'hésitons pas à décaler certains actes d'achat, afin de garantir un niveau de concurrence satisfaisant.

M. Frédéric Bredillot. - Sur la question des avenants, il s'agit effectivement d'un enjeu majeur. Nos marchés de travaux durent souvent six à huit ans, et il est rare qu'ils se déroulent strictement comme prévu. Les modifications peuvent d'ailleurs nous être imputables, liées à des changements de notre part en cours de route. Nos marchés sont fortement imbriqués - des systèmes industriels dans des ouvrages de génie civil. En conséquence, la performance d'achat ne s'évalue pas seulement à la notification, mais aussi à la clôture.

À ce stade, seuls sept marchés de travaux sont terminés, avec un décompte général et définitif signé. Les écarts constatés vont de -8 % à + 29 % du montant de la notification initiale. D'autres marchés pourraient présenter des écarts plus importants. Il est important de souligner que notre pilotage s'effectue à l'échelle globale : nous pouvons accepter un surcoût sur un marché pour en éviter sur un autre.

Pour garantir leur régularité, nos avenants sont examinés par la même commission que celle qui suit les passations, composée majoritairement de membres externes. Elle intervient dès que des seuils sont dépassés.

Enfin, sur les délais de paiement, nous intégrons systématiquement des avances pour assurer une trésorerie favorable à nos fournisseurs.

M. Simon Uzenat, président. - À combien peut s'élever le pourcentage accordé ?

M. Benoît Dupuis. - Généralement 5 %.

M. Simon Uzenat, président. - D'accord. Il s'agit d'une part relativement faible.

M. Benoît Dupuis. - Nous avons pu accorder des avances allant jusqu'à 10 %.

M. Simon Uzenat, président. - Ce taux peut-il varier en fonction de la taille de l'entreprise ? On sait bien qu'une TPE ou une PME rencontrera davantage de difficultés de trésorerie qu'un grand groupe.

M. Benoît Dupuis. - L'avance n'est pas liée à la taille de l'entreprise, mais au niveau d'investissement nécessaire et des prestations à réaliser avant la première facturation. Elle permet de couvrir les achats ou commandes engagés en amont des travaux. En complément des avances, des jalons de paiement peuvent être définis en fonction des décaissements réels des titulaires. L'objectif est d'assurer une trésorerie aussi neutre que possible, sans faire peser sur les prestataires des charges qu'ils ne peuvent ni anticiper ni financer efficacement, d'autant que la SGP dispose des moyens pour assumer ces paiements.

M. Simon Uzenat, président. - Disposez-vous d'un indicateur mesurant le délai de paiement ?

M. Frédéric Bredillot. - Oui, notre délai moyen de paiement en 2024 s'établit à 34,7 jours pour l'ensemble des fournisseurs, et à 32,2 jours spécifiquement pour les TPE-PME. Cela reste un axe d'amélioration identifié.

M. Simon Uzenat, président. - Comment expliquez-vous ce délai ?

M. Frédéric Bredillot. - Nous faisons face à deux spécificités. D'une part, la diversité de nos opérations entraîne une grande hétérogénéité des factures : environ 20 000 par an, allant de 120 à 50 millions d'euros. Les plus petites, souvent émises par des TPE-PME, appellent une vigilance particulière, car leur situation financière est plus sensible, alors que les enjeux pour nous sont différents.

D'autre part, nos opérations les plus complexes génèrent des factures elles-mêmes complexes, dans le cadre d'opérations soumises à la loi MOP : situations mensuelles sur lesquelles s'empilent co-traitance et sous-traitance validée par un maître d'oeuvre, puis contrôlée en interne, le tout en comptabilité publique. Cette configuration alourdit considérablement les processus.

Nous avons récemment changé de progiciel de gestion, ce qui doit nous permettre de gagner en efficacité et de réduire nos délais de paiement.

M. Daniel Salmon. - Vous avez indiqué que 20 % des marchés en valeur bénéficiaient à des TPE-PME, principalement via la sous-traitance. Estimez-vous ce taux satisfaisant ? Peut-on aller plus loin, notamment par un recours accru à l'allotissement, afin de limiter la captation de valeur par les assembliers ?

Concernant l'environnement, vous mentionnez que 99,5 % des marchés de travaux incluent des considérations environnementales. Pouvez-vous préciser les exigences concrètes, notamment sur la gestion des déchets d'excavation liée aux tunneliers ? Quelle part les critères environnementaux représentent-ils dans la notation des offres ?

M. Michel Canévet. - L'instauration d'une responsabilité élargie du producteur (REP) entraîne-t-elle des surcoûts pour la SGP en matière de traitement des déchets ?

Par ailleurs, avez-vous été confrontés à des fraudes au paiement, comme la réception de fausses factures émanant de sociétés sans lien avec vous ? C'est un phénomène que plusieurs collectivités nous ont signalé.

Enfin, en tant qu'acteur expérimenté de la commande publique, avez-vous des propositions concrètes à formuler pour simplifier les procédures d'achat public et accélérer la concrétisation des projets, dans un contexte où la lourdeur administrative freine parfois la dynamique économique ?

M. Benoît Dupuis. - Nous encourageons activement la participation d'entreprises étrangères à nos appels d'offres, car notre objectif reste de garantir une intensité concurrentielle suffisante pour acheter au juste prix, dans un secteur aux capacités limitées. En pratique, nos fournisseurs sont aujourd'hui, en quasi-totalité, des entreprises françaises ou implantées en France, souvent à capitaux français. Nous menons un travail quotidien de sourçage, y compris à l'étranger, pour identifier les opérateurs économiques capables de répondre à nos besoins.

Cette approche reste complexe en raison de barrières à l'entrée, linguistiques ou réglementaires, et du cadre spécifique de la loi MOP, peu connu hors de France. Mais ces démarches portent leurs fruits : nous avons, par exemple, intégré WeBuild (Italie) et Ferrovial (Espagne) dans nos marchés de génie civil ou de conception-réalisation. Nous avons également élargi le vivier en maîtrise d'oeuvre, notamment en nous tournant vers des sociétés belges comme Sweco et Tractebel, du fait de la pression sur les ressources françaises.

Cette démarche relève pleinement, selon nous, du rôle de l'établissement que de diversifier et dynamiser son panel de fournisseurs.

M. Frédéric Bredillot. - Certaines de ces entreprises européennes interviennent d'ailleurs en groupement avec des co-traitants français, et s'appuient sur des sous-traitants eux aussi implantés en France.

M. Benoît Dupuis. - Je pense qu'en raison des barrières à l'entrée il leur est quasiment impossible de soumissionner seules.

M. Frédéric Bredillot. - Vous avez raison de pointer l'enjeu des terres excavées par les tunneliers : 33,5 millions de tonnes ont été extraites à ce jour, représentant un défi environnemental et financier important, notamment du fait de la taxe générale sur les activités polluantes (TGAP) sur les terres dites « naturellement polluées ».

La SGP vise un taux de valorisation de 70 % des déblais, avec 55 % atteints à ce jour par le réemploi, via des clauses contractuelles. En parallèle, les stipulations environnementales ont évolué, avec un recentrage progressif sur l'empreinte carbone : d'abord via la logistique, avec le recours accru au fluvial et limitation des transports routiers polluants, puis dans la conception même des ouvrages. Désormais, les entreprises doivent produire un bilan carbone dès la conception, et un système de prime à la réduction de l'empreinte carbone a été mis en place.

Concernant la simplification des procédures et les délais, un constat s'impose : la crédibilité de l'action publique passe par sa capacité à livrer des projets dans des délais à l'horizon politique atteignable. Il peut paraître contre-intuitif, par exemple, que le métro parisien ait été construit plus rapidement en 1900 qu'aujourd'hui. C'est pourtant très massivement le cas.

M. Simon Uzenat, président. - Pourriez-vous nous indiquer un ordre de grandeur, ou peut-être un ratio à la centaine de mètres ou au kilomètre ?

M. Frédéric Bredillot. - Le métro de 1900 était réalisé en tranchée ouverte, tandis qu'aujourd'hui, nous construisons à 50 mètres sous terre, avec un impact minimal en surface. Les objets techniques ne sont pas comparables. Pour l'usager, le ressenti reste similaire, mais les délais ont été multipliés par 6 ou 7. Il s'agit d'un enjeu majeur.

Le dispositif introduit par la loi de décembre 2023 sur les Serm nous semble pertinent : il permet de phaser les projets et d'éviter des opérations trop longues, sans bénéfice visible à court terme et plutôt des nuisances. Offrir des avancées progressives améliore l'efficacité et la lisibilité de l'action publique.

La commande publique n'est toutefois pas en tant que telle un facteur de ralentissement des opérations. Certes, les procédures sont longues. Sur les petits marchés, elles peuvent paraître lourdes, d'où notre recours à des centrales d'achat. Mais sur les grands marchés, le droit de la commande publique ne semble pas constituer un facteur majeur de retard.

En revanche, nous attirons votre attention sur un point : le droit de la commande publique ne permet pas de prendre en compte l'historique des entreprises candidates ni de leurs relations avec le donneur d'ordre. On en comprend la logique et la nécessité d'éviter toute subjectivité dans l'attribution des marchés. Toutefois, la problématique de la sécurité doit être prise en compte. Nous demandons donc à nos titulaires de prendre des engagements formels en ce sens, que nous allons contrôler ensuite. Les entreprises sont plus ou moins vertueuses en la matière. Or, il serait pertinent d'explorer la possibilité d'introduire dans les critères d'attribution des éléments objectifs liés à la performance réelle des entreprises en matière de sécurité. Dans le domaine des marchés de travaux, cet aspect revêt une importance déterminante.

M. Benoît Dupuis. - Cette question rejoint le point évoqué sur les sous-traitants. Les TPE-PME figurent rarement parmi les titulaires, mais se retrouvent en nombre significatif dans les chaînes de sous-traitance, parfois au-delà du second rang. L'une de nos principales frustrations réside dans l'impossibilité, en tant qu'acheteur public, de prendre en compte la performance réelle - et notamment la non-performance - des entreprises candidates lors de l'attribution d'un marché. L'évaluation repose en effet exclusivement sur des éléments documentaires. En revanche, s'agissant des sous-traitants, nous nous autorisons à exercer une appréciation plus précise lors de leur agrément.

Ainsi, lorsqu'un sous-traitant, souvent une PME, ne tient pas compte des observations formulées, notamment en matière de sécurité - qui constitue pour nous une priorité absolue - nous nous réservons la possibilité de refuser son agrément, au moins temporairement, jusqu'à ce qu'il démontre une évolution organisationnelle conforme à nos exigences. Cet accompagnement se fait de manière progressive, avec un effort réel de formation et de dialogue en amont.

Le fait que les TPE-PME interviennent majoritairement comme sous-traitantes plutôt que comme titulaires apparaît économiquement peu satisfaisant, entraînant des marges successives liées à la chaîne de sous-traitance, avec des coefficients de vente, et complexifiant les responsabilités, en particulier sur les sujets de sécurité.

Nous plaidons ainsi pour une évolution du droit permettant aux acheteurs publics, sinon de limiter, du moins d'encadrer plus strictement le recours à la sous-traitance - que ce soit en volume, en rang ou en nombre d'intervenants.

M. Frédéric Bredillot. - La SGP a effectivement été confrontée à des tentatives de fraude, voire à des fraudes avérées, bien que de manière indirecte. Il s'agissait d'escroqueries visant des fournisseurs, dans lesquelles des individus se faisaient passer pour des représentants de la SGP afin de commander des biens facilement monnayables - chèques cadeaux, chèques vacances, téléphones, etc. - livrés à des adresses fictives, sans qu'aucune commande n'ait été passée par nos services.

La SGP, bien qu'elle n'ait pas subi de préjudice financier direct, s'estimant atteinte dans sa réputation, s'est constituée partie civile. L'affaire, prise en charge par les services de la police judiciaire, a permis l'identification d'un groupe d'escrocs actuellement poursuivis.

Cet épisode, qui a mis en lumière des pratiques de livraison pour le moins imprudentes de la part de certains opérateurs, souligne l'importance croissante des risques de fraude, contre lesquels nous restons particulièrement vigilants.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie pour vos interventions. Je me permets, en complément, de formuler plusieurs demandes qui pourront faire l'objet de réponses écrites.

Tout d'abord, pourriez-vous nous transmettre des éléments relatifs au nombre moyen de candidats par lot ainsi que l'évolution de ce ratio depuis la création de la SGP ? Cette donnée nous semble essentielle, dans un contexte où l'on observe, tant à l'échelle nationale qu'européenne, une contraction progressive de la concurrence. Avez-vous constaté un phénomène similaire ? Si oui, depuis quand ?

Par ailleurs, proposez-vous systématiquement la possibilité de présenter des variantes dans vos marchés ? Nous souhaiterions également disposer d'une pondération type de vos critères d'attribution - notamment la répartition entre le prix, les aspects techniques, et les exigences environnementales. Cette dernière dimension, en particulier, peut constituer un levier utile pour favoriser l'inclusion de TPE-PME françaises, même dans le cadre de groupements portés par des entreprises européennes.

Nous vous serions également reconnaissants de bien vouloir nous détailler votre politique de relation avec les sous-traitants, qu'elle soit directe ou indirecte. Quels mécanismes avez-vous mis en place pour garantir leur protection administrative, économique et financière ?

Enfin, s'agissant du pilotage par la donnée, pourriez-vous nous préciser l'architecture du système d'information dont vous disposez, son degré de réactivité, et si, à moyen terme, une mise à disposition publique de ces données est envisagée ? Cette transparence, dans un contexte de dépenses publiques significatives, serait évidemment précieuse, tant pour les entreprises que pour les citoyens.

M. Frédéric Bredillot. -Nous partageons pleinement l'exigence de transparence que vous évoquez. À notre connaissance, nous sommes l'un des premiers maîtres d'ouvrage à avoir fait le choix de rendre public, depuis peu, un bilan d'avancement complet de nos opérations présenté à notre conseil de surveillance.

Ce document, d'environ 140 pages, comporte des données détaillées - financières, calendaires, environnementales, économiques - ligne par ligne. Il exclut naturellement les données commercialement sensibles, mais constitue un effort significatif de redevabilité. Nous estimons qu'il s'agit là d'un devoir à l'égard des citoyens, afin de rendre compte, en toute clarté, de l'usage des fonds publics qui nous sont confiés et de l'activité que nous conduisons.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Nathalie Carrasco, présidente de l'École nationale supérieure (ENS) Paris-Saclay

(Mardi 20 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons nos travaux en l'absence de notre rapporteur, que je vous prie d'excuser, en poursuivant l'examen des achats numériques dans l'enseignement supérieur, auxquels sont attachés des enjeux essentiels de souveraineté numérique.

Je ne reviens pas sur les signaux pour le moins contradictoires envoyés par l'État à ce sujet, qui sont devenus évidents au fil de nos auditions, avec une doctrine et des circulaires prônant le recours à des solutions souveraines, mais des habitudes et usages tellement ancrés auprès d'opérateurs économiques extra-européens que l'hypothèse même d'une migration semble parfois inconcevable.

Nous avons échangé la semaine dernière avec la Directrice générale de l'École polytechnique au sujet de la migration de ses outils collaboratifs vers la solution Microsoft 365, et lui avons fait part de nos préoccupations en matière de sécurité et d'accès aux données. À la suite de cette audition, nous avons été informés que l'École normale supérieure Paris-Saclay avait récemment adopté un nouveau schéma directeur du numérique, à la suite d'un audit réalisé par le cabinet Ernst & Young (EY), qui prévoit lui aussi la migration vers Office 365.

Pour nous présenter ce choix et en expliquer les motivations, nous accueillons Mme Nathalie Carrasco, présidente de l'ENS Paris-Saclay, accompagnée de M. Christophe Huet, directeur des systèmes d'information.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement , voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Carrasco et M. Christophe Huet prêtent serment.

Je vous laisse nous présenter brièvement l'ENS Paris-Saclay ainsi que le contexte et les conclusions de l'audit réalisé par le cabinet de conseil qui vous a accompagnés.

Vous pourrez ensuite nous expliquer si, de votre côté, un sourçage a été effectué pour identifier une solution souveraine ou si vous avez partagé l'avis des auditeurs selon lequel aucun outil français ou européen n'aurait répondu à votre besoin.

La situation des laboratoires de recherche mérite un traitement particulier, en raison des informations sensibles qui y sont traitées, notamment dans les disciplines scientifiques et technologiques qui sont la spécialité de l'ENS Paris-Saclay. Quelles sont les mesures que vous comptez prendre pour garantir la sécurité de leurs données et éviter qu'elles ne soient soumises à des législations extraterritoriales ? Comment prenez-vous en compte ce risque ?

Vous pourrez également nous indiquer le support contractuel retenu, au regard du droit de la commande publique, pour sélectionner le cabinet d'audit puis pour effectuer cette migration. Votre établissement a-t-il passé un marché dédié ? S'agit-il plutôt d'un marché ministériel ou d'une commande auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) ? À l'usage, quel sera le coût de l'outil Microsoft 365 par rapport aux logiciels utilisés actuellement ? Quels sont les gains escomptés ?

Mme Nathalie Carrasco, Présidente de l'École nationale supérieure Paris-Saclay. - Je vous remercie de m'avoir invitée à cette audition, qui est pour nous l'occasion de réaffirmer combien la souveraineté et la sécurité des outils numériques sont importants à l'ENS Paris-Saclay. Je vous présenterai nos efforts et de nos avancées en la matière, ainsi que des difficultés que nous rencontrons et notre progression. Nous avançons prudemment, en nous assurant de faire des choix progressifs et réversibles. N'étant pas experte en informatique, je vous répondrai par écrit si certaines de vos questions étaient trop techniques pour moi, et Christophe Huet, le directeur des systèmes d'information de l'ENS, est également à mes côtés pour vous apporter des précisions.

L'ENS Paris-Saclay est une grande école publique qui sélectionne de jeunes gens d'un très haut niveau académique et les prépare aux métiers de la recherche et de l'enseignement supérieur. L'une de nos spécificités est de couvrir un large panel de disciplines, allant des sciences fondamentales aux sciences de l'ingénieur, en passant par les sciences humaines et sociales. Nous assurons donc la recherche, la formation, et préparons aux métiers de la recherche et de l'enseignement supérieur dans ce large spectre de disciplines. En sortant de l'école, quatre de nos élèves sur cinq, en moyenne, poursuivent en thèse, puis deviennent professeurs dans l'enseignement supérieur, chercheurs ou encore conseillers stratégiques dans la haute fonction publique - pour citer quelques exemples. Ils représentent un vivier scientifique d'excellence pour la nation. Nos étudiants et étudiantes constituent une communauté d'environ 1 800 inscrits à l'ENS.

Cette formation par la recherche exige la présence de laboratoires de recherche de pointe, relatifs à toutes ces disciplines enseignées. Nous hébergeons ainsi treize unités de recherche, parmi lesquelles trois laboratoires en zone à régime restrictif (ZRR) d'accès. Entre les enseignants, les enseignants-chercheurs, les chercheurs, les ingénieurs et les techniciens, les personnels scientifiques et techniques de l'ENS représentent environ 350 personnes.

Pour accompagner ces activités dites « coeur » - ce que j'appelle « coeur », c'est véritablement la formation et la recherche, l'enseignement et la recherche -, l'école a besoin de services et de personnel administratif efficaces. Ces services vont, par exemple, entretenir le bâtiment, assurer sa sécurité, s'occuper des installations numériques, passer des commandes, régler des factures, organiser les missions des chercheurs, gérer les conventions de stage des étudiants, les aider à trouver un logement. Ces personnels administratifs représentent environ 150 personnes à l'ENS Paris-Saclay.

Un point d'importance : le recours à Microsoft 365 - qui n'a pas été décidé, la discussion est en cours - ne porte que sur cette partie administrative, c'est-à-dire 150 personnes sur les 2 300 sous notre responsabilité, soit environ 6 % de nos effectifs.

Deuxième point, la question des outils collaboratifs numériques, dont font partie les outils Microsoft 365. Vous l'avez compris, de par nos missions de service public pour l'enseignement supérieur et la recherche, et le contexte géopolitique de plus en plus agressif dans lequel nous évoluons, nous avons véritablement à coeur, et c'est notre devoir, d'être exigeants sur tous les fronts avec les outils numériques en général, qui sont devenus incontournables dans nos métiers. Les outils collaboratifs numériques sont devenus centraux dans notre organisation du travail, en particulier avec le développement du télétravail. Je parle des outils de visioconférence, des outils de messagerie - messagerie instantanée, courriels - et également des documents de travail partagés.

Nous avons besoin des outils de travail collaboratif les plus adaptés possible à notre établissement. Nous avons défini quatre grands critères pour faire nos choix et construire notre stratégie numérique.

Le premier, c'est l'efficacité des outils numériques, leur simplicité. Nous avons besoin d'outils qui facilitent le travail des agents de l'école et leur permettent de réaliser un travail de qualité, d'outils efficaces et complets qui secondent les chercheurs, afin qu'ils puissent se concentrer sur le fond de leur métier et la valeur ajoutée de leur travail. Il faut, par exemple, que nos chercheurs ne perdent pas de temps à déboguer des agendas qui ne se mettent pas tous à jour simultanément.

Le critère numéro deux, c'est la sécurité contre les cyberattaques. Les outils collaboratifs sont souvent des points d'entrée pour les pirates informatiques qui veulent infiltrer et paralyser les établissements. Il nous faut des outils collaboratifs sécurisés contre ces cyberattaques, dont le risque est élevé. L'été dernier, l'Université Paris-Saclay, dont nous faisons partie, a fait l'objet d'une cyberattaque d'envergure qui a paralysé tous ses services.

Le critère numéro trois, c'est la lutte contre l'espionnage industriel, la souveraineté. Nous produisons dans nos laboratoires de recherche des résultats scientifiques qui ont un très fort potentiel économique, il faut les protéger. Ils ne doivent donc pas transiter par des outils collaboratifs qui peuvent être espionnés par des puissances hostiles. Parmi ces puissances, il y a bien sûr la Chine, la Russie, l'Iran, Israël, mais aussi les États-Unis.

Le quatrième critère, c'est le coût. La réduction du déficit public engendre des tensions budgétaires très fortes sur les établissements publics d'enseignement supérieur, l'ENS Paris-Saclay ne fait pas exception. Nous avons très peu de marge budgétaire pour investir dans de nouveaux outils, malgré l'augmentation des risques de cyberattaques et d'espionnage. Nous ne nous en plaignons pas, c'est un état de fait, une contrainte que nous prenons comme telle, et nous sommes donc obligés de réfléchir sur la base de ces quatre critères.

Au regard de ces critères, Microsoft 365 est intéressante pour la performance de l'outil, sa sécurité contre les cyberattaques et son coût, négocié dans des marchés d'État qui nous sont accessibles par des centrales d'achat. Cependant, elle n'est pas satisfaisante pour le critère numéro trois, celui de la souveraineté, puisque le cloud de la solution Microsoft Office 365 est accessible au gouvernement américain, en vertu du Cloud Act.

L'idéal serait évidemment de disposer d'outils de travail collaboratifs performants, parfaitement intégrés à des clouds sécurisés et souverains, et accessibles financièrement pour nos établissements publics qui sont en forte tension budgétaire. Ces outils sont en préparation : nous faisons de la veille à leur sujet et nous serons ravis de les déployer dès qu'ils seront disponibles. Cependant, comme nous ne pouvons pas attendre, nous avons pris une série de mesures sur le déploiement d'outils collaboratifs numériques à l'ENS Paris-Saclay.

En commençant mon mandat début 2023, j'ai d'abord travaillé à un diagnostic sur ces outils. L'établissement venait de finaliser son installation sur le plateau de Saclay. Dans ce contexte de transformation et d'intégration au sein de l'écosystème extrêmement compétitif de recherche et d'innovation qu'est le plateau de Saclay, nous devions mettre à niveau notre système d'information. C'est pourquoi nous l'avons mis en priorité dans notre stratégie figurant au contrat d'objectifs, de moyens et de performance (Comp) 2023-2025 ; c'est dans ce cadre que nous avons recruté un responsable de la sécurité des systèmes d'information (RSSI), réalisé un audit de sécurité et élaboré le schéma directeur du numérique.

L'audit de sécurité, réalisé entre 2023 et 2024, a révélé une situation extrêmement fragmentée de nos outils collaboratifs. Nous utilisons aujourd'hui une suite bureautique Office classique sans fonctionnalité collaborative, des outils de visioconférence Zoom déployés dans toutes nos salles ainsi que sur tous les postes de travail, et des outils de la suite du Réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (Renater), comme Rendez-vous pour les visioconférences, ou bien encore la messagerie instantanée Tchap proposée et opérée par la Direction interministérielle au numérique (Dinum). Ensuite, la messagerie et les agendas sont hébergés en interne, avec des solutions en logiciel libre, c'est un sujet qui nous tient à coeur. Pour l'ensemble des personnels et des étudiants, tous les espaces de stockage sont actuellement sur des serveurs internes à l'école, donc hébergés localement, avec l'outil OnlyOffice, qui est un logiciel libre.

Quelle évaluation de notre situation, au regard des quatre critères que je vous ai présentés ? Premièrement, la performance : ce n'est pas terrible. Nos outils sont dispersés et peu performants. Leur dispersion introduit de l'opacité pour nos usagers et engendre une tentation de contournement, pour utiliser des outils autres que ceux que nous proposons. Deuxième critère, la cybersécurité : vous l'avez compris, nous sommes entièrement en local. La cyberattaque subie par l'Université Paris-Saclay, dont les choix techniques étaient proches de ceux de l'ENS - à savoir une infrastructure principalement interne -, a montré les limites de cette approche en termes de sécurité. Et, selon ma compréhension des orientations ministérielles, ce stockage interne ne va pas dans le sens de la doctrine « cloud au centre ». Donc, là aussi, nous nous interrogeons. Aujourd'hui, on peut dire que c'est souverain, c'est local, mais nous ne respectons pas la doctrine « cloud au centre ». Critère numéro trois, la souveraineté : nous faisons plutôt bien, puisque nous sommes sur nos serveurs locaux. Mais soyons réalistes, le manque de performance entraîne des contournements. Nos usagers utilisent d'autres outils non souverains en dehors de ceux proposés par l'ENS, car nos outils actuels sont trop disparates. Dernier critère, le coût : à première vue, les outils internes sont satisfaisants, mais il faut intégrer des coûts cachés dus à la complexité et à la disparité des outils, ce qui demande beaucoup d'entretien et de dépannage de la part de la DSI, donc du temps de nos équipes. En conclusion, le bilan de cet état actuel n'est pas satisfaisant. Il faut impérativement faire évoluer nos outils collaboratifs.

Sur cette base, nous avons élaboré, l'an passé, notre schéma directeur numérique. Vous avez mentionné EY. Ce cabinet n'a pas fait notre audit, mais nous a accompagnés pour construire ce schéma directeur, non pas sur les solutions, mais pour compléter l'aspect diagnostic. Nous sommes passés par la centrale d'achat Resah, grâce à laquelle nous avons pu solliciter cette contribution d'EY. Ce cabinet conseil a souligné que les collègues interrogés avaient exprimé un besoin de disposer d'outils collaboratifs performants qui les fassent sortir des silos et travailler en transversalité. En l'absence de tels outils dans le système d'information, le diagnostic a également constaté - ce que nous savions par ailleurs, mais cela a été factuellement confirmé - un recours massif à des outils de contournement hors du système ENS, par exemple la création de groupes WhatsApp pour discuter rapidement avec des collègues. Telle a été la contribution de ce cabinet de conseil.

Par la suite, nous avons rédigé notre feuille de route, ce schéma directeur du numérique, qui comprend un axe sur les outils collaboratifs. Dans ce cadre, nous avons deux grandes cibles. La première est notre cible idéale : une offre commune pour tous les agents de l'ENS, avec des outils collaboratifs performants, parfaitement intégrés à des clouds sécurisés et souverains, et accessibles financièrement pour nos établissements publics en tension budgétaire. Cette solution n'est pas disponible pour le moment, mais elle figure dans notre schéma directeur numérique comme un axe stratégique impliquant une veille poussée pour être immédiatement opérationnels dès que cette solution sera proposée.

En attendant ces outils idéaux, nous travaillons avec un schéma hybride intermédiaire qui segmente les sphères d'usagers. Je vous ai décrit nos trois sphères : les apprenants, les personnels sur les missions « coeur » - formation et recherche -, et la sphère administrative. Nous travaillons donc sur une cible qui segmente ces sphères, avec la sphère administrative à part - 150 personnes sur les 2 300 - pour laquelle, effectivement, nous envisageons un équipement avec une suite non souveraine, la suite Office 365. Pour le prix, comme il s'agit de 150 personnes, nous sommes à moins de 10 000 euros pour le coût annuel des licences de fonctionnement.

Pour ce qui concerne les autres sphères, nous sommes dans une position d'attente. Pour les laboratoires, c'est très clair : il est indispensable que l'outil soit souverain. Nous sommes donc obligés d'attendre des solutions souveraines et, pour l'instant, nous restons sur notre solution locale, insatisfaisante, mais souveraine. La sphère intermédiaire - les personnels académiques et les étudiants - est pour nous une véritable « zone grise ». Notre école forme à la recherche - pour nous, formation et recherche sont intriquées et nous avons du mal à les placer dans une sphère qui ne serait pas souveraine, donc nous les laissons dans la partie souveraine. La partie non souveraine ne concernerait donc que celle pour laquelle nous sommes sûrs de ne pas travailler sur des sujets impliquant des questions de propriété intellectuelle.

Pour les laboratoires, nous sommes à la recherche d'une suite souveraine, soit en attendant des solutions commerciales, comme Bleu, soit en explorant des solutions proposées par la Dinum ou d'autres opérateurs privés. À l'heure actuelle, aucune modification n'est envisagée s'agissant de cette sphère souveraine.

Le schéma directeur du numérique a été partagé, construit et présenté à l'instance de gouvernance numérique interne à l'école en novembre dernier. Cette instance de gouvernance numérique est un comité ouvert à toutes les entités de l'école, c'est-à-dire les laboratoires, les directions d'enseignement, les services ; nous y avons débattu concrètement d'Office 365 et des problèmes de souveraineté, chacun en a été informé. Le schéma directeur a été présenté également en comité social d'administration, avec des explications sur cette approche hybride et le phasage dans le temps. Il a été ensuite présenté en conseil d'administration le 13 décembre dernier, et voté en présence de la tutelle - le rectorat - et d'un représentant du CNRS, dont dépend en grande partie la politique de sécurité des systèmes d'information de nos laboratoires.

Où en sommes-nous maintenant que nous avons notre feuille de route ? Nous avons ce projet de déploiement pilote de Microsoft 365 sur une partie de l'administration. C'est bien une solution qui est envisagée. En parallèle, nous explorons le volet souverain pour nos laboratoires et la sphère étudiante. Nous sommes véritablement au stade du benchmark, de l'analyse de sécurité, de la capacité d'intégration.

Sachez qu'à ce stade, le projet pilote de déploiement de Microsoft 365 a pris du retard. Pourquoi ? Parce qu'il est compliqué de faire cohabiter différentes solutions, aucune n'est totalement satisfaisante. L'idéal serait une solution unique pour tous, nous n'y sommes pas. À ce jour, aucun contrat n'a été signé. Nous en sommes à la phase des devis, des demandes auprès de différents marchés publics accessibles - du groupe Logiciel, de l'Ugap - et des tests d'intégration technique.

Nous imaginons cette solution Microsoft 365 pour la partie administrative sans en être complètement satisfaits. Faute de solution pleinement satisfaisante, nous explorons des solutions intermédiaires en tâchant de les rendre réversibles pour ne pas nous lier, puisque le ministère s'efforce de trouver une meilleure solution. Nous partageons une préoccupation et une haute exigence pour la souveraineté de nos productions scientifiques, et donc nous serons en première ligne si nous pouvons aider à déployer des solutions qui seront parfaitement satisfaisantes.

M. Simon Uzenat, président. - Je tiens sincèrement à vous remercier pour la posture qui est la vôtre, prenant en compte les préoccupations que nous exprimons dans notre commission d'enquête depuis plusieurs mois.

Pour autant, et sans méconnaître les contraintes qui sont les vôtres, en particulier budgétaires, des questions demeurent. J'aimerais d'abord revenir sur la première phase que vous avez décrite, celle du diagnostic. Vous avez été accompagnés par EY : ce contrat est-il terminé ?

Mme Nathalie Carrasco. - En réalité, nous avons été accompagnés dans deux phases. Il y a tout d'abord eu l'audit de sécurité, avant la rédaction du schéma directeur du numérique, pour lequel nous avons été accompagnés par Wavestone, une entreprise que nous avons choisie via l'Ugap, qui a fait le diagnostic de nos outils collaboratifs. Ensuite, puis un travail d'accompagnement avec EY, toujours sur les constats.

M. Simon Uzenat, président. - EY n'a donc fait qu'un constat, sans faire de recommandation ?

Mme Nathalie Carrasco. - La mission d'accompagnement d'EY ne visait pas à faire des recommandations, mais à aller interviewer nos collègues pour voir quels étaient les usages réels. Nous nous en doutions, mais il était utile d'avoir un diagnostic extérieur. Cette mission d'EY a confirmé que nos collaborateurs avaient besoin d'outils plus performants, puisque l'on a constaté des stratégies de contournement des outils actuels.

M. Simon Uzenat, président. - Et pour cette mission d'accompagnement, donc, vous êtes passés par la centrale d'achat Resah ?

Mme Nathalie Carrasco. - Oui, c'est par l'intermédiaire de Resah que nous avons choisi EY.

M. Simon Uzenat, président. - Nous aimerions consulter les documents issus de ces travaux, sous réserve d'informations confidentielles - merci de nous l'indiquer par écrit, pour que nous fassions bien la part des choses. Il est de notoriété publique qu'il y a une forme de porosité, à tout le moins, entre EY et Microsoft, ce qui peut faire naître des soupçons, même si vous insistez bien sur le caractère non prescriptif de leur étude.

L'argument consistant à retenir un outil numérique uniquement destiné aux personnels administratifs a aussi été utilisé par l'École polytechnique. Vous nous dites que 150 personnes sur 2 300, cela reste assez marginal, et que votre démarche conservatoire consiste, en attendant un outil pleinement satisfaisant, à commencer par une brique de solution pour ces 150 agents administratifs. Nous avons été saisis par des étudiants et d'autres personnels sur cette démarche, qui s'alarmaient d'être également concernés. Vous semblez nous apporter la garantie que tel ne sera pas le cas, mais on ne comprend pas très bien la logique d'échelle - pourriez-vous nous apporter quelques précisions, d'autant que vous nous dites aussi que la coexistence de plusieurs systèmes est source de complexité ?

Surtout, comme on en a eu le débat avec l'École polytechnique, des données strictement administratives peuvent revêtir un intérêt pour les puissances que vous avez évoquées, pour différentes raisons. On n'y reviendra pas ici, mais on les imagine fort bien. Comment se prémunir de ces risques, même s'ils apparaissent plus réduits que pour les laboratoires de recherche ? Vous avez rappelé à raison que s'agissant de la lutte contre l'espionnage industriel, cette solution Microsoft 365 n'était pas satisfaisante... Merci de nous préciser les choses - au besoin, votre directeur des systèmes d'information peut évidemment intervenir.

Mme Nathalie Carrasco. - Quelle est l'étape d'après ? Ce premier pas avec Microsoft 365 comporte une certaine forme de risque, nous en sommes conscients. Dès lors, comment avoir une étanchéité parfaite entre la sphère administrative et les autres sphères ? Le risque zéro n'existant pas, il faut concevoir que des usagers puissent faire des erreurs, avec des conséquences puisque nous aurions une solution hybride entre deux sphères qui ne seraient pas totalement étanches entre elles - avec, donc, une certaine forme de porosité. Comment fait-on pour sécuriser ce système non souverain qui, a priori, ne traite pas de données stratégiques, mais qui va malgré tout interagir avec une sphère qui, elle, contient des données plus stratégiques ?

Nous y réfléchissons, bien entendu. Il faut sensibiliser à ce risque, accompagner les personnes. Nous envisageons un plan de formation pour prévenir qu'on ne met pas n'importe quoi dans des courriels, qu'on ne met pas des pièces jointes traitant de sujets de recherche, par exemple. Quand nous sommes en dehors de la sphère administrative, ou bien quand nous sommes en situation de crise, nous utilisons déjà des outils sécurisés, comme Tchap, et il ne s'agira certainement pas d'utiliser Microsoft 365. Cependant, cela demande un séquençage, une réflexion sur les différents usages pour éviter la porosité qui existe dans notre école. Ce n'est pas pleinement satisfaisant, nous le constatons, nous voyons aussi que la coexistence de deux systèmes avec des outils différents n'est pas optimale, et c'est aussi pour cela que ce projet prend du retard.

M. Simon Uzenat, président. - L'ENS Paris-Saclay, comme l'École polytechnique, est aussi partie prenante de la solution, car vous formez parmi les meilleurs cerveaux du pays, qui peuvent pour certains se destiner aux technologies les plus innovantes en matière de numérique.

Quoiqu'il en soit, avez-vous alerté votre autorité de tutelle sur ces difficultés qui sont désormais établies et bien connues, pour que, en lien avec les entreprises du secteur qui sont disponibles, les décisions soient prises pour massifier la commande et développer ces solutions souveraines, efficaces, performantes en matière de cybersécurité et répondant aussi aux impératifs budgétaires qui sont les vôtres ? Avez-vous pu lancer cette alerte, la formaliser, sur la base aussi peut-être des documents dont nous avons parlé ?

Mme Nathalie Carrasco. - Très honnêtement, je pense que la réponse est non. Nous avons l'habitude de « faire avec », nous faisons au mieux. Cette audition est l'occasion d'expliquer pourquoi, effectivement, nous sommes face à un certain nombre d'injonctions contradictoires, que nous essayons de faire au mieux - et que ce n'est pas simple. C'est pourquoi j'ai introduit mon propos en vous remerciant, cette audition est l'occasion d'exprimer nos difficultés, alors que nous sommes habitués à faire au mieux compte tenu des contraintes.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous confirmer ou infirmer l'information selon laquelle - car cela viendrait quelque peu en contradiction avec le propos liminaire que vous avez tenu - il y aurait une étude pour externaliser chez Microsoft les courriels des étudiants ? Est-ce une piste de réflexion aujourd'hui ? Où en êtes-vous de cette démarche, si d'aventure elle existe ?

Mme Nathalie Carrasco. - Nous hésitons. Vous avez dit que si vous m'avez sollicitée, c'est parce que vous avez été alertés. Nous discutons beaucoup avec nos étudiants et nos syndicats, je ne suis pas surprise qu'ils vous aient alertés, c'est un sujet qui leur tient à coeur, c'est un sujet très important pour une grande école axée sur la recherche. Je ne pensais pas qu'ils vous demanderaient de nous auditionner aujourd'hui, c'était une surprise pour moi. En tout cas, il y a cette « zone grise » dont je vous ai parlé, nous en discutons avec les étudiants, et cette discussion avec eux nous aide beaucoup dans nos choix stratégiques.

M. Simon Uzenat, président. - Je précise que notre commission est parfaitement souveraine et que personne, à l'exception des sénateurs qui la composent, ne décide de qui est auditionné et de notre programme de travail. Nous recevons des alertes de toutes sortes, et c'est nous, et nous seuls, qui décidons d'y donner suite, quand nous estimons qu'elles sont suffisamment significatives et qu'elles recoupent des sujets de préoccupation sur lesquels nous travaillons et que nous souhaitons approfondir. Nous ne sommes soumis à aucune forme d'intérêt, quel qu'il soit, public comme privé, nous sommes parfaitement maîtres de notre agenda. Et il est clair - nous avions eu déjà cette discussion avec la directrice générale de l'École polytechnique - que s'agissant des établissements phares de notre système d'enseignement supérieur, il y a peut-être une responsabilité encore plus importante. C'est la raison pour laquelle nous souhaitons en entendre un certain nombre.

S'agissant des courriels des étudiants, est-ce aujourd'hui une hypothèse de travail ?

Mme Nathalie Carrasco. - Oui, c'est une hypothèse de travail, nous l'avons faite en examinant cette « zone grise » dont je vous ai parlé, mais les discussions que nous avons eues avec les étudiants ont fait apparaître des questions et nous incitent à travailler sur un scénario de prudence, et à placer les courriels dans la sphère souveraine, en position d'attente.

M. Simon Uzenat, président. - On voit bien que les données administratives emportent des significations bien plus importantes que l'adjectif « administratives » laisse penser. En l'occurrence, à l'ENS Paris-Saclay, vous avez un pôle santé, un relais handicap, une direction des ressources humaines, des syndicats - est-ce que tout ceci relève bien de la sphère administrative ? Vous avez aussi un pôle contre les violences sexistes et sexuelles, ses courriels iraient sur des serveurs externalisés chez Microsoft. J'entends vos précautions, votre volonté de sensibiliser les usagers, mais nous parlons ici d'informations sensibles. Et donc, sauf à dire à vos personnels de n'utiliser les courriels que pour se dire bonjour, ne risquez-vous pas de laisser circuler des informations sensibles, ou bien d'encourager les contournements ?

Mme Nathalie Carrasco. - La question est légitime. Les données sensibles - vous parlez des données relatives au handicap, des données RH, des données de paie - sont sur des serveurs locaux et utilisent des outils métier. En revanche, le problème se pose pour les outils collaboratifs, avec le contenu des courriels et des pièces jointes. C'est pourquoi nous avançons avec précaution et que nous ne sommes pas parfaitement sereins. Plus le travail sur des outils satisfaisants avancera, mieux nous serons à l'aise - et dans l'intervalle, nous essayons d'en rester à des démarches réversibles, pour basculer vers de tels outils satisfaisants quand ils seront disponibles, nous faisons une veille précise dans ce sens. C'est aussi pourquoi nous ne nous engagerions qu'à hauteur de 10 000 euros par an. La solution actuelle n'est pas satisfaisante, nous sommes en phase d'expérimentation avec les limites que vous mentionnez, qu'il faut accompagner de nombreuses précautions et de formations.

M. Simon Uzenat, président. - Cet outil Microsoft 365, déployé dans un premier temps dans la sphère administrative, serait utilisé par des salariés qui ont accès à des données sensibles : pas des travaux de recherche, mais des données liées aux ressources humaines, sociales, personnelles, syndicales, qui pourraient être utilisées dans le cadre de chantage. Dès lors, avez-vous conduit une étude sur la vulnérabilité de l'ensemble ? Vous le savez, on n'est jamais à l'abri d'une erreur, même pour des salariés les plus vigilants : cet outil ne peut-il pas servir de cheval de Troie, donnant à des personnes mal intentionnées un accès à ces informations qui pourraient être utilisées ? Avez-vous évalué ce risque, cette vulnérabilité potentielle ?

Quelles sont, ensuite, vos relations avec la Dinum ? Avez-vous des échanges pour accélérer le développement de solutions souveraines ?

Mme Nathalie Carrasco. - Il faut distinguer deux risques : le risque lié à la souveraineté et au potentiel économique, et le risque cyber. Il me semble que les personnes mal intentionnées relèvent plutôt du risque cyber, celui de cyberattaques. Or, face à ce risque, Microsoft 365 est performant, c'est un système très sécurisé. Si l'on parle de risque de chantage sur des personnels, Microsoft 365 est donc satisfaisant, et c'est un sujet très important pour nous, d'autant que nos voisins de l'Université Paris-Saclay ont été attaqués l'an passé. Autre chose est le risque d'espionnage industriel, de souveraineté, mais alors, les informations dont nous parlons ici présentent peu d'intérêt.

M. Simon Uzenat, président. - Sans noircir le tableau, nous avons eu confirmation, en particulier par Alain Juillet, que l'appareil d'État américain mobilise la commande publique non seulement pour limiter l'entrée d'acteurs étrangers sur le marché américain, mais aussi pour aller chercher des contrats à l'étranger qui leur servent en réalité d'aspirateurs à données, directement ou indirectement. Or, il y a une porosité entre les géants américains et l'État fédéral, qui dispose d'outils pour les contraindre, en particulier le Cloud Act et le Fisa, des lois américaines qui sont d'application extraterritoriale. C'est en ce sens qu'il peut y avoir un risque à lier Microsoft 365 à des solutions internes, c'est une source de fragilité pour les données, qui sont l'or noir du 21e siècle. C'est dans ce sens que je vous interrogeais sur l'évaluation de votre vulnérabilité et l'évaluation de la balance avantages-risques d'une telle solution.

Je vous laisse répondre sur vos relations avec la Dinum.

Mme Nathalie Carrasco. - Je n'ai pas les éléments de réponse précis sur cette évaluation, je reviendrai vers vous par écrit, après avoir consulté les deux personnes qualifiées que nous avons à l'école sur ce sujet : notre délégué à la protection des données et notre responsable de la sécurité des systèmes d'information.

Nous n'avons pas de relation directe en tant qu'établissement avec la Dinum, avec laquelle le travail se fait en réseau, à l'échelle du plateau de Saclay, entre l'ensemble des directeurs des systèmes d'information.

M. Simon Uzenat, président. - Quelles en sont les modalités ?

Mme Nathalie Carrasco. - Nous vous les présenterons par écrit.

M. Jean-Luc Ruelle. - Les problèmes que vous rencontrez ne sont pas sans rappeler ceux de l'École polytechnique : travaillez-vous avec ses équipes, pour trouver des solutions communes ?

Mme Nathalie Carrasco. - C'est une très bonne suggestion. Nos sites sont proches, mais nous ne sommes pas dans les mêmes structures académiques : nous sommes intégrés dans l'Université Paris-Saclay, polytechnique est intégrée dans l'Institut Polytechnique de Paris. Je retiens cependant votre idée, il serait intéressant de travailler ensemble, nous qui avons des missions tout à fait comparables de service public.

M. Jean-Luc Ruelle. - Avez-vous une idée du calendrier dans lequel vous pourriez parvenir à une solution souveraine ?

Mme Nathalie Carrasco. - Cela ne dépend pas de nous, mais nous espérons qu'une solution sera trouvée d'ici une année, les choses avancent assez vite, me semble-t-il, c'est une priorité ministérielle. Dans l'intervalle, nous aurions une solution hybride.

M. Jean-Luc Ruelle. - Donc cette solution intermédiaire ne durerait qu'une année, voire un an et demi ?

Mme Nathalie Carrasco. - C'est notre souhait.

M. Jean-Luc Ruelle. - Quelles actions mettez-vous en oeuvre pour sensibiliser et former les étudiants, les chercheurs et les personnels de l'ENS aux enjeux de souveraineté numérique et de cybersécurité ? Disposez-vous d'une politique de formation bien adaptée ?

Mme Nathalie Carrasco. - Oui, c'est l'une des missions de notre RSSI, la personne que nous avons recrutée est très active sur ce sujet.

M. Jean-Luc Ruelle. - Quand vous passez des marchés publics, comment prenez-vous en compte la souveraineté numérique lors de la sélection de vos prestataires, notamment en ce qui concerne l'hébergement des données, les services de cloud et les logiciels utilisés ?

Mme Nathalie Carrasco. - À notre échelle, nous passons nos marchés par des dispositifs négociés à l'échelle du ministère.

M. Jean-Luc Ruelle. - Et lorsque vous êtes en relation avec un fournisseur ?

Mme Nathalie Carrasco. - Nous passons par des centrales d'achat, dans des contrats qui sont négociés à l'échelle du ministère.

M. Simon Uzenat, président. - Nous confirmez-vous que votre plan de bureautique serait dénommé « ENS 365 » - ce qui peut faire naître des doutes sur le fait que la décision ne soit pas déjà prise ?

Mme Nathalie Carrasco. - C'est un choix malheureux. Nous aurions dû l'appeler « ENS 360 », pour imaginer un environnement bureautique qui réponde à tous les besoins, à 360 degrés. Mais j'entends ce que vous dites, cette dénomination ne convient pas, car elle sous-entend que le choix d'une solution Microsoft est acquis, ce qui n'est pas du tout le cas.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Christian Brassac, vice-président de l'Eurométropole de Strasbourg, en charge de la commande publique responsable

(Mardi 20 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux en revenant à l'un des fondamentaux de notre commission d'enquête : l'étude des pratiques des collectivités territoriales en matière de commande publique et les enseignements qu'il sera possible d'en retirer. Nous avons réalisé, du 2 au 30 avril 2025, une consultation sur la plateforme de consultation en ligne des élus locaux du Sénat qui a recueilli 1 182 réponses, signe d'intérêt pour cette problématique. Les élus étaient interrogés sur leur appréciation du cadre juridique de la commande publique et leurs habitudes en matière d'achat durable ou local. Les résultats, en cours d'analyse, seront présentés dans notre rapport.

Les participants étaient également invités à nous faire part de leurs bonnes pratiques. Un message de l'Eurométropole de Strasbourg, dont la dépense annuelle au titre de la commande publique atteint 470 millions d'euros, a particulièrement retenu notre attention. Nous recevons donc l'auteur de ce message, M. Christian Brassac, vice-président de l'Eurométropole en charge de la commande publique responsable.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christian Brassac prête serment.

Vous pourrez nous présenter la politique d'achat de votre collectivité, particulièrement exemplaire en matière sociale et environnementale, avec notamment un schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) construit par référence aux objectifs de développement durable (ODD) de l'ONU. La même démarche a été adoptée au conseil régional de Bretagne, dans le cadre de son Spaser adopté à la fin de l'année 2022. Rencontrez-vous des obstacles dans vos ambitions, alors que les obligations issues de la loi Climat et Résilience doivent entrer en vigueur en août 2026 ?

L'application des obligations issues de la loi Égalim a constitué un défi pour de nombreuses collectivités et suscité une prise de conscience sur la nécessité de promouvoir les circuits courts. Avez-vous atteint les seuils requis et selon quelles modalités ? L'État vous a-t-il suffisamment soutenu ?

De même, il est logique que les collectivités souhaitent soutenir, par leur commande publique, leur tissu économique local. Vous pourrez nous expliquer comment l'Eurométropole de Strasbourg y parvient tout en respectant, cela va de soi, les grands principes du droit de la commande publique.

Par ailleurs, quelle est votre organisation de la fonction achat au sein de votre collectivité ? Ce sujet s'avère crucial dans un contexte où la professionnalisation des acheteurs et la maîtrise d'un cadre juridique complexe sont au coeur de l'efficience des achats.

À ce titre, le pilotage par la donnée est essentiel et permet de répondre au mieux aux besoins de la collectivité, tout en offrant une transparence nécessaire vis-à-vis de nos concitoyens. Quelle est la politique de l'Eurométropole de Strasbourg en la matière ? Enfin, quel regard portez-vous sur les centrales d'achat, notamment l'Union des groupements d'achats publics (UGAP) ?

M. Christian Brassac. - Ce sujet me passionne, et j'ai répondu à votre consultation en espérant que cette passion transparaisse. Je tiens à donner en préambule une précision concernant les 470 millions d'euros d'achats, ce montant correspond au total dépensé par la ville de Strasbourg et l'Eurométropole. Je suis conseiller délégué auprès du premier adjoint, en charge de la commande publique, à la ville de Strasbourg, et également vice-président de l'Eurométropole en charge de la commande publique responsable. Les deux administrations sont parfaitement intégrées et je travaille pour les deux entités avec le service de la commande publique commun. Ces 470 millions d'euros concernent donc bien les deux collectivités.

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez raison de le préciser, notamment au regard de la mutualisation des services.

M. Christian Brassac. - Notre Spaser est un outil extrêmement puissant, qui intègre effectivement des aspects sociaux et environnementaux, ainsi que le soutien au tissu économique local. Strasbourg avait déjà un Spaser depuis 2018 que nous avons renouvelé après mon élection en 2020. L'Eurométropole dispose également de son propre Spaser, qui est très similaire. Il a été adopté à l'unanimité dans les deux instances.

L'objectif principal de notre Spaser s'appuie sur une phrase que Mme Agnès Pannier-Runacher, alors ministre déléguée chargée de l'industrie, a prononcée en mars 2021, qui m'a beaucoup marqué : « L'objectif est d'équilibrer les critères des appels d'offres et de mieux noter une réponse plus chère, mais mieux-disante au niveau environnemental. » L'objectif du Spaser est ainsi de rééquilibrer la commande publique en faveur du mieux-disant au sens des externalités sociales et environnementales positives. En effet, si Mme Pannier-Runacher n'a parlé que du niveau environnemental, j'aurais préféré qu'elle fasse référence à l'aspect socio-environnemental. En tant qu'élu écologiste, je pense qu'il ne peut pas exister d'écologie sans justice sociale. Ces intrications sociales et environnementales sont fondamentales. Je ne veux pas être caricaturé en environnementaliste qui oublie le social.

C'est la raison pour laquelle notre Spaser est adossé aux ODD, qui permettent d'intégrer ces deux dimensions, ainsi que la dimension démocratique des ODD 16 et 17. Nous abandonnons progressivement le coût d'acquisition au profit du coût global, intégrant ces externalités sociales et environnementales positives, ainsi que des externalités économiques, puisque plus on soutient le tissu économique local - dans le respect de la réglementation - plus on génère des recettes fiscales non négligeables.

Nous passons environ 2 500 marchés par an, ville de Strasbourg et Eurométropole confondues, dont 600 environ passent en commission d'appel d'offres (CAO). Sur l'ensemble des marchés publics conclus depuis juin 2020, 75 % sont attribués à des entreprises du Bas-Rhin et 80 % à des entreprises situées en Alsace. L'impact sur notre tissu socio-économique local apparaît clairement, tout en respectant l'interdiction de préférence locale.

Nous y parvenons en introduisant des dispositions environnementales significatives. Nous avons mis en place des clauses d'insertion sociale et des critères environnementaux qui s'appuient notamment sur l'empreinte carbone.

Au niveau social, nous générons environ 470 000 heures d'insertion chaque année. Cette tradition remonte à la fin des années 1990, quand la maire de Strasbourg de l'époque, Mme Catherine Trautmann, a imposé l'emploi de personnes éloignées de l'emploi dans le cadre de la construction du tramway et du Parlement européen. Nous disposons d'un facilitateur qui conseille les acheteurs publics sur le nombre d'heures d'insertion à inclure en fonction du type de marché.

L'objectif de la loi Climat et Résilience est d'intégrer une clause environnementale dans 100 % des marchés publics en 2026. Nous atteignons déjà près de 80 %, grâce au Spaser.

Le Spaser est d'une importance capitale, mais encore trop peu de collectivités en sont dotées. Le seuil s'élève à ce jour à 50 millions d'euros, mais les 320 collectivités concernées n'en disposent pas toutes. Néanmoins, disposer d'un Spaser ne représente pas une fin en soi. Ce document ne doit pas dormir sur une étagère. Il est essentiel que les acheteurs se l'approprient.

Quand nous avons réécrit notre Spaser, j'ai rencontré les vingt directions l'une après l'autre, accompagné du service de la commande publique, pour leur présenter ce nouveau document. Ainsi, les acheteurs le connaissent et peuvent l'utiliser concrètement. Nous accompagnons avec notre expertise ceux qui s'inquiètent de ne pas pouvoir intégrer les aspects environnementaux et sociaux dans leurs marchés.

Dans les marchés de prestations intellectuelles, concernant le volet social, l'insertion professionnelle des jeunes adultes via l'alternance est une mesure importante. Nous avons attribué des marchés à des entreprises en raison de leurs engagements en matière d'alternance. De même, des entreprises du BTP perdent parfois un marché face à un concurrent qui a obtenu une meilleure note au critère environnemental alors que son offre était plus élevée. Cela crée une dynamique nouvelle au sein des entreprises.

Sur la loi Égalim, en matière de restauration scolaire, la ville de Strasbourg a passé un marché pour fournir 13 000 repas par jour. La Spaser nous a beaucoup aidés, nous permettant d'atteindre 50 % de produits biologiques avec deux tiers de produits locaux. Je travaille étroitement avec l'adjointe déléguée à l'agriculture urbaine sur ces questions, y compris en ce qui concerne le bien-être animal.

Un élément qui me tient particulièrement à coeur est la promotion de l'égalité femmes-hommes. Je souhaiterais une politique de commande publique sensible au genre, tout comme nous avons un budget qui l'est, mais nous nous heurtons à des obstacles juridiques. Les critères d'attribution des marchés doivent être liés à ceux-ci et nous n'avons pas à nous référer à la politique générale de l'entreprise, comme l'index de l'égalité professionnelle dans les entreprises de plus de 50 salariés.

Nous travaillons avec des chercheurs en économie de la fonctionnalité et de la coopération sur un nouvel outil, le plan de progrès, qui n'est pas un critère d'attribution d'un marché, mais permet de suivre son exécution. Dans ce cadre, nous pouvons introduire des aspects touchant aux caractéristiques des prestations en matière d'égalité femmes-hommes. En revanche, dans les délégations de service public et les concessions, la notion d'égalité femmes-hommes est prise en compte dès le début de la procédure.

Par ailleurs, l'article L. 2153-1 du code de la commande publique nous permet d'appliquer une forme de souveraineté économique européenne. Par exemple, nous avons arrêté d'acheter en Inde des produits comme les tuyaux de fonte ductile pour privilégier les fournisseurs européens. S'agissant des panneaux solaires, j'espère que nous pourrons utiliser cette disposition pour acheter ceux qui seront produits dans l'usine Holosolis qui va s'installer à Sarreguemines.

M. Jean-Luc Ruelle. - Vos explications sont très intéressantes. Un guide régional des bonnes pratiques a été établi en région Grand-Est en 2020. Étiez-vous impliqué dans le partage de bonnes pratiques pour soutenir l'économie locale en contexte de Covid, avec un fort accent mis sur le développement durable ?

M. Christian Brassac. - J'ai été élu en 2020, en pleine crise sanitaire. Toutefois, ce que vous mentionnez relève de la région Grand-Est, qui dispose également d'un Spaser, mais pas de la ville de Strasbourg ou de l'Eurométropole. Je ne peux donc pas vous donner plus de précisions. Je ne connais pas dans le détail le guide de bonnes pratiques que vous mentionnez.

M. Jean-Luc Ruelle. - Je voulais savoir comment s'était passée l'application de ces bonnes pratiques et ce qu'il en était advenu à ce jour.

M. Christian Brassac. - J'étais auparavant professeur de mathématiques et je ne connaissais pas le domaine de la commande publique avant d'être élu. J'ai tout découvert grâce à un excellent service qui m'a beaucoup aidé, et je me suis formé. Cependant, je ne peux pas vous en dire plus sur le guide que vous mentionnez.

M. Simon Uzenat, président. - Je souhaiterais revenir sur deux sujets évoqués dans mon propos préliminaire et poser une question complémentaire. Premièrement, concernant l'organisation de la fonction achat, vous avez évoqué votre rencontre avec la vingtaine de directions après l'adoption du Spaser. La fonction achat au sein de l'Eurométropole et de la ville de Strasbourg est-elle complètement décentralisée ou centralisée partiellement ? Quelles ont été les évolutions depuis votre élection en 2020 ?

À l'échelle de la région Bretagne, avec un volume d'achat entre 300 et 400 millions d'euros par an, l'organisation est absolument décisive pour garantir l'effectivité de la prise en compte des prescriptions politiques. Cela implique aussi la montée en compétences et la formation des acteurs de l'achat public, tant du côté des acheteurs que des opérateurs économiques. Menez-vous en oeuvre des actions particulières depuis 2020 dans ces domaines ?

Ma deuxième question concerne le pilotage par la donnée. Disposez-vous de systèmes d'information permettant d'obtenir en temps réel vos performances d'achat ? Avez-vous fixé des cibles précises dans le cadre de votre Spaser avec un calendrier de mise en oeuvre ? Le pilotage par la donnée est clé pour mesurer l'efficacité des dispositifs face aux urgences climatique et sociale.

Ma dernière question porte sur la coopération entre collectivités, qui me semble être un élément décisif.

À l'échelle locale, nous avons discuté avec les représentants du bloc communal et l'on constate qu'avec la complexification et la montée en compétences nécessaire, l'échelon intercommunal semble le plus adapté pour conduire une politique d'achat. Dans le cadre de l'Eurométropole, avez-vous des conventions de mutualisation, des groupements de coopération ou un travail particulier avec les communes membres ? À une échelle supérieure, au niveau de la région Grand-Est, travaillez-vous sur le partage de bonnes pratiques ? En Bretagne, nous avons créé un comité politique achat réunissant les quatre départements et les deux métropoles, avec l'ambition d'associer les établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), pour harmoniser les prescriptions. Les opérateurs économiques font cette demande de façon récurrente. Pour l'Eurométropole de Strasbourg, avez-vous mis en place ces instances de travail ou des outils communs pour simplifier la vie des acheteurs publics et des opérateurs économiques, notamment dans le cadre de vos compétences partagées avec la région en matière de développement économique ?

M. Christian Brassac. - Pour la fonction achat, dans le cadre d'une administration intégrée, il existe un service de la commande publique d'une trentaine de personnes. Dans les vingt directions, deux disposent d'une petite cellule de support en achat public : la direction de l'architecture et du patrimoine et la direction des espaces publics et naturels. Quand un achat est décidé, le « métier » et le juridique travaillent conjointement. Cette pratique est de plus en plus répandue. Ce travail conjoint aboutit à des propositions d'attribution en CAO. Il existe une bonne connivence entre le service de la commande publique et les acheteurs des dix-huit directions qui ne comptent qu'un seul acheteur.

M. Simon Uzenat, président. - Ce travail conjoint porte-t-il sur la définition des besoins et la prescription technique avec l'expertise propre aux directions, tandis que le véhicule juridique et la traduction politique dans les documents de consultation sont réalisés la Direction des affaires juridiques et de la commande publique ? Je ne sais pas si cette Direction porte chez vous le même nom qu'en région Bretagne.

M. Christian Brassac. - Le travail est réellement réalisé de manière conjointe. Par exemple, quand une direction souhaite introduire un critère environnemental, mais ne sait pas comment procéder, elle travaille en étroite collaboration avec le service de la commande publique responsable. Cette collaboration fonctionne efficacement. Je participe au forum sur l'achat public durable présidé par Mme Martine Ouaknine, adjointe au maire de Nice et M. Hervé Fournier, conseiller municipal de Nantes. Je ne comprends pas toujours le fonctionnement des autres collectivités, mais je trouve que notre système actuel est performant.

M. Simon Uzenat, président. - Dans le cadre de l'arrivée de nouveaux agents ayant des degrés de sensibilisation variables aux sujets d'achat responsable, particulièrement dans des collectivités importantes comme l'Eurométropole de Strasbourg, avez-vous mis en place un système de contrôle de la conformité des procédures lancées au Spaser ? Si des documents contractuels manquaient d'ambition dans la prise en compte des considérations écologiques et sociales, disposez-vous d'un comité des achats pour éviter les ratés, en particulier sur les marchés les plus importants ? Disposez-vous d'une gouvernance spécifique ?

M. Christian Brassac. - Non, j'utilise plutôt la pédagogie. Je fais confiance à mes équipes et nous progressons graduellement. Il s'agit d'un travail pédagogique et progressif. Imposer des contraintes me semblerait contre-productif. Je travaille conjointement avec l'acheteur et les services concernés. En matière de pondération, je respecte l'expertise de l'acheteur sans lui imposer de pourcentage minimum. Nous progressons ensemble et je n'ai pas rencontré d'acheteur réticent à cette approche. En ce qui concerne l'éclairage public, par exemple, nous avons fait des progrès significatifs en matière d'égalité femmes-hommes. Je privilégie la pédagogie et la confiance plutôt qu'un système de contrôle formel. Je rappelle que la loi Climat et Résilience nous imposera un critère environnemental dans 100 % des marchés publics. Ma méthode : pas de contrôle, mais de la pédagogie.

M. Simon Uzenat, président. - Je vous remercie pour votre réponse très claire.

M. Christian Brassac. - Quand je suis entré en poste en 2020, le précédent Spaser, que je trouvais de bonne qualité, datait de 2018 et nécessitait une mise à jour. Nous avons donc constitué quatre groupes de travail, chacun dédié à une partie du Spaser et organisé des réunions pour l'améliorer. Nous avons progressé sur un certain nombre de points.

Pour l'avenir, nous prévoyons d'intégrer des valeurs cibles, car actuellement aucune n'est définie. Nous disposons d'un comité de pilotage, mais pas de valeurs cibles. De même, nous n'effectuons pas d'analyse automatique des données. Je réalise ce suivi manuellement dans le détail. Il est probable qu'une automatisation de cette analyse représentera un axe d'amélioration pour le prochain Spaser.

Par ailleurs, l'Eurométropole gère un groupement de commandes pour l'énergie qui réunit les communes membres, la Collectivité européenne d'Alsace (CEA) et les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS). Avec la CEA, qui a récemment adopté un Spaser, la collaboration reste informelle. De même avec les acheteurs de la région Grand-Est, les relations ne sont pas totalement institutionnalisées. Chaque structure connaît les actions menées par les autres, mais sans réelle coordination.

M. Simon Uzenat, président. - Au sein de l'Eurométropole, au-delà du groupement de commandes avec les communes membres, existe-t-il un travail d'accompagnement pour les plus petites communes qui rencontrent des difficultés à piloter leur politique d'achat avec leurs ressources humaines limitées ? Existe-t-il des actions de soutien mises en place par l'Eurométropole ? Comment cela fonctionne-t-il ?

M. Christian Brassac. - Après mon élection, j'ai rencontré les trente-trois maires de l'Eurométropole pour me présenter, évoquer le Spaser précédent et mes projets de modification. Je leur ai indiqué que je me tenais à leur disposition. Ils ont tous accès au Spaser, mais leurs niveaux d'achat sont très différents. Quelques-uns de ces maires siègent à la CAO de l'Eurométropole. Tous les maires savent que nous pouvons les aider, mais ils ne viennent pas à notre rencontre. Les maires des plus petites communes procèdent à des achats beaucoup plus modestes. Nous restons disponibles pour les accompagner si besoin.

M. Jean-Luc Ruelle. - Utilisez-vous des assistances à maîtrise d'ouvrage (AMO) pour faciliter les processus d'achat ?

M. Christian Brassac. - Oui, très régulièrement.

M. Jean-Luc Ruelle. - Comment les sélectionnez-vous ? Comment mesurez-vous leur performance ?

M. Christian Brassac. - Il s'agit pour moi d'un marché comme un autre. En CAO nous traitons de ces marchés de la même façon que les autres : examen du prix, de la valeur technique, des éventuels critères sociaux et environnementaux. Je ne vois pas de différence significative entre les marchés d'AMO et les autres marchés. Nous allons par exemple bientôt devoir construire un nouvel incinérateur, car le nôtre a presque 70 ans. La délégation de service public s'achève en 2030 et nous sommes assistés par des AMO sur ce dossier, car nous ne disposons pas en interne de la compétence nécessaire.

M. Jean-Luc Ruelle. - Concernant cet incinérateur, avez-vous des informations sur les AMO qui auraient pu réaliser ce même type d'activité pour d'autres communes ?

M. Christian Brassac. - Comme je le disais auparavant, nous échangeons très peu avec les autres entités. Des échanges existent, mais plutôt au niveau national. Je suis sollicité par des villes pour expliquer comment favoriser l'appropriation du Spaser par les acteurs concernés. Je ne suis généralement pas consulté au sujet de la sélection d'un AMO.

M. Simon Uzenat, président. -Merci d'avoir été pleinement partie prenante des démarches engagées par notre commission d'enquête. Merci pour votre volontarisme et votre engagement depuis 2020. Nous prévoyons de rendre nos conclusions et préconisations fin juin ou début juillet. Si dans les deux ou trois semaines suivant cette audition vous souhaitez apporter des compléments, des précisions ou des exemples de bonnes pratiques qu'il faudrait selon vous généraliser, nous restons à votre disposition.

M. Christian Brassac. - Je propose comme bonne pratique de s'emparer du plan de progrès. Je vous invite également à vous référer au rapport écrit en 2021 par Mmes Sophie Beaudoin-Hubière, députée, et Nadège Havet, Sénatrice, sur le développement de la commande publique sociale et environnementale.

M. Simon Uzenat, président. - Nous avons bien noté la proposition. Vous l'avez compris, l'objectif de notre démarche, lancée à la demande de notre collègue M. Dany Wattebled, trouvera un premier aboutissement avec notre rapport, mais les travaux ne s'arrêteront pas là. Nous poursuivrons notre mobilisation commune à l'échelle du Sénat et en soutien des collectivités, des pouvoirs publics et des opérateurs économiques.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Les enjeux de la souveraineté numérique en matière de données publiques et le développement de solutions souveraines conformes aux besoins des personnes publiques - Audition de M. Thomas Balladur, président-directeur général d'Interstis, Maître Laurent Bidault, avocat au barreau de Paris, et Mme Emmanuelle Ertel, directrice générale de Tessi Innovation & Trust

(Mercredi 21 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête, en l'absence de notre rapporteur, que je vous prie d'excuser, en nous penchant à nouveau sur la souveraineté numérique, la domination exercée par certaines entreprises étrangères soumises à des législations extraterritoriales et les alternatives françaises et européennes qui existent.

Au fil de nos auditions, nous avons entendu des discours résignés de la part d'opérateurs de l'État, notamment dans l'enseignement supérieur, qui semblent considérer qu'il est vain de chercher à se sevrer de la dépendance aux solutions proposées par quelques opérateurs internationaux. On peut noter aussi la volonté de beaucoup d'entre eux de vouloir participer à l'émergence de solutions alternatives.

Pourtant, dans le même temps, il y a une prise de conscience croissante des risques que cette dépendance fait peser : sur le plan commercial tout d'abord, puisque ces entreprises peuvent imposer leurs tarifs à leurs clients publics, qui ne bénéficient d'aucune marge de négociation, mais aussi sur le plan industriel, puisque les solutions concurrentes françaises ou européennes ne parviennent pas à émerger.

La question de la sécurisation des données hébergées sur les solutions de cloud des principaux opérateurs américains se pose également, puisque ces entreprises sont soumises aux lois extraterritoriales américaines - Patriot Act, Fisa et Cloud Act - qui permettent, sous certaines conditions, à l'administration américaine d'accéder à ces données sans en informer leur propriétaire.

Nous avons le plaisir d'accueillir trois acteurs qui travaillent au quotidien à corriger cette situation : Maître Laurent Bidault, avocat spécialisé en matière de protection des données personnelles et de son articulation avec le droit de la commande publique, M. Thomas Balladur, président-directeur général d'Interstis, entreprise qui développe des outils de bureautique souverains et Mme Emmanuelle Ertel, directrice générale de Tessi Innovation & Trust, structure dédiée à l'innovation d'une importante entreprise de services numériques française.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Balladur, M. Laurent Bidault et Mme Emmanuelle Ertel prêtent serment.

Votre témoignage sera très utile pour caractériser la dépendance dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui, confronter les idées reçues et mieux évaluer le risque qui pèse sur les données des personnes publiques à l'heure actuelle. Certaines des personnes que nous avons entendues ont estimé que ce risque était très limité dès lors que des mesures comme le cryptage des données ou leur anonymisation étaient adoptées. Confirmez-vous cette analyse ?

Nous sommes convaincus que la commande publique doit être un outil de promotion des acteurs innovants français et européens, non pas dans une logique protectionniste, mais, au contraire, dans une approche d'amorçage afin de leur permettre d'atteindre une taille critique et de démontrer la fiabilité de leurs produits. Partagez-vous notre point de vue ? Estimez-vous que les acheteurs publics ont suffisamment été sensibilisés au sujet du rôle qu'ils ont à jouer en la matière ?

L'accoutumance aux logiciels et services des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) est souvent justifiée par l'absence d'alternatives développées et exploitées dans un cadre souverain offrant des fonctionnalités ou performances équivalentes. Comment cette idée est-elle venue s'enraciner alors que de nombreux outils existent ? Y a-t-il des domaines où ce n'est pas le cas ? Quel regard portez-vous sur les initiatives encore frileuses prises par l'État pour y remédier ?

Enfin, le cadre juridique de la commande publique va être amené à évoluer prochainement, avec la révision des directives qui a été engagée par la Commission européenne. Comment jugez-vous la réglementation actuelle et ses outils destinés à soutenir l'innovation ? Quelles modifications préconisez-vous ?

Me Laurent Bidault, avocat spécialisé en matière de protection des données personnelles. - Je suis heureux d'intervenir dans cette commission puisque en tant que praticien quotidien de la commande publique et de ses interactions avec l'innovation, je suivais avec attention vos travaux. Les problématiques soulevées, notamment l'accès des entreprises innovantes à la commande publique, font partie de notre quotidien.

Je pratique le droit de la commande publique depuis une quinzaine d'années. Lorsque nous avons créé notre cabinet il y a environ six ans, juste après la publication du décret « Villani », qui a créé le dispositif du marché innovant, désormais consacré dans le code de la commande publique, nous nous sommes adressés aux start-ups innovantes en leur indiquant l'existence de cette mesure. Nous constations qu'un nombre important d'entreprises innovantes disposaient de solutions pouvant servir l'intérêt général, mais n'arrivaient pas à les concrétiser par la commande publique, sauf en intégrant des groupements ou en devenant sous-traitantes de grands groupes.

Notre première démarche a été de contacter les incubateurs de start-ups. Paradoxalement, bien que financés majoritairement par des acteurs publics, ils ignoraient tous des dispositifs liés à la commande publique innovante. Cette situation nous a interpellés : on créait un dispositif pour les entreprises innovantes dont les structures d'accompagnement n'avaient pas connaissance. Les choses ont évolué depuis, notamment grâce aux travaux de la direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère de l'économie et des finances.

Du côté des acheteurs publics, soit ils méconnaissaient ce dispositif, soit ils craignaient de l'utiliser, car l'innovation restait un concept aux contours flous. Certaines collectivités territoriales, comme Bordeaux Métropole, ont intégré l'innovation dans leur politique d'achat, mais cela ne va pas de soi pour la plupart des acteurs publics.

Ce phénomène rejoint la question de la dépendance aux GAFAM. Les acheteurs publics cherchent avant tout à assurer la continuité du service public et le bon usage des deniers publics. Face à des solutions bien établies et parfaitement intégrées, comme la suite Office ou l'écosystème Apple, le changement représente un coût organisationnel et financier. L'acheteur public, qui privilégie la sécurité, va conserver des cahiers des charges normés, avec des commandes répétitives, conduisant à l'attribution des marchés aux mêmes fournisseurs. Il n'y a pas de place pour l'innovation. Ce constat s'applique au numérique, mais aussi à d'autres secteurs, puisque l'innovation peut tout aussi bien s'appliquer à des matériaux de chantier.

Les choses ont changé. Il existe des guides, le programme France 2030 pour que ces deux mondes qui s'ignorent se rejoignent et pour sortir d'une logique où l'accompagnement des start-ups est avant tout financier.

Pour favoriser l'accès des entreprises innovantes à la commande publique, l'enjeu majeur est la formation. Des acheteurs n'utilisent pas certaines solutions ou montages contractuels, ne sont pas sensibilisés aux enjeux de la cybersécurité, principalement par méconnaissance, pas par réticence. Les collectivités sont très sensibles au retour d'expérience positif d'autres collectivités, surtout quand cela soutient un acteur local et améliore le service aux usagers.

L'administration est traditionnellement rétive au risque, alors que l'innovation est risquée par nature. Les outils juridiques pour favoriser les entreprises innovantes existent déjà, mais sont sous-utilisés. Pour certains, la limitation du marché innovant à 100 000 € est un frein, car le renouvellement du contrat peut entraîner le franchissement des seuils de procédure formalisée. Il leur faudrait un contrat de plus long terme, qui couvre à la fois la phase de recherche et développement et l'acquisition de la solution. Ce mécanisme existe en droit de la commande publique. Par ailleurs, sans discriminer directement un acteur, un acheteur public peut parfaitement prévoir des critères justifiés et proportionnés, correspondant à son besoin et qui vont de facto exclure certaines entreprises, comme exiger la qualification SecNumCloud pour des solutions de cloud souverain.

Pour chaque étape du développement d'une innovation, il existe un contrat adapté dans le droit de la commande publique. Les marchés de recherche et développement sont parfois même exemptés d'obligations de publicité et de mise en concurrence. Les marchés innovants permettent d'acquérir directement des solutions innovantes. Le partenariat d'innovation est particulièrement sous-utilisé alors qu'il présente de nombreux avantages. C'est le seul contrat permettant d'acheter ce qui n'existe pas encore, associant dans un même cadre une phase de recherche et développement collaborative puis l'acquisition de la solution. Il est possible de sélectionner plusieurs partenaires pour créer une émulation entre eux. Ce dispositif peut même prévoir un intéressement de la personne publique au chiffre d'affaires généré, pour le partenaire privé, par la commercialisation ultérieure de la solution développée dans ce cadre.

Ce type de contrat est sous-utilisé, car les acheteurs l'imaginent réservé aux grands projets et craignent de manquer d'expertise face au partenaire privé. Ce n'est pourtant pas plus compliqué qu'un dialogue compétitif ou un marché d'acquisition d'un logiciel. Comme pour des opérations de construction complexes, l'acheteur peut s'entourer d'experts. Ce raisonnement, admis dans les marchés de construction, pourrait parfaitement s'appliquer aux marchés numériques. Une piste à suivre serait donc de mieux faire connaître le partenariat d'innovation.

Mme Emmanuelle Ertel, directrice générale de Tessi Innovation & Trust. - Notre nom à consonance anglophone a été choisi pour paraître américain et moins français, ce qui est souvent nécessaire pour séduire des clients sur certains marchés.

Tessi est un acteur français et européen qui emploie 15 000 collaborateurs et réalise un demi-milliard d'euros de chiffre d'affaires. C'est une entreprise grenobloise peu connue, mais très présente dans votre quotidien. Pendant la crise sanitaire, nous avons généré les 620 millions de QR codes pour les passes sanitaires. Cette mission relevait de la commande publique, mais dans un contexte de crise. Il a fallu agir, nous avons travaillé ensemble - aucun acteur américain n'a pu s'imposer.

Tessi est spécialisée dans l'externalisation des processus métier. Quand vous pensez parler à votre banque, vous parlez souvent à des opérateurs de Tessi. Quand vous perdez vos bagages chez Air France ou Transavia, vous êtes en contact avec Tessi sans le savoir.

Le métier d'Innovation & Trust est l'édition de logiciels. Nous développons des logiciels en cloud privé, hébergé dans nos propres data centers. Crypter les données ne suffit pas à les protéger - techniquement, les rocades appartiennent au data center, pas au propriétaire des données. Dès lors que les données empruntent ces rocades, elles sont vulnérables. Mon métier consiste à diriger 750 développeurs et techniciens dans trois pays, tous dans des domaines normés. Je fais de l'archivage à valeur probatoire avec la norme NF461, je suis certifiée par l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), conforme au règlement eIDAS et au référentiel général de sécurité (RGS). Chaque nouveau produit est certifié. En revanche, Tessi a fait le choix d'arrêter le SecNumCloud (SNC), car c'était trop cher et nous n'avions pas suffisamment de demandes. Économiquement, il n'y avait pas de marché. Comme pour le référentiel des prestataires de vérification d'identité à distance (PVID), ces normes coûtent très cher à obtenir, et nos clients s'en désintéressent complètement. Mon objectif est de générer du chiffre d'affaires, d'embaucher et de croître.

M. Simon Uzenat, président. - Quels sont les trois pays dans lesquels vous êtes implantés ?

Mme Emmanuelle Ertel. - Nous sommes présents en France, en Espagne et au Maroc. Pour assurer la sécurité des flux hors de France, nous avons mis en place des règles d'entreprise contraignantes (BCR), validées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Nous respectons ces normes alors que nos concurrents ne les ont pas toutes et n'en supportent pas les coûts. La commande publique concerne aujourd'hui non seulement les GAFAM, mais aussi l'intelligence artificielle (IA). Les GAFAM sont partiellement encadrés par les normes européennes, contrairement à l'IA. C'est un vrai sujet dans tous les marchés.

Le mot « protégé » est perçu comme tabou, car associé au protectionnisme, mais tous nos concurrents américains grandissent grâce à la commande publique américaine qui finance leur recherche et développement. Nous, nous la finançons seuls. Notre activité d'archivage a valeur probatoire, 80 % de mes clients viennent des marchés publics, mais nous ne pouvons pas grandir faute de moyens.

Il y a un vrai problème de souveraineté quand on confie nos données à des puissances étrangères. Elles ne nous appartiennent plus. Il manque une culture et une acculturation sur ces sujets. Peu importe que les données soient hébergées en France ou en Europe. Un hébergeur comme Microsoft Azure n'est pas français, ce qui pose des difficultés. Pour la suite Office, le support en continu n'est pas assuré en France, mais par des équipes à l'étranger, qui ont accès aux données. C'est extrêmement dangereux.

Comment la commande publique peut-elle financer la phase de recherche et développement ? C'est fondamental. L'État français annonce 20 milliards d'euros de financement pour l'innovation, mais ces fonds viennent d'Arabie saoudite. Ce système n'est pas vertueux. Un acteur français comme Tessi, basé à Grenoble, avec des clients exigeants, ne bénéficie d'aucun soutien par la commande publique.

De plus, les normes diffèrent entre pays européens : nos normes franco-françaises comme le SecNumCloud ne sont pas les mêmes qu'en Allemagne ou en Espagne. Cette absence d'uniformité est un obstacle à la croissance des entreprises. Face à des acteurs étrangers ou européens avec des normes plus faibles, nos coûts sont supérieurs. Notre implantation au Maroc et en Espagne s'explique par des coûts inférieurs à la France. La question est de savoir comment la commande publique peut nous financer et nous faire travailler.

M. Thomas Balladur, président-directeur général d'Interstis. - Je suis honoré de représenter Interstis que j'ai cofondée il y a plus de dix ans et que je dirige. Interstis est un éditeur de solutions collaboratives en ligne, dans le cloud, avec une conviction simple : le numérique professionnel doit être à la fois simple, sécurisé et souverain. C'est une entreprise française implantée au Creusot, en Saône-et-Loire, avec des antennes à Nantes, Montpellier et Paris. Nous employons 70 personnes et accompagnons environ 1 400 clients, principalement dans le secteur public, avec plus de 700 000 utilisateurs.

Notre coeur de métier est la collaboration : tout ce qui concerne les documents, la messagerie, les tâches, les projets et le stockage cloud. Ce qui m'anime aujourd'hui, c'est le projet Hexagone, une suite collaborative et bureautique complète, souveraine, hébergée en SecNumCloud, conçue comme alternative crédible à Microsoft Office 365.

Elle est développée par un consortium de six éditeurs français : Interstis comme chef de file, mais aussi Bluemine, XWiki, Parsec, Linphone et Tranquilité. Nous nous appuyons sur Outscale, un cloud provider français. Ce sont des PME réparties sur le territoire, qui créent des emplois, paient leurs impôts en France et collaborent depuis deux ans dans une logique industrielle.

Nous avons réalisé ce que beaucoup croyaient impossible : une suite collaborative française couvrant l'ensemble du périmètre d'Office 365, disponible et commercialisée depuis janvier, déjà déployée dans des collectivités. Hexagone n'est pas un prototype ou un projet, c'est une réalité, portée par une dynamique entrepreneuriale forte et un socle technologique robuste, s'appuyant sur des entreprises existant depuis plus de dix ans. C'est en tant que chef de file de ce consortium et acteur de terrain que je m'adresse à vous aujourd'hui.

Le sujet qui nous réunit est celui de la souveraineté numérique et la place de la commande publique dans cette bataille. La France est dépendante des GAFAM pour ses outils numériques structurants, non par fatalité technologique, mais par choix politiques, habitudes ancrées et confort intellectuel.

Trois freins majeurs empêchent la commande publique de jouer son rôle de levier. D'abord, l'habitude : acheter Microsoft est devenu le choix par défaut, sans évaluation des alternatives. Les acheteurs, responsables informatiques, entreprises de services du numérique (ESN) nationales comme Capgemini ou Sopra Steria, et prestataires locaux ne veulent pas prendre de risques. Ils n'ont ni le mandat ni l'envie de faire autrement.

Deuxièmement, le discours d'absence d'alternative. On prétend que les solutions françaises n'existent pas ou sont insuffisantes, ce qui est faux. Hexagone en est la démonstration. Cette ambiguïté est visible quand certains établissements justifient le choix de Microsoft par la sécurité tout en affirmant que leurs données ne sont pas sensibles. C'est un paradoxe : pourquoi avoir recours à une solution soumise au droit extraterritorial américain, avec un niveau de sécurité très élevé, si les données en question ne sont pas sensibles ? Ce raisonnement masque un refus de donner à la souveraineté numérique sa juste place dans la matrice des choix des systèmes d'information.

Troisièmement, le manque de visibilité. Microsoft dispose de centaines de lobbyistes à tous les niveaux en Europe et en France. Les PME françaises ne jouent pas dans la même cour. Des dispositifs comme France 2030 nous aident, et je salue le rôle de l'État, notamment la Direction générale des entreprises (DGE) et BPI France qui ont soutenu le consortium Hexagone. Mais le lien entre innovation et commande publique est cassé : on finance la R&D sans garantir l'accès au marché. On subventionne alors des solutions qui restent dans les cartons. Parfois, ces cartons traversent l'Atlantique...

Je reste optimiste, car l'écosystème existe. Nous avons des briques, des compétences et la volonté. Il nous manque une dynamique industrielle soutenue dans la durée, mais le vent commence à tourner avec l'administration Trump II et les récentes crises géopolitiques, avec une prise de conscience des enjeux de souveraineté.

Si la commande publique joue son rôle, nous pouvons gagner cette bataille technologique pour les cinquante prochaines années. L'histoire le montre : en 1945, nous n'avions pas la bombe atomique, mais quinze ans plus tard, grâce à une décision politique forte et la création du Commissariat à l'énergie atomique (CEA), nous l'avions. Quelle serait la place de la France aujourd'hui sans la dissuasion nucléaire ? Aujourd'hui, nous avons cinq à dix ans de retard sur les GAFAM, mais nous pouvons combler cet écart avec une commande publique mobilisée et une volonté politique claire.

Je vous soumets quelques propositions concrètes. Tout d'abord, affirmer publiquement que l'achat de solutions numériques françaises et européennes est une priorité nationale, en mobilisant par exemple le Conseil national des achats. Ensuite, mettre en place des incitations financières pour les collectivités territoriales. Pourquoi ne pas rendre éligible au Fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée (FCTVA) l'achat de solutions Software as a service (SaaS) souveraines ? Il faudrait aussi mettre à la disposition des acheteurs publics des clausiers leur permettant d'exiger, dans leurs marchés, l'immunité aux législations extraterritoriales, la qualification SecNumCloud, le développement d'emplois locaux ou d'autres mesures de souveraineté. Il pourrait aussi être envisagé, au niveau européen, de mettre en place des appels d'offres à deux tours, le premier étant réservé aux solutions souveraines européennes. Il me semble que c'est la méthode retenue par les américains.

L'Union des groupements d'achats publics (Ugap) a des avantages, mais propose tellement de références que les solutions souveraines sont noyées dans la masse. Elle pourrait structurer un marché spécifique, qui leur serait réservé, ce qui leur donnerait une plus grande visibilité.

Par ailleurs, la réticence au changement est une réalité, et elle est compréhensible. Il faut comprendre que la migration d'une solution à une autre est anxiogène et se prépare. Elle doit être anticipée, dans le cadre d'une procédure sur deux ou trois ans, afin de préparer le changement, rassurer sur la technologie et donner de la visibilité aux industriels sur la commande.

Il faut qui plus est, dès le plus jeune âge, éduquer les jeunes à d'autres outils que ceux des GAFAM. Ils ont réussi à créer une forme de dépendance culturelle, que seule une politique publique forte parviendra à briser.

Enfin, une note de la Direction générale des collectivités locales (DGCL) du 5 avril 2016 indique que les données produites par une collectivité ont un statut d'archive publique et, à ce titre, de trésor national, qui ne peut pas quitter le territoire. Héberger des données sur Microsoft Azure ou Google, même dans des data centers en France, ne garantit pas qu'elles ne quittent pas le territoire à cause des lois d'extraterritorialité. Il faut envoyer un signal fort aux collectivités pour les inciter à choisir un hébergement souverain de leurs données publiques.

Le numérique est un choix politique, pas une fatalité technologique. C'est une question de souveraineté, de liberté, d'emplois et d'indépendance. Nous avons les moyens de créer un numérique français sûr, performant et compétitif. Il ne nous manque ni le talent, ni la technologie, ni l'envie, mais le passage à l'acte, le passage à la commande.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je remercie chacun d'entre vous d'avoir expliqué clairement que la commande publique aujourd'hui n'était pas conçue pour accompagner l'innovation et s'inscrire dans une logique politique et stratégique sur des enjeux définis par la nation. La question est aussi de savoir comment la commande publique peut servir des objectifs politiques forts qui assurent la sécurité de la nation.

Vous avez tous évoqué les enjeux autour de la formation et de l'absence d'acculturation. Que pensez-vous de l'idée proposée dès 2016 par la CNIL de faire une grande cause nationale autour de l'éducation et de la formation sur ce sujet ? Avec mon collègue Olivier Cadic qui préside la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, qui assure la transposition de la directive NIS 2, nous avons émis l'idée qu'il faudrait inscrire cela dans un temps phare pour lequel chacun se mobilise, à tous les niveaux.

Avec Michel Canévet, nous avions mesuré qu'il allait y avoir beaucoup d'opportunités de commande publique avec l'application de NIS 2, puisque les entités, entreprises et collectivités de plus de 30 000 habitants vont être soumises à des obligations en matière de cybersécurité et devront trouver des solutions et des prestataires. C'est un moment opportun pour nos entreprises de trouver des commandes et de se développer. Quelle est votre réflexion sur ce sujet ? Avez-vous identifié cette étape importante qui se mettra en place dès que la loi transposant cette directive sera définitivement adoptée ?

M. Michel Canévet. -Je n'avais pas connaissance, bien qu'ayant présidé une collectivité qui utilisait Interstis, de sa capacité à proposer une alternative à Microsoft. Je pense qu'il faut vulgariser cette information. Comment voyez-vous les choses à cet égard ?

Quelles sont vos relations avec l'UGAP ? C'est un intermédiaire intéressant pour lever les contraintes administratives liées aux marchés publics. Sentez-vous une attention suffisante de leur part envers les propositions des entreprises françaises ?

Nous avons examiné le projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité. Notre préoccupation est d'éviter que les acheteurs soient contraints de se tourner vers des solutions étrangères en raison des délais de mise en oeuvre trop courts. Nous souhaitons donner aux acteurs français le temps de se préparer.

Si j'ai bien compris, le code de la commande publique contient aujourd'hui presque tout ce qu'il faut pour répondre à toutes les situations. Est-ce exact ou existe-t-il d'autres possibilités d'amélioration que celles évoquées ?

M. Daniel Salmon. -Vous affirmez que nous n'avons pas à rougir de notre niveau en France et que nous disposons de solutions équivalentes à celles Microsoft, mais vous mentionnez aussi un retard de cinq à dix ans. Pourriez-vous clarifier ce retard et nous dire comment nous pouvons le rattraper ?

Ma deuxième question concerne notre déficit dans le numérique. Nous avons intériorisé une infériorité en France. C'est comparable à ce que nous avons connu pendant longtemps pour les films avec Hollywood. Aujourd'hui c'est Microsoft, et nous avons beaucoup de mal à sortir de cette vision. Vous avez mentionné avoir choisi un nom à consonance anglo-saxonne pour être pris au sérieux. Comment sortir de cette perception que les Français ou les Européens ne sont pas à la hauteur dans ce domaine ?

Mme Emmanuelle Ertel. - Je crois énormément en la valeur humaine. Former ou acculturer à la souveraineté numérique et en faire une cause publique serait extraordinaire, mais ce serait déclarer une guerre puisque les acteurs internationaux ont beaucoup plus de moyens que nous pour faire du lobbying et être présents partout. Récemment, j'ai participé à une table ronde avec des représentants d'Amazon - c'est impressionnant. Quand nous réussissons à intervenir dans une commission occasionnellement, eux sont présents pratiquement tous les jours, partout.

Pour l'acculturation, il faut expliquer qu'il n'est pas suffisant que les données soient hébergées en Europe. Le problème est que les données sont peut-être hébergées en Europe, mais les personnes qui accèdent au système n'y sont pas forcément. On pose toujours la question de l'hébergement, mais jamais celle de l'accès.

Dans le domaine de la signature électronique, notre concurrent n'est pas Microsoft, mais DocuSign, présent dans la commande publique comme dans le privé. Les data centers ne sont pas comme ceux de Microsoft, Amazon ou Google, qui offrent certaines garanties de sécurité. Le problème touche tous les outils : signature électronique, vérification d'identité, archivage à valeur probatoire, etc.

Avant même de former, il faut acculturer, expliquer et apprendre à poser les bonnes questions. Par exemple, nous utilisons Teams sur lequel tout le monde partage des fichiers - c'est pratique, mais ces fichiers sont sur Teams. J'adorerais que l'État français soit ferme sur ces questions, mais nous n'y croyons pas vraiment, car les acteurs internationaux sont beaucoup plus forts et mieux implantés que nous. C'est en posant les bonnes questions qu'on pourra se protéger.

Nous n'avons absolument pas à rougir de nos solutions, qui sont extraordinaires. Je croise des compétiteurs qui proposent des solutions innovantes et fortes. Il faut aussi parler de nos jeunes et de notre capacité à former d'excellents développeurs reconnus internationalement. C'est d'ailleurs pour cela que les entreprises étrangères investissent en France. Un défi est de ne pas les laisser partir. Beaucoup de nos étudiants partent étudier à l'étranger face aux difficultés du système de formation français.

Au quotidien, nous peinons à recruter et à attirer les talents. C'est pourquoi il faut non seulement former à la commande publique, mais aussi réussir à garder nos talents qui sont excellents. Ce capital humain est essentiel, nous pouvons en être fiers. Quand on dit que nous avons dix ans de retard, c'est uniquement dû au manque de moyens d'investissement. Dans mon périmètre, je consacre 14 millions d'euros à la recherche et au développement sur un chiffre d'affaires d'un demi-milliard. C'est insuffisant, mais les investisseurs exigent plus de bénéfices et nous autofinançons notre recherche et développement. Malgré tout, ce que nous développons est extraordinaire. Le problème n'est pas le coût du travail, mais celui du respect des normes et du développement de logiciels innovants. Concernant l'IA, tous les acteurs sont internationaux. Même Mistral, qui était considéré comme le fleuron français et même européen : avec ses capitaux désormais très internationaux, je ne suis pas certaine qu'on puisse encore la qualifier de société française.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous sommes conscients de la situation de Mistral. Nous avons interrogé le Gouvernement sur ce sujet.

Mme Emmanuelle Ertel. - Nous avons beaucoup de marchés avec l'UGAP, mais nous ne travaillons pas en direct avec elle. Nous sommes en relation avec des intermédiaires - SCC et SMLB - qui prennent des marges importantes. Les collectivités paient beaucoup plus cher que si elles achetaient en direct. L'avantage de l'UGAP est d'éviter la procédure de passation d'un marché public, mais il y a un impact financier à ce choix.

M. Thomas Balladur. - Faire de la souveraineté numérique une cause nationale serait extraordinaire. Organiser une mobilisation sur la manière dont les jeunes doivent se saisir du numérique avec une dimension souveraine est une idée à développer. Il y a le temps court de la commande et le temps long de la culture. Nous sommes dans un contexte d'infériorité culturelle face aux Américains qu'il faut changer, même si c'est un combat difficile car intégré dans nos usages quotidiens. Je soutiens donc pleinement une mobilisation au plus haut niveau.

Concernant NIS 2, je partage vos inquiétudes. La mise en oeuvre de cette réglementation est un bon moyen pour sensibiliser les collectivités, mais tant qu'elle n'est pas effective, elle n'est pas vraiment prise au sérieux. Son application a été retardée et les seuils n'étaient pas connus jusqu'à récemment. Par ailleurs, derrière la cybersécurité, on tend à oublier la souveraineté en se concentrant sur des mesures techniques où les Américains excellent.

Sur la vulgarisation, c'est un vrai défi de porter ce discours dans les plus hautes sphères, de faire connaître les solutions existantes via la presse. Nous participons à des événements locaux pour que le message infuse dans les territoires. C'est notre mission de convertir les différents acteurs.

Pour l'UGAP, la façon dont sont traitées les entreprises dépend de leur travail. Les petits acteurs ne sont pas en contact direct avec elle, mais travaillent avec le titulaire de son marché, SCC, ou plutôt son sous-traitant, SMLB. Les acteurs moyens travaillent avec SCC et accéder aux décideurs de l'UGAP reste difficile. C'est pourquoi je propose de créer un marché spécifique pour les solutions souveraines, plus visible pour les acheteurs publics que l'actuel marché multi-éditeurs qui est un fourre-tout.

Nous avons effectivement des années de retard en termes de moyens pour développer et diffuser massivement nos solutions. Nous disposons de financements pour la R&D, mais pas pour le marketing, et nous n'avons pas l'écosystème financier américain pour nous soutenir. La commande publique est essentielle, car elle finance des projets qui permettent de rattraper ce retard.

Au niveau des produits, nous offrons une équivalence fonctionnelle sur les fonctionnalités essentielles : messagerie performante, gestion et partage de documents, attribution de tâches, visioconférence... Certaines fonctionnalités utilisées par une minorité peuvent manquer, mais deviennent alors des outils métier spécifiques qui peuvent justifier quelques licences Microsoft, tandis que le reste fonctionne sur une base souveraine.

Notre argument commercial principal est que nous sommes moins chers. Cela n'était pas gagné d'avance vu les coûts de structure en France, mais cela montre surtout que les sociétés américaines sont très onéreuses. En investissant maintenant dans des solutions souveraines, vous aurez un retour sur investissement avec des prix négociables, contrairement à Microsoft qui a augmenté ses prix de 30 % deux fois ces dernières années de manière unilatérale.

Me Laurent Bidault. - Concernant les outils du code de la commande publique, j'ai le sentiment qu'ils existent, mais que leur utilisation est un sujet d'acculturation et de formation. Le marché innovant, d'abord expérimental pour trois ans, a été pérennisé dans le code, mais son déploiement a été freiné par la crise sanitaire. Selon l'Observatoire économique de la commande publique, le manque de formation des acheteurs sur l'innovation est l'une des principales raisons de sa sous-utilisation.

La question de la souveraineté au niveau européen doit d'abord être traitée dans le cadre de la révision des directives européennes, puisque notre code n'en est que la transposition. Une préférence européenne ne pourra être envisagée qu'au niveau européen avant d'être traduite dans notre droit national. Contrairement aux États-Unis qui pratiquent ouvertement la préférence nationale, la France se retranche derrière les accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Une récente réponse ministérielle à une question parlementaire rappelait que le principe de non-discrimination au niveau européen et les accords de l'OMC nous empêchent de favoriser un opérateur européen.

Lors de la préparation de cette audition, j'ai identifié qu'en 2020 une proposition de loi du Sénat prévoyait la mise en place d'une certification de cybersécurité des plateformes numériques destinées au grand public. L'article 2 visait à intégrer au code de la commande publique des impératifs de cybersécurité, au même titre que les exigences de développement durable. Le Gouvernement avait supprimé cet article par amendement pour deux motifs : l'application de cette exigence en matière de cybersécurité à tous les marchés, indépendamment de leur objet, et l'alourdissement des tâches des acheteurs publics, sans moyens supplémentaires.

Une piste serait de réintroduire cet impératif dans le code de la commande publique lors de la transposition de la directive NIS 2, puisque cette charge va de toute façon s'imposer aux acheteurs publics. Le code contient déjà des dispositions spécifiques pour certains marchés, comme l'obligation de réemploi pour les pneus ou pour les constructions temporaires. Nous pourrions imaginer des dispositions spécifiques pour les marchés informatiques, demandant aux acheteurs de prendre en compte les impératifs de cybersécurité. Je ne pense pas que la charge supplémentaire soit si conséquente puisqu'elle sera de toute façon imposée par NIS 2.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes nombreux au sein de cette commission à considérer, comme vous le rappeliez M. Balladur dans un article récent publié dans la presse quotidienne régionale, qu'au-delà des données qualifiées de sensibles, toutes les autres peuvent l'être tout autant. L'espionnage économique peut cibler des données dites administratives, qui peuvent être absolument décisives pour des puissances étrangères, comme nous l'avons constaté en échangeant avec des établissements d'enseignement supérieur. Une approche globale et systématique de protection des données publiques est donc nécessaire.

Concernant l'acculturation, vous émettiez des réserves sur le cadre fixé par l'État, mais nous considérons que l'État a un devoir d'exemplarité. Sans prétendre tout régler immédiatement, il doit être à la hauteur des enjeux de cybersécurité et de souveraineté dans ses propres pratiques.

Vous semblez regretter dans votre article l'approche « B2C », mais le sujet de la bureautique est important pour nous, d'où notre volonté d'entendre M. Balladur. Nous voyons bien que c'est souvent la porte d'entrée utilisée par les GAFAM avant d'aller sur le terrain de l'hébergement des données. On observe des établissements publics qui utilisaient Microsoft sans hébergement de données, puis font légèrement évoluer l'offre pour inclure de l'hébergement. Microsoft utilise ce canal pour élargir son offre, généralement avec une politique tarifaire agressive, avec des licences étudiantes gratuites ou à tarifs préférentiels.

Lors de notre déplacement dans le Nord, OVH nous disait qu'à condition que la commande publique joue le jeu à l'échelle française et européenne, des alternatives pourraient être déployées. M. Balladur, dans ce même article, vous indiquez être environ 30 % moins chers que Microsoft. Est-ce qu'aujourd'hui une montée en charge de votre solution est envisageable, notamment pour les millions d'agents des fonctions publiques ?

Sur le cadre européen évoqué par Me Bidault, au-delà de la préférence européenne qui commence à faire consensus malgré des débats sur son périmètre, qu'en est-il plus concrètement de la révision des directives ? Avez-vous d'autres recommandations plus opérationnelles ?

Je souhaite aussi vous interroger sur vos relations avec les services de l'État, particulièrement la Direction interministérielle du numérique (DINUM) que nous avons auditionnée. On nous parle d'expérimentations soutenues par quelques centaines de milliers d'euros, ce qui paraît insuffisant face aux freins mentionnés. Qu'en est-il de vos relations avec des services qui peuvent être prescripteurs, mais aussi développer en interne des solutions parfois en concurrence avec les vôtres ?

M. Thomas Balladur. - Sur le périmètre des données sensibles, je pense qu'il faudrait effectivement inverser la logique : considérer par défaut que toute donnée produite par une administration publique est sensible, à l'exception de celles explicitement déclassifiées. Cela clarifierait le fait que ces données doivent échapper au droit américain.

Concernant Microsoft et la bureautique comme porte d'entrée, vous avez tout à fait raison. La mère des batailles, c'est le cloud - la capacité à développer des data centers opérés par des acteurs européens et français. La facilité d'usage des outils vise d'abord à obtenir l'hébergement des données des clients, dont le modèle économique - stockage, service, mise à disposition de la donnée en temps réel - est plus récurrent et plus rémunérateur que la simple vente de licences. Cette stratégie ne me pose aucun problème, c'est aussi notre modèle. En revanche, dans un contexte d'IA, un vrai drapeau rouge se lève, car les données deviennent une matière première pour entraîner des modèles qui nous échappent complètement.

Sur la capacité à déployer des solutions à grande échelle, c'est tout à fait possible. Hexagone est effectivement l'un des consortiums proposant des alternatives à Microsoft en matière de solutions collaboratives et bureautiques. Il y en a d'autres. Nous avons suivi le modèle américain pour déployer notre service : plutôt que de refaire un environnement pour chaque client, nous avons créé un environnement global où les données des clients sont segmentées tout en permettant une collaboration élargie, comme le font Google et Microsoft. Cette approche répond à des besoins concrets : un élu municipal, qui est aussi élu à l'intercommunalité, doit pouvoir accéder à différents espaces de travail depuis un même environnement.

Concernant le passage à l'échelle, nous travaillons étroitement avec la Dinum. Nous avons déployé une marque blanche d'Interstis appelée Resana qui compte aujourd'hui 500 000 utilisateurs. Si nous pouvons servir 500 000 utilisateurs, nous pouvons équiper pratiquement n'importe quelle administration et même de grands groupes français.

Je pense que nous sommes sortis d'une logique où l'on développait des logiciels en mode dual, qu'on spécialisait pour certaines administrations, mais qui devenaient ensuite difficiles à maintenir après le départ des développeurs, car ne respectant plus les standards du marché. Ce risque n'est plus le prisme actuel de la Dinum. Aujourd'hui, la Dinum crée plutôt des briques fonctionnelles (messagerie, visio) que les acteurs de l'État peuvent déployer et que des acteurs privés peuvent réutiliser et autour desquelles bâtir des communautés. En tant qu'éditeur, j'ai quelques réserves, car c'est un métier spécifique qui nécessite de maintenir et d'animer ces communautés dans la durée. Mais si certaines communautés open source y parviennent, servons-nous de ces briques et de cette énergie pour améliorer nos solutions. La Dinum propose des développements intéressants et, avec des moyens supplémentaires, pourrait permettre à l'écosystème d'aller encore plus loin.

Mme Emmanuelle Ertel. - Nous avons peu de relations avec la Dinum, que nous percevons plutôt comme un concurrent ou comme une entité dans la démarche de laquelle il est difficile de s'inscrire. Nous avons aussi un concurrent direct issu de La Poste, ce qui complexifie parfois les relations.

Concernant les données sensibles, c'est une question fondamentale, car aujourd'hui, tout est potentiellement sensible - un nom, un prénom, un numéro de téléphone. Prenez l'exemple des personnes qui partagent naïvement sur LinkedIn le CV de leur enfant avec toutes ses coordonnées. C'est exactement ce dont on parle quand on évoque l'acculturation.

En tant qu'éditeur de solutions d'archivage électronique depuis une cinquantaine d'années, le stockage et l'archivage des données sont au coeur de notre activité. Nous sommes hébergeurs de données de santé, car nous avons des clients bancaires qui gèrent des dossiers de crédit contenant ces données. L'hypersensibilisation sur les données est cruciale, car les utilisateurs ne font souvent pas attention à ce qu'ils partagent.

Toutes les données sont devenues sensibles, car, même si une information isolée peut sembler anodine, une fois globalisée et contextualisée, elle acquiert une valeur considérable. Faut-il considérer que tout est sensible jusqu'à preuve du contraire ? Pour l'archivage à valeur probatoire, l'évolution des normes a multiplié par quatre nos coûts de stockage, au point que nos clients, y compris publics, commencent à reculer face à ces coûts. Dans la commande publique, il faut accompagner cette augmentation des coûts tout en restant réalistes, notamment en termes de durée des marchés. Un marché de 12 ans n'a pas de sens au regard de l'évolution des technologies.

Nous avons fait le choix d'internaliser les moteurs d'IA pour nos clients, d'assurer une souveraineté totale. Nous les infogérons, exploitons et installons sans sous-traitance, tout est opéré par nos équipes. Pour l'acculturation, il faut expliquer qu'utiliser des services comme ChatGPT, c'est voir ses données partir ailleurs. Dans les marchés publics, il faut dépasser la souveraineté purement réglementaire pour considérer où sont les équipes qui exploitent et traitent l'information. Nos data centers sont localisés précisément, je peux vous montrer où sont vos données et vous présenter les équipes qui les gèrent, à Bordeaux ou au pire à Madrid. Je défie quiconque d'obtenir cette transparence chez les grands fournisseurs de cloud.

Me Laurent Bidault. - Je constate que les acheteurs publics ont bien intégré les enjeux du RGPD grâce à un véritable accompagnement. En revanche, la sensibilisation reste nécessaire pour les données non personnelles. Sur de nombreux marchés, l'acheteur ne mesure pas l'intérêt et la valeur de ces données.

En tant que juriste, je dois rappeler que les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) contiennent deux dispositions importantes : les données utilisées ou créées dans le cadre d'un marché public sont confidentielles et sont la propriété de l'acheteur. L'acheteur n'en a pas toujours conscience. Par exemple, lorsqu'il passe un marché pour la gestion d'une base de données avec un mécanisme de recherche basé sur l'IA, toutes les bases de données et les algorithmes deviennent sa propriété, puisque c'est l'objet du marché.

Concernant les directives européennes, l'équilibre actuel est satisfaisant. Le partenariat d'innovation a été prévu par le droit européen et français, mais n'est pas encore pleinement utilisé. Pour adapter la commande publique aux entreprises innovantes ou aux très petites entreprises (TPE) et aux petites et moyennes entreprises (PME), de nombreux mécanismes pourraient être mobilisés, notamment les avances et les délais de paiement. Dans ma pratique, je vois des entreprises qui, pour leur premier marché public, déchantent face aux retards de paiement et à l'obligation de poursuivre l'exécution des prestations et les livrer comme convenu malgré ces retards. Il existe une réelle inégalité des forces entre l'administration et les petites entreprises innovantes dans l'exécution de ces contrats.

M. Simon Uzenat, président. - D'autres exemples d'asymétrie nous sont remontés par les pouvoirs adjudicateurs. C'est l'une des difficultés identifiées par notre commission et sur laquelle nous travaillons.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire

(Mercredi 21 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux du jour en nous penchant sur le rôle de levier que peut jouer la commande publique pour accélérer la transition environnementale.

L'économie circulaire, dont l'objet est, dans le cadre de la production de biens, de limiter la consommation et le gaspillage des ressources ainsi que la production de déchets, grâce notamment au recyclage et au réemploi, en est un des piliers. Le législateur l'a consacrée avec la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire (Agec), dont certaines dispositions concernent la commande publique. En effet, en application de son article 58, les achats de l'État ainsi que des collectivités territoriales doivent, pour certains types de produits - informatique, consommables, fournitures de bureau, etc. -, être issus du réemploi ou de la réutilisation, ou intégrer des matières recyclées dans des proportions de 20 % à 100 %, précisées par décret.

L'acculturation des acheteurs à cette nouvelle obligation n'a pas été immédiate et reste encore partielle, sa mise en oeuvre ayant connu des ajustements avec le temps.

Nous recevons, pour échanger avec nous sur ce sujet, Mme Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire (Inec), association qui fédère les acteurs français de ce secteur.

Cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « Je le jure. ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Emmanuelle Ledoux prête serment.

L'adoption de la loi Agec a mis l'économie circulaire au coeur de la commande publique. Quel regard portez-vous sur son application et sur les choix faits par les gouvernements successifs à ce sujet, comme la sélection des catégories de produits concernés ?

Il s'agissait à l'époque d'une problématique nouvelle pour les acheteurs publics. Un accompagnement suffisant leur a-t-il été offert pour qu'ils se mettent en conformité avec ces obligations ? Avait-on une idée de la part de produits issus de l'économie circulaire parmi les achats publics au moment du vote de la loi ? Cela renvoie à la question du pilotage par la donnée, sur laquelle nous revenons très régulièrement.

L'article 58 de cette loi a fait l'objet d'une première évaluation, qui a conduit à l'adoption du décret du 21 février 2024 prévoyant, notamment, une progression plus ambitieuse jusqu'en 2030. Quelles étaient d'après vous les insuffisances du dispositif initial ? Ce nouveau cadre juridique vous semble-t-il à la hauteur de l'enjeu ?

Certains acheteurs publics ont pu faire part de leur difficulté à atteindre les objectifs de la loi Agec, faute d'une offre économique adaptée pour y répondre. Quel est l'état de maturité de la filière à l'heure actuelle ? Est-elle en mesure de répondre aux besoins des acheteurs publics pour chacun des produits visés ? Avez-vous constaté une acculturation des acteurs de l'économie sociale et solidaire à la commande publique ? C'est tout l'enjeu de la formation et de la montée en compétence de l'ensemble des acteurs de l'écosystème de l'achat public.

Enfin, nous aimerions connaître l'état de vos relations avec le Commissariat général au développement durable (CGDD), qui assure au sein de l'État le pilotage de cette politique. Êtes-vous régulièrement associée à ses réflexions ? Quel regard portez-vous sur le suivi qu'il assure de ces dispositions ?

Mme Emmanuelle Ledoux, directrice générale de l'Institut national de l'économie circulaire. - Je vous remercie de vous intéresser au sujet de la prise en compte de la circularité dans la commande publique, qui a connu une véritable accélération avec la loi Agec en 2020.

L'économie de la circularité, quelle que soit la façon dont on l'aborde, fait apparaître une dimension de proximité, celle du PIB local et de l'emploi local - des questions qui se posent depuis longtemps. Depuis quinze ou vingt ans, les débats sur l'intégration des critères environnementaux et la capacité à acheter local sont récurrents dans les collectivités. Régulièrement, d'aucuns soulignent qu'il est incompréhensible d'acheter des produits provenant de pays situés à des milliers de kilomètres. Mais, si ce sujet revient régulièrement, les réponses n'ont été jusqu'à présent que partielles.

L'article 58 de la loi Agec, qui est essentiel, s'inscrit dans un ensemble d'avancées et de démarches visant à mettre en place une logique de circularité au travers de la proximité, de la durabilité et de l'achat de produits dans les territoires. L'Inec, association qui fédère plusieurs acteurs - petites et grandes entreprises, fédérations, collectivités territoriales, agences de l'État, écoles -, a bataillé pour que soient retenus des critères très dynamiques, notamment dans la feuille de route pour l'économie circulaire (Frec) de 2018, et pour que soient inscrits dans la loi des principes vigoureux en matière de commande publique circulaire. Ce sont des sujets qui ont mobilisé notre association depuis sa création.

Dès qu'il s'agit d'en envisager la réalisation effective, on constate que la transformation de l'économie linéaire ou « jetable » en économie circulaire, c'est-à-dire de maîtrise de la ressource, ne se fera pas en un claquement de doigts, quand bien même tout le monde est convaincu de l'importance des enjeux de durabilité. En effet, on se heurte en la matière à de nombreux freins économiques, réglementaires et comportementaux.

Les acteurs qui constituent l'Inec ont très rapidement identifié la commande publique, qui représente 10 % du PIB français, comme premier levier de cette transformation. Une telle démarche suppose donc la transformation de la commande publique, selon une logique d'accompagnement, car il est difficile de changer les méthodes de travail en ce domaine, dans les collectivités comme au niveau de l'État. Il faut également construire un cadre, légal et réglementaire, qui soit de nature à rassurer.

Le premier décret qui avait été pris en la matière était intéressant, mais un peu « torturé », et ne correspondait pas tout à fait aux attentes des acheteurs publics. S'appuyant sur le vocabulaire commun pour les marchés publics - les codes CPV (Common Procurement Vocabulary) - il a été difficile à mettre en oeuvre, pour des raisons liées non pas à la mauvaise volonté des acteurs, mais aux problèmes de compréhension du texte. Le CGDD, avec lequel nous avons des relations excellentes, a donc remis l'ouvrage sur le métier. L'Inec a notamment travaillé de concert avec lui sur la question de l'offre circulaire dans le cadre de la deuxième mouture du décret.

La rédaction de ce décret du 21 février 2024 a fait l'objet d'une large concertation. Le Conseil national de l'économie circulaire (Cnec), dont l'Inec est membre, a participé à différentes reprises à ce travail, via des auditions notamment. Tandis que le premier décret, pris trop rapidement parce qu'il fallait aller vite, était en quelque sorte un loupé, ce texte-ci est beaucoup plus applicable.

Il est un peu trop tôt pour savoir si ce décret a eu des effets. Il a cependant permis d'engager les acteurs dans la transformation, de leur donner des perspectives, mais aussi de dessiner une vision et une progressivité, ce qui n'était pas le cas avec le premier décret. On peut ainsi se dire que l'on avance. La démarche, en cela, est plutôt intéressante et a été bien reçue - nous le savons au travers des échanges que nous avons et des retours d'expérience qui nous parviennent.

Nous inscrivant dans une démarche d'amélioration constante, nous souhaitons que ce décret permette d'aller plus loin, plus vite et plus fort, au soutien de la création d'une offre circulaire. Pour ce faire, il faut le rendre pleinement effectif, non pas seulement pour l'État et les collectivités locales, mais aussi pour l'ensemble des entités adjudicatrices. En effet, même s'il est très positif d'imposer de la circularité dans les marchés, cela ne concerne aujourd'hui qu'une petite moitié de la commande publique. Nous tâchons régulièrement de convaincre les parlementaires de déposer des amendements en ce sens, mais ils ne sont jamais recevables...

Nous proposons d'inscrire dans le champ de l'article 58 de la loi Agec l'intégralité de la commande publique - il y manque actuellement les universités, les hôpitaux, les offices publics de l'habitat (OPH), et même l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (Ademe) ! -, ce qui permettrait d'obtenir une véritable accélération, en doublant l'effort. Et puisque les acteurs concernés, que je viens de citer, sont éminemment territoriaux, il serait alors possible d'engager un nouvel élan en matière d'économie circulaire.

Pour ce qui concerne les enjeux de réception de la circularité, il nous semble dommage que l'article 58 ne s'impose pas à tout le monde. L'intégration de véritables critères géographiques, dont on parle depuis des années, est à cet égard un sujet européen. La réponse apportée sur ce point a longtemps concerné les circuits courts et le nombre d'intermédiaires. Aujourd'hui, il convient de parler de kilométrage. Il s'agit non pas de faire preuve d'un esprit cocardier - dans les Hauts-de-France, on peut tout à fait acheter en Belgique, mais d'intégrer de véritables critères de proximité, par exemple le renforcement de l'allotissement, la limitation des parcours, le travail sur une plus petite maille.

Pour citer d'autres piliers de l'Ademe - outre l'intégration de matières recyclées et le réemploi -, il convient de réfléchir aux questions de l'économie d'usage et de l'économie de la fonctionnalité. Pour ce qui concerne l'offre circulaire, on nous demande souvent pourquoi les collectivités locales n'en veulent pas. Or on peut les comprendre : si une collectivité achète une déneigeuse, elle récupère la TVA ; si elle la loue, tel n'est pas le cas, ce qui est un facteur de démotivation. Qu'il n'y ait pas d'incitation au développement de l'économie de la fonctionnalité, c'est une chose ; qu'il y ait une désincitation financière, c'en est une autre : c'est une anomalie.

De la même façon, lorsqu'une collectivité passe de l'investissement au fonctionnement, elle dégrade sa comptabilité, ce qui est également désincitatif. Dans les entreprises, ce problème est corrigé via des mécanismes qui permettent par exemple de comptabiliser la location de longue durée en tant qu'investissement.

Nous avançons sur le sujet de la construction, qui n'est pas inscrit dans le champ de l'article 58, au travers de la responsabilité élargie du producteur (REP), malgré le moratoire en cours. Pour autant, des ajustements sont nécessaires, qui ne sont pas anecdotiques. Je pense ainsi à la loi du 12 juillet 1985 relative à la maîtrise d'ouvrage publique et à ses rapports avec la maîtrise d'oeuvre privée, dite loi MOP, qu'il n'est pas question de remettre en cause, mais qui a été conçue pour des projets linéaires : dès que l'on veut intégrer de la circularité, on achoppe sur les questions de durée ou de prix, ou encore sur le diagnostic « produits, équipements, matériaux et déchets » (PEMD). On avance donc encore au doigt mouillé.

Pour résumer la situation à grands traits, le monde de la commande publique circulaire est un monde d'expérimentations réussies, mais dans lequel on ne passe presque jamais à l'échelle, pour des raisons de complexité, de coût et de risque assurantiel.

Par ailleurs, on entend de plus en plus souvent dire que les acheteurs publics doivent innover, tenter des choses. Or, pour avoir travaillé au sein d'une collectivité locale, je sais que l'on n'attend pas d'un agent recruté sur un poste de chargé de la commande publique qu'il innove ! L'élu local ayant rarement envie d'aller en prison pour cinq ou sept ans, en fonction des circonstances, l'idée est vraiment que l'on ne peut pas jouer dans un tel domaine, s'agissant d'argent public : on attend d'un chargé de la commande publique qu'il évolue dans un cadre contraint et ne mise pas seulement sur l'expérimentation et l'innovation. Les acheteurs publics doivent donc être accompagnés sur le chemin de la transformation ; et, conformément à une disposition inscrite dans la loi dite « Climat et résilience » du 22 août 2021, le CGDD élabore actuellement un guide à leur attention, ce qui nous paraît essentiel.

Je résume les besoins en deux mots : accélération et investissement, car, à l'instant t et à court terme, l'économie circulaire est plus chère, même si elle a de nombreux effets positifs, notamment en matière d'emplois. Il est vraiment indispensable, en tout cas, de créer une trajectoire et de la sécurité pour les acheteurs.

M. Michel Canévet. - L'économie circulaire est au coeur de nos préoccupations. Samedi dernier, à Dirinon dans le Finistère, j'ai inauguré un équipement comprenant une bibliothèque, une agence postale, une médiathèque et des salles dédiées aux associations, qui a pu être construit grâce au réemploi de matériaux pour un coût d'un peu moins de 1 million d'euros. Le maire de cette commune a dû mener un combat et convaincre la maîtrise d'oeuvre de l'intérêt du réemploi, le neuf étant bien souvent préféré. La ténacité des élus permet donc d'avancer. Selon vous, cette question du réemploi essaime-t-elle partout, ou seule une partie du territoire est-elle concernée ? Faute de solutions de réemploi à proximité, de tels projets sont compliqués à mettre en oeuvre.

M. Daniel Salmon. - L'économie circulaire, dont on parle depuis plusieurs années, a du mal à émerger ; il faudrait donc trouver les moyens de lever une partie des freins. Par ailleurs, concernant la commande publique, des problèmes d'assurance se posent. Les élus ne veulent pas prendre de risques. Comment avancer sur ce sujet de la garantie ?

Le réemploi est plus coûteux, ce qui est contre-intuitif. On pourrait penser que des matériaux ayant eu une première vie sont moins chers. La raison en est peut-être que l'on ne paie pas le neuf à son vrai coût, du fait de la concurrence déloyale des importations - dans le secteur du textile, les vêtements importés sont tellement peu chers que l'économie de la seconde main n'est pas viable. Quelle est la solution ?

Comment faire de la pédagogie ? Comment convaincre que l'atout de l'économie circulaire est qu'elle reste sur le territoire, et que le réemploi présente un avantage compétitif ? On a du mal à faire passer ce message, car tous nos critères sont fondés sur le neuf. Cette économie se développe chez les particuliers, mais son poids est quasiment anecdotique au niveau de la commande publique. Selon vous, dans quels secteurs perce-t-elle ?

Mme Emmanuelle Ledoux. - J'irai voir ce qu'il en est des expérimentations en cours dans le Finistère !

La circularité dans la commande publique est assez bien répartie sur le territoire. L'Inec est partenaire du projet Waste2Build de Toulouse Métropole, financé par le programme européen pour l'environnement et l'action pour le climat (Life), dont l'objet est de promouvoir le réemploi dans le bâtiment : ce projet fonctionne bien et intéresse de nombreux acteurs. Chargés, au sein de ce projet, des questions de réplicabilité, nous parvenons à susciter un véritable intérêt au niveau tant français qu'européen : chacun est prêt à y aller de son projet pilote. Quant à la métropole de Toulouse, elle a beau être leader en ce domaine, elle continue de mener de front les deux types de projets de construction : ceux qui sont labellisés Waste2Build, qui prennent davantage de temps et sont moins simples à monter - il faut notamment surmonter, pour y arriver, un certain nombre de difficultés liées à la loi MOP et répondre aux enjeux d'acceptabilité -, et les autres projets, où l'on fait comme d'habitude.

Dans le secteur du bâtiment, l'offre de réemploi est partout dans la mesure où l'on reconstruit in situ, là où l'on a démoli. Et, sur le papier, tous les acteurs sont d'accord pour lutter contre le gaspillage des ressources : la question de savoir s'il vaut mieux jeter ou faire durer suscite peu de débats... En revanche, la transformation qu'implique le choix de la circularité emporte un peu moins la conviction. Dans une opération de déconstruction-reconstruction, c'est l'opération elle-même, c'est-à-dire la capacité de traitement, qui pose des difficultés, et non la disponibilité des matériaux. Car où stocker les déchets de construction - toilettes, portes, radiateurs, etc. ? Quand, en zone urbaine, les habitants découvrent qu'il y aura un tas de gravats à côté de chez eux et des types qui pilonnent dans la poussière, l'enthousiasme pour la circularité est moindre.

Il faut donc créer une culture de la circularité et normaliser le fait que les choses se passent de cette façon. Une telle culture ne saurait être fondée sur la perspective d'avantages financiers de long terme, trop incertains : tous les modèles actuels font état d'un effet rebond annulant l'économie d'énergie escomptée. Même lorsque cet effet n'est pas immédiatement identifiable, on doit partir du principe qu'il existe ; et l'on n'ose plus tabler sur un avantage financier...

L'enjeu, à ce stade, n'est donc pas économique : il est plutôt à trouver du côté de la sécurisation des approvisionnements et de la durabilité des dossiers. La circularité permet en effet de maîtriser la ressource et de reprendre le pouvoir sur l'opération, ce qui est essentiel dans un pays comme le nôtre, très dépendant des importations.

Les enjeux de visibilité et d'acceptabilité sont majeurs pour faire accepter cette transformation. Préférer le local aux produits à bas coût qui viennent de loin, cela revient à vivre vraiment notre façon de vivre. Je conçois que cette formule sonne bizarrement, mais à l'heure actuelle, notre économie, notre production, notre mode de vie, nous ne les voyons pas ! Nous consommons chez nous des biens issus de productions et d'extractions qui sont faites au loin, et nos déchets sont traités ailleurs - nos poubelles, au fond, sont ailleurs : nous ne vivons pas dans nos déchets.

Intégrer la circularité et la durée de vie du produit, sous forme de réemploi, de reconditionnement ou de recyclage, revient à nous mettre de nouveau sous les yeux des choses qui restaient jusqu'alors invisibles.

La territorialité des projets est en progression concrète un peu partout, mais cela passe, je l'ai dit, par l'expérimentation réussie. Nous devons renverser la charge de la preuve en quelque sorte : ce sont les projets non circulaires qui doivent devenir l'anomalie, ce qui suppose quelques ajustements réglementaires - ce que j'ai en tête ne relève même pas du niveau législatif - et assurantiels. C'est aux assurances de se positionner, et je plaide, à cet égard, pour qu'on les invite à se mobiliser de façon un peu plus vigoureuse... Au reste, les compagnies d'assurance ont plutôt tendance à progresser sur cette question en revoyant le risque à la baisse ; c'est important notamment dans le secteur du bâtiment, vu la dimension des projets. L'assurantiel est parfois un faux frein, brandi comme une excuse facile et exogène pour ne pas faire, un peu comme lorsqu'on impute à l'Union européenne telle ou telle inaction.

J'en viens à la question du prix, qui se pose dans des termes assez contre-intuitifs. Pourquoi un produit de seconde main serait-il vendu au même prix, voire plus cher, que le neuf ? Au passage, on ne se pose pas cette question lorsqu'on achète une maison : l'acheteur ne demande pas au vendeur qu'il lui fasse un petit prix au prétexte qu'elle date du XVe siècle et que dix-sept personnes y ont vécu avant lui...

Remplacer une logique de consommation par une logique d'investissement permet d'envisager les choses autrement. Telle est précisément l'idée avec l'économie circulaire : on considère que l'on investit dans la ressource et que la sécurité d'approvisionnement a en elle-même une valeur. Avec le réemploi, on ne se pose pas la question de la disponibilité du produit, puisqu'il est déjà là. Les produits importés, en revanche, c'est bien quand ça marche ; mais parfois ça ne marche plus !

Compte tenu de la volatilité des prix et des risques logistiques et surtout géopolitiques, l'économie circulaire est synonyme de sécurité. Il faut garder à l'esprit qu'en ne payant pas cheron détruit de l'emploi, en tout cas dans notre pays ; et, schématiquement, payer plus cher c'est créer de l'emploi. Les vases ne sont pas toujours à ce point communicants, mais il y a de ça... Souvenez-vous de la campagne lancée dans les années 1980 : « Nos emplettes sont nos emplois. » Eh bien, notre commande publique circulaire et locale, ce sont nos emplois ! Il faut en tenir compte lorsqu'on se met à faire la balance des effets : celui qui a retrouvé un emploi paiera plus cher la cantine et le judo des enfants ; passé les premiers moments difficiles, on s'y retrouve !

Une bonne façon de promouvoir la circularité auprès des collectivités, c'est d'évoquer les projets qui concernent les enfants - école, alimentation, etc. : cela permet d'illustrer et d'incarner ces sujets en faisant fond sur des choses visibles - les cantines, c'est plus parlant que le granulat de béton recyclé ! - et en jouant sur les affects. Ainsi crée-t-on des espaces d'exemplarité.

Si l'on veut circulariser la commande publique, il faut aussi trouver un portage politique et justifier y compris, en toute transparence, que le marché puisse coûter plus cher, qu'entre deux offres la commission d'appel d'offres a eu raison d'opter pour celle qui était environnementalement avantageuse au détriment de celle qui était économiquement avantageuse. Il y a donc un besoin d'expliquer : certes, le neuf n'est pas cher en première analyse, mais on le paie finalement très cher, au prix d'une destruction de l'emploi local - à moins d'abaisser les salaires français au niveau du Bangladesh, mais je doute qu'un tel projet soit dans les cartons...

Pour ce qui est du textile, le sujet des vêtements professionnels est un vrai sujet de commande publique, qui mérite en effet toute notre attention, car, dans ce domaine, l'économie circulaire a du mal à se faire une place.

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez évoqué la nécessité d'ajustements réglementaires et assurantiels ; n'hésitez pas à nous communiquer vos propositions concrètes à l'issue de cette audition.

Vous avez évoqué le coût global l'analyse du cycle de vie des produits. Par exemple, le granit breton est plus cher que celui de nos concurrents européens ou asiatiques ; mais, si l'on considère le bilan carbone et les différents services attachés à ce matériau local, on constate qu'il est en réalité moins cher. Il y va donc d'un choix politique : nous devons assumer collectivement ce surcoût, qui peut être temporaire.

Pour ce qui concerne le secteur des assurances, je veux soulever un point de vigilance. Sur le sujet de la gestion des déchets, nous avons rencontré lors de notre déplacement à Vannes un représentant de l'entreprise Les Ateliers Fouesnantais, bien connue en Bretagne, qui a rencontré des difficultés majeures pour faire assurer son activité, qui relève d'une composante emblématique de l'économie circulaire, et ce alors même - autre sujet - qu'elle emploie des personnes en insertion professionnelle. Ce n'est pas une simple question d'ajustement ! Le risque, à court terme, c'est que seuls de grands groupes puissent se positionner sur ce marché.

Souveraineté et circularité ont partie liée : comment vous emparez-vous de cette réalité, pour la rendre plus visible ?

La question du coût implique un enjeu de massification, et l'on ne saurait se contenter d'expérimentations marginales. L'économie d'échelle passera par la massification et la structuration des filières. L'État et les opérateurs économiques ont-ils la volonté d'y procéder ?

Depuis l'adoption de la loi Agec, l'accompagnement de l'État est-il à la hauteur des attentes ou doit-il être amélioré, et, le cas échéant, selon quels axes ?

Quid, enfin, du pilotage par la donnée ? Nous avons besoin d'indicateurs pour évaluer les progrès, fixer des objectifs et mesurer la capacité à répondre aux enjeux. Il est essentiel de démontrer la valeur ajoutée de l'économie circulaire dans toutes ses composantes, et notamment l'importance du retour sur investissement territorial. Menez-vous ce travail avec vos partenaires, notamment le CGDD, pour garantir la pérennité et la montée en puissance de ce secteur ?

Mme Emmanuelle Ledoux. - Je ne m'avancerai pas outre mesure sur le sujet des assurances concernant les opérateurs de gestion des déchets, surtout à l'échelle locale. Nous travaillons plutôt sur les questions assurantielles attachées au champ du réemploi dans le secteur du bâtiment.

À l'Inec, nous avons fait le choix de ne pas porter prioritairement notre attention sur le consommateur. La loi Agec obéit à une logique de bonus, d'indicateurs et de labels : c'est très bien pour la mobilisation du consommateur. Mais nous considérons que l'on ne réussira pas la transition environnementale en travaillant sur la seule variable qu'est le consommateur. Pour répondre aux ambitions qui sont définies au niveau de l'État, du Gouvernement et du Parlement, nous avons aussi besoin de réponses en termes de massification et de territorialisation. Il faut ainsi susciter, à l'échelle industrielle, un choc du recyclage et un choc de la réparation ; cela implique qu'il y ait des réparateurs...

L'économie circulaire doit s'organiser au niveau industriel, mais aussi au niveau territorial, car elle prend beaucoup de place : tout ce qui était produit ailleurs, il faut désormais le produire ici ! Le foncier compte à cet égard parmi les grandes données de la transformation de l'économie, et il est plus ou moins facile à mobiliser, d'autant qu'il faut tenir compte également des enjeux d'acceptabilité. Tout le monde est pour la réindustrialisation ; de là à accepter qu'au fond de son jardin il y ait une usine, il y a un pas...

On est obligé de dire qu'il n'existe pas de modèle économique circulaire rentable à court terme. Difficile, dans ces conditions, d'attirer les assureurs et les investisseurs. Il y a donc, de ce côté-là également, un enjeu de mobilisation, d'engagement, de compréhension. C'est pourquoi la commande publique est centrale pour engager les transformations et « embarquer » l'ensemble des acteurs ; mais, sur ce point, il faut bien l'admettre, ça achoppe un peu...

Notre recommandation, côté entreprises et territoires - je laisse de côté les consommateurs -, serait donc de donner de la visibilité et de travailler sur de gros flux, là où l'efficacité est au rendez-vous.

Nous avons travaillé sur les liens entre les différentes stratégies de transition environnementale. Par exemple, une stratégie nationale bas-carbone est élaborée, sous contrainte de ressources : il faut décarboner pour respecter l'accord de Paris, très bien ; mais de quelles ressources a-t-on besoin pour ce faire ? Est-ce que ça « boucle », comme on dit dans le milieu ? Force est de constater que ça ne boucle pas ! À défaut d'économie circulaire, on se contente de stratégies, d'objectifs chiffrés, d'ambitions, qui sont sans doute très intéressants sur le papier, mais qui n'ont aucune chance de se concrétiser si les ressources ne suivent pas. Électrifier sans lithium, sans cobalt, sans cuivre, cela promet d'être compliqué...

Nous devons montrer que nous avons besoin de l'économie circulaire pour répondre à nos engagements, notamment en matière de transformation énergétique, et qu'il n'y aura pas de décarbonation ni de véritable lutte contre le changement climatique sans maîtrise et sans disponibilité des ressources. Ainsi, nous n'électrifierons pas notre flotte automobile si nous ne disposons pas des matériaux permettant de fabriquer des batteries. Et nous ne tiendrons pas nos engagements dans le secteur du bâtiment sans activer très fortement le levier du réemploi et de la rénovation.

Pour relever tous ces défis, la circularité est cruciale. Pour autant, nous constatons que le sujet continue d'être un peu mis de côté dans la troisième stratégie nationale bas-carbone (SNBC 3), qui n'intègre pas les besoins associés, ou les intègre très insuffisamment. Vous demandiez si nous sommes contents de l'État : la réponse est non. Fixer une ambition - la neutralité carbone en 2050 - et se contenter de croiser les doigts, cela ne suffira pas, car je ne crois pas à la pensée magique...

Dans le domaine de l'économie circulaire, comme dans beaucoup d'autres, se pose un problème de données. Nous avons noué un partenariat avec l'association France urbaine et nous portons ensemble une proposition de cartographie de la commande publique visant à comprendre où passent les flux et où ont lieu les achats. C'est en ayant les bonnes données que l'on se donne les moyens de prioriser et d'identifier les secteurs où l'on a intérêt à avancer, car on ne peut pas tout faire en même temps partout !

Si l'on parvient à comprendre où passent les flux les plus importants, on se rend capable de cibler les besoins et de relever le défi de la massification, étant entendu qu'en matière de circularité les questions de métrique sont vraiment le nerf de la guerre. L'impact carbone se mesure assez facilement : une tonne de carbone, c'est une tonne de carbone. Comparer du béton et des platinoïdes, en revanche, c'est plus compliqué. Le travail que j'ai en vue suppose d'étudier, sur la base des modèles économiques existants - ils sont bien rodés -, l'ensemble des facteurs de criticité : géopolitique, substituabilité, recyclabilité, disponibilité, volatilité des prix.

L'économie circulaire est aussi, bien sûr, un enjeu de souveraineté. En examinant les choses ressource par ressource et en s'intéressant non pas forcément à ce qui se voit le plus, mais à ce qui est le plus nécessaire à la transformation de notre économie, on constate que nous sommes le plus souvent mal placés, c'est-à-dire très soumis à la bonne volonté de puissances étrangères qui ne sont pas toujours sympathiques.

L'expliquer permet de renforcer l'acceptabilité : tout cela est fait dans une logique de reprise en main, au moins partielle, de notre destin économique. L'économie circulaire est en effet aussi une réponse à ce problème, et s'y engager mérite le surcoût. Aux assureurs et aux investisseurs, il faut dire également qu'elle permet de répondre au risque du « mur pénurique ». Songez à la situation compliquée dans laquelle se trouve une compagnie qui assure des réseaux soudain privés de cuivre... L'économie circulaire permet la sécurité de l'approvisionnement.

Reste qu'il manque une grande stratégie pour l'économie circulaire, ou plutôt une grande stratégie globale, car cette dernière option vaut mieux que des stratégies séparées - biodiversité, bas-carbone, économie circulaire. Je note d'ailleurs que la stratégie nationale pour accélérer la transition vers l'économie circulaire n'a pas été mise à jour depuis bientôt quatre ans : personne ne s'en sert plus vraiment.

En tout état de cause, le besoin de planification est réel et il faut inscrire les enjeux de commande publique dans ce travail. Il n'y a pas qu'en matière de prix que les effets sont contre-intuitifs : certaines mesures de bon sens s'avèrent peu concluantes. Il convient donc d'objectiver et de quantifier, ce qui permet de résister à la tentation du manichéisme, qui nous guette tous : l'idée est d'observer les flux et de concentrer l'argent là où c'est efficace.

Le retour sur investissement peut être symbolique, mais la pérennité des activités économiques est en elle-même un retour. Plus spécifiquement, le recours à l'économie circulaire dans la commande publique crée des emplois, mais aussi de la lisibilité et de l'exemplarité, s'agissant d'apprendre à vivre autrement.

M. Simon Uzenat, président. - Ma question portait plutôt sur les indicateurs.

Mme Emmanuelle Ledoux. - Les tentatives pour développer des indicateurs - je pense au sujet des créations d'emplois - sont nombreuses. Nous nous apprêtons nous-mêmes à répondre à un appel à projets Horizon Europe sur les indicateurs de l'économie circulaire : en la matière, tout le monde se lance. Nous avons mis au point un indicateur de criticité multifactoriel qui permet une forme de rating. D'autres travaillent davantage sur les process, le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD) fait des choses : en la matière, il y a un vrai foisonnement. En toute objectivité, néanmoins, le « messie » des indicateurs, celui que tout le monde attend, personne ne l'a encore trouvé : nous tâtonnons, mais cela reste compliqué.

On peut attendre l'indicateur parfait, ou on peut se dire, au moment de commander des crayons de couleur pour les maternelles, que le choix du made in Jura présente probablement d'une façon ou d'une autre, par rapport à celui du made in China, un avantage environnemental, quand bien même on n'est pas toujours capable de le quantifier.

Pour toutes les familles de produits qui entrent dans le champ de l'article 58 de la loi Agec - ce serait peut-être un peu différent pour le bâtiment ou pour les dépenses les plus importantes -, le bon sens permet tout de même de se dire qu'a priori le choix de l'économie circulaire est plutôt le bon.

Je profite d'ailleurs de cette évocation de l'article 58 pour faire état auprès de vous d'anomalies relatives aux transferts, qui ne doivent pas être si compliquées que cela à lever. Je ne sais si ce sujet relève du légal ou du réglementaire, mais les collectivités, aujourd'hui, n'ont pas le droit de donner au-delà de 300 euros. Elles essaient, à cet égard, différentes solutions : soit elles donnent à des associations en sachant que c'est « limite », soit elles déposent ce qu'elles veulent donner sur le trottoir, en prévenant l'association que c'est peut-être le moment de passer...

Le don est constitutif de l'économie circulaire ; permettre une meilleure circulation des biens de ce point de vue serait bienvenu, et le don pourrait devenir y compris un élément de la commande publique.

M. Daniel Salmon. - Une question me semble importante : les collectivités territoriales privilégient toujours l'investissement au fonctionnement. Elles ont tendance à racheter du neuf, dépense comptabilisée comme investissement, plutôt que de réparer par exemple. Sur quel levier faudrait-il agir - je pense à la loi de finances - pour modifier cette vision des choses ?

Je lisais ce matin un article du journal Le Monde sur Lormauto, entreprise spécialisée dans le rétrofit de voitures à essence en voitures électriques : ce petit constructeur du Calvados vient d'être abandonné en rase campagne par l'État, qui avait promis des subventions et le soutien de Bpifrance. Voilà un beau projet de rétrofit qui s'évapore : où l'on voit que la prise en compte globale par l'État de ce sujet de l'économie circulaire, que nous appelons de nos voeux, n'est toujours pas au rendez-vous.

M. Simon Uzenat, président. - Inec a-t-il été consulté par la direction des achats de l'État dans le cadre de l'élaboration du schéma de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser) de l'État ?

Mme Emmanuelle Ledoux. - Non, pas directement. Nous avons été indirectement consultés via différentes entités qui travaillent à l'élaboration du Spaser, comme le secrétariat général à la planification écologique (SGPE). Nous avons été sollicités en revanche en vue de la refonte de la directive de 2014 sur la passation des marchés publics.

Concernant la comptabilisation des dépenses en fonctionnement ou en investissement, je vous renvoie par exemple au travail de l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE) sur les budgets verts des collectivités. Par ailleurs, le premier des « 5 R » de l'économie circulaire, c'est « refuser » : comment quantifier dans un budget le fait d'avoir renoncé à faire quelque chose ?

J'ai un peu discuté de ce sujet avec des inspecteurs des finances ; des pistes sont sans doute à explorer, mais je ne saurais vous répondre pour l'instant. Du reste, je ne suis pas spécialement versée en comptabilité publique ou privée... Je sais qu'il existe, en comptabilité privée, des dispositifs de correction permettant de faire en sorte que la location de voitures en leasing, par exemple, n'est pas comptabilisée comme une dépense de fonctionnement au-delà d'un certain montant.

En termes de volume, ce n'est pas anecdotique. J'ai eu un échange avec une entreprise qui fabrique des barrières de chantier. Les collectivités les achètent, certaines les revendent après usage. Mais les choses seraient beaucoup plus faciles s'il existait un circuit permettant aux entreprises qui les produisent de récupérer et de reconditionner ces barrières de chantier. Le cas échéant, le passage à l'échelle engendrerait une vraie baisse des coûts, en raison de la récurrence du besoin. Un tel circuit permettrait de contourner la variabilité des flux inhérente à l'économie circulaire et de gérer les enjeux de temporalité et de disponibilité.

Ce travail mériterait d'être mené, notamment au Sénat. Je serais curieuse de lire vos conclusions à ce propos.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Guillaume Poupard, directeur général adjoint de Docaposte, ancien directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi)

(Mardi 27 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons cette semaine nos travaux en poursuivant l'exercice, engagé depuis plusieurs semaines, de clarification des enjeux actuels en matière de souveraineté numérique, au sujet notamment de l'hébergement des données publiques et du rôle que pourrait jouer la commande publique pour faire progresser notre souveraineté numérique.

Nous avons mis en lumière les signaux contradictoires envoyés par l'État et ses opérateurs, notamment dans le domaine de l'enseignement supérieur, mais aussi la situation de dépendance dans laquelle nous nous trouvons - et, parfois, nous complaisons - vis-à-vis de quelques grands acteurs internationaux. La prise de conscience à ce sujet reste ténue et encore trop peu partagée.

Nos auditions ont pourtant montré qu'une telle situation ne relevait nullement de la fatalité. L'écosystème français de l'innovation est performant, les start-ups sont nombreuses et certains acteurs ont atteint un haut niveau de maturité, si bien qu'ils sont capables d'offrir des services rivalisant avec ceux des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Des solutions souveraines existent. Dès lors, pourquoi ne parvient-on pas à franchir le pas ?

Pour échanger avec nous à ce sujet, nous recevons M. Guillaume Poupard, directeur général adjoint de Docaposte, filiale du groupe La Poste chargée d'offrir des services numériques aux entreprises et spécialisée dans la confiance numérique, et ancien directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi).

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles L. 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Poupard prête serment.

Je vous laisse, dans un premier temps, présenter brièvement Docaposte et son champ d'intervention dans le numérique de confiance auprès des personnes publiques. Quel regard portez-vous, avec l'expérience acquise dans vos fonctions actuelles, sur les pratiques des personnes publiques en matière d'achats numériques ? Leur niveau de compétence est-il, selon vous, suffisant ? Du fait de la complexification des solutions technologiques, parfois entretenue par les fabricants eux-mêmes, les assistants à maîtrise d'ouvrage (Amoa) ne tendent-ils pas à se substituer aux acheteurs eux-mêmes, alors qu'ils ne détiennent aucune légitimité, si ce n'est technique ?

C'est également au titre de l'expertise que vous avez acquise dans le cadre de vos fonctions à la tête de l'Anssi que nous souhaitions vous entendre. Entre 2014 et 2022, une politique publique de la souveraineté numérique a progressivement été élaborée, puis accélérée à la suite de la crise sanitaire et du développement de l'usage de services de cloud. Quels ont été le rôle et l'action de l'Anssi dans ce cadre, aux côtés notamment de la direction interministérielle du numérique (Dinum) ?

Vous avez créé, durant cette période, la qualification SecNumCloud. Associée à un très haut niveau d'exigence, celle-ci garantit l'immunité aux législations extraterritoriales des données hébergées par les produits qualifiés. Quel est le risque qu'emportent ces législations ? L'alliance d'un hyperscaler américain avec un acteur français permettrait-elle de nous prémunir contre ce risque ?

Enfin, vous étiez à la tête de l'Anssi lorsque la décision a été prise d'assurer l'hébergement de la plateforme des données de santé - le Health Data Hub (HDH) - chez Microsoft Azure. Avez-vous été associé à ce processus ? Des acteurs souverains n'étaient-ils pas en mesure d'assurer cette prestation ?

M. Guillaume Poupard, directeur général adjoint de Docaposte, ancien directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information. - Je commencerai par évoquer le risque que vous avez pointé avant d'exposer les solutions telles que nous les élaborons depuis plusieurs années.

Le risque, bien connu, est relatif aux législations extra-européennes, pour ne pas dire américaine et chinoise, dont l'esprit est le même, et qui, d'une manière que j'estime excessive, permettent aux États-Unis et à la Chine d'accéder aux données hébergées par les acteurs numériques très puissants qui développent leur activité sur leur sol. Il s'agit non pas d'espionnage, mais, dans le cas des États-Unis, d'un empilement législatif constitué, entre autres, du Patriot Act, du Fisa (Foreign Intelligence Surveillance Act) et du Cloud Act.

S'il est impossible de savoir si ces puissances utilisent ces données ou non, j'estime, pour ma part, qu'il serait incohérent qu'elles ne les utilisent pas. Je pars donc du principe, pour ce qui est de l'analyse du risque, que les outils dont disposent ces États sont bien opérationnels.

Quelles sont les solutions pour nous prémunir contre ce risque ? Depuis plusieurs années, l'Anssi travaille à l'élaboration d'outils - certification, qualification - permettant de garantir la sécurité des produits. Dès 2014, l'arrivée du cloud a rendu nécessaire la mise au point par l'Anssi d'un référentiel permettant aux utilisateurs de se faire une idée de la sécurité réelle des solutions proposées.

Nous avons donc établi des règles à la fois claires et lisibles - relatives à la sécurité technique, au chiffrement, à la sécurité opérationnelle, à l'accès aux data centers... - auxquelles les industriels peuvent se référer lorsqu'ils souhaitent faire qualifier un produit. L'évaluation est réalisée par un tiers indépendant, puis transmise à l'Anssi, qui prend la décision finale au nom de l'État français. L'assise juridique de cet outil, nommé SecNumCloud, est donc solide.

Ce référentiel n'incluait au départ que des critères de sécurité technique et opérationnelle. Je considérais, en effet, que la protection juridique vis-à-vis du droit non européen ne relevait pas du champ de l'Agence. J'ai toutefois rapidement compris que garantir la sécurité technique d'une solution sans garantir la sécurité des données n'avait pas de sens.

Nous avons donc inclus des critères d'immunité au droit extraterritorial, ce qui ne fut pas si simple : il ne suffit pas de dire que les sociétés européennes sont gentilles et que les sociétés non européennes sont méchantes ! En tout état de cause, ces critères sont désormais inclus dans le référentiel.

Il existe aujourd'hui deux manières d'élaborer un cloud satisfaisant aux critères de ce référentiel.

La première consiste à opter pour des technologies américaines, mais à les faire opérer par des acteurs qui ne sont pas soumis au droit américain. De telles offres sont actuellement en cours de développement en France et, même si cela ne relève plus de ma responsabilité, elles sont conçues pour obtenir la qualification SecNumCloud et sont susceptibles de l'obtenir. Elles correspondent à ce que Bercy nommait le cloud de confiance, ou cloud hybride : si la technologie n'est pas souveraine, les opérateurs ne sont soumis qu'au droit européen - c'est du moins ce que l'on espère.

La seconde manière de procéder consiste à développer des solutions concurrentes en faisant opérer des technologies européennes par des acteurs européens tant pour le développement que pour l'exploitation. C'est ce que font Outscale de Dassault Systèmes, OVHcloud ou Scaleway. C'est aussi ce que nous faisons chez Docaposte, notamment dans le cadre de l'offre NumSpot que nous avons développée en partenariat avec la Banque des territoires, Bouygues Telecom et Dassault Systèmes, de manière à proposer une offre totalement maîtrisée - terme que je préfère à « souveraine », même s'il s'agit aujourd'hui de l'expression consacrée. L'objectif est de proposer des offres de cloud qui soient naturellement immunes au droit extraterritorial.

L'open source étant aujourd'hui mature - ce n'était pas vrai il y a dix ans -, il est possible, à condition de disposer d'ingénieurs qualifiés, ce qui est le cas, d'intégrer des technologies open source dans l'élaboration d'un produit robuste, efficace, sécurisé et immun aux droits américain et chinois. Tel est le pari que NumSpot est en train de gagner.

Une telle offre peut-elle être qualifiée de souveraine ? Je pense que oui. Les offres hybrides que j'évoquais sont-elles souveraines ? De toute évidence, on ne parle pas du même type de produit, la principale différence tenant, à mon sens, non pas à la sécurité, mais à la disponibilité des technologies. Si, demain, les fournisseurs de technologies américains décident de couper l'accès à leurs technologies, compte tenu de l'évolution constante des outils et des mises à jour nécessaires à leur fonctionnement, les systèmes hybrides s'effondreront très rapidement, au bout non pas de quelques années ou de quelques décennies, mais de quelques jours, peut-être de quelques semaines.

Dans le contexte géopolitique actuel, que personne n'aurait pu prédire il y a quelques années, même les personnes aussi paranoïaques que moi, des décisions politiques pourraient tout à fait interdire la diffusion de technologies. C'est un risque que l'on ne peut pas prendre.

Docaposte est la filiale numérique de La Poste. Elle a été créée pour proposer des solutions et des services nativement souverains - nous produisons des produits souverains comme M. Jourdain faisait de la prose... Notre modèle économique repose sur le développement de produits en Europe, principalement en France. L'hébergement est assuré dans des data centers situés en France, dans des sites dont nous sommes propriétaires et par des opérateurs qui sont nos salariés.

Nous proposons nos services en matière de conseil, d'édition de logiciels et de fabrication de plateformes dans trois domaines prioritaires : le secteur public ; la santé ; l'éducation. Le choix de ces domaines d'activité ne doit rien au hasard. Nous les avons choisis en raison de la sensibilité des données concernées, laquelle, il est vrai, n'est pas toujours clairement reconnue par la réglementation.

À titre d'exemple, Docaposte a acquis, il y a quelques années, Index Éducation, une société qui édite notamment le logiciel Pronote. Celui-ci est utilisé par l'immense majorité des collèges et des lycées pour gérer notamment les notes et les absences des élèves, les évaluations des professeurs et les cahiers de textes.

Lorsque le fondateur de cette très belle société a souhaité passer la main, nous nous sommes rendu compte de la sensibilité des données gérées par Pronote : toutes les notes, absence et remarques sur nos enfants ! Elles sont soumises au règlement général sur la protection des données (RGPD), mais je ne crois pas qu'un texte spécifique reconnaisse la sensibilité de ces données. Elles le sont pourtant intuitivement, tout comme les données de santé. Lorsque des fonds de pension, notamment anglo-saxons, ont envisagé de racheter cette société, nous avons considéré qu'il fallait qu'elle soit cédée à un opérateur de confiance tel que Docaposte. De telles données doivent, en effet, être gérées de manière éthique - un business plan infernal et très profitable consisterait, par exemple, à vendre ces données à des sociétés proposant des cours à domicile. Sachant que nous disposons des notes de tous les élèves de France, nous pourrions sans doute proposer un ciblage dont les Gafam eux-mêmes seraient incapables...

Docaposte entretient de très bonnes relations avec les services de l'État, notamment avec la Dinum. Pour ma part, je suis passé de l'Anssi, où les relations avec les services de l'État étaient très bonnes, à Docaposte, où il en va de même, le tout dans un respect total de la déontologie. Nous partageons en particulier avec la Dinum les mêmes intuitions en matière de maîtrise et de souveraineté de la donnée, l'enjeu étant de trouver le bon équilibre entre ce qui doit être fait par l'État et ce qui doit être fait par des acteurs industriels.

En tant qu'ancien directeur de l'Anssi, j'estime que, pour piloter des prestataires, les services de l'État doivent compter des experts et disposer de la compétence nécessaire. Lorsque je la dirigeais, j'encourageais les experts de l'agence à élaborer des Proof of concept (POC) et des démonstrateurs. J'ai en revanche toujours été très réticent à développer des produits en son sein et, chaque fois que nous l'avons fait, je l'ai regretté, car il s'agit au fond d'un autre métier. La maintenance, la gestion des utilisateurs et les corrections n'amusent pas les experts !

Il faut donc que les services de l'État disposent des moyens de recruter des experts et que ces derniers élaborent des stratégies claires, puis qu'ils sachent passer la balle à des industriels de confiance pour le développement de produits - autrement dit, qu'ils leur attribuent des marchés publics.

J'en viens au sujet de votre commission d'enquête. Si les critères de prix, de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) et de performance technique sont maîtrisés par les acheteurs publics, il en va tout autrement des critères de sécurité. De fait, lorsque je dirigeais l'Anssi, j'ai constaté que, du fait d'un défaut de formation, les acteurs publics ne savent pas comment s'assurer de la sécurité des produits qu'ils achètent - nous avions du reste travaillé avec la direction des achats de l'État (DAE) à l'élaboration d'un guide à destination des acheteurs.

Quelques années plus tard, nous sommes exactement dans la même situation. Pour y remédier, il faudrait former les acheteurs dans ce domaine, mais il faudrait aussi que les donneurs d'ordre acceptent de payer un peu plus cher pour acquérir des solutions dont la sécurité et la disponibilité sont garanties. Cela suppose une volonté et un courage durables, car il est toujours plus facile d'acheter les mêmes produits que d'autres acheteurs, quitte, le cas échéant, à se tromper ensemble. Il est toujours plus dur d'avoir raison tout seul... Compte tenu des doutes qui continuent de peser sur la validité des critères de souveraineté, il faut encore beaucoup de courage pour intégrer ces critères et en payer le prix.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En tant que dirigeant de l'Anssi, vos conseils ont-ils été sollicités dans le cadre des marchés publics passés par l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) ou par le Health Data Hub ? De combien d'agents disposiez-vous ?

Qu'est-ce qui s'oppose à l'introduction d'une clause de souveraineté dans les marchés publics ?

De nombreuses données sensibles ont été confiées à Microsoft. Selon vous, que fait la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et à quoi sert le RGPD ?

Nous avons bien compris que de nombreux marchés publics de fourniture ou d'hébergement passaient par l'Ugap, et que de nombreux marchés étaient attribués à Microsoft parce que l'Ugap disposait des produits de cette société dans son catalogue. Comment faire en sorte que les acteurs français qui sont capables de développer des solutions souveraines se voient attribuer des marchés publics ?

M. Guillaume Poupard. - Les rapports entre l'Anssi et l'Ugap ou d'autres structures se sont construits au fil du temps. Quand je suis arrivé à l'Anssi, l'agence était très jeune, et la confiance n'était pas établie. Nos efforts ont payé.

Lorsque nous avons constaté que les administrations achetaient des produits américains plutôt que les produits certifiés ou qualifiés par l'Anssi, au motif que ces derniers ne figuraient pas dans le catalogue de l'Ugap, nous nous sommes rapprochés de celle-ci pour remédier à cette situation, notamment par le biais d'une convention.

Pour ce qui est des projets, le cas du HDH est assez emblématique et je ne veux pas l'esquiver. Lorsque cette idée, très observée politiquement, a été lancée, j'ai indiqué aux conseillers de l'Élysée qui m'ont interrogé, au côté de la CNIL, sur la marche à suivre pour obtenir une solution sécurisée et réglementairement fiable qu'il y avait, selon moi, deux questions à traiter. La première concernait la sécurité et devait être prise en charge par l'Anssi. C'était en effet le devoir de l'agence, en tant qu'autorité nationale de cybersécurité, et sa mise à l'écart n'était pas une option. La seconde difficulté, plus politique, avait trait à la souveraineté. Sans vilain jeu de mots, je ne veux pas tirer sur une ambulance, mais, parmi les solutions qui étaient disponibles pour héberger le HDH, Microsoft était la mieux placée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Des acteurs français nous disent aujourd'hui qu'ils auraient pu s'en charger.

M. Guillaume Poupard. - Ils auraient dû développer des solutions, mais ce n'est pas le choix qui a été fait, car il s'agissait d'aller vite.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Mais vous me confirmez que des acteurs français auraient pu répondre à l'appel d'offres ?

M. Guillaume Poupard. - À vrai dire, je ne suis pas certain qu'il y ait eu un appel d'offres, mais, plutôt que de pleurer sur le lait versé, je crois qu'il faut se concentrer sur ce qui se passe aujourd'hui. Or, aujourd'hui, il est certain que des acteurs français sont prêts ! Leur catalogue de services est certes moins complet que celui des Gafam, mais, lorsque l'on achète une voiture, on n'achète pas l'ensemble du catalogue de la marque. Aujourd'hui, les clouders français proposent les services dont nous avons besoin.

En matière d'hébergement, Amazon offre 200 ou 300 services. C'est très utile pour des acteurs qui souhaitent se lancer très vite, d'autant que tout est quasiment gratuit, même si la contrepartie est l'enfermement dans un environnement. Lorsque nous avons établi la feuille de route technologique de NumSpot, nous avons fait le tour de nos clients, notamment en interne - La Poste, la Caisse des dépôts et consignations -, et nous nous sommes rendu compte que 90 % des besoins étaient couverts par moins d'une dizaine de services. Nous n'avons donc pas un catalogue aussi étoffé que Microsoft, et cela durera sans doute. En revanche, les services que nous proposons couvrent les besoins du HDH.

En 2018-2019, il aurait fallu avoir le courage de financer le développement de solutions souveraines - je précise que cela se serait chiffré non pas en milliards, mais en millions d'euros. Nous pouvons donc à bon droit regretter d'avoir perdu du temps, sur ce projet comme sur d'autres, mais le passé est le passé.

J'estime qu'il faut avoir le courage d'instaurer les clauses de souveraineté. Le principal obstacle est que, sauf dans des cas très particuliers, relatifs à la défense ou à la sécurité nationale, ce serait considéré comme du protectionnisme au regard des règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

En France, nous avons pu instaurer la qualification SecNumCloud grâce à un accord interministériel. Dans le cadre des négociations relatives au EUCS (European Union Cybersecurity Scheme for Cloud Services), qui en est l'équivalent européen, nous avons plaidé pour l'adoption d'un système calqué sur le système français, qui a fait la preuve de son efficacité. On nous a opposé de violentes critiques, au motif que cela contreviendrait aux règles de l'OMC, si bien que la situation est actuellement bloquée - à un certain moment, j'ai même craint que le projet ne soit tout simplement abandonné ou aboutisse à un accord sur une norme ne garantissant pas la protection contre les législations extraterritoriales. Il revient in fine au politique d'assumer que nous souhaitons acheter des systèmes européens plutôt qu'américains ou chinois.

En la matière, la Cnil a été très courageuse. Elle se doit d'avoir une lecture juridique du problème. Les décisions d'adéquation de la Commission européenne - Safe Harbor, Privacy Shield, et Data Privacy Framework (DPF) - sont insupportables, car elles reviennent à mettre un voile pudique sur le non-respect du RGPD par le droit européen. On se rassure en se disant que c'est la condition pour développer le numérique en Europe, mais j'ai trouvé scandaleux que le DPF soit annoncé par la présidente de la Commission européenne en même temps que l'accord trouvé sur le gaz liquéfié américain dans le cadre de la crise ukrainienne. Chacune de ces décisions est ensuite cassée, notamment grâce à la détermination de l'avocat autrichien Max Schrems, mais, chaque fois, cela prend quatre ans, durée pendant laquelle les acteurs américains profitent cyniquement du système.

Il reste que nous avons des industriels français assez remarquables qui, au-delà des aides et des subventions, ont besoin de marchés publics pour se développer. Les produits américains sont certes performants, mais, en sus des subventions que les industriels ont probablement perçues, ils ont accès à un marché domestique qui est sans commune mesure avec le marché français.

Il ne faut donc céder ni au renoncement ni à la tentation de sauter des étapes. Il ne faudrait pas, notamment, renoncer au cloud pour nous concentrer sur l'intelligence artificielle, car il faudra bien opérer celle-ci dans un cloud. Nous avons les moyens, aujourd'hui, de maîtriser l'ensemble de la chaîne numérique.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Sans pleurer sur le lait versé, il faut reconnaître que nous avons perdu dix ans. Nous avons raté une étape stratégique, ce qui permet à MM. Letta et Draghi de déplorer le déficit de politique industrielle européen.

Je rappelle, du reste, que c'est au Sénat, le 16 juillet 2020, que le Gouvernement avait été interrogé sur les raisons pour lesquelles aucun appel d'offres spécifique n'avait été lancé pour l'hébergement du HDH. Les entreprises que nous avons entendues nous indiquent, de plus, qu'elles ne candidatent pas tant les exigences sont nombreuses et les cahiers des charges complexes.

Vous avez mentionné les deux leviers que sont la formation des acheteurs et la volonté politique de se prémunir contre les risques, en particulier géopolitiques. Le risque de préemption de nos donnes est accru, en raison notamment de la faiblesse du troisième accord d'adéquation. J'estime qu'il est de notre devoir de nous doter d'outils sécurisés.

La doctrine « cloud au centre », avec la qualification SecNumCloud et la notion de cloud de confiance, a-t-elle été pensée comme un moyen de continuer à travailler avec Microsoft et avec les technologies américaines après le constat de l'impossibilité de confier sur le long terme l'hébergement du HDH à cette entreprise soumise au droit américain ? Cédric O, qui était alors secrétaire d'État chargé du numérique, vous a-t-il explicitement passé commande d'une telle solution ?

Estimez-vous que les dispositions de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite loi Sren, suffiront à conduire le Gouvernement à adopter les solutions totalement immunes que vous avez décrites ? Le décret d'application, dont le projet a été transmis à Bruxelles, vous paraît-il suffisamment clair et étoffé en ce sens ?

M. Henri Cabanel. - Qui devrait, selon vous, former les acheteurs ? Et comment s'assurer que les acheteurs sont effectivement formés ?

Vous avez indiqué qu'il fallait s'affranchir des règles de l'OMC, mais préconisez-vous d'évaluer au préalable les difficultés juridiques auxquelles nous pourrions nous exposer, ou pensez-vous qu'il faut agir d'abord et aviser ensuite ?

M. Guillaume Poupard. - Actuellement, la géopolitique nous aide, car même ceux qui nous trouvaient paranoïaques sont dépassés. Il faut en profiter pour construire maintenant, avant un retour à une situation plus normale, sans laisser le temps passer. La commande publique doit devenir un véritable outil de politique industrielle, ce qui nécessite un rapprochement entre ces deux métiers différents, qui ne se croisent pas beaucoup actuellement.

S'agissant de la doctrine « cloud au centre », elle résulte d'un travail de la Dinum, mené en étroite coopération avec l'Anssi sur les questions de sécurité. Bien qu'il n'y ait pas eu de commande ministérielle écrite explicite, une pression s'est exercée pour faire durablement évoluer la situation du numérique dans le secteur public, et aucun frein n'a été opposé à son développement - bien au contraire.

Cette doctrine a été rédigée et portée politiquement ; elle l'est toujours, comme en témoigne le récent courrier de trois ministres - Mme Chappaz, Mme de Montchalin et M. Ferracci - rappelant qu'elle est d'application obligatoire dans toutes les administrations, qui doivent recourir à un cloud de confiance pour les usages publics.

De plus, les contrôleurs budgétaires et comptables ministériels (CBCM) seront désormais chargés de contrôler les achats de cloud et leur compatibilité avec cette doctrine, ce qui en fait un sujet budgétaire, et non plus seulement un problème des directions informatiques ministérielles. C'est une évolution très positive à mes yeux.

Cette doctrine a été davantage examinée, et critiquée, par certains partenaires européens, car la certification en elle-même ne traite pas de l'usage qui sera fait des labels créés. C'est lorsqu'il est question d'imposer la qualification SecNumCloud dans tout le périmètre concerné que les choses deviennent plus concrètes et suscitent des inquiétudes, comme on a pu le voir dans le cadre des débats sur la loi Sren. À l'échelle européenne, lors des négociations sur la certification EUCS, il a fallu rassurer certains de nos partenaires sur le fait que les systèmes de certification ne seraient pas utilisés de manière abusive en appliquant le plus haut niveau de sécurité à toutes les applications possibles. Il faut trouver le bon équilibre pour montrer une volonté de se doter d'outils performants sans pour autant prétendre vouloir les appliquer partout.

Faut-il que toutes les données publiques imaginables soient hébergées sur du cloud qualifié SecNumCloud ? On pourrait le souhaiter, mais cela pourrait s'avérer contre-productif et faire peur à nos partenaires. Il convient donc, par pragmatisme, de procéder par étapes, en commençant par les données sensibles. Pour autant, la définition de celles-ci ne va pas de soi, et ce travail impose d'accepter que certaines données soient moins sensibles - je le dis non par gaieté de coeur, mais par souci de pragmatisme. Le périmètre des données sensibles ne doit pas pour autant être trop réduit. Ainsi, les données issues de l'éducation, voire de la santé, ne sont pas formellement reconnues comme sensibles aujourd'hui.

Un travail collectif est nécessaire pour parvenir à finaliser cette définition, comme celui qu'a mené Docaposte au sein du nouveau comité stratégique de filière (CSF) dédié au numérique de confiance. De même, le décret d'application de l'article 31 de la loi Sren impose une telle réflexion : que fait-on, par exemple, des systèmes existants, comme le HDH ?

Ma principale crainte est le risque que les règles de dérogation et d'exclusion ne perdurent indéfiniment. Une décision doit venir, non des responsables techniques, mais d'en haut, pour déterminer si nous sommes prêts ou non à avancer, indépendamment des surcoûts ponctuels liés à la nécessité de redévelopper certains systèmes complexes difficilement portables d'un cloud à l'autre. Bien que souhaitable, la portabilité est en effet bien plus complexe pour le cloud que pour les numéros de téléphone ou les comptes bancaires.

Nous disposons désormais de bonnes bases pour progresser, lesquelles ont fait l'objet de discussions et d'un vote. Une véritable impulsion est désormais indispensable. À ce titre, il appartient aux responsables, et non aux acheteurs, qui ne font qu'appliquer les consignes, de prendre les décisions, en tenant compte des risques identifiés par les juristes, tout en assumant certains d'entre eux, au cas par cas. Il n'y a pas de règle unique. Il faut faire du sur-mesure, mais la responsabilité revient bien aux décideurs.

En matière de formation, les acheteurs sont en mesure de rédiger les clauses et de procéder techniquement dès lors qu'ils auront reçu les orientations adéquates. Un travail avec la DAE sur ce sujet pourrait s'avérer fructueux à court terme, à l'image de celui qui a été mené précédemment sur la cybersécurité, pour la satisfaction de tous.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Toute donnée est sensible dès lors qu'elle concerne la vie privée et qu'elle peut être regroupée et exploitée. Le problème réside dans la donnée elle-même, indépendamment de sa nature.

Établir une gradation dans la sensibilité des données me semble bien difficile. Qu'il s'agisse d'informations relatives à la santé, aux assurances ou au patrimoine, à partir du moment où elles sont catégorisées, triées, accessibles, et dès lors que l'intelligence artificielle s'en empare, les données deviennent exploitables, donc sensibles.

M. Guillaume Poupard. - Je suis d'accord avec vous : il est aisé de citer des exemples de données sensibles, outre celles qui le sont réglementairement ou intuitivement. Le véritable enjeu réside dans le fait que l'accès global à une multitude de données non sensibles en elles-mêmes peut, par leur somme, revêtir un caractère sensible. Ce principe est d'ailleurs pris en compte dans la réglementation relative aux données de défense.

Que les acteurs numériques américains aient accès au contenu des téléphones de mes enfants, par exemple, ce n'est pas très grave, car ces informations ne relèvent pas du secret défense. Pour autant, l'agrégation des données de tous les enfants à l'échelle de la planète leur conférerait incontestablement une sensibilité aiguë.

Ma crainte est que vouloir tout faire évoluer en un seul coup ne conduise finalement à l'immobilisme.

Dans le domaine industriel - un exemple qui permet d'éviter les écueils liés au RGPD et aux données personnelles -, les données sont identifiées comme un secteur en très forte croissance, dépassant largement en volume les données personnelles, et connaissant une progression appelée à se poursuivre. Là encore, il peut s'agir de données techniques qui, prises indépendamment, n'ont aucune valeur ; cependant, lorsque l'on dispose de l'ensemble des données industrielles d'un grand groupe, il en va tout autrement.

Je sais que vous percevez combien mon argumentation manque de conviction : cela reflète mes propres doutes sur le sujet.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes nombreux à considérer, dans cette commission d'enquête sur la commande publique, que toute donnée publique est, par définition, sensible.

Certes, des degrés peuvent exister dans la sensibilité, mais le principe doit demeurer que toutes ces données sont sensibles. Les auditions de représentants d'établissements d'enseignement supérieur, par exemple, ont montré que même des données à caractère simplement administratif pouvaient, une fois compilées, servir à l'intelligence économique ou à bien d'autres finalités.

Notre sujet est bien cette préoccupation et sa traduction. S'il n'est pas nécessaire d'appliquer le label SecNumCloud à toutes les données publiques, l'immunité aux législations extraterritoriales doit en revanche pouvoir s'appliquer automatiquement dans le cadre des marchés qui emportent un traitement de ces données.

La commission délibérera le moment venu, mais cela fera très probablement partie des orientations qui seront portées de façon consensuelle.

Par ailleurs, la question des assistants à maîtrise d'ouvrage a été soulevée, car il s'agit d'un sujet récurrent. Vos différentes expériences, à l'Anssi puis à Docaposte, pourraient éclairer ce point, car les adhérences capitalistiques entre les acteurs contribuent au retard que nous avons pris. La responsabilité est certes collective, mais les Amoa jouent un rôle particulier dans le processus.

Le courrier des ministres auquel vous avez fait référence pour rappeler la nécessité de respecter les règles existantes nous semble choquant. Cela interpelle fortement sur la prise en compte et sur la prise de conscience politique de l'urgence et du caractère non négociable de ces prescriptions, même si des problèmes de formation ou de maturité peuvent être invoqués. Les auditions de ministres actuels ou passés que nous réaliserons prochainement leur permettront de rendre compte de leurs actions et de leurs décisions en la matière.

De vos propos ressort bien le sentiment, largement étayé par les faits au fil de nos auditions, que du temps a été perdu en la matière.

Quant à la souveraineté sur les données et aux mentions visant à garantir notre immunité à l'égard des législations extraterritoriales, il ne s'agit pas de protectionnisme. Si tel était le cas, cela reviendrait à admettre que les États se comportant comme des empires conquérants dans le monde numérique auraient toujours raison, ce qui n'est pas acceptable.

La logique économique et capitalistique peut être entendue, mais la protection des données et le respect de notre souveraineté juridique ne sont pas négociables. À notre connaissance, la Banque centrale européenne a introduit des clauses en ce sens dans des marchés récents. Si cela devait nous conduire à prendre un risque à l'égard d'organisations internationales - aujourd'hui bien mal en point... -, il faudrait l'accepter. Ce sera, là aussi, une parole forte portée par notre commission.

M. Guillaume Poupard- Le label SecNumCloud est né d'une volonté d'offrir un niveau de qualité élevé. Il serait dénué de sens de rechercher des solutions immunes au droit non européen, sans se préoccuper de leur sécurité. Remettons les choses dans le bon ordre : il faut avant tout des solutions sûres et fonctionnelles. Un cloud qui ne fonctionnerait pas correctement, même s'il était parfaitement conforme aux couleurs nationales, ne servirait objectivement à rien.

C'est le discours que je tenais à l'Anssi auprès des industriels français : faites de bons produits, puis mettez en valeur leur caractère souverain et digne de confiance. Ce n'est pas parce qu'un produit est souverain qu'il se vendra, s'il est de mauvaise qualité.

M. Simon Uzenat, président. - Les différentes auditions menées, notamment celles de France Digitale, d'Hexatrust et de différents opérateurs économiques, ont toutes confirmé que la sécurité était au coeur de leur activité et de leurs préoccupations, et qu'ils étaient aujourd'hui largement au niveau.

En tant que garants des intérêts de la Nation, le sujet de la sécurité est évidemment central pour nous, et nous sommes aujourd'hui prêts à affirmer que les solutions françaises et européennes n'ont rien à envier, notamment en matière de sécurité, aux systèmes proposés par des puissances étrangères.

M. Guillaume Poupard. - Il s'agit bien de concilier sécurité et souveraineté. Le label SecNumCloud correspond à un niveau de sécurité élevé, dont tout ne doit probablement pas relever.

Ce référentiel vise à répondre à l'une des obsessions de l'Anssi, liée au fait que le cloud est, pour schématiser, un système au sein duquel de nombreux utilisateurs cohabitent. S'il s'avère que, derrière le client voisin, il y a les services russes, une isolation très forte entre les différents clients sera appréciée. C'est complexe à mettre en oeuvre et il en résultera un coût opérationnel pour les opérateurs, mais nous savons le faire. Cet effort est précisément celui qu'exige la qualification SecNumCloud, car nous faisons cette hypothèse qui peut paraître un peu folle, mais qui est très réaliste dans certains cas.

Cependant, cela ne s'applique pas à toutes les situations : chez Docaposte, où les systèmes de cloud privé internes sont en train d'être refondus complètement, les clients sont les business units de l'entreprise. Sauf très mauvaise surprise, aucune d'entre elles ne travaille pour les services russes, ce qui permet de relâcher certaines contraintes par rapport à SecNumCloud. Pour des acteurs de cloud privé, c'est en revanche plus difficile.

Certains ont pu juger le processus trop compliqué, trop cher, trop long ou trop lourd : c'est le prix à payer pour des systèmes de cloud public véritablement sûrs.

Lorsque j'étais à l'Anssi, je demandais à ceux qui se plaignaient de la complexité de SecNumCloud quelle règle ils souhaitaient supprimer, sans jamais obtenir de réponse intelligente. Tel est, malheureusement, le prix à payer pour disposer de quelque chose de robuste. Or nous avons besoin de construire notre numérique sur des fondations robustes.

Les Amoa sont-ils manipulés ? Ils sont là pour aider leurs clients et pour faire des affaires. J'observe, concernant notre offre NumSpot, que la plupart des acteurs du domaine n'ont pas prétendu vouloir travailler exclusivement avec nous - le contraire serait absurde de leur part -, mais qu'ils nous ont rapidement intégrés à leur catalogue et que nous avons répondu ensemble à des appels d'offres de référencement, notamment pour des centrales d'achat.

À mon sens, les Amoa répondent au marché et à ce que leurs clients leur demandent ; je ne les considère pas forcément comme des suppôts vendus aux acteurs américains ou chinois, même s'il peut exister des contre-exemples. Si le décideur exprime sa volonté d'utiliser du cloud de confiance européen, l'Amoa l'accompagnera pour en acheter et en intégrer. S'en prendre uniquement à ce dernier serait probablement inefficace.

M. Simon Uzenat, président. - Ce n'est pas ce que nous faisons, mais nous avons constaté l'existence de liens parfois très étroits, y compris sur le plan capitalistique, entre certains acteurs, ce qui est d'ailleurs publiquement reconnu dans un certain nombre de cas - et cela peut se comprendre.

M. Guillaume Poupard. - Ils se tournent surtout vers ce qui est efficace, vers ce qui fonctionne et plaît à leurs clients.

M. Simon Uzenat, président. - C'est l'histoire de l'oeuf et de la poule : si la responsabilité politique au plus haut niveau est indéniable, les élus locaux n'ont pas la capacité de structurer des filières à l'échelle de leur territoire, et ne vont donc pas se lancer dans une croisade sur la souveraineté numérique. Ils se fieront aux experts, réels ou supposés, et à la parole des Amoa, lesquels expliqueront que tel système a déjà été déployé avec succès dans plusieurs collectivités de taille équivalente. Même s'ils mentionnent, au fil de la discussion, l'existence d'une solution souveraine, ils insisteront surtout sur celle qui aura déjà été déployée, connue et sécurisée. Certes, le choix revient à la collectivité, mais il y a une orientation.

M. Guillaume Poupard. - Vous avez raison, mais les Amoa sont souvent un miroir renvoyant à leurs clients ce qu'ils veulent entendre. Un bon Amoa aidera un client qui souhaite réellement acheter français à le faire ; en revanche, si le client espère avant tout s'entendre dire qu'il n'y a pas d'autre choix que Microsoft, l'Amoa ne le détrompera pas. Ce n'est d'ailleurs probablement pas son rôle.

M. Simon Uzenat, président. - On pourrait pourtant entendre, dans vos propos sur la sécurité, une forme de prévention - à tout le moins - à l'égard des solutions françaises et européennes, et l'idée que, de l'autre côté, les solutions américaines seraient parfaitement sûres, la souveraineté étant un autre sujet.

Nous jouons un rôle de prescripteurs ou, tout au moins, d'orientation dans la réflexion. De notre point de vue, il ne s'agit pas d'affirmer que tout est de la responsabilité des Amoa, mais ceux-ci font partie d'un système qui a conduit notre pays, et notre continent, à prendre du retard ; nous pouvons collectivement en convenir.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Problématique de la commande publique dans les collectivités d'outre-mer - Audition de Mme Karine Delamarche, directrice générale adjointe des outre-mer, Mme Laetitia Malet, déléguée générale adjointe de l'association des communes et collectivités d'outre-mer (ACCD'OM), M. Anthony Lebon, administrateur et président de la commission BTP-Logement de la Fédération des entreprises des outre-mer (Fedom) (en visioconférence), et M. Dominique Vienne, président du Conseil économique et social régional de La Réunion, ancien président de l'association de la stratégie du bon achat et du Haut Conseil de la commande publique de La Réunion (en visioconférence)

(Mardi 27 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons maintenant à l'une des motivations importantes ayant conduit à la création de notre commission d'enquête : l'examen du rapport des collectivités territoriales à la commande publique. Nous avions débuté nos travaux en recevant les associations d'élus, afin de mesurer d'emblée leurs difficultés et leurs attentes.

Maintenant que nous approchons du terme de notre commission d'enquête, il nous a semblé nécessaire de nous pencher plus en détail sur la situation des collectivités territoriales ultramarines. Je tiens d'ailleurs à saluer l'implication de notre collègue Victorin Lurel dans nos travaux, qui s'est beaucoup engagé sur le sujet de la commande publique dans les années passées.

Si les caractéristiques économiques et sociales de ces territoires diffèrent très largement de celles de la France hexagonale, le cadre juridique est le même. Conformément à l'article 73 de la Constitution, les dispositions du code de la commande publique s'appliquent de plein droit en Guadeloupe, en Guyane, à la Martinique, à La Réunion et à Mayotte, sous réserve d'adaptations, tout comme à Saint-Barthélemy, à Saint-Martin et à Saint-Pierre-et-Miquelon.

Le principe inverse s'applique à la Polynésie française, régie par l'article 74 de la Constitution, et à la Nouvelle-Calédonie : les dispositions du code ne s'appliquent que dans la mesure où celui-ci le prévoit expressément. La Nouvelle-Calédonie est d'ailleurs compétente pour fixer les règles relatives à la commande publique, ce qu'elle a fait par une délibération de son Congrès de mars 2019. De même, la Polynésie française dispose de son propre code des marchés publics. Ces territoires restent toutefois soumis aux principes fondamentaux que sont la liberté d'accès, l'égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures.

Nous avons cherché à constituer un panel le plus représentatif possible de la diversité des collectivités ultramarines, sur le plan institutionnel comme économique. Nous recevons donc Mme Laetitia Malet, déléguée générale adjointe de l'Association des communes et collectivités d'outre-mer (ACCD'OM) ; M. Anthony Lebon, administrateur et président de la commission BTP-Logement de la Fédération des entreprises d'outre-mer (Fedom), en visioconférence ; M. Dominique Vienne, président du Conseil économique et social régional de La Réunion, qui avait mis en place la stratégie du bon achat (SBA) au niveau local et présidé le Haut Conseil de la commande publique (HCCP) de La Réunion, en visioconférence ; Mme Karine Delamarche, directrice générale adjointe des outre-mer, qui pourra nous faire part du point de vue du ministère sur la question.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Karine Delamarche, Mme Laetitia Malet, M. Anthony Lebon et M. Dominique Vienne prêtent serment.

Vos témoignages vont nous être précieux pour mesurer la très grande diversité des situations rencontrées par les collectivités ultramarines pour conduire leur politique d'achat et les différences par rapport à la France hexagonale : l'impact de l'insularité et du cadre fiscal particulier ou encore l'insertion dans l'environnement régional sont des facteurs à prendre en compte. Quels sont, selon vous, les principaux défis de la commande publique dans les outre-mer ?

Les outre-mer ont aussi été des lieux d'expérimentation et de coopération renforcée entre les collectivités et le tissu économique local en matière de commande publique. C'était le cas à La Réunion avec la stratégie du bon achat, qui avait inspiré une première expérimentation législative dans la loi du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique (Erom), permettant de réserver un tiers des marchés aux PME dans les collectivités d'outre-mer.

Alors qu'une deuxième expérimentation de ce type pourrait être mise en place dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, quels ont été les résultats de cette initiative ?

Par ailleurs, des mesures d'urgence dérogatoires au droit de la commande publique ont été adoptées pour faire face aux défis de la reconstruction de Mayotte à la suite du cyclone Chido : marchés de travaux sans publicité jusqu'à deux millions d'euros, dérogation à l'allotissement. Le tissu économique local est-il en capacité de répondre présent pour bénéficier de ces dispositifs ?

Enfin, le cadre juridique de la commande publique va devoir évoluer dans les années à venir avec le processus de révision des directives européennes de 2014 récemment engagé par la Commission européenne. Quelles sont les évolutions qui vous sembleraient justifiées, afin de répondre à des difficultés d'ordre général ou à certaines plus spécifiques aux collectivités ultramarines ?

Mme Karine Delamarche, directrice générale adjointe des outre-mer. - Il convient de souligner d'emblée le rôle essentiel de la commande publique dans les économies ultramarines. Si cette réalité est une évidence à l'échelle nationale, le poids de la commande publique outre-mer est encore plus fort qu'en France hexagonale. Un baromètre publié en septembre de l'année dernière démontrait que, à l'exception de La Réunion, le montant des achats publics par habitant y était nettement supérieur à la moyenne hexagonale. La commande publique représente donc aujourd'hui l'un des principaux leviers des économies ultramarines.

Pour préciser les ordres de grandeur, la moyenne nationale des achats publics par habitant s'établit légèrement en deçà de 1 300 euros, un niveau proche de celui observé à La Réunion. Pour les quatre autres départements et régions d'outre-mer (Drom), ce montant oscille entre 1 600 et 4 800 euros ; à Mayotte, il est estimé que 50 % de l'économie locale repose sur l'achat public sous toutes ses formes. Au regard des conséquences du cyclone Chido, la commande publique sera absolument essentielle à la reconstruction du territoire.

Plusieurs facteurs expliquent cette prépondérance de la commande publique.

D'une part, les outre-mer accusent un retard en matière de services et d'infrastructures publics essentiels. Ce besoin d'équipements, qu'il incombe aux collectivités locales, à l'État ou à la sécurité sociale, se traduit nécessairement par un recours accru à la commande publique.

Le tissu économique local y est, en miroir, plus faible et moins diversifié qu'en moyenne en France hexagonale. S'ajoutent à cela des coûts structurellement supérieurs à la moyenne. Il demeure difficile de déterminer si le surcroît d'achats publics résulte de prix plus élevés ou de besoins accrus générant davantage de commandes.

Enfin, depuis quelques années, les aléas climatiques ou les épisodes de violence, entraînant des destructions et imposant une reconstruction des territoires affectés, constituent un facteur supplémentaire de recours intensif à la commande publique.

S'agissant du rôle de la direction générale des outre-mer (DGOM) dans l'écosystème de la commande publique, elle veille en premier lieu à préserver les compétences des collectivités d'outre-mer en la matière. Ainsi que vous l'avez mentionné, les collectivités régies par le principe de spécialité ne sont pas soumises au droit commun, et nous portons une attention particulière au respect de cette spécificité. Naturellement, le droit commun s'applique, en revanche, à la commande publique de l'État et de ses établissements.

D'autre part, l'action de la DGOM, tant en matière de commande publique que dans les autres secteurs, consiste à promouvoir ce que nous appelons « le réflexe outre-mer ». Il s'agit d'inciter l'ensemble des administrations et des directions d'administration centrale à intégrer la dimension ultramarine dans leurs politiques publiques.

Vous l'avez rappelé, le droit commun s'applique dans les Drom, régis par le principe d'identité législative. Toutefois, nous collaborons étroitement avec les services de Bercy afin d'introduire les adaptations nécessaires. Nos collègues ont ainsi travaillé avec nous sur les dispositions particulières pour Mayotte que vous avez évoquées.

Concernant la loi Erom, nous préparons une nouvelle expérimentation, qui pourrait trouver sa place soit dans le projet de loi de simplification de la vie économique, soit dans le projet de loi sur la vie chère annoncé par le ministre des outre-mer ; le vecteur le plus pertinent sera déterminé ultérieurement.

Quoi qu'il en soit, notre objectif constant, en lien avec les services de Bercy, est de permettre au tissu économique local ultramarin, composé de petites, voire de très petites entreprises, de prendre toute sa part de la commande publique.

Enfin, le rôle essentiel de la DGOM se trouve dans la solvabilisation des donneurs d'ordre. À cette fin, nous disposons d'un budget constitué essentiellement de crédits d'intervention permettant de financer des projets d'infrastructures et de services publics portés par les collectivités locales.

Pour donner un ordre de grandeur, en loi de finances, le budget du ministère des outre-mer s'élève à 3 milliards d'euros, dont environ 800 millions d'euros de crédits d'intervention concourent à la solvabilisation des collectivités locales. Outre ces crédits, un cadre juridique spécifique est destiné à soutenir l'investissement local. En effet, alors que les collectivités locales de France hexagonale sont assujetties à la règle de la participation minimale du maître d'ouvrage, cette règle ne s'applique pas outre-mer, où un financement à hauteur de 100 % est possible, facilitant ainsi le paiement des entreprises.

La situation financière des collectivités ultramarines s'avère parfois fragile et nous accompagnons celles d'entre elles qui sont volontaires dans une démarche de redressement de leurs finances publiques. Dans ce cadre, la réduction des délais de paiement constitue pour nous un axe prioritaire, intégré aux points d'attention de ces contrats de redressement en outre-mer (Corom). Ces délais sont en effet jusqu'à trois fois supérieurs à la moyenne hexagonale.

Enfin, la commande publique requiert une expertise spécifique. Le ministère des outre-mer dispose d'un volant d'ingénierie pour aider les collectivités, grâce à des assistants techniques, afin d'appuyer l'administration locale de manière générale, ou d'intervenir sur des projets spécifiques afin de mutualiser les achats, de les optimiser par la standardisation, ou encore de veiller à la régularité des procédures.

M. Dominique Vienne, président du Conseil économique et social régional de La Réunion, ancien président de l'association de la stratégie du bon achat et du Haut Conseil de la commande publique de La Réunion. - Avant d'exercer des mandats au service de l'intérêt général, je suis d'abord et avant tout un chef d'entreprise dans le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP). Depuis trente-six ans, je travaille avec des maîtres d'ouvrage, publics comme privés, à La Réunion et plus généralement en outre-mer.

J'ai été l'un des premiers à signer la convention de stratégie du bon achat avec le département de La Réunion en 2009. Nous avons ensuite créé une association, fédérant vingt-sept maîtres d'ouvrage réunionnais volontaires pour engager une méthodologie que je vous décrirai par la suite. Avec l'aide d'Ericka Bareigts et de Victorin Lurel, cette clause dite « stratégie du bon achat », dont je vous présenterai les aspects positifs et négatifs, a été consacrée dans la loi Erom. J'ai un peu perdu le fil de l'aventure législative de cette disposition : il me semble que le Sénat l'a récemment renouvelée lors de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, en l'élargissant à l'ensemble des entreprises hexagonales.

Nous courrons derrière une chimère, celle de trouver l'efficacité procédurale de la commande publique. Or ce n'est pas l'enjeu : nous pourrons toujours modifier la loi pour chercher à améliorer l'efficacité procédurale ou la SBA, objectif partagé avec le Haut Conseil de la commande publique. L'enjeu, c'est de poser une stratégie, d'établir un dialogue territorial entre les acteurs publics et privés pour permettre à la commande publique d'avoir un impact territorial. Pour cela, le dialogue entre les acheteurs et les professionnels doit devenir le fondement stratégique de la performance de la commande publique en outre-mer.

Premièrement, ce dialogue territorial a vocation à passer en revue les besoins préalables. Souvent, les acteurs économiques sont dans une situation de carence : ils sont informés des procédures de la commande publique par les journaux, trop tard, et ont vingt-six ou vingt-sept jours pour y répondre. Mme Delamarche l'a indiqué, le tissu économique des outre-mer est très hétérogène. Si l'on veut donner aux acteurs les moyens de monter en compétence, il faut d'abord que les donneurs d'ordre leur présentent, en préalable, une planification des besoins.

Deuxièmement, il faut aussi identifier l'offre existante sur le territoire par du sourcing. Là encore, lorsque l'on adopte une SBA, il convient de faire un travail d'inventaire de l'offre et des savoir-faire.

Troisièmement, l'article L.2111-1 du code de la commande publique dispose que tout maître d'ouvrage doit réaliser une définition des besoins, c'est-à-dire les déterminer « avant le lancement de la consultation en prenant en compte des objectifs de développement durable dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale ». Souvent, la définition du besoin, qui est pourtant un acte stratégique en amont de l'achat, est enjambée.

Enfin, quatrièmement, il faut parvenir à créer une critérisation de la commande publique, fondée sur la maximisation de ses retombées socio-économiques.

Dans le cadre des fonctions que j'exerçais au Haut Conseil de la commande publique (HCCP) de La Réunion, j'ai demandé une étude sur l'application de l'article 73 de la loi Erom. Celle-ci démontre que la prudence dans la mise en oeuvre de la SBA est venue des acheteurs, et non des donneurs d'ordre, des responsables politiques. En matière de commande publique, l'élu est chargé de la stratégie et de l'impact sociétal, tandis que l'approche des acteurs suit des procédures extrêmement rigides.

Permettez-moi de vous donner un exemple. Depuis quatre ou cinq ans, il est possible d'être dispensé de procédure de publicité et de mise en concurrence pour les achats innovants de moins de 100 000 euros. Toutefois, cette dispense est rarement mise en oeuvre dans les outre-mer, car il faut une technicité et une audace procédurale qui n'est souvent pas présente dans les collectivités. J'aimerais faire passer ce message : il y a une différence entre l'intention politique de la commande publique et la mise en oeuvre des achats.

Mme Delamarche a rappelé que, en raison du tissu économique très atomisé des outre-mer, il faut permettre aux acteurs d'anticiper la planification des besoins pour qu'ils puissent monter en compétences en matière de personnel et d'investissements et être en adéquation avec la commande publique au moment de son lancement. En effet, ce dernier intervient dans des délais incompatibles avec la montée en compétence des entreprises.

Il y a outre-mer une gangrène, pour ne pas dire un cancer. Des propositions ont souvent été faites à ce sujet. Je veux parler des délais de paiement. Au sein du HCCP, nous avions monté un observatoire, et déjà nous avions un grand débat à ce sujet. Ceux-ci sont fixés à partir du moment où a eu lieu le mandatement, alors que, dans la vie réelle d'une entreprise, le délai du paiement commence à partir de l'envoi de la facture. Il y a un no man's land entre le moment où la facture est envoyée au maître d'oeuvre pour constat du service fait et le moment où elle apparaît sur la plateforme Chorus. Nous nous sommes aperçus que, outre-mer, le dépôt de la facture par la maîtrise d'oeuvre dans Chorus n'est pas obligatoire. Souvent, la facture de l'entreprise reste en dehors de Chorus, et le délai ne court pas. La maîtrise d'oeuvre ne retient que son propre délai, et n'enregistre la facture dans Chorus que tardivement, faisant alors commencer le décompte du délai de paiement.

J'insiste, il y a un grand débat au sujet de la définition des délais de paiement en outre-mer. L'Institut d'émission des départements d'outre-mer (Iedom) assure que les délais de paiement pour les entreprises du BTP ne sont pas ceux qui sont constatés par la direction régionale des finances publiques (DRFiP) : il y a souvent quarante à cinquante jours de décalage.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous remercions de ces propos édifiants. J'ai vu Mme Delamarche réagir également sur ce décalage abyssal.

Mme Laetitia Malet, déléguée générale adjointe de l'Association des communes et collectivités d'outre-mer. - Je souhaite revenir un instant sur la diversité de la situation dans les différents territoires d'outre-mer. Dans les Drom s'applique le code de la commande publique, mais Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin et Saint-Barthélemy peuvent légèrement adapter les règles de la commande publique. La Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française disposent bien de leurs propres codes, mais ceux-ci sont largement calqués sur le code de la commande publique française, avec parfois des approches un peu différentes. Wallis-et-Futuna a la possibilité de définir ses propres règles, mais ne l'a pas appliquée : de fait, le code de la commande publique s'y applique intégralement.

Des adaptations du code de la commande publique sont donc possibles, mais l'outil permettant d'adapter la réglementation aux territoires ultramarins n'a pas été mis en oeuvre. Je pense qu'il faut s'y employer. Ces dispositions sont par ailleurs assez récentes : il faut aussi laisser aux collectivités le temps de trouver les bonnes démarches. Plusieurs initiatives prises dans différents territoires, notamment à La Réunion, constituent autant d'exemples à suivre.

Je souhaite revenir sur les chiffres mentionnés par Mme Delamarche : si la commande publique représentait 14 milliards d'euros en 2022, c'était sûrement pour les seuls Drom et non pour tous les territoires d'outre-mer, puisqu'il n'y a jamais de données sur la commande publique dans le Pacifique, ce qui constitue en soi un problème. En moyenne, dans l'Hexagone, un appel d'offres reçoit 4,5 réponses, contre deux réponses au maximum en outre-mer ; il y a un sérieux déficit de réponse aux procédures de la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - À partir de quel seuil de dépense établissez-vous le chiffre de 14 milliards d'euros ? S'agit-il de dépenses au premier euro ou ne concernent-elles que les procédures formalisées ?

Mme Laetitia Malet. - Je parle de dépenses globales, qui concernent toute la commande publique, mais je vérifierai ce point.

Nous avons les mêmes contraintes que celles qui s'appliquent à l'Hexagone, auxquelles s'ajoutent des contraintes spécifiques, qui accroissent les difficultés. La première contrainte identifiée par les collectivités est bien évidemment le manque d'ingénierie. À cause d'elle, les collectivités ont non seulement du mal à passer les commandes, mais aussi à les adapter aux besoins réels, qu'ils soient sociaux, environnementaux ou autres, parce que cela complexifie énormément le montage du dossier. Souvent, les collectivités font marche arrière et montent un dossier bateau. Nous perdons alors beaucoup en efficacité.

La deuxième contrainte que nous identifions tient à la très faible concurrence sur nos marchés. M. Vienne parlait du secteur du BTP, où les montants des commandes sont assez importants, mais la commande publique concerne aussi de plus petits montants, sur lesquels les collectivités sont très contraintes. Prenons l'exemple des assurances : les collectivités lancent leurs appels d'offres, puis font le tour des compagnies d'assurances pour les supplier de répondre au moins à un lot. Cela devient très difficile : au-delà des problèmes d'ingénierie, les collectivités perdent un temps incroyable à démarcher des candidats potentiels.

La mutualisation des petites commandes va devenir indispensable dans nos territoires. Elle ne sera pas simple à mettre en oeuvre pour autant. Des initiatives existent, notamment à La Réunion ou en Polynésie française, qui dispose de son propre code de la commande publique et où une direction de l'achat public a été créée, ayant l'objectif de professionnaliser et de centraliser la commande publique au sein d'une seule unité du territoire. Cette direction a diffusé des guides, mis en place des plans de formation des agents publics et accompagne les services des collectivités. Une plateforme dématérialisée de publication des procédures sera bientôt lancée, à l'instar de celle qui existe à Saint-Pierre-et-Miquelon, même si beaucoup s'interrogent sur son efficacité - pourquoi destiner plusieurs sites au traitement de la commande publique, même si les codes de la commande publique sont différents ? Une centralisation des données permettrait d'avoir plus de visibilité pour les entreprises.

Le tissu économique de nos territoires est certes bien moins important que celui de Paris, mais la commande publique en est un vecteur de soutien et de développement. Aujourd'hui toutefois, ce vecteur n'est pas efficace en raison de la lourdeur des procédures qui pénalise énormément les projets, tant pour les collectivités que pour les entreprises.

Certaines mesures pourraient fluidifier la commande publique dans les territoires ultramarins. Comme tout coûte plus cher chez nous, il serait logique d'abaisser les seuils pour intégrer les surcharges dues à l'éloignement, et de les réviser régulièrement pour les adapter à l'inflation, encore plus forte dans nos territoires. En outre, abaisser le délai minimal de réception des offres à quinze jours pour les territoires d'outre-mer permettrait de tenir compte du délai d'approvisionnement pour faire venir les matières depuis l'Union européenne. Même si ce point ne dépend pas du Sénat, il faudrait aussi mener une réflexion sur les marchés avec les pays étrangers, en particulier pour les territoires d'outre-mer très éloignés de l'Europe. Dans le Pacifique, les accords de marchés publics incluent des opportunités spécifiques avec la Nouvelle-Zélande et l'Australie, et à Saint-Pierre-et-Miquelon, des opportunités existent avec le Canada, mais tous les autres territoires sont loin d'être dans de tels cas. Ils doivent tout faire venir de très loin, ce qui augmente les coûts, malgré des opportunités régionales qui existent notamment sur de plus petits marchés que sur les grosses commandes du secteur du BTP.

Mme Delamarche a précisé que les besoins d'investissements sont plus importants dans les outre-mer. J'appuie ses propos : nous accusons des retards structurels forts, au-delà des crises qui s'accumulent et qui détruisent. Nos besoins d'investissements sont plus forts. Les collectivités estiment que si la commande publique a un rôle si important dans nos territoires, c'est avant tout parce que nous sommes en retard et que nous devons construire beaucoup plus de routes ou d'écoles, engager beaucoup plus de projets. Une commune comme Saint-Laurent-du-Maroni a besoin de construire une école par an : cela n'arrive nulle part ailleurs en France, cela n'existe qu'en outre-mer.

M. Anthony Lebon, administrateur et président de la commission BTP-Logement de la Fédération des entreprises d'outre-mer. - Je suis également président de la fédération réunionnaise du BTP, et je réalise pour ma part depuis vingt ans des travaux, au titre de la commande publique principalement, dans le secteur des bâtiments et travaux publics à La Réunion et dans une moindre mesure à Mayotte. Je vous remercie de ces échanges.

La commande publique joue un rôle d'entraînement économique dans les outre-mer. Dans l'Hexagone, la situation est équilibrée : la commande publique représente 170 milliards d'euros par an, tandis que le chiffre d'affaires global du secteur, commandes privées et publiques confondues, est évalué autour de 300 milliards. À La Réunion, la commande publique représente 82 % du chiffre d'affaires des entreprises réunionnaises qui répondent à des appels d'offres, alors que globalement, tous les territoires compris, elle pèse entre 60 % et 80 %. Pour le BTP, la commande publique représente donc un enjeu fort. Le secteur est par ailleurs l'un des trois plus gros employeurs du territoire.

Une des particularités de notre petit territoire est que les acteurs se connaissent ; malgré l'aspect juridiquement très cadré de la commande publique, il y a dès lors très peu de contentieux. Les pratiques non vertueuses ou les dérives commises par des maîtres d'ouvrage sont peu fréquentes. En 2017, le rapport d'information sénatorial intitulé Le BTP outre-mer au pied du mur normatif : Faire d'un obstacle un atout a très bien cartographié la fragilité du tissu entrepreneurial. Ce rapport était axé sur les normes, mais il établissait qu'en outre-mer une entreprise du BTP sur trois avait des fonds propres négatifs, et qu'une entreprise sur quatre avait un résultat négatif.

La commande publique vise à répondre avant tout aux besoins du territoire. Mme Malet l'a évoqué, à La Réunion, nous sommes passés en moins de dix ans de 25 000 à 50 000 demandes de logements. À Mayotte et à La Réunion, en raison des cyclones, les besoins de renforcer ou de consolider les infrastructures sont forts. Il y a également des besoins liés aux réseaux, eau potable comme électricité. L'effet d'entraînement de la commande publique nous semble avéré dans le secteur du BTP. La marge brute dégagée par le secteur du BTP est trois fois moindre que tous les autres secteurs de La Réunion, et moins forte que dans l'Hexagone. Un processus d'achat responsable et une stratégie du bon achat prennent dès lors tout leur sens pour mettre en adéquation les besoins du territoire et les entreprises en mesure d'y répondre.

Vous évoquiez l'expérimentation de la SBA entre 2018 et 2023, qui a notamment réservé une part des achats aux artisans et aux PME locales. D'autres mesures de la SBA avaient beaucoup de sens : les chartes signées avec de nombreuses collectivités à La Réunion ont encouragé le sourcing de matériaux innovants, la concertation avec les entreprises, pour savoir si elles peuvent ou non répondre à la commande, s'il faut ou non allotir ou s'il faut cartographier des technicités spéciales. La question des délais de paiement était également abordée. En 2023, selon la réponse du Gouvernement à une question du député Philippe Naillet, seulement 4 % des donneurs d'ordre s'étaient saisi de ces dispositions. Nous comprenons bien que la SBA impose des contraintes au processus de la commande publique, mais cette stratégie nous semble bien pensée et bien écrite, même si, pour expliquer ce chiffre, le député Naillet avançait l'existence possible d'un risque juridique lié à l'imprécision du texte. La mise en place de cette mesure demande une planification, une visibilité, du temps pour échanger avec les acteurs, architectes, maîtres d'oeuvre et entreprises. Si le délai de réponse à une demande de marché public n'est que d'un mois, il est délicat de proposer des matériaux innovants, à faible empreinte carbone, que l'on pourrait trouver dans la région de l'océan Indien. Ce sujet est d'ailleurs traité dans le cadre d'une certification en train d'être appliquée dans les territoires ultramarins.

Pour vous faire prendre conscience de l'importance de la planification, en 2024, les organisations syndicales et une grande part des entreprises du BTP de La Réunion se sont inquiétées du manque de visibilité de la commande publique. Pour diverses raisons, le HCCP s'était un peu essoufflé, et les équipes de la préfecture ont dû rétablir les échanges en urgence pour permettre une planification. Si la commande publique est atone et que toutes les offres sont publiées en même temps parce qu'il n'y a pas de planification, cela ne correspond pas aux besoins du tissu entrepreneurial ni à sa capacité à répondre.

La planification nous semble la plus importante des pratiques de la commande publique. Le sourcing des matériaux disponibles dans la région et un découpage des marchés correspondant à ce que les entreprises sont en mesure de faire sont également importants. Parmi les pratiques très nuisibles au tissu entrepreneurial et in fine aux maîtres d'ouvrage, les travaux pouvant prendre du retard ou les lots être défectueux, figurent les dérogations des maîtres d'ouvrage au cahier des clauses administratives générales (CCAG) des marchés publics de travaux, qui prévoient des clauses plus coercitives en matière de pénalités de retard ou de transmission de documents.

Les délais de paiement restent un autre sujet très compliqué : nous ne pouvons que demander que la loi, très bien faite, soit appliquée. Ce délai est calculé non seulement à partir des travaux, mais aussi à partir des achats comptants. Les collectivités achètent, par exemple, leurs fournitures de papeterie comptant : le délai très court vient alors abaisser la moyenne du délai de règlement global des travaux.

Il y a également des pratiques déloyales, malheureusement, de la part de certaines collectivités. La DRFiP a beaucoup travaillé sur ce sujet : les travaux sont parfois engagés alors même que les dotations n'ont pas été versées. Les délais de règlement s'élèvent alors non pas à un ou deux mois, mais à six ou à huit mois, avec parfois un an de retard de règlement des situations de travaux pour les entrepreneurs en Guadeloupe ou en Martinique. Dans un contexte où les entreprises sont fragilisées par la multiplication des crises, le respect par les acheteurs du processus de la commande publique est essentiel. Souvent, sur ce sujet, la volonté politique est au rendez-vous et les textes existent, mais c'est dans la connaissance ou dans l'utilisation du process par les acheteurs que se trouvent les freins à sa bonne mise en place.

Le tissu entrepreneurial dans les outre-mer devra faire face à une nouvelle loi de financement de la sécurité sociale qui risquerait de supprimer le régime dit de « compétitivité renforcée » pour les entreprises et de revenir sur le calcul de leurs cotisations. Cela risque de nouveau de réduire le nombre d'entreprises pouvant répondre aux appels d'offres, d'allonger les temps de réponse aux projets pour les maîtres d'ouvrage et de compliquer la réponse aux besoins de notre territoire.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Madame Malet, pourquoi ne pas passer par la plateforme des achats de l'État, Place ? Cela permettrait de ne pas créer différentes plateformes...

Mme Laetitia Malet. - Les collectivités peuvent utiliser la même plateforme dans les outre-mer que dans l'Hexagone, mais celles des territoires qui ne sont pas régis par le code de la commande publique français font comme elles souhaitent. Effectivement, nous constatons que ce n'est pas toujours pertinent.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il y a beaucoup de handicaps qui se cumulent outre-mer. Pour y remédier, il faut de la planification, la commande publique marchant manifestement par à-coups. Il y a aussi un manque d'ingénierie : y a-t-il suffisamment de personnes formées pour réaliser les achats publics ? Sur les 14 milliards d'euros de dépenses liées à la commande publique, quel est le pourcentage de retombées locales ?

Mme Laetitia Malet. - Moins de 30 % des entreprises locales ont répondu.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ceux qui répondent viennent de beaucoup plus loin ?

Mme Laetitia Malet. - En général, ils viennent de l'Hexagone.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est ce qui explique les surcoûts que vous mentionnez ?

Mme Laetitia Malet. - Le surcoût existe aussi lorsque des entreprises locales répondent aux appels d'offres, puisqu'elles doivent souvent importer des matériaux. Il est lié à notre éloignement, et nous ne pouvons rien y faire : nous ne ferons pas disparaître le coût du fret. Il y a aussi un léger surcoût lié à l'octroi de mer.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avons-nous une idée des surcoûts que cela engendre par rapport à la métropole ?

Mme Laetitia Malet. - Le fret représente environ 35 % du coût des marchandises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - De manière plus générale, si l'on compare un marché passé en métropole et un marché passé en outre-mer, quel est le surcoût qu'engendre l'éloignement ?

Mme Laetitia Malet. - Cette donnée est très compliquée à obtenir : tout dépend des marchandises en question, du projet, des matériaux et des biens importés. Il y a beaucoup de données à prendre en compte. En outre, comme Mme Delamarche l'indiquait, les outre-mer doivent réaliser davantage d'investissements. Il est assez compliqué d'évaluer ce qu'elles doivent mettre dans la balance.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il est compliqué pour nous de savoir s'il faut relever le seuil des marchés publics si nous ne connaissons pas le surcoût global par rapport à la métropole...

Mme Laetitia Malet. - Comme je l'indiquais, il y a souvent une pénurie de données dans les outre-mer. Nous avons besoin d'informations dont nous ne disposons pas. Je constate que bien souvent, dans les statistiques, les chiffres présentés comme visant les outre-mer ne concernent bien souvent que les Drom.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ce n'est pas la même chose.

M. Simon Uzenat, président. - Avez-vous bien indiqué que 30 % des marchés avaient été attribués à des entreprises locales ?

Mme Laetitia Malet. - Moins de 30 % des entreprises locales ont répondu à des appels d'offres lancés par des collectivités en outre-mer.

M. Simon Uzenat, président. - C'est bien ce que j'avais compris. Pour mesurer le retour sur investissement territorial, une donnée importante serait de connaître le nombre de marchés effectivement attribués à des entreprises dont le siège social est en outre-mer. La mobilisation du corps économique est en définitive une donnée assez peu instructive en matière d'impact.

Mme Laetitia Malet. - Je me renseignerai pour vous essayer de vous fournir le chiffre exact. Les collectivités locales, si elles en ont la possibilité, favoriseront en général une entreprise locale lors d'un appel d'offres.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous avons besoin d'un montant à mettre en regard des 14 milliards d'euros de commande publique. Ce n'est pas rien en matière de retombées pour les territoires.

Mme Laetitia Malet. - Je comprends.

M. Simon Uzenat, président. - Cela signifierait que seulement 30 % des marchés passés par les pouvoirs publics en outre-mer obtiendraient des réponses émanant d'acteurs locaux. Derrière un tiers des appels d'offres, il y aurait une réponse locale, ce qui ne voudrait pas dire attributaire local.

Mme Laetitia Malet. - Il faut aussi prendre en compte le fait que ce sont parfois des entreprises de l'Hexagone qui répondent, mais que, par choix ou parce que cela était imposé dans l'appel d'offres, elles disposent d'un sous-traitant local. Nous disposons encore moins de cette donnée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Un dernier point au sujet des délais de paiement. Les entreprises ne peuvent pas supporter des délais d'un an. Je suis surpris d'apprendre que les travaux commencent parfois avant qu'un accord n'ait été donné.

M. Anthony Lebon. - À la suite de budgets insincères, des maîtres d'ouvrage lancent parfois des travaux alors qu'ils n'ont pas encore reçu les dotations de la région ou des fonds européens. Des entreprises se retrouvent parfois dans cette situation. La fédération du BTP à La Réunion est souvent sollicitée à ce sujet en début d'année, les trésoriers-payeurs indiquant que les lignes budgétaires affectées aux opérations en question n'existent pas encore dans le budget des collectivités concernées.

Il y a aussi le sujet des délais cachés : les collectivités, le maître d'oeuvre ou l'architecte n'enregistrent pas la facture sur Chorus. Selon la loi, la facture peut être enregistrée par l'entreprise sur Chorus. À partir de ce moment, le maître d'ouvrage et son maître d'oeuvre ont trente jours pour la payer. Cela signifie donc que le maître d'oeuvre ou l'architecte ont dix jours pour viser la facture, puis dix jours pour la mettre en mandatement. La loi va même plus loin : en cas de contestation d'une facture, son montant principal doit tout de même être réglé dans les trente jours. Par exemple, si en tant qu'entrepreneur je dépose aujourd'hui une facture de 100 euros sur Chorus, et si 5 euros sont discutés, 95 euros devraient m'être réglés d'ici à trente jours. Aujourd'hui, ce n'est pas ce qui se passe : malgré la loi, comme tous les maîtres d'ouvrage ne nous laissent pas déposer directement nos factures sur Chorus, certains attendent parfois trois ou quatre mois pour enregistrer la facture sur la plateforme, avant qu'elle ne soit payée dans un délai de trente jours. Les indicateurs sur les délais de règlement méritent d'être affinés.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est un vrai problème. Une entreprise ne peut pas attendre six mois pour toucher l'argent qui lui est dû. Est-ce un cas exceptionnel ou ce fonctionnement est-il courant ?

M. Anthony Lebon. - À La Réunion, le délai moyen de paiement par les collectivités est de trois à quatre mois. Pour le centre hospitalier universitaire (CHU), le délai moyen est d'un an : il y a un vrai problème. Les acteurs commencent à réfléchir à l'affacturage inversé pour les hôpitaux. Certaines collectivités, certains bailleurs sociaux règlent sous trente jours. Le département de La Réunion ou certaines communes règlent très rapidement. Dans les autres collectivités d'outre-mer, le délai moyen oscille plutôt entre six mois et un an.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous devriez presque intégrer dans la réponse aux appels d'offres les intérêts liés au prêt de l'argent...

M. Anthony Lebon. - Plus de 80 % des entreprises des outre-mer ont moins de dix salariés. Elles fonctionnent en flux tendu, jonglent avec la trésorerie, et sont en réelle détresse. Au quotidien, les choses sont très compliquées.

À ma connaissance, à La Réunion, plus de 70 % des marchés publics sont attribués à des entreprises locales, car les majors et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) ont souvent leurs sièges sociaux dans le territoire. Elles sont pleinement implantées sur le territoire et considérées comme des entreprises locales. À mon sens, le pourcentage est plus important que celui qui était indiqué précédemment.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est possible si des entreprises qui ne sont pas situées dans les territoires ont recours à de la sous-traitance réalisée par des entreprises locales. Cela favoriserait l'économie locale. Toutefois, nous ne disposons pas de ces données.

M. Anthony Lebon. - Nous essaierons de les recueillir.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Si ces activités reviennent indirectement dans le tissu local, cela change la donne.

Mme Laetitia Malet. - Monsieur Lebon, vous avez indiqué que les collectivités ne vous laissent pas déposer une facture sur Chorus ?

M. Anthony Lebon. - Ce n'est pas l'usage. Toutes les collectivités ne font pas appel à cette plateforme, et nous ne pouvons pas y déposer nos factures systématiquement. Peut-être M. Vienne peut-il fournir un complément de réponse sur ce point.

M. Dominique Vienne. - Je vous prie d'excuser la technicité de mes propos. Chorus est une plateforme soumise à une obligation d'utilisation. Le sujet est d'importance, car il permettrait d'éradiquer les problèmes liés aux délais de paiement en outre-mer.

Lorsqu'il lance un marché, un maître d'ouvrage a l'obligation de paramétrer la plateforme pour que l'entreprise y dépose sa facture. Si le maître d'oeuvre n'a pas donné un avis dans un délai de sept jours, le maître d'ouvrage a l'obligation de payer celle-ci. La chaîne de paiement avance. Toutefois, un écosystème de maîtres d'ouvrage demande que la facture circule à l'extérieur de Chorus, le temps que le constat de service fait soit établi. On se perd alors dans des échanges d'e-mails, on doit refaire des factures pour des détails, afin que celles-ci entrent le plus tardivement possible sur la plateforme Chorus, et que la date du mandatement soit repoussée.

C'est un praticien qui vous le dit : il faut obliger l'utilisation de Chorus, car cela permettrait d'éradiquer l'imprécision statistique en centralisant toutes les factures et empêcherait le non-constat du service fait. S'il peut en effet se passer six mois avant le paiement, ce n'est pas en raison des délais de paiement en eux-mêmes, mais c'est en raison du non-constat du service fait, lequel permet de renvoyer à l'entreprise la responsabilité d'avoir été imprécise dans sa facturation. J'espère ne pas avoir été trop technique, mais nous sommes au coeur de la problématique du délai de paiement en outre-mer.

M. Simon Uzenat, président. - C'est en effet ce que des entreprises nous avaient indiqué en avril 2024, lors d'un déplacement que Lauriane Josende, Brigitte Devésa et moi-même avions réalisé en Martinique et en Guadeloupe dans le cadre d'une mission d'information sur la décarbonation de notre économie pour la Délégation aux entreprises. Les représentants des organisations professionnelles et interprofessionnelles avaient déjà à l'époque pointé de tels dysfonctionnements.

M. Dominique Vienne. - Quelques chiffres supplémentaires : le HCCP de La Réunion, de manière responsable, a tiré un bilan de l'expérimentation prévue à l'article 73 de la loi Erom entre 2017 et 2022. L'audit, disponible à la préfecture de La Réunion, étudie la pratique de trente-sept maîtres d'ouvrage réunionnais. Seulement 4 % des acheteurs s'étaient saisis de l'expérimentation, parce que les services achat, considérant que le dispositif semblait risqué, choisissaient de ne pas appliquer la loi. Ce sont bien les acheteurs, et non les élus, qui n'appliquaient pas la loi. Il y avait un problème de mise en oeuvre opérationnelle de l'article 73.

Mme Laetitia Malet. - Je précise que seuls les Drom utilisent la plateforme Chorus, et non les collectivités d'outre-mer (COM).

M. Simon Uzenat, président. - Quel est le point de vue des acheteurs publics et des acteurs économiques ultramarins en ce qui concerne les considérations écologiques et sociales ? Il y a parfois là matière à difficultés, mais ces sujets constituent aussi des avantages pour favoriser le tissu économique local.

Sur les aides publiques, la solvabilisation des donneurs d'ordre passe aussi par leur capacité à respecter des délais de paiement conformes à la loi. J'ai en tête l'exemple emblématique de l'eau en Guadeloupe : en 2024, la dotation de l'État s'élevait à environ 20 millions d'euros, quand les besoins étaient estimés à près de 800 millions d'euros pour la rénovation complète du réseau. Je passe sur les différents problèmes administratifs ou de pilotage, mais le sujet est évidemment d'importance pour la préservation de la ressource, les habitants et l'économie locale. J'ai bien entendu les chiffres des crédits d'intervention que vous nous avez fournis, mais les acteurs publics identifient-ils bien les moyens supplémentaires dont ils ont effectivement besoin ?

Au travers de nombreuses auditions, nous avons identifié l'enjeu clé de la planification, de la programmation des achats et de la présentation effective de cette programmation, dans une approche idéalement pluriannuelle. En Bretagne, elle est présentée sur quatre ans, ce qui permet aux entreprises de se préparer, de dialoguer en amont avec les acheteurs publics pour faire du sourcing inversé. Le but n'est pas de faire du cousu main, chacun respectant les règles de la commande publique, mais de réfléchir différemment à l'écriture des documents contractuels pour tenir compte des capacités des entreprises locales et pour réinterroger la définition des besoins. Même si les acheteurs se professionnalisent, ils ne peuvent pas connaître le tissu économique local en temps réel. À travers la programmation des achats et leur présentation, un dialogue en amont peut être utile.

Enfin, la DGOM et les collectivités prévoient-elles des politiques de formation, tant pour les acheteurs et les agents des collectivités que pour les élus, notamment pour tenir compte de la complexité et de la technicité particulière de ce sujet dans les territoires ultramarins ?

Mme Karine Delamarche. - Les montants que j'indiquais reposent sur les crédits d'intervention propres au ministère des outre-mer. Ils représentent 15 % de l'effort financier de l'État.

Pour reprendre l'exemple du syndicat mixte des eaux de Guadeloupe, des investissements sont nécessaires pour assurer l'accès à l'eau potable. Les 20 millions d'euros que vous mentionnez correspondent à la subvention d'équilibre nécessaire pour assurer le fonctionnement du syndicat mixte. En outre, des crédits interministériels du plan Eau DOM financent les infrastructures et les investissements nécessaires. Il y a aussi le contrat de convergence et de transformation (CCT), qui est un équivalent du contrat de plan État-région (CPER).

J'ai bien entendu les représentants des entreprises insister sur l'importance de disposer d'une programmation. Les CCT permettent d'avoir de la visibilité : on y retrouve les crédits d'État, les crédits valorisés, des fonds européens. S'ils sont insérés dans un calendrier, ils fournissent le cadre d'une programmation globale de l'ensemble de l'écosystème par territoire, pour réunir tous les acteurs autour de la table, sous la houlette du Haut Conseil de la commande publique ou sous celle du préfet, afin de faciliter l'appropriation de la commande publique par les entreprises et le sourcing.

M. Simon Uzenat, président. - En Guadeloupe, le problème venait aussi de la défaillance de l'opérateur privé, qui n'a pas assuré l'entretien du réseau. Les pouvoirs publics locaux se retrouvent avec un réseau très dégradé et une facture immense à payer. Au-delà des sommes que nous avons évoquées, les besoins de financement sont considérables. D'autres leviers peuvent évidemment être activés, comme la lutte contre les fuites, mais cela rejoint le sujet de la modernisation du réseau. Malgré l'attribution d'autres crédits que ceux qui sont destinés à subventionner l'équilibre du syndicat mixte, et même en tenant compte des autres affectations budgétaires que vous mentionnez, le soutien de l'État est de fait notoirement insuffisant. En tout cas, telle est la remontée que nous avions recueillie il y a plus d'un an de la part des élus et des opérateurs économiques, qui attendaient la mobilisation effective de ces crédits.

M. Dominique Vienne. - De manière très innovante - Mme Malet et M. Lebon le savent -, à La Réunion, le HCCP a été créé à l'époque de Michel Lalande en 2010, lorsqu'il était préfet, pour piloter la planification de la commande publique sous l'égide des préfets. Il s'agissait d'une bonne idée. Certains l'ont rêvé, nous l'avons fait. Nous avons créé un dispositif qui permet à tous les maîtres d'ouvrage de partager leur planification à douze, à vingt-quatre et à trente-six mois. Nous pouvons alors créer un dialogue permanent entre les acteurs économiques et les donneurs d'ordre, mais la difficulté vient de la sincérité des engagements des collectivités et de l'écart entre ce qu'elles annoncent et ce que leurs finances leur permettent de faire.

J'y insiste, la planification est l'alpha et l'oméga. Elle existe de manière très organisée en Bretagne - nous avons travaillé avec l'association Breizh SBA. Il faut qu'une entreprise puisse anticiper pour organiser sa formation et ses investissements. Lorsqu'elle était ministre des outre-mer, Annick Girardin avait envoyé une circulaire à l'ensemble des préfets d'outre-mer pour leur demander de mettre en oeuvre des hauts conseils de la commande publique et satisfaire ces besoins de planification, assurer l'observation des délais de paiement et permettre le sourcing inversé. Beaucoup de choses sont souvent faites, mais le problème vient de la constance de la mise en oeuvre des solutions. C'est un acteur ultramarin qui vous le dit : je commence à observer les choses sous l'angle du temps long, et à voir ce qui a été dit, ce qui a été décidé, ce qui n'a pas été mis en oeuvre.

Le dialogue, qu'il vienne d'un HCCP ou d'un observatoire, est nécessaire : il faut pérenniser un espace de dialogue pour observer la planification et les effets de bord de la commande publique, c'est-à-dire l'exclusion d'entreprises locales, la trop grande part réservée aux entreprises extérieures, les problématiques d'insertion locales. Vous parliez des conséquences sociales et environnementales des marchés publics. Beaucoup de collectivités ont élaboré des schémas de promotion des achats publics socialement et écologiquement responsables (Spaser), qui sont obligatoires pour tous les acheteurs qui dépassent 50 millions d'euros d'achat.

À La Réunion, la SBA est non pas une charte, mais une convention qui embarque un triple A : A comme anticiper - l'acheteur dépose-t-il une planification annuelle ? À comme adapter - a-t-on fait le maximum, comme le permet le code de la commande publique, au sujet des cautions, des retenues de garanties ou pour faciliter les avances ? Et A comme ancrage : toutes les clauses de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), d'économie circulaire ou de circuit court permises par le code de la commande publique ont-elles été mises en oeuvre ? Souvent, le code de la commande publique semble être un document trop épais. Nous en avons fait une triple question : comment anticiper, adapter et ancrer ? Ainsi que je l'indiquais dans mon propos introductif, le problème tient davantage à l'articulation politique qu'aux procédures.

M. Simon Uzenat, président. - Des actions sont-elles en cours en ce qui concerne la professionnalisation et la formation des agents comme des élus ? Cela rejoint le sujet de la programmation, mais vos interventions témoignent de l'enjeu particulier du pilotage par la donnée dans les outre-mer. Les singularités de ces territoires méritent plus que jamais d'être objectivées, pour qu'ensuite nous puissions optimiser le pilotage par les collectivités et les pouvoirs publics et justifier les demandes qui peuvent être formulées à l'État. Nous avons rencontré la direction des achats de l'État, qui développe des systèmes d'information ayant vocation à monter en puissance pour s'ouvrir aux citoyens et aux opérateurs économiques. De notre point de vue, la transparence est l'une des clés de la réussite pour mobiliser tous les acteurs.

Mme Karine Delamarche. - Nous nous rapprocherons de la direction générale des collectivités locales pour voir si des actions sont menées pour la formation des élus et des fonctionnaires, et si elles peuvent être renforcées. La DGOM n'est pas en charge de ces actions en première ligne.

Mme Laetitia Malet. - Le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et les centres de gestion gèrent la formation des élus et des agents des collectivités. En outre-mer, nous avons des contraintes spécifiques de ce point de vue : si ces formations ne sont pas disponibles dans nos territoires, nous devons venir dans l'Hexagone ; si les réunions sont possibles à distance, les horaires peuvent ne pas correspondre avec ceux des territoires. De plus, notre réglementation nous impose des contraintes relatives à la prise en charge des frais de déplacement pour suivre des formations. Un exemple : alors que cela coûte 150 euros pour le maire de Marseille de suivre une formation d'une journée à Paris, un élu d'outre-mer doit être hébergé au moins pendant trois jours, voire quatre jours pour les élus du Pacifique et de Nouvelle-Calédonie.

En revanche, les collectivités ont bien conscience de leur déficit d'ingénierie. Beaucoup de choses existent. Le programme Cadres d'avenir permet de former des cadres ultramarins avec l'objectif de les ramener ensuite dans leurs territoires, le fonds outre-mer permet de développer l'ingénierie dans nos territoires et finance le recrutement d'ingénieurs dans le cadre de gros projets, avec pour objectif de faire monter les territoires en compétence. Ce fonds est mis en place par la DGOM et géré par l'Agence française de développement (AFD).

M. Simon Uzenat, président. - Combien de collectivités ont effectivement adopté un Spaser ou sont en train de le faire ?

Mme Laetitia Malet. - Je vous répondrai par écrit sur ce sujet.

M. Dominique Vienne. - Je suis aussi responsable de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) pour les outre-mer. Il y a une faiblesse de mise en oeuvre des Spaser. Ceux-ci constituent souvent une réponse normative et non stratégique, pour concourir à une stratégie de relocalisation par exemple. Je ne souhaite pas incriminer quiconque, mais il y a une problématique relative à la maturité de ces schémas.

Lorsque nous avons signé les conventions de SBA avec vingt et un donneurs d'ordre de La Réunion, le CNFPT Réunion et nous-mêmes avons monté un module de formation de deux jours pour les acheteurs, et d'un jour pour les élus. Tous les acheteurs ont assisté à la formation, et se sont engagés pour trois ans ; je n'ose vous dire combien d'élus sont venus. La commande publique est perçue comme un sujet aride, technique, qui n'est pas encore stratégique. On dit souvent que les TPE-PME doivent trouver leur place dans la commande publique ultramarine. C'est de l'emphase, un slogan politique souvent prononcé, mais la réalité de la mise en oeuvre et de l'opérationnalité de la commande publique reste un angle mort, qui relève de la culture plus que de la procédure ou du code de la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - Depuis le début de nos travaux, nous montrons pourtant que la commande publique est devenue ces dernières années une politique publique à part entière. Au regard de son caractère transversal, il s'agit même peut-être de la politique publique par excellence. Cette dimension politique est sans doute encore plus marquée dans les territoires ultramarins, en raison de son effet d'entraînement majeur sur l'économie locale. Pourriez-vous nous citer des collectivités d'outre-mer ou des pouvoirs publics qui constituent des exemples de bonnes pratiques, en précisant quelques angles opérationnels à mettre en avant ?

M. Dominique Vienne. - L'établissement public de coopération intercommunale (EPCI) de la communauté d'agglomération intercommunale du Nord de La Réunion (Cinor), qui comporte la ville de Saint-Denis de La Réunion, pratique depuis huit ans avec exemplarité des journées de la commande publique qui permettent de faire du sourcing inversé, de présenter sa commande publique et ses clauses d'achat. Il a été lauréat d'un trophée de performance et innovation de la commande publique. Son directeur des achats est convaincu que la commande publique est un acte stratégique.

M. Anthony Lebon. - La région de La Réunion, consciente des difficultés des entreprises et des PME, a mis en oeuvre des avances de démarrage jusqu'à 30 %. Le département a fait de même, sans garantie à première demande. C'est très important, car une entreprise sur trois est sous-capitalisée, selon le rapport sénatorial de 2017 - la situation a probablement empiré depuis -, et n'a pas accès au financement bancaire ou à une garantie à première demande. Il y a donc du sens à ce que le département ou la région le mettent en place. L'EPCI Territoires de l'Ouest l'a également fait. Parfois, il n'y a pas de retenue de garantie sur les marchés. Cela a du sens, cela reste vertueux, et il n'y a pas de concurrence déloyale.

Dans la déclinaison opérationnelle de ces processus vertueux, il serait peut-être pertinent de renommer un interlocuteur SBA dans les collectivités. Cette personne était disponible pour tenir un dialogue avant l'achat public : le service juridique de la collectivité ne serait pas le seul à présenter la programmation. La réglementation encourage au dialogue en amont de l'appel d'offres.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous remercions de votre participation. Nous pensons que notre rapport devra constituer une première brique de travaux supplémentaires pour améliorer au plus vite la vie des opérateurs économiques et des pouvoirs publics, dans l'Hexagone comme dans les outre-mer.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Vincent Strubel, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi)

(Mercredi 28 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous reprenons aujourd'hui nos travaux en approfondissant l'étude des enjeux de souveraineté numérique dans la commande publique, un sujet que nous portons avec beaucoup de détermination, à l'initiative de notre rapporteur.

La plupart des témoignages que nous avons recueillis sont convergents : les pratiques actuelles des acheteurs publics, au premier chef l'État, mais également les collectivités territoriales, peut-être moins sensibilisées, ou encore les hôpitaux, ne sont pas à la hauteur des enjeux ou, à tout le moins, pleines de contradictions. C'est tout particulièrement vrai s'agissant de la protection des données publiques hébergées en nuage chez des opérateurs parfois soumis à des législations extraterritoriales. Je tiens ici à préciser que nos critiques des pratiques concernées sont liées au fait que des conditions préalables pour être à la hauteur de ces enjeux, notamment en termes de moyens et d'accompagnement de ces différents acteurs, ne sont pas remplies.

Au sein de l'État, une structure est chargée de protéger les systèmes d'information publics contre les agressions extérieures et de certifier les solutions techniques développées par des éditeurs et destinées à assurer cette protection. Il s'agit de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), qui compte près de 660 agents pour faire face à une menace cyber qui s'aggrave. L'Anssi est, pour ce qui intéresse tout particulièrement notre commission d'enquête, l'organisme qui a défini la qualification « SecNumCloud », dont l'objet est d'attester du caractère souverain des offres de cloud proposées par des opérateurs volontaires.

Pour échanger avec nous à ce sujet, nous recevons M. Vincent Strubel, directeur général de l'Anssi.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Vincent Strubel prête serment.

Notre commission d'enquête cherche à comprendre comment la commande publique peut servir de levier pour faire progresser la souveraineté numérique européenne et pourquoi les acheteurs publics français semblent encore très frileux à cet égard. Comment le travail de sensibilisation que réalise l'Anssi sur le sujet est-il accueilli par vos différents interlocuteurs ? Quelles sont les principales idées reçues que vous devez combattre ?

L'application des législations extraterritoriales, notamment américaines, sur les hébergeurs de données qui sont les prestataires des personnes publiques nous inquiète tout particulièrement. Quel regard portez-vous sur cette menace ? La qualification SecNumCloud est-elle une parade infaillible ? Est-elle surtout adaptée à toutes les prestations d'hébergement attendues par les personnes publiques ? Quelles seraient les autres façons de développer des offres de confiance ?

Je précise que nous avons auditionné hier votre prédécesseur, M. Guillaume Poupard, avec qui nous avons pu commencer à échanger autour de ces enjeux.

Par ailleurs, la transposition prochaine de la directive NIS 2 va faire entrer environ 1 500 collectivités territoriales dans son champ en les qualifiant d'» entités essentielles », à qui s'imposeront des obligations particulières de sécurité de leurs systèmes d'information. Elles feront nécessairement appel à des prestataires extérieurs, dans le cadre de marchés publics, pour les assister. Avez-vous envisagé des mesures, ou au moins des actions de sensibilisation, pour que les grands acteurs américains du conseil digital n'en profitent pas pour asseoir leur position dominante ?

Enfin, nous avons été interloqués - c'est le moins que l'on puisse dire - par la situation de la plateforme des données de santé - le Health data hub - qui est hébergée chez Microsoft Azure depuis sa création. Comment l'Anssi est-elle associée aux travaux en cours visant à la faire migrer vers un hébergement souverain, en application de l'article 31 de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite loi « Sren » ?

M. Vincent Strubel, directeur général de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi). - L'Anssi, comme vous l'avez rappelé, est un service à compétence nationale rattaché au Premier ministre.

Notre agence se consacre exclusivement au champ de la cybersécurité et en couvre toutes les dimensions, ce qui nous conduit à jouer plusieurs rôles : nous sommes à la fois experts, porteurs de politiques publiques, opérateurs et régulateurs, et j'aime à nous présenter comme le chef d'orchestre d'une action collective de l'État, du secteur privé et des collectivités territoriales dans le domaine de la cybersécurité.

Notre mission est triple : elle consiste tout d'abord à défendre les systèmes d'information essentiels pour la Nation, en anticipant et en détectant les cyberattaques, et en y mettant fin lorsqu'elles surviennent.

Nous nous chargeons aussi de sécuriser les systèmes d'information de l'État et des opérateurs d'importance vitale, en utilisant le pouvoir d'injonction qui nous est conféré par la loi. Enfin, nous remplissons une mission aux contours plus flous, mais qui est tout aussi importante, à savoir la promotion plus générale de la cybersécurité auprès d'acteurs qui ne sont pas placés sous notre autorité, mais auxquels nous pouvons proposer des formations.

M. Simon Uzenat, président. - Comme vous pouvez le faire avec les parlementaires au début de leur mandat, en les sensibilisant à ces enjeux de cybersécurité.

M.Vincent Strubel. - Vous êtes en effet des cibles. Notre coeur de métier historique consiste à répondre à des menaces venant d'États qui nous espionnent et qui, pour certains, mènent des actions de déstabilisation, voire de sabotage. Ces menaces émanent également, d'une manière plus marquée dans la période récente, d'acteurs du crime organisé, qui peuvent avoir des liens avec des États, mais qui poursuivent une logique principalement lucrative, en cherchant à monnayer le vol de données et en paralysant des systèmes d'information.

S'y ajoute une composante dite « activiste », aux contours plus imprécis dans la mesure où il est question d'acteurs qui mènent des cyberattaques au nom de causes diverses. Ils cherchent la sidération et poursuivent l'objectif de marquer les esprits au service desdites causes - et parfois surtout au profit de leur image personnelle.

Pour ce qui concerne notre rôle dans la commande publique, je rappelle que nous ne disposons pas, sauf cas particulier, d'un pouvoir de contrainte et que nous jouons avant tout un rôle de conseil, avec un coeur de métier historique qui est celui de l'analyse et de l'appréciation des risques.

Nous accompagnons ainsi des entités - administrations, collectivités et acteurs du secteur privé, dont des opérateurs d'importance vitale - afin de les aider à identifier et à évaluer les risques afférents à l'usage du numérique dans tel ou tel cas d'usage. L'acceptation de ces risques relève in fine de la responsabilité de ces entités, puisqu'il s'agit évidemment de concilier cet aspect avec d'autres impératifs, qu'il s'agisse de budget ou de performances.

Notre accompagnement englobe également la conception du système d'information de ces entités, en les aidant dans des choix de solutions et d'architecture, là encore sans imposer des décisions, mais en étant force de conseil, voire d'instruction de questions plus spécifiques.

Cet accompagnement, qui peut être individualisé, revêt en outre une dimension systémique par le biais de la publication d'un certain nombre de guides et de recommandations fixant les principes à respecter dans le choix d'architecture d'un système d'information, par exemple. Je précise qu'un certain nombre de ces guides ont été élaborés à destination des acheteurs publics, afin de les accompagner dans la définition des exigences de cybersécurité : un guide spécifique a ainsi été rédigé en lien avec la direction des achats de l'État en 2019, afin de fixer des clauses types de cybersécurité à inclure dans des marchés publics.

L'ensemble de ces démarches vise à garantir la cybersécurité, notion qui recoupe d'ailleurs celle de souveraineté numérique, mais sans se confondre complètement avec elle.

Notre rôle de conseil renvoie également à notre collaboration, en voie de renforcement avec la direction interministérielle du numérique (Dinum), qui vise à fixer les grandes orientations du numérique de l'État au sens large, notamment au travers de la circulaire relative à la doctrine d'utilisation de l'informatique en nuage par l'État dite « cloud au centre ».

Au-delà de ce rôle de conseil, nous avons vocation à éclairer les choix pour identifier les solutions de qualité et de confiance que nous recommandons, pour certains cas d'usage, à l'État ou aux entreprises. Dans ce cadre, nous nous basons sur des visas de sécurité, qui recouvrent un certain nombre de labels de certification et de qualification applicables à la fois à des produits - pare-feu, logiciels -, mais également à des services d'audit, de détection et de cloud. La qualification SecNumCloud est justement l'un de ces visas de sécurité, définie spécifiquement sur les prestations de cloud.

Je précise que ces cadres de certification et de qualification ne constituent pas des obligations, sauf cas particulier. D'une part, ils relèvent d'une action volontaire des développeurs ou des prestataires de services qui choisissent de se soumettre à une évaluation exigeante, à leurs frais, avec un risque d'échec significatif ; d'autre part, le choix de recourir à une solution couverte par un visa de sécurité n'est pas imposé aux acheteurs, mais recommandé.

Nous l'imposons cependant dans quelques rares cas fixés par la loi : les opérateurs d'importance vitale sont ainsi soumis à certaines obligations dans le recours à des prestations de détection ou d'audit, qui doivent être qualifiées par l'Anssi ; les administrations, quant à elles, doivent se conformer à des exigences en matière de signature électronique et d'identité numérique. Dans le domaine du cloud, la loi Sren va élargir le champ et donner plus de force aux orientations contenues dans la circulaire « cloud au centre ».

Au risque de la marteler, la finalité de ces qualifications et de ces visas de sécurité est la cybersécurité et non pas la souveraineté en tant que telle, les dispositifs n'étant pas réservés à des fournisseurs français ou européens, sauf si une bonne raison le justifie, liée à la cybersécurité : c'est le cas pour la qualification SecNumCloud. Pour autant, dans la pratique, le catalogue de solutions qualifiées par l'Anssi est principalement français et européen.

M. Simon Uzenat, président. - Disposez-vous d'un pourcentage précis ?

M. Vincent Strubel. - Il est compris entre 80 % et 90 % des solutions, mais nous pourrons affiner ce chiffre.

Toujours au sujet de ces visas de sécurité, je précise que nous portons un niveau d'exigence élevé, car notre plus-value réside dans notre capacité à définir les standards permettant de répondre à des attaquants de niveau étatique.

Notre dernier rôle en lien avec la commande publique consiste à faire émerger des solutions. Notre action se tourne naturellement vers l'écosystème national de fournisseurs privés de solutions de cybersécurité, en veillant à bien séparer les rôles puisqu'il est exclu d'être à la fois juge et partie : les équipes qui délivrent des visas de sécurité ne sont pas les mêmes que celles qui font le lien avec cet écosystème et la politique industrielle au sens large.

Nous intervenons en partenariat avec les acteurs de la politique industrielle, qu'il s'agisse du secrétariat général pour l'investissement (SGPI) dans le cadre du plan France 2030, de la direction générale des entreprises (DGE), en lien avec les comités stratégiques de filière « Industries de sécurité » et « Numérique de confiance », ou encore des campus cyber, qui sont un nouvel espace de rencontre entre les offreurs et les bénéficiaires. Des dispositifs spécifiques dédiés aux visas de sécurité ont été mis en place, par exemple avec l'aide de la DGE et de Bpifrance pour accompagner des petites et moyennes entreprises (PME) vers la qualification SecNumCloud, pour la deuxième année consécutive. Celui-ci a rencontré un franc succès, avec 27 bénéficiaires cette année, contre 21 bénéficiaires l'an dernier.

Par ailleurs, nous menons des discussions avec les fonds d'investissement, afin d'encourager les placements dans des solutions d'avenir dans le domaine de la cybersécurité, en restant prudents et attachés à notre rôle de service public.

Dans le prolongement de cette politique de développement des offres de confiance, nous veillons aussi, en lien avec la direction des achats de l'État et l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), au bon référencement des solutions dans les différents catalogues, en particulier de celles qui disposent d'un visa de sécurité, mais plus généralement des solutions françaises.

J'en viens à la directive NIS 2, qui va créer une forte demande de cybersécurité : celle-ci doit naturellement bénéficier en priorité aux acteurs nationaux et européens, mais pas nécessairement par la contrainte. Nous nous efforçons de saisir autant que possible cette opportunité en travaillant avec l'écosystème des développeurs et des prestataires de services nationaux afin que les offres répondent aux besoins ; mais aussi avec les acheteurs, avec l'objectif de définir des clauses spécifiques qui soient applicables par des acheteurs publics, et notamment par les collectivités, qui représenteront une part significative du champ d'application de cette directive.

Pour en venir au cloud, qui est au coeur de vos préoccupations, la conviction de l'Anssi n'a pas varié sur le fait qu'il existe des besoins spécifiques pour le recours au cloud à de hauts niveaux de sécurité, et que certains cas d'usage ne peuvent aller dans le cloud qu'à la condition d'apporter des garanties élevées de cybersécurité, garanties qui ne sont pas nécessairement données par les leaders du marché eux-mêmes ou des solutions sur étagère.

Ce postulat a conduit à la définition de la qualification SecNumCloud, que Guillaume Poupard a déjà évoquée avec vous. SecNumCloud est pour nous le référentiel qui fixe un niveau d'exigence en matière de cybersécurité élevé. Il porte des exigences techniques qui ne sont pas satisfaites par les leaders du marché ; des exigences en matière organisationnelle qui impliquent de clarifier les rôles au sein de l'organigramme du prestataire en termes de relations contractuelles avec le client ; et enfin, ce qui est souvent mis en avant, mais ne représente qu'une des 55 pages du référentiel, des exigences sur le droit applicable aux données, qui ne peut être que le droit de l'Union européenne. Autrement dit, le droit extraterritorial est exclu, ce qui permet d'empêcher des acteurs étrangers non européens d'accéder aux données.

Ce dispositif est porté par la conviction que ces exigences forment un ensemble cohérent et indissociable, et qu'il est impossible, en matière de cybersécurité, de séparer les exigences techniques des exigences liées au droit applicable ou de celles organisationnelles : se contenter d'exigences techniques très élevées sans se soucier des enjeux juridiques n'aurait pas plus de sens que d'équiper une maison d'une porte blindée, tout en laissant les fenêtres ouvertes.

Je précise qu'il n'existe pas, selon nous, de contre-mesures techniques permettant de se protéger du droit à portée extraterritoriale : si le chiffrement, la localisation des données et l'anonymisation compliquent peut-être les choses, elles ne rendent pas impossible la captation des données en vertu du droit applicable.

Il n'existe pas plus de contre-mesures de nature contractuelle. Un prestataire américain - ou chinois d'ailleurs - qui promettrait de ne jamais communiquer vos données à une autorité de son pays - qu'il s'agisse d'un juge ou d'un service de renseignement - vous promettrait en fait d'aller en prison à votre place. Je pars du principe qu'on ne peut pas le croire, car il n'a aucun intérêt à le faire.

M. Simon Uzenat, président. - D'après les différents témoignages que nous avons pu recueillir, le fait d'exiger l'immunité aux législations extraterritoriales peut être inscrit dans les cahiers des charges des marchés publics.

M. Vincent Strubel. - La manière dont est rédigé le référentiel de SecNumCloud offre des garanties qui nous semblent solides sur ce point, avec des critères d'implantation et de capitalisation.

M. Simon Uzenat, président. - La qualification SecNumCloud paraît opportune, mais l'enjeu de la sécurité est peut-être à dissocier de celui de l'immunité aux législations extraterritoriales, qui devrait, selon nous, être généralisée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous venez d'indiquer qu'une société étrangère - américaine ou chinoise - ne pourrait pas s'opposer à une demande visant à transmettre des données à une autorité de son pays d'origine : il n'existe donc pas de garantie de sécurité sur les données stockées sur le cloud d'un hébergeur étranger. Qu'en est-il avec SecNumCloud ?

M. Vincent Strubel. - SecNumCloud garantit contre la captation par le droit extraterritorial : l'une des fortes exigences de ce référentiel consiste à garantir que les données placées dans un cloud SecNumCloud ne sont soumises qu'au droit de l'Union européenne, à l'exclusion de tout autre.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez ajouté qu'il est difficilement envisageable qu'un acteur étranger aille en prison volontairement, en refusant de communiquer des données aux autorités dont il dépend.

M. Vincent Strubel. - J'ai simplement indiqué que seul un prestataire européen peut être qualifié SecNumCloud et qu'il n'existe aucune autre manière, en l'état actuel des possibilités techniques, de se prémunir d'une obligation d'accès qui serait fondée sur un droit extraterritorial.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Microsoft, par exemple, ne peut pas garantir l'absence de transfert de données vers l'extérieur, et ne peut donc pas être qualifié SecNumCloud.

M. Vincent Strubel. - C'est le fondement des projets comme Bleu, qui consistent à faire héberger la technologie Microsoft par des prestataires français, qui satisfont, dans notre analyse, aux critères de SecNumCloud, mais posent d'autres questions en termes de dépendance technologique. Cet aspect ne relève toutefois pas du champ de SecNumCloud, et cette question pourrait se poser au sujet d'autres technologies, comme la virtualisation.

Si une technologie - qu'il s'agisse de Microsoft, de Google ou d'une autre entreprise étrangère - est hébergée par un acteur européen, nous pensons que cette solution offre un bon niveau de garantie sur le fait que l'acteur concerné ne sera pas soumis au droit américain sans voie de recours.

Pour répondre à la question sur la dissociation de la sécurité et de l'immunité au droit extraterritorial, j'ai rappelé que des exigences techniques de niveau élevé n'auraient guère de sens si elles ne trouvaient pas un prolongement dans le domaine du droit. Symétriquement, du point de vue des enjeux de cybersécurité, il n'y a guère de sens à porter une exigence de soumission exclusive au droit européen sans apporter parallèlement des garanties techniques d'un niveau élevé. Dans la réalité, la majorité de la captation des données de nos collectivités, établissements de santé, compagnies d'assurances et entreprises résulte de cyberattaques, basées sur des moyens techniques de contournement des dispositifs de cybersécurité...

M. Simon Uzenat, président. - Ce point revient régulièrement dans les auditions que nous conduisons : plusieurs paramètres doivent être pris en compte, dont la sécurité, ce dont nous sommes parfaitement conscients.

Il nous a été confirmé que l'idée selon laquelle les champions américains seraient les seuls à offrir un niveau de sécurité optimal est fausse, et que le niveau de maturité des opérateurs français et européens est aujourd'hui équivalent à celui de leurs homologues américains. Par conséquent, il est possible de graduer les niveaux de sécurité.

Lorsque j'ai indiqué qu'il fallait dissocier le sujet de l'immunité aux législations extraterritoriales de la question de la sécurité, je n'ai pas souhaité signifier que nous ne considérions pas la sécurité, mais que nous pourrions envisager d'exiger une immunité aux législations extraterritoriales sans nécessairement recourir à la qualification SecNumCloud ; certains acheteurs publics nous ont en effet indiqué que cette qualification n'était peut-être pas nécessaire dans un certain nombre de cas.

Nous tenons en fait à éviter l'écueil qui consisterait à donner l'impression qu'une sécurité maximale ne pourrait être garantie qu'en recourant à SecNumCloud ou à des champions américains. Nous considérons que les préoccupations liées à l'hébergement des données, y compris la sécurité, sont bien prises en compte par les acheteurs publics et les opérateurs économiques de la filière.

M. Vincent Strubel. - Les acteurs nationaux et européens peuvent en effet apporter un très bon niveau de sécurité technique, mais le rôle de conseil de l'Anssi implique de le vérifier systématiquement, car nous ne pouvons pas partir du postulat qu'un acteur européen apporte par nature les garanties requises. C'est là que réside la plus-value de la démarche basée sur le visa de sécurité, puisqu'un acteur indépendant procède à des vérifications concrètes et ne se contente pas de faire confiance à un discours marketing.

Par ailleurs, je confirme que la vocation du référentiel SecNumCloud est d'apporter un niveau élevé de sécurité : un opérateur d'importance vitale a ainsi vocation à placer ses données dans un cloud ayant obtenu cette qualification et offrant une résistance suffisante face à des acteurs qui s'appuient à la fois sur des leviers juridiques extraterritoriaux et sur de très bonnes capacités techniques.

Des niveaux intermédiaires de sécurité sont bien sûr envisageables, mais, une fois encore, exiger une exposition exclusive au droit européen n'a pas de sens sans l'assortir en parallèle de vérifications techniques. Il est exact qu'un tel choix peut avoir du sens du point de vue de la politique industrielle, mais celle-ci ne relève pas de mon domaine de compétences.

Nous portons ces sujets au niveau européen, avec justement cette perspective de disposer d'une graduation des exigences, avec, par exemple, un niveau élevé - tel que SecNumCloud - et un niveau substantiel.

Nous portons auprès de nos partenaires européens la conviction selon laquelle nous devons couvrir non seulement les questions techniques, mais également celles qui sont relatives au droit applicable. Or cette idée ne fait pas consensus, et s'est même heurtée à différentes formes d'opposition, qui sont pour partie des procès d'intention. Il nous a ainsi été reproché de vouloir faire du protectionnisme - un mot tabou dans certains cercles- ou d'être irréalistes compte tenu de l'écart entre le niveau technique des acteurs européens et celui des entreprises américaines ou chinoises, ce qui est faux, je le répète, mais ancré dans certains esprits. En outre, des acteurs américains ont bien évidemment réagi négativement.

Après être arrivés à un point de blocage en 2024, ces débats reprennent désormais dans un contexte géopolitique différent, ce qui me conduit à faire preuve d'optimisme pour l'avenir et sur le besoin assez largement ressenti, à l'échelon européen, de mieux maîtriser nos dépendances numériques. Je pense qu'il s'agit d'un sujet sur lequel nous allons travailler avec nos partenaires dans le cadre de la nouvelle mandature européenne.

En conclusion, l'Anssi a récemment publié le bilan de son utilisation des 176 millions d'euros qui lui ont été alloués dans le cadre du plan de relance. Elle a ainsi mis sur pied des parcours de cybersécurité qui ont permis à 950 entités publiques - essentiellement des collectivités - d'être accompagnées dans un diagnostic de cybersécurité et dans une démarche de sécurisation.

Le reste de l'enveloppe a été consacré, dans le cadre d'appels d'offres, à l'équipement en solutions de cybersécurité. Cette action a été couronnée de succès, puisqu'elle a abouti, dans 80 % des cas, à un recours à des solutions françaises, qu'il s'agisse de prestataires ou de solutions logicielles.

De surcroît, elle a permis de mobiliser un large tissu d'acteurs - y compris des très petites entreprises (TPE) - sur l'ensemble du territoire, outre-mer compris, avec à la fois une satisfaction des bénéficiaires et un véritable impact sur le niveau de sécurité. J'ai d'ailleurs la conviction que nous avons sauvé des hôpitaux grâce à ces parcours de cybersécurité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le fait que vous ne disposiez pas de pouvoir de contrainte, mais simplement d'un rôle de conseil, me renforce dans ma conviction qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion de la cybersécurité et que la coordination fait défaut dans ce domaine.

Concernant SecNumCloud, je note que le niveau technique est excellent, mais que l'application d'un droit extraterritorial demeure un obstacle.

Vous avez en outre indiqué avoir encouragé le choix de solutions françaises, mais des écrits et des traces des échanges sont-ils disponibles ? Vous avez sans doute discuté avec les personnes qui ont pris la décision d'héberger le Health data hub chez Microsoft, et avez probablement été partie prenante dans le dossier de Polytechnique, qui a fait héberger des données sensibles.

Il nous serait en effet utile de consulter ces échanges, afin de déterminer si les sociétés françaises ont été mises en avant, car on peut avoir l'impression que nous ne sommes pas capables, à la différence des Américains, d'aider nos jeunes start-ups.

La période actuelle est marquée par un léger revirement dans la mesure où nous sommes désormais engagés dans une guerre économique avec les États-Unis, ce qui conduit à s'interroger davantage sur les données sensibles. Pour en revenir au cas de Microsoft, on a l'impression que les ministères chargés de la stratégie numérique se sont défaussés sur l'Ugap : celle-ci a retenu cette entreprise, qui semble avoir été favorisée. À votre avis, des sociétés françaises auraient-elles pu être retenues à la place de Microsoft ?

M. Vincent Strubel. - Nous sommes bien le pilote dans le domaine de la cybersécurité. L'Anssi est l'autorité nationale de cybersécurité et dispose d'un pouvoir sur les opérateurs d'importance vitale en vertu des dispositions du code de la défense, pouvoir qui sera étendu aux entités régulées au titre de la directive NIS 2 et du projet de loi relatif à la résilience des infrastructures critiques et au renforcement de la cybersécurité, déjà adopté par le Sénat et qui doit être examiné par l'Assemblée nationale.

Certes, nous ne disposons pas d'un pouvoir de contrainte, et j'estime d'ailleurs que nous n'avons pas vocation à imposer aux entreprises des contraintes dans tous les domaines. Dans le cadre dudit projet de loi, nous sommes d'ailleurs tenus à une transposition « sèche » tenant compte des reproches - parfois légitimes- adressés à l'État sur le fait de surtransposer et d'être plus exigeants que nos voisins, ce qui nuit à notre compétitivité.

Quant à SecNumCloud, j'insiste sur le fait qu'il apporte une forte garantie face à l'application d'un droit extraterritorial. L'infaillibilité n'existe pas dans le domaine de la cybersécurité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Que se passe-t-il concrètement en cas de demande de transfert de données venant du pays d'origine de la société concernée ?

M. Vincent Strubel. - Rien n'empêche à un juge texan ou à un service chinois de se tourner vers OVH pour exiger le transfert de telle ou telle donnée.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je ne parlais pas des sociétés françaises, mais plutôt de Microsoft.

M. Vincent Strubel. - Cette entreprise ne recevra pas la qualification SecNumCloud.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Cela signifie donc que les données du Health data hub, comme celles qui ont été hébergées à l'extérieur par des établissements d'enseignement supérieur, n'ont pas la labellisation SecNumCloud.

M. Vincent Strubel. - Il ne s'agit pas de prestataires qualifiés SecNumCloud. Plus généralement, ni la stratégie « cloud au centre » de l'État ni la loi Sren ne fixent d'obligation de recourir à la qualification SecNumCloud : elles imposent une obligation d'analyser la sensibilité des données et de recourir à des prestataires disposant de cette qualification dans le cas où les données présentent une sensibilité particulière.

Il est bien question d'un point d'équilibre dans la mesure où de nombreuses données ne revêtent pas de caractère sensible et n'ont pas vocation à être protégées par un prestataire offrant une sécurité particulièrement élevée, cette dernière entraînant un surcoût. Une offre SecNumCloud coûte ainsi plus cher qu'une offre grand public, ce qui est normal. Il faut savoir retenir un niveau de sécurité adapté, ce qui constitue le coeur de notre activité d'analyse des risques.

Pour ce qui concerne l'Ugap, cet organisme tient à jour des catalogues comportant une pluralité de solutions, dont certaines sont proposées par Microsoft : le large recours à des solutions de cette entreprise au sein de l'État est une réalité qu'il ne m'appartient pas de qualifier de « bonne » ou « mauvaise ».

Notre action vis-à-vis de l'Ugap consiste à nous assurer que les solutions que nous recommandons figurent bien dans les choix des acheteurs publics lorsqu'ils consultent ses catalogues, mais je rappelle qu'il n'y aurait pas de sens à les limiter à des prestataires français, car cela ne permettrait pas de couvrir l'ensemble des besoins, et notamment des besoins d'hébergement de données non sensibles.

Je vous laisserai apprécier l'opportunité de modifier la législation, mais, en l'état actuel du droit, il n'existe aucun motif pour exclure des prestataires tels que Microsoft des catalogues de l'Ugap.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Aurait-il été envisageable de retenir des acteurs français pour assurer l'hébergement du Health data hub ?

M. Vincent Strubel. - Cette question ne se prête guère à une réponse simple : lorsque le Health data hub a été lancé en 2019, il aurait effectivement été envisageable de recourir exclusivement à des acteurs français, mais avec un coût beaucoup plus élevé et un délai beaucoup plus long, car des développements supplémentaires substantiels auraient été nécessaires pour des fonctionnalités alors absentes des offres des fournisseurs de cloud français.

En repartant de zéro aujourd'hui, serait-il possible de déployer cette plateforme des données de santé avec des hébergeurs français ? Oui, avec à nouveau des coûts un peu plus élevés et une durée un peu plus longue, mais avec un moindre écart qu'en 2019, car les offres ont progressé dans l'intervalle.

Quant à la perspective de sortir la plateforme des données de santé du cloud de Microsoft pour la faire basculer dans un autre cloud, cette démarche est tout à fait réalisable, mais entraînerait des coûts : il faut se garantir des discours simplistes en matière de réversibilité et de portabilité, car de nouveaux développements s'imposeront, une migration de ce type nécessitant un à deux ans de travail, ce qui est loin d'être neutre.

M. Simon Uzenat, président. - Vous n'en êtes en rien responsable des raisonnements de court terme qui ont pu être suivis, et nous interrogerons les ministres à ce sujet. En réalité, des économies de court terme peuvent entraîner des dépenses plus lourdes sur le moyen et le long terme : vous avez évoqué le cas du projet Bleu avec Microsoft, et votre prédécesseur nous a rappelé hier qu'une éventuelle rupture des liens technologiques entre les États-Unis et l'Europe aboutirait à un effondrement de la technologie en question en quelques semaines. On imagine les coûts nécessaires pour pallier ces problèmes, qui seraient évidemment très lourds.

La question qui nous est donc posée nous renvoie aux choix qui ont été faits pour structurer ces filières et les accompagner dans leur développement. Vous avez parlé de l'émergence de solutions et il est peut-être nécessaire d'accepter d'investir massivement au début, tant pour la puissance publique que pour les acteurs économiques, afin d'atteindre ensuite une souveraineté qui nous permettra non seulement de maîtriser les systèmes, mais également d'en réduire les coûts.

Nous ne sommes pas opposés à la transmission de données à un pays étranger, à condition que celle-ci s'opère dans un cadre juridique ouvert, classique, qui respecte les droits de la défense. La législation extraterritoriale est problématique, car elle permet à des puissances étrangères de capter des données sans en informer les propriétaires, mettant ainsi en danger les droits démocratiques les plus élémentaires. L'Ugap doit bien sûr proposer des solutions sécurisées, mais celles-ci doivent être immunes aux législations extraterritoriales. Je le répète : ce n'est pas de votre responsabilité, c'est un enjeu politique.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous l'avez dit vous-même : lorsque la décision de confier à Microsoft la gestion de la plateforme des données de santé a été prise, d'autres solutions étaient possibles, même si celles-ci auraient coûté plus cher et pris plus de temps. C'était donc un choix politique ; la stratégie industrielle n'a pas été au rendez-vous.

Résultat : nous déplorons aujourd'hui un manque d'autonomie stratégique. La crise sanitaire a mis en évidence notre dépendance à l'informatique en nuage. La situation est la même que pour l'électricité ou le gaz, pour lesquels les prix sont fixés par des acteurs extra-européens.

Le rôle de l'Anssi et de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) est fondamental : les politiques publiques doivent s'appuyer sur l'expertise de ces deux autorités de régulation indépendante.

Votre rôle a été renforcé par le projet de loi transposant la directive NIS 2, qui doit encore être définitivement adopté par le Parlement. Lors de son examen au Sénat, j'avais défendu un amendement insistant sur l'importance de profiter de cette occasion pour que la filière puisse se développer, et, partant, de renforcer notre autonomie stratégique. Comment travaillez-vous avec la Dinum et les ministères concernés pour utiliser la commande publique comme un levier ?

L'Anssi est citée dans le projet de décret d'application de l'article 31 de la loi Sren. Sa rédaction est alambiquée, à tel point que l'on a l'impression que tout est fait pour ne pas recourir à des solutions françaises ou européennes pour héberger les données sensibles. Qu'en pensez-vous ?

Le décret énumère un certain nombre de critères : le besoin fonctionnel auquel l'offre est en mesure de répondre - cette notion me semble d'ailleurs assez vague -, les conditions financières, les conditions opérationnelles techniques ou les conditions de réversibilité, entre autres. Ne pensez-vous pas que la sécurité devrait primer les conditions financières ? Celle-ci ne devrait-elle pas être une condition préalable et exclusive ?

Enfin, vous nous avez indiqué que Microsoft n'obtiendrait pas la certification SecNumCloud. Qu'en est-il de l'offre de Bleu, qui comporte des technologies de Microsoft, associées à celles d'Orange et de Capgemini ? N'est-ce pas là un montage permettant à Microsoft de continuer à travailler avec l'État ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Je rejoins les réflexions de mes collègues. Bien que la menace cyber soit désormais reconnue, sa traduction concrète dans les marchés publics semble insuffisante. Une étude de l'Observatoire des achats responsables montre que moins de 15 % des appels d'offres numériques publics comportent des clauses spécifiques et pondérées liées à la cybersécurité. Cela crée un déséquilibre et les fournisseurs les plus exigeants et rigoureux, souvent français, qui offrent des garanties supérieures, ne sont pas favorisés dans les appels d'offres. Les critères de cybersécurité sont-ils aujourd'hui suffisamment intégrés dans les appels d'offres publics ? Sinon, quelle évolution recommandez-vous ?

Je pense que SecNumCloud est une initiative très positive. Cependant, j'aimerais en savoir davantage : quel est le nombre d'entreprises certifiées ? Quelle place occupent ces dernières dans le marché global ?

Il serait également utile d'identifier et de valoriser les bonnes pratiques françaises, comme celles du conseil régional d'Île-de-France, de la métropole de Lyon, de la Caisse nationale d'assurance vieillesse (Cnav) ou de l'Ugap, qui ont mis en place des marchés publics intégrant ces critères de souveraineté et de cybersécurité. Ces initiatives semblent dispersées, sans mutualisation ni doctrine nationale. Peut-être un pilotage permettant de tirer des enseignements de ces expériences fait-il défaut. De même, quels enseignements pouvons-nous tirer des démarches structurées de l'Espagne et de l'Allemagne en matière de cybersécurité ?

M. Vincent Strubel. - Une remarque préalable : l'Anssi n'est pas une autorité indépendante, mais un service du Premier ministre ; elle dépend donc directement du pouvoir exécutif, compte tenu du caractère éminemment régalien des sujets que nous traitons. La coopération avec la Cnil est efficace, dans le respect des rôles de chacun.

Je ne sais pas si la certification SecNumCloud sera ou non accordée à Bleu : je ne préjugerai pas de l'évaluation qui sera menée. Toutefois, rien ne s'y oppose selon notre analyse, dans la mesure où le montage capitalistique associant Capgemini et Orange pour exploiter la technologie de Microsoft est conforme, sur le papier, aux exigences de SecNum Cloud. Dans notre analyse, la technologie de Microsoft tournant dans un cloud appartenant à Bleu - on pourrait dire la même chose de S3NS avec la technologie de Google - ne sera pas soumise à la captation au titre du Cloud Act ou de la loi Fisa (Foreign Intelligence Surveillance Act). Nous avons régulièrement procédé à une étude de ces textes depuis leur parution.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Pourriez-vous nous transmettre vos analyses, s'il vous plaît ?

M. Vincent Strubel. - Le Cloud Act ne s'impose pas qu'aux opérateurs de cloud, mais à tout opérateur de solutions de communication électronique, y compris WhatsApp, par exemple. Il s'applique, comme le reste de la législation extraterritoriale américaine, à des acteurs qui sont dépositaires des données ou qui en ont le contrôle - en anglais, custody or control of data. Dans le montage prévu pour Bleu, Microsoft fournit la technologie, mais n'a pas accès aux données, qui sont sous le contrôle exclusif d'acteurs européens. Cela permet de cocher la case de l'immunité aux droits extraterritoriaux.

Cependant, cela ne remplit pas l'objectif d'indépendance vis-à-vis des technologies américaines. Il faut bien sûr s'interroger sur notre dépendance quasi exclusive à un certain nombre de technologies, mais c'est un autre sujet, distinct de SecNumCloud et, plus largement, de la cybersécurité.

Même dans un cloud purement français, on retrouve des technologies américaines, comme des machines virtuelles reposant sur le logiciel VMware. L'expérience a montré que les fluctuations des coûts de licence pouvaient être problématiques. Par exemple, lorsque Broadcom a racheté VMware, les coûts de licence ont explosé. Résultat : tous les acteurs en ont été affectés, y compris les fournisseurs de services de cloud français. Ces derniers mettent en oeuvre un arsenal de technologies, mais ils ne sont pas non plus, par nature, totalement protégés de la dépendance à certaines technologies.

M. Simon Uzenat, président. - Nous entendons ces arguments, mais nous ne les considérons pas comme valables. Nous nous intéressons aux méthodes nous permettant de protéger efficacement nos données.

Plusieurs personnes auditionnées nous ont dit que les alternatives ne cochaient pas nécessairement toutes les cases : nous poursuivrions donc une chimère. Or nous restons convaincus qu'il est possible de réunir toutes les conditions nécessaires à la protection de nos données.

J'interprète vos propos comme une invitation à exercer encore plus fortement notre devoir de vigilance, car, même si telle n'est pas votre intention, vous laissez entendre que compte tenu des nombreux trous dans le gruyère, il est vain de viser la perfection. Or le sujet est très sensible : les données sont devenues l'actif stratégique par excellence. Il faut donc mettre tous les moyens pour les protéger efficacement.

M. Vincent Strubel. - Nous sommes largement d'accord, loin de moi l'idée de tenir un discours défaitiste.

SecNumCloud protège les données contre des accès extraterritoriaux, mais ne permet pas de gérer une difficulté plus vaste, à savoir la dépendance à des technologies non européennes ou non françaises. Je ne dis pas ce que SecNumCloud devrait être, mais ce qu'il est aujourd'hui. Nous sommes largement dépendants, je le regrette. Comment y remédier ? Je n'ai pas de solution clés en main. C'est un chantier de long terme qui aura un coût.

J'en viens au projet de décret d'application de la loi Sren, sujet sur lequel je serai prudent en ma qualité de fonctionnaire des services du Premier ministre, ne participant pas aux arbitrages à son sujet. Cela dit, la discussion se poursuit et va au-delà de la version qui a été rendue publique jusqu'à présent, avant son examen par le Conseil d'État.

Définir des exceptions est extrêmement complexe, car une migration vers un nouveau cloud est un processus qui ne se fait pas du jour au lendemain ; en outre, cela a un coût. Il ne faut pas tomber dans le travers inverse, que j'entends beaucoup, autant dans le secteur privé que dans le secteur public, consistant à dire : « Nous voulons migrer vers un cloud souverain, mais seulement quand celui-ci fera exactement la même chose que le cloud de Microsoft, d'Amazon ou de Google, avec le même niveau de performance, les mêmes interfaces et le même coût, voire moins cher si possible. » Cela revient à dire de manière très alambiquée : nous migrerons quand les poules auront des dents. Migrer vers un cloud de confiance européen ou français a un coût, certes moindre qu'auparavant, mais qui nécessite un travail intense de redéveloppement, de spécification, et peut-être de redéfinition d'architecture de différentes solutions. Ce coût est justifié dans beaucoup de cas, mais cela suppose une décision : cela ne peut pas être décrété à l'instant t, cela doit s'inscrire dans une stratégie de long terme.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous parlez de coût : à combien le chiffrez-vous ? Si celui-ci s'élève à plusieurs centaines de milliards d'euros, je peux comprendre... À partir de quel montant jugez-vous le coût important ?

M. Vincent Strubel. - Je serais bien incapable de vous formuler une réponse générique. Les projets complexes ayant migré d'un cloud à un autre, tant dans le secteur privé que dans le secteur public, sont des projets de développement logiciel et d'intégration ayant mobilisé l'essentiel d'une équipe informatique pendant un à deux ans. Leur coût est chiffrable, mais il dépend de nombreux facteurs.

En tout état de cause, un tel projet suppose une décision préalable - que celle-ci émane ou non d'une autorité politique - s'inscrivant dans une stratégie. En la matière, l'État est sans doute plus exemplaire que les acteurs du secteur privé ou que ses voisins européens. La circulaire « cloud au centre » est une exception dans le paysage européen et international, où tous les acteurs ont plutôt privilégié le cloud first : on met tout dans le cloud sans se préoccuper du reste.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Certes, mais cela ne doit pas nous exempter du travail que nous menons actuellement, en posant comme objectif politique essentiel l'acquisition de cette autonomie stratégique. Vous évoquez un problème de coût et de temps. Ainsi, nous mesurons à quel point grande est la responsabilité de ceux qui, à l'époque, ont privilégié la facilité du recours à une solution existante plutôt qu'à une réflexion stratégique. Le politique est responsable, c'est pourquoi nous auditionnerons les personnes concernées.

Stéphanie Combes, la directrice de la plateforme des données de santé, nous a indiqué avoir toujours veillé à la réversibilité de son hébergement ; dès lors, j'espère que nous pourrons migrer facilement.

M. Vincent Strubel. - Avec toutefois ce petit bémol que je rappelais tout à l'heure : la réversibilité signifie que vous pouvez récupérer le code logiciel et les données. Mais pour les faire fonctionner dans un autre cloud, il sera nécessaire de redévelopper certains éléments. Certes, la réversibilité est garantie - heureusement, d'ailleurs ! -, mais cela ne rend pas pour autant la transition naturelle. La réversibilité permet d'engager la transition, mais, je le répète, elle a un coût.

M. Simon Uzenat, président. - Mme Combes nous a indiqué que le plan de réversibilité était prêt, mais que sa mise en oeuvre était encore lointaine.

M. Vincent Strubel. - Je ne pourrais pas vous en dire plus, car je ne suis pas responsable de la plateforme des données de santé et je ne connais pas les arbitrages précis qui ont été rendus ; je vous renvoie à ses propos.

Je voulais insister sur l'exemplarité de l'État en la matière, non par vantardise, mais pour souligner l'importance de l'éducation et de la formation des entreprises sur cette question. Il est essentiel de les sensibiliser à l'importance de la protéger les données. J'ai rencontré de grands patrons d'entreprises stratégiques qui me disent : « Ce n'est pas mon problème, je place toutes mes données dans un cloud non européen. » Or ceux-ci devraient se poser la même question que l'État - cela a débouché sur la circulaire « cloud au centre ». Certes, la réponse ou les paramètres seront peut-être différents, mais il y a un travail à mener sur l'identification des données les plus sensibles et des cas d'usage ainsi que sur une architecture de cloud hybride.

Aujourd'hui, aucun acteur de taille suffisante ne devrait se tourner uniquement vers un seul fournisseur de cloud. Tout le monde devrait avoir un portefeuille mêlant plusieurs fournisseurs, là aussi pour des raisons de dépendance et d'enjeux financiers. J'ai la conviction qu'il existe une place pour un cloud de très haut niveau de sécurité - SecNumCloud -, et une place pour d'autres clouds, avec des niveaux de sécurité moins élevés, parce que tout le monde a besoin de mener des expérimentations et d'agir rapidement ; la sécurité de niveau maximal ne se justifie pas dans tous les cas.

Il y a encore des progrès à faire pour traduire les exigences de cybersécurité dans les appels d'offres. Nous avons toutefois avancé sur ce sujet. Notre travail vise à armer les acheteurs publics en leur fournissant des clauses types, en les formant, entre autres. Nous veillons aussi à sensibiliser les décideurs : laisser cette responsabilité aux seuls acheteurs revient à ne pas traiter le problème au bon niveau.

M. Jean-Luc Ruelle. - Quelle est la proportion de marchés publics incluant des clauses de cybersécurité ?

M. Vincent Strubel. - Je ne prétends pas avoir de vision exhaustive en la matière. Nous travaillerons sur ce volet à l'occasion de la transposition de la directive NIS 2 : nous veillerons à ce que l'acheteur puisse facilement respecter les exigences prévues par la directive.

Nous travaillons aussi avec l'écosystème des acteurs français. Nous partageons le même constat que nombre d'acteurs privés : notre pays compte énormément de pépites en matière d'offre de cybersécurité. Toutefois, le paysage est morcelé : c'est là l'une des limites actuelles. Les solutions pour régler ce problème ne proviendront pas uniquement de l'État.

Les grandes entreprises internationales, elles, proposent des solutions complètes. On le constate en consultant le Magic Quadrant de Gartner. En trois clics, vous accédez à tout ce dont vous avez besoin : le pare-feu, le service de détection, les sauvegardes, le conseil, etc. Si vous voulez recourir à une offre française ou européenne, vous êtes obligé de vous tourner vers une multitude de PME, qui proposent certes des solutions de très grande qualité, mais qui ne sont pas rassemblées au sein d'un guichet unique. Les choses progressent, mais nous devons veiller à proposer une offre de services cohérente et combinée. Cela ne passe pas nécessairement par une consolidation de capital et l'État ne peut pas dicter aux entreprises ce qu'elles doivent vendre et comment elles doivent le vendre. Il peut toutefois encourager le mouvement, par le biais des comités stratégiques de filière « Industries de sécurité » et « Numérique de confiance », qui organisent le dialogue entre l'État et les acteurs privés, mais aussi grâce aux campus cyber, qui permettent à tous les acteurs de se retrouver et d'échanger.

Les marchés publics obéissent à des critères visant à garantir la transparence et l'équité de traitement. Mais les entreprises ne connaissent pas nécessairement les raisons de leur éviction lorsqu'elles ne sont pas retenues, au-delà de la note obtenue. Les campus cyber permettent d'organiser une forme de dialogue afin que les entreprises comprennent les raisons de leur échec ; elles seront ainsi plus compétitives lors d'un prochain marché public.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Gaël Menu, directeur général, et de Mme Sylvie Wethli, directrice commerciale de l'entreprise SCC France

(Mercredi 28 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous poursuivons nos travaux sur la commande publique en matière de services numériques en nous intéressant maintenant au principal vecteur en la matière : le marché dit multi-éditeurs de l'Ugap, qui offre à tous les acheteurs publics un accès direct aux produits de 2 715 éditeurs de logiciels, dans un cadre juridique sécurisé par la centrale d'achat. En effet, un acheteur qui recourt à une centrale d'achat est considéré comme ayant respecté ses obligations de publicité et de mise en concurrence, quel que soit le montant de la dépense en question.

De son côté, l'Ugap a, pour offrir ces prestations à ses clients, passé un marché public ayant pour objet « la commercialisation et l'animation d'une bibliothèque multi-éditeurs » et l'a attribué à l'entreprise SCC France pour une durée de vingt-quatre mois, auxquels s'ajoutent deux reconductions annuelles, soit une durée maximale de quatre ans à compter d'avril 2023.

Si ce marché est très largement plébiscité par les clients de l'Ugap, puisqu'il leur permet d'acquérir aisément des prestations informatiques ne demandant pas de développements particuliers, il fait aussi l'objet de critiques récurrentes, dont nous avons pu prendre la mesure lors de nos auditions : tarifs potentiellement plus élevés en raison des diverses commissions appliquées, qualité de service et accompagnement des acheteurs parfois insuffisants, mais surtout promotion de quelques grands éditeurs internationaux, au détriment des petites et moyennes entreprises (PME) et des acteurs nationaux.

Pour échanger avec nous à ce sujet, nous recevons M. Gaël Menu, directeur général de SCC France, titulaire de ce marché, et Mme Sylvie Wethli, directrice commerciale.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié.

Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Gaël Menu et Mme Sylvie Wethli prêtent serment.

Après une brève présentation de votre entreprise et de son activité, nous aimerions comprendre comment fonctionne le marché multi-éditeurs. Dans quelles conditions sélectionnez-vous les éditeurs qui figurent à votre catalogue ? Quelle est la nature de la relation commerciale que vous entretenez avec eux ? Y a-t-il une rotation régulière entre eux ?

Ce marché a un impact disproportionné sur les conditions d'acquisition de services numériques par les personnes publiques. Leur apportez-vous un appui particulier pour monter en compétence sur le sujet ? Vous arrive-t-il de mettre en avant certains éditeurs plutôt que d'autres pour des raisons commerciales et donc d'orienter la commande publique vers des solutions particulières ?

L'intégration d'un logiciel au marché multi-éditeurs est un véritable levier de développement et une consécration pour le travail d'une start-up. Vous pourrez nous expliquer si vous menez une politique de démarchage actif à leur égard, avec des initiatives pour identifier les dernières innovations et les offrir aux clients de l'Ugap, ou si vous estimez que cela ne relève pas de votre ressort.

Enfin, plus concrètement, êtes-vous satisfait des conditions d'exécution du marché avec l'Ugap ? Ne seriez-vous pas en grande difficulté si vous veniez à perdre le marché, alors que vous êtes dans une situation de dépendance vis-à-vis de lui ? Quels efforts conduisez-vous pour améliorer les relations avec vos clients ?

Si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.

M. Gaël Menu, directeur général de SCC France. - Je suis directeur général de la société SCC France depuis le 1er avril dernier. Je suis accompagné par Mme Sylvie Wethli, directrice commerciale en charge des marchés publics.

SCC France a clôturé son année fiscale à la fin du mois de mars, avec un chiffre d'affaires de 2,950 milliards d'euros, contre 2,7 milliards d'euros l'an dernier.

La société est une entreprise familiale détenue par Sir Peter Rigby et ses enfants, dont le siège social est situé dans le nord de l'Angleterre, à Birmingham.

L'entité française, qui représente 70 % de l'activité du groupe, compte 3 300 salariés, sur un total de 7 700 personnes.

Nous disposons d'un centre de services à Valenciennes, pour nos activités de service desk à destination de nos clients. Voilà quelques années, nous avons racheté l'entreprise lyonnaise Flow Line Technologies, qui héberge les infrastructures de nos clients finaux français, et nous avons une filiale de financement, Rigby Capital.

Nous sommes répartis sur tout le territoire national, avec plus de 14 agences, un siège social à Nanterre et des centres de services à l'international, en Roumanie et en Asie. Nous possédons deux data centers en France, à Paris et à Lyon.

Nous sommes très présents sur le marché des logiciels, tant par le biais du marché multi-éditeurs de l'Ugap que par d'autres marchés. L'entreprise n'est absolument pas en situation de dépendance vis-à-vis de l'Ugap, j'y reviendrai.

Nous développons des activités de revente de logiciels et d'infrastructures, mais aussi de service pour le compte de nos clients, que ce soit en infogérance ou en gestion de proximité.

La totalité de nos salariés est sous contrat français. Nous intervenons au bénéfice des entreprises de taille intermédiaire (ETI), des PME, mais aussi de grands comptes.

Nous bénéficions du label Relations fournisseurs et achats responsables ; nos clients finaux et les différentes centrales d'achat françaises y sont très sensibles. Nous disposons de plusieurs certifications ISO dans de nombreux domaines d'activité - qualité, sécurité, information, environnement.

Nous travaillons en étroite collaboration avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), au sujet notamment du respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD), afin d'assurer la sécurité des données de nos clients et de nos utilisateurs.

Dans le cadre du marché multi-éditeurs, nous mettons en oeuvre de nombreuses clauses sociales, avec des heures d'insertion, pour le compte de l'Ugap, principalement sur notre site de Valenciennes ou notre site logistique de Lieusaint, à notre siège à Nanterre et dans nos agences régionales. Nous répondons ainsi aux exigences des grands marchés nationaux et favorisons ainsi la réinsertion de personnes en difficulté.

L'objectif du marché multi-éditeurs est de fournir une prestation de service de distribution pour le compte de l'Ugap. Nous devons promouvoir ce marché auprès des entités publiques et parapubliques ayant accès à la centrale d'achat.

Notre modèle de fonctionnement est simple : nos clients finaux connaissent nos prix et nos marges. Pour des raisons commerciales, je ne divulguerai pas ici le taux d'intermédiation que nous pratiquons. Je peux toutefois vous apporter quelques précisions. Ce taux d'intermédiation comprend notre marge pour piloter le marché et assurer son développement, ainsi que la part destinée à l'Ugap pour promouvoir ses offres auprès de ses adhérents. La contribution fournisseur est destinée à la centrale d'achat : elle l'utilise comme elle l'entend.

M. Simon Uzenat, président. - La contribution fournisseur est-elle intégrée dans le taux d'intermédiation ?

M. Gaël Menu. - Tout à fait. C'est un taux global : le taux de contribution fournisseur est fixe ; il en va de même pour le taux d'intermédiation de SCC.

Mme Sylvie Wethli, directrice commerciale de SCC France. - Il s'agit d'un taux ferme et unique ; il est précisé lors de la réponse à l'appel d'offres.

Le modèle retenu est celui d'un accord-cadre avec des marchés subséquents, comportant chacun un objet et un prix. Chaque marché subséquent regroupe les commandes projet des bénéficiaires, répondant ainsi à leurs besoins spécifiques.

M. Gaël Menu. - Je laisse à Mme Wethli le soin de vous expliquer la façon dont nous sélectionnons les éditeurs et élaborons les offres destinées aux clients de l'Ugap.

Mme Sylvie Wethli. - Lors de la consultation menée par l'Ugap, 1 267 éditeurs figuraient déjà dans le cahier des charges. La centrale d'achat pourra vous fournir des explications sur son processus de sélection ; il s'agit d'éditeurs qui avaient été actifs lors du marché précédent et qui avaient réalisé un certain chiffre d'affaires.

Aux termes du règlement de la consultation et du cahier des clauses administratives particulières (CCAP), il est possible d'intégrer de nouveaux entrants au fil de l'eau, si ceux-ci répondent aux besoins de la sphère publique.

Comment identifie-t-on ces nouveaux éditeurs ? Les bénéficiaires ou les éditeurs s'adressent directement à nous ou à l'Ugap. SCC peut aussi repérer directement de nouvelles entreprises. En outre, nous organisons des événements marketing pour mettre en avant les éditeurs français et les PME, notamment. Nous sommes aussi présents sur les grands salons et valorisons les avantages offerts par ce marché. En tant que spécialistes du software, nous assurons également une veille technologique sur les grandes solutions logicielles. Cependant, le choix de la solution technique revient au bénéficiaire. Un parcours d'expression du besoin est mis en place sur le site de l'Ugap : afin d'éviter tout litige, c'est bien le bénéficiaire qui valide la solution technique préconisée par l'éditeur. Le bénéficiaire peut donc choisir entre plusieurs éditeurs.

M. Simon Uzenat, président. - Je lis sur l'une des diapositives que la décision d'intégration d'un éditeur est adressée par l'Ugap au titulaire. Ainsi, la décision revient à l'Ugap ; est-ce bien exact ?

Mme Sylvie Wethli. - Ce n'est pas tout à fait cela.

M. Simon Uzenat, président. - C'est pourtant ce qui écrit.

Mme Sylvie Wethli. - Cette phrase est extraite du CCAP.

Comment les choses se passent-elles en réalité ? Lorsque nous identifions un éditeur non référencé sur le marché...

M. Simon Uzenat, président. - Est-ce vous qui vous chargez d'identifier l'éditeur ?

Mme Sylvie Wethli. - Ce peut être nous, l'Ugap, le bénéficiaire et l'éditeur, ou intervenir lors des événements auxquels nous participons. Nous nous assurons que le besoin exprimé par le bénéficiaire est réel et que l'éditeur n'est pas référencé.

Une fois ces vérifications effectuées, nous invitons l'éditeur à candidater en ligne sur le site de l'Ugap. Plusieurs informations administratives et financières lui sont alors demandées : son numéro Siret si l'entreprise est française ; son numéro Duns (Data Universal Numbering System) si l'entreprise est étrangère ; ses effectifs ; son chiffre d'affaires ; ses labels éventuels. Une cinquantaine de labels sont référencés auprès de l'Ugap ; certains vont vous intéresser : je pense aux labels de la French Tech, de l'Anssi, de SecNumCloud, entre autres. L'entreprise devra également indiquer si elle bénéficie de financements d'innovation. Il s'agit de vérifier l'impact de la commande publique sur les entreprises de la French Tech et sur les sociétés estampillées comme innovantes.

Une fois ces premiers éléments validés, l'éditeur reçoit une notification lui indiquant que sa première phase de candidature a été acceptée. Il est alors invité à remplir de façon plus exhaustive sa fiche de présentation éditeur, élément essentiel de ce marché. Dans cette fiche, il pourra mettre en avant ses solutions, les éléments le différenciant de ses concurrents, comme ses labels. Une fois ces derniers vérifiés, les logos des labels apparaîtront sur la fiche fournisseur. Ainsi, les bénéficiaires pourront appliquer les critères qui leur conviennent lors de la recherche d'un éditeur : détention d'un label, localisation, utilisation d'une technologie spécifique, etc.

Enfin, nous avons développé un processus d'accompagnement des nouveaux entrants : un webinaire leur est destiné, car ce sont souvent des néophytes de la commande publique. Nous leur apportons des explications sur le marché : ses avantages, mais aussi les rôles et les responsabilités de chacun, ainsi que les obligations propres à la commande publique. Je pense par exemple à l'obligation de produire des procès-verbaux d'attestation de service fait ou aux règles relatives à la facturation. Nous les accompagnons énormément pour leur expliquer comment la commande publique peut être un facilitateur et un accélérateur de leur activité.

M. Simon Uzenat, président. - Une fois celle-ci remplie, la fiche de présentation de l'éditeur qui n'est pas encore référencé est transmise à l'Ugap, si j'ai bien compris.

M. Gaël Menu. - Oui.

M. Simon Uzenat, président. - Votre entreprise est-elle ensuite sollicitée pour se prononcer ? Rend-elle un avis conforme pour valider l'entrée de l'entreprise dans le marché ?

M. Gaël Menu. - Notre intervention porte essentiellement sur les vérifications des labels et de la capacité de l'éditeur à travailler sur le territoire national.

Mme Sylvie Wethli. - Nous élaborons ensuite un contrat de distribution avec l'éditeur, ainsi qu'une fiche RGPD.

M. Simon Uzenat, président. - En quoi consistent ces contrats de distribution ?

Mme Sylvie Wethli. - Nous devons être en mesure de distribuer les offres de cet éditeur.

M. Simon Uzenat, président. - Que voulez-vous dire concrètement ?

M. Gaël Menu. - Nous devons pouvoir vérifier les références que nous proposons. Un catalogue de produits ne doit pas comporter qu'une seule désignation. Il faut des prix différenciés selon les lignes de produits. Les acheteurs publics peuvent avoir recours à plusieurs produits d'un même éditeur : nous veillons à ce que les prix soient respectés et que tout se passe dans les règles.

M. Simon Uzenat, président. - Est-ce l'Ugap qui prend la décision d'intégrer un nouvel éditeur en dernier ressort ?

Mme Sylvie Wethli. - C'est l'Ugap qui propose un réexamen du marché et qui notifie à SCC ce réexamen comportant l'introduction des nouveaux éditeurs.

M. Gaël Menu. - Nous y reviendrons ensuite : nous vous expliquerons le processus de référencement plus en détail. L'Ugap procède à la validation ; celle-ci nous est transmise ; enfin, nous mettons en ligne l'offre du nouvel éditeur.

M. Simon Uzenat, président. - Recevez-vous un courrier de l'Ugap ?

Mme Sylvie Wethli. - Nous proposons les nouveaux éditeurs et la candidature s'effectue en ligne sur le portail de l'Ugap.

M. Simon Uzenat, président. - J'ai bien compris, mais je souhaite savoir si vous recevez un courrier de l'Ugap précisant qu'un nouvel éditeur est autorisé à rejoindre le marché.

Mme Sylvie Wethli. - Cela correspond au réexamen, qui a lieu tous les dix jours : tous les éditeurs dont la candidature a été acceptée en font partie.

L'entrée d'un nouvel éditeur se fait sous l'impulsion de SCC : nous invitons les éditeurs à déposer leur candidature sur le site de l'Ugap. La centrale d'achat examine le dossier comportant les premiers éléments financiers, tandis que SCC se charge d'introduire l'entreprise dans le marché et de rédiger la fiche fournisseur. L'intégration de nouveaux éditeurs résulte donc d'un travail conjoint. Mais c'est bien l'Ugap qui, in fine, est responsable du réexamen du marché et notifie à SCC l'entrée de nouveaux éditeurs.

M. Gaël Menu. - Voici comment se déroule précisément le processus. Première étape : l'entreprise intéressée scanne un QR code pour s'adresser à l'Ugap. Deuxième étape : elle remplit le dossier. Troisième étape : l'Ugap vérifie les informations transmises. Quatrième étape : nous procédons à une double vérification, notamment les labels dont se revendique l'entreprise. Nous indiquons alors à l'Ugap si le dossier nous semble correct ; la centrale d'achat nous précise alors si l'entreprise peut être intégrée au marché.

M. Simon Uzenat, président. - Le mot de « réexamen » n'est pas clair.

M. Gaël Menu. - Il appartient à la terminologie propre à l'Ugap.

M. Simon Uzenat, président. - J'entends bien, mais il n'est pas clair. À la troisième étape, l'Ugap examine le dossier, mais la décision de permettre à un éditeur d'accéder au marché relève de la responsabilité de l'Ugap. Nous interrogerons de nouveau l'Ugap sur ce point.

M. Gaël Menu. - Nous ne disposons pas d'un droit de regard nous permettant de supprimer ou de choisir un éditeur. Cela fait partie du cahier des charges initial de l'Ugap, qui indique la procédure.

Mme Sylvie Wethli. - Nous avons également une équipe d'incubation qui accompagne les nouveaux entrants, souvent des start-ups et des PME. Nous nommons ces collaborateurs business developer ; ils s'occupent des nouveaux entrants le temps de leur apporter l'assistance nécessaire, car entre le moment de la candidature et le premier paiement reçu par ces entreprises, il peut parfois se passer des semaines, voire des mois. Nous assurons une assistance téléphonique et humaine dans ces incubateurs.

M. Gaël Menu. - Nous avons aussi pour objectif de former en interne nos équipes aux solutions proposées par les éditeurs. Une start-up peut ainsi s'adresser directement à plus de 500 personnes qui tous les jours discutent sur le terrain avec des acheteurs publics. Cela facilite et élargit la promotion de leur produit, notamment auprès des collectivités locales.

Mme Sylvie Wethli. - Les grandes entreprises connaissent très bien les mécanismes des centrales d'achat, notamment ceux de l'Ugap. En revanche, les PME et les start-ups les connaissent mal. Nous avons souhaité les accompagner de bout en bout dans le processus de leur achat au sein de l'Ugap en développant un portail dédié, où les entreprises peuvent prendre connaissance de l'intégralité du parcours de l'achat effectué par une personne publique. Toutes les entreprises se demandent où en est leur devis, leur commande, leur facturation, ou si leur fiche relative au RGPD est à jour. Nous leur rappelons aussi qu'elles doivent respecter des certificats d'exclusivité annuels lorsque ceux-ci arrivent à échéance. Nous les tenons par la main pour leur permettre d'accéder dans les meilleures conditions à la commande publique.

M. Gaël Menu. - Nous venons de vous exposer les conditions dans lesquelles nous faisons évoluer l'offre des clients de l'Ugap. Nous sommes là pour faire croître la bibliothèque et rendre un maximum d'éditeurs disponibles pour la commande publique. Très souvent - on ne va pas se mentir -, les clients et les acteurs publics discutent dès le départ avec les éditeurs pour trouver une réponse à leurs besoins. Lorsque les éditeurs ne sont pas référencés dans l'Ugap, ils se tournent alors vers nous. Au départ, dans le cahier des clauses techniques particulières (CCTP) d'origine, l'Ugap demandait que la plateforme réunisse 1 267 éditeurs. Depuis, 52 réexamens ont eu lieu pour permettre à de nouveaux éditeurs d'entrer dans cette bibliothèque, ce qui a permis d'y faire figurer 1 565 éditeurs supplémentaires. Nous en arrivons au chiffre de 2 832 éditeurs que nous mentionnions plus tôt.

Mme Sylvie Wethli. - Il y a très peu de turnover parmi ces entreprises. En tout cas, ni l'Ugap ni SCC ne décident de ces mouvements, qui tiennent plutôt à la vie des entreprises, essentiellement aux fusions-acquisitions et aux cessations d'activité. Depuis le début de notre activité, moins de dix entreprises sont sorties du marché. Il y a beaucoup d'entrants, peu de turnover, et beaucoup d'accompagnement.

M. Gaël Menu. - Le turnover est proche de zéro.

En ce qui concerne les modalités de rémunération de SCC, nous fonctionnons avec un taux d'intermédiation qui comprend la marge de SCC, mais également la partie allouée à l'Ugap pour la promotion de ses offres.

Une autre part de notre rémunération provient des marges arrière que nous reversent les éditeurs. Nous sommes un groupe international, présent en Angleterre, en France et en Espagne. Globalement, une dizaine d'éditeurs, qu'ils soient positionnés sur le secteur public ou privé, acceptent de nous reverser des marges arrière. Nous vous précisons ce point pour vous permettre de vous faire une idée de la marge que nous pouvons dégager.

Si nous atteignons les objectifs annuels que ces éditeurs nous fixent, nous bénéficions des marges arrière ; si ce n'est pas le cas, nous n'en touchons pas. Très souvent, il s'agit d'éditeurs américains, de grandes sociétés multinationales qui nous fixent des objectifs de croissance que nous essayons d'atteindre - nous n'y parvenons pas chaque année. Le secteur public n'est pas le seul concerné : les grands acteurs financiers du secteur privé nous reversent également des marges arrière.

Mme Sylvie Wethli. - En tout cas, notre taux d'intermédiation est connu par les bénéficiaires. Vous faisiez part de prix différents, mais la part de SCC est fixe et ferme pendant l'intégralité du marché. Nous vous la communiquerons. Elle ne varie pas, et correspond aux pratiques du secteur.

M. Simon Uzenat, président. - Les marges arrière ne conduisent-elles pas à privilégier de fait des acteurs pratiquant ce type de rémunération ?

M. Gaël Menu. - Potentiellement, peut-être, mais dans le cas présent, pour le marché multi-éditeurs de l'Ugap, ce n'est pas vraiment le cas. Nous ne sommes pas poussés à favoriser des éditeurs par rapport à d'autres, pour la simple et bonne raison que nos marchés privés permettent de compenser d'éventuelles pertes. Je ne suis pas le seul à détenir la clé des marges arrière : mes homologues anglais et espagnols ont aussi des objectifs, et c'est notre cumul qui nous permet d'atteindre ou pas l'objectif global fixé par certains éditeurs. Ce type de contrat a une dimension internationale. J'ai précisé le nombre d'éditeurs concernés : parmi nos plus de 2 800 éditeurs, seule une dizaine accepte de telles marges.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Mais ce sont de gros éditeurs.

M. Gaël Menu. - Oui. Ce sont des éditeurs mondiaux, souvent américains : Microsoft, VMware Broadcom, etc. Pour Broadcom, les choses se sont d'ailleurs arrêtées du jour au lendemain.

M. Simon Uzenat, président. - Disposez-vous de la ventilation de la propriété capitalistique des 2 832 éditeurs référencés dont nous parlons ? Quelle est la part de sociétés françaises, européennes ou extra-européennes ? Par ailleurs, à l'intérieur de ce marché, pourriez-vous nous présenter la ventilation du chiffre d'affaires en fonction des éditeurs ? J'imagine que les montants sont loin d'être équivalents. Sans entrer dans le secret des affaires durant cette audition, peut-on apprécier la répartition des chiffres d'affaires réalisés au titre du marché multi-éditeurs ?

M. Gaël Menu. -En ce qui concerne les éditeurs français, je tiens à préciser que certains éditeurs étrangers disposent d'un numéro Siret français pour leur filiale française. Ils se considèrent parfois comme des entreprises françaises, voire se déclarent comme des PME - je préfère le dire de manière honnête et transparente. Pour répondre à votre question, nous examinons en détail les 2 567 entreprises qui se déclarent françaises, mais les fonds capitalistiques sont probablement détenus par d'autres entreprises situées à l'étranger. Nous devons faire ce travail de détection.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le chiffre d'affaires peut surtout varier entre un petit éditeur et Microsoft.

M. Gaël Menu. - Nous mettrons à votre disposition les chiffres que vous demandez. Même si je ne sais pas si ce terme est approprié, le marché que l'Ugap nous a confié pour animer cette bibliothèque multi-éditeurs a pour vocation de permettre un « ruissellement » auprès des petites entreprises françaises. Celui-ci est parfois très important, car les marchés publics ne sont pas toujours accessibles à des PME. En effet, celles-ci ont plutôt vocation à travailler avec le secteur privé, s'imaginant qu'il est plus difficile de répondre à un grand nombre d'appels d'offres. La bibliothèque a vocation à réunir et à centraliser les besoins de nombreux éditeurs.

Il faut aussi tenir compte des délais de paiement de la commande publique, qui peuvent pénaliser les PME. En tant que grande structure, nous pouvons faire le dos rond et supporter des délais dépassant parfois largement la limite autorisée. Mais nous réunissons notamment beaucoup de petits éditeurs du monde de la santé, qui proposent des solutions dédiées pour les hôpitaux, pour la radiologie ou le circuit du médicament, et qui se retrouvent souvent confrontés à des établissements de santé eux-mêmes en difficulté. Les délais dépassent alors parfois 260 jours. Pour une PME, il est impossible d'attendre aussi longtemps.

L'Ugap a le mérite de disposer d'une manne financière lui permettant d'aider les acteurs publics ; nous pouvons également attendre le règlement de ces factures. Le ruissellement a aussi lieu comme cela. L'Ugap paie très vite ses fournisseurs ; nous faisons de même, ce qui permet à tout le monde de s'y retrouver. Notre chiffre d'affaires, de 3 milliards d'euros en France, fait aussi notre force.

M. Simon Uzenat, président. - Dans les instances politiques, le mot de ruissellement est plutôt défavorablement connoté : il y a eu beaucoup de promesses, et peu de résultats.

M. Gaël Menu. - Je l'emploie en un sens apolitique.

M. Simon Uzenat, président. - Nous l'avons bien compris, mais il est vrai que l'emploi de ce terme suscite une forme de vigilance. Nous serons très attentifs à la ventilation des chiffres d'affaires que vous nous fournirez. On imagine que si vous ne réunissez que 146 éditeurs américains, soit beaucoup moins que le nombre d'éditeurs français, la comparaison des chiffres d'affaires sera loin d'être aussi déséquilibrée.

M. Gaël Menu. - Nous le précisons, 2 113 PME sont concernées par ce marché, sur les 2 800 éditeurs. Les PME représentent 74,6 % du marché, soit une part très importante. Il y a donc un ruissellement vers les PME.

M. Simon Uzenat, président. - Ce chiffre de 74,6 % recouvre-t-il des actes d'achat ou des volumes financiers ?

M. Gaël Menu. - Il s'agit de la proportion de PME parmi les 2 800 éditeurs présents sur le marché.

M. Simon Uzenat, président. - D'accord. Quel est le chiffre d'affaires de ces PME ?

M. Gaël Menu. - Il est de 800 millions d'euros.

Mme Sylvie Wethli. - Cela signifie bien que, à travers l'Ugap, ces PME bénéficient de la commande publique, laquelle a un véritable impact. Les chiffres d'affaires des majors sont peut-être importants, mais 55 000 commandes ont été adressées à des PME à travers ce marché, qui entame sa troisième année.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Certaines PME sont-elles montées en gamme ?

Mme Sylvie Wethli. - Tout à fait. Je pense à l'une de nos licornes, Doctolib, qui est apparue comme start-up dans la bibliothèque multi-éditeurs, juste avant la crise du Covid. Lors de cette crise, l'État a joué un rôle de sélection des éditeurs, en préconisant l'usage de certains d'entre eux. Le ministère de la santé cherchait un acteur français pour développer une plateforme permettant de prendre des rendez-vous en ligne. Le choix s'est fait sur Doctolib, Maiia et Keldoc. Il y a une volonté et un accompagnement de l'État. De même, le ministère de l'éducation a demandé à l'Ugap et à SCC de référencer une bibliothèque d'éditeurs pédagogiques, en estampillant bien évidemment les éditeurs français par rapport aux autres. Nous partageons tous la mission de faire en sorte que la commande publique ait un impact sur l'innovation, les start-ups et les sociétés françaises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quand elle est bien orientée, la commande publique peut avoir des effets sur nos start-ups. C'est une question d'orientation et de volonté.

Mme Sylvie Wethli. - Exactement. L'Ugap dispose d'ailleurs d'un département de politiques publiques, dans lequel travaillent des spécialistes de l'innovation et des start-ups. Avec l'Ugap et la French Tech, dans les régions, à Bordeaux, à Marseille ou à Saclay, nous invitons la communauté des éditeurs pour leur présenter le marché multi-éditeurs, la manière dont il peut accélérer leur croissance et les démarches à suivre pour y candidater. Ces actions sont spécifiquement dirigées vers les start-ups françaises.

Dans notre bibliothèque, les fiches fournisseurs précisent bien quelles sont les entreprises de la French Tech. Lorsque nous signons avec un éditeur français innovant, nous faisons de la communication pour préciser que le marché entre l'Ugap et SCC joue un rôle crucial pour le développement de telle ou telle entreprise, dans tel ou tel secteur. Le marché multi-éditeurs prévoit beaucoup d'accompagnement des politiques publiques.

M. Gaël Menu. - En ce qui concerne la mise en avant des PME, des entreprises françaises, des start-ups et de la French Tech en général, au moment où nous validons les éditeurs éligibles, le portail de l'Ugap met à disposition des usagers un moteur de recherche où ils peuvent rechercher tous les éditeurs spécialisés dans un domaine particulier, l'intelligence artificielle par exemple, ou en fonction de leur origine géographique. Les adhérents à l'Ugap, c'est-à-dire les acheteurs de la commande publique, peuvent ainsi détecter facilement et directement des éditeurs français innovants.

M. Simon Uzenat, président. - Si une collectivité cherche à faire appel à une entreprise de services numériques garantissant une immunité par rapport aux législations extraterritoriales, ce critère peut-il entrer en ligne de compte ?

M. Gaël Menu. - Il le pourrait, mais ce n'est pas le cas.

Mme Sylvie Wethli. - Nous pouvons évoluer sur ce point.

Nous vous avons exposé les mesures particulières que nous prenons pour mettre en avant les éditeurs français : labels lors de la candidature, identification des Siret, mots-clés dans le moteur de recherche. Nous organisons également divers événements, notamment des webinaires pour expliquer la commande publique aux nouveaux entrants. Nous assurons un support téléphonique qui recueille près de 300 appels par mois, souvent du fait de nouveaux entrants de taille moyenne. Dans le monde de l'édition, les collaborateurs des éditeurs sont assez mouvants, et il faut sans cesse évangéliser les acteurs autour de ce marché. Nous avons parlé du portail que nous avons développé, qui représente pour les entreprises un vrai bénéfice : en permanence, elles peuvent suivre l'avancée du processus d'achat, jusqu'à leur facturation.

M. Gaël Menu. - Ce que l'on observe aujourd'hui dans le cadre de ce type de marché - je parle ici des marchés multi-éditeurs, dont plusieurs sont actuellement actifs - c'est qu'ils sont exposés, à moyen et long terme, à un risque. Concrètement, une baisse importante des volumes s'annonce, en raison de l'évolution du modèle économique des grands éditeurs, qui s'orientent massivement vers des solutions de type software as a service (SaaS). Ce modèle privilégie le droit d'usage au détriment de la possession de la licence.

Les grands hyperscalers, que vous connaissez bien - Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure, Google Cloud et consorts - commercialisent directement leurs services via leur marketplace. Ces plateformes permettent d'acquérir des solutions SaaS sans passer par les circuits traditionnels. Dans le secteur privé, où j'interviens également, un grand nombre de contrats ont été signés entre ces hyperscalers et de grandes entreprises françaises.

Ces contrats prévoient des seuils de consommation de services cloud. Si les objectifs fixés ne sont pas atteints, les fournisseurs incitent les clients à acheter des logiciels via leur marketplace pour compenser ce déficit de consommation. À défaut, les sommes engagées sont perdues.

Cette logique commence à s'imposer également dans le secteur public. Les entités ayant souscrit à des contrats de services cloud avec ces grands opérateurs se voient appliquer les mêmes mécanismes. Par conséquent, la commande publique risque de se retrouver, à terme, contrainte d'acquérir ses logiciels via ces grandes marketplaces. L'Ugap, comme d'autres grandes centrales d'achat, pourrait voir se réduire significativement la demande initiale sur son marché multi-éditeurs.

Mme Sylvie Wethli. - Or, le marché attribué par l'UGAP est conçu pour favoriser les PME, notamment les éditeurs de taille modeste. Ces éditeurs ne sont pas présents sur les marketplaces des grands fournisseurs de cloud, et risquent donc d'être évincés.

M. Gaël Menu. - C'est l'un des risques majeurs.

Nos PME françaises n'ont qu'un accès limité aux grandes marketplaces internationales. Leur développement, comme leur promotion, repose donc largement sur des dispositifs tels que l'Ugap, plutôt que sur les contrats passés avec les plateformes des grands hyperscalers.

Mme Sylvie Wethli. - Par ailleurs, de nouveaux besoins apparaissent au sein des collectivités, notamment autour des thématiques de la ville intelligente, du bâtiment intelligent, de la gestion énergétique ou encore de la mobilité durable. Ces domaines, très techniques, sont souvent couverts par des éditeurs spécialisés, positionnés sur des niches technologiques. Ces entreprises, bien souvent françaises, accèdent à la commande publique grâce au marché multi-éditeurs de l'Ugap. En aucun cas elles ne se tourneront vers les marketplaces des grands fournisseurs de cloud, qui, de leur côté, ne manifestent aucun intérêt pour ces PME et start-ups innovantes. Le marché multi-éditeurs de l'Ugap joue donc un rôle essentiel.

M. Simon Uzenat, président. - L'horizon que vous évoquez sur le SaaS, qui est déjà très largement une réalité, notamment avec les hyperscalers américains, n'est pas celui que l'on veut rendre non négociable, comme s'il s'agissait d'une sorte de fatalité pour les acheteurs publics en particulier. Dans le cadre de nos auditions, nous essayons d'identifier toutes les alternatives possibles pour redonner des marges de manoeuvre et d'autonomie à nos acteurs, qu'ils soient publics ou privés, et au demeurant à notre pays et à notre continent. On voit bien le mouvement qui consiste à créer des phénomènes d'enfermement successifs. L'enjeu pour nous est de retrouver le maximum de marge de manoeuvre, en prenant appui sur les opérateurs français et européens.

Comment avez-vous intégré ces préoccupations au-delà de la commission d'enquête qui permet de mettre en lumière ces sujets ? Comment avez-vous pris en compte les remarques et les attentes qui ont pu être exprimées, que ce soit du côté des entreprises, TPE, PME et start-ups, ou du côté des acheteurs publics, avec des niveaux de maturité évidemment variables, sur des sujets tels que la sécurité, la souveraineté en matière d'hébergement des données, ou la recherche de solutions qui évitent de se mettre entre les mains de ces géants américains avec des risques qui ne font que grandir ? Comment, dans le cadre du dialogue que vous avez avec l'Ugap, pouvez-vous envisager une meilleure prise en compte de ce type de considérations ?

De plus, votre présentation indiquait, si je ne me suis pas trompé, que 70 % de votre chiffre d'affaires était lié au public. Est-ce exact ?

M. Gaël Menu. - C'est plutôt 60 % du chiffre d'affaires maintenant. Le taux de 70 % correspond plutôt à l'année passée. Nous vous avons fourni le chiffre du marché multi-éditeurs qui correspond à peu près à 24 % ou 25 % de notre chiffre d'affaires. Si on le ramène au niveau du groupe, il est de 17,4 %.

M. Simon Uzenat, président. - Ce qui signifie que, même si vous avez évoqué votre présence sur le secteur public, le marché de l'Ugap reste votre marché principal.

M. Gaël Menu. - C'est en effet notre plus gros marché. À côté de l'Ugap, nous intervenons auprès d'autres centrales d'achat, telles que le réseau des acheteurs hospitaliers (Resah) et la centrale d'achat de l'informatique hospitalière (CAIH). Nous travaillons aussi avec plusieurs centrales d'achat régionales. Le software constitue une part significative de notre activité, mais celle-ci ne s'y limite pas : nous intervenons également sur l'infrastructure et d'autres segments que vous connaissez bien.

Mme Sylvie Wethli. - Je souhaite apporter une précision importante concernant l'Ugap : son marché multi-éditeurs n'intègre pas les majors. L'Ugap a lancé, de manière distincte, des appels d'offres spécifiques pour Microsoft et pour Oracle. La logique retenue par l'Ugap repose sur une véritable bibliothèque d'éditeurs, construite pour favoriser l'accès au marché à de petits éditeurs. C'est une particularité de cette centrale d'achat par rapport à d'autres structures qui, elles, peuvent inclure les majors dans leurs marchés multi-éditeurs.

M. Gaël Menu. - Ce sont des compétiteurs de SCC qui possèdent ces marchés.

M. Jean-Luc Ruelle. - Si je comprends bien, lorsque vous avez un nouvel éditeur, vous passez un contrat de distribution avec lui, qui s'opère ensuite par le biais du marché que vous avez avec l'Ugap. Est-ce bien cela ?

M. Gaël Menu. - Pas vraiment. Nous acceptons ce nouvel éditeur tel qu'il vient, à partir du moment où il respecte les règles du marché de l'Ugap. Nous ne négocions pas de contrat avec l'éditeur.

M. Jean-Luc Ruelle. - Tout à l'heure, nous avons parlé des appuis que vous apportez, notamment en matière de promotion et de formation. Cela ne s'inscrit-il pas dans un cadre juridique formalisé ?

M. Gaël Menu. - Non, pas du tout. Notre rôle consiste à promouvoir les solutions technologiques que ces éditeurs peuvent mettre à disposition de la commande publique.

Par exemple, sur la cybersécurité qui a été évoquée précédemment, lorsqu'un éditeur intervient dans ce domaine, nous mobilisons en face de lui des experts issus de nos équipes, dont la mission consiste à mettre en lumière les capacités concrètes de l'éditeur à produire des solutions adaptées aux besoins identifiés.

M. Jean-Luc Ruelle. - Il n'y a donc pas de négociation entre vous et le développeur ?

M. Gaël Menu. - Non. C'est pour cela que nous pouvons être assez clairs sur la notion de rémunération chez SCC. De toute façon, le pourcentage ne bouge pas. Peu nous importe tant que l'objectif est atteint, c'est-à-dire tant que le client final, ou la commande publique, est satisfait de la solution qu'on lui fournit.

M. Jean-Luc Ruelle. - Dans la prescription, notamment en ce qui concerne les enjeux de souveraineté, quelle part pouvez-vous prendre ? Quelle action pouvez-vous exercer ? Cela peut être déterminant.

M. Gaël Menu. - Nous sommes en mesure de permettre à la commande publique d'identifier l'ensemble des acteurs du marché capables de répondre à un besoin spécifique en matière de souveraineté numérique. Nous avons recensé les principaux éditeurs intervenant sur ces sujets, et nous pouvons les mettre à disposition des acheteurs publics.

Ainsi, lorsqu'un ministère, une collectivité ou tout autre client final nous formule une demande claire, par exemple s'il souhaite une solution de cybersécurité exclusivement franco-française ou européenne, nous sommes en capacité de lui présenter précisément les solutions disponibles au catalogue de l'Ugap.

Mme Sylvie Wethli. - Dans cette logique, nous avons récemment organisé à Lyon un événement dédié à la cybersécurité, avec des acteurs français, uniquement, à travers le canal de l'Ugap. Cela correspondait à une demande qui nous avait été faite. Nous sommes à l'écoute des besoins spécifiques qui s'expriment dans le cadre des politiques publiques locales.

M. Gaël Menu. - Pour répondre à votre question, le seul levier concret que nous ayons identifié à ce jour consiste à accompagner l'Ugap dans le développement de ses propres moyens, afin de proposer de nouveaux services à la commande publique.

Nous développons nous-mêmes une marketplace interne, reposant sur une propriété intellectuelle intégralement maîtrisée, afin de pouvoir nous détacher des grandes plateformes de marché américaines, dont l'usage peut nous être imposé. J'invite d'ailleurs mes confrères français et européens à faire de même pour créer des alternatives.

Nous observons une migration massive des systèmes d'information de nos clients vers les hyperscalers internationaux. Si nous voulons maintenir notre position auprès de ces clients dans les années à venir, nous devons être en mesure de leur offrir un niveau de service équivalent, voire supérieur.

Nous estimons que cette capacité existe en France. Tel est du moins l'objectif que nous nous sommes fixé : développer nos propres marketplaces, à l'échelle nationale, spécifiquement dédiées à nos clients publics, qui, comme vous l'avez souligné, représentent l'écrasante majorité de nos commandes. Nous souhaitons non seulement les accompagner au mieux, mais aussi leur offrir une véritable alternative.

À ce titre, nous avons d'ores et déjà pris l'initiative de nous certifier sur l'ensemble des offres souveraines disponibles - Bleu, S3NS, et d'autres encore - et nous y assurons également la délivrance de services. Cela nous permet de proposer des prestations de haute qualité, portées par des ingénieurs implantés en France, et, demain, de fournir ces mêmes services via une marketplace entièrement franco-française, conçue et hébergée sur le territoire.

M. Simon Uzenat, président. - Quand vous parliez d'aider l'Ugap, quelle forme cela prend-il concrètement ?

M. Gaël Menu. - Nous les avons aidés dans le développement de plusieurs outils dont ils disposent. Nous nous efforçons également de les faire bénéficier de notre connaissance du marché, en leur signalant les évolutions que nous observons. Il arrive que l'acteur public soit en avance sur certains sujets ; d'autres fois, il prend du retard. Lorsque nous constatons que certaines dynamiques s'accélèrent dans le secteur privé, nous les en informons et nous leur proposons des développements.

M. Simon Uzenat, président. - Avez-vous des exemples précis d'outils ?

M. Gaël Menu. - Nous avons activement contribué au développement du projet Canal 4 au sein de l'Ugap. L'objectif est de formuler des préconisations et de fournir des conseils concrets sur ce qu'il est pertinent ou non de mettre en oeuvre. Nous bénéficions d'une connaissance approfondie de l'environnement public et de relations solides avec nos interlocuteurs, qui nous font part des difficultés qu'ils rencontrent, non seulement avec l'Ugap, mais également avec d'autres plateformes de marché.

De notre côté, nous remontons systématiquement les questions et attentes exprimées par les clients finaux. Bien entendu, ces remontées ne sont pas toujours prises en compte immédiatement, mais nous nous efforçons de pousser à leur intégration dans les évolutions du dispositif.

Mme Sylvie Wethli. - L'appel d'offres initial de l'Ugap mentionnait explicitement que le candidat devait être en mesure de mettre en oeuvre un outil de devis dématérialisé, pleinement intégré à la plateforme UGAP. C'est précisément l'objet du projet Canal 4.

Les bénéficiaires, qu'ils soient de petite taille, régionaux, hospitaliers, ministériels ou autres, partagent aujourd'hui des attentes claires : transparence, visibilité et rapidité. Ils veulent un prix juste et lisible, grâce, entre autres, par le taux d'intermédiation de SCC, mais aussi un accès rapide aux produits et services, sans devoir attendre deux mois pour obtenir un devis ou une licence.

Nous avons donc travaillé avec l'Ugap à l'automatisation des processus via le devis dématérialisé, en mettant en place un grand nombre d'interfaces de programmation d'application (API) entre nos systèmes respectifs, afin de fluidifier les échanges, d'éliminer les erreurs de saisie manuelle et, surtout, d'accélérer les délais de traitement pour les bénéficiaires.

Tout cela répond à un objectif simple qui est de servir efficacement la commande publique à travers l'Ugap.

M. Gaël Menu. - L'Ugap avait bien compris la nature du chantier demandé par les acteurs publics. Elle a donc veillé à simplifier l'ensemble du parcours, de la demande de devis jusqu'à la mise à disposition de la licence, dans un circuit automatisé et lisible, directement utilisable par l'acheteur public. Cela a donné le projet Canal 4 qui a pris du temps pour être mis en oeuvre, notamment en raison du volume de développement nécessaire du côté de l'Ugap, mais aussi des préconisations que nous avons formulées en tant que fournisseur de rang 1. Aujourd'hui, Canal 4 est opérationnel et utilisé par un grand nombre d'acteurs publics.

Les commandes peuvent désormais être passées directement, sans qu'il soit nécessaire d'entrer en contact avec quiconque. Cette automatisation représente un progrès considérable, en particulier pour les directions des systèmes d'information (DSI) et les équipes informatiques des clients publics, qui connaissent très bien leur métier et qui, parfois, ne font que renouveler des commandes et maîtrisent parfaitement leurs besoins. Ils n'ont pas besoin de discuter pendant des heures avec l'Ugap ou son fournisseur pour traiter un besoin. C'est là toute la simplicité de la démarche.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État, auteur du rapport au Premier ministre « Sécuriser l'action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit », et Didier Guérin, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation

(Mercredi 28 mai 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux de la journée en examinant un aspect du champ de notre commission d'enquête qui fait toujours réagir vivement les pouvoirs adjudicateurs, en particulier les collectivités locales : celui du risque pénal, lié au délit dit de favoritisme ou, selon l'article 432-14 du code pénal, « d'octroi d'un avantage injustifié » dans le cadre d'une procédure de la commande publique. Il est sanctionné de deux ans d'emprisonnement et d'une amende de 200 000 euros, et s'accompagne souvent d'une peine complémentaire d'inéligibilité.

L'objet de notre commission d'enquête n'est pas de remettre en cause le principe même d'un encadrement juridique rigoureux de la commande publique, au vu notamment de ses enjeux financiers. Toutefois, nous avons au fil de nos auditions constaté que ce risque pénal, tel qu'il est perçu par les élus et les acheteurs, est un facteur d'inhibition des initiatives innovantes et de l'adoption de techniques permettant d'améliorer la performance des achats. L'ensemble des représentants des acheteurs publics nous l'a répété lors de nos auditions.

C'est dans ce contexte que le Premier ministre avait confié en mars 2024 une mission de réflexion plus générale à M. Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État, afin d'évaluer comment lever les freins à l'action publique liés à cette situation et de faire évoluer le régime de responsabilité pénale des élus, au service de l'intérêt général. Le délit de favoritisme a bien fait l'objet d'un examen minutieux dans le cadre de ces travaux.

Pour échanger avec nous à ce sujet, nous recevons M. Christian Vigouroux, qui a remis son rapport le 13 mars dernier, accompagné de M. Florian Roussel, maître des requêtes au Conseil d'État et rapporteur général de la mission.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

M. Christian Vigouroux, président de section honoraire au Conseil d'État, auteur du rapport au Premier ministre « Sécuriser l'action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit ». - M. Florian Roussel n'ayant pas pu venir, je suis accompagné par M. Didier Guérin, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

En outre, vous me flattez en m'invitant à prêter serment de dire la vérité. J'aimerais bien que notre rapport soit la vérité, mais je ne le prétends pas.

M. Simon Uzenat, président. -

Il va de soi que les rapports administratifs ne revêtent pas de caractère de vérité absolue. Cependant, les propos que vous pourrez tenir au regard de faits vérifiables, ou vérifiés par les uns et par les autres, auront vocation à nourrir les conclusions de cette commission d'enquête que nous remettrons d'ici à la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet.

Je vous renouvelle donc mon invitation à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christian Vigouroux et M. Didier Guérin prêtent serment.

Au cours de nos travaux, l'ensemble de nos interlocuteurs a souligné la frilosité des acheteurs publics qui, conscients de ce risque pénal qui ne donne pourtant pas lieu à un contentieux de masse, chercheraient à s'en préserver en prenant des précautions extrêmes et en privilégiant la sécurisation juridique des procédures d'achat à l'innovation. Comment l'expliquez-vous ? La France est-elle bien le seul pays de l'Union européenne à sanctionner pénalement des infractions aux règles de la commande publique ?

Dans votre rapport, vous appelez à « revoir les éléments constitutifs du délit de favoritisme ». Pouvez-vous nous faire part de votre analyse à ce sujet et des constats que vous avez faits durant vos travaux ?

Un autre élément particulièrement critiqué de ce délit est l'absence de prise en compte, par le juge, de l'intention de son auteur. Le délit est en effet constitué dès qu'un acte contraire à la réglementation de la commande publique, qui est particulièrement complexe, est commis. La bonne foi ou l'urgence ne sont pas prises en compte et sont traitées de la même façon qu'un acte frauduleux. Vous invitez dans votre rapport à « mieux affirmer l'élément intentionnel du délit de favoritisme », sous la forme d'une piste de réflexion et non d'une recommandation. Pourquoi cette nuance ?

M. Christian Vigouroux. - Ce rapport a été commandé par un Premier ministre et remis à un autre. Il a été l'objet d'une réflexion collective, puisqu'ont bien voulu m'accompagner dans cette tâche M. Guérin et un collègue du Conseil d'État, Florian Roussel. Le Gouvernement avait mis à notre disposition deux responsables de l'inspection générale de l'administration et de l'inspection générale de la justice.

Conformément à la commande, le rapport a pour objet de sécuriser, plutôt que les personnes elles-mêmes. L'action publique doit pouvoir s'épanouir dans l'intérêt général et donc ne pas être bornée, retardée ou ses responsables intimidés par une mauvaise compréhension du risque pénal. L'abstention et le « précautionnisme » sont mauvais pour l'intérêt général, qui a été notre guide.

Pour bien comprendre le rapport, il s'agit de se tenir sur une ligne de crête.

En premier lieu, la répression des improbités est nécessaire. Pour cette raison, nous ne touchons pas - c'est volontaire - à la corruption ou au détournement de fonds. Peut-être suis-je un peu déçu de n'avoir jamais fait l'objet d'une tentative de corruption après quarante ans au Conseil d'État : cela jette un doute sur l'importance de mes fonctions, car, lorsque j'étais en responsabilité auprès de ministres dans des fonctions extérieures, j'ai connu une profusion de tentatives !

En second lieu, nous pensons que la sanction normale d'un mauvais comportement administratif est l'annulation de l'acte, au nom de la responsabilité administrative : la légalité de la décision est la première question à se poser, avant d'envisager une pénalisation. La distinction, à tort ou, à mon sens, à raison, entre justice administrative et justice judiciaire que connaît notre pays est faite pour cette raison.

J'en veux pour preuve un jugement du 31 décembre 2024 du Conseil d'État, portant sur le cas d'un gendarme qui n'a pas immobilisé le véhicule d'une personne manifestement ivre. Dans cette mesure, l'intéressé a commis une erreur d'appréciation, un accident se produisant. L'État a été tenu pour responsable, quitte à se retourner ensuite contre le gendarme. Ce dernier n'a pas été incriminé pénalement.

Vous ne trouverez pas dans le rapport de théorie sur la Cour de justice de la République : nous nous intéressons aux élus locaux, aux exécutifs départementaux, régionaux et communaux, aux préfets et aux directeurs départementaux des administrations.

Nous sommes seulement un comité d'experts qui émet des propositions. Aussi, ce rapport se présente sous la forme d'une boîte à outils que nous présentons aux autorités politiques, qui prendront ou ne prendront pas leurs responsabilités. J'ai accepté cette mission parce que j'ai connu moi-même des incidents ayant eu trait à la commande publique. Je pourrais donner des exemples de mises en accusation justifiées et injustifiées qui m'ont inspiré pour ce rapport, dont la rédaction nous a conduits à rencontrer beaucoup d'élus et de fonctionnaires.

J'en viens à notre conception de la commande publique. Nous avons une certaine idée de la probité : même si elle est absolument nécessaire, nous considérons qu'elle ne doit pas paralyser l'action. Elle doit être exigeante, mais pas aveugle.

La très symbolique décision du Conseil d'État du 9 mai 2012 « Commune de Saint-Maur-des-Fossés » illustre la ligne qui a été la nôtre durant la rédaction. Un marché on ne peut plus classique relatif aux bordures de trottoir est lancé. Parmi les chefs d'entreprise intéressés, une dirigeante a des relations sociales avec un élu, en tout bien tout honneur. Pour ne pas risquer un conflit d'intérêts, elle le déclare au pouvoir adjudicateur. Pourtant - c'est un comble ! -, la mairie l'exclut du marché. Le Conseil d'État a finalement donné raison à l'entrepreneuse. Celle-ci avait voulu que les choses soient claires, n'avait eu aucun mauvais comportement et avait donc le droit de vendre ses bordures. À mes yeux, cette affaire n'a rien d'anecdotique.

J'éclairerai la conception de la probité que j'ai voulu transcrire dans ce rapport à l'aide du contrôleur Cornabeuf dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Ce personnage, chargé pendant la Première Guerre mondiale de contrôler le marché des grenades destinées à l'armée, décide de prendre un centime sur chacune. Une fois ce prélèvement effectué, il est incorruptible, défendant les intérêts de la collectivité. Alors, est-il honnête ? D'un côté, son intervention permet de négocier des prix plus bas, de l'autre, il prend son centime. La probité est donc complexe. Je recommande à beaucoup de responsables publics de relire cet auteur !

J'en viens à la commande publique elle-même. Nous ne perdons jamais de vue l'article L. 3 du code de la commande publique, à savoir le grand principe d'égalité de traitement des candidats qui fait l'objet de développements dans notre rapport : aucune des mesures que nous prônons ne peut y être contraire. Au début, nous avions pensé à des dispositions exonérant les élus locaux et les fonctionnaires, mais pourquoi ne pas exonérer le chef d'entreprise privée dans ses relations à sa clientèle ?

Nous avons toujours fait attention à ne jamais proposer de mesures spécifiquement dédiées aux responsables et aux décideurs publics sans justification. Toutefois, quand le code pénal contient lui-même des dispositions et infractions propres aux élus et aux fonctionnaires, comme le délit de favoritisme, il nous a paru admis de nous pencher sur ces régimes particuliers et de faire des propositions concernant ces publics spécifiques.

Ainsi, dans notre rapport, vous trouverez surtout des mesures qui s'appliquent aux décideurs publics, mais certaines visent tous les citoyens et d'autres, au contraire, certains décideurs publics seulement. Je pense au pouvoir de dérogation des préfets, car des mesures étaient attendues sur le sujet. J'ai été entendu par vos collègues de la délégation aux collectivités territoriales et à la décentralisation à ce sujet.

Enfreindre les règles de la commande publique doit être sanctionné et peut l'être de différentes façons.

D'abord, la sanction peut provenir du juge administratif, par le recours pour excès de pouvoir et les recours contractuels lorsqu'ils sont prévus dans le code de justice administrative ; je pense au référé précontractuel. Le rapport de la Cour des comptes de décembre 2024 met en garde sur les déséquilibres de marchés, au détriment de la collectivité publique, où le délégataire s'entoure de garanties telles que celle-ci doit payer les éventuels déficits et ne rien gagner en cas de bénéfices. Nous prenons ces éléments en compte en suivant toujours une logique d'égalité et de légalité. Ces recours peuvent être le fait d'élus locaux ou d'organismes ayant un intérêt pour agir.

Ensuite, certains faits sont punissables au titre de la responsabilité financière, sur le fondement de l'ordonnance de 2022, ce qui préoccupe beaucoup les différentes parties. J'ai vu dans le journal Maires de France un article intitulé « Responsabilité financière : des risques contentieux accrus pour les élus » ou, dans une autre publication, un article intitulé « La responsabilité financière des gestionnaires publics : les directeurs hospitaliers très inquiets ». Nous n'ignorons pas ce sentiment, même si nous savons que cette responsabilité financière a été voulue sélective : il faut une violation de la règle et une faute grave.

La jurisprudence, encore balbutiante, précise que la « faute grave » doit être d'un niveau suffisant, répétée et systématique. Dans certains cas, il est déjà estimé que la méconnaissance ne présente pas forcément un caractère infractionnel. Le préjudice doit être significatif, notion qui commence à être délimitée.

Nous n'avons pas suivi les propositions allant dans le sens d'un basculement du délit de favoritisme et des infractions au droit de la commande publique vers la responsabilité financière, alors que sa réforme est encore récente. D'une part, nous n'étions pas sûrs que cela correspondait vraiment à l'objet de notre mission, qui était de stabiliser l'action publique face aux inquiétudes exprimées, d'autre part, le diagnostic est difficile à faire pour l'instant . Nous ne sommes pas en état de dire si la sélection impliquée par l'ordonnance de 2022 est ou n'est pas respectée.

Concernant la responsabilité pénale, nous n'oublions pas les grandes affaires, comme Schuller-Maréchal ou celle des lycées d'Ile-de-France, qui ont donné lieu à un arrêt du Conseil d'État du 9 mai 2023, après des condamnations pénales. Il s'agissait vraiment de systèmes traduisant une volonté de mettre en place un édifice corruptif.

Les difficultés sont de nature bien différente actuellement. Un sens de la nuance se perçoit chez les juges. Par exemple, il est difficile dans la commande publique de savoir s'il faut relancer une nouvelle procédure de mise en concurrence face à la survenue d'un événement inattendu. De fait, cela n'est pas nécessaire lorsqu'il y a eu cessation d'un contrat de commande publique et reprise par une autre entreprise aux mêmes conditions, selon un avis du Conseil d'État du 8 juin 2000. Elle n'est pas non plus nécessaire en cas de modification substantielle de la valeur initiale d'une concession. L'Assemblée nationale s'est penchée sur le sujet le 14 mai dernier.

Je vous expliquerai à présent notre raisonnement. Le favoritisme est un concept né d'une loi de circonstance, terme qui n'a rien de péjoratif, dans un contexte de crise sur la probité. De 1991 à 2013 en passant par 1993 et la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, les à-coups de sévérité renforcée en matière de lutte pour la probité - ce n'est pas nécessairement positif - sont toujours liés à des affaires de corruption ou à des incidents. Pour ma part, je préfère me pencher sur le sujet à tête reposée.

Même si, dans le droit pénal, nous avons abordé également le sujet de la prise illégale d'intérêts, je me concentre sur le favoritisme puisque telle était votre question.

Nous avons émis des propositions sur deux niveaux : celles que nous souhaiterions voir aboutir et celles qui constituent des pistes de réflexion que nous n'appuyons pas de tout notre poids, du fait des importantes conséquences potentielles et du risque de faire ensuite marche arrière. Un grand saut de sévérité est possible, mais nous ne mettons pas les pistes en ce sens au premier rang.

Pour le favoritisme, il ne doit pas y avoir de pénalisation quand le risque est justifié par un intérêt national prépondérant. Nous avons utilisé la formule de « nécessité impérieuse ». Je vous citerai deux exemples qui sont dans le rapport et que j'ai vus de mes propres yeux quand j'étais en responsabilité dans l'administration.

Un immeuble de bureaux de cinq étages est construit pour regrouper les effectifs d'une administration. Au cours des deux ans de chantier, une des nombreuses réformes fait que le personnel augmente de 50 %. Le chef de service souhaite dès lors sept étages, faute de quoi il risquerait de louer à nouveau un bâtiment onéreux à proximité. Un directeur de cabinet ministériel va dans son sens. Il ne relance pas par une mise en concurrence pour éviter retards, coûts supplémentaires et insatisfaction du service. Finalement, il se retrouve traduit devant la Cour de discipline budgétaire et financière pour ne pas avoir respecté une des règles sanctionnées par le délit de favoritisme, à savoir le dépassement du pourcentage du montant du marché initial qui, dans un avenant, impose une remise en concurrence.

Je considère qu'il s'agit d'une très bonne décision que j'ai prise en matière d'administration. Je savais que le procédé n'était pas tout à fait conforme aux règles, mais la nécessité était impérieuse. D'ailleurs, le chef du service avait offert de m'accompagner si je devais être attrait devant la Cour de discipline budgétaire et financière, pour témoigner du caractère fondé de l'intérêt public.

Mon deuxième exemple est à l'opposé : je montrerai ce que nous ne voulons pas tolérer. Il y a prescription, aussi, je peux en parler. Il fut une année où le plus gros marché public a été celui du renouvellement pour l'ensemble de la France des délégations portant sur la gestion des services pénitentiaires, comme la restauration, confiés au privé. Le service compétent a divisé la France en quatre zones pour ne pas confier à un seul opérateur l'intégralité du marché. À son lancement, il ne s'est trouvé qu'une seule entreprise par zone à répondre. Il ne restait plus qu'à demander l'adresse du restaurant où elles s'étaient réunies pour décider du partage !

Le ministre et son équipe ont demandé à l'inspection générale des finances de confirmer le caractère anormal de ce partage au bénéfice des entreprises. L'analyse a été validée et le marché déclaré infructueux, recommençant à zéro avec un changement des zones et l'introduction de l'exigence d'avoir trois candidats pour chacune. Quelques années après, la Cour des comptes a félicité l'équipe qui avait procédé à la relance de ce marché, car elle avait permis à l'État de réaliser des économies de plusieurs dizaines de millions d'euros.

Tout système d'organisation de détournement de la commande publique est absolument insupportable. Toutefois, des initiatives peuvent ne pas respecter à la lettre les règles, mais être justifiées au nom de l'intérêt général. Par conséquent, nous proposons d'exclure du champ de l'infraction l'acte accompli en vue de répondre à une nécessité impérieuse. Nous soumettons également une piste de réflexion : l'affirmation du caractère « délibéré » de l'infraction avec l'exigence d'un dol spécial. En choisissant d'introduire cet adjectif, donc d'exiger la preuve de la conscience et de l'organisation du favoritisme, la bascule de l'ensemble du dispositif irait peut-être un peu loin, réduisant les capacités à faire respecter la probité. Nous posons néanmoins la question.

Nous proposons également, conformément à ce que le Sénat avait proposé, la suppression de l'illégalité de principe des situations de prise illégale d'intérêts « public-public » : le souci électoral d'un élu à la fois maire et conseiller départemental ne nous paraît pas entrer dans le champ d'application du conflit d'intérêt public. D'ailleurs, le rapport Sauvé contenait un peu déjà une telle lecture.

Tant en matière de prise illégale d'intérêts que de favoritisme, nos propositions, si elles étaient reprises, transformeraient le paysage, étant entendu qu'en même temps nous présentons deux modifications qui dépasseraient le champ spécifique des décideurs publics, étant applicables à tous.

Premièrement, nous proposons de compléter l'article 122-3 du code pénal relatif à l'erreur de droit : lorsque l'administration prend une position publique et que le fonctionnaire ou l'élu s'y conforme dans une logique de rescrit, l'incrimination pénale serait réduite.

Deuxièmement, l'article 122-4 du même code vise à exonérer les actes qui ont été « commandé[s] » par l'autorité légitime, soit l'autorité administrative. Nous élargirions l'application de cette disposition à ce qui a été non pas commandé, mais « expressément autorisé ». Il ne s'agit pas d'une simple nuance. Pour ceux qui ont exercé et qui exercent tous les jours des responsabilités, qu'ils soient élus ou fonctionnaires, le commandement exprès et organisé est assez rare, tandis que la réponse à des sollicitations de subordonnés est très fréquente.

Ainsi, avec la modification de ces deux articles, nous rassurerions tout en respectant les grands principes, sans dévier de notre objectif, à savoir sécuriser l'action publique en permettant de punir ceux qui doivent vraiment l'être.

M. Didier Guérin, président honoraire de la chambre criminelle de la Cour de cassation. - Mon âge me permettant d'avoir connu l'origine de la loi de 1991, j'apporterai une précision historique. Cette incrimination avait des fins utilitaires, sur demande d'un service du ministère des finances : la mission interministérielle des marchés publics cherchait à obtenir des pouvoirs de police judiciaire. La chancellerie, où j'étais alors, a répondu que la police judiciaire existait déjà du côté de la gendarmerie et de la police nationale pour constater des délits comme l'escroquerie ou l'abus de confiance. Qu'à cela ne tienne, un délit spécial a été imaginé : le favoritisme.

Il faut reconnaître qu'en matière de qualité de la loi, du point de vue de la précision, ce délit est depuis l'origine assez critiquable, dans la mesure où il pénalise tout un code, et même ses dispositions réglementaires. Pourtant, en principe, les délits sont définis au travers d'une loi. Celle-ci ne peut renvoyer à un décret pour indiquer les éléments constitutifs des infractions.

Par conséquent, nous n'avons pas considéré durant notre réflexion que le favoritisme était ancré dans la loi sans modification possible.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avec tout le respect que je dois à la justice, je trouve que les élus locaux sont parfois frappés plus sévèrement que le citoyen. Je donnerai l'exemple d'un élu local qui a commis quelques erreurs dans ses procédures de passation de marchés publics. À la suite, comme toujours, d'une plainte de l'opposition, trois problèmes ont été relevés.

Le premier a trait à un marché d'entretien annuel d'un montant de 40 000 euros, soit 120 000 euros au bout de trois ans : un appel d'offres était nécessaire. Malheureusement, la directrice générale des services (DGS) de la petite commune concernée n'a pas suivi la procédure et l'élu a été incriminé.

Une deuxième erreur a été de créer un chantier d'insertion pour rénover la mairie : une année la toiture, une année l'intérieur... Cela est également illégal.

Le dernier problème a été de passer un marché en urgence à la suite d'un avis de tempête pour réparer le clocher d'une église qui menaçait de s'effondrer. Le montant n'étant que de 5 000 euros, la mairie n'est pas passée par les architectes des Bâtiments de France : elle a fait appel à un professionnel qui pouvait répondre plus vite à la demande.

Ces erreurs cumulées ont abouti, après enquête, à deux années d'inéligibilité, sans qu'aucun enrichissement personnel soit constaté. Aussi, je souhaiterais introduire un droit à l'erreur pour les élus. Les faits que j'ai cités auraient dû être détectés par le contrôle de légalité, travail qui n'a pas été fait. La méconnaissance peut être la cause de ces erreurs : nul ne peut tout savoir.

Dès l'instant qu'aucun enrichissement personnel n'a lieu, une exception juridique est-elle possible ? Serait-il du moins possible de prévoir un « carton jaune » en première instance, avant un « carton rouge » en cas de réitération ? Une certaine forme de justice a la main très lourde dès qu'il s'agit d'élus locaux.

M. Christian Vigouroux. - Les fractionnements de marché et les avenants sont particulièrement visés par l'Agence française anticorruption (AFA) et par tous les pédagogues de l'égalité. Pourtant, quand le clocher de l'église risque de tomber, le critère de « nécessité impérieuse » signifie quelque chose !

Dans le chapitre premier de notre rapport, portant sur la prévention, nous ne suggérons pas d'accorder un certificat anti-incrimination pénale aux décideurs publics. Cela serait constitutionnellement délicat : il vaut mieux ne rien faire que donner de faux espoirs. En revanche, nous proposons une série de mesures sur les consultations préalables et les garanties.

Le notariat en France dispose dans les régions des centres de recherches, d'information et de documentation notariales (Cridon) pour répondre immédiatement aux questions de ses membres tandis que l'Allemagne peut compter sur le Städtebund, une fédération de collectivités territoriales qui donne des avis et accompagne les élus. Aussi, des études et consultations préalables, y compris de l'AFA ou du tribunal administratif, pourraient être menées pour que l'élu ou le fonctionnaire sache rapidement quelle est sa marge de manoeuvre. D'ailleurs, il y a quelques années, le ministère de l'intérieur accordait aux préfets une dotation pour qu'ils puissent consulter des avocats spécialisés en matière de contrôle de légalité. La pratique s'est un peu perdue.

Je pense que nos administrations, relevant soit de l'État, soit des collectivités locales, doivent faire comme les entrepreneurs en s'accompagnant de conseils pour prendre des décisions importantes. Je sais bien que certaines collectivités n'ont pas les moyens. En ce sens, nous posons la question du rôle des centres de gestion : il est certainement possible de mutualiser les moyens afin de fournir une capacité de réponse rapide dédiée à l'information des élus.

M. Didier Guérin. - La proposition n° 10 du rapport répond en partie à votre question. Au fond, peut actuellement être incriminé celui qui a agi par négligence. Le fait de rajouter le critère de l'intentionnalité puis de préciser « à moins que ces faits n'aient eu pour finalité que la réalisation d'un objectif d'intérêt général impérieux » serait déjà de nature à fournir à l'élu local inquiété par des poursuites judiciaires le moyen d'exciper de la négligence et de l'absence d'intention. Ce rapport ne répond pas à toutes vos préoccupations, mais il contient certains progrès.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous nous confirmer que la France est le seul pays de l'Union européenne à sanctionner pénalement les infractions aux règles de la commande publique ?

Par ailleurs, la règle des trois devis revient régulièrement dans nos auditions. Quel regard portez-vous sur le sujet ? Certains s'interrogent sur la mise en oeuvre effective de cette préconisation, d'autres apprécient qu'une marge de manoeuvre soit offerte pour que l'acheteur public mène les procédures de façon plus souple.

M. Christian Vigouroux. - Sommes-nous le seul pays ? Je ne le confirmerai pas et me garderai bien d'avancer une preuve négative. En Grande-Bretagne et en Allemagne notamment, les questions de probité sont examinées avec une grande rigueur. Je ne présenterai donc pas, d'après les quelques éclairages que nous avons reçus, la France comme soumise à un martèlement judiciaire. Ce n'est pas ma perception après un an de travail.

M. Simon Uzenat, président. - Ma question portait seulement sur le lien avec la justice pénale. Je ne portais aucune autre appréciation.

M. Christian Vigouroux. -Je ne dirai pas que la France est la seule à pénaliser la corruption et le favoritisme. D'ailleurs, la répression fait l'objet d'une certaine souplesse, tant du côté du contrôle de la légalité - j'en suis sûr puisque je l'ai pratiqué - que de la responsabilité financière, comme ont pu me le signaler mes collègues de la Cour des comptes et comme j'ai pu m'en rendre compte comme « client », pour ainsi dire. Je vous ai cité quelques exemples de prise en compte par le juge des nécessités fonctionnelles.

Par rapport à la « règle » des trois devis, j'ai rappelé, en citant un article préliminaire du code de la commande publique, le principe de la concurrence et de l'intérêt public, en vue de faire respecter un certain ordre public passant par l'égalité et la transparence. En matière de légalité et de responsabilité financière, le non-respect de la recommandation des trois devis ne suffit pas à déclencher une répression. Quant au juge pénal, même si le favoritisme a un ressort quelquefois présenté comme automatique, le juge - cette question a fait l'objet de plusieurs réponses parlementaires détaillées - est prudent : si le responsable public montre qu'il a fait des comparaisons, même si elles ne prennent pas la forme de trois devis, elles seront un élément à décharge.

M. Didier Guérin. - En réalité, le favoritisme est qualifié de « délit obstacle ». Dans l'esprit des parquets - ils mettent en avant cet argument -, il est plutôt le moyen de s'immiscer dans certains dossiers pour essayer de détecter des faits d'atteinte à la probité, en engageant des enquêtes préliminaires. Il est donc clair que cette politique pénale ne conduit pas à des condamnations en masse. En 2023, à peine seize condamnations pour favoritisme ont été prononcées.

M. Christian Vigouroux. - Très souvent, les délits de prise illégale d'intérêts et de favoritisme qui frappent le responsable public ne se substituent pas, mais se cumulent.

Nous proposons donc trois mesures importantes en matière de prise illégale d'intérêts, ce délit connaissant une dynamique : la suppression de l'illégalité de principe des situations de conflits d'intérêts « public-public », qui serait une petite révolution, le motif impérieux d'intérêt général et la refonte des dispositions du code pénal relatives à cette infraction.

En effet, le code incrimine actuellement tous les actes du décideur qui seraient « de nature à compromettre son impartialité, son indépendance ou son objectivité ». Nous proposons de remplacer « de nature à compromettre » par « compromettant ». Les spécialistes comprennent très bien la portée de notre remarque.

Par conséquent, nous ne suggérons volontairement pas de renversement des idoles. Nous savons qu'une nouvelle loi surviendrait trois ans après pour durcir à nouveau les règles ! Néanmoins, une fois rapprochées, ces mesures modestes - favoritisme, référence à une prise de position administrative dans notre monde de circulaires... - sont significatives.

M. Simon Uzenat, président. - Vous parlez de mesures modestes. Nous considérons qu'il faut proposer des pistes d'action très opérationnelles en matière de commande publique. C'est tout l'objet de notre rapport, comme du vôtre. Au cours de vos rencontres avec de nombreux élus locaux, quelles attentes, préoccupations ou inquiétudes vous ont le plus frappés ?

M. Christian Vigouroux. - L'inquiétude est commune aux élus, y compris aux élus ne dirigeant pas de grandes collectivités ou de grands groupements de collectivités, et aux fonctionnaires, tels que les préfets ou les sous-préfets. La responsabilité fait éprouver de la solitude.

Nous procédons dans le rapport à des développements importants sur l'accompagnement. Le Conseil d'État a rappelé l'absence de protection fonctionnelle devant la justice financière, car ce n'est pas une procédure pénale. Les personnes dans cette situation - je me suis moi-même retrouvé devant la Cour de discipline budgétaire et financière - peuvent donc se retrouver sans conseil. Parfois, au moment d'être incriminées, elles servent une autre administration que celle concernée par la procédure. Il en va de même pour les élus : ils ont pu ne pas être réélus. Ainsi, l'administration met moins d'énergie pour les soutenir.

Nous avons donc des propositions en matière non seulement de protection fonctionnelle, mais également d'assistance et d'accès à des archives pour que chacun puisse se justifier. Si vous avez géré au mieux possible et que vous avez commis une erreur, savoir que l'institution que vous serviez, qu'il s'agisse d'une collectivité territoriale ou de l'État, sera présente à vos côtés peut changer les choses. Il va de soi que, si vous avez commis une faute personnelle, vous passerez devant le juge pénal.

Nous avons été surpris par tant de reculs devant les responsabilités, même si je comprends le « précautionnisme ». En effet, quiconque s'est trouvé dans une situation délicate a tendance à reporter la prise de décision ou à en laisser à son successeur la mise en oeuvre. Il y a mille manières de ne pas agir, alors que nous sommes dans un pays où la règle a toujours su être interprétée en fonction de la question Qu'est-ce que le bien commun ?, pour reprendre le titre d'un livre dédié à M. Sauvé. Pour citer une des contributions à cet ouvrage, j'ajouterai : « Déontologie publique et bien commun : qui trop embrasse, mal étreint ? ». De fait, cette conciliation doit être un axe de politique pénale et de politique tout court. Ce n'est pas un hasard si l'article 432-12 du code pénal, présenté comme trop invasif, est cité dans ce texte.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vos propos sont rassurants, mais j'ai le sentiment qu'une génération de juges sanctionne plus sévèrement les élus sans prendre en compte les différents éléments d'appréciation que vous avez mentionnés, dont l'absence d'enrichissement ou une erreur qui aurait été commise par la secrétaire de mairie.

M. Christian Vigouroux. - Je ne conteste pas vos affirmations, monsieur le rapporteur ; au contraire, c'est pour cette raison que j'ai accepté de rédiger ce rapport, qui a vocation à alerter les autorités sur une situation insatisfaisante.

Pour prendre un exemple, lors d'une fête qui avait été organisée dans une petite commune par un maire qui ne disposait sans doute pas de cinquante gardes champêtres et qui avait donc choisi de la tenir dans le centre-ville, une mère qui avait peut-être un peu trop bu est tombée dans un cours d'eau avec un landau : elle a été sauvée, mais pas son enfant, et le maire a été mis en cause pénalement, ce qui a suscité une levée de boucliers locale.

J'ai participé aux travaux préparatoires de la loi Fauchon tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, texte qui avait permis de parvenir à un équilibre qu'il serait bon de rétablir aujourd'hui. Je souhaite donc qu'il y ait un « avant » et un « après » notre modeste rapport, comme cela a été le cas avec la loi Fauchon.

M. Didier Guérin. - Il est possible que certains jugements aient été excessivement sévères, mais je réinsiste sur le fait que le caractère trop vague et trop général des textes en vigueur peut aboutir à ce type de jurisprudence. Si nous souhaitons incriminer le favoritisme uniquement dans l'hypothèse de l'enrichissement personnel, par exemple, écrivons-le dans les textes. Une modulation des sanctions pourrait également être envisagée.

M. Christian Vigouroux. - Nous n'avons pas exploré cette piste, car il peut être nécessaire, pour l'ordre public économique et politique, de donner des coups d'arrêt, même dans l'hypothèse où il n'y aurait pas eu enrichissement personnel.

M. Simon Uzenat, président. - Les opinions ne sont sans doute pas unanimes sur ce point au sein de la commission.

M. Didier Guérin. - Il est aussi proposé de revoir la notion de mise en examen, car faire mettre en examen un adversaire est un aboutissement qui peut être visé par certains dans le cadre du combat politique. Il est donc suggéré de la limiter aux cas strictement nécessaires et de n'avoir recours qu'à la notion de témoin assisté, qui pourrait être moins humiliante pour les personnes mises en cause.

M. Christian Vigouroux. - Cette proposition vaut pour tous les citoyens, et pas uniquement pour les décideurs publics.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence » de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF)

(Mardi 3 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous engageons notre dernière semaine d'auditions sur le fond des travaux de notre commission d'enquête, avant de recevoir les ministres et anciens ministres dont nous estimons qu'ils permettront de faire la lumière sur divers éléments qui suscitent encore des interrogations chez nous.

Nous revenons à l'examen économique de la commande publique, à la recherche de constats objectifs sur le surcoût perçu des procédures de la commande publique par rapport aux achats privés.

Ceux-ci peuvent être liés à des pratiques anticoncurrentielles développées par les entreprises pour se partager les marchés, ainsi que nous l'avons évoqué avec M. Benoît Coeuré, président de l'Autorité de la concurrence.

Toutefois, cette autorité n'est pas la seule à agir contre les ententes dans les marchés publics. Au quotidien, partout sur le territoire, les services de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) sont chargés de la détection de ces pratiques, dans le cadre d'enquêtes souvent conduites à l'échelle d'un secteur économique.

Pour nous présenter l'action de la DGCCRF en la matière, nous recevons M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés, qui est accompagné de Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation, et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence ».

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thomas Pillot, Mme Carla Deveille-Fontinha et Mme Stéphanie Deguilly-Lepage prêtent serment.

Comme l'ont rappelé les experts et acheteurs que nous avons auditionnés, les acheteurs publics sont victimes, par nature, d'une asymétrie d'information avec les acteurs économiques, que certains d'entre eux cherchent à exacerber par des pratiques anticoncurrentielles. Quels sont les mécanismes de détection que vous avez mis en place et les données que vous analysez pour détecter ces anomalies ?

L'étendue du champ de la commande publique fait par ailleurs apparaître une multitude de situations différentes, avec des acheteurs parfois moins à même de détecter des comportements anticoncurrentiels ou de réagir, alors que l'exécution d'une politique publique ou la réalisation d'un projet d'intérêt local peut dépendre d'un marché. Ces acheteurs publics font-ils appel à vous dans de telles circonstances ?

Surtout, certains secteurs sont-ils plus affectés que d'autres par ces pratiques ? Géographiquement, certains territoires sont-ils plus touchés que d'autres ?

Menez-vous, outre votre activité répressive liée à votre pouvoir d'enquête et de sanction, un travail de prévention à l'égard des acteurs économiques ?

Enfin, vous pourrez nous préciser comment votre action s'articule avec celle de l'Autorité de la concurrence, à qui vous transmettez vos rapports d'enquête. Coordonnez-vous avec elle votre activité en matière de surveillance de la commande publique ?

M. Thomas Pillot, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Nous sommes ravis de venir témoigner ce matin pour vous présenter l'activité de la DGCCRF en ce qui concerne la commande publique.

La vocation de la DGCCRF est de garantir l'ordre public économique, en veillant au respect d'un certain nombre de règles. Cependant, elle n'est pas chargée de s'assurer du respect des règles spécifiques à la commande publique en elle-même - cette mission relève des préfectures, dans le cadre du contrôle de légalité.

La finalité de la mission générale de la DGCCRF est d'essayer de conforter la confiance que les entreprises, les consommateurs, mais aussi les collectivités et l'ensemble des acheteurs publics peuvent avoir dans l'économie. Il s'agit plus largement d'assurer le bon fonctionnement des marchés et de l'économie.

En ce qui concerne la commande publique, il est essentiel que les entreprises, notamment les très petites entreprises (TPE) et les petites et moyennes entreprises (PME), puissent avoir confiance lorsqu'elles soumissionnent à un marché, en étant assurées que le jeu sera pleinement concurrentiel.

Si l'on se place du point de vue d'une collectivité, d'un acheteur hospitalier ou d'un acheteur public en général, il est évidemment important que de pouvoir bénéficier des fruits de la croissance. Concrètement, de quoi parle-t-on ? De la qualité de l'offre, de son amélioration et/ou de la réduction du prix grâce au jeu concurrentiel, afin de mieux répondre, in fine, aux besoins des entités publiques qui recourent à la commande publique.

Les agents de la DGCCRF, que ce soit en administration centrale ou dans les services déconcentrés, interviennent pour détecter les pratiques anticoncurrentielles et lutter contre celles-ci. Il s'agit de lutter à la fois contre des ententes anticoncurrentielles et des abus de position dominante.

Les ententes sont définies en droit français à l'article L. 420-1 du code de commerce, et réprimées au niveau européen par l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Elles recouvrent des actions concertées, des conventions expresses ou tacites, ainsi que des coalitions qui limitent l'accès au marché ou la libre concurrence par d'autres entreprises, entravant ainsi la libre fixation des prix, limitant la production ou organisant une répartition des marchés.

Il convient par ailleurs de préciser que ce sont non pas les positions dominantes qui sont réprimées, mais bien les abus de position dominante, en vertu de l'article L. 420-2 du code de commerce et, au niveau européen, de l'article 102 du TFUE. Ces abus recouvrent l'exploitation abusive, par une entreprise ou un groupe d'entreprises, d'une position dominante.

Il n'existe pas de liste exhaustive de ce que constitue un abus, mais on peut citer quelques cas bien connus de la jurisprudence : le refus de vente, la vente liée, les conditions de vente discriminatoires, la rupture abusive des relations commerciales ou encore l'abus de dépendance économique.

Ces pratiques sont parmi les plus complexes à caractériser, car il ne s'agit pas simplement de vérifier le respect d'une règle formelle - contrairement, par exemple, aux poursuites administratives de la DGCCRF. Cette complexité explique la longueur et la difficulté des enquêtes sous-jacentes pour les mettre à jour. De plus, ces activités sont généralement secrètes, ce qui complique encore nos travaux.

Outre cette action répressive, nous entretenons des contacts avec nombre d'acteurs de la commande publique, qu'ils soient publics ou privés, pour diffuser une culture de la concurrence et sensibiliser au respect de ces règles.

La DGCCRF est chargée de détecter les pratiques. Cela commence par le repérage d'indices, qui nous amènent à nous interroger sur l'existence potentielle d'infractions de ce type. Quand ces indices deviennent sérieux, nous engageons une enquête. Et, si celle-ci établit l'infraction au regard de la loi, nous envisageons alors des suites de nature répressive.

Nous agissons en complémentarité avec l'Autorité de la concurrence. Elle est chargée des affaires aux enjeux les plus importants, essentiellement au stade des sanctions, mais elle peut aussi intervenir plus tôt, lors des enquêtes. Elle se nourrit des travaux de la DGCCRF plus en amont de la phase opérationnelle : en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, une décision sur deux de l'Autorité de la concurrence trouve sa source dans les investigations initialement conduites par la DGCCRF.

Ce modèle français, singulier, est néanmoins considéré comme pertinent : comme le souligne régulièrement le président de l'Autorité de la concurrence, il permet de bénéficier de la couverture territoriale offerte par le réseau des agents de la DGCCRF, présents en services déconcentrés, tout en associant une autorité indépendante, particulièrement importante pour les affaires à forts enjeux. Ce dispositif répond à une exigence du droit européen et reflète une bonne pratique.

Les missions de la DGCCRF visent à la fois à protéger les entités publiques, souvent victimes de ces pratiques qui entraînent des surcoûts ou une moindre qualité. Elles offrent aussi une fenêtre d'observation sur le comportement des acteurs économiques, grâce à l'accès aux données issues des appels d'offres publics. Ces données sont plus directement accessibles que les informations relatives aux achats privés - moins formalisés -, ce qui facilite l'identification des pratiques préjudiciables non seulement pour les acteurs publics, mais aussi pour les acteurs privés, et plus largement, pour l'économie dans son ensemble.

J'en viens à notre organisation. Les agents de la DGCCRF sont présents sur tout le territoire, notamment au sein des directions départementales interministérielles, qu'il s'agisse des directions départementales de la protection des populations (DDPP) ou des directions départementales de l'emploi, du travail, des solidarités et de la protection des populations (DDETSPP), et au sein des directions régionales de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (Dreets). Environ 130 enquêteurs consacrent une part significative de leur activité à la commande publique, certains y travaillant même à temps plein dans les zones denses. Ce maillage territorial s'étend également aux départements d'outre-mer (DOM). Il s'appuie sur une vision large de l'économie, tirant parti de divers indicateurs économiques pour compléter les missions spécifiques à la commande publique.

En administration centrale, le bureau « Politique et droit de la concurrence », dirigé par Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, assure à la fois le pilotage de l'ensemble de cette activité ainsi que l'interface avec les services de l'Autorité de la concurrence, avec lesquels nous entretenons des échanges permanents.

M. Simon Uzenat, président. - Vous avez abordé ce sujet de manière très large, mais pourriez-vous préciser quels mécanismes et quelles données vous utilisez pour détecter ces anomalies ? Lors des auditions que nous avons menées ou des déplacements que nous avons effectués - notamment dans le Morbihan et le Nord -, des opérateurs économiques et des acheteurs publics ont rapporté avoir été victimes de telles pratiques. Ils évoquent des effets d'aubaine, mais aussi des mécanismes qu'ils n'ont pas pu objectiver. Qu'en est-il des travaux menés par vos services dans les territoires et au niveau central ? Enfin, de quels moyens disposez-vous, et estimez-vous être suffisamment dotés pour répondre aux attentes des acheteurs publics ?

Mme Stéphanie Deguilly-Lepage, cheffe du bureau « Politique et droit de la concurrence » de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Les enquêteurs de la DGCCRF ont pour mission de détecter les pratiques anticoncurrentielles que sont les ententes et les abus de position dominante. Ils ciblent principalement les pratiques d'ententes dans les marchés publics : les échanges d'informations avant le dépôt des candidatures, la coordination des candidatures au travers d'offres de couverture, ainsi que des accords plus élaborés de partage de marché à l'échelle locale ou nationale, voire au-delà. Ils recherchent aussi les collusions, qui consistent en la formation de groupements en vue de se répartir les marchés.

Par quels moyens procèdent-ils ? Tout d'abord, par une veille dans la commande publique, notamment grâce à leur participation aux réunions organisées par les acheteurs. À ce jour, seules les collectivités territoriales peuvent inviter les agents de la DGCCRF, à titre facultatif ; cette invitation n'est pas obligatoire pour les autres acheteurs, comme ceux de l'État ou du secteur hospitalier. Cette mission de veille est confiée aux différentes structures au regard de leurs enjeux. Néanmoins, une tâche nationale - une enquête relevant de notre programme national des enquêtes - structure cette mission autour d'axes spécifiques partagés.

Un deuxième moyen de détection, en particulier via la participation aux commissions d'appel d'offres, repose sur la relation d'intérêt partagé avec les acheteurs publics. Ceux-ci peuvent ainsi se rapprocher de nos services pour signaler des dysfonctionnements dans leurs procédures. Au niveau local, les structures régionales développent leurs relations avec les chambres régionales des comptes (CRC), notamment par des protocoles, ou de manière plus informelle, avec les principaux acheteurs de leur ressort, tels que les conseils départementaux, les offices publics de l'habitat (OPH) ou les syndicats des eaux.

Une troisième source d'indices pour nos enquêteurs provient des signalements déposés par les candidats évincés ou tout autre tiers intéressé, via les applications de signalement propres à la DGCCRF. De plus, les signalements de lanceurs d'alerte commencent à remonter, même si ce dispositif reste encore jeune.

Sur la base de ces signalements ou des axes d'investigation préalablement définis dans le cadre de la tâche nationale, les services d'enquête ciblent certaines procédures et réalisent une analyse des pièces de marché afin d'identifier des indices.

Les moyens engagés incluent également les renseignements recueillis auprès des acheteurs eux-mêmes, qui peuvent être interrogés à cette occasion. À ce stade, il s'agit de collecter des informations susceptibles de justifier l'ouverture d'enquêtes plus approfondies, notamment par des opérations de visite et de saisie. Des présomptions suffisantes sont nécessaires pour que le juge puisse ordonner ces mesures.

Quelles sont les typologies d'indices d'entente en commande publique ? Je vais vous en citer des exemples, de manière non exhaustive. Cela peut être : des indices relatifs aux montants des offres, par exemple des propositions de prix identiques ou des coefficients linéaires de majoration entre deux bordereaux de prix ; des indices fondés sur l'estimation de prix du maître d'ouvrage, c'est-à-dire un ensemble de propositions de prix supérieures à l'estimation administrative, à l'exception de l'une d'entre elles, légèrement inférieure - c'est typiquement le cas de figure des offres de couverture ; des indices relatifs au contenu des offres : présentations similaires, erreurs ou rajouts identiques, oublis de toute nature, qui rendent l'offre irrégulière ; des indices relatifs à l'attitude des soumissionnaires, comme des désistements observés après le retrait des dossiers de consultation ou un refus de régulariser une offre après demande de l'acheteur public ; la constitution systématique de groupements pour des marchés de faible montant, rien ne justifiant ni économiquement ni techniquement la formation de ce groupement, qui, en réalité, n'a vocation qu'à assécher la concurrence et à se répartir les marchés. Enfin, les enquêteurs sont aussi attentifs aux modalités d'exécution des prestations, notamment lorsque la majeure partie de l'exécution du marché est réalisée par une seule société du groupement ou par un seul sous-traitant, la sous-traitance pouvant être, au stade de l'exécution, un moyen de compenser la répartition des marchés préalablement décidée.

Tels sont les signaux d'alerte et les comportements inhabituels que recherchent nos enquêteurs et qui peuvent constituer des indices de pratiques anticoncurrentielles.

S'ils émanent d'une structure départementale, ces indices sont ensuite transmis aux brigades interrégionales d'enquêtes de concurrence, qui en évaluent la solidité et décident de les transmettre ou non à l'administration centrale, laquelle, avant de diligenter des investigations, doit proposer à l'Autorité de la concurrence de s'en saisir. Si celle-ci décline, ce sont les brigades interrégionales de concurrence qui mènent les investigations, en pouvoirs simples ou renforcés - notamment de perquisition -, afin, cette fois, de démontrer les pratiques. Il s'agit alors de qualifier l'entente et, pour ce faire, il est nécessaire de démontrer l'accord de volonté, ce qui peut supposer d'écouter les opérateurs visés ou de rechercher les preuves via les moyens renforcés.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - 130 enquêteurs, ce n'est pas beaucoup par rapport à la taille du pays et au nombre de marchés publics ! Cela fait à peine plus d'un par département. Pour couvrir la fraude, cela paraît très léger...

Quel est le nombre de saisies effectuées chaque année ?

Les remontées viennent-elles plus des donneurs d'ordre ou des entreprises candidates ?

Dans le domaine des nouvelles technologies, certains acteurs paraissent hégémoniques sur les marchés publics importants - je pense aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), notamment à Microsoft. On a l'impression que nos entreprises françaises de taille moyenne ne sont pas forcément dans le jeu. Avez-vous des exemples précis de distorsion au détriment des start-ups et des PME sur des marchés importants ? Quelle est votre vision du sujet ?

M. Thomas Pillot. - 130 personnes, est-ce assez ou non ? L'effectif de la DGCCRF est d'à peu près 3 000 personnes, dont 2 000 enquêteurs environ, soit une vingtaine d'enquêteurs en moyenne par département. Qu'un enquêteur par département travaille sur la commande publique est déjà un effort relativement considérable à l'échelle de ce qu'est la DGCCRF, sachant que nous nous occupons de tous les sujets de consommation dans un grand nombre de secteurs de l'économie. Je laisse chacun libre de son avis sur l'ampleur de nos moyens dans le contexte budgétaire...

Nos agents nous remontent de l'ordre de 250 indices chaque année. Nous les incitons à faire preuve d'ouverture dans cette remontée : il faut viser assez large au départ pour, à la fin, récupérer les affaires à plus forts enjeux.

Nous considérons qu'à peu près la moitié des indices analysés - soit de l'ordre de 120 chaque année - donnent lieu à l'engagement d'une enquête. Une fois ces enquêtes terminées, une vingtaine de rapports environ établissent des pratiques anticoncurrentielles et, selon les années, de 1 à 5 rapports donnent lieu à des sanctions par l'Autorité de la concurrence - nous nous emparons des autres affaires pour leur donner des suites proportionnées.

Depuis 2009, l'Autorité de la concurrence a rendu environ 20 décisions fondées sur des indices ou des enquêtes menées par les agents de la DGCCRF, et, sur le bas du spectre, c'est-à-dire sur les affaires qui n'ont pas été prises par l'Autorité, nous avons dû engager des transactions-injonctions pour une quarantaine d'affaires.

Pour ce qui concerne les moyens de répression, nous sommes favorables à une évolution de la répartition des compétences entre l'Autorité de la concurrence et la DGCCRF.

Nous partageons deux convictions fortes avec l'Autorité de la concurrence. Premièrement, celle-ci doit garder un droit de première suite sur toutes les affaires. Si elle souhaite traiter d'une affaire, elle a la priorité. Cela nous semble cardinal dans la répartition des compétences.

Deuxièmement, ce qui touche au droit de l'Union européenne, au commerce intracommunautaire, relève de la seule Autorité de la concurrence. Il est important que ce soit une autorité indépendante qui traite des affaires qui concernent potentiellement des marchés qui ne sont pas qu'en France - c'est moins vrai pour la commande publique.

Le droit actuel fixe également des seuils de chiffre d'affaires des entreprises ou des groupes au-delà desquels l'Autorité de la concurrence est mobilisée. Mais, si l'intervention de celle-ci offre des garanties supplémentaires, ses moyens ne sont pas infinis, et les procédures contentieuses engagées sont alors plus lourdes pour les entreprises que celles qui découlent des transactions-injonctions conduites par la DGCCRF au nom du ministre. À cet égard, le chiffre d'affaires ne nous semble pas constituer un seuil pertinent.

Je vois une autre limite dans le quantum de sanctions. En effet, dans le cadre des transactions-injonctions, nous ne pouvons pas prononcer de sanction d'un montant supérieur à 150 000 euros, ce qui peut nous obliger à des choix cornéliens : si les plus grosses affaires dont l'Autorité n'a pas voulu se saisir conduisent à des sanctions de 150 000 euros, nous nous disons que les affaires trois fois plus petites appellent des sanctions plus modérées... Cela tire le quantum des sanctions vers le bas, à un niveau extrêmement modeste. Il nous semble qu'il serait plus logique que les sanctions soient exprimées en pourcentage du chiffre d'affaires, avec une obligation de proportionnalité dont le respect serait contrôlé par le juge.

Mme Carla Deveille-Fontinha, sous-directrice des affaires juridiques et des politiques de concurrence et de consommation de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. - Il y a deux plafonds : soit 5 % du chiffre d'affaires, soit 150 000 euros. La sanction peut être égale à 150 000 euros, mais ce montant constitue un maximum, qui peut être minoré s'il est supérieur à 5 % du chiffre d'affaires réalisé en France par la société. De fait, il arrive que les sanctions soient inférieures à ce montant.

M. Thomas Pillot. - C'est le plus bas des deux plafonds qui s'applique, contrairement à d'autres systèmes qui prévoient un minimum en euros et un plafond pour les grandes sociétés. Bizarrement, la logique de notre système est inverse : il s'agit, avec le seuil de 5 %, de protéger des TPE ou des PME, mais le seuil de 150 000 euros s'applique y compris s'il s'agit d'un grand groupe.

L'autre voie d'évolution qui me semble importante est collective, en ce qu'elle concerne un grand nombre d'administrations : elle a trait au rapport à l'utilisation des outils numériques. Le déploiement du numérique pour recueillir les offres des soumissionnaires dans le cadre de la commande publique a été assez considérable, mais nous pensons que nous n'avons pas forcément été au bout de la capacité à exploiter ces données. À notre modeste échelle, nous regardons comment outiller nos enquêteurs pour qu'ils aient un accès facilité et beaucoup plus rapide aux différentes bases de données, qui devraient être intégrées.

Plus largement, nous aurions vraiment besoin, à terme, de bases de données recensant l'ensemble des informations non seulement sur celui qui a remporté le marché, mais aussi sur ceux qui ont simplement concouru : dans les affaires d'entente, il est très important de connaître aussi les concurrents et de pouvoir repérer d'éventuelles offres de couverture. Si nous voulons pouvoir identifier des schémas récurrents, nous avons besoin de ces informations de manière numérisée. Or, aujourd'hui, ces données ne sont pas disponibles au niveau national. Les administrations doivent consentir un effort collectif pour que les données figurant dans les systèmes d'information puissent être exploitées. C'est loin d'être simple, mais c'est probablement une voie sur laquelle il nous faut tous travailler pour lutter contre ce type de pratiques.

Nous travaillons régulièrement sur un certain nombre de thématiques sectorielles : questions touchant aux secteurs du bâtiment et des travaux publics, notamment aux grands travaux sur des bâtiments ou des infrastructures publiques ; rénovation énergétique des bâtiments et des logements sociaux ; contrats de concession ; achats hospitaliers ; équipements de sport et de loisirs ; marchés de denrées alimentaires et services de restauration collective publique ; déchets dangereux ; secteur de l'eau et de l'assainissement... La liste n'est pas exhaustive.

Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - Qui nous saisit ? La part des plaintes dans l'ensemble des indices détectés était de 27,5 % en 2024, mais ce n'est pas un chiffre propre à la commande publique, sachant que celle-ci représentait, cette même année, 42,3 % de l'ensemble des indices.

Il n'est pas possible de différencier la part qui relève des signalements émanant des acheteurs de celle qui émane des entreprises victimes.

Mme Carla Deveille-Fontinha. - Nous pourrons vous communiquer par écrit le nombre exact d'opérations de visite et de saisie que nous faisons chaque année - il est de l'ordre d'une dizaine.

M. Simon Uzenat, président. - Pourquoi ne pouvez-vous pas différencier les sollicitations qui proviennent des acheteurs publics de celles qui proviennent des opérateurs économiques qui n'ont pas été retenus ?

Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - Chaque enquêteur renseigne, dans une base administrative, les données du marché qu'il a pu recueillir. Or, pour l'heure, lorsque l'exploitation des documents aboutit à un indice, notre base de données ne prévoit pas de critère de différenciation suivant son origine.

Nous ne sommes donc pas en mesure aujourd'hui de vous fournir un chiffre qui pourrait relever d'un traitement automatisé de cette donnée.

M. Simon Uzenat, président. - J'en déduis qu'une évolution technique nous permettrait d'obtenir cette information.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les start-ups.

M. Thomas Pillot. - Nous n'avons pas la responsabilité d'étudier les questions qui ne concernent pas directement le fonctionnement de la concurrence. L'accès à la commande publique pour les start-ups, les TPE et les PME peut soulever des questions : les procédures propres à la commande publique sont-elles d'une trop grande complexité ? Les cahiers des charges sont-ils adaptés pour permettre à ces entreprises d'y répondre ? D'autres administrations seront mieux placées que la DGCCRF pour vous éclairer.

Par ailleurs, vous évoquez les services de plateformes tels que ceux que fournissent Microsoft et un certain nombre de ses concurrents. Je pense que nous avons tous à l'esprit les enjeux de souveraineté que cela soulève. Nous en sommes conscients, mais ce sujet ne relève pas directement de notre champ d'expertise.

Cependant, nous sommes amenés à le considérer, de façon plus générale, au travers de la régulation du marché du numérique, notamment dans le cadre du règlement DMA (Digital Markets Act, ou règlement sur les marchés numériques). Ce dernier a été conçu pour réguler les relations entre les acteurs qui ont une position relativement importante dans les services de cloud - l'informatique en nuage . Il fixe un certain nombre de critères qui permettent de désigner ces acteurs et de leur assigner des obligations particulières, pour les empêcher d'user de leur position importante pour discriminer les acteurs qui interviennent sur des marchés connexes, qui ont besoin, pour se développer, de s'appuyer sur des services de cloud performants et où les innovations sont importantes - c'est le cas, par exemple, de certains services d'intelligence artificielle.

Nous menons actuellement des discussions avec d'autres États membres et avec la Commission européenne sur la question de la désignation des services d'informatique en nuage - c'est l'un des sujets de discussion pour la mise en oeuvre du règlement DMA.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez bien dit « important », et non « dominant » ?

M. Thomas Pillot. - En effet, le DMA ne s'applique pas uniquement à des acteurs en position dominante, raison pour laquelle le règlement fixe des critères particuliers - moins exigeants que ceux de la position dominante.

Mme Lauriane Josende. - Vous concédez, sans les désigner, que certains acteurs économiques demeurent dans vos radars et que vous avez du mal à caractériser les infractions du fait de la complexité des montages ou des pratiques. Avez-vous également dans vos radars des sociétés, des cabinets de conseil qui interviendraient quasi systématiquement au bénéfice de ces opérateurs ? Ce problème est-il hors champ pour vous ? Appelez-vous à une évolution de la législation sur ce point ?

Quid des entreprises qui, sans être situées sur le sol français, viennent y travailler et se livrent à des opérations transfrontalières ? Avez-vous, sur les territoires, des services spécialisés en la matière qui viendraient en aide aux acteurs en difficulté ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Si j'ai bien suivi, il y a 130 enquêteurs et 250 indices environ chaque année, dont 120 sont suivis d'une enquête - soit une enquête engagée par enquêteur en moyenne -, et à peu près une vingtaine de rapports faisant état de pratiques anormales. De prime abord, je trouve ce bilan assez modeste.

Surveillez-vous particulièrement le phénomène de l'assistance à maîtrise d'ouvrage (AMO), qui est très utilisée dans le cadre de la commande publique, mais dont le mode de fonctionnement facilite les pratiques discutables ?

Je veux évoquer un autre point, qui n'est pas lié du tout à la commande publique. Je suis Sénateur représentant les Français établis hors de France. Nous avons assisté, ces dernières années, à la fermeture abusive, par toutes les banques françaises - la Société générale, la BNP, le Crédit agricole... -, des comptes de ces Français, au nom du coût de la compliance. On constate des ruptures abusives, après des dizaines d'années de relations commerciales. Aujourd'hui, de nombreuses banques européennes se sont substituées aux banques françaises dans la gestion de leurs comptes. Avez-vous, d'une manière ou d'une autre, été saisis de ce sujet ? Entre-t-il dans votre champ de compétence ? Nous pourrions imaginer un débat complémentaire avec les élus concernés...

M. Simon Uzenat, président. - Je répète ma question : identifiez-vous, à l'échelle du territoire national, des zones de plus forte prévalence des pratiques anticoncurrentielles ?

Vous avez évoqué la possibilité, pour les collectivités territoriales, d'inviter des représentants de la DGCCRF dans le cadre de leur commission d'appel d'offres. De fait, les acheteurs qui travaillent dans les services et les élus membres de cette instance peuvent jouer un rôle de vigie. Engagez-vous des actions de formation à destination de l'ensemble de ce réseau extrêmement dense que constituent les différents niveaux de collectivités, auxquels on pourrait évidemment ajouter les services acheteurs de l'État et de la fonction publique hospitalière ?

Engagez-vous des mesures de prévention pour éviter que les opérateurs économiques ne se livrent à de telles pratiques ?

M. Thomas Pillot. - L'approche générale de la DGCCRF, dans l'ensemble de ses enquêtes - au-delà du champ de la commande publique -, est une logique d'analyse de risque et de priorisation, de façon à essayer de cibler les endroits où les enjeux sont les plus forts et d'avoir une pratique dissuasive pour l'ensemble des acteurs. L'exemple des sanctions prononcées dans les affaires les plus notables est aussi une façon de concourir à une forme de prévention.

Nous cherchons à déplacer un peu la focale, le nombre d'indices ou de rapports ne disant pas grand-chose de l'importance du sujet, et à nous intéresser, plus largement, à la taille des marchés. Nous analysons, chaque année, un certain nombre de marchés publics, pour une valeur qui atteignait une quinzaine de milliards d'euros chaque année vers 2020-2021, et qui atteint désormais plutôt 35 milliards d'euros, montant qui n'est pas totalement anecdotique à l'échelle de l'ensemble de la commande publique - cela représente quelques milliers de marchés. Pour 2024, de l'ordre de 5 500 marchés ont pu être analysés. Bien évidemment, tous les marchés analysés ne permettent pas d'identifier une situation problématique.

J'ignore si, en mentionnant les cabinets de lobbying, vous visez les conseils et les avocats des entreprises ou des démarches qui interféreraient avec l'activité publique. Les actions menées par l'administration étant de nature contentieuse, les entreprises ont bien évidemment recours, dans la plupart des cas, à des conseils pour se défendre. C'est tout à fait légitime ; c'est l'exercice normal des droits de la défense dans une démocratie.

Mme Lauriane Josende. - Je ne parlais pas de l'infraction caractérisée : ma question portait sur les conseils en amont, c'est-à-dire sur les sociétés que l'on peut identifier comme intervenant systématiquement au titre des AMO et qui peuvent servir de pare-feu par rapport à votre action.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - On sait que certaines AMO roulent pour des sociétés, que les cabinets ne sont parfois pas totalement indépendants. Il peut y avoir des croisements d'intérêts financiers, les cahiers des charges peuvent être orientés...

Les recoupements auxquels vous procédez permettent-ils de démontrer ce phénomène ? Avez-vous une vision globale de cette pratique ?

M. Thomas Pillot. - Nous partageons cette préoccupation concernant les AMO, dont certains acteurs économiques nous ont d'ailleurs fait part.

Cela fait partie des points que nous sommes en train d'étudier. Nous pourrons vous donner quelques éléments dans une réponse écrite si vous le souhaitez, mais il est trop tôt pour que nous puissions nous exprimer publiquement sur le sujet à ce stade : nous n'avons encore tiré aucune conclusion. Cependant, nous souscrivons complètement à l'idée que cette pratique peut jouer un rôle clé dans l'attribution d'un certain nombre de marchés publics et qu'elle mérite notre attention.

Je ne saurais vous répondre ce matin au sujet du comportement des banques françaises à l'égard des clients français vivant à l'étranger ni vous dire précisément dans quelle mesure la question relève de la DGCCRF, mais nous pourrons nous y pencher après avoir consulté le service compétent.

Effectivement, nous essayons de procéder à une sensibilisation. Très honnêtement, je crois qu'assez peu d'acteurs sont totalement ignorants du fait que l'on ne doive pas s'entendre totalement avec ses concurrents ni se répartir les marchés. Il me semble que ces règles de base du fonctionnement de l'économie sont largement connues. Nous essayons de contribuer à notre mesure pour diffuser cette culture économique de base auprès des entreprises, d'un certain nombre d'intermédiaires ainsi que des acteurs publics.

Mme Stéphanie Deguilly-Lepage. - La DGCCRF s'emploie effectivement à sensibiliser les acteurs au risque de pratiques anticoncurrentielles dans la commande publique. Pour ce faire, elle publie un communiqué pour chaque décision de transaction-injonction qu'elle rend, tout comme l'Autorité de la concurrence publie ses décisions afin de contribuer à diffuser la culture de concurrence. Dans nos communiqués, nous nous efforçons de faire preuve de pédagogie, de bien expliciter les tenants de la qualification et l'effet des pratiques.

Le fait que nos enquêteurs entretiennent une relation d'intérêt partagé avec les acheteurs contribue à cette mission de prévention, tout comme les démarches locales visant à nouer des partenariats locaux, notamment avec les chambres régionales des comptes, comme nous l'avons déjà fait dans les régions Grand Est et Pays de la Loire. D'autres échanges sont noués de façon informelle.

En outre, nous organisons des webinaires, à l'instar de celui, pour la direction des achats de l'État, qui, l'an passé, a réuni 300 participants, ce qui nous a permis d'atteindre une cible intéressante en termes de représentativité des acheteurs.

Enfin, comme Benoît Coeuré vous en a parlé lors de son audition, nous collaborons avec l'Autorité de la concurrence dans le cadre d'un projet porté par l'OCDE afin d'organiser des ateliers entre autorités de concurrence et organisations ou administrations fortement mobilisées sur l'achat public, de façon à sensibiliser ces acteurs aux risques des pratiques anticoncurrentielles dans la commande publique.

M. Simon Uzenat, président. - Serait-il possible que vous nous communiquiez, après l'audition, le détail de ces actions ? L'objectif du rapport de la commission d'enquête est aussi de valoriser les bonnes pratiques qui mériteraient d'être amplifiées.

Si nous vous avons interrogés sur la prévention, et c'est aussi parce que nous observons, à l'échelle européenne comme à l'échelle nationale, une réduction assez nette de la concurrence, c'est-à-dire du nombre d'entreprises qui se portent candidates aux marchés - les chiffres qu'a produits la Cour des comptes de l'Union européenne en témoignent. S'il n'y a pas forcément de relation de cause à effet avec l'existence de pratiques anticoncurrentielles, cette situation limite les choix possibles pour les acheteurs publics et conduit à des niveaux de prix extrêmement élevés. Nous avons tous pu observer dans nos collectivités comment la crise inflationniste et énergétique liée à la guerre en Ukraine a servi de joker aux entreprises pour justifier l'explosion des prix, dans un contexte de raréfaction des réponses - pour certains lots, on avait, dans le meilleur des cas, une ou deux réponses...

Vous pouvez jouer un rôle sur ce plan, en contribuant à inciter les entreprises à se porter davantage candidates.

M. Thomas Pillot. - Je ne pense pas que l'on puisse dresser une cartographie qui serait pertinente du point de vue statistique.

De manière plus qualitative, on entend qu'il y a un risque particulier lié à nos territoires ultramarins : la situation des marchés, qui peuvent avoir un caractère plus étroit que dans l'Hexagone compte tenu de la géographie, conduit nombre d'acteurs à évoquer l'existence de pratiques anticoncurrentielles. Nous essayons d'être plus particulièrement attentifs à la situation de ces territoires.

Dans les travaux que nous conduisons, nous sommes amenés à chercher les raisons de l'étroitesse de certaines offres selon les marchés. Il arrive que seul un nombre réduit d'entreprises puisse soumissionner sur certains d'entre eux. Qu'il y ait peu d'offres peut donner lieu à des insatisfactions, mais cette situation n'est pas nécessairement de nature à nous permettre de caractériser une pratique anticoncurrentielle, au sens où il y aurait une entente ou un abus de position dominante.

Nous continuons à mener une activité particulière dans les territoires ultramarins, qui mobilise à la fois des agents sur place, lesquels connaissent la réalité du tissu économique, et des agents qui travaillent à distance depuis l'Hexagone. Cette façon de travailler nous permet de maintenir le niveau d'expertise technique dont nous avons besoin, alors que l'activité outre-mer ne nous permet d'y positionner des spécialistes de tous ces sujets. Cette capacité à utiliser les compétences de chacun, et parfois les projeter sur tel ou tel territoire en fonction des attentes, constitue la force du réseau d'une administration d'État.

Oui, nous exerçons une vigilance toute particulière, notamment à la Martinique, compte tenu du contexte tout particulier qu'a connu ce département ces derniers mois.

Mme Lauriane Josende. - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les renforts que vous pouvez déployer pour les activités des entreprises situées en zone frontalière. Traitez-vous cette question ?

Mme Carla Deveille-Fontinha. - La DGCCRF n'a pas le pouvoir d'effectuer des enquêtes à l'étranger. Néanmoins, la Commission européenne, pour des infractions qui pourraient porter atteinte à l'Union européenne, pourrait mener des enquêtes relativement à des entreprises qui se trouveraient dans un autre État.

Par ailleurs, des enquêtes en matière pénale peuvent être diligentées sur l'ensemble du territoire européen avec des outils de coopération pénale permettant de réaliser des perquisitions à l'étranger. De fait, l'Autorité de la concurrence peut être associée à des enquêtes pénales en raison notamment d'une coopération avec le parquet national financier. Cependant, cela concerne un nombre limité d'enquêtes.

M. Ruelle a estimé que le bilan de la DGCCRF était modeste. Il y a peut-être une légère confusion entre les enquêtes et les indices. Ce que font la majorité des enquêteurs localement, c'est rechercher des indices de pratiques anticoncurrentielles. Ce n'est que sur une partie de ces indices que des enquêtes vont être menées par l'Autorité de la concurrence, si celle-ci souhaite s'en saisir, et par la DGCCRF, dans le cas contraire. Or il faut savoir que 33 % des enquêtes proposées par la DGCCRF à l'Autorité sont retenues par celle-ci et donnent lieu à des sanctions... Cela relativise la modestie du bilan !

Par ailleurs, qu'une grande partie de ces enquêtes soient récupérées par l'Autorité de la concurrence et que le reste donne lieu à des avertissements ou à des sanctions par la DGCCRF me semble attester de la qualité du travail de la DGCCRF.

M. Simon Uzenat, président. - Nous avons bien noté les attentes que vous exprimez au nom de la DGCCRF, ainsi que vos propositions d'évolutions du cadre législatif et normatif opérationnel. S'il y avait aujourd'hui une mesure d'urgence qui pourrait aider la DGCCRF à être toujours plus efficace au service de l'ordre public économique, quelle serait-elle ?

Mme Carla Deveille-Fontinha. - Nous serions intéressés par le fait que les enquêtes en matière de concurrence puissent donner lieu à des écoutes téléphoniques, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. En effet, l'infraction pénale est réprimée de quatre ans d'emprisonnement, ce qui n'est pas suffisant pour donner lieu à la mise en oeuvre de telles procédures.

Il faudrait aussi que nous ayons la possibilité d'obtenir les données de connexion et d'accéder aux échanges téléphoniques entre entreprises, ce qui nous permettrait d'établir beaucoup plus facilement la preuve des infractions. Cette revendication nous tient à coeur.

M. Thomas Pillot. - Il ne s'agit pas de nous permettre de faire des écoutes téléphoniques : il s'agit de faire en sorte qu'un magistrat, procureur ou juge d'instruction, puisse, dans le volet pénal dont il est saisi, mais qui peut être le corollaire de travaux que nous avons menés, ordonner des écoutes téléphoniques qui seraient réalisées par les services dont c'est la mission, avec les garanties qui existent déjà pour les écoutes de ce type. Il faudrait, pour cela, que le quantum de peine soit accru.

Nous ne cherchons pas à modifier les pratiques administratives : nous voulons qu'elles soient mieux articulées avec ce qui peut être fait par d'autres services.

Je rappelle les deux autres pistes que nous avons identifiées pour augmenter notre efficacité. La première est la modification de la ligne de partage avec l'Autorité de la concurrence, de façon à renforcer les sanctions : un quantum de 150 000 euros n'est plus adapté à de nombreuses pratiques qui, sans forcément toucher à des marchés européens ou mobiliser une autorité indépendante, nécessitent une répression effective. La seconde, qui est importante, mais ne peut être explorée dans l'urgence, est l'approfondissement de la gestion des données de la commande publique, pour les rendre plus exploitables.

M. Simon Uzenat, président. - Ces pistes rejoignent très largement les travaux que nous conduisons depuis près de quatre mois.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de responsables ministériels des achats - Mme Agnès Boissonnet, cheffe du service des achats et du soutien à la direction des affaires financières du secrétariat général des ministères de l'aménagement du territoire et de la décentralisation et de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche ; Mme Guylaine Bourdais-Naimi, sous-directrice des achats au service de l'action administrative et des moyens du secrétariat général des ministères de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et des sports, de la jeunesse et de la vie associative ; M. Jean Bouverot, chef du service de l'achat, de l'innovation et de la logistique du ministère de l'intérieur à la direction de l'évaluation de la performance, des finances, de l'achat et de l'immobilier du ministère de l'intérieur.

(Mardi 3 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons à la question des achats de l'État et de leur organisation administrative. Dès le début de nos travaux, nous avions auditionné la direction des achats de l'État (DAE), que le rapporteur et moi-même avons à nouveau rencontrée le 6 mai dernier pour une présentation du système d'information des achats de l'État. C'est elle qui définit la politique des achats de l'État.

Cette politique doit ensuite être déclinée dans chaque ministère. Le secrétaire général y est chargé de s'assurer de la conformité des achats de son ministère avec la ligne définie par la DAE. Il est assisté par un responsable ministériel des achats (RMA), désigné après avis de la DAE et qui est l'interlocuteur de celle-ci à l'échelle du ministère. Le RMA a pour mission d'organiser la fonction achat de son ministère, d'établir sa programmation pluriannuelle des achats et de manière générale de veiller à la cohérence des achats ministériels avec la politique définie au niveau de l'État.

Le RMA doit également rendre un avis conforme sur les projets de marchés publics supérieurs au seuil des procédures formalisées, soit 143 000 euros HT, pour les fournitures et services, et à un million d'euros HT pour les travaux. L'objectif est bien de garantir la conformité de ces projets aux lignes directrices interministérielles et ministérielles.

Des exemples récents nous ont conduits à nous interroger sur le rôle des RMA et à chercher à mieux le comprendre. Nous avons constitué un panel le plus représentatif possible de la diversité des périmètres ministériels, la situation particulière du ministère des armées ayant été traitée à l'occasion d'une audition dédiée dès le début de nos travaux. Nous recevons donc Mme Agnès Boissonnet, RMA des ministères de l'aménagement du territoire et de la décentralisation et de la transition écologique, de la biodiversité, de la forêt, de la mer et de la pêche, accompagnée de Mme Oriane Gauffre, adjointe au sous-directeur des achats durables ; Mme Guylaine Bourdais-Naimi, RMA des ministères de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et des sports, de la jeunesse et de la vie associative, accompagnée de M. Frédéric Pomiès, sous-directeur du socle numérique à la direction du numérique pour l'éducation, et M. Jean Bouverot, RMA du ministère de l'intérieur, accompagné de M. Emmanuel Serpinet, RMA délégué.

Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Boissonnet, Mme Guylaine Bourdais-Naimi et Mme Oriane Gauffre, M. Jean Bouverot et M. Frédéric Pomiès prêtent serment.

Nous aimerions comprendre comment vous exercez, au quotidien, vos fonctions et assurez le pilotage de la fonction achat de votre ministère. Avez-vous rencontré des difficultés auprès des acheteurs pour mettre en oeuvre certaines des orientations décidées au p national ou respecter les objectifs contenus dans des stratégies générales comme le plan national pour des achats durables (PNAD) ?

Vous pourrez également nous expliquer quelles sont les mesures que vous avez mises en place, à l'échelle de votre ministère, pour que la commande publique soit un outil de soutien aux très petites entreprises (TPE) et aux petites et moyennes entreprises (PME). S'agit-il d'un impératif que vous imposez à vos acheteurs et que vous examinez dans le cadre de la procédure d'avis conforme sur les marchés d'importance ?

Le soutien à l'innovation constitue à nos yeux l'un des objectifs de la commande publique, dans un contexte où le développement des start-ups ne peut se faire sans un soutien public sous la forme de commandes et non de subventions. Pour vos trois ministères, la transformation numérique est un enjeu majeur : comment y contribuez-vous ?

Le ministère de l'Éducation nationale a récemment renouvelé un marché pour la fourniture de licences de produits Microsoft pour ses services ainsi que pour les établissements d'enseignement, alors qu'une note de février dernier a rappelé l'interdiction des « suites collaboratives en ligne d'éditeurs étatsuniens ou non-européens dans les écoles et les établissements publics ». Comment s'est effectué votre contrôle sur ce marché ?

Et deuxième marché sur lequel j'aimerais pouvoir entendre les représentants du ministère de l'Éducation nationale, c'est sur l'approvisionnement en masques à la suite de la crise sanitaire. Nous avons reçu de nombreux témoignages d'enseignants qui, ouvrant leur casier au début de l'année scolaire, voyaient des boîtes de masques fabriqués en Chine leur être proposées alors même qu'en parallèle nous étions mobilisés très largement pour structurer ces filières à l'échelle nationale. Qu'en est-il ?

S'agissant du ministère de la Transition écologique, vous avez confié à l'entreprise Alan le marché relatif à la protection sociale complémentaire de vos agents. Quelles garanties en matière de protection des données personnelles et de leur hébergement avez-vous prises ? Si nos informations sont exactes, l'hébergement est réalisé chez un prestataire américain, AWS.

S'agissant du ministère de l'Intérieur, vous êtes évidemment en première ligne pour faire face aux catastrophes naturelles. Nous pensons en particulier au cyclone Chido qui a frappé Mayotte. Comment y avez-vous réagi ? Quels outils de la commande publique ont été sollicités ? L'approvisionnement en eau ne semblait pas avoir été suffisamment anticipé dans des volumes correspondant au besoin. Avez-vous joué un rôle particulier dans ce domaine ?

Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer ultérieurement par écrit.

M. Jean Bouverot, responsable ministériel des achats du ministère de l'Intérieur. - Le ministère de l'Intérieur agit sur des fronts variés : la sécurité, les secours, l'administration, la modernisation. Notre fonction achat et logistique fournit les moyens matériels et technologiques nécessaires aux acteurs de terrain, à la fois en qualité, en coût optimisé, et en délai - cette dernière exigence étant essentielle au regard de notre mission de gestion de crise.

En 2019, le ministère a décidé de réformer en profondeur ses achats pour garantir une meilleure performance du soutien aux acteurs de terrain : un service de l'achat, de l'innovation et de la logistique du ministère de l'intérieur (Sailmi) a été créé et confié au RMA ; à ce service sont rattachés des prescripteurs, c'est-à-dire des ingénieurs qui rédigent la plupart des cahiers des charges, des acheteurs qui mènent les procédures, des centres techniques d'expérimentation et de contrôle, ainsi que des établissements logistiques de grande ampleur. Le Sailmi est transversal et relève du programme 216 de la loi de finances. Il est rattaché à la Direction de l'évaluation de la performance, de l'achat, des finances et de l'immobilier (Dépafi), ce qui permet de renforcer les synergies, en particulier avec la sphère financière.

Concrètement, comment cela fonctionne-t-il et quelles sont nos orientations ?

Le ministère découpe le cycle d'achat en trois macro-processus, chacun porté par trois sous-directions du Sailmi et un bureau chargé de la performance, du pilotage et de la stratégie, dirigé par Emmanuel Serpinet, qui est également RMA délégué. Son bureau est doté d'acheteurs stratégiques spécialisés par segment et qui travaillent notamment avec la DAE et tous les bénéficiaires et clients du ministère de l'Intérieur pour définir des stratégies d'acquisition interministérielles ou ministérielles.

Notre cycle d'achat est organisé en trois processus : la stratégie, en amont, où nous réfléchissons aux achats dans les trois à cinq prochaines années pour chaque catégorie de besoin ; la contractualisation, où nous lançons les appels d'offres et où nous faisons de l'achat proprement dit, éventuellement après négociation ; enfin, l'approvisionnement, le suivi, le contrôle du service fait et la logistique, où nous sommes alors au contact direct de l'utilisateur - c'est celui sur lequel portent beaucoup d'attentes de la part des policiers, gendarmes et clients du ministère de l'intérieur. Pour faire des économies, l'impact est plus important en amont qu'en aval : la stratégie est décisive, parce que c'est l'étape où l'on définit la prescription et le cahier des charges - ce n'est pas la même chose de demander une voiture d'un modèle précis, ou d'en définir les caractéristiques dans un cahier des charges fonctionnel. Le jeu de la concurrence n'est pas le même. Dans le cahier des charges, nous intégrons aussi les réflexions sur les considérations sociales, environnementales, l'accès des PME et l'innovation. Plus on avance dans le cycle d'achat, moins l'impact de la performance est important.

Or, dans la pratique, on sous-investit la stratégie, l'amont, où se situe la valeur ajoutée, et on sur-investit la contractualisation : tout le monde veut acheter, c'est le « je signe, donc je suis », la valeur est liée à la signature de contrats. C'est oublier que la contractualisation doit être spécialisée : on n'achète pas de l'immobilier comme on achète du numérique, des armes ou des véhicules pour les forces de sécurité intérieure... Ensuite, on sous-investit tout ce qui est logistique, approvisionnement et contrôle du service fait. Et c'est l'inverse qu'il faudrait faire pour être efficace : il faut investir dans la stratégie, en amont, parce que c'est là que se trouvent les marges d'amélioration, puis spécialiser et digitaliser les processus. Nous travaillons avec la DAE à l'élaboration d'un outil transactionnel, c'est essentiel pour suivre nos procédures, disposer d'alertes, préserver le temps de l'acheteur. On demande trop souvent l'impossible à l'acheteur parce que le délai est déjà consommé en amont. Il faut préserver ces délais, les rendre visibles. C'est pourquoi l'outil que nous élaborons comportera un diagramme de Gantt : chacun, le prescripteur et l'acheteur, saura ce qu'il doit faire et quand.

Nous avons beaucoup travaillé sur l'approvisionnement et la logistique, considérant que le contact avec l'utilisateur était très important. Les policiers, gendarmes ou agents de préfecture ont du mal à comprendre pourquoi il est si facile de commander des biens sur son smartphone à titre privé, et pourquoi, quand on est dans son administration, on a le sentiment qu'on nous explique comment se passer du bien dont on a besoin. Nous avons donc développé l'application LOG-MI, pour gérer les stocks et assurer la distribution. Elle permet de commander de façon plus simple.

Tous les achats ne méritent pas une prise en charge à l'échelon central. En fonction des segments et des stratégies établies, l'achat peut être effectué en préfecture de région, par les plateformes régionales d'achat de l'État (PFRA), dans les zones de défense par les secrétariats généraux pour l'administration du ministère de l'Intérieur (Sgami), ou encore par d'autres services.

La gouvernance des achats au ministère de l'Intérieur comprend trois niveaux : le niveau décisionnel, avec le comité ministériel des achats, présidé par le secrétaire général ; un niveau préparatoire, avec le comité ministériel des représentants du pouvoir adjudicateur (RPA), qui est animé par le RMA et regroupe les différents services acheteurs au sein du ministère : on y réfléchit ensemble à l'agenda de nos travaux, à leur contenu et nous préparons les décisions prises par le comité ministériel des achats ; enfin, le troisième niveau correspond aux groupes de travail thématiques, où l'on veille à intégrer tous ceux qui doivent l'être, pour que l'achat soit bien fait et intègre réellement le besoin de l'utilisateur.

Par son volume d'achats, le ministère de l'Intérieur est le premier acheteur civil de l'État, avec 5,8 milliards d'euros achetés en 2024 et une économie de 43,8 millions d'euros. 73 % des marchés comportent une considération environnementale, 47 % une considération sociale. Le RMA a rendu 296 avis en 2024, 25 % des projets soumis à ces avis contenaient des dispositions innovantes, contre 15 % en 2023, signe de ce que notre feuille de route innovation a fonctionné, notamment notre fonds Innov'Achat, réservé au soutien à des start-ups et PME françaises offrant des solutions innovantes. 14 projets ont été retenus, avec des applications très diverses, destinés à la sécurité civile, la police, la gendarmerie ou les préfectures. Six projets d'achat d'innovation avec des partenaires européens ont aussi été conclus. Nous sommes à l'origine d'une initiative européenne appelée iProcureNet un réseau d'échanges avec les autres ministères de l'Intérieur européens, qui permet d'échanger sur les pratiques d'achats de sécurité.

Le ministère de l'Intérieur porte 190 marchés interministériels, nous assurons donc aussi un rôle d'acheteur interministériel. Nous travaillons également à une démarche pour faciliter l'achat souverain, et nous avons progressé sur les PME, hissant leur part à 54 % de nos achats. Avec une solution développée par la start-up IN France, nous évaluons l'impact territorial de nos achats : nous avons mesuré cet impact sur l'emploi à 14 500 ETP indirects et induits, et la fiscalité locale à 175 millions d'euros. Ces calculs sont complexes, nous les réalisons avec des données de l'INSEE.

Depuis le plan de relance de 2020, nous avons fait des progrès sur l'acquisition de véhicules fabriqués en France et de marques françaises, en particulier des Peugeot 5008 et 3008. Nous avons souhaité aussi un parc plus vert, nous avons acheté 1 500 Renault Zoé ; cela a été un peu contesté parce qu'on trouvait la voiture trop petite, mais, finalement, elles plaisent bien, certaines sont sérigraphiées en gendarmerie et servent pour la liaison. Nous achetons aussi l'Alpine Renault comme véhicule rapide d'intervention de la gendarmerie : c'est un symbole du fabriqué français.

Enfin, la fonction achat et logistique a révélé son efficacité en soutenant concrètement les missions du ministère dans des situations complexes. Il y a eu la crise sanitaire, avec la distribution des équipements de protection individuelle à l'administration territoriale d'État, les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris, où nous avons été très mobilisés, ou encore la crise sécuritaire consécutive à la mort de Nahel en 2023, qui a mobilisé toute la chaîne logistique et achats.

Un mot sur la situation à Mayotte après le passage du cyclone Chido. Les achats ont mobilisé les marchés disponibles, ministériels - affrètement des personnes, déplacements individuels, et interministériels - transport sur mesure de la DAE. Nous avons eu aussi recours aux centrales d'achat. Pour l'eau, l'Économat des armées, qui est une centrale d'achat sous statut d'établissement public, industriel et commercial (Epic), comme l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), nous a considérablement aidés. Nous avons d'abord cherché des solutions pour acheminer l'eau, nous avons cherché des fournisseurs - et c'est l'Économat des armées qui a pu nous apporter non seulement la fourniture, mais également le transport, la logistique, ce qui nous a permis d'acheminer de l'eau. Du reste, nous travaillons de plus en plus avec cette centrale d'achat ou en synergie avec le ministère des Armées et le Commissariat des armées, puisque beaucoup de sujets sont communs - nous travaillons aussi avec les douanes, avec l'administration pénitentiaire. Nous avons aussi recouru à l'Ugap. Deuxième chose, il y a eu des passations de marché avec procédure d'urgence pour les besoins non prévisibles - nous avons acheté des bâches, des groupes électrogènes, par exemple. Et puis, il y a eu la restauration des capacités opérationnelles de lutte contre l'immigration clandestine. Il y avait besoin de radars, qui avaient été détruits, de liaisons satellitaires, de balises, de caméras, y compris des caméras optroniques. Actuellement, avec la cellule interministérielle de crise, nous faisons un retour d'expérience, pour recenser les marchés et être davantage prêts, en disposant d'un kit de réponse. Il est très difficile d'élaborer un tel kit, les crises n'étant jamais identiques, mais il y a des constantes, comme le transport, nous voulons les identifier.

Pour conclure, je tiens à mentionner que le ministère est labellisé « Relations fournisseurs et achats responsables » (RFAR). Ce label nous engage à traiter nos fournisseurs correctement, notamment en respectant les délais de paiement, car la trésorerie, en particulier pour les PME, est un véritable sujet de préoccupation. Nous sommes tenus de payer dans un délai de moins de 30 jours et sommes soumis à des audits ; nous suivons tous les engagements de ce label dans une feuille de route. Ce label est également exigeant en matière de responsabilité sociétale (RSE).

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Sur les vêtements, les uniformes, nous avons eu des retours d'entreprises insatisfaites de ne pas avoir été retenues, et qui demandaient des réponses. Je m'intéresse particulièrement à votre politique concernant la part des vêtements qui est fabriquée en France. Vous avez repositionné les commandes sur les marques françaises pour les véhicules des forces de l'ordre, c'est une bonne chose. En matière informatique, vous avez votre propre logiciel, et vous hébergez les données du ministère sur un cloud souverain : pourriez-vous nous expliquer comment vous vous y êtes pris ? Êtes-vous passés par l'Ugap ? Ce que fait la gendarmerie avec ses données, par exemple, pourrait servir d'exemple à d'autres ministères...

M. Jean Bouverot. - Le textile est un sujet très important : nous habillons plus de 250 000 personnes, les policiers, les gendarmes, mais également les préfets. C'est un sujet de grande sensibilité, nous veillons à ce que le textile des uniformes n'utilise pas de colorants azoïques, qui peuvent être cancérogènes. Nous recourons à des labels exigeants. Nous veillons également à ce que les règles de l'Organisation internationale du travail (OIT) soient respectées, en particulier l'interdiction du travail des enfants de moins de 14 ans.

Avec la DAE, nous essayons de contribuer à faire revenir le textile en France. Une très grande partie de la confection se fait à l'étranger, mais une partie se fait en France - c'est le cas, en particulier, du polo de la police nationale, le tissu est français et ce polo a été dessiné par une école française. Nous recourons à une entreprise qui emploie des personnes en situation de handicap, Résilience Textile, et nous sommes parvenus à l'intégrer à la confection de la tenue de sport en école pour les policiers et les gendarmes, qui est un marché conséquent. Je crois à la démarche des petits pas. La minute de confection coûte 60 centimes en France, c'est 10-12 centimes en Tunisie, et moins encore au Bangladesh, en Chine : il faut évidemment tenir compte de ces écarts, mais l'automatisation permettrait de les compenser en partie. Dans le cadre de la réflexion menée avec la DAE, en concertation avec la Facim et les fédérations du textile, nous pouvons notamment agir sur l'allotissement, pour qu'une part de notre textile soit fabriqué en France.

Vous m'interrogez sur nos pratiques informatiques, donc sur l'application LOG-MI que j'ai évoquée. Nous nous sommes inspirés de bonnes pratiques des entreprises pour créer un stock central, par exemple des munitions d'instruction, des gilets pare-balles, des équipements comme les kits de la police technique et scientifique, qui comptent 400 références... Nous avons créé deux stocks centraux, un pour la police à l'établissement central logistique de la police nationale (ECLPN) de Limoges, et un pour la gendarmerie au centre national de soutien logistique de la gendarmerie nationale (CNSL) du Blanc, et nous les avons placés sous le pilotage du Sailmi. L'application permet non seulement de gérer les stocks, grâce à un système modernisé, mais aussi de distribuer les produits avec une ergonomie similaire à celle qu'on connaît dans le privé. C'est un outil efficace de pilotage des stocks et de la distribution.

Je ne suis pas un expert en informatique, mais je sais qu'effectivement, nous avons internalisé l'hébergement de nos données et que nos serveurs sont en France, c'est important, cela s'est fait cette année. On m'explique, cependant, que même ce dispositif n'est pas à l'abri de tout risque, mais nous mettons les chances de notre côté en internalisant et en ayant nos serveurs en France, sur recommandation de notre direction de la transformation numérique (DTNUM).

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Apparemment, vous avez réussi ce que d'autres n'ont pas fait, c'est-à-dire avoir exploité vos données avec un logiciel libre et hébergé en France.

M. Jean Bouverot. - Le logiciel en question n'est pas un logiciel libre, il est produit par l'éditeur Sage, qui n'est pas une entreprise française.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Européenne ?

M. Jean Bouverot. - C'est une entreprise britannique, il me semble qu'elle a été rachetée par des Américains, je le vérifierai.

M. Michel Canévet. - Vous dites que la plupart des cahiers des charges sont élaborés en interne par vos ingénieurs. Comment donc les autres cahiers des charges sont-ils élaborés ?

M. Jean-Luc Ruelle. - Dans vos 5,8 milliards d'euros d'achats, quelle part est d'origine hexagonale, européenne, et hors UE ?

M. Daniel Salmon. - Sur la restauration, respectez-vous la loi EGalim ? Vous dites parvenir à 73 % de considérations environnementales et 47 % de considérations sociales : où voyez-vous les marges d'amélioration ?

M. Jean Bouverot. - Mon propos sur les cahiers des charges n'était pas suffisamment clair : mon service élabore les cahiers des charges en matière d'armement, de mobilité, tout ce qui touche aux équipements de nos forces de sécurité intérieure. Pour ce qui concerne d'autres sujets, par exemple l'immobilier ou le numérique, les cahiers des charges sont faits hors du Sailmi, mais dans un autre service du ministère - il peut arriver qu'il y ait de la sous-traitance, mais la grande majorité est faite en interne.

En revanche, nous avons mis en place un binôme prescripteur-acheteur - et c'est essentiel, car c'est souvent le prescripteur qui porte la valeur ajoutée, c'est avec lui qu'il faut travailler. L'achat ne relève pas uniquement de l'acheteur, et n'est pas limité à la procédure. On réduit trop l'achat à la procédure, ce qui conduit à multiplier les achats de biens très différents, alors qu'il faut spécialiser les acheteurs, ce qui n'est pas simple à faire.

S'agissant de l'origine des achats, les chiffres tendent vers une grande majorité des achats sur notre territoire, mais c'est plus complexe parce que ce qui compte, c'est de voir où se fait la production, où est la valeur ajoutée. Nous avons eu un débat sur la Toyota Yaris : c'est une voiture de marque étrangère, mais qui est fabriquée en France - quel est donc son statut, dans nos achats ? Nous essayons aussi de voir les retombées économiques locales de nos achats, c'est complexe à établir. Nous utilisons l'application IN France, qui nous donne des résultats à l'échelle régionale, mais pas à l'échelle départementale - alors que je souhaiterais communiquer à chaque préfet l'impact des achats du ministère de l'Intérieur sur son tissu économique, sur son écosystème. Nous y travaillons, mais c'est compliqué, nous y sommes parvenus sur un montant de 3,5 milliards d'euros, et à l'échelle régionale.

M. Simon Uzenat, président. - Sur les 3,48 milliards analysés en 2024, vous affichez 97,4 % de dépenses vers des sociétés françaises. Cependant, on parle de sociétés qui ont leur siège en France, ce qui ne signifie pas que la production et la création de valeur ont lieu sur notre territoire. La difficulté réside dans l'interprétation de ces données, nous avons un débat sur les possibilités d'avoir d'autres formes de traçabilité de la valeur ajoutée et donc mieux éclairer les acheteurs publics. Si vous disposez d'informations complémentaires, nous sommes preneurs. Cependant, dans les délais impartis, il sera sans doute compliqué de nous fournir le détail de ces 3,48 milliards d'euros...

M. Jean Bouverot. - La restauration sur les sites du ministère de l'Intérieur a été confiée à la Fondation Jean Moulin, je vous répondrai par écrit sur sa prise en compte de la loi EGalim.

S'agissant des considérations environnementales, nous sommes désormais à 100 %, puisqu'en l'absence d'une telle considération, le RMA bloque désormais le dossier, et il ne peut pas être contourné. Cela crée des débats, qui ont leur intérêt - et qui démontrent qu'en matière d'achat, il faut prendre le temps de se poser les bonnes questions, se renseigner sur les pratiques à l'étranger, dans d'autres administrations et dans le secteur privé : la question des délais est centrale pour nous.

M. Simon Uzenat, président. - Un mot sur le sujet de l'eau à Mayotte. Depuis le début de nos auditions, nous constatons que, sur ce sujet si important pour la population, chacun se renvoie la balle. On nous a dit que le ministère de l'Intérieur avait la main, et pas la DAE, ni le ministère des Armées. Pendant ce temps, pour la population, les besoins en eau n'ont pas été couverts. Comment expliquer cette défaillance ? Des habitants témoignent n'avoir obtenu qu'une bouteille d'eau pour deux semaines, des élus locaux nous l'ont confirmé, et les difficultés persistent, aujourd'hui encore. Si vous ne pouvez pas répondre aujourd'hui, nous vous demandons de le faire par écrit : qui a décidé quoi, à quel moment ? Nous voulons y voir plus clair sur ce point ô combien important.

M. Jean Bouverot. - Je vous apporterai des précisions par écrit. La question de l'eau à Mayotte était prise en compte avant les destructions entraînées par le cyclone Chido. Les difficultés sont anciennes et sont liées en particulier à au dimensionnement du port maritime. Les conteneurs des bateaux sont trop grands pour être transportés sur un camion, il faut trouver un moyen d'acheminement plus efficace à l'intérieur du territoire, sans engorger le port. Il faudrait donc des containers qui peuvent être directement mis sur des camions et dirigés vers la population. Les difficultés logistiques sont très importantes. J'apporterai une réponse plus précise par écrit, en particulier sur la situation d'aujourd'hui.

Mme Guylaine Bourdais-Naimi, responsable ministérielle des achats des ministères de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche et des sports, de la jeunesse et de la vie associative. - J'organiserai mon propos en quatre points : notre organisation achat, notre fonctionnement, nos caractéristiques d'achat et les objectifs que nous nous sommes fixés.

Notre organisation, comme celle de beaucoup de ministères, est en cercle concentrique. Au plus large, il y a les stratégies obligatoires et dictées par la DAE, dont l'Ugap est parfois l'opérateur, auxquelles nous souscrivons pleinement. Ensuite viennent les marchés ministériels, qui représentent à la fois des marchés nationaux que nous passons pour l'administration centrale, mais également les services déconcentrés et les opérateurs au niveau national. Il peut également s'agir de marchés uniquement destinés à l'administration centrale, pour notre administration courante. Il y a également les marchés des régions académiques, qui les passent et pour lesquelles je donne un avis RMA au-dessus des seuils, sur le respect des grands axes de performance. Enfin, il y a les marchés de nos opérateurs, de nos établissements, que nous ne voyons pas et pour lesquels nous n'avons pas toujours les mêmes systèmes d'information.

Au sein de ces cercles concentriques, nous centralisons les marchés d'administration centrale et les marchés nationaux, qui peuvent évidemment comprendre nos services déconcentrés. Nous agissons également en groupement de commandes, avec le Groupe Logiciel, aussi connu sous le nom de Cellule nationale logicielle (CNL), qui nous permet de massifier nos besoins et de pouvoir répondre à ceux de nos grands établissements.

Cette massification a pour objectif d'avoir des prix les plus bas possibles. Cependant, ces supports contractuels ne sont que des vecteurs dont les opérateurs et les établissements peuvent se servir, ce n'est pas une obligation. Les régions académiques passent elles-mêmes leur propre marché, notamment pour les fournitures et services. Les marchés de travaux sont souvent passés par leurs services chargés de l'immobilier.

Concernant notre fonctionnement, j'insiste sur l'importance du binôme formé par le prescripteur et l'acheteur. Le prescripteur est le sachant technique. Les achats sont si diversifiés qu'on ne peut pas être compétent partout à la fois. Un achat pertinent et réussi dépend de la rencontre entre l'opportunité de l'achat, portée par le prescripteur, et le respect de la légalité de l'achat et la maîtrise des techniques de négociation, qui sont entre les mains de l'acheteur.

Le Groupe Logiciel est un bon exemple de massification des achats. C'est un groupe de travail universitaire et inter-organismes de recherche dont l'objectif est de mutualiser les besoins en logiciels des entités de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. Les travaux de cette cellule du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, bénéficient aux établissements d'enseignement supérieur, de recherche, aux universités, aux grands établissements, aux écoles, organismes de recherche et aux autres organismes sous tutelle.

Le total de nos dépenses en administration centrale et en services déconcentrés est d'un peu moins de 800 millions d'euros en crédit de paiement pour 2024, qui se décomposent en 37,2 % pour l'administration centrale et 62,8 % pour les services déconcentrés. Nos principaux segments d'achat sont les prestations informatiques pour 17 %, suivies par les opérations de travaux et de bâtiments pour 14 %, et ensuite les voyages et déplacements. Nous avons notifié 68 marchés en 2024, 89 en 2023. Nous avons rendu 44 avis RMA depuis le début de l'année, 128 l'an passé. Près de la moitié de nos dépenses d'achat - 49 % - vont à des PME.

Nous avons remporté en 2023 les trophées de la commande publique pour un achat innovant qui concernait la traduction en braille d'ouvrages pour les enseignants déficients visuels, s'agissant notamment des graphiques, des courbes et dessins. La promotion de l'innovation s'inscrit dans la politique ministérielle des achats durables, dont nous venons de publier un guide, qui comprend des objectifs chiffrés.

Enfin, nous sommes à 24,4 % de marchés comprenant une considération sociale, dont 41,2 % pour l'État, à 59 % de marchés comprenant une considération environnementale pour l'ensemble et à 71 % pour l'État en 2024. À compter de cette année, 100 % des marchés comporteront une considération environnementale, puisque désormais aucun avis RMA ne peut être rendu si le marché n'en comporte pas.

Nos objectifs, enfin. Le premier, c'est de mettre nos clients internes au centre de notre action et d'agir pour nos prescripteurs, en évitant les coûts de sous- et de sur-qualité dans nos achats, tout en sécurisant ces derniers, avec une attention très particulière sur le suivi de l'exécution de nos contrats. On passe un contrat pour que la qualité soit au rendez-vous et que notre prescripteur interne en soit satisfait. Le deuxième objectif est de favoriser des relations équilibrées avec les entreprises. Nous avons été le deuxième ministère à recevoir le label RFAR, après le ministère de la Défense, et il a été renouvelé en début d'année. Ce label promeut des relations équilibrées avec les entreprises et le soutien aux PME avec par exemple la mise en oeuvre d'une boîte de courrier électronique fonctionnelle qui permet aux entreprises de nous contacter et nous poser toutes questions sur leurs difficultés d'exécution ou de suivi des prestations, et implique aussi d'être vigilant sur les délais de paiement.

Enfin, comme tous les ministères, nous sommes extrêmement vigilants à la promotion des axes de performance impulsés par la DAE. Il s'agit évidemment de la performance économique, mais aussi de l'accès aux PME, du développement durable, et la promotion de l'innovation et des filières françaises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Avez-vous été consultés dans des dossiers concernant l'hébergement des données de l'enseignement supérieur, en particulier celui de l'École polytechnique ? Avez-vous mis en place des clauses de souveraineté ? Quel mécanisme a conduit à choisir une solution sur étagère, en l'occurrence celle de Microsoft, à l'Ugap ?

M. Frédéric Pomiès, sous-directeur du socle numérique à la direction du numérique pour l'éducation. - La direction de l'École polytechnique est autonome dans la définition de sa stratégie numérique : elle doit se conformer aux directives interministérielles, mais elle n'a pas vocation à solliciter un accord interne propre au ministère de l'Éducation nationale, de l'Enseignement supérieur et de la Recherche avant de procéder à ses achats et à conduire son projet.

M. Simon Uzenat, président. - Pouvez-vous répondre plus précisément, alors, sur le marché passé par votre ministère ?

M. Frédéric Pomiès. - Vous vous interrogez, si j'ai bien compris, sur l'articulation entre deux faits quasi concomitants : une circulaire adressée à tous les recteurs et datée du 28 février 2025, et la notification du marché Microsoft pour les besoins propres du ministère.

Comment l'application de cette circulaire est-elle supervisée ? Le directeur du numérique pour l'éducation porte sa mise en application dans le cadre de son pilotage stratégique, principalement sur deux axes. Un axe dans sa relation avec les collectivités territoriales, pour piloter le déploiement de la loi Peillon et les espaces numériques de travail (ENT) qui sont mis à disposition des élèves, des familles et des enseignants à différentes échelles territoriales - régionale, départementale, voire communale. Cette note a été présentée au comité des partenaires, qui réunit des représentants de collectivités, lesquelles demandaient un appui du ministère pour définir des critères sur les solutions numériques à retenir, et ce afin de bien faire.

L'autre axe est celui du pilotage ministériel, donc l'action de l'administration centrale vers les services déconcentrés - la direction du numérique pour l'éducation (DNE) conduit une série d'actions à destination des directions de régions académiques des systèmes d'information. C'est dans ce cadre que la circulaire a été présentée. Par ailleurs, la DNE pilote les ressources mises à disposition des services numériques des régions académiques. Entre le cadrage administratif et le cadrage financier, les régions académiques ne sont guère en position de déployer des services qui contreviendraient au contenu de la circulaire.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'entends, mais cela ne répond pas à cette question : quel a été le processus qui a conduit à choisir Microsoft comme hébergeur des données plutôt que d'autres acteurs européens ou français, tels qu'OVH ou Scaleway ? Nous parlons de données sensibles, qui se trouvent hébergées par une entreprise soumise à des lois extraterritoriales. En tant que RMA, vous avez une certaine responsabilité. Nous avons l'impression que chacun se décharge de sa responsabilité en renvoyant sur les autres. Avez-vous été associés à l'élaboration du cahier des charges ? Quelle est votre propre analyse ?

M. Simon Uzenat, président. - Nous parlons en l'occurrence d'un marché évalué à 74 millions d'euros. On nous a expliqué que ce n'était pas véritablement un nouveau marché, mais une forme d'extension à partir de la suite bureautique avec de l'hébergement de données. De notre point de vue, il est très surprenant de voir des ministres rappeler à leur administration la nécessité de respecter de règles. La directrice interministérielle du numérique (Dinum) nous a confirmé sous serment qu'elle n'avait pas été sollicitée, alors qu'en théorie, au-delà de 9 millions d'euros, son avis est requis. Nous aimerions y voir plus clair, comprendre les défaillances et les dysfonctionnements, pour régler - car pour le moment, ce qui s'est passé n'est guère compréhensible.

M. Frédéric Pomiès. - Il ne faut pas confondre les technologies Microsoft avec l'hébergement de données dans le cloud : ces deux sujets sont liés, mais ils ne coïncident pas exactement. En réalité, ce marché vise à ce que le ministère et ses opérateurs continuent à utiliser des technologies Microsoft à l'échelle des postes de travail et à l'échelle de systèmes d'information hébergés localement - on parle d'usage « on premise », ou sur site, donc d'outils qui recourent à des technologies Microsoft, par exemple les serveurs de base de données ou d'applications, qui font partie des technologies disponibles pour les développeurs qui conçoivent des applications et sont parfois imposées à travers la solution technologique applicative retenue comme briques sous-jacentes nécessaires au bon fonctionnement de l'application dont on s'équipe.

En clair, l'usage principal et quasi exclusif du marché Microsoft consiste à acquitter des droits d'usage de technologies et de produits qui sont installés sur nos propres infrastructures. Quant à l'échelle plus large que le poste de travail, celle des systèmes d'information qui manipulent des données et où peut se poser la question de la circulation de données sensibles, le ministère de l'Éducation nationale s'est équipé d'un système d'information qui est à 98 % basé sur de l'open source. Nous utilisons très massivement Red Hat Linux - nous recourons à de l'open source pour nos applications, nos services numériques et nos briques technologiques.

Ce marché avec Microsoft vient donc combler un besoin résiduel à notre échelle, même s'il est important financièrement, car notre ministère comprend beaucoup d'agents. En schématisant, ce marché vise à ce que les postes de travail du ministère soient équipés des dernières versions de Windows, Word et Excel. Il n'a rien à voir avec l'hébergement des données, puisque cet hébergement se situe sur les machines des agents et sur les services de fichiers partagés qui sont opérés sur des serveurs du ministère.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Attention, des données éparses paraîtront anodines prises séparément, mais quand on les rassemble, il peut se former un ensemble de données sensibles. Et nous parlons ici d'un marché de 74 millions d'euros, attribués à un groupe étranger, cela interpelle : est-ce que l'on a cherché une solution européenne ou française ? On a le sentiment qu'il n'y avait pas d'alternative à Microsoft et à ses solutions sur étagère. Or, des entreprises françaises nous ont dit être tout à fait prêtes à déployer des solutions, dès lors qu'on leur ferait confiance, et que la commande publique serait un levier pour leur développement : c'est aussi cela, notre sujet.

M. Frédéric Pomiès. - Vous abordez un sujet très intéressant, qui est un cheval de bataille de nombreux acteurs : la collaboration et les outils collaboratifs. Mes explications précédentes sur Word et Excel se référaient à un usage hors système collaboratif, à un usage limité à un ordinateur personnel.

La suite collaborative proposée par Microsoft, Office 365, permet de travailler en ligne, donc à plusieurs en même temps. Des entreprises françaises et européennes proposent des produits concurrents, c'est pourquoi le marché dont nous parlons a fait l'objet d'un sourcing où quatre entreprises ont été interrogées, en plus de Microsoft : Wimi, GoFAST, Jamespot et Interstis. Je ne peux pas vous communiquer publiquement les chiffres, mais je vous assure que les coûts bruts de ces solutions étaient très largement supérieurs à ceux de Microsoft, sans compter le coût de la transition et de la transformation des usages.

Enfin, choisir un acteur de ce type ne nous libérerait pas du système d'exploitation Windows, qui est la base logicielle sur tous les postes de travail, et nous parlons d'environ un million de personnes à équiper. Il faut également souligner que ces acteurs sont des challengers, la question se pose du rattrapage du niveau fonctionnel, du niveau d'intégration - par rapport aux grandes sociétés en place que sont Microsoft ou Google, qui sont des defenders.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il serait cependant possible d'inverser le mouvement, si on s'en donnait les moyens politiques et financiers. Il ne faut pas oublier que Microsoft est née dans un garage, et que c'est la commande publique qui l'a aidée à devenir ce qu'elle est, comme beaucoup des autres Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Nous n'avons pas été capables d'une telle articulation dans notre pays, et si nous ne changeons pas notre approche sur l'intelligence artificielle, nous allons prendre encore dix ans de retard. Aujourd'hui, il nous faut une volonté politique et financière pour faire ce virage qui nous fera retrouver notre souveraineté.

M. Frédéric Pomiès. - Il est difficile de vous donner tort et pour aller dans votre sens, je citerai notre programme Etna, l'Environnement de travail numérique de l'agent. Il comprend une palette de projets, en particulier Nuage, qui fournit une suite collaborative en ligne avec des fonctions de collaboration avancées, de partage, de travail à plusieurs, et qui est pensée à destination de toute la population enseignante, et par extension de l'administration centrale et des services déconcentrés. Nous en avons de très bons retours et nous finalisons la mise au point de ce produit, que nous testons depuis deux ans - des fonctionnalités dites d'ergonomie seront installées cette année. Nous allons ensuite mener une campagne assez offensive de communication pour favoriser son déploiement et montrer que ce produit étant disponible, gratuit pour les utilisateurs finaux, les établissements, les rectorats, il n'y a aucune raison de ne pas s'en servir.

M. Simon Uzenat, président. - Nous n'allons pas épiloguer trop longtemps sur ce dossier, qui est pourtant important. Personnellement, je n'ai pas été totalement convaincu par vos arguments. Ce qui nous a été dit lors de précédentes auditions, c'est que le marché en question emportait également l'hébergement de données, dans des proportions qu'il faudrait apprécier de façon plus précise.

Nous vous demanderons de nous communiquer toutes les pièces se rapportant à ce marché pour pouvoir savoir précisément de quoi il est question. Il est vrai que la question des coûts se pose, mais on voit aussi que nous entretenons une forme de dépendance envers les grandes sociétés américaines. Il ne faut pas que le coût soit un prétexte pour ne pas changer. En réalité, si nous avions collectivement fait le choix, avec un portage politique, de développer des alternatives, la discussion ne se poserait pas dans les mêmes termes aujourd'hui. Le sujet reste donc d'actualité.

Sur le marché en question, nous vous demandons de nous fournir tous les documents propres à éclairer notre avis et à expliquer précisément pourquoi la Dinum n'a pas été sollicitée.

Ensuite, vous n'avez pas répondu sur les masques. Les réponses déjà apportées à notre questionnaire ne sont guère satisfaisantes, chacun se renvoie la balle et, finalement, noie le poisson. Comment expliquer la distribution massive de masques fabriqués en Chine dans les mois qui ont suivi la crise sanitaire ? On nous a expliqué qu'il y avait des stocks, qu'il fallait les écouler... On peut l'entendre pour partie, mais cela a duré longtemps, et c'était tout à fait contraire à la volonté politique de soutenir des entreprises locales par la commande publique - c'est le contraire qui s'est produit, il y a eu, par exemple en Bretagne, des entreprises qui ont dû cesser leur activité, faute de la commande publique qu'elles avaient espérée.

Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Je n'ai malheureusement pas d'éléments supplémentaires, au-delà des réponses que nous avons faites au questionnaire reçu. J'ai contacté les personnes qui étaient en charge de ces sujets, tous les interlocuteurs ont changé depuis. Je vais reprendre votre question sur le déploiement de masques fabriqués en Chine et essayer de vous apporter des compléments de réponses.

M. Simon Uzenat, président. - Il y a forcément eu passation de marchés, il doit donc y avoir des documents, des sources qui permettent de remonter les stratégies d'approvisionnement mises en place à l'époque.

M. Jean-Luc Ruelle. - Comment envisagez-vous le développement de l'intelligence artificielle (IA) - et avec quel opérateur est-il entrepris ?

Avez-vous des contacts avec vos homologues européens sur les questions d'achat, et, éventuellement, des liens de synergie en matière d'achat ?

Enfin, faites-vous des benchmarks sur des références essentielles, en comparant les prix dans d'autres pays ?

M. Henri Cabanel. - Pensez-vous que des opérateurs français ou européens soient capables de rivaliser avec le système d'exploitation Windows ?

Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Je n'ai pas reçu de sollicitation directe sur l'IA, et notre idée, à notre échelle, c'est d'intégrer dans nos procédures de marchés des solutions d'IA sous forme de variantes, sans mettre en péril les marchés en cours. Depuis mon arrivée l'an dernier, j'ai instauré des dialogues de programmation-achat pour mieux anticiper les achats et améliorer le sourçage. Ces questions d'IA sont apparues dans ces dialogues, mais les achats ne se sont pas encore concrétisés.

M. Frédéric Pomiès. - Le ministère de l'éducation nationale, à l'instar des autres ministères, travaille à la meilleure façon de s'approprier l'IA, en étant prudent sur les conséquences auxquelles on ne pense pas de prime abord. Nous avons engagé un travail en profondeur pour élaborer un cadre d'usage de l'IA en éducation, il devrait être prochainement publié. Nous avons travaillé avec des membres de toute la communauté éducative, avec les parents d'élèves, pour essayer de définir les bons et les mauvais usages de l'IA.

Votre question portait sur les opérateurs d'IA. À l'échelle de la DNE, il n'y a pas à ma connaissance de contrat avec un opérateur principal d'IA comme Open AI ou Mistral. Nous observons les tendances, avec un portage de la Dinum, mais les choses ne sont pas encore fixées sur le sujet.

Mme Guylaine Bourdais-Naimi. - Nous n'avons pas de relation avec les services d'achats des pays voisins. S'agissant du benchmarking, nous allons rencontrer l'Agence de mutualisation des universités, qui passe un gros marché de matériel informatique - Matinfo - avec des tarifs très compétitifs, que nous allons comparer à ceux de l'Ugap.

Mme Agnès Boissonnet, responsable ministérielle des achats des ministères de l'Aménagement du territoire et de la Décentralisation et de la Transition écologique, de la Biodiversité, de la Forêt, de la Mer et de la Pêche. - Les ministères dont je suis la RMA ont réalisé 2,1 milliards d'euros d'achats en 2024, en comptant les établissements publics et les autorités administratives indépendantes, ils sont donc le cinquième acheteur de l'État. Plus de 55 % de nos marchés concernent des travaux routiers, avec une incidence sur le pourcentage de marchés attribués à des PME, qui est légèrement supérieur à 22 %, car sur nos marchés routiers, nous travaillons majoritairement avec quatre grands groupes français : Colas, Vinci, Eiffage et NGE, qui sont des « majors » dans leur domaine. Cela ne veut pas dire que le ministère ne soit pas particulièrement attentif aux PME, nous sommes en cours de labellisation RFAR et nous avons mis en place un correspondant PME, de même qu'un médiateur avec des boîtes dédiées, sur lesquelles les entreprises peuvent envoyer leurs questions et où nous leur répondons. Nous effectuons environ 12 % de nos achats à des entreprises innovantes, le quart avec des PME. J'ai rendu 430 avis RMA en 2024, et 390 en 2023.

Quelque 22 % des achats du pôle ministériel sont passés par l'administration centrale, 78 % par les services déconcentrés. En administration centrale, le service que je dirige passe les marchés du secrétariat général, en étroite collaboration entre le prescripteur et l'acheteur. Le prescripteur sait exactement ce dont il a besoin et l'acheteur veille au respect des règles et au respect juridique de nos marchés. Toutes les directions générales de notre ministère ont leur propre service achat et passent leur propre marché, que nous voyons au niveau de la validation RMA. Cependant, lorsque ces directions ont des questions ou des besoins spécifiques, mes services sont à leur disposition pour leur apporter un appui, voire se mettre à leur service pour régler des difficultés qu'elles rencontrent. Nous avons mis en place un dialogue de gestion avec toutes ces directions générales pour faire un point sur leurs marchés. Cela nous permet de contrôler a posteriori le résultat, en particulier la performance achat, sur le plan social et environnemental, et voir s'il y a un décalage avec la prescription initiale. Ce travail a permis d'améliorer la performance sociale et environnementale. J'ajoute que, comme les ministères de l'intérieur et de l'éducation nationale, 100 % de nos marchés comprennent une considération environnementale depuis septembre 2024. En l'absence d'une telle considération, l'avis RMA est bloqué jusqu'à avoir trouvé avec les services la façon de l'intégrer au marché. Notre ministère est particulièrement attentif à ce sujet, nous avons mis en place un clausier participatif en matière environnementale, à disposition de tous les acheteurs, en central ou en services déconcentrés, lesquels n'ont pas tous la même organisation pour passer des marchés. Les services de la sous-direction des achats sont en appui de ces services déconcentrés - directions interdépartementales des routes ou directions régionales de l'environnement, de l'aménagement et du logement. Nous vérifions également l'application des politiques prioritaires du Gouvernement dans les domaines qui aident l'industrie française. Par exemple, en matière de panneaux photovoltaïques ou de pompes à chaleur, nous vérifions que les préconisations gouvernementales ont bien été prises en compte.

Le ministère s'est aussi mobilisé pour la formation et l'accompagnement en matière d'innovation. Nous nous appuyons sur l'Ecolab, l'incubateur mis en place par le Commissariat général au développement durable (CGDD), qui regroupe et soutient des start-ups françaises. Nous collaborons étroitement avec le CGDD pour faire connaître cette ressource. Nous sommes conscients que l'achat au plus près du terrain, l'achat innovant et local peut soutenir les PME, nos services déconcentrés y sont particulièrement attachés.

Quelques mots, enfin, sur le marché de protection sociale complémentaire (PSC) remporté par l'entreprise française Alan. En lançant ce marché, le ministère avait insisté pour qu'il y ait dans le cahier des clauses administratives particulières une mention sur l'hébergement et la protection des données - il avait bien été indiqué que l'hébergement des données devait être fait soit en France, soit sur le territoire de l'Union européenne. Nous avons prévu des pénalités en cas de fuite des données, qui sont protégées par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Le data center est quant à lui situé à Francfort.

M. Simon Uzenat, président. - L'hébergement en Europe ou en France n'offre aucune garantie quand il est opéré par des entreprises soumises à des législations extraterritoriales, ce qui est le cas d'AWS.

Dans le cas d'espèce, la question de l'immunité aux législations extraterritoriales figurait-elle clairement dans les cahiers des charges ? Très souvent, on nous répond que non.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Quel volume ces quatre « majors » des travaux publics que vous avez citées, représentent-elles dans le volume global des achats par rapport aux TPE et PME ?

Faites-vous également appel aux centrales d'achat et à l'Ugap ?

Mme Agnès Boissonnet. - Sur la part des quatre « majors » des travaux publics, je vous répondrai par écrit - je préfère vérifier mes chiffres.

Le ministère recourt à l'Ugap pour un certain nombre de services, notamment les prestations de ménage ou de gardiennage dans nos services déconcentrés, l'Ugap est même l'un de nos principaux fournisseurs.

M. Simon Uzenat, président. - Vous évoquez les « majors », mais des outils existent pour faciliter la participation des TPE et PME à la commande publique, en particulier le groupement momentané d'entreprises. Ces outils sont parfois difficiles à mettre en oeuvre, cela peut demander un peu d'accompagnement, mais la puissance publique a un rôle particulier à jouer : est-ce que votre ministère y travaille ?

Mme Agnès Boissonnet. - Oui, nous veillons à l'allotissement, en définissant y compris des lots géographiques qui permettent d'attribuer à des PME. Le groupement momentané d'entreprises fait partie des techniques que nous recommandons régulièrement à nos services déconcentrés pour augmenter la participation des PME à nos marchés.

M. Simon Uzenat, président. - Merci de nous communiquer des éléments statistiques : les pourcentages de groupements momentanés d'entreprises par appel d'offres, le nombre de groupements effectivement attributaires, les résultats obtenus.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Avez-vous reçu, dans vos ministères, une circulaire d'Elisabeth Borne, alors Première ministre, sur la doctrine d'utilisation de l'informatique en nuage par l'État ? Elle date de 2023.

M. Frédéric Pomiès. - Je connais bien cette circulaire, avez-vous une question plus précise ?

Mme Catherine Morin-Desailly. - En réalité, Élisabeth Borne réagissait à des questions qui lui avaient été posées au Parlement, en particulier au Sénat, pour évaluer la manière dont le Gouvernement appréhendait la notion de données sensibles. Les préoccupations portaient les conditions dans lesquelles héberger, mais plus largement confier ces données, quel que soit le secteur d'activité, via les marchés publics, à des entreprises compatibles. Comment cette circulaire ministérielle a-t-elle infusé au sein des ministères ?

M. Frédéric Pomiès. - Cette circulaire a eu le mérite de clarifier la notion de données sensibles. Elle distingue deux types de données : celles dont la divulgation serait de nature à entraver la capacité de l'État à mener à bien ses missions essentielles, telles que la sécurité publique ou la santé, et celles qui ne relèvent pas de ces critères et sont donc libérées des contraintes dites SecNumCloud. Alors que les précédents textes exigeaient une attention à certaines données, la circulaire définit au contraire les données qui ne sont pas considérées comme sensibles.

Au ministère de l'Éducation nationale, nous avons ainsi défini comme sensibles, dans la circulaire aux recteurs du 28 février 2025, les données relatives aux échanges entre les familles et l'institution, y compris celles des élèves. C'est sur ce fondement que nous interdisons d'utiliser des suites collaboratives en ligne, car même si ces données ne font pas partie de l'énumération explicite de la circulaire d'Elisabeth Borne, nous avons considéré qu'il fallait qualifier ces données de sensibles.

Mme Agnès Boissonnet. - Nous venons de publier le marché pour le vote électronique, dont notre direction des ressources humaines était prescriptrice. Nous avons été particulièrement vigilants sur la question des données.

M. Jean Bouverot. - La sensibilité des données varie. Sur le marché textile, nous avons pris grand soin d'anonymiser les informations sur les policiers et gendarmes. Nous avons mené des réflexions pour intégrer des critères RGPD dans nos marchés et pour mieux classer la sensibilité des données.

M. Simon Uzenat, président. -Il est évident que, dès lors qu'il y a des données en masse, il faut les considérer comme des données sensibles. Qu'il s'agisse de la santé ou de l'éducation nationale, il est possible, même avec des données anonymisées, de retrouver et de qualifier des informations qui peuvent être utilisées d'une manière ou d'une autre, en particulier avec le développement de l'IA.

Nous assistons à une prise en compte de ce caractère sensible des données, mais elle est encore trop lente. La hiérarchisation entre données nous semble un peu artificielle, elle conduit à minimiser l'importance de certaines données, en considérant qu'il n'est pas grave de conserver des habitudes qui apparaissent rapidement comme de mauvaises habitudes parce qu'elles compromettent la sécurité de ces données, qu'il s'agisse de situations personnelles ou d'intelligence économique. Même pour des pays prétendument alliés, il peut y avoir des mobilisations massives d'appareils d'État ou d'opérateurs privés. Il est donc essentiel que nous soyons à la hauteur sur le plan défensif. Les exemples que vous nous donnez sont assez illustratifs, merci de les documenter le plus précisément possible.

Mme Catherine Morin-Desailly. - La circulaire de Mme Borne a été intégrée dans la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique. Avec ses décrets d'application, celle-ci devrait imposer des contraintes beaucoup plus fortes en matière de données sensibles - évitant que ce soit à chaque ministère de définir quelles données sont sensibles, ou pas...

M. Simon Uzenat, président. -

Je vous remercie pour vos contributions et vos éclairages.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Jean-Marc Morandi, élu, et Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France

(Mardi 3 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous revenons sur le rôle que peut jouer la commande publique pour soutenir le tissu économique local et l'accompagnement dont peuvent bénéficier les entreprises, en particulier les petites et moyennes entreprises (PME), pour y accéder.

À ce titre, les chambres consulaires ont un rôle essentiel à jouer : leur maillage territorial, leur fine connaissance du tissu économique et leur mission de soutien au développement de l'activité en font des acteurs clés des politiques d'appui aux PME et des interlocuteurs incontournables lorsqu'il s'agit d'identifier les obstacles qui continuent à se dresser contre elles sur le chemin de l'accès à la commande publique.

En Île-de-France, la chambre de commerce et d'industrie (CCI) a créé en son sein un groupe de travail afin de préparer une contribution aux travaux de notre commission d'enquête, qui formule un certain nombre de recommandations pour faciliter l'accès des PME à la commande publique. Il m'a semblé nécessaire que tous les membres de la commission d'enquête puissent avoir connaissance de cette contribution.

Pour nous présenter le résultat de ces travaux, nous recevons M. Jean-Marc Morandi, élu de la CCI Paris Île-de-France, accompagné de Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales.

Je vous informe que cette audition est diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances.

Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marc Morandi et Mme Dominique Moreno prêtent serment.

Votre étude très complète - vingt-trois pages - aborde les obstacles et les difficultés rencontrées par les PME à chaque étape de la procédure de passation d'un marché public. Les principaux freins sont-ils toutefois de nature réglementaire, alors que les réformes dont l'objet est justement de simplifier ces procédures se succèdent ? Ne sont-ils pas plutôt psychologiques, la traduction d'idées reçues, aussi bien chez les acheteurs publics que dans les entreprises, qui sont particulièrement bien ancrées dans les mentalités ?

Nous serions également intéressés par une explication du rôle que vous jouez pour accompagner les entreprises vers la commande publique. Menez-vous des actions de sensibilisation, le cas échéant en collaboration avec les pouvoirs publics ? Êtes-vous parfois sollicités par des pouvoirs adjudicateurs, afin de les aider à identifier des entreprises spécialisées dans un domaine particulier ? Par ailleurs, menez-vous des actions spécifiques pour faciliter la constitution de groupements momentanés d'entreprises (GME) ?

Vous mentionnez dans votre étude les variantes, que vous appelez à généraliser dans les procédures formalisées. Sur ce point, comment suggérez-vous de surmonter les réticences - elles sont compréhensibles - des acheteurs, pour qui cela est avant tout synonyme de complexification de la procédure, avec la nécessité de garantir que les variantes et les offres de base pourront être évaluées selon les mêmes critères, ainsi que l'obligation de définir des exigences minimales communes ?

Enfin, nous estimons que la commande publique a un rôle important à jouer pour soutenir les entreprises innovantes. Pensez-vous que les acheteurs publics soient suffisamment sensibilisés et formés à cette problématique et que le cadre juridique en la matière est adapté aux enjeux ?

Dans votre contribution, vous évoquez également le projet de Small Business Act européen, qui s'inscrit dans le cadre de la révision des directives relatives aux marchés publics de 2014, laquelle a été engagée par la Commission européenne ; nous nous sommes d'ailleurs rendus à Bruxelles le 12 mai dernier à ce sujet.

Vous soulignez la complexité du processus, tout en mentionnant l'existence d'autres outils pouvant être mobilisés utilement, afin de faciliter l'accès des TPE et PME à la commande publique. Je pense notamment aux avances, aux délais de paiement, à l'allotissement ou encore aux délais de réponse, sur lesquels vous insistez, à juste titre. Pouvez-vous nous préciser les préconisations que vous formulez dans votre contribution écrite ?

M. Jean-Marc Morandi, élu de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France Paris. - Permettez-moi tout d'abord de me présenter. Je suis un élu - de l'Essonne - de la CCI Paris Île-de-France. Je suis chef d'entreprise : je dirige une société coopérative de production (Scop) spécialisée en ingénierie du bâtiment, implantée à Massy. Notre activité repose, pour environ deux tiers, sur la commande publique, et ce depuis plus de quarante ans - et nous disposons d'une certaine expérience sur ces sujets.

Mme Dominique Moreno, responsable du pôle des politiques territoriales et régionales de la chambre de commerce et d'industrie Paris Île-de-France. - Je suis juriste en droit public, et je fais partie des expertes de la CCI Paris Île-de-France.

M. Jean-Marc Morandi. - Nous intervenons ici au titre de la mission de représentation des entreprises dévolue aux chambres consulaires, et non en tant que représentants de la CCI, établissement public administratif donneur d'ordre dans la commande publique. C'est bien dans notre rôle d'accompagnement des entreprises que nous nous exprimons aujourd'hui.

La commande publique représente un poids significatif dans notre économie. Si l'État et ses organismes associés en assurent une part importante, les collectivités territoriales en réalisent près de la moitié. Il s'agit donc d'un levier d'économie de proximité, essentiel pour nos territoires.

De nombreux secteurs sont concernés : les travaux, le bâtiment, les grandes infrastructures, mais aussi les services, prestations intellectuelles, architecture, maîtrise d'oeuvre - c'est mon métier -, ou encore les fournitures. La commande publique crée donc de véritables opportunités d'affaires pour les entreprises, notamment les PME, et dans une moindre mesure les très petites entreprises (TPE), qu'il faut soutenir, car toute TPE aspire à devenir une PME. Les PME peuvent y valoriser leur métier, leurs compétences, leur savoir-faire, et leur capacité d'innovation - nombre d'entre elles sont très innovantes.

Statistiquement, les PME remporteraient plus de la moitié des marchés, mais cette apparente réussite masque une autre réalité : elles sont souvent cantonnées à des marchés en deçà des seuils européens et ont un accès limité aux grandes opérations, dominées par les majors. Elles y interviennent alors en tant que sous-traitantes, dans une position plus fragile, moins favorable que si elles étaient de premier rang.

L'accès des PME à la commande publique est une préoccupation constante de la CCI Paris Île-de-France. Votre commission d'enquête constitue l'occasion de mettre en lumière à la fois les atouts de ces entreprises et les difficultés auxquelles elles se heurtent. Nous formulerons également quelques pistes d'amélioration.

Nous avons transmis un rapport, daté du 24 avril dernier, dans lequel nous développons les constats issus des retours de nos entreprises et de nos territoires, ainsi que des fédérations professionnelles consultées par l'intermédiaire des élus siégeant à mes côtés à la CCI Paris Île-de-France.

Notre contribution s'articulera autour des trois temps forts d'un marché public : sa passation, son attribution et son exécution. Avant de détailler ces éléments, je vais laisser Mme Dominique Moreno répondre à l'une de vos premières questions concernant le Small Business Act européen, tel que nous le percevons au sein de la chambre consulaire.

Mme Dominique Moreno. - Nous prenons acte du lancement de la révision des directives européennes relatives aux marchés publics. Il nous semble que cette révision constitue une véritable occasion de promouvoir un Small Business Act européen, même si cela ne sera pas la panacée pour les PME, car sa mise en oeuvre ne sera pas si aisée.

Réserver une part de la commande publique aux PME pose plusieurs difficultés : quelle part fixer ? Vingt-sept pays composent l'Union européenne : peut-on vraiment définir une part uniforme ? Quelle marge de manoeuvre accorder à chaque État membre ? Par ailleurs, les réalités diffèrent fortement selon les secteurs. Fixer, par exemple, un seuil de 20 % pourrait être pertinent, mais dans le secteur du bâtiment ou des travaux publics, cette proportion est déjà parfois dépassée.

La détermination d'une part réservée aux PME soulève donc des interrogations légitimes. Lors de nos échanges avec les fédérations professionnelles, toutes ont soulevé cette difficulté : comment évaluer la part à réserver aux PME ? C'est pourquoi nous nous sommes plutôt attelés à proposer des mesures concrètes.

Les PME manifestent une certaine appréhension à l'égard de la commande publique ; à force de s'entendre dire : « c'est difficile, vous ne remporterez pas les marchés ; vous n'y arriverez pas », les PME sont dissuadées de se lancer. Il est vrai que participer à un marché public n'est pas anodin : cela suppose une réflexion stratégique, une organisation interne. Dans une petite structure, c'est souvent le chef d'entreprise ou l'un de ses collaborateurs qui constitue seul le dossier ; cela représente une charge importante.

Il faut aussi que l'entreprise dispose des capacités financières requises, notamment disposer de deux fois le montant du marché. Se lancer dans une aventure que l'on ne maîtrise pas suscite l'appréhension des PME. Nous nous efforçons de les rassurer.

Oui, la commande publique reste complexe, mais elle s'est largement simplifiée. Le législateur et le pouvoir réglementaire ont, depuis les directives de 2014, adopté de nombreuses mesures en ce sens. Le projet de loi de simplification de la vie économique s'inscrit dans cette dynamique. C'est aussi par cette voie que nous parvenons à convaincre les entreprises de surmonter leurs craintes.

Cette appréhension peut également être dépassée par un lien de proximité. Comme l'a rappelé Jean-Marc Morandi, les entreprises se tournent plus volontiers vers un appel à candidatures émanant de leur commune. Elles entretiennent un lien fort avec leur collectivité territoriale ou leur intercommunalité. Nous pourrons revenir sur ce lien de proximité lorsque nous évoquerons les critères d'attribution.

M. Jean-Marc Morandi. - Je vais à présent reprendre nos constats et nos préconisations en suivant la chronologie des trois grandes étapes d'un marché public, en commençant par la passation.

Premièrement, il s'agit d'adapter les seuils des marchés sans mise en concurrence. Le seuil actuel du marché de gré à gré s'élève à 40 000 euros pour les fournitures et à 100 000 euros pour les travaux. Nous défendons ardemment la pérennisation du seuil de 100 000 euros pour les travaux.

Le seuil des marchés innovants est fixé à 100 000 euros, et a été porté à 300 000 euros, par un décret du 30 décembre 2024 pour le seul secteur de la défense. Nous préconisons d'appliquer le même seuil aux marchés de travaux innovants, afin de favoriser les travaux liés à la transition énergétique, qui ont besoin d'un nouvel élan.

D'expérience, je peux vous dire qu'il existe une multitude de seuils - et l'on a du mal à se repérer. Une entreprise qui souhaite candidater à un marché public est confrontée à différentes règles, selon qu'elle traite avec l'État ou avec une collectivité ; c'est compliqué ! Nous plaidons donc pour une unification et une simplification des seuils.

Mme Dominique Moreno. - La révision des directives européennes pourrait être l'occasion de revoir ces seuils, non pas uniquement en les actualisant tous les deux ans, mais en les simplifiant et en les uniformisant. Pourquoi maintenir un seuil distinct pour les fournitures et services de l'État et un autre pour ceux des collectivités territoriales ? Une unification permettrait une meilleure lisibilité. C'est peut-être le moment de proposer des seuils rénovés, plus adaptés aux réalités économiques.

Les mesures du projet de loi de simplification de la vie économique vont d'ailleurs assez loin en permettant des marchés de gré à gré en dessous des seuils européens pour les marchés innovants. Il serait utile de reconsidérer ces seuils européens, souvent difficilement appréhendables. Du reste, à ces différents seuils s'ajoute celui de 90 000 euros pour la publicité européenne... Aussi, il est difficile d'y voir clair pour un chef d'entreprise d'une PME, qui souvent remplit seul et tard le soir les candidatures aux marchés publics.

M. Jean-Marc Morandi. - Deuxièmement, nous préconisons d'aider les entreprises à se porter candidates. En ce sens, nous souhaitons mettre en avant la pratique du sourcing, désormais reconnue en droit européen, préalablement au lancement des procédures. Ce mécanisme constitue, à nos yeux, un outil gagnant-gagnant, encore trop peu utilisé par les donneurs d'ordres.

Certaines régions ou grandes collectivités organisent, ponctuellement, des présentations de leurs projets et des consultations à venir, mais il conviendrait d'aller plus loin. Le sourcing devrait permettre non seulement d'anticiper les marchés, mais aussi d'analyser leurs critères, d'identifier les risques potentiels, afin que les entreprises puissent se positionner en connaissance de cause. Réciproquement, il serait utile que les PME et TPE puissent présenter leurs savoir-faire aux collectivités, afin que celles-ci prennent conscience des compétences disponibles localement et comprennent pourquoi certaines entreprises ne répondent pas à leurs consultations.

C'est dans cet esprit que la CCI Paris Île-de-France a mis en place la plateforme CCI Business Grand Paris, que Mme Moreno détaillera. Cet outil a été particulièrement efficace dans le cadre de la préparation des jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). Même si, depuis, le dispositif s'essouffle, il a constitué un premier exemple de collecte d'informations sur les besoins des donneurs d'ordre, qui ont ensuite été présentés aux entreprises, via les fédérations professionnelles.

Mme Dominique Moreno. - En effet, la plateforme a bien fonctionné durant la préparation des JOP. D'autres dispositifs existent au sein des CCI, notamment les réseaux ou clubs d'entreprises. Ces structures permettent d'organiser des rencontres de type speed dating entre donneurs d'ordre et PME.

Nous menons également un travail de sensibilisation et de pédagogie auprès des entreprises, au travers de réunions d'information où nous expliquons les mécanismes de la commande publique. Par exemple, nous avons beaucoup travaillé en ce sens pendant la crise sanitaire. À cette époque, l'arrêt brutal des chantiers a entraîné la publication, à la fin du mois de mars 2020, d'ordonnances spéciales visant à assouplir certaines règles et à éviter les faillites.

Sur notre plateforme Inforeg, qui délivre des informations juridiques, nous avons publié des fiches pratiques à destination des entreprises : acomptes, avances, arrêts de chantier, etc. Ce travail pédagogique se poursuit au rythme des réformes.

M. Jean-Marc Morandi. - Nous militons également pour la création d'une plateforme générale, gratuite, rassemblant l'ensemble des services, des initiatives et des marchés de l'État comme des collectivités territoriales. Il faut avoir conscience qu'il est très difficile, même pour une PME de la taille de la mienne, de repérer l'intégralité des marchés, y compris en souscrivant des abonnements à des spécialistes de sourcing ; certains appels d'offres passent entre les mailles du filet. Une centralisation de cette information serait un véritable atout, même si le sujet est complexe.

Troisièmement, la complexité des dossiers de consultation et la brièveté des délais de réponse pénalisent les PME. Il faut trouver un juste équilibre. Un délai trop court empêche une PME de répondre ; une grande entreprise y parvient grâce à ses moyens humains. Un délai trop long, en revanche, n'est pas pertinent. Il s'agit donc d'acculturer les donneurs d'ordre sur ces sujets.

J'ajouterai une remarque positive sur les groupements momentanés d'entreprises. Le décret du 30 décembre 2024 a marqué un véritable progrès en la matière ; il ne reste plus qu'à l'appliquer et le faire comprendre à tous - or, pour connaître certains donneurs d'ordre, je peux vous dire que c'est loin d'être gagné. Il est essentiel d'encourager les PME à sortir de leur statut de sous-traitantes pour devenir co-traitantes. C'est ce que nous faisons dans mon métier : la maîtrise d'oeuvre ne se conçoit qu'en groupement. Nous intervenons fréquemment à deux, dix, voire davantage, en tant que co-traitants et non sous-traitants, chacun dans son domaine de compétences.

Mme Dominique Moreno. - Je souhaiterais aborder la question des marchés à procédure adaptée (Mapa). Ce dispositif est favorable aux PME, mais, là encore, ce n'est pas la panacée. Les Mapa laissent en effet au donneur d'ordre la possibilité de définir sa propre procédure, ce qui entraîne une grande variabilité d'application. En pratique, on observe autant de procédures que de donneurs d'ordre, ce qui rend leur appréhension complexe.

La négociation, par exemple, est laissée à la libre appréciation du donneur d'ordres, qui peut très bien choisir de ne pas négocier. Cela représente un véritable obstacle pour les PME.

La négociation constitue un atout clé pour les PME. Elle leur permet d'expliciter leur offre, de valoriser leur savoir-faire. Nombre d'entre elles éprouvent des difficultés à se vendre, pour ainsi dire, en particulier lorsqu'elles disposent de compétences techniques pointues - nous les accompagnons du mieux possible.

En ce qui concerne les critères d'attribution, la réforme prévue en août 2026 introduira des critères qualitatifs, en lieu et place du seul critère du prix. Nous saluons cette évolution, mais des questions demeurent : en pratique, le critère de performance économique ne va-t-il pas demeurer ? Ce critère ne favorise pas les PME, car elles ont du mal à s'aligner sur les prix des grands groupes. Il conviendra donc d'engager un important travail de pédagogie auprès des donneurs d'ordre.

Par ailleurs, les critères qualitatifs, notamment environnementaux, restent faiblement pondérés, comme l'a relevé la Cour des comptes lors de son audition devant votre commission d'enquête. Cela pénalise les PME. En revanche, la pondération, voire la hiérarchisation des critères qualitatifs, est favorable aux PME.

Enfin, nous saluons avec satisfaction le rétablissement à l'Assemblée nationale de la généralisation de l'autorisation des variantes, votée par le Sénat. Il s'agit d'une mesure équilibrée, gagnant-gagnant. Il subsiste encore de nombreuses idées reçues à ce sujet. Elle n'occasionne aucun coût supplémentaire pour le donneur d'ordre. Il s'agit d'une proposition technique alternative, souvent innovante, qui mérite considération.

Nous souhaiterions également mettre en avant une procédure méconnue : celle des petits lots. Elle permet d'intégrer un Mapa à l'intérieur d'une procédure formalisée. Pour les PME, c'est une chance d'intervenir directement et non comme simple sous-traitante. Toutefois, cette procédure reste peu utilisée, souvent en raison d'une méconnaissance de la part des donneurs d'ordre, notamment des collectivités locales, confrontées à un droit complexe et en perpétuelle évolution.

M. Jean-Marc Morandi. - J'en viens au dernier axe de notre contribution : l'exécution technique et financière du marché. Je souhaite insister sur quelques points très concrets, à partir d'exemples tirés de notre expérience, afin d'illustrer les enjeux financiers auxquels sont confrontées les PME.

Une fois le marché remporté, encore faut-il que l'entreprise dispose des moyens pour l'exécuter. Ce n'est pas chose aisée. Certains leviers sont pourtant prévus pour les y aider, comme les acomptes versés en cours d'exécution. Or ceux-ci sont rarement appliqués de façon fluide par les donneurs d'ordre. Pis, les PME elles-mêmes n'osent pas les réclamer, de crainte d'être mal perçues.

M. Simon Uzenat, président. - Pour préciser, vous parlez d'acomptes, mais faites plutôt référence aux avances. Certaines collectivités, comme la région Bretagne, versent jusqu'à 60 % d'avance, sans exiger de garantie financière. Dans un contexte d'inflation forte, ce type de mécanisme s'avère essentiel pour la trésorerie des PME, et à plus forte raison des TPE. Cela facilite tant leur candidature que l'exécution du marché.

M. Jean-Marc Morandi. - Absolument. Pour illustrer, je citerai un marché auquel j'ai candidaté dans la région bordelaise. Afin de bénéficier d'une avance, il m'est demandé de fournir une garantie bancaire. J'ai réagi immédiatement : il s'agit d'un marché non pas de travaux, mais de prestations intellectuelles ; je ne signe pas ! Or, dans le contexte de conception-réalisation, nous sommes soumis aux mêmes règles que les entreprises générales ; et je suis obligé de répondre à cette exigence de caution bancaire...

M. Simon Uzenat, président. - Il est utile de rappeler que ce choix revient au maître d'ouvrage. La demande de garantie n'est pas une obligation. Dans ce domaine, les marges de manoeuvre sont réelles, contrairement à d'autres secteurs où les normes sont plus rigides.

M. Jean-Marc Morandi. - Nous sommes bien d'accord.

J'ajoute que la question des clauses de révision de prix mérite aussi une attention particulière. Longtemps, dans un contexte de faible inflation, leur application était nulle. Mais aujourd'hui, avec la succession de crises - pandémie, guerre - la révision des prix doit devenir une exigence minimale. Ces mécanismes existent, sont encadrés, et il faut les rendre obligatoires.

Je ne m'étendrai pas sur les délais de paiement, mais il faut dire les choses : une partie non négligeable de ma trésorerie se trouve aujourd'hui chez mes clients. Les retards de paiement sont un sport national - mes clients paient avec trois à quatre mois de retard. Même si la plateforme Chorus fonctionne correctement, la validation de la facture pose problème : s'il y a cinq contractants et qu'un seul bloque, la facture n'est pas intégrée au système.

Certes, des progrès ont été réalisés. Certaines collectivités ont fait des efforts. Mais il reste un véritable besoin de sensibilisation et d'action sur ce sujet. Les retards de paiement demeurent inacceptables, quel que soit le type de collectivité concerné.

Mme Dominique Moreno. - Sur les délais de paiement, un autre problème réside dans la question des intérêts moratoires. En principe, ceux-ci sont dus de plein droit, mais, en pratique, l'entreprise doit en faire la demande.

Dernier point, que nous pourrons approfondir ultérieurement : les possibilités d'indemnisation - il s'agit d'un enjeu considérable.

Prenons l'exemple des retards de chantier. Pour qu'une entreprise puisse être indemnisée, elle doit prouver la faute caractérisée du maître d'ouvrage. Or, dans bien des cas, cette faute n'est pas directement imputable au maître d'ouvrage, mais à un maître d'oeuvre défaillant. Il est très difficile d'apporter la preuve de la faute du maître d'ouvrage.

Il conviendrait donc de mettre en place un mécanisme plus favorable aux entreprises, permettant d'envisager une indemnité dès lors qu'elles ne sont pas responsables du retard.

Ce sujet a d'ailleurs été traité durant la crise sanitaire et la guerre en Ukraine. La circulaire de septembre 2022 a permis la modification de certaines clauses financières, en s'appuyant sur la théorie de l'imprévision. C'est une bonne disposition, mais elle s'accompagne de lourdes exigences : l'entreprise doit apporter de nombreuses preuves pour établir le lien de causalité avec l'événement. Cette paperasserie, si je puis dire, constitue un frein non négligeable à la reconnaissance de leur préjudice.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez évoqué deux points : les seuils et les délais. Quelle serait, de façon très concrète, votre contribution pour nourrir notre réflexion sur ces sujets ?

Mme Dominique Moreno. - En matière de seuils, nous avons effectivement proposé la généralisation du seuil de 300 000 euros pour les marchés innovants, qui ne concerne actuellement que les marchés de défense. Les évolutions législatives en cours visent les marchés passés en dessous des seuils européens, mais le seuil de 300 000 euros est encore plus élevé, donc il nous semble intéressant, même si nous ne détenons pas de réponse systématique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Et pour les seuils des autres marchés ? Ainsi de ceux qui sont passés par simple demande de trois devis : à quel niveau proposeriez-vous de commencer le seuil ?

Mme Dominique Moreno. - Pour les marchés de travaux, le seuil actuel, de l'ordre de 5 millions d'euros, nous paraît correct ; les projets liés à la transition écologique sont particulièrement coûteux. Pour les autres types de marchés, le seuil de 300 000 euros mériterait d'être étudié.

M. Jean-Marc Morandi. - L'enjeu est aussi celui de l'uniformité des seuils. Pour une entreprise, la distinction entre les seuils applicables à l'État et ceux qui sont applicables aux collectivités territoriales n'est pas toujours compréhensible, sachant qu'il existe également un seuil de publicité distinct du seuil de passation... Il conviendrait de poser une règle claire et unifiée. La différenciation entre ces seuils était peut-être pertinente à une époque, mais ne l'est probablement plus aujourd'hui. Essayons de ne pas définir trop de seuils, même s'il en faut, car ils répondent à certaines logiques ; cela dit, efforçons-nous d'être plus efficaces.

Mme Dominique Moreno. - Ce seuil de 90 000 euros est particulièrement perturbant, car il crée une confusion entre le seuil de passation et celui de publicité. Une collectivité peut être contrainte de publier à l'échelle européenne un Mapa simplement parce qu'il atteint ce seuil de 90 000 euros. C'est compliqué pour les PME de s'y retrouver...

En même temps, il est nécessaire de permettre aux entreprises d'accéder à des marchés européens. Il s'agit donc non pas de supprimer la publicité, mais peut-être d'unifier les seuils de passation et de publicité, pour éviter d'enfermer les PME à l'échelle locale. À cet égard, l'amendement récent sur l'ancrage territorial, s'il vise à favoriser l'emploi local, ne doit pas pour autant restreindre les possibilités de développement des entreprises. Une start-up, par exemple, doit pouvoir se développer à l'échelle européenne ou internationale.

M. Jean-Marc Morandi. - Pour la CCI, il est essentiel que nos TPE puissent devenir des PME, et que celles-ci accèdent à la taille d'entreprise de taille intermédiaire (ETI). Il faut leur permettre d'accéder à la commande publique locale, mais aussi de rayonner au-delà de leur territoire, pour assurer leur développement. La richesse et la pérennité de notre économie dépendent de la croissance des PME françaises.

Mme Dominique Moreno. - Concernant les délais de réponse, il n'existe pas un délai unique pertinent. Tout dépend de la procédure utilisée. Un dialogue compétitif nécessite un délai plus long, tout comme une procédure formalisée complexe avec plusieurs phases de négociation. Il est d'ailleurs regrettable que la procédure avec négociation soit encore trop peu utilisée en procédure formalisée.

Dans le cadre d'un Mapa, le délai doit être adapté à l'objet du marché. Un marché très technique ou innovant requiert un délai suffisamment long pour permettre une réponse pertinente. Laisser la main à l'acheteur public est envisageable, mais cela peut créer des distorsions. Nous sommes encore en phase de réflexion sur ce point.

En réalité, le bon délai de réponse dépend de nombreux facteurs : le type de marché, sa technicité, son secteur. Un marché de fournitures peut avoir des délais courts, alors qu'un marché de prestations intellectuelles demande plus de temps.

M. Jean-Luc Ruelle. - Je préciserai un point relatif aux indemnités d'indemnisation. Dans certains pays, notamment aux États-Unis, il est impossible de conclure un marché public sans désigner un médiateur chargé de régler les conflits éventuels. Ce dispositif permet d'apporter une grande souplesse. Aussi, que pourrions-nous tirer de ces comparaisons internationales pour enrichir notre propre savoir-faire en matière de marchés publics ?

Par ailleurs, les retombées des jeux Olympiques - un événement de portée à la fois locale, nationale et internationale - pour les entreprises franciliennes auraient dû être considérables. Dispose-t-on d'une évaluation des retombées ?

Mme Céline Brulin. - Les réformes institutionnelles issues des lois du 27 janvier 2014 de modernisation de l'action publique territoriale et d'affirmation des métropoles (Maptam) et du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), ont entraîné un agrandissement des régions, intercommunalités et métropoles ; nous pouvons également penser à la création des groupements hospitaliers de territoire (GHT). Peut-on considérer que ces réformes ont eu des incidences sur l'accès des PME aux marchés publics ? Plus les collectivités territoriales sont importantes, plus les marchés le sont également, ce qui peut rendre leur accès plus difficile pour les petites structures.

Vous avez évoqué le déséquilibre entre les majors et les PME dans l'accès aux marchés importants. Vous avez aussi parlé de la co-traitance comme alternative à la sous-traitance. Serait-il envisageable d'introduire une obligation de part de co-traitance pour les majors ? Dans quelles conditions cela pourrait-il être mis en oeuvre et auriez-vous des propositions pour formaliser une telle exigence ?

Mme Dominique Moreno. - Votre idée d'introduire une part de co-traitance est intéressante. Il existe déjà une part de sous-traitance imposée, fixée à 20 %. On pourrait imaginer une part minimale de co-traitance.

Cela renvoie évidemment à la question des groupements, et notamment à leur forme : conjointe ou solidaire. Le décret récent permet de modifier cette forme en cours de procédure, avant la signature du marché. Mais il faut souligner que pour une PME, le groupement solidaire est très dissuasif. En effet, il est pratiquement impossible pour elle de s'engager à assumer la responsabilité financière pour tous les membres du groupement. Les donneurs d'ordre, pour des raisons compréhensibles, privilégient la solidarité.

Concernant les jeux Olympiques, nous avons mené une importante campagne de sensibilisation via notre dispositif CCI Business Grand Paris. Près de 1 000 entreprises ont été sensibilisées. Il est vrai qu'il s'est agi beaucoup de sous-traitants, car les marchés concernaient des ouvrages majeurs.

M. Jean-Luc Ruelle. - Disposez-vous d'éléments quantitatifs ?

M. Jean-Marc Morandi. - Pas encore. De premières études commencent à être publiées ; l'une d'entre elles a notamment été faite par la délégation interministérielle aux jeux Olympiques et Paralympiques 2024 (Dijop). Il en ressort, par exemple, une baisse d'activité dans les secteurs du commerce et de la restauration - mais ce n'est pas lié à la commande publique -, avant qu'une reprise ait eu lieu. Il existe donc un décalage temporel à prendre en compte pour certaines activités.

La Société de livraison des ouvrages olympiques (Solideo) a communiqué des statistiques concernant la part de marchés attribués aux PME. Il semble qu'elle ait tenu ses engagements, situés aux alentours de 25 % à 30 %.

Mon entreprise a eu de réaliser une partie du village olympique, en tant que sous-traitant du groupement Pichet et Legendre. Nous avons réalisé la conception de la partie située à L'Île Saint-Denis. Toutefois, ces retombées sont difficiles à appréhender. Il a été très difficile d'être retenus lors des phases de concours, du fait de la présence massive des majors et des cabinets d'architectes de renom.

Nous disposerons de données consolidées sur les jeux Olympiques. Il n'en demeure pas moins qu'une activité économique réelle a été générée, notamment dans le BTP, sous l'effet conjugué des Jeux et du projet du Grand Paris Express.

Mme Dominique Moreno. - Nous promouvons l'idée de tiers médiateur, afin d'éviter les contentieux. En principe, les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) prévoient le recours à la médiation, via les comités consultatifs locaux de règlement amiable. Néanmoins, dans les marchés proprement dits, cette clause n'est pas stipulée, ce qui est regrettable. Les PME qui s'engagent dans un contentieux devant le juge administratif perdent évidemment leur donneur d'ordre ; elles y réfléchissent donc à deux fois. L'institution d'un tiers médiateur intervenant en amont, avant le contentieux, dans l'organisation même du marché, présenterait donc un réel intérêt. Il conviendrait toutefois de définir qui peut être ce tiers médiateur : il devra être homologué et ne saurait être désigné au hasard.

M. Jean-Luc Ruelle. - C'est très courant dans l'univers anglo-saxon, où le tiers médiateur, sélectionné, permet d'éviter les problèmes entre les donneurs d'ordre et les membres du groupement : d'où l'importance de réaliser un benchmark !

M. Jean-Marc Morandi. - Votre propos est intéressant, car nous n'avons pas, en France, la culture de la médiation dans les marchés publics, notamment dans le secteur du BTP, que je connais bien. Nous avons plutôt la culture du conflit : les négociations d'avenants, qui sont à couteaux tirés, peuvent s'étaler sur des mois, voire des années. Il arrive que les décomptes généraux définitifs ne soient pas signés, faute d'accord sur un avenant. Intégrer, dès la signature du contrat, une clause de médiation permettrait de résoudre près de la moitié de mes litiges !

M. Jean-Luc Ruelle. -Tous les majors du BTP français travaillent naturellement à l'étranger, en Europe ou aux États-Unis. Ils connaissent ces mécanismes. Il serait utile de les interroger pour récupérer des informations à ce sujet.

Mme Dominique Moreno. - Cela permettrait également d'éviter un autre problème, mentionné dans notre rapport, mais que nous n'avons pas encore abordé : les nombreuses dérogations au CCAG s'appliquant aux marchés publics de travaux. Les fédérations professionnelles, notamment la Fédération régionale des travaux publics, dont le président, M. José Ramos, siège à la CCI, nous ont fait remonter de nombreuses alertes à ce sujet.

Certaines dérogations concernent des aspects réglementaires majeurs : déplafonnement des pénalités, suppression de la procédure contradictoire, non-respect du décompte général tacite, etc. Or les PME sont désarmées face à ce type de comportements. La présence d'un tiers médiateur, tout au long du marché, permettrait sans doute de prévenir de telles dérives.

M. Simon Uzenat, président. - Depuis le début de nos auditions, nous voyons bien apparaître une ligne de crête. Nous devons veiller aux intérêts des opérateurs économiques que vous représentez, mais également à ceux des acheteurs publics. Chaque simplification en faveur de l'un peut entraîner une complexification pour l'autre.

Un exemple emblématique est celui de l'allotissement. Nous sommes convaincus de l'opportunité d'un tel dispositif, toutefois, dans certains cas, les acheteurs publics peuvent être tentés de recourir à des marchés globaux de performance. Ainsi, la région Bretagne avait eu recours à l'allotissement pour la construction d'un lycée ; or la défaillance d'une entreprise a entraîné un retard de plus d'un an et demi et des millions d'euros de surcoûts. Un marché global de performance aurait permis d'éviter ces désagréments, qui sont loin d'être anodins.

Aussi, si l'on souhaite généraliser l'allotissement, il faudra, en parallèle, redonner aux pouvoirs publics une marge de manoeuvre et de l'agilité pour passer rapidement des marchés de remplacement et activer les mécanismes d'assurance, sinon quoi, les risques sont multipliés.

S'agissant des avances, nous avons, en région Bretagne, mis en place un système d'avance allant jusqu'à 60 %. À notre grande surprise, peu d'entreprises en font la demande. Pourtant, nous préférons cette solution pour sa simplicité : elle lève dès le départ nombre de freins administratifs. Les acomptes, eux, mobilisent les services sur la durée pour leur instruction. Or toutes les collectivités font face à des tensions en ressources humaines.

Il s'agit donc de trouver le bon équilibre, où chacun - opérateurs économiques comme acheteurs publics - accepte de faire un pas vers l'autre. Les objectifs, louables dans l'absolu, doivent être réalisables dans les contraintes budgétaires et humaines actuelles.

En tout cas, je salue la grande qualité de votre contribution. Vous avez proposé des pistes concrètes qui évitent une confrontation stérile entre les attentes des acteurs économiques et les réalités administratives.

Notre commission d'enquête progresse sur cette crête depuis plusieurs mois - et nous ne sommes pas très loin du col d'arrivée ; nous espérons d'ailleurs planter un drapeau d'efficacité et de simplicité dans l'intérêt de l'ensemble des parties prenantes !

Mme Dominique Moreno. - Il est certain que plus les donneurs d'ordre grossissent, plus ils sont susceptibles de s'éloigner des PME. Cela dit, les régions demeurent de puissants apporteurs d'affaires. Les entreprises consultent régulièrement les appels d'offres qu'elles lancent, même si la commune est mieux connue. En Île-de-France, par exemple, les marchés de la région ou de la métropole du Grand Paris sont bien identifiés et suscitent une participation significative des entreprises.

M. Jean-Marc Morandi. - Il y a eu un temps d'adaptation à cette nouvelle organisation territoriale ; aujourd'hui, elle est intégrée dans les usages. Ce ne fut pas simple au départ, bien sûr, mais cela fait désormais partie des réflexes.

En tout cas, merci, monsieur le président, pour vos propos. Nous restons, bien évidemment, à votre disposition pour tout complément.

M. Simon Uzenat, président. - Notre rapport ne sera pas un point d'arrivée, mais un point de départ pour d'autres initiatives dans l'intérêt des opérateurs économiques et des pouvoirs adjudicateurs.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange

(Mardi 3 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Notre quatrième audition de la journée nous permet de revenir sur le lien entre innovation et commande publique et le rôle de la commande publique comme levier de la souveraineté numérique.

Nos auditions récentes nous ont montré que l'écosystème français en matière d'innovation numérique était performant, avec des start-ups nombreuses et reconnues internationalement, ainsi que des entreprises de taille intermédiaire particulièrement actives dans les services aux entreprises. À côté de ces structures qui rencontrent des difficultés pour accéder à la commande publique, la France dispose également d'opérateurs de taille internationale, qui interviennent sur de nombreux marchés et déploient leurs services sur plusieurs continents.

Tel est le cas du groupe Orange, qui a réalisé en 2024 un chiffre d'affaires de 40 milliards d'euros, emploie 127 000 salariés et compte 291 millions de clients. L'État reste actionnaire de ce groupe héritier de France Télécom, à hauteur de 13,4 %, tandis que BpiFrance détient 9,6 % de son capital. Il revient dès lors à Orange de jouer un rôle moteur de la filière du numérique français, afin de garantir autant que possible son indépendance, ou à tout le moins réduire sa dépendance vis-à-vis des solutions soumises à des législations extraterritoriales.

Nous recevons M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange, pour échanger avec nous à ce sujet. Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable devant les commissions d'enquête, M. Nicolas Guérin prête serment.

L'expérience d'un grand groupe comme Orange présente un intérêt certain pour notre commission d'enquête, dans la mesure où vous pouvez nous apporter un regard comparatif sur les pratiques en matière de commande publique dans les pays où Orange est présent. Certains vous semblent-ils offrir un cadre juridique de la commande publique plus adapté à l'innovation, notamment numérique, que celui de la France ?

Notre commission d'enquête s'est beaucoup penchée sur la question de l'hébergement des données publiques en nuage et les risques posés par les législations extraterritoriales auxquelles sont soumis certains fournisseurs extraeuropéens, ces hyperscalers américains qui dominent le marché. Quel regard portez-vous sur la question ?

Avec la doctrine « cloud au centre » mise en avant par l'État et la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique du 21 mai 2024, dite loi « Sren », le développement d'une offre de cloud de confiance devient urgent. Orange y participe avec Bleu, en partenariat avec Capgemini pour offrir un cloud sécurisé et immunisé contre les législations extraterritoriales. Pourriez-vous nous en dire plus sur le calendrier de déploiement de cette offre, et notamment ses perspectives de qualification SecNumCloud ?

Comment parvenez-vous, malgré l'utilisation de la technologie de Microsoft, à écarter l'application de ces législations extraterritoriales ?

Ce partenariat met par ailleurs en lumière la dépendance que nous subissons - ou entretenons - vis-à-vis de quelques fournisseurs américains. Dans le contexte géopolitique particulièrement imprévisible que nous connaissons depuis quelques mois, avec des relations internationales de plus en plus transactionnelles, comment réagiriez-vous si, du jour au lendemain, l'accès aux technologies de Microsoft était coupé à la demande du gouvernement américain ? Comment poursuivriez-vous l'exploitation de Bleu ?

De manière plus générale, en tant que chef de file de la filière numérique française, comment associez-vous les start-ups à vos projets ? Menez-vous une politique de soutien à leur égard ?

Je vous rappelle que si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.

M. Nicolas Guérin, secrétaire général d'Orange. - La commande publique, particulièrement en ce qui concerne le numérique, constitue un élément clé du fonctionnement de notre économie. Orange fait figure d'acteur majeur de la cybersécurité avec 8 700 entreprises qui nous font confiance et 3 000 experts. Nous proposons en Afrique des services financiers à plus de 90 millions de comptes. Orange est une entreprise internationale, quoique profondément ancrée en France et attachée à ce pays. Le déploiement des meilleures infrastructures possibles au service de nos concitoyens s'inscrit au coeur de notre métier.

Nous dénombrons 71 millions de foyers raccordés à la fibre optique dans le monde, dont 48,9 en Europe, 23 millions en France et 4,1 millions au Moyen-Orient et en Afrique. Nous disposons de 70 000 tours mobiles, d'antennes satellites, de 45 000 kilomètres de fibre terrestre et de plus d'un million de kilomètres d'artères de génie civil. Orange Wholesale International détient 450 000 kilomètres de câbles sous-marins que nous entretenons avec une flotte de sept navires câbliers. Notre pôle recherche compte 700 chercheurs qui déposent environ 250 nouveaux brevets par an. Notre portefeuille de brevets en compte actuellement 11 000. Nous employons 115 doctorants et postdoctorants, et avons lancé 60 projets collaboratifs en France et en Europe.

J'aimerais revenir sur la notion de souveraineté numérique. Dans ce domaine, la dépendance aux solutions américaines apparaît préoccupante. Si je devais citer un exemple de pays apportant un fort soutien à la filière numérique, je songerais d'abord aux États-Unis. 75 % des dépenses de cloud en France profitent à des fournisseurs américains, à savoir AWS, Microsoft Azure ou encore Google Cloud. Pas moins de 250 milliards d'euros sont transférés de l'Europe vers les acteurs technologiques américains chaque année. Ce montant progresse en outre de 10 % par an. Selon une étude de 2025, la majorité de ceux qui souscrivent à ces prestations considère bien plus élevé à présent le risque de voir l'administration américaine se servir de cette dépendance pour agir en matière économique.

Les lois extraterritoriales américaines comme le Cloud Act, le FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act) ou le Patriot Act permettent aux autorités américaines d'accéder aux données stockées sur des serveurs de sociétés américaines, même situés hors des États-Unis. Selon une récente étude menée par l'Institut Montaigne, 70 % des données nécessaires à l'économie française transitent aujourd'hui par les États-Unis, qui pourraient donc les capter.

Si la dépendance envers les solutions technologiques américaines n'est pas nouvelle, la situation géopolitique actuelle a entraîné une prise de conscience des enjeux qu'elle recouvre. Chercher à nous passer entièrement sans transition de ces solutions américaines me semblerait une erreur. Dans certains domaines, les acteurs américains exercent une telle hégémonie qu'il serait utopique de vouloir rattraper ce retard - et vain de consentir à des investissements en ce sens. Nous préconisons plutôt une maîtrise de bout en bout, et non la production, de la chaîne de valeur, susceptible d'inclure des éléments extra-européens ; ce point devant relever d'un choix libre et conscient.

À long terme, il me semble indispensable que l'Europe se dote d'un équivalent du Build America Buy America Act. La souveraineté à laquelle nous aspirons doit se concevoir à l'échelle européenne et non nationale. Un Build European Buy European Act servirait les intérêts de champions européens du numérique, car ni la France ni l'Allemagne ne peuvent seules concurrencer les géants américains de la tech.

Amazon Web Services - filiale d'Amazon, leader sur le marché du cloud, dont elle détient 33 % de parts à l'échelle mondiale - prévoit d'investir plus de 100 milliards de dollars cette année, contre 80 milliards de dollars pour Microsoft, détenteur de 22 % de parts du marché, et 75 milliards de dollars pour Google Cloud, détenteur d'à peine 11 % de parts du marché. Ensemble, ces trois acteurs américains investiront ainsi plus de 250 milliards de dollars dans le cloud et l'intelligence artificielle en 2025.

Il convient selon moi de privilégier notre capacité à proposer une offre numérique souveraine, quitte à ce que cette offre se compose de briques technologiques extra-européennes. La commande publique joue de ce point de vue un rôle essentiel pour soutenir cette ambition.

La commande publique ne représente que 5 % à 6 % du chiffre d'affaires d'Orange - soit une part minime, en particulier comparée à ce que représente la commande publique pour Starlink par exemple. Un besoin se fait jour de plus de commande publique, en complément d'autres initiatives sur lesquelles nous reviendrons.

La France dispose de plusieurs avantages, à commencer par son autonomie stratégique en matière d'infrastructures numériques. Orange est propriétaire de câbles sous-marins qu'elle est en mesure d'entretenir sans recourir à des tiers. ASN (Alcatel Submarine Networks), le deuxième acteur mondial de maintenance et de pose de câbles, est également français. Nous sommes propriétaires de nos réseaux fixes et mobiles à travers notre filiale Totem. Nous disposons également de trois grands data centers en France et de dix-huit autres de plus petite taille. Reconnaissons que l'action des pouvoirs publics a facilité la mise en place de ces infrastructures, notamment à travers le plan France Très Haut Débit.

Se pose ensuite la question de l'exploitation de ces infrastructures. Prenons l'exemple de la donnée. Une action majeure des pouvoirs publics en la matière me paraît indispensable. Orange s'implique particulièrement dans ce domaine. J'en veux pour preuve trois exemples, à commencer par Bleu, coentreprise fondée par Orange et Capgemini, deux sociétés françaises, fournissant un cloud de confiance conçu pour répondre aux besoins de souveraineté de l'État, des administrations, des hôpitaux, des collectivités locales et des entreprises dotées d'infrastructures critiques - et pour cette raison soumises à des exigences particulières en termes de confidentialité, de sécurité et de résilience. Le partenariat que nous avons noué avec Microsoft permet aux clients de Bleu de continuer à utiliser Microsoft 365 et les services d'Azure dans un environnement sécurisé et indépendant. Bleu repose sur des principes fondamentaux d'indépendance économique - dans le sens où Microsoft ne détient aucune part de cette société -, d'immunité vis-à-vis des législations extraterritoriales, de contrôle exclusif des applications cloud à partir d'une infrastructure située en France et strictement séparée des centres de données de Microsoft, et enfin d'autonomie opérationnelle, puisque Bleu emploie son propre personnel en France. La certification SecNumCloud des services fournis par Bleu est en cours.

La presse a récemment rapporté que le président de la cour pénale internationale s'était vu couper ses accès à des outils Microsoft sur ordre de l'administration américaine. Le recours à Bleu éviterait d'en arriver là en garantissant un accès à ces outils, quitte à ne plus bénéficier de leurs mises à jour. Microsoft envisage d'ailleurs de nouer d'autres partenariats de ce genre garantissant aux utilisateurs une continuité de service.

Un deuxième exemple de l'action d'Orange n'est autre que Live Intelligence, proposant aux entreprises qui composent notre clientèle, via notre filiale Orange Business, une gamme de solutions d'accès clés en main à une IA générative hébergée sur notre propre cloud, opérée en France et s'appuyant sur des modèles de langage (LLM) français comme Mistral et LightOn. Cette offre permet aux entreprises qui le souhaitent d'intégrer l'IA tout en maîtrisant leurs données. Notre confiance en cette solution est telle que nous l'utilisons en interne.

Mon troisième exemple est la coentreprise Hexadone, fruit de l'association d'Orange et de la Banque des Territoires. Hexadone propose aux collectivités locales une solution de gestion des données territoriales - relatives à l'exploitation de l'éclairage public, de la collecte des déchets ou encore de l'accueil du public dans les mairies - hébergée sur le cloud souverain et sécurisé d'Orange.

Ceci prouve la capacité d'une grande entreprise comme la nôtre à intégrer, à travers des partenariats, des solutions américaines tout en reprenant la main sur la chaîne de valeur numérique.

Orange soutient également des start-ups françaises en achetant leurs prestations afin de les associer à ses propres activités. Orange s'est jointe à l'initiative de l'État « Je choisis la French Tech » en mettant en place des processus d'achat simplifiés auprès des start-ups, un référencement accéléré de ces entreprises et en leur garantissant des délais de paiement de trente jours.

Je me permettrai maintenant de revenir sur un exemple d'action de l'État s'étant soldée par un échec dans le domaine numérique, à savoir Cloudwatt. Dès 2013, à la demande de l'État, nous avons créé cette offre de cloud souverain français, contre la promesse de commandes publiques suffisantes pour en assurer la viabilité. SFR a, dans le même cadre, créé la société Numergy. En l'espace de quatre ans, la commande publique ne nous a cependant rapporté qu'un million d'euros. Ceci nous a contraints à cesser cette activité en février 2020. Cet échec s'explique selon moi par l'éparpillement de la commande publique ayant empêché des synergies de se créer.

J'en conclus à la nécessité, en matière d'innovation numérique, de garantir une rentabilité aux opérations. Il revient à l'État de soutenir la volonté de s'acheminer vers des solutions souveraines à travers des assurances d'achat.

M. Simon Uzenat, président. - Nous ne saurions déplorer à la fois la forte centralisation de l'administration française et la multiplicité des acteurs. L'État, dès lors qu'il a sollicité Orange en 2013, aurait dû fournir les moyens nécessaires à la concrétisation de ses ambitions, quitte à mobiliser les collectivités, et jouer un rôle de mobilisation.

M. Nicolas Guérin. - À l'inverse, l'accompagnement par l'agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) des hôpitaux pour assurer leur cybersécurité, face à des tentatives de plus en plus fréquentes de rançonnage, fournit un bel exemple de réussite d'initiative étatique. L'Anssi a financé de nombreux projets visant à mieux protéger les hôpitaux contre ce risque, mais a posé une condition à son financement : que ceux-ci fassent appel à des acteurs français ou européens ; ce qui a permis de flécher des budgets en faveur de ces derniers et a favorisé leur développement. Par de simples recommandations ou le versement d'aides, l'État parvient à orienter des investissements, sans qu'il soit nécessaire de centraliser la commande publique.

La labellisation fournit un autre exemple d'initiative étatique réussie. Je reste persuadé qu'un acheteur public préférera opter pour une solution souveraine, même plus onéreuse, dès lors qu'elle apporte une garantie de sécurité. La filière numérique réclame une labellisation spécifique du cloud en matière de cybersécurité. Nous appuyons cette demande, qu'il nous semblerait même pertinent d'étendre à l'échelle européenne, avec l'EUCS (European Union Cybersecurity Certification Scheme for Cloud Services) High+, ce qui offrirait une plus grande cohérence sur le marché européen.

Pour conclure, j'estime que, pour développer la filière numérique souveraine, il importe d'actionner des leviers, à commencer par l'introduction de critères de souveraineté, à condition qu'ils n'apparaissent pas trop rigides ou complexes à mettre en oeuvre. Je recommanderais de partager ces critères avec les acteurs des marchés pour qu'ils puissent concrètement s'appliquer. Il ne me semblerait pas pertinent de s'opposer à l'utilisation de Microsoft 365, déjà répandue dans la plupart des entreprises ou des administrations. Mieux vaut opter pour l'offre de Bleu, éventuellement à titre de solution transitoire, le temps de développer une filière logiciel française. De manière pragmatique, nous sommes partis de la réalité du marché en cherchant à le sécuriser.

Un deuxième levier à actionner concernerait des schémas de certification exigeants, comme SecNumCloud, éventuellement à l'échelle européenne. Le rôle de l'État consiste à labelliser afin d'aider les collectivités dans leurs choix en assumant un rôle de conseil. La piste d'une mutualisation des achats n'est pas à écarter pour autant, afin de construire des filières françaises fortes, notamment dans le domaine de l'intelligence artificielle.

À côté de la commande publique et des aides, nous souhaiterions surtout une révision de la fiscalité, de manière à ce qu'elle facilite le développement d'acteurs comme Orange. Notre entreprise s'acquitte de 1,2 milliard d'euros d'impôts et taxes, dont 258 millions d'euros d'impôt sur les sociétés, 329 millions d'imposition forfaitaire des entreprises de réseaux (IFER), 100 millions d'euros de taxe Copé - destinée à l'origine à compenser la suppression de la publicité à la télévision publique - 94 millions d'euros pour la taxe sur les services de télévision - distributeurs (TST-D) finançant le cinéma français. À cela s'ajoutent 23,3 millions d'euros par an pour les fréquences 5G et 83 millions d'euros de redevances pour les autres fréquences. En parallèle, nous avons versé 458 millions de dividendes à l'État pour 2024. Si une partie de ces montants pouvaient financer l'innovation et le développement du secteur numérique français, au moins durant quelques années, des champions français finiraient par émerger.

Le pays le plus efficace en matière de soutien au secteur numérique n'est autre que les États-Unis, où l'État fédéral a accordé aux administrations locales pas moins de 90 milliards de dollars d'incitations fiscales. La Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency), créée en 1958, a pour mission de maintenir l'avance technologique américaine en finançant des projets de recherche et développement à haut risque dans le domaine de la défense, susceptibles d'entraîner des retombées dans le secteur civil, comme Internet ou le GPS. La DARPA, qui témoigne d'une forte tolérance à l'échec, poursuit l'objectif de générer des ruptures technologiques majeures au bénéfice de la défense et, indirectement, de l'économie américaine. Son budget 2025 se monte à 4 369 milliards d'euros, alors que le PIB de la France en 2024 ne dépassait pas 2 921 milliards d'euros.

La mise en oeuvre d'une politique ambitieuse consistant à doter la France de data centers permettant de rapatrier sur notre sol les 70 % de données nécessaires à l'économie française ne coûterait pas des milliards d'euros. L'Institut Montaigne a également insisté sur les supercalculateurs, car il ne suffit pas d'héberger des données ; encore reste-t-il à les exploiter. De grandes entreprises françaises ont déjà investi dans l'informatique quantique. Aidons-les. La France forme de nombreux talents dans ses écoles d'ingénieurs, et des instituts universitaires de technologie (IUT), comme celui de Rouen, forment d'excellents techniciens en cybersécurité. Si l'on veut développer des supercalculateurs, autant les installer dans des universités. Orange met ses propres infrastructures, dont ses laboratoires 5G, comme à Lannion, à leur disposition.

Penchons-nous un instant sur les satellites. Elon Musk a mis au point un produit de qualité avec Starlink, qu'il propose à un tarif très compétitif au regard des investissements qui ont été consentis et par rapport aux offres classiques en télécommunication. Son projet a été financé par la Nasa et l'État fédéral américain. C'est sans commune mesure avec Eutelsat. Certains responsables politiques vantent les mérites de Starlink, à Mayotte par exemple. Les salariés d'Orange le prennent assez mal. Orange a rétabli les réseaux mobiles à Mayotte en l'espace de six mois. Grâce à notre entreprise, ce département se comptera bientôt parmi les mieux couverts par la 5G. Nous sommes fiers de ce que nous avons fait ! Nous devons travailler avec l'État et les collectivités pour mettre en place des solutions concrètes compatibles avec la réalité des marchés et des entreprises.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je m'interrogeais sur votre prise en compte, dans vos choix technologiques, des enjeux d'indépendance stratégique face aux plateformes étrangères, mais il me semble que vous avez déjà répondu à cette question.

M. Nicolas Guérin. - Il me semble utopique d'imposer un choix au client. La collectivité territoriale qui achète des services numériques doit conserver sa liberté décisionnelle. Notre ambition consiste à lui fournir des éléments concrets à même de l'éclairer. La résilience, la redondance des réseaux, la sécurité, la conformité réglementaire, la localisation des données et l'immunité au droit extraterritorial font, de ce point de vue, figure de sujets cruciaux sur lesquels il convient d'attirer son attention. De la pédagogie apparaît ici nécessaire, de notre part comme, pourquoi pas, de celle de l'État. Le président de l'Autorité de la concurrence a reconnu devant vous que le recours à des solutions souveraines comportait un surcoût. Des effets d'échelle permettraient cependant de le réduire au fil du temps, dans l'intérêt de tous. Les grandes sociétés américaines cherchent à accroître leur rentabilité. Laisser des monopoles se constituer entraîne à la longue des hausses de prix.

M. Simon Uzenat, président. - Il est facile d'imposer à des clients captifs des hausses de prix de 30 % deux années consécutives, comme certaines des personnes auditionnées nous en ont fait part.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'État étant actionnaire d'Orange, comment expliquer qu'il ne dispose pas de plus amples moyens, en termes de commande publique, pour aider cette société - dont le chiffre d'affaires dépasse les 40 milliards d'euros et qui est en mesure d'entraîner dans son sillage de nombreuses start-ups - à franchir certains caps décisifs ? L'État a demandé à Orange de déployer la 5G à l'aide de ses propres fonds et de suppléer SFR qui n'a pas réussi à mener à bien certains développements. L'absence d'accompagnement plus soutenu de l'État à propos d'enjeux de souveraineté m'interpelle d'autant plus dans ces conditions.

M. Nicolas Guérin. - L'État a beaucoup soutenu le développement d'infrastructures.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les GAFAM s'en servent à présent pour engranger des plus-values grâce à l'intelligence artificielle. Orange s'est trouvée reléguée au second rang des acteurs européens du numérique, chargée d'installer de la fibre et des câbles, sans que l'occasion lui soit donnée de jouer de rôle essentiel dans le développement de satellites, par exemple.

M. Nicolas Guérin. - Le travail de votre commission consistera en partie à éclaircir les raisons de cet état de fait. Dès 2014, une directive s'est attaquée au sujet de la souveraineté. Il a cependant fallu que la situation géopolitique évolue pour que son application, c'est-à-dire l'imposition de critères de souveraineté dans des marchés publics, apparaisse judicieuse.

Depuis vingt ans est proclamée la volonté de créer des champions européens des télécommunications. À l'époque, il était reproché à notre entreprise de vouloir recréer un monopole. Les concentrations d'acteurs n'étaient pas autorisées. Aujourd'hui, le rapport Letta, le rapport Draghi, le livre blanc de Thierry Breton et la Commission européenne reconnaissent cette nécessité, à laquelle le carcan réglementaire faisait jusque-là obstacle. Nous espérons qu'en tant que législateurs, vous supprimerez certaines entraves. L'État actionnaire nous soutient quand nous prenons des initiatives comme la création de Bleu ou d'Hexadone, soutenue par BpiFrance. Plutôt que de nous focaliser sur le passé en déplorant les occasions manquées, concentrons-nous sur ce qu'il reste à mettre en oeuvre avec pragmatisme, à travers une collaboration étroite entre le monde économique et l'État. Il ne s'agit pas d'imposer aux collectivités des centrales d'achat, mais de trouver un équilibre. L'État pourrait mettre en place des labels et assumer un rôle de conseil par le biais d'agences dotées de moyens. La création d'une Darpa française pourrait être envisagée. Ses ressources pourraient provenir de prélèvement sur la fiscalité des opérateurs, sans l'augmenter évidemment.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je bois du petit lait en vous écoutant. Déjà en 2013 était dénoncée l'absurdité des règles de concurrence empêchant l'émergence de champions européens. Le Sénat plaidait pour leur révision et a d'emblée appelé à l'élaboration d'une stratégie de souveraineté numérique tout en préconisant d'actionner le levier de la commande publique. Le nouveau contexte géopolitique a dessillé les yeux de ceux qui ne se souciaient pas de politique industrielle, mais uniquement d'usage. Le rapporteur a raison de se demander à qui il revient de bénéficier des infrastructures - de la bande passante - mises en place par des entreprises comme la vôtre.

Vous semblez confirmer qu'en l'absence de chief technical officer au plus haut niveau de l'État, aucune stratégie n'a pu émerger, associant l'ensemble des parties prenantes pour créer le marché pertinent pour une passation de commande.

Concernant l'introduction de critères de souveraineté dans la commande publique, vos propos me semblent quelque peu contradictoires. D'un côté, vous ne voulez pas de règles trop strictes, d'un autre, vous approuvez les schémas de certification comme SecNumCloud. Or les PME se plaignent de la lourdeur financière qu'implique toute démarche de certification. Un peu de souplesse serait sans doute la bienvenue. Qu'en dites-vous ?

M. Jean-Luc Ruelle- Quelle place sur le marché mondial Orange occupe-t-elle, toutes activités confondues ? Je m'interroge par ailleurs sur la concentration de l'implantation d'Orange en Europe et dans une partie de l'Afrique. De telles limites spatiales ne risquent-elles pas de freiner le développement des nouveaux métiers évoqués plus tôt ?

M. Nicolas Guérin. - Une stratégie de filière existe d'ores et déjà. Des comités stratégiques de filière (CSF) dépendent du Conseil national de l'industrie. Le CSF infrastructures numériques - que je préside - placé sous l'égide du Premier ministre et animé par Marc Ferracci, ministre chargé de l'industrie et de l'énergie, mène des réflexions sur l'organisation de la filière. En matière d'infrastructures, cette stratégie s'est traduite par un franc succès. La remarque ne vaut toutefois pas pour les services, où il reste encore beaucoup à mettre en oeuvre. Sans commande publique, sans aide publique ni fiscalité réduite ou du moins incitative, nous resterons toujours des nains par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine.

Orange a pour clients des centrales d'achat. L'une d'elles a lancé un appel à candidatures en décembre 2020. Le marché a été attribué en juin 2024 avec un an de retard. Songez un peu aux évolutions technologiques qui se sont succédé au cours des quarante-trois mois séparant l'appel d'offres de la passation du marché dans le secteur des télécommunications. Il a fallu maintenir la motivation des équipes des cocontractants avec qui nous avions constitué un consortium, qui ont dû rédiger deux offres de 3 000 pages chacune et définir une grille tarifaire de plus de 30 000 prix à maintenir durant cette durée. Nous avons dû répondre à six séries de questions, mais n'avons pu défendre notre dossier que lors de deux soutenances physiques. Nous avons finalement perdu cet appel d'offres, au périmètre de toute façon trop étendu pour qu'une entreprise de la taille d'Orange y réponde seule. Impossible pour une start-up de candidater à une telle procédure ! Une simplification de tels processus serait la bienvenue. Les critères de souveraineté ne doivent pas ajouter de la complexité aux marchés publics. On espère que le processus de qualification SecNumCloud sera industrialisé et plus facile à obtenir, sans qu'il soit nécessaire d'attendre des mois pour l'avoir.

Nous avons travaillé avec une autre centrale d'achat à l'occasion d'un appel d'offres comparable. Moins de six mois ont séparé son lancement de l'attribution du marché. Une start-up aurait tout à fait pu y répondre, même si le périmètre du marché s'avérait un peu trop étendu. Les centrales d'achat gardent un rôle à jouer. Simplement, il importe de simplifier leurs modalités de fonctionnement.

M. Simon Uzenat, président. - J'aimerais revenir sur l'offre Bleu en cours de qualification SecNumCloud. L'Europe cultive une forme d'addiction vis-à-vis des technologies américaines. Les hyperscalers américains ont compris que l'histoire n'allait plus dans le sens d'une domination outrancière de quelques grands groupes au mépris des frontières et des droits nationaux et qu'il valait mieux multiplier les partenariats pour entretenir cette dépendance, car ces solutions reposent sur une technologie américaine. Une éventuelle rupture des liens entre États-Unis et Europe entraînerait, sur le plan technologique, des conséquences opérationnelles rapides aux coûts extrêmement élevés. Comment envisagez-vous cette perspective ? Quel calendrier avez-vous en tête pour mettre au point une solution souveraine européenne ? Le partenariat avec Microsoft ne retarde-t-il pas l'atteinte de cet objectif que nous poursuivons au moins dans les discours officiels ?

M. Nicolas Guérin. - Orange se classe au dixième ou au douzième rang sur le marché mondial. Notre société opère dans sept pays européens, dix-sept pays africains, plus un État du Moyen-Orient. Nous avons pu constater, historiquement, que la dispersion géographique ne constituait pas une stratégie valable. Un opérateur d'infrastructures de télécommunication a tout intérêt à ancrer son activité dans un pays donné. Notre société bénéficie d'effets d'échelle dus à la multitude de ses clients, mais en tant que multinationale, Orange reste attachée à son implantation locale. La guerre des prix fait rage dans de nombreux pays européens, du fait que le marché est parvenu à maturité, puisqu'il ne reste plus personne à équiper. Par ailleurs, qui paie pour l'usage des réseaux que nous déployons ? En Afrique, en revanche, la population continue de croître, de même que l'appétence pour les services numériques, en particulier les solutions de paiement et notre application Max it, qui rassemble de nombreux services sur un seul portail. L'Afrique apparaît donc comme un formidable territoire de croissance.

Nous souhaitons développer nos activités de cybersécurité en France et dans le reste de l'Europe. Nous aimerions aussi que les plateformes numériques nous rémunèrent lorsqu'elles utilisent nos réseaux. Deutsche Telekom réalise 60 % de ses 100 milliards d'euros de chiffre d'affaires aux Etats-Unis, ce qui incite à ne plus tout à fait considérer cette entreprise comme européenne. Orange a renoncé à une trop grande dispersion géographique de ses activités pour s'en tenir à une stratégie de clusters en Afrique, à partir desquels nous déployons nos services.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'est-ce qui vous empêche de taxer l'utilisation de vos réseaux ?

M. Nicolas Guérin. - Du fait de l'organisation des réseaux à l'échelle mondiale, le trafic peut être livré par n'importe quelle voie. L'interconnexion internationale repose sur le peer-to-peer. Selon ce principe, il n'y a pas lieu d'imposer une compensation si le trafic dans un sens fait pendant à un trafic en sens inverse. Un acteur peut tout à fait décider de livrer son trafic dans un autre pays, au risque de dégrader la qualité de service. Une plateforme pourrait par exemple livrer son trafic en Allemagne en passant par Deutsche Telekom. Nous essayons depuis des années de négocier avec ces acteurs, mais nous n'avons jamais réussi à leur faire payer significativement pour leur usage de notre réseau. Ils sont trop puissants ! Voilà pourquoi nous réclamons la mise en place d'une législation européenne imposant aux GAFAM d'entamer des discussions sur le sujet. Un régulateur pourrait jouer un rôle d'arbitre en cas de désaccord sur les paiements à encaisser.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je me permets de vous faire remarquer que la taxe Copé ne finance plus l'audiovisuel public et rentre dans le puits sans fond de Bercy. Peut-être conviendrait-il de la réaffecter à la recherche.

M. Nicolas Guérin. - Je suis d'accord avec vous si vous songez bien à la recherche dans le secteur des télécommunications.

Certes, une offre comme celle de Bleu pourrait permettre à Microsoft de s'installer durablement dans les usages. À côté de cela, notre solution d'IA générative Live Intelligence propose ChatGPT, mais aussi Mistral. Le choix appartient aux entreprises et aux collectivités. Il ne revient pas à Orange de leur imposer telle solution plutôt que telle autre.

M. Simon Uzenat, président. - Quelle contribution pouvez-vous apporter à l'émergence de solutions alternatives aux technologies américaines ?

M. Nicolas Guérin. - Orange emploie 67 000 salariés en France. Évidemment, nous songerions à recourir à des solutions françaises si seulement elles existaient et démontraient leur efficacité. Nous sommes par ailleurs prêts à passer des accords de distribution si tant est qu'ils incitent nos clients à se tourner vers des acteurs français. Nous ne pourrons toutefois pas imposer à nos clients de choisir une solution plutôt qu'une autre.

M. Simon Uzenat, président. - Si, demain, se produisait, en France comme dans l'Union européenne, une prise de conscience de la nécessité de développer des offres souveraines alternatives en mobilisant les moyens qui s'imposent, Orange pourrait-elle être partie prenante de cette dynamique ?

M. Nicolas Guérin. - Oui, à la condition qu'une telle initiative reste pragmatique et n'aboutisse pas à la paralysie de l'économie.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP et Olivier Giannoni, directeur juridique de l'UGAP

(Mardi 3 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous achevons nos travaux de ce jour en nous permettant de revenir sur nos pas, afin de tirer parti des investigations que nous avons conduites ces dernières semaines sur le rôle de la commande publique pour promouvoir la souveraineté numérique, et d'en clarifier certains aspects.

Le 18 mars dernier, soit au tout début de nos travaux, nous avions entendu M. Edward Jossa, président-directeur général de l'Union des groupements d'achats publics (UGAP), en raison du poids de cette centrale d'achat dans l'écosystème français de la commande publique : 5,64 milliards d'euros de commandes en 2024, plus de 2 000 marchés en cours d'exécution et un lien très fort avec les collectivités territoriales.

Depuis cette date, de nombreuses personnes auditionnées ont abordé le rôle de l'UGAP, soit pour le saluer, soit pour émettre des réserves à son encontre. En matière de numérique, l'UGAP est souvent la porte d'entrée des acheteurs vers des solutions internationales ou françaises, comme nous avons pu le voir la semaine dernière en auditionnant SCC, titulaire de son marché multiéditeurs, qui en propose aujourd'hui 2 832. L'urgence actuelle, dans ce cadre, doit être la promotion des offres souveraines et sécurisées, en matière notamment d'hébergement des données, et l'accélération de la prise de conscience des acheteurs publics face aux risques encourus.

Nous recevons donc à nouveau M. Edward Jossa, pour échanger avec nous sur le rôle que joue l'UGAP dans ce domaine.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Edward Jossa et M. Olivier Giannoni prêtent serment.

Nous serions dans un premier temps intéressés par une présentation de l'offre de services numériques de l'UGAP : outre le marché multiéditeurs, comment est-elle structurée ? Celui-ci n'inclut pas les logiciels de Microsoft ou d'Oracle, dans quel cadre ceux-ci sont-ils proposés et sous quel régime juridique avez-vous contractualisé avec ces derniers ?

Vous êtes par ailleurs tributaires de la politique de l'État en matière de numérique, et notamment, pour ce qui concerne l'hébergement, de la doctrine « cloud au centre ». Vous pourrez nous expliquer comment vous assurez, via un marché passé pour le compte de l'État, la satisfaction des besoins de celui-ci en la matière. L'immunité par rapport aux législations extraterritoriales est-elle un critère que vous avez pris en compte dans le choix de vos titulaires ? Quelle est l'étendue de l'offre souveraine, c'est-à-dire qualifiée SecNumCloud, que vous proposez ?

De plus, quel accompagnement proposez-vous à vos clients en matière de cloud ? Les sensibilisez-vous aux risques qu'ils pourraient encourir en choisissant un hébergeur de données non-européen ? Conduisez-vous une politique particulière visant, par les solutions que vous offrez, à diminuer ou limiter la dépendance actuelle vis-à-vis de certains logiciels ?

Plus généralement, vous pourrez nous faire part de la politique de soutien à l'innovation que mène l'UGAP, dont l'effet de levier peut être déterminant, comme nous l'avons appris la semaine dernière avec le cas de Doctolib.

M. Edward Jossa, président-directeur général de l'UGAP. - J'aimerais formuler quelques remarques préliminaires que m'ont inspirées vos précédentes auditions.

Une centrale d'achat n'achète pas exactement comme un utilisateur final, étant donné qu'elle ne connaît pas précisément les besoins de celui-ci. Elle passe donc des marchés génériques et modulaires comportant des options, pour s'adapter à l'ensemble de ses clients. Il appartient à chaque entité décisionnaire d'effectuer ses choix en fonction de la politique qu'elle suit. Le sujet de la complétude de l'offre est au coeur des problématiques des centrales d'achat. Certains sujets comme celui du plafond apparaissent complexes à appréhender, car, ne sachant pas exactement quelles quantités sont en jeu, nous nous basons sur des estimations. De plus, nous ne pouvons pas lancer de marchés d'innovation, car ceux-ci supposent une connaissance de la solution et une participation active à son élaboration, que par construction les centrales d'achat ne connaissent pas.

Ensuite, un marché est attribué à un moment déterminé dans une situation donnée pour une certaine durée. Or le domaine du numérique évolue très rapidement. Les rachats d'entreprises françaises par des sociétés étrangères ne sont pas rares, pas plus que les changements de lieux de fabrication ou les délocalisations. Il faut garder à l'esprit que beaucoup de choses peuvent se produire après l'attribution, sur lesquelles la centrale d'achat n'a pas de prise.

De surcroît, une centrale d'achat ne peut pas adopter les critères de sélection qu'elle souhaite. Elle passe de très gros marchés, où le critère du prix est pondéré, en moyenne, à 40 %, et les critères techniques ne sont pas aisément manipulables. L'UGAP est sous la surveillance des marchés, sous celle de la Commission européenne, qui a promulgué des directives interdisant les critères susceptibles de trop restreindre la concurrence ou de favoriser tel acteur national ou régional, sous peine de sanctions en cas de mobilisation des crédits européens. Notre responsabilité serait engagée si nous contrevenions à ces principes. Nous nous efforçons de rendre les critères techniques les plus objectifs et mesurables possible. La remarque vaut aussi pour les critères environnementaux. Nous sommes la centrale d'achat la plus surveillée et menons une réflexion très approfondie sur ces sujets.

Le sourcing est décisif. Dans le domaine informatique, l'UGAP emploie vingt-cinq à trente personnes, ce qui lui assure une connaissance pointue du domaine, à la différence des services achat ne comptant qu'un ou deux acheteurs informatiques. L'éparpillement des acheteurs publics en France est à souligner. L'UGAP compte 22 000 clients actifs. De quels moyens spécialisés en matière d'achats disposent-ils en moyenne ? En Italie, un travail de réflexion a porté sur la limitation ou le contrôle des pouvoirs adjudicateurs. Nous n'assisterons pas à une montée en puissance de la capacité des utilisateurs finaux à effectuer eux-mêmes des achats sans une réflexion sur la capacité à faire des structures acheteuses. La réflexion porte encore trop souvent sur le code de la commande publique lui-même. Le sujet de la mutualisation de la commande publique territoriale m'apparaît stratégique, en particulier pour les villes moyennes et les petites villes.

En matière de souveraineté numérique, je rappellerai quelques éléments à propos aussi bien de nos fournisseurs que de nos clients. Nos grands clients, souvent des établissements publics, disposent de systèmes d'information construits par strates, à partir des années 1980, s'adaptant au fil du temps à l'arrivée des grands progiciels puis d'Internet, de sorte qu'ils mobilisent à présent des quantités d'applications. Du fait de leur extrême complexité et de leur interdépendance, les décisions les concernant sont en réalité plus prises par les directeurs des systèmes d'information que par les acheteurs proprement dits. Il importe de garder à l'esprit cette contrainte pesante, amenant souvent à des compromis dans la sélection des solutions informatiques. Ces sujets remontent rapidement au niveau politique, à qui il appartient de prendre ses responsabilités. À titre d'exemple, les systèmes d'information de l'UGAP sont construits autour de SAP, ce qui ne va pas sans conséquence sur les logiciels qu'emploie notre centrale.

S'agissant de l'amont, il faut rappeler que le numérique a pour particularité de passer outre les frontières avec une facilité déconcertante. Les fournisseurs étrangers peuvent vendre en direct à l'UGAP sans disposer de filiale en France, alors qu'environ 95 % de nos fournisseurs sont des entreprises françaises, avec un Siret. Des réglementations extraterritoriales comme le RGPD (Règlement général sur la protection des données) valent pour toute application utilisée en France, quel que soit le pays qui l'héberge, et ce afin de tenir compte de cette fluidité absolue du numérique.

De plus, pour des raisons notamment historiques, le poids de l'intermédiation dans le secteur de l'informatique est particulièrement fort. Les acteurs de la commande publique ont surtout affaire à des distributeurs, aussi bien de matériel que de logiciel. Certains d'entre eux font même appel à d'autres distributeurs. Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ne répondent jamais eux-mêmes aux appels d'offres. L'acheteur public choisit la solution qui lui convient, puis identifie le bon moyen de l'acquérir. Il convient donc de relativiser ce qu'il est possible de mettre en oeuvre par le biais de la commande publique. En somme, il revient à l'utilisateur final d'assumer la responsabilité de ses choix, tant l'organisation des marchés publics se révèle complexe dans le domaine du numérique.

Le marché de l'informatique se caractérise aussi par une montée en puissance du cloud. Il en existe trois catégories : le SaaS (Software as a service), le IaaS (Infrastructure as a service) et le PaaS (Platform as a service), solution que privilégient généralement les start-ups. À l'UGAP, nous proposons à la fois des logiciels en mode SaaS ou pouvant être installés directement sur les machines. De plus en plus, un sujet touche à l'hébergement des logiciels accessibles via le cloud et qui ne sont donc plus installés sur les ordinateurs eux-mêmes.

Les marchés de l'UGAP s'ajustent à la situation du marché. La plupart des ordinateurs et des smartphones sont de fabrication étrangère et importés par de grands distributeurs tels que SCC, Econocom ou Computacenter. L'UGAP a réalisé l'an dernier environ 328 millions d'euros de ventes de PC et de périphériques. Les marchés de WAN (wide area network - réseau étendu) ou de téléphonie sont généralement attribués à des opérateurs français comme Linkt, SFR Business ou Celeste. Cela ne donne toutefois aucune indication sur le matériel qui est ensuite utilisé dans le cadre de ces marchés. Cela relève de la responsabilité de ces opérateurs. J'insiste sur ce point, car j'ai déjà eu à répondre du fait que le titulaire d'un marché de l'UGAP utilisait du matériel de marque Huawei, sur lequel nous n'avions aucun droit de regard.

En matière de cloud IaaS et PaaS, nous avons passé un marché à la demande de la direction interministérielle du numérique (Dinum) et de la direction des achats de l'État (DAE). Les tentatives de mettre au point une solution nationale de cloud se sont jusqu'ici heurtées à l'écueil d'un volume d'activité trop limité pour en assurer la rentabilité. L'UGAP a été sollicitée pour le cercle 3, présentant de moindres enjeux de confidentialité et un volume potentiel plus important. Elle a passé un marché avec le distributeur Crayon, qui a succédé à Capgemini et propose une quinzaine de fournisseurs de cloud.

M. Olivier Giannoni, directeur juridique de l'UGAP. - Dans le cadre du marché multiéditeurs, l'UGAP noue une relation contractuelle à la fois avec le titulaire, mais aussi avec les éditeurs de solutions numériques figurant dans son catalogue. Ce même type d'architecture a été retenu pour le marché de cloud. Il en résulte un accord-cadre offrant une certaine souplesse - comme l'illustre la clause de réexamen - notamment dans le choix des titulaires de second rang, aussi bien éditeurs que fournisseurs. Dans le cadre du marché de cloud, un travail a porté avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) () sur l'application des législations extraeuropéennes. À l'époque du lancement de ce marché, peu après l'arrêt Schrems II, il semblait impératif de s'assurer de la conformité des acteurs publics au RGPD.

Revenons sur le processus en place à l'UGAP. Un client demande un devis, transmis au titulaire du marché, qui le rétrocède à ses fournisseurs de cloud. Il est prévu dans le marché de cloud - et ce dispositif pourrait s'étendre aux marchés multiéditeurs - qu'une matrice de choix demande au client public final s'il accepte que son fournisseur de cloud soit soumis à une réglementation extraeuropéenne. La formulation de la question a été travaillée avec la CNIL. Il importe que le client de l'UGAP ait conscience des conséquences de ses choix en termes de sécurité, sachant que l'UGAP est tenue vis-à-vis de lui à une obligation de conseil. En fonction du choix du client, des fournisseurs soumis ou non à ces réglementations lui sont proposés.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le ministère de la santé, lors du choix d'hébergement pour le Health Data Hub (HDH), et le ministère de l'Enseignement supérieur n'en ont pas moins, en connaissance de cause, opté pour des hébergeurs de cloud soumis à des lois extraterritoriales.

M. Edward Jossa. - Le marché du HDH concernait des logiciels. Celui du cloud en tant qu'hébergement est construit sur une architecture proche, quoique légèrement différente.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Le cloud constitue un ensemble formé de centres d'hébergement de données et de logiciels permettant leur traitement. Cette chaîne globale pourrait se retrouver fragilisée en cas de non-respect de certains principes de sécurisation des données. Pour moi il n'y a pas de différence entre les deux.

M. Edward Jossa. - L'architecture de l'offre de l'UGAP fait cette distinction. Un même logiciel peut être hébergé chez le client final (on premise) ou acquis en mode SaaS. La logique du marché cloud n'est donc pas tout à fait la même que celle du marché multiéditeurs.

Il nous a été demandé, pour le marché cloud, d'identifier une gamme de fournisseurs étrangers et français, dont certains qualifiés SecNumCloud. Ce marché a représenté 44 millions d'euros de vente en 2024. Le premier à en bénéficier a été OVH, qui en a retiré 19,5 millions d'euros, suivi par Microsoft à qui il a rapporté 8,1 millions d'euros. Viennent ensuite Outscale à raison de 3,7 millions d'euros, Scaleway pour 3,6 millions d'euros et AWS pour 2,2 millions d'euros. Les solutions françaises représentent ainsi 72 % des ventes réalisées par l'UGAP en 2024, dont une moitié (33 % du total) de solutions SecNumCloud. Les opérateurs français vendent autant de solutions non SecNumCloud que de solutions SecNumCloud, car celles-ci coûtent 15 % à 25 % plus cher. Le coût du cloud augmente inexorablement ; or il est imputé aux budgets de fonctionnement et non d'investissement, ce qui peut poser des problèmes aux collectivités territoriales. Cet écart de prix justifie le fait de réserver le SecNumCloud aux projets qui le justifient.

Passons au marché multiéditeurs, beaucoup plus important, puisqu'il pèse 860 millions d'euros dans l'activité de l'UGAP. Les achats de logiciels constituent un plus grand enjeu pour nous que le cloud. Une réflexion aurait intérêt à porter sur les moyens d'inciter les grands éditeurs à adopter la stratégie d'hébergement que nous appelons de nos voeux.

L'objet de ce marché est la mise en concurrence de bibliothécaires de solutions d'éditeurs. Il apparaît difficile de mettre en concurrence deux logiciels, chacun comportant des champs d'application et des fonctionnalités propres. De plus, des variations considérables de prix s'observent, étant donné qu'une fois les investissements amortis, le coût de revient apparaît quasiment nul. De ce point de vue, ce marché s'apparente à celui des médicaments. Nous avons conclu un accord-cadre pour ce marché, que nous ouvrons à de nouveaux éditeurs au fur et à mesure, par des clauses de réexamen. Des marchés subséquents permettent d'intégrer les solutions telles que les acquiert le client final. Ce processus implique davantage l'UGAP que celui d'autres marchés de distribution. Le titulaire, c'est-à-dire le bibliothécaire, est tenu de vérifier un certain nombre de points, mais l'UGAP également, dont la solidité financière des entreprises qui entrent dans ce marché, par souci d'éviter des catastrophes opérationnelles en cas d'arrêt de la maintenance d'un logiciel. L'UGAP doit se porter garante de la continuité de service, en particulier en ce qui concerne les logiciels techniques indispensables au fonctionnement d'autres.

L'UGAP est également présente dans le secteur de la cybersécurité. Notre opérateur est aussi un distributeur de solutions.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je comprends que le choix en matière de sécurité relève du client et non de l'UGAP, alors que le marché est passé par l'UGAP. Monsieur Jossa, vous êtes né le 3 juin 1960 à Washington DC. Vous êtes potentiellement éligible à la nationalité américaine, par le droit du sol. Êtes-vous binational ?

M. Edward Jossa. - Je suis très troublé par cette question. Depuis quarante-cinq ans que je travaille dans la fonction publique, jamais encore elle ne m'avait été posée. Elle est extrêmement choquante. J'ai la nationalité française et ne suis pas tout à fait au clair sur la question de la nationalité américaine. Le droit américain se révèle assez complexe quand il s'applique à des citoyens ayant mené leur carrière au sein de l'administration d'un pays étranger.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je vous demande simplement une réponse par oui ou par non.

M. Edward Jossa. - Je ne suis pas capable de vous donner de réponse ici parce que je n'en suis pas sûr. Quoi qu'il en soit, je n'accepte pas qu'on mette en cause ma loyauté envers le Gouvernement ni mon professionnalisme.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je n'ai pas remis en cause votre loyauté, je vous ai juste posé une question.

M. Edward Jossa. - Il me déplairait que votre question comporte des insinuations. Je mène la même politique que mes prédécesseurs à l'UGAP. Mon engagement pour l'État et l'achat français est total. J'aimerais qu'aucun doute ne subsiste sur ce point.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il n'y a pas de doute si vous le dites, mais je souhaitais poser la question pour le savoir. J'étais en droit de le faire.

En février 2025, Microsoft a bloqué les services de la cour pénale internationale sous la menace de sanctions de l'État fédéral américain. Comment justifiez-vous que l'UGAP continue d'accorder sa confiance à Microsoft, alors que ce précédent montre que nos services hébergés par Microsoft, aussi bien la HDH que ceux du ministère de l'Enseignement supérieur, courent le risque d'être eux aussi interrompus ? Qu'est-ce qui nous garantit que Microsoft ne coupera pas à des administrations françaises l'accès à ses services ?

M. Edward Jossa. - Il ne m'appartient pas de définir une position vis-à-vis de Microsoft. En tant que responsable d'une centrale d'achat, je me contente d'appliquer le code de la commande publique. Je ne dispose à ce jour d'aucun élément juridique me permettant d'exclure Microsoft de ces marchés. Compte tenu du volume et des enjeux financiers, nous passons des marchés dits « à la marque » avec Microsoft et Oracle : nous faisons toujours appel à des distributeurs, mais en spécifiant la marque des logiciels souhaités. Le marché Microsoft représente environ 230 millions d'euros, contre 60 millions d'euros pour le marché Oracle. Ces sommes se répartissent à peu près à moitié entre l'État et les collectivités territoriales. Si, un jour, l'État décide d'interdire Microsoft, l'UGAP cessera de lui vendre des logiciels de cette marque. En tant que centrale d'achat, l'UGAP n'a pas un rôle prescripteur. Elle se contente de répondre aux demandes des clients utilisateurs des solutions. Si elle ne proposait plus de produits Microsoft, d'autres centrales prendraient le relais. De fait, des marchés Microsoft sont passés par le Resah, la Canut ou UniHA.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Certes, le client décide, mais l'UGAP est censée sélectionner des prestataires indépendants garantissant la sécurité des données publiques. Vous ne sauriez vous dédouaner sur celui qui passe la commande, dès lors que le choix lui est donné entre des offres ne présentant pas toutes des garanties de souveraineté.

M. Edward Jossa. - Nous n'exerçons aucune tutelle sur les collectivités locales. Nous ne saurions leur opposer un refus de vente. Leur demande de produits Microsoft ne faiblit pas. Leur dépendance vis-à-vis de la marque est avérée. La plupart des clients publics consultent plusieurs centrales d'achat dans le cadre de marchés aussi importants que ceux qui concernent Microsoft ou Oracle pour obtenir les meilleurs prix. Tant que le législateur n'interdit pas Microsoft ou que l'État ne prohibe pas l'usage de ses logiciels dans son administration, l'UGAP n'a aucune raison de ne pas proposer cette marque à ses clients.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'UGAP n'a cependant pas évalué les risques que présente l'utilisation de solutions Microsoft. Vos préconisations aux clients n'en font pas mention, alors que vous les mettez en garde contre le défaut de solidité financière ou l'incertitude autour du sérieux de certaines entreprises. Pourquoi ne pas les alerter sur le manque de sécurisation de leurs données ?

M. Edward Jossa. - La doctrine SecNumCloud a été conçue pour remédier à ces écueils. Beaucoup d'acteurs publics sont en discussion avec Microsoft pour que cette société héberge leurs données en Europe et qu'aucune législation extraterritoriale ne puisse s'y appliquer.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous confondez l'hébergement et le traitement des données. Ce dernier doit être réalisé par des entreprises de l'informatique en nuage répondant à des critères de souveraineté.

M. Edward Jossa. - Soit une entreprise est autorisée à opérer, soit elle ne l'est pas. Je ne suis pas en mesure d'exclure des entreprises pour d'autres motifs que ceux prévus par le code de la commande publique. Les responsables des autres centrales d'achat se retrouvent dans la même situation que moi.

M. Simon Uzenat, président. - M. Giannoni a insisté tout à l'heure sur le rôle de conseil d'une centrale d'achat. L'UGAP n'a certes pas à enjoindre à un acheteur d'opter pour telle solution plutôt que telle autre, mais à lui présenter les avantages et inconvénients de chacune. Les acheteurs publics eux-mêmes l'ont reconnu lors de nos précédentes auditions. Il convient d'arbitrer entre plusieurs solutions, selon leur efficacité et la sécurité qu'elles garantissent. Le sujet de l'immunité aux législations extraterritoriales apparaît secondaire, si tant est qu'il soit pris en compte. Les équipes de l'UGAP en charge de ces marchés bénéficient-elles de formations ou d'une sensibilisation à la question des législations extraterritoriales ? Des données hébergées en France, traitées par une société américaine, pourraient subir une captation par l'administration américaine, dont le propriétaire des données ne serait même pas averti. Nous considérons que l'UGAP doit fournir ces éléments d'éclairage à ceux qui recourent à ses services, en lançant ainsi un premier signal d'alerte.

Il appartient ensuite à l'UGAP de structurer et proposer des offres souveraines. Certaines entreprises ont déploré devant nous la complexité de l'accès à l'UGAP. SCC France nous a exposé une procédure à l'issue de laquelle l'UGAP donne son accord à l'ajout d'éditeurs supplémentaires, sachant qu'ils sont aujourd'hui 2 832. Le terme de « réexamen » a été cité à cette occasion. Nous avons demandé une ventilation du chiffre d'affaires selon les pays où sont implantés ces éditeurs. La priorité doit selon nous aller à l'immunité vis-à-vis des législations extraterritoriales. Les agents de l'UGAP sont-ils formés pour éclairer les acheteurs publics en en tenant compte ?

Nous considérons que l'UGAP a un rôle à jouer dans la chaîne d'information et de sensibilisation des acheteurs. Les choix doivent s'effectuer en toute connaissance de cause. Vous présentez à des acheteurs de petites collectivités des solutions américaines dont les données sont hébergées en France sans qu'elles aient conscience de la possibilité que ces données soient soumises au Cloud Act ou au Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA).

M. Edward Jossa. - La question de l'extraterritorialité est en réalité plus complexe encore. Une forme d'extraterritorialité s'est imposée à la BNP, société pourtant française, mais qui opère aux États-Unis, d'où un rapport de force défavorable. Parmi les acteurs que vous avez auditionnés, certains ont admis qu'ils n'auraient pu se développer en France s'ils ne l'avaient pas fait d'abord aux États-Unis. Je ne suis pas certain qu'une société opérant aux États-Unis ne présente pas de risque en matière de législation extraterritoriale.

M. Simon Uzenat, président. - Nous avons rencontré OVH - société référencée dans le catalogue de l'UGAP - qui nous a confirmé le modèle économique et juridique qu'elle avait mis en place pour rendre étanches aux législations extraterritoriales les données qu'elle héberge, alors même qu'elle opère un peu partout dans le monde. Nous parlons d'acheteurs publics qui vont faire héberger des données publiques, donc, par définition sensibles, chez des opérateurs soumis à des législations extraterritoriales. Nous estimons que l'UGAP a un devoir d'information sur les conséquences de ces choix. L'assume-t-elle ?

M. Edward Jossa. - Je ne suis pas suffisamment au fait de la manière dont mes commerciaux interviennent sur ce sujet pour vous répondre. L'UGAP n'a pas affaire à de petits clients ignorant ces enjeux. De fait, ils sont surtout prégnants pour des caisses de sécurité sociale ou des hôpitaux. Nos interlocuteurs dans ces structures sont généralement conscients des risques liés à l'application d'une législation extraterritoriale à leurs données. De toute évidence, un travail reste à mener, de notre part, sur ce sujet. Jusqu'ici, nous nous sommes surtout concentrés sur la satisfaction des besoins de nos clients, quels qu'ils soient, dans le respect du code de la commande publique, dont l'application n'est pas toujours aisée.

M. Simon Uzenat, président. - Si des citoyens apprenaient que des données stockées par leur commune, à propos des services publics ou même de leurs familles, sont accessibles à des puissances étrangères, leur réaction, à coup sûr vive, serait tout à fait légitime. Nous tenons à attirer l'attention sur cette question. Nous espérons que notre rapport contribuera à une prise de conscience. Nous tenons à ce que soient proposées des alternatives souveraines aux collectivités de toute taille. L'UGAP nous apparaît comme un élément de la solution.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez dit qu'aucun élément juridique ne justifiait l'exclusion de Microsoft des marchés de l'UGAP. Vous vous montrez loyal vis-à-vis du gouvernement, qui ne vous a pas ordonné de proscrire tout recours à des entreprises extraeuropéennes. Pourtant, le régime de transferts de données entre l'Union européenne et les États-Unis (Privacy shield) a été invalidé en juillet 2020. Il en a résulté un vide juridique de trois ans, durant lequel nos données n'ont plus été protégées ; l'accord d'adéquation suivant n'ayant été ratifié qu'en 2023. La directrice de l'école Polytechnique s'est dédouanée sur l'UGAP du choix de recourir à Microsoft. D'après ce que nous avons compris, aucun appel d'offres n'a été lancé. Il nous importe d'établir la chaîne de responsabilités. L'UGAP fait figure de passage obligé pour un certain nombre d'acteurs, y compris des établissements stratégiques comme des grandes écoles. Je suppose que l'UGAP mène une veille juridique, en lien avec son ministère de tutelle, ce qui aurait pu inciter à la prudence.

M. Edward Jossa. - Le RGPD continue de s'appliquer. Il expose ceux qui y contreviendraient à des sanctions assez lourdes, même en cas d'absence d'accord de transfert de données.

M. Olivier Giannonni. - Je me félicite de la création de votre commission : elle permettra de sensibiliser les acteurs publics à la problématique éminemment complexe de l'application de législations extraeuropéennes. Vous avez beaucoup parlé des États-Unis, mais n'oublions pas la Chine. La loi y est extrêmement ambiguë, alors que nous utilisons de l'équipement Huawei. Nous appelons aussi de nos voeux une prise de conscience collective.

Quoi qu'il en soit, il importe d'adopter une approche proportionnée aux risques et à ce qui est disponible, industriellement. Lors de la mise en place de sanctions contre la Russie, la question s'est posée de soustraire de notre marché multiéditeurs l'antivirus Kaspersky. L'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) s'y est opposée, estimant que s'en passer présentait plus de risques que de l'utiliser. Il importe de mettre en balance les risques liés à l'utilisation de Microsoft et ceux qu'impliquerait le fait de se passer de ses solutions. La messagerie Outlook reste l'une des meilleures disponibles actuellement. Pour autant, son utilisation ne doit pas empêcher le recours à des solutions plus sécurisées pour échanger des données sensibles.

L'accord de transfert de données entre les États-Unis et l'UE n'est qu'une manière de se conformer au RGPD. L'arrêt Schrems II a contraint à opter pour d'autres moyens visant cette même fin, en l'occurrence des clauses contractuelles réglementant les transferts de données au sein d'un groupe ou entre des entreprises, tout en cryptant ces données. L'UGAP, dans le cadre de sa veille juridique, avait prévu de vérifier, auprès des titulaires américains de ses marchés, la mise en place de telles clauses.

Dans le cadre de notre marché cloud, nous avons demandé à nos clients s'ils acceptaient que leur fournisseur soit soumis à des législations extraeuropéennes. Le diable est toutefois dans les détails. Dans l'hypothèse où la maintenance applicative s'effectue en Inde ou en Chine, quand bien même les données sont hébergées en Europe, un tiers n'appliquant pas le RGPD interviendra sur les données. Garantir la sécurité des données - au-delà des questions de souveraineté - suppose un examen complet de la solution retenue. Les commerciaux de l'UGAP ne sont pas en mesure d'y procéder. Pour autant, les équipes techniques et les professionnels en charge des données ont tout à intérêt à s'en occuper. Certaines particularités techniques ne sont pas connues de nos commerciaux, mais uniquement des éditeurs eux-mêmes. Plus les données sont sensibles, plus un examen minutieux de la solution envisagée s'impose.

M. Edward Jossa. - Le sujet du cryptage n'est pas anodin. Il peut constituer une solution pour des données de moyenne importance, à condition que la clé de déchiffrement soit stockée chez l'utilisateur final et non chez l'hébergeur. Sans doute ce sujet donnera-t-il lieu à des négociations. Un code peut toujours être cassé, mais un tel acte de piratage informatique constitue une infraction à toutes les législations, qu'elles soient européennes ou extraterritoriales. Microsoft est par ailleurs en discussion avec les pouvoirs publics à propos de la solution Bleu, associant cette entreprise à Orange et Capgemini, qui cherche à obtenir la qualification SecNumCloud. Il reste à voir comment les décisions des acteurs publics interviendront dans le secteur du cloud.

Un autre enjeu touche à la création de grands acteurs européens puissants. Une stratégie défensive ne suffira pas à gagner la bataille. Nous ne l'emporterons qu'une fois déployée une stratégie de construction d'acteurs aussi performants que leurs concurrents, proposant des solutions à des tarifs aussi compétitifs. Des sujets de performance et de prix se posent en effet, particulièrement prégnants dans le contexte budgétaire actuel. Rappelons que pour atteindre une taille significative, un acteur européen doit nécessairement exporter ses services.

M. Jean-Luc Ruelle- L'UGAP a lancé un appel d'offres pour un marché de conseil réparti en plusieurs lots, portant sur de la finance et de la stratégie. Pourriez-vous nous éclairer sur les mécanismes mis en place pour garantir une répartition équilibrée de ces prestations en évitant une captation disproportionnée par les grands cabinets internationaux ? Dans quelle mesure l'UGAP assume-t-elle un rôle d'orientation ou de filtre dans la sélection des prestataires, en particulier pour des missions touchant à certains domaines traditionnellement régaliens ? Enfin, disposez-vous d'indicateurs sur la part de ces marchés bénéficiant à des cabinets français indépendants ou à des structures implantées dans les territoires ?

M. Edward Jossa. - L'enjeu lié aux cabinets de conseil me semble moindre que celui que présentent les données en termes de souveraineté. Je rappelle en outre que les cabinets de conseil, même internationaux, sont des sociétés de droit français, employant des salariés sur le sol français. L'UGAP a opté pour des marchés monoattributaires, à la différence de l'État. Je précise à ce propos que l'État ne fait pas systématiquement appel à l'UGAP pour ses prestations de conseil. À l'origine, les marchés de conseil étaient remportés par des sociétés de taille moyenne. Puis les principaux cabinets se sont donné les moyens de remporter nos appels d'offres. Partant du constat de leur couverture insuffisante des territoires, l'UGAP les encourage à sous-traiter leur activité auprès d'acteurs locaux.

M. Jean-Luc Ruelle- Le résultat de l'appel d'offres du mois de mai à 340 millions d'euros est-il déjà connu ? Si oui, à qui le marché a-t-il été attribué ? À défaut, vous pourriez nous renseigner sur l'attributaire du précédent marché de même nature.

M. Edward Jossa. - Je peux tout à fait vous communiquer une liste des titulaires de nos précédents marchés de conseil.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - La plupart des contrats conclus entre l'UGAP et Microsoft ont été passés avec la filiale irlandaise de Microsoft, pour des raisons d'optimisation fiscale plus encore que de préférence européenne. Comment le justifiez-vous, sachant que Microsoft dispose d'une filiale en France ?

M. Olivier Giannonni. - Ce que vous avancez m'étonne, car, en général, Microsoft ne répond pas directement aux appels d'offres, mais passe par un grossiste.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'aimerais évaluer les pertes qui en ont résulté pour notre pays en termes de fiscalité. Je voudrais savoir si les marchés que l'UGAP a passés avec Microsoft ont impliqué sa filiale française ou irlandaise.

M. Edward Jossa. - Le titulaire du marché concernant le ministère de l'Enseignement supérieur et le HDH n'est pas Microsoft, mais Computacenter. J'ignore avec quelle filiale de Microsoft cette entreprise a passé un contrat.

M. Olivier Giannonni. - L'UGAP sélectionne un grossiste qui commercialise les produits Microsoft auprès de ses clients. Sa relation avec Microsoft est couverte par le secret des affaires.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - J'ai l'impression d'être face à Ponce Pilate ! On se lave les mains...

Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous devez quand même assumer un rôle de conseil. La donnée constitue un actif stratégique majeur dans le monde actuel. Les données des petites collectivités ne revêtent pas moins d'importance que celles des autres de taille supérieure. Je m'étonne que l'UGAP ne cherche pas à savoir qui se cache derrière les distributeurs avec lesquels elle passe un marché.

M. Edward Jossa. - Sur les sujets de souveraineté, je reconnais que nous pouvons faire des choses. À ce propos, je comptais vous faire part de suggestions à l'issue de cette audition. Dans le cadre du marché multiéditeurs, il faut que nous donnions plus d'informations sur les éditeurs, les logiciels et les conditions d'hébergement. Nous avons un peu de travail à faire, et lors de vos auditions, celle-ci comme les précédentes, nous avons appris des choses sur lesquelles il nous faut maintenant réfléchir.

Pour en revenir à la fiscalité, ce sujet me rappelle le cabinet McKinsey qui a été, à un moment donné, titulaire d'un marché de conseil de l'UGAP. Notre compétence en matière de passation de marchés publics ne va pas jusqu'à tenir compte de la fiscalité des entreprises. Nous travaillons avec les attestations fiscales des titulaires, qu'il n'est déjà pas évident d'obtenir.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'UGAP est en droit de refuser de passer un marché avec une entreprise qui ne lui transmettrait pas les pièces requises pour compléter son dossier. Je trouve trop facile de votre part de vous défausser sur des intermédiaires.

M. Edward Jossa. - La relation entre notre titulaire et Microsoft relève du droit privé et n'est pas un marché public. Le seul marché public est celui qui lie l'UGAP au distributeur. Je n'interviens que dans le cadre de la législation en place, qui régit uniquement la relation entre l'acheteur public et le titulaire du marché, à de rares exceptions près, concernant par exemple les acteurs russes sous le coup de sanctions.

M. Simon Uzenat, président. - La législation est une chose. La volonté politique en est une autre. J'aimerais réagir à certains de vos propos, notamment sur l'approche proportionnée. Il revient à l'acheteur final de définir ce qu'il entend par cette notion, mais encore faut-il qu'il soit averti des risques, avantages et inconvénients des différentes solutions. L'UGAP doit pouvoir éclairer les choix de ses clients, qui ne disposent pas du même niveau d'expertise qu'elle, ce pour quoi ils font d'ailleurs appel à ses services.

M. Olivier Giannonni. - Je suis entièrement d'accord avec vous. Quand je préconisais une approche proportionnée, je me plaçais du point de vue de l'acheteur final, qui sait mieux que quiconque ce dont il a besoin. Notre obligation de conseil s'étend bien à une information sur l'application de législations extraterritoriales en fonction du choix fait par l'acheteur public.

M. Simon Uzenat, président. - Très peu d'acteurs publics apprécient pleinement les enjeux liés à l'application d'une législation extraterritoriale à leurs données. Même de supposés experts en la matière n'en mesurent pas toujours les effets. Selon nous, sécurité et souveraineté des données sont indissociablement liées. Les données sont le pétrole du XXIe siècle, dans la mesure où elles sont à l'origine de création de valeur. Les protéger revient à donner aux entreprises de notre pays la priorité pour se développer demain. Il ne faut pas s'étonner de l'avance que conservent les opérateurs américains quand on sait que 70 % de nos données transitent par leurs serveurs. Nous aurions intérêt à approcher le sujet des données en nous souciant beaucoup plus de leur sécurité, au lieu de les considérer comme un bien commun dont il n'y aurait que peu d'intérêt à défendre l'accès.

M. Olivier Giannonni. - Je me suis inspiré, pour établir une distinction entre sécurité et souveraineté, de vos propos introductifs. En réalité, tout est question de gradation. Avant de pouvoir appliquer le principe de la souveraineté à nos données, il nous faudra d'abord les sécuriser.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Une loi a déjà été votée en ce sens. Je songe aux textes européens sur la donnée et à l'article 31 de la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique - dont les décrets d'application n'ont par ailleurs toujours pas été publiés.

M. Olivier Giannonni. - Il ne suffit pas d'une loi pour créer une industrie.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'en suis consciente et ce n'est pas à moi que vous devez faire la leçon. Je milite depuis 2013 pour une politique industrielle, et je ne fais que tenter d'aiguillonner les gouvernements successifs. La nécessité d'une législation protégeant la donnée ne s'en impose pas moins. Il se trouve qu'elle existe déjà, il faut donc l'appliquer. La souveraineté se construira par une autonomie stratégique progressive, que le levier de la commande publique permettra de mettre en place.

M. Edward Jossa. - Je conviens qu'un travail reste à mener sur le devoir de conseil de l'UGAP. Quoi qu'il en soit, une distinction mérite d'être établie entre nos clients selon leur taille. Les plus importants ont conscience des enjeux d'extraterritorialité, en dépit de la complexité de ceux-ci.

J'attire votre attention sur le relèvement des seuils de la commande publique et ses conséquences pour les acheteurs de moindre importance, dont une large partie des achats pourrait dès lors se retrouver exclue du champ de la commande publique. Les communes moyennes passent déjà peu de marchés d'un montant supérieur à 40 000 euros HT. Tout relèvement des seuils, au motif de rétablir de la fluidité pour les acheteurs, aura pour effet de sortir d'un cadre juridique protecteur une part importante de l'achat public, en raison de du grand nombre de pouvoirs adjudicateurs en France. Or les acheteurs publics, sous les seuils, se comportent souvent comme des particuliers. Je suis de toute façon persuadé qu'une part notable des achats publics aboutissent sans l'intermédiaire de l'UGAP, compte tenu des faibles montants en jeu. Difficile dans ce cas de mettre en oeuvre un devoir de conscience à l'égard des petites collectivités.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je n'accepte pas qu'on dise qu'il faut une politique industrielle. Elle existe déjà ! Beaucoup d'acteurs nous ont quand même dit ne pas pouvoir continuer à se développer, faute d'accès à la commande publique. Autrement dit, la politique industrielle doit être accompagnée dans son développement. Or la commande publique a un rôle à jouer de ce point de vue.

M. Simon Uzenat, président. - Je reviens sur la responsabilité de la puissance publique. Certes, nous ne créerons pas d'industrie grâce à de simples lois. Pour autant, nous n'avons rien à gagner à la dérégulation croissante de l'environnement mondial. Nous perdrons toujours à ce jeu-là. Si nous voulons défendre nos entreprises et notre souveraineté, nous devons d'abord adopter une approche défensive à l'échelle européenne. Ensuite, la puissance publique, à travers la commande publique, a un rôle majeur à jouer dans la structuration de la filière. Les GAFAM ne seraient rien sans la commande publique américaine, qui a financé une large part de leurs investissements en recherche et développement. Nous devons, sans état d'âme, mutualiser les efforts de l'État et des collectivités.

L'UGAP peut accélérer l'effet de levier de la commande publique tout en respectant le choix de l'acheteur. Chacun devra certes assumer ses responsabilités et traduire dans les faits sa volonté de développer la filière numérique à l'échelle européenne. Les solutions américaines semblent moins onéreuses dans un premier temps, sauf qu'une fois en situation de monopole, un acteur peut très bien augmenter ses tarifs. Développer des solutions alternatives a un coût, mais plus nous attendrons pour nous y résoudre, plus ce coût augmentera. Les sommes considérables en jeu dans les marchés de l'UGAP pourraient soutenir les petites et moyennes entreprises (PME), les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les grands groupes français. Nous souhaitons que l'État impose à l'UGAP des directives claires pour qu'elle contribue à la structuration des filières numériques, dans l'intérêt des pouvoirs publics. En somme, nous vous lançons une invitation à répondre aux défis qui se posent à nous et dont l'acuité ne fera que croître au cours des années à venir.

M. Edward Jossa. - L'UGAP, acteur engagé dans le secteur numérique, constitue un vecteur assez puissant de mise en avant de solutions portées par des acteurs français et européens. Au-delà du numérique, l'UGAP a décidé, malgré de nombreux avertissements juridiques, d'afficher dans son catalogue des labels « made in France », de sorte que celui-ci ne propose pas moins de 10 000 références fabriquées en France, contre 2 000 à peine voici quelques années encore - certes, sur un total de plus d'un million. L'UGAP aurait intérêt à mieux mettre en avant le caractère français de certains éditeurs de logiciels et apporter de plus amples précisions sur les modes d'hébergement des logiciels. Certains grands éditeurs font pression sur les utilisateurs pour qu'ils migrent vers le cloud, notamment dans le cadre du développement de l'intelligence artificielle. Cette situation appelle à la vigilance et à un accompagnement particulier.

Mme Catherine Morin-Desailly. - J'insiste sur le traitement des données, non moins crucial que leur hébergement.

M. Edward Jossa. - Un sujet d'hébergement des données se pose malgré tout pour tous les fournisseurs de logiciels, de SAP à Oracle en passant par Microsoft. Il reste à l'UGAP à gagner en maturité à ce propos et à mieux mettre en évidence les avantages et les inconvénients des différentes options.

M. Simon Uzenat, président. - Nous considérons que l'immunité aux législations extraterritoriales n'est pas négociable. Notre rapport pourrait fort bien préconiser la systématisation d'une clause d'immunité aux législations extraterritoriales dans tous les marchés d'hébergement de données publiques. Si les géants américains révisent leur organisation pour s'y plier, nous aurons fait un premier pas, certes insuffisant. Nous devons travailler au développement de solutions souveraines alternatives, robustes, efficaces et sécurisées, mais la première urgence est bien celle de la sécurisation des données face à de telles législations

M. Edward Jossa. - L'UGAP n'est pas un prescripteur, mais assume une responsabilité en matière d'exécution des marchés. Lorsqu'un prescripteur nous transmet un catalogue des logiciels qu'il souhaite retenir, nous sommes en mesure de respecter sa politique, dans le cadre d'un catalogue privatif que nous créons pour y répondre. Ce point présente un intérêt certain en termes d'aide aux décideurs publics.

La réunion est close à 19 h 45.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de MM. Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques, et Pierre Lagarde, directeur technique du secteur public de Microsoft France

(Mardi 10 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Nous clôturons cette semaine les auditions plénières de notre commission d'enquête avant d'engager la phase de finalisation de nos travaux, qui devrait aboutir à un examen de notre rapport le mardi 1er juillet prochain.

Avant cela, nous poursuivons aujourd'hui l'étude du rôle que la commande publique peut jouer pour promouvoir la souveraineté numérique européenne. Nous avons reçu ces dernières semaines de nombreux acteurs institutionnels et économiques qui nous ont fait part des risques que fait courir, en matière d'hébergement des données publiques, le recours à des opérateurs soumis à des législations extraterritoriales. Dans le même temps, le constat de notre « adhérence », voire notre addiction, à ces mêmes opérateurs ne fait aucun doute.

Nous avions jusqu'à présent entendu des acteurs nationaux du cloud et de l'économie numérique en général. Il nous a semblé indispensable de recevoir l'un des acteurs américains dont les produits et la position dominante ont été mentionnés à plusieurs titres lors de nos auditions, en matière de fournitures d'outils bureautiques, avec Office 365, et d'hébergement des données en cloud, avec la solution Azure, retenue notamment pour la Plateforme des données de santé (PDS) : je veux parler de Microsoft.

Nous recevons donc M. Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France, et M. Pierre Lagarde, directeur technique du secteur public.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Anton Carniaux et Pierre Lagarde prêtent serment.

Microsoft est un acteur international dont les logiciels et services font partie de notre vie quotidienne. Cette position dominante, mais aussi l'étendue des fonctionnalités offertes et le haut niveau d'interopérabilité atteint, ont contribué à le rendre incontournable aujourd'hui dans la sphère publique. Pourtant, en tant qu'entreprise américaine, Microsoft est soumise à diverses législations extraterritoriales qui lui imposent de transmettre les données qu'elle héberge aux autorités sans en informer leur propriétaire. Avez-vous pris conscience des difficultés que cela peut susciter aux yeux de vos clients privés, mais aussi de l'État, surtout lorsqu'il s'agit de données sensibles, comme celles de la PDS ?

Pour y remédier, vous avez mis en place un partenariat avec les entreprises Orange et Capgemini pour offrir vos produits dans un cadre souverain, qui bénéficierait de la qualification SecNumCloud, qui n'a pas encore été attribuée à ce jour : c'est le projet Bleu. Pouvez-vous nous en dire plus sur son état d'avancement, ses perspectives de déploiement et surtout son montage juridique, technique et capitalistique permettant à vos solutions d'être, dans ces conditions, immunes face aux lois extraterritoriales américaines ?

Des exemples récents ne nous ont pas rassurés en la matière, comme l'information selon laquelle votre entreprise aurait, à la demande des autorités américaines, bloqué l'adresse de messagerie électronique du procureur de la Cour pénale internationale (CPI). Dans le contexte géopolitique actuel, pourriez-vous être contraints de couper l'accès à vos technologies pour Bleu ? Quelles seraient dans ce cas les perspectives d'exploitation, ou plutôt de survie, de celui-ci ?

D'une manière plus générale, vous pourrez nous faire part de l'approche de votre entreprise à l'égard de la commande publique : s'agit-il d'un relais de croissance dont vous vous saisissez pleinement ou d'une activité plutôt annexe ?

Je vous rappelle que, si vous estimez que des éléments qui vous sont demandés sont couverts par le secret des affaires, vous pouvez refuser de les fournir dans le cadre de la présente audition publique. Vous devrez toutefois les communiquer par écrit à la commission d'enquête.

M. Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France. - Merci de nous donner l'opportunité de contribuer à vos travaux. Je commencerai par vous présenter brièvement l'activité de Microsoft, avant d'exposer plus en détail certaines de ses spécificités françaises et européennes.

Microsoft est une entreprise technologique dont la mission est de donner à chaque individu et à chaque organisation les moyens de réaliser ses ambitions. Pour ce faire, nous accompagnons la transformation numérique de nos clients, qu'ils soient publics ou privés, à travers différentes solutions : informatique en nuage avec la plateforme Azure, intelligence artificielle (IA) avec Copilot, cybersécurité, matériels informatiques, ou encore outils de collaboration comme Office. Ces technologies sont toutes adaptées aux besoins de nos clients et conformes aux exigences réglementaires françaises.

Il me paraît essentiel de rappeler que, en amont de la commande publique, il existe un vrai besoin public défini par l'État. Le Gouvernement l'a exprimé en mars 2024 dans sa feuille de route stratégique pour la décennie numérique qui comporte plusieurs axes : renforcer les compétences numériques, déployer des infrastructures durables, accélérer la transformation numérique des entreprises et moderniser les services publics.

Cela se traduit par des initiatives concrètes comme la facturation électronique, le guichet unique, l'amélioration du système de santé, y compris au travers de la dématérialisation des aspects administratifs, la lutte contre la fraude fiscale, notamment grâce à l'IA - autant de projets essentiels pour le citoyen, qui nécessitent des capacités informatiques extrêmement robustes en matière de stockage, de traitement et de protection des données.

C'est précisément à ces attentes de la commande publique que Microsoft, comme l'ensemble de son écosystème de partenaires, s'efforce de répondre.

Concrètement, nous proposons des technologies flexibles qui permettent aux entreprises privées et à la commande publique de choisir librement leur mode de déploiement : dans des centres de données opérés en propre par nos clients, mais également par des cloud communautaires de l'État comme Pi au ministère de l'intérieur, au travers de capacités informatiques en nuage souverain comme Bleu, ou encore sur nos infrastructures lorsque la nature des données le permet. Cette flexibilité garantit aux acheteurs un haut niveau de maîtrise, de sécurité et d'interopérabilité pour la gestion de leurs données.

J'en viens aux spécificités que je souhaite mettre en avant. Microsoft est une entreprise solidement implantée en France depuis quarante ans, avec un fort ancrage dans les territoires. Elle exerce un effet d'entraînement important sur l'économie et veille activement à contribuer à l'intérêt général.

Nous comptons aujourd'hui 2 200 collaborateurs et nous nous appuyons sur un écosystème extrêmement solide de 10 500 partenaires, à Paris et en région : entreprises de services numériques, éditeurs, start-ups, acteurs publics et académiques. Ensemble, ils contribuent à faire vivre l'innovation française au quotidien.

Nous avons annoncé en mai 2024, au sommet Choose France, un investissement massif de 4 milliards d'euros pour développer une infrastructure cloud et IA de pointe. À cela s'ajoute un engagement à former un million de Français aux technologies de l'IA d'ici à 2027 et à accompagner 2 500 start-ups dans leur adoption de l'IA. Ces investissements majeurs reflètent notre engagement de long terme en France et permettront, j'en ai la conviction, un alignement sur les ambitions des politiques publiques françaises.

Nous avons une empreinte économique forte et un effet d'entraînement réel. Notre écosystème, qui représente 80 000 emplois en France, s'étend des très petites entreprises (TPE) aux grands groupes, en passant par les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Tous ces acteurs peuvent développer, intégrer, revendre ou distribuer nos solutions au profit de la commande publique ou des entreprises privées. Pour chaque euro de revenu pour Microsoft, 6 euros de chiffre d'affaires sont générés au profit de l'économie française.

Nous soutenons également l'innovation. En effet, un quart de nos partenaires déposent au moins un brevet sur notre plateforme technologique, et depuis 2008, plus de 6 000 start-ups et entrepreneurs ont été accompagnés par Microsoft en France. Nous avons notamment mis en place des antennes régionales - Nantes, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse -, qui sont des carrefours d'innovation dédiés à l'IA. En 2024, nous avons accueilli 10 000 visiteurs : PME, ETI, start-ups et autres partenaires. En 2023, nous avons accompagné 65 000 TPE et PME pour intégrer de nouvelles technologies, notamment de l'IA.

Concernant les partenariats technologiques, nous en avons signé un important avec Mistral AI, leader européen des grands modèles de langage. Ce partenariat vise à favoriser l'innovation réciproque. Il permet aussi l'expansion internationale de Mistral et offre aux clients Microsoft un accès aux grands modèles de langage de cette entreprise. C'est un exemple emblématique, mais nous avons d'autres partenariats, car Microsoft croit à la force des partenariats comme vecteurs d'innovation partagée ; ils apportent beaucoup de valeur et de choix à nos clients. À titre d'exemple, sur notre place de marché, nous accueillons de nombreux modèles de langage tiers, y compris des modèles français, ce qui leur donne de la visibilité sur le marché de l'IA.

Du côté de la formation et de l'inclusion numérique, nous sommes très engagés. J'ai mentionné notre objectif de former un million de Français à l'IA d'ici à 2027. Cet engagement s'est concrétisé récemment à travers un site Internet qui ouvre l'accès à 200 ressources et qui permet de personnaliser le parcours de formation en fonction du profil de chaque utilisateur.

Nous avons aussi noué des partenariats avec France Travail pour former plus spécifiquement les demandeurs d'emploi à l'IA générative. Nous collaborons également depuis plusieurs années avec Simplon, une entreprise de l'économie sociale et solidaire qui a créé un réseau d'écoles initialement axé sur la cybersécurité et qui s'oriente depuis quelques années vers l'IA. Ces formations sont intensives, gratuites, et visent particulièrement à accroître la représentation des femmes dans le secteur de la technologie.

Autre spécificité importante : notre engagement fort en faveur de la souveraineté numérique européenne et française.

Je souhaite à ce titre répondre à votre question sur ce que nous faisons dans le contexte géopolitique actuel, qui est particulièrement complexe. Le 30 avril dernier à Bruxelles, Brad Smith, notre président, a présenté une série d'engagements structurants pour l'Europe, et bien sûr pour la France : premièrement, développer un écosystème d'informatique en nuage et d'IA de classe mondiale, avec une augmentation de la capacité de nos centres de données en Europe de 40 % d'ici à 2027 ; deuxièmement, garantir la résilience numérique du continent ; troisièmement, protéger à tout prix l'intégrité des données de nos clients ; quatrièmement, renforcer la cybersécurité ; cinquièmement, soutenir la compétitivité et l'innovation ouverte - l'open source - en Europe.

Sur la cybersécurité en particulier, le 4 juin dernier, Brad Smith a annoncé le lancement d'un programme européen de sécurité, mis gratuitement à disposition des États membres. Ce programme met l'accent sur le partage accru de renseignements concernant les menaces émanant de certains États hostiles, notamment via l'utilisation de l'IA.

Pourquoi allons-nous aussi loin en matière de cybersécurité ? Parce que, au-delà des enjeux de souveraineté, qui sont bien entendu essentiels, notre priorité est de garantir aux utilisateurs des outils Microsoft, y compris dans le cadre de la commande publique, le meilleur niveau de cybersécurité possible. Depuis trois ans, nous avons énormément investi dans un modèle où, au-delà du stockage des données des clients en Europe, leur traitement s'effectue également exclusivement en Europe, sauf demande contraire explicite de leur part. Autre exemple intéressant : le confidential computing est une solution qui protège les données en cours d'usage, et pas seulement au repos ou en transit. Microsoft ne peut en aucun cas accéder à ces données, sauf autorisation expresse du client.

Concernant Bleu, que vous avez mentionné, il s'agit d'une entreprise totalement indépendante de Microsoft, créée par Capgemini et Orange. Nous sommes fournisseurs technologiques, et nous avons mis en place un système qui permet de séparer cette offre d'informatique en nuage de celle de Microsoft, afin de la protéger de tout effet extraterritorial. À cela s'ajoute une séparation juridique, en vertu de laquelle Microsoft n'est pas présent au capital de Bleu.

Je souhaite partager une conviction profonde : la confiance se gagne sur des années, par un travail constant et patient, mais elle peut se perdre en quelques jours, voire en quelques secondes. Si Microsoft est aujourd'hui une entreprise importante à l'échelle mondiale, et leader en France, c'est parce que nous considérons la confiance comme notre bien le plus précieux. Elle nous oblige et jamais nous ne la compromettrons par un comportement qui ne serait pas conforme aux lois ou aux bonnes pratiques, dans quelque pays que ce soit.

Respecter les règles et protéger les données de nos clients n'est pas du tout une option pour nous ; c'est une obligation qui s'inscrit dans notre politique d'entreprise. J'espère que ce propos liminaire, ainsi que les réponses que nous apporterons à vos questions, sauront vous en convaincre.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous vous remercions pour ces explications, qui nous rassurent. Néanmoins, en février 2025, Microsoft a suspendu l'accès aux services de messagerie cloud de la CPI, en réponse à des sanctions américaines paralysant cette institution internationale basée en Europe. Comment justifiez-vous cette décision, alors que Microsoft est censé protéger les données souveraines numériques ? Cela ne prouve-t-il pas que Microsoft privilégiera toujours, avec le Cloud Act, les injonctions américaines à ses engagements envers ses clients européens, y compris les administrations françaises ?

M. Anton Carniaux. - Ce que vous avez pu lire dans la presse à ce sujet est faux, car nous n'avons jamais suspendu ni coupé l'accès aux services de la CPI. La bulle médiatique a contribué à faire croire cette idée, mais ce n'est pas le cas. Nous avons discuté avec la CPI depuis le début pour trouver une solution, sans que cela se traduise par une action de coupure ou de suspension de notre part.

M. Simon Uzenat, président. - Vous dites que cela ne s'est pas traduit pas une suspension. Il y a donc eu un acte en particulier ?

M. Anton Carniaux. - Qui n'est pas de notre fait.

M. Simon Uzenat, président. - Dans l'exécution de cet acte, avez-vous été impliqués ou non ?

M. Anton Carniaux. - Non, nous avons juste discuté avec la CPI. Nous n'avons pas coupé physiquement ses accès.

M. Simon Uzenat, président. - Vous n'êtes pas intervenus d'aucune manière ?

M. Anton Carniaux. - Juste dans un dialogue avec la CPI ; mais pas techniquement.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Microsoft est soumis au Cloud Act, qui permet aux autorités américaines d'accéder aux données stockées en Europe. Comment pouvez-vous garantir, avec des preuves concrètes, que les données des administrations publiques françaises, gérées via les contrats de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), ne seront jamais transmises au gouvernement américain ? Quels mécanismes techniques et juridiques précis empêchent cet accès ?

M. Anton Carniaux. - D'un point de vue juridique, nous nous engageons contractuellement à l'égard de nos clients, y compris ceux du secteur public, à résister à ces demandes lorsqu'elles ne sont pas fondées. Nous avons mis en place un système très rigoureux, initié sous l'ère Obama par des actions en justice contre des requêtes des autorités, qui nous permet d'obtenir des concessions de la part du gouvernement américain. Nous commençons par analyser très précisément la validité d'une demande et la rejetons si elle est infondée. Nous demandons à ce qu'elle soit réorientée vers le client dans la mesure du possible. Lorsque cela s'avère impossible, nous répondons dans des cas extrêmement précis et limités. Je précise que le Gouvernement ne peut pas formuler des demandes qui ne sont pas définies précisément, avec un champ étroit. Par ailleurs, si nous devons communiquer, nous demandons à pouvoir notifier le client concerné.

Ce processus fonctionne très bien, comme en témoignent les rapports de transparence que nous publions deux fois par an. Ceux-ci présentent des statistiques sur les cas auxquels nous avons été confrontés. Or, depuis trois ans, aucune demande en la matière n'a affecté une entreprise européenne.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Qu'est-ce qu'une demande fondée ou non fondée, selon vous ?

M. Anton Carniaux. - Sous l'ère Obama, les demandes pouvaient être très larges, mal définies et peu explicites sur le plan juridique. Cependant, au fil du temps et après avoir porté l'affaire devant la Cour suprême, nous avons obtenu qu'elles soient beaucoup plus cadrées, précises, justifiées et fondées juridiquement.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Lorsque la demande est bien cadrée, vous êtes obligés de transmettre les données ?

M. Anton Carniaux. - Tout à fait, en respectant ce processus. Mais encore une fois, cela n'a affecté aucun entreprise européenne ou organisme du secteur public, depuis que nous publions ces rapports de transparence.

M. Pierre Lagarde, directeur technique du secteur public de Microsoft France. - Conformément à nos engagements contractuels, nous chiffrons les données au repos, dans les data centers de Microsoft, et en transit, avec des clés de chiffrement qui ne sont données à aucune entité.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le Contrôleur européen de la protection des données (EDPS) a constaté en 2024 que Microsoft 365 violait le règlement (UE) 2018/1725 en transférant des données hors de l'Union européenne (UE) sans garanties adéquates. Comment Microsoft France peut-il assurer à nos administrations qui achètent des services via l'Ugap que leurs données personnelles seront protégées ?

M. Anton Carniaux. - Le texte auquel vous faites référence n'est pas le règlement général sur la protection des données (RGPD). Si la philosophie est la même, des nuances peuvent expliquer la position de cette autorité.

M. Pierre Lagarde. - Depuis trois ans, nous avons mis en place un environnement technique pour réduire au maximum le transfert des données et conserver celles-ci sur le sol européen. Depuis janvier 2025, en vertu d'une garantie contractuelle, les données de nos clients européens ne sortent pas de l'UE, qu'elles soient au repos, en transit ou en traitement, ou qu'il s'agisse de données générées par des logs applicatifs, y compris pour la partie support. Ces travaux sont importants pour sécuriser et minimiser ces transferts techniques.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je poserai une question plus financière. Il est établi que les contrats de l'Ugap avec Microsoft passent par Microsoft Ireland. Pouvez-vous confirmer que toutes les facturations et les données des administrations françaises transitent par l'Irlande, entraînant un manque à gagner sur le plan fiscal ? Si oui, comment la souveraineté numérique française est-elle respectée, sachant que ces données peuvent aussi être soumises au Cloud Act ?

M. Pierre Lagarde. - Sur la partie technique, nous restons dans l'Union européenne. Par conséquent, les scénarios sont exactement les mêmes que ceux que j'ai cités précédemment. S'agissant de la partie locale française, les clients français peuvent aujourd'hui choisir des services qui seront stockés et traités en France, bien qu'il existe d'autres services à périmètre technique européen.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pour la partie financière, est-ce l'Ugap qui demande que cela soit facturé en Irlande, ou est-ce vous ? Il existe en effet un manque à gagner de TVA pour l'administration française.

M. Anton Carniaux. - Je suis surpris par vos propos, car tous nos marchés sont facturés en France. Et nous ne facturons pas directement les clients publics ; nous facturons nos distributeurs, qui eux-mêmes revendent, via l'Ugap, à des acteurs publics. Ainsi, tout le revenu est localisé en France.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pourriez-vous nous confirmer par écrit tous les éléments qui concernent ce point ?

M. Anton Carniaux. - Bien sûr.

M. Simon Uzenat, président. - Il nous a été rapporté que Microsoft aurait communiqué, dans le cadre du programme de surveillance électronique Prism, la clé de chiffrement d'Outlook à la National Security Agency (NSA). Confirmez-vous ces éléments ?

M. Pierre Lagarde. - Je ne dispose pas de cette information et ne peux donc vous répondre.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En ce qui concerne le projet Bleu, lancé en partenariat avec Capgemini et Orange, vous nous avez en partie rassurés. Confirmez-vous que Microsoft n'est pas entrée, d'une manière ou d'une autre, au capital de la société Bleu ?

M. Anton Carniaux. - Nous le confirmons, notre société n'y est entrée en aucune façon.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous avez indiqué que Microsoft s'était engagée juridiquement contre toute demande inappropriée relative aux données européennes. Dans le cas d'une injonction américaine, qui serait fondée en droit, seriez-vous tenu de transmettre des données ?

M. Anton Carniaux. - C'est la conclusion de ce processus que je vous ai décrit. Lorsque nous sommes obligés de les donner, nous les donnons. Mais aucune des entreprises européennes qui figurent parmi nos clients n'a été concernée par un tel cas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Monsieur Carniaux, en tant que directeur des affaires publiques et juridiques, vous représentez Microsoft France auprès des décideurs publics. Pouvez-vous garantir devant notre commission, sous serment, que les données des citoyens français confiées à Microsoft via l'Ugap ne seront jamais transmises, à la suite d'une injonction du gouvernement américain, sans l'accord explicite des autorités françaises ?

M. Anton Carniaux. - Non, je ne peux pas le garantir, mais, encore une fois, cela ne s'est encore jamais produit.

M. Simon Uzenat, président. - Dans les rapports de transparence de Microsoft, qui sont le résultat d'une démarche purement déclarative, figurent les éléments que vous voulez bien y faire figurer, et leur réalité n'est attestée par aucun contrôle extérieur. De la même façon, vous dites prendre des initiatives en matière de transmission de données, et nous voulons bien vous croire sur ce point. Pour autant, si vous décidiez de n'informer vos clients français qu'une fois sur deux ou trois, ceux-ci n'auraient aucune possibilité de savoir ce qu'il en est précisément. Pouvez-vous nous le confirmer ?

Notre préoccupation est de comprendre les conditions de mise en oeuvre de ces législations extraterritoriales ; hormis votre bonne foi, quelle garantie pouvons-nous avoir de la mise en place systématique de ces dispositifs ?

M. Anton Carniaux. - Votre question est tout à fait légitime.

Premièrement, dans les rapports de transparence de Microsoft figurent des cas pour lesquels nous admettons avoir communiqué des données, mais aucune entreprise européenne n'a été concernée. Il serait pour le moins étonnant de notre part de biaiser les seuls résultats relatifs à l'Europe. Je tiens donc à vous rassurer sur ce point.

Deuxièmement, le modèle économique de Microsoft a pour objectif de susciter la confiance de nos clients. Si nous ne faisions pas preuve de transparence et que cela devait se savoir, cette confiance serait totalement rompue et des années de travail en ce sens seraient mises à bas.

M. Pierre Lagarde. - Les investissements que nous avons consacrés depuis plus de quatre ans au projet Bleu garantissent l'autonomie complète dudit projet, puisque cette société est à 100 % française.

M. Simon Uzenat, président. - Sur le plan capitalistique, certes, mais pas sur celui de la technologie, puisque celle-ci est fournie par Microsoft... Nombre d'acteurs que nous avons interrogés nous ont confirmé que, si pour une raison pour une autre, les liens technologiques étaient rompus provisoirement ou définitivement entre les sociétés, cette solution pourrait, en l'absence de mise à jour, devenir assez rapidement obsolète. Il est normal que vous défendiez les intérêts de votre entreprise ; pour autant, il y a là une fragilité sur la question technologique.

M. Pierre Lagarde. - L'empilement technologique de l'ensemble des acteurs de l'informatique dans le nuage est tel que la dépendance à l'égard de certaines solutions, dont plusieurs sont américaines, est aujourd'hui un fait. Il est vrai que le projet Bleu sera dépendant d'une pile technologique de Microsoft, mais il faut bien comprendre que nous parlons là non pas seulement d'une infrastructure, mais aussi d'une plateforme et de logiciels, ce qui est techniquement très large, offrira une solution moderne au travers de cette bulle souveraine et permettra de bâtir des projets ambitieux pour l'État et nos start-ups.

Une partie du projet dépend de la technologie Microsoft et une autre est en open source. Microsoft reste un grand contributeur à l'open source pour les solutions cloud ; il faut donc envisager ce sujet dans sa globalité.

Enfin, il y a une séparation technologique complète entre le projet Bleu et les solutions cloud public de Microsoft.

M. Simon Uzenat, président. - Vous parlez d'une séparation technologique complète. Certes, mais il existe malgré tout des briques technologiques qui sont, de fait, propriété de Microsoft. Sinon, le dispositif n'aurait pas été présenté de cette façon.

M. Anton Carniaux. - Microsoft fournit la technologie, mais le centre de données opéré par Bleu sera sa propriété.

Pour ce qui concerne les mises à jour, nous savons que certaines personnes auditionnées par votre commission ont avancé qu'en cas de coupure consécutive à une décision du gouvernement américain, le cloud ne serait plus opérationnel. Ce n'est pas vrai, et cela ne se produirait certainement pas en quelques jours.

M. Pierre Lagarde. - En effet, le cloud resterait opérationnel très longtemps.

M. Simon Uzenat, président. - On nous a parlé de quelques semaines ou quelques mois.

M. Pierre Lagarde. - Pas du tout ; il n'y a aucune raison pour qu'une telle interruption survienne. Le système tournera - comme toute solution relevant aujourd'hui d'un data center hébergé dans une entreprise - tant qu'il sera alimenté en électricité.

M. Simon Uzenat, président. - Pour ce qui est de l'hébergement physique des données, je peux souscrire à vos propos, mais le projet Bleu est bien plus large que ce simple hébergement.

M. Pierre Lagarde. - La question importante est la suivante : sera-t-on à jour au niveau de la sécurité, au niveau fonctionnel ? Nous avons annoncé que nous déposerions nos codes dans un coffre-fort, en Suisse, afin d'assurer la continuité dans ces cas très extrêmes.

M. Simon Uzenat, président. - Quels que soient les systèmes d'exploitation, il arrive un moment où la solution ne peut plus être mise en oeuvre, comme nous l'ont expliqué des particuliers et des représentants de petites structures. Nous comprenons que Microsoft invoque l'argument de la sécurité, mais dans un cas très concret dont on nous a fait part, la partie applicative de la solution Microsoft Teams, ne fonctionnait plus.

M. Pierre Lagarde. - Un tel scénario ne devrait pas être possible et l'équipe de Bleu conduit des travaux pour que cela n'advienne pas. L'audit de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI) préalable à l'attribution de la qualification SecNumCloud devrait confirmer cette déconnexion complète. C'est tout l'enjeu technologique de ce projet.

M. Jean-Luc Ruelle. - Au Danemark, les villes de Copenhague et d'Aarhus ont progressivement rompu leurs relations avec Microsoft. Pour quelles raisons ?

M. Anton Carniaux. - N'ayant pas suivi ce dossier, je ne peux pas vous répondre à ce sujet.

M. Jean-Luc Ruelle. - Des motifs financiers et géopolitiques auraient été invoqués. Il serait intéressant d'obtenir des informations à cet égard.

L'État français concentre 65 % de ses dépenses de cloud sur des solutions certifiées SecNumCloud, parallèlement à une utilisation importante de Microsoft. Comment cela se passe-t-il ?

M. Pierre Lagarde. - Cela fait quarante ans que Microsoft est présent dans le secteur public et toute une gamme de solutions logicielles sont installées dans les data centers de nos clients, notamment ceux des ministères. Ces solutions sont opérées par les différents ministères et ne sont pas des solutions cloud : les lois extraterritoriales ne s'y appliquent donc pas.

Le panel historique des offres logicielles de Microsoft pour le secteur public français demeure aujourd'hui très important. À côté, ses besoins souverains sont couverts par des offres SecNumCloud. Toutes ces offres répondent à l'ensemble de ses besoins. Demain, la mise à disposition de Bleu permettra d'élargir ce panel dans des environnements modernes en vue de répondre aux ambitieux projets de l'État en termes de solutions numériques.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé

(Mardi 10 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Notre commission d'enquête, en examinant la question du rôle que la commande publique pouvait jouer afin de promouvoir la souveraineté numérique a été confrontée à un cas particulier, porté à notre connaissance par notre collègue Catherine Morin-Desailly, qui illustre bien les ambiguïtés, atermoiements et contradictions de l'action publique en la matière, à savoir celui de l'hébergement de la plateforme des données de santé (PDS), dite Health Data Hub.

Créée par la loi du 24 juillet 2019 sous forme d'un groupement d'intérêt public, cette plateforme est chargée de mettre à disposition de la recherche les données du système national des données de santé et de promouvoir l'innovation dans l'utilisation des données de santé. Bien que traitant des données particulièrement sensibles nécessitant un niveau de sécurité très élevé, dès sa préfiguration par les services du ministère de la Santé, en 2018-2019, soit avant le vote de cette loi, un arbitrage politique a confié son hébergement à Microsoft Azure, solution soumise aux législations extraterritoriales américaines.

Nous recevons aujourd'hui Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des Solidarités et de la Santé de mai 2017 à février 2020, pour échanger avec nous à ce sujet et comprendre les raisons de ce choix.

Cette audition est diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité. Veuillez, s'il vous plaît, lever la main droite et dire « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Agnès Buzyn prête serment.

Vous avez conduit le processus de préfiguration de la plateforme des données de santé, sa consécration législative dans la loi du 24 juillet 2019, puis supervisé la création du groupement d'intérêt public (GIP) et les premières étapes de son lancement, qui a ensuite été perturbé par la crise sanitaire. Pourriez-vous nous rappeler le contexte de création de cette structure, ainsi que le niveau de priorité que vous et le gouvernement y attachiez ? Subissiez-vous une pression politique pour faire aboutir rapidement ce projet ?

Nous avons auditionné la directrice de la PDS, Mme Stéphanie Combes, qui a indiqué que le recours à Microsoft Azure avait fait l'objet d'un arbitrage de votre part en mars 2019. Pourriez-vous nous rappeler les conditions dans lesquelles vous l'avez rendu ?

Aucune procédure de mise en concurrence n'a alors été lancée, un achat direct auprès de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) ayant été privilégié, ne permettant donc pas l'émergence d'une offre souveraine concurrente. Six ans plus tard, malgré les promesses et annonces de vos successeurs, aucune migration n'a encore été engagée vers une solution souveraine, et celle-ci, désormais imposée par la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite « SREN », devrait nécessiter au moins une année de travail. Ne pensez-vous pas qu'il aurait été préférable, à l'époque, de faire confiance aux acteurs français et européens pour bâtir avec eux une solution nativement souveraine ? Le coût immédiat aurait peut-être été plus important, mais largement rentabilisé à long terme, comme nous en avons eu confirmation au cours de très nombreuses auditions.

Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des Solidarités et de la Santé. -Je vais vous raconter l'histoire telle que je l'ai vécue. En mars 2018, le député Cédric Villani, mandaté par le Président de la République en 2017, a rendu un rapport public « Donner un sens à l'intelligence artificielle », reconnaissant les atouts de la France en la matière, avec des données sous-utilisées dans quatre secteurs : la santé, les transports, l'environnement et la défense. J'ai totalement adhéré à ce constat. Nous avions en France un système de données de santé centralisé au sein de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), le système national des données de santé (SNDS). Nous disposions également de nombreux entrepôts de données hospitaliers, des cohortes de patients pour des études épidémiologiques et des registres de pathologies, qui constituaient des données éparses et non compatibles entre elles. L'idée était de construire un concentrateur de ces données anonymisées pour la recherche et le pilotage du système de santé. Aujourd'hui, un système de santé durable doit être piloté par l'analyse des données. Certains pays étaient en avance sur nous, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou Taïwan.

Face au défi de créer ce système centralisé, nous avons mandaté un groupe de travail dirigé par Stéphanie Combes pour concevoir le Health Data Hub, intégré dans la loi de 2019, votée en juillet de cette même année. La question de confier ces données à un opérateur américain s'est posée dès le départ. Nous avons constamment cherché d'autres solutions, approchant huit à dix acteurs, dont Thales et OVH. Après plusieurs mois d'étude, il m'a été indiqué que le choix n'était pas entre Microsoft et un acteur européen, mais entre faire le Health Data Hub avec Microsoft comme hébergeur ou ne pas le faire du tout. Mes services m'ont indiqué qu'aucun autre outil ne pourrait assurer cette fonction avant quatre ans. Nous avons donc imposé deux conditions essentielles : une sécurisation maximale avec des clés de cryptage inaccessibles à Microsoft, et la possibilité de basculer vers un autre hébergeur dès qu'une solution européenne ou française serait disponible. Le marché a été renouvelé tous les deux ans, et mes successeurs ont, à ma connaissance, rencontré les mêmes difficultés. Pour l'instant, ces données sont donc toujours hébergées par Microsoft, sans qu'il soit encore possible de les confier à un autre hébergeur.

Notre décision a donc été de créer ce Hub avec un maximum de sécurité plutôt que d'attendre. Ces sujets ont été largement discutés en commission lors de l'élaboration de la loi d'organisation et de transformation du système de santé, puis à divers moments. Ils n'ont jamais été dissimulés, pas plus que les risques que nous avions conscience de prendre. Le contexte géopolitique, les menaces cyber et les risques de pollution des données ont évolué depuis. Il est aujourd'hui légitime, sept ans plus tard, qu'une commission d'enquête s'interroge sur la perpétuation de notre dépendance à Microsoft, mais en 2018-2019, mes services, que nous avions pourtant sérieusement poussés à étudier d'autres alternatives, indiquaient que rien n'était faisable en dehors de Microsoft, sauf à perdre quatre à six ans. Dans cet intervalle, l'intelligence artificielle se serait développée à partir de données étrangères. Je voulais au contraire que les Français soient soignés avec des algorithmes souverains entraînés sur des données françaises, selon nos standards et recommandations, et non sur des données chinoises ou américaines, où les méthodes de suivi et de soin des malades sont différentes. L'objectif est de faire de la prévention personnalisée, de développer des algorithmes de recommandation et de mieux piloter le système de santé, de façon à le rendre plus efficient. Ces enjeux sont toujours d'actualité.

Le terme d'atermoiement ne me semble pas adapté. Nous n'avons pas tergiversé, mais pris toutes les précautions possibles pour vérifier l'absence d'alternatives. Tous les services, en particulier la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES) ont confirmé, après consultation des opérateurs et équipes de recherche, qu'il était impossible d'opter pour une autre solution, sauf à perdre plusieurs années. Les conditions d'arbitrage étaient les suivantes : faire ou ne rien faire. Cela a été tranché dans la loi. Concernant la mise en concurrence, il existait un marché UGAP avec trois clouds américains - Amazon, Google et Microsoft - et le marché avait déjà été attribué à Microsoft. Il n'y a eu ni enjeu de coût ni pression politique, uniquement l'envie de servir et l'intérêt général. Où est l'intérêt général dominant : éviter Microsoft au prix de ne pas disposer d'IA française, ou doter la France d'outils performants pour le pilotage du système de santé à base de données françaises. Nous avions considéré à l'époque que l'intérêt général portait plutôt sur ce deuxième aspect. En 2025, avec l'évolution du contexte technologique, l'arbitrage pourrait être différent.

M. Simon Uzenat, président. - Je maintiens le terme d'atermoiement qui désigne bien l'action de reporter dans le temps. Vous n'êtes pas la seule responsable de ces actions ou inactions, même si vous avez initié la création de cette plateforme des données de santé. Les opérateurs que nous avons rencontrés nous ont confirmé avoir seulement reçu, dans le meilleur des cas, un coup de téléphone entre deux portes, ce qui ne constitue pas pour eux une véritable consultation. Vos successeurs ont pris des engagements répétés en 2020, 2022, 2023 et 2024, mais six ans après cette promesse d'hébergement souverain, nous n'y sommes toujours pas.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci, Madame la Ministre, pour vos propos préliminaires. Nous sommes partis d'une excellente idée pour nos chercheurs français, nos données françaises et notre souveraineté. Je suis gêné par le fait qu'une solution extraeuropéenne ait été retenue. Puis, en sept ans, rien n'a été fait pour adopter une solution souveraine. En tant que ministre des Solidarités et de la Santé en 2018, vous avez validé la feuille de route du Health Data Hub, incluant le recours à Capgemini comme conseil et Microsoft comme hébergeur. Pouvez-vous expliquer qui, au sein de votre ministère, a proposé Capgemini comme partenaire stratégique et sur quels critères ce choix a été fait avant même le lancement de la mission de préfiguration ?

Mme Agnès Buzyn. - Je n'ai aucun souvenir d'avoir travaillé avec une société de conseil lorsque j'étais ministre. J'ai compris ultérieurement que des marchés publics étaient régulièrement lancés par les ministères, notamment les secrétariats généraux, pour accéder via des bons de commande à des sociétés de conseil sur certains sujets de transformation, notamment dans le numérique, où des compétences particulières sont requises et les ministères particulièrement désarmés. Il est possible que le ministère de la Santé ait eu un marché avec Capgemini à l'époque et que le Health Data Hub y ait fait appel pour sa structuration. Je n'ai pas été impliquée dans ce choix et n'ai pas souvenir d'avoir reçu des notes proposant des cabinets de conseil. Je n'en avais jamais entendu parler jusqu'à présent.

J'ai pris l'arbitrage consistant à retenir Microsoft comme hébergeur en pleine connaissance de cause. Aucune des notes qui me sont remontées n'a évoqué d'autres possibilités. Mes services affirmaient formellement qu'aucun acteur n'offrait ni la capacité de stockage ni les conditions de sécurité de Microsoft. J'ai remis en question ce choix, consciente de son caractère polémique, mais il était nécessaire d'arbitrer. La décision la moins courageuse aurait été d'attendre une solution hypothétique au détriment de notre politique de souveraineté. Quand on est ministre, moins on prend de décisions et moins on est attaqué. J'en suis à ma huitième ou neuvième commission d'enquête parlementaire, et j'en viens à me demander si je ne suis pas l'ennemi public n° 1 de la Nation ! Quand on prend des décisions, on le fait en essayant d'avoir la totalité des informations possibles. Si vous me dites que les notes de mes services n'étaient pas bonnes et qu'il y avait d'autres possibilités, je ne suis pas capable d'en juger. Un ministre fait confiance à son administration.

M. Simon Uzenat, président. - Nous ne jugeons pas la qualité des notes puisque nous n'en avons pas eu connaissance. Nous constatons simplement que ce que certains interlocuteurs au coeur du projet décrivent comme du sourcing n'en était pas selon les opérateurs économiques concernés. Si vous ne posez pas les bonnes questions, ou alors dans des conditions dégradées, et que vos interlocuteurs répondent de façon sibylline, vous pouvez faussement conclure qu'ils ne sont pas en capacité de répondre à vos besoins.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nous ne vous mettons pas personnellement en cause, mais des acteurs nationaux comme Scaleway ou OVH nous ont affirmé être capables de réaliser cette prestation, ce qui est surprenant. Je pense que cette procédure a été fléchée en faveur de Microsoft. Le choix a été fait sans réel appel d'offres puisque le marché est passé par l'UGAP, contrairement aux règles habituelles de la commande publique. Pouvez-vous confirmer qu'une évaluation formelle a été réalisée avec d'autres prestataires ? J'ai besoin de savoir si cette possibilité d'hébergement a été véritablement proposée à d'autres acteurs français de haut niveau. Avez-vous des documents attestant ces consultations ? S'il vous a été dit que Microsoft était la seule option, avez-vous demandé pourquoi les autres n'étaient pas prêts ou auraient besoin de quatre ans ? J'ai besoin d'éléments d'évaluation concrets pour vérifier si la concurrence a été véritablement explorée. Des acteurs de haut niveau nous ont confirmé, en audition, être capables d'assurer cette prestation.

Mme Agnès Buzyn. - Je n'ai absolument pas la capacité de savoir quelles consultations ont été formellement menées par les services de la DREES. Je dispose de notes de mon cabinet qui sont très techniques. Elles indiquent qu'après consultation des industriels français (Open, Atos, Thales, OVH, Docaposte) et analyse de leur offre, Microsoft Azure ressortait comme la seule solution permettant d'obtenir la qualité, de tenir les délais requis et de respecter les contraintes juridiques. Cette solution offrait le meilleur équilibre technique en termes de coûts, délais, sécurité et qualité de service, ce qui avait été confirmé par une contre-analyse de la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic). Elle assurait également une compatibilité avec les solutions développées par les start-ups qui s'appuient de plus en plus sur du PaaS (Platform as a Service), comme par exemple Deepomatic pour l'annotation d'images indispensable à l'apprentissage d'algorithmes de détection de tumeurs. Les autres hébergeurs semblaient moins performants en termes de sécurité. Je ne suis pas capable d'aller au-delà.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous demanderons communication de ce document.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - En 2018, Cédric O, alors conseiller auprès du Président de la République pour le numérique, était un fervent promoteur de l'intelligence artificielle et des partenariats avec les géants technologiques. A-t-il exercé une influence directe ou indirecte sur le choix de Microsoft Azure ? Avez-vous eu des échanges avec lui ou son équipe concernant les orientations pour le HDH ?

Mme Agnès Buzyn. - Je n'ai pas le souvenir d'avoir eu une réunion technique avec Cédric O, ses services ou son cabinet au sujet du HDH. Des échanges ont peut-être eu lieu au niveau des cabinets ou au niveau technique, mais je peux garantir n'avoir subi aucune pression personnelle pour favoriser Microsoft. J'avais la même crainte et inquiétude que vous concernant d'éventuelles polémiques. J'aurais souhaité éviter Microsoft à tout prix, mais tous les services affirmaient qu'il n'y avait pas d'autre solution.

Ce marché a été renouvelé régulièrement depuis, et je pense que tous les ministres de la Santé qui m'ont succédé se sont retrouvés face au même dilemme et ont pris la même décision. S'il s'agissait d'une erreur manifeste de ma part et de mon cabinet ou de mes services, mes successeurs auraient pu rectifier le tir. S'ils ne l'ont pas fait, c'est que la solution n'est pas si simple à trouver. Nous avons poussé au maximum la sécurité et le cryptage, travaillé avec l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), et vérifié notre capacité à basculer vers un autre système pour ne pas être pieds et poings liés avec Microsoft. Je n'ai eu aucune pression ni discussion particulière avec Cédric O à ce sujet.

M. Simon Uzenat, président. - Madame la Ministre, vous dites que le dossier n'est pas simple, nous le comprenons. Cependant, l'absence de réalisation concrète en matière de migration pourrait aussi être liée à une succession d'erreurs ou, pire, à une absence de volonté politique, pas simplement à la complexité du sujet. En 2020, votre successeur affirmait qu'en deux ans maximum, la réversibilité serait assurée et qu'une solution souveraine était en développement. Ces engagements étaient clairement écrits dans des réponses à des questions parlementaires. Les opérateurs économiques que nous avons rencontrés constatent qu'il n'y a pas de volonté politique, avec les moyens adéquats, pour mettre en oeuvre ces solutions souveraines.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Stéphanie Combes, nommée directrice du Health Data Hub en 2019, a joué un rôle central dans la mise en oeuvre technique du projet. A-t-elle agi de façon autonome dans la supervision des choix technologiques, notamment en orientant la sélection vers Microsoft, ou ces décisions étaient-elles systématiquement guidées par votre ministère ou vos collaborateurs ?

Mme Agnès Buzyn. - Je ne peux pas vous répondre précisément. Cela devait dépendre de la sensibilité des décisions. Pour les briques techniques, j'imagine que mon cabinet, composé d'une dizaine de personnes, sans spécialiste informatique, n'a pas nécessairement validé tous les sujets. Concernant le choix Microsoft comme hébergeur, j'assume pleinement que nous avons validé cette décision et que Stéphanie Combes ne l'a pas prise seule. Elle travaillait au sein de la DREES, avec un pilotage par cette direction et en consultation avec d'autres acteurs comme l'ANSSI. J'ai eu une confiance totale en Stéphanie Combes. Six ans plus tard, si rien n'a évolué, je trouverais - si je faisais encore de la politique - politiquement dangereux de ne pas avoir de volonté de quitter Microsoft, surtout actuellement. Je pense que la problématique a été en grande partie technique. Il faudrait être fou politiquement aujourd'hui pour être heureux de se placer entre les mains d'une plateforme américaine.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je vais passer directement au timing du choix de Microsoft. Des documents internes suggèrent que Microsoft était déjà considéré comme le choix privilégié dès l'été 2018, avant même la finalisation du rapport de la commission de préfiguration. Pouvez-vous confirmer s'il y a eu des discussions avec Microsoft en amont, et si oui, qui les a initiées au sein de votre ministère ou ailleurs ?

Mme Agnès Buzyn. - Je ne peux pas vous répondre. Je n'étais même pas au courant que Capgemini avait été plus ou moins dans la boucle de cette préfiguration.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma dernière question est la suivante : en validant un hébergeur soumis au Cloud Act, votre ministère a été accusé de compromettre la souveraineté numérique française, sujet que vous avez pourtant qualifié aujourd'hui et à l'époque de prioritaire. Avec le recul, regrettez-vous d'avoir suivi la recommandation de Capgemini en faveur de Microsoft et assumez-vous personnellement ce choix face aux critiques de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et du Conseil d'État ? Aujourd'hui, reviendriez-vous en arrière ?

Mme Agnès Buzyn. - J'assume la décision que j'ai prise avec les connaissances qui m'ont été fournies. Je n'aurais pas pris une décision différente sur la base des documents qui m'ont été fournis à l'époque. On m'a répété que c'était le seul moyen de faire émerger le Health Data Hub sans perdre plusieurs années. Je considérais que nous avions besoin de souveraineté en matière d'intelligence artificielle, notamment d'entraînement de nos modèles sur des données françaises. Le Cloud Act, si j'ai bien compris, vise essentiellement des données nominatives qui portent sur les opérateurs de communication. Les données traitées par le HDH ne sont pas nominatives, elles sont anonymisées.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Toutes les données hébergées par des compagnies américaines peuvent être fournies au gouvernement des Etats-Unis, sur une demande des autorités fédérales.

Mme Agnès Buzyn. - Il me semble avoir compris nous avions une clé de cryptage, que les données étaient anonymes et que le risque de transmission des données à l'étranger était en réalité extrêmement faible du fait de l'anonymisation et du cryptage complet.

L'autre possibilité qui m'a été présentée était de ne rien faire. Les notes étaient claires : soit attendre un hébergeur européen ayant les mêmes capacités, soit utiliser Microsoft. J'ai pris la décision d'utiliser Microsoft avec l'engagement que dès que nous pourrions transférer ces données sur un autre hébergeur, nous le ferions.

M. Simon Uzenat, président. -Avant de passer la parole à nos collègues, je voulais vous lire un extrait d'une note adressée au Comité relatif à l'intelligence artificielle par la plateforme des données de santé, datée du 24 octobre 2023. Page 5 figure la recommandation suivante : « Exiger du gouvernement une position constructive, claire et de long terme concernant les exigences de souveraineté. Il s'agirait d'une part d'assumer de manière réaliste et pragmatique l'autorisation de l'utilisation de solutions étrangères afin de ne pas mettre en péril notre capacité d'innovation. D'autre part, il est nécessaire soit de réellement mobiliser des moyens financiers compatibles avec la montée en compétences des acteurs du cloud souverain, soit de reconnaître que la souveraineté ne pourra pas être atteinte sur toute la chaîne de valeur et d'en tirer les conséquences. » Ces propos interpellent et font écho à ceux que nous avons tenus avec le rapporteur. La plateforme des données de santé semble entendre dans cette note qu'il y aurait un défaut de volonté politique.

M. Daniel Salmon. - Je vais changer de sujet. Nous faisons face périodiquement à des pénuries de médicaments, actuellement des psychotropes, ce qui révèle que notre souveraineté est mise à mal. Avec votre recul, que pensez-vous que la commande publique devrait faire pour que nous puissions disposer d'une production nationale ou européenne ? Vous avez connu l'épisode des masques. Nous pensons que la commande publique a un rôle important à jouer pour nous éviter d'être prisonniers d'acteurs étrangers.

Mme Agnès Buzyn. - J'ai déjà répondu à une commission d'enquête du Sénat sur les pénuries de médicaments il y a environ un an et demi. Les pénuries sont liées à des phénomènes extrêmement complexes. D'une part, la demande a augmenté de façon phénoménale : nous avons doublé la population mondiale en deux générations, augmenté la durée de vie d'environ 20 ans, et trois milliards de personnes sont sorties de l'extrême pauvreté. Nous avons donc triplé ou quadruplé la demande de médicaments et le nombre de personnes susceptibles de les payer, mais aucun producteur n'a augmenté ses lignes de production dans les mêmes proportions.

De plus, l'innovation va vite, notamment en Europe. Les industriels privilégient la production de médicaments innovants à prix élevés plutôt que d'anciens médicaments peu chers. Contrairement à ce que certains affirment, le prix bas des médicaments en France n'est pas la cause principale des pénuries, puisque celles-ci existent aussi dans les pays où les prix sont élevés. L'origine des pénuries se trouve aussi bien dans la production que dans la distribution. Je suis convaincue que sans politique du médicament européenne aucun pays ne peut assurer seul sa souveraineté sur l'ensemble des médicaments nécessaires. La pharmacopée évolue constamment ; si vous construisez une usine pour un médicament, elle risque d'être obsolète cinq ans plus tard. Nous avons besoin d'une commande publique européenne, d'une fixation européenne des prix et d'une vision commune des médicaments indispensables. Les médicaments vraiment indispensables ne sont pas forcément ceux auxquels on pense. Ainsi, le doliprane n'est pas vital, contrairement aux corticoïdes par exemple. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi une liste de médicaments vitaux, et l'Europe pourrait l'enrichir, notamment pour la chimiothérapie. Cette vision européenne est indispensable. Avec 66 millions d'habitants, l'équivalent de deux villes chinoises, la France est trop petite face au marché mondial. L'échelle pertinente est celle des 450 millions d'Européens.

M. Daniel Salmon. - Cette commission d'enquête porte spécifiquement sur la commande publique. J'entends parfaitement le constat, mais que pouvons-nous faire ? Si nous devons formuler des préconisations, lesquelles seraient pour vous prioritaires pour améliorer notre posture dans les années à venir ?

Mme Agnès Buzyn. - Pour des médicaments invariants comme les corticoïdes, dont nous avons absolument besoin, vous pouvez utiliser la commande publique et constituer des stocks. Pour la plupart des médicaments, en revanche, du fait de l'innovation permanente, commander et stocker ne résout pas tout. Travaillant actuellement avec le secteur de la défense, je constate notre focalisation sur les stocks, alors que la vraie question est celle des flux : comment relancer rapidement une ligne de production lorsque celle-ci est nécessaire ? Les stocks ne permettent jamais de tenir au-delà de quelques mois, notamment parce que les produits se périment. La commande publique est pertinente pour certains produits, mais pas pour tous. Pour ceux qui évoluent rapidement, l'enjeu est d'avoir des lignes de production adaptables et sécurisées pour les Européens.

M. Daniel Salmon. - Je pense que cela dépend justement de la commande publique. Un industriel n'investira que s'il a une visibilité et une certitude qu'il ne se verra pas préférer un concurrent moins cher à l'autre bout du monde.

Mme Agnès Buzyn. - Dans le sens de la sécurisation industrielle, il faut effectivement garantir une stabilité de commande. Cependant, tant que nous n'aurons pas une véritable stratégie européenne, penser pouvoir développer une telle approche à l'échelon national me paraît illusoire.

M. Simon Uzenat, président. - Nous pouvons l'entendre, mais prenons l'exemple des masques, même si vous n'étiez plus ministre à ce moment-là. Nous l'avons vécu en Bretagne : des usines ont été créées, mais n'ont pas reçu de commandes publiques. Ainsi, les enseignants recevaient dans leurs casiers des boîtes de masques fabriqués en Chine. Nous sommes conscients que l'échelle européenne est pertinente pour les filières stratégiques, mais l'État et les collectivités françaises ont déjà un effet levier grâce à la commande publique. Sur certains sujets, nous avons les moyens d'aider à l'émergence de filières et de les pérenniser.

M. Jean-Luc Ruelle. - Si je comprends bien, tout démarre en 2017 avec la restructuration des systèmes d'information de santé. Cet enjeu extrêmement important doit intégrer de nombreux aspects : gestion des stocks sanitaires, suivi des investissements hospitaliers, des plans de vaccination obligatoire, réforme des études médicales, prévention, e-santé, téléconsultations, recherche clinique et partenariats public-privé. Avant cette décision qui s'est traduite par l'accord avec Microsoft, quel était le système d'information en place ?

Mme Agnès Buzyn. - Il existait plusieurs systèmes numériques distincts. Pendant une dizaine d'années, le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) a financé, sur appels à projets, des territoires numériques en santé, chacun recevant environ 10 millions d'euros pour développer son propre dossier numérique, son carnet de vaccination, sa plateforme de téléconsultation. En parallèle, le dossier médical partagé peinait à émerger, porté à l'époque par la CNAM.

Considérant que les données de santé allaient devenir un enjeu majeur de pilotage et de souveraineté de l'intelligence artificielle, j'ai souhaité y mettre de l'ordre. J'ai créé une délégation du numérique en santé, mis fin aux territoires numériques éparpillés pour rationaliser la dépense publique, et nous avons développé l'espace numérique en santé dans la loi de 2019. Cette plateforme permet à chaque assuré de centraliser son dossier médical, ses applications de suivi de pathologie, son dossier de vaccination, et de les partager avec son médecin traitant ou d'autres professionnels de santé autorisés. Cela offre une vision partagée du dossier des Français. Aujourd'hui, plus de 10 millions de Français ont ouvert leur espace numérique en santé, que ce soit eux-mêmes, via leur médecin traitant ou en pharmacie. J'ai ainsi essayé de rationaliser et de créer une dynamique autour des données de santé et une vision cohérente.

Je me suis inspirée de ce que j'avais observé lorsque je présidais la Haute Autorité de santé. Après une semaine passée au département d'État américain à la santé pour étudier l'Obamacare, j'avais constaté que les Américains avaient créé une délégation numérique transversale au ministère. Les services informatiques ministériels ne sont pas équipés pour proposer une vision nationale, connaissant seulement leur propre système ou celui des hôpitaux. La création de cette délégation transversale, que je pilotais à l'époque et est devenue aujourd'hui une direction du numérique en santé au sein du ministère, visait à répondre à cette situation.

M. Jean-Luc Ruelle. - Je me demandais justement quel benchmark vous aviez effectué à l'époque, car certains pays ont connu de réelles réussites dans le secteur de la santé en matière de gestion des informations, comme le Royaume-Uni, l'Estonie, le Canada ou l'Allemagne. Par ailleurs, nous sommes aujourd'hui confrontés à un problème avec Microsoft et sommes exposés. Comment faire face à cette situation alors que les technologies et logiciels ont évolué ? Qui peut permettre la pérennisation d'un système de confiance tout en redonnant de la souveraineté à nos données ?

Mme Agnès Buzyn. - N'étant plus ministre depuis cinq ans, je n'ai pas suivi toutes les transformations gouvernementales. Concernant le numérique en santé, nous nous sommes dotés d'une direction de haut niveau dirigée par des personnes remarquables. Nous avons inscrit une vision dans la loi, qui peut évidemment évoluer. Entre l'Anssi et la délégation du numérique en santé, notre pays dispose des ressources humaines et des compétences pour identifier les grandes orientations et faire évoluer les choix de 2017 si nécessaire. Nous avons fait les meilleurs choix possibles à ce moment-là, en nous donnant la possibilité de les faire évoluer. Les compétences existent aujourd'hui au sein du ministère et des administrations. Je ne peux pas vous en dire davantage.

M. Jean-Luc Ruelle. - Tout ce qui concerne le système d'information est considérable. Avez-vous introduit des indicateurs d'évaluation et de mesure de réussite ?

Mme Agnès Buzyn. - Les PROMs (Patient-Reported Outcome Measures) et les PREMs (Patient-Reported Experience Measures) sont des indicateurs de qualité des soins encore embryonnaires en France. Des chercheurs y travaillent, et la Haute Autorité de santé dispose d'un service dédié. L'objectif est de piloter la qualité des soins avec des indicateurs recueillis à la fin d'une prise en charge. Par exemple, après un AVC, qui donne lieu à des hospitalisations et une rééducation, les PROMS sont des indicateurs recueillis auprès des patients pour évaluer la qualité des soins et leur récupération. Ces indicateurs, largement utilisés dans d'autres pays, mais peu en France, pourraient permettre de rémunérer les professionnels de santé sur la qualité, et non uniquement sur le volume d'actes. C'est indispensable pour piloter le système, et cela nécessite des données recueillies tout au long du parcours, ce que pouvait apporter le Health Data Hub.

Mme Karine Daniel. - Je trouve très intéressante votre réflexion sur les nouveaux défis qui nous obligent à réfléchir en termes de gestion de flux et de réponse à des crises dont nous ne connaissons ni la nature ni l'ampleur. L'exemple des médicaments est pertinent, les masques nous viennent à l'esprit, mais demain, nous ignorons quels équipements de prévention, de prophylaxie ou de traitement seront nécessaires. Comment la commande publique peut-elle s'adapter à ces éléments imprévisibles dans le cadre de la gestion de crise ? Comment les décideurs publics peuvent-ils se doter d'outils de gestion de crise permettant une forte agilité, sachant que les outils actuels de la commande publique ne sont pas toujours adaptés à cette exigence de rapidité et de régulation soudaine et massive ?

Mme Agnès Buzyn. - Il s'agit d'une question très importante. Nous n'avons pas collectivement fait le retour d'expérience de la pandémie de Covid. Nous pensons encore que les stocks répondent au problème, alors qu'ils ne sont efficaces que pour une durée très limitée. Un stock d'un milliard de masques correspond à une semaine de consommation. La problématique est la même dans le secteur de la défense pour les munitions. La question fondamentale est celle de l'agilité, car la prochaine crise pourrait être totalement différente. S'il s'agit d'Ebola, nous aurons besoin de gants, qui sont fabriqués en Thaïlande, comme les masques étaient fabriqués en Chine, ou de vaccins s'il s'agit de la variole. Face à ce champ des possibles immense, l'enjeu est d'identifier notre capacité à activer des réarmements, des flux et des productions. La question est complexe, car il faut d'abord identifier le champ des possibles, qui est en réalité sans fin, puis s'assurer de notre capacité de production. Concernant la commande publique, je fais un parallèle avec le Pandemic Fund créé à la Banque mondiale après le Covid : les pays s'engagent à l'avance à mobiliser des ressources en cas de nouvelle crise sanitaire, sans bloquer d'argent immédiatement. C'est ce type de stratégie qu'il faut privilégier plutôt que de commander spécifiquement masques, gants, vaccins ou antibiotiques sans savoir ce dont nous aurons réellement besoin lors de la prochaine crise.

M. Fabien Genet. - Je voudrais revenir sur le choix de Microsoft pour héberger la plateforme des données de santé. Vous avez dit qu'il faudrait être fou pour un responsable politique aujourd'hui de faire confiance à une solution américaine d'hébergement. À quoi faites-vous référence exactement ? Si vous faites allusion au locataire actuel de la Maison-Blanche, il me semble qu'en 2017, quand vous étiez ministre, il était déjà au pouvoir, avec un rapport au monde qui, s'il s'est aggravé depuis, s'exprimait déjà à l'époque. Comment avez-vous apprécié ce risque à l'époque et intégré la dimension géopolitique dans votre décision ? Si la souveraineté constituait déjà un tel risque et que vous avez été contrainte de choisir Microsoft parce que vos services ne voyaient pas d'alternative, quelles actions avez-vous initiées au sein de votre ministère ou en interministériel pour développer une solution souveraine qui pourrait remplacer cette solution américaine que vous dites avoir été contrainte de choisir ?

Mme Agnès Buzyn. - En termes d'image, aucun gouvernement n'a envie aujourd'hui d'afficher une confiance aveugle dans l'État américain, surtout avec le deuxième mandat du Président Trump qui annonce une possible instabilité. Avant d'accepter cette solution, nous nous sommes assuré qu'il n'existait pas d'autres options. C'est une question de principe : si nous pouvons garder des données sur le territoire français ou européen, nous le préférons à des serveurs hébergés en Europe, mais sur un système américain. Je suis préoccupé par le paradoxe actuel : nous sommes tous convaincus qu'il faut protéger les données de santé, mais parallèlement, de nombreux Français utilisent des montres connectées dont les données partent directement vers des hébergeurs étrangers, ou font des tests génétiques interdits par la loi de bioéthique, sans aucun contrôle. Enfin, aujourd'hui, tout le monde parle d'un cloud européen. En 2017, quand j'étais ministre de la Santé, on m'a indiqué qu'il n'existait pas de cloud européen. Je n'ai pas mis en oeuvre de politique de cloud européen, dans la mesure où cela relevait du ministre en charge du numérique.

M. Fabien Genet. - Votre dernière assertion me surprend. Il ne serait pas choquant qu'un ministre ayant des enjeux de souveraineté dans son secteur travaille en interministériel pour trouver une solution commune. Je ne comprends pas clairement votre position : considériez-vous qu'il existait un véritable risque ou non ? Vous nous dites avoir vérifié que toutes les exigences de sécurité étaient respectées avec les clés de cryptage. Faites-vous un mauvais procès à Microsoft alors qu'il n'y aurait finalement aucun problème de sécurité ? Nous n'avons pas de vision claire. Par ailleurs, votre argument sur le problème d'image me fait réagir. Comment considérez-vous le fait que différents ministres de la Santé français ont laissé partir progressivement la production de médicaments en Chine ou ailleurs ? N'y a-t-il pas là aussi un problème de sécurité, de souveraineté et d'image ?

Mme Agnès Buzyn. - La souveraineté se posait également dans mon champ ministériel, notamment pour les outils destinés à la santé. Avoir des IA formées sur des données françaises avec des algorithmes français est un enjeu majeur de souveraineté. C'est pour cela que nous avons créé le Health Data Lub, afin de ne pas dépendre d'algorithmes américains ou chinois. Des algorithmes chinois sont aujourd'hui vendus à des médecins français. La question de la souveraineté se pose donc dans le champ des outils utilisés en santé.

À l'époque, ce que j'ai ressenti était plus un problème d'image que de sécurité, au vu des différents niveaux de protection présentés (échanges avec l'ANSSI, données cryptées et anonymisées). J'étais davantage gênée par notre incapacité à disposer d'un hébergeur français, mais relativement rassurée sur le risque réel. En 2018, cette question ne se posait pas encore. J'étais principalement préoccupée par l'image de ne pas pouvoir recourir à un hébergeur européen plutôt que par des questions de sécurité.

M. Simon Uzenat, président. - Plusieurs experts que nous avons auditionnés nous ont rapporté que le cryptage n'offrait pas de garantie suffisante face aux législations extraterritoriales. Il nous a été indiqué, sans confirmation ce matin, que Microsoft aurait fourni la clé de cryptage d'Outlook à la NSA. Par ailleurs, lors de son audition, Stéphanie Combes, dans les éléments qu'elle a fournis à la suite de son audition, nous expliquait qu'une solution dite souveraine pouvait présenter des problèmes de sécurité, prenant pour exemple les fuites de données intervenues dans divers établissements de santé s'appuyant sur des solutions françaises. Aujourd'hui, les solutions technologiques liées aux environnements Microsoft sont les plus attaquées et présentent le plus de faiblesses. Cette vulnérabilité semble aujourd'hui largement établie.

Vous évoquez par ailleurs les comportements privés. Je rappelle que notre commission d'enquête vise à faire la lumière sur les actions des pouvoirs publics, pas sur des erreurs personnelles. J'ai ressenti dans votre argumentation l'idée que la question de souveraineté ne méritait pas d'être posée puisque nos concitoyens utilisent, par exemple, des montres connectées.

L'enjeu, déjà présent en 2017, est de savoir comment accompagner avec la commande publique la structuration de filières françaises et européennes, comme le font les États-Unis depuis des années. Le Président de la République, en 2017, avait tenu des propos volontaristes en la matière et était à l'initiative de la démarche autour de l'intelligence artificielle. La question est de savoir si les actes sont en cohérence avec les discours.

Mme Agnès Buzyn. - Je me suis mal exprimée. En évoquant les données individuelles que beaucoup abandonnent, je cherchais à souligner à quel point cela me heurte. Dans la loi de bioéthique, je me suis battue pour interdire les tests génétiques alors que beaucoup au Parlement voulaient les libéraliser. Je suis extrêmement sensible à la sécurité des données individuelles des Français.

Concernant les données collectives, j'étais inquiète qu'on ne me propose pas d'alternatives. J'ai renvoyé le travail vers les services à de multiples reprises pour qu'on me garantisse l'absence d'autres solutions. Je ne me souviens plus de la durée exacte de ce processus, mais j'y étais particulièrement attentive. Finalement, on m'a affirmé qu'aucune autre solution n'était possible en termes de sécurité et de capacité. J'ai pris mes responsabilités en arbitrant en faveur de Microsoft, tout en étant extrêmement mal à l'aise, sachant que cette décision serait critiquée. Je ne peux pas garantir une absence totale d'influence dans l'administration, mais j'ai pris mes précautions. Une direction d'administration centrale a travaillé sur ce sujet avec plusieurs personnes et des concertations. On m'a affirmé qu'il n'existait pas d'autres solutions. J'ai choisi d'agir plutôt que de ne rien faire, tout en anticipant les difficultés. C'est pourquoi j'ai veillé à ce que la solution soit modifiable dès qu'une alternative se présenterait. Concernant la sécurité des solutions de Microsoft dans les hôpitaux, je ne peux me prononcer sur sa fragilité face aux tentatives d'hameçonnage.

M. Simon Uzenat, président. - Nous vous demandons de nous communiquer les documents, en particulier la note rédigée par votre cabinet à l'époque, ainsi que tout élément complémentaire pour éclairer vos propos. Nous comprenons que vous n'ayez pas tous les détails en mémoire après cinq ans, mais nous avons besoin de précisions sur les points soulevés aujourd'hui.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Cédric O, ancien secrétaire d'État chargé du numérique

(Mardi 10 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Notre commission d'enquête poursuit ses travaux relatifs au rôle de la commande publique dans la promotion de la souveraineté numérique et à la genèse d'une décision politique qui a été lourde de conséquences en la matière, celle qui a conduit à confier l'hébergement de la plateforme des données de santé (PDS) à Microsoft Azure, solution soumise au droit extraterritorial américain. Ce projet a été imaginé dans les années 2018-2019 dans le but de faire de la France un leader européen de l'exploitation des données de santé au profit de la recherche, alors que notre pays disposait d'un système de collecte parmi les plus avancés au monde, le système national des données de santé (SNDS), mais ne le valorisait pas suffisamment. Paradoxalement, dès l'origine, il semblerait que la solution d'un hébergement souverain pour ce nouvel outil, censé faire de la France un leader de la recherche en santé, ait été écartée au motif que les éditeurs français ou européens ne proposaient pas les fonctionnalités attendues. Nous en avons eu confirmation durant l'audition précédente de Mme Agnès Buzyn, ancienne ministre des solidarités et de la santé.

Nous recevons Monsieur Cédric O, ancien conseiller chargé de l'économie numérique au cabinet du Président de la République et du Premier ministre de mai 2017 à mars 2019, puis secrétaire d'État chargé du numérique du 31 mars 2019 à mai 2022 pour échanger avec lui à ce sujet.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je vous rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal, soit 75 000 euros d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite donc à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité, à lever la main droite et à dire « je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Cédric O prête serment.

Monsieur le Ministre, auprès du Président de la République puis au sein du Gouvernement, vous avez participé à la définition de la politique de souveraineté numérique du pays. Pouvez-vous nous éclairer sur la jeunesse de la PDS et les conditions dans lesquelles l'arbitrage relatif à son hébergement a été rendu ? Des organismes extérieurs comme des cabinets de conseil ont-ils pu avoir une influence sur ce processus ? Nous savons que Capgemini a accompagné la phase de préfiguration de la PDS.

Vous étiez par ailleurs membre du Gouvernement au moment de l'élaboration de la doctrine « cloud au centre », formalisée par une circulaire du Premier ministre du 5 juillet 2021. À quels enjeux répondait précisément cette circulaire ? Quatre ans plus tard, estimez-vous qu'il y a eu une prise de conscience suffisante dans la sphère publique sur les risques suscités par les législations extraterritoriales auxquelles sont soumises certaines entreprises non européennes ? Sur ce dernier point, nous voyons naître des partenariats entre des hyperscalers américains et des entreprises françaises, comme Bleu qui regroupe Orange, Capgemini et Microsoft, ou S3NS avec Thales et Google, afin de proposer des solutions hybrides à la fois souveraines et reposant sur des technologies américaines. Quel regard portez-vous sur leur viabilité ?

Plus généralement, quel rôle devrait, selon vous, jouer la commande publique pour promouvoir l'innovation dans le domaine numérique ?

M. Cédric O, ancien secrétaire d'État chargé du numérique. -Je vais traiter successivement les deux sujets que vous m'avez demandé d'aborder : la souveraineté numérique en général et le rôle de la commande publique, puis les conditions du choix du Health Data Hub (HDH) début 2019.

En matière de souveraineté numérique, soyons lucides : l'Europe et la France courent le risque de sortir de l'histoire et font face à une domination technologique américano-chinoise considérable. Cette domination se traduit par des investissements massifs. Elle s'exprime au quotidien. En effet, les États-Unis et la Chine ont décidé d'investir dans ce domaine des sommes bien plus importantes que l'Europe. Le décrochage date de la crise de 2008. En 2022, 300 milliards d'euros ont été investis dans les start-ups américaines, contre moins de 100 milliards d'euros en Europe et 15 milliards d'euros dans les start-ups françaises. Cela signifie qu'annuellement, les États-Unis investissent 200 milliards d'euros de plus dans leur domination technologique. Vous posez la question de savoir comment la commande publique peut favoriser l'émergence de champions européens. La commande publique de cloud de l'État central ne représente que 130 millions d'euros par an. C'est beaucoup d'argent, mais rien du tout au regard des enjeux : le chiffre d'affaires d'OVHcloud est d'un milliard d'euros, ce qui signifie que même si toute la commande publique lui bénéficiait, son chiffre d'affaires n'augmenterait que de 10 %. Celui d'Amazon Web Services (AWS), leader mondial du cloud, atteint 107 milliards d'euros par an, avec un niveau d'investissement équivalent. Avec l'avènement de l'intelligence artificielle, devenu un des premiers leviers de compétitivité et de souveraineté, le premier risque est donc de se retrouver face à une absence de fournisseurs français ou européens compétitifs dans certaines technologies.

Pour faire émerger des champions technologiques français et européens, trois leviers sont essentiels. Le premier concerne l'écosystème. En 2018, les levées de fonds des start-ups françaises représentaient 3 milliards d'euros. En 2022, elles étaient de 15 milliards d'euros. La construction d'un écosystème de financement en Europe est essentielle. Les Américains bénéficient de fonds de pension représentant des milliers de milliards d'euros, ce qui n'existe pas en Europe. Il faut réfléchir à l'orientation d'une part de l'épargne européenne en faveur des acteurs innovants. Quand j'étais ministre, nous avons passé beaucoup de temps sur ce sujet, ce qui me fut parfois reproché. Nous avons vu émerger dans de nombreux territoires des actifs technologiques et des entreprises qui font aujourd'hui partie de la souveraineté nationale française. Nous avions établi un plan, que j'ai annoncé chez OVH en mai 2021, de 2 milliards d'euros pour le cloud. Si on ne met pas d'argent, dans le contexte budgétaire actuel, dans nos start-ups, la commande publique ne constituera pas un levier de développement suffisant.

Le deuxième sujet est celui de la réglementation. Aujourd'hui, hormis dans des domaines très spécifiques comme la défense, les règles européennes des marchés publics ne permettent pas de favoriser des acteurs nativement français ou européens, ce que je regrette. La réglementation du cloud en matière de sécurité est fixée au niveau européen avec la norme EUCS. Nous menons depuis des années des négociations européennes pour inclure un critère d'insensibilité à l'extraterritorialité dans le plus haut niveau de sécurité de cette norme, mais nos partenaires allemands et néerlandais s'y opposent encore. Actuellement, l'État ne dispose pas de base juridique pour privilégier des fournisseurs français ou européens, hormis dans des cas très particuliers.

Un élément essentiel concerne les abus de position dominante. La domination américaine dans le cloud résulte d'une verticalisation des solutions, qui constitue de facto un tel abus. Les hyperscalers vendent simultanément l'hébergement, les applications et les traitements de données. Sur l'infrastructure pure, tout le monde sait faire des serveurs pour héberger des données. Le retard européen se situe au niveau des applications. Quand Google vend des services, ils sont adossés à son cloud. Microsoft domine le cloud auprès de l'État français et des grandes entreprises en raison de sa position avec Microsoft Office. Très peu d'alternatives existent aujourd'hui à Word ou Excel, et comme Microsoft vend ces logiciels groupés avec une solution de cloud, vous êtes forcés de l'utiliser.

Troisièmement, les achats publics ont un impact important, mais limité. Pour une PME de 20 personnes comme celle que j'ai créée, gérer la relation avec l'administration est extrêmement difficile. Les appels d'offres sont trop complexes, trop longs, incertains, voire illisibles. Le seuil de mise en concurrence à 40 000 euros est beaucoup trop bas pour les start-ups. La culture d'innovation est faible chez les acheteurs publics et privés. Un Small Business Act européen serait le bienvenu, mais il faudra parvenir à convaincre nos partenaires sur le sujet. L'initiative récente « Je choisis la French Tech » est excellente, car elle sensibilise les acheteurs publics et ceux des grands groupes.

S'agissant du HDH, j'ai occupé deux positions dans lesquelles j'ai eu à connaître de ce dossier. Observateur jusqu'au 31 mars 2019, en tant que conseiller du Président de la République et du Premier ministre, en charge de l'économie numérique et des participations publiques ; c'est à ce titre que j'ai été informé du choix de recourir à Microsoft Azure pour héberger la plateforme du HDH.Ministre ensuite, avec tutelle sur la direction interministérielle du numérique à compter de cette date et jusqu'au remaniement de juillet 2020. Après cette date, Amélie de Montchalin l'a récupérée, je ne suis plus en charge de la transformation numérique de l'État. Ayant décidé de quitter le service de l'État et de devenir entrepreneur, je n'ai plus accès aux documents dont je vais vous parler. Je vous prie d'excuser quelques éventuelles inexactitudes.

Le projet du HDH a émergé à la suite de la stratégie française pour l'intelligence artificielle de mars 2018, en réponse au rapport Villani, avec l'identification d'une opportunité extraordinaire dans le domaine de la santé. La France possède un atout majeur : deux des cinq plus grandes bases de données de santé au monde, le système national des données de santé (SNDS) et celle de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP). L'urgence était alors réelle, car l'intelligence artificielle évolue très rapidement depuis les percées de 2014 et 2017. Cette année-là la publication d'un article de recherche intitulé « Attention is all you need » a révolutionné ce domaine. Les choses vont extrêmement vite ensuite. ChatGPT, né en décembre 2022, vaut aujourd'hui 330 milliards d'euros. Dans le numérique, le premier arrivé prend tout le marché. Nous avons donc décidé, en 2019, d'avancer très rapidement, pour profiter du fait que nos bases de données étaient plus grandes que celles des américains. Le ministère de la Santé, via la direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DREES), a instruit le sujet et pris la décision en mars 2019, alors que je suis encore conseiller du Président de la République et du Premier ministre. La question du choix de l'hébergeur était une question parmi beaucoup d'autres, la principale étant les premiers projets qui allaient pouvoir être traités. Une note du cabinet de la ministre de la Santé recommandait Microsoft après consultation d'une vingtaine d'entreprises. Je me souviens avoir demandé si des hébergeurs français avaient été considérés, et la réponse mentionnait des raisons de cybersécurité et de performance qui favorisaient Microsoft. Je ne dispose plus de cette note, et vous invite à la demander au ministère de la Santé. Quoi qu'il en soit, un conseiller du Président de la République ne peut pas modifier une décision prise sur la base d'une étude objective de l'administration, quoi qu'il en pense, le délit de favoritisme trouvant alors à s'appliquer.

La décision faisait d'ailleurs sens : commencer rapidement avec quelques cohortes via Microsoft pour un à deux ans, en espérant que les solutions françaises rattraperaient leur retard, tout en conservant une réversibilité. Nous avons pris les dispositions techniques la permettant, pour éventuellement migrer vers un cloud français plus tard. Entre mars 2019 et juillet 2020, période où j'avais la tutelle de la Dinum, il fallait mettre en place la solution. Je rappelle que ce dossier relevait du ministère de la Santé et qu'à l'époque chaque ministère était responsable de sa politique numérique. Ce n'est que plus tard que la Dinum a obtenu un droit de veto sur les projets numériques des ministères. La Dinum avait alors considéré que l'analyse technique du ministère de la Santé était valable.

Le paysage du cloud français en 2019 n'avait rien à voir avec celui de 2025. En 2019, les débats étaient dominés par l'échec de CloudWatt et Numergy en 2015-2016, initiative gouvernementale pour faire émerger un cloud souverain avec SFR et Orange qui s'était soldée par une gabegie d'argent public faute de clients. Le sujet de l'extraterritorialité des lois américaines commençait à émerger, mais restait peu présent. D'ailleurs, le référentiel SecNumCloud, créé en 2016, ne comportait alors aucun élément d'immunité face à l'extraterritorialité. L'écosystème français du cloud était alors bien moins mature qu'aujourd'hui. Des entreprises comme OVHcloud, Scaleway, Outscale et Clever Cloud n'avaient pas le niveau qu'elles ont maintenant, tant en performance qu'en sécurité. Je rappelle que des problèmes ont été rencontrés chez certains opérateurs français, notamment des pertes de données et des incendies dans des data centers.

Le choix fait à l'époque - je suis d'autant plus à l'aise pour le défendre que je ne l'ai pas pris - était sensé et visait une solution pour un ou deux ans. C'est d'autant plus pertinent que le HDH a été très utilisé pendant la crise sanitaire pour la recherche. Nous n'aurions pas pu le faire si nous n'avions pas choisi Microsoft. Je reste persuadé que nous avons pris la bonne décision.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Votre belle histoire ne me convainc pas du tout. Hors Etats-Unis et hors Chine, point de salut ? Les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) ont démarré dans des garages, sans moyens, et la commande publique les a fait grandir. J'ai l'impression qu'on a fait en sorte que les entreprises françaises ne puissent pas concourir, alors que certains acteurs du secteur m'ont affirmé qu'il aurait suffi qu'ils soient sollicités pour qu'ils démontrent être capables de le faire.

Par ailleurs, vous êtes maintenant chez Mistral AI, une superbe licorne qui est un acteur clé de l'intelligence artificielle en Europe et qui a un partenariat avec Microsoft incluant l'infrastructure Azure. Comment Mistral AI équilibre-t-elle ses ambitions de leadership européen avec ce partenariat stratégique ? Quelles mesures protègent les données traitées via Azure contre les risques liés aux lois extraterritoriales américaines ?

M. Cédric O. - Je vous remercie de cette question. Je précise que je ne me suis pas occupé du choix de Microsoft pour le HDH quand j'étais conseiller du Président de la République.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Vous venez pourtant d'en parler et vous étiez conseiller. Vous avez été destinataire de notes. Vous auriez pu demander s'il existait une alternative française ou des acteurs français capables de le faire. Nous avons auditionné ces entreprises : elles affirment qu'avec une commande, elles auraient pu être prêtes. On leur a dit dès le départ qu'elles ne pouvaient pas concourir face aux Américains.

M. Cédric O. - Vous avez soulevé plusieurs questions. Peut-on vraiment accuser le gouvernement d'avoir mal servi les start-ups françaises entre 2017 et 2022 ? Vous êtes élu du Nord, proche de la French Tech Lille. Je vous invite à interroger directement les entreprises de la French Tech Lille ou de la région Bretagne Sud pour savoir si elles sont satisfaites de l'action gouvernementale. Notre action a permis aux entreprises françaises de devenir le premier écosystème en Europe et de faire émerger des champions, ce qui n'était pas le cas avant. Vous pouvez interroger Sam Dahmani, président de la French Tech Lille, à ce sujet.

Concernant Microsoft, Stéphanie Schaer, directrice de la Dinum, a indiqué dans son audition que 95 % des dépenses de cloud de l'État français vont à des fournisseurs français. Peut-on vraiment m'accuser de favoriser Microsoft dans ce contexte ? Pour certains cas particuliers, comme celui évoqué, nous avons fait des choix localisés et temporaires pour des raisons de rapidité, performance et sécurité.

M. Simon Uzenat, président. - Nous avons demandé des précisions sur ces chiffres lors de l'audition mentionnée. Les données fournies ne correspondaient pas à l'exhaustivité des dépenses de l'État en matière de cloud. Nous avons donc été invités à être extrêmement prudents, car beaucoup de chiffres et données n'ont pas été pris en compte.

M. Cédric O. -Concernant Microsoft, son investissement dans Mistral ne représente que 15 millions d'euros, soit environ 1,5 % de notre levée totale de 1,2 milliard d'euros. Microsoft ne fait pas partie des quinze premiers investisseurs dans l'entreprise. Lors de nos levées de fonds, c'est Mistral qui choisissait ses investisseurs et non l'inverse. Notre partenariat avec Microsoft est purement commercial, comme ceux que nous avons avec CMA CGM et BNP, qui sont des actionnaires bien plus importants dans Mistral. En tant qu'entreprise internationale, nous déployons nos modèles sur différents clouds : OVHcloud, Microsoft et Scaleway. Mistral reste un champion européen indépendant, créé par des entrepreneurs qui ont quitté de grandes entreprises américaines précisément pour développer une alternative européenne en intelligence artificielle.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Lors de débats sur l'AI Act européen, Mistral AI a plaidé pour un cadre réglementaire favorisant l'innovation. Comment votre entreprise interprète-t-elle les attentes européennes en matière de souveraineté technologique dans ses choix stratégiques, notamment en matière d'infrastructure ? Avez-vous envisagé des partenariats avec des acteurs européens comme OVHcloud ou Scaleway, certifiés SecNumCloud, pour renforcer l'indépendance technologique de Mistral ?

M. Cédric O. - Oui, nous avons des partenariats avec Scaleway, un partenariat important avec Outscale, filiale de Dassault Systèmes, et nous travaillons avec OVHcloud pour rendre nos modèles disponibles sur leur plateforme.

La question européenne en matière d'intelligence artificielle est cruciale, car il serait erroné de séparer cloud et intelligence artificielle. Si nous utilisons une intelligence artificielle américaine, nous utilisons nécessairement du cloud américain. Il est donc indispensable de développer des usages d'intelligence artificielle dans les entreprises européennes avec des fournisseurs européens, qu'il s'agisse de Mistral ou d'autres acteurs comme H ou Aleph Alpha en Allemagne. Je m'inquiète que la Commission européenne puisse subventionner des projets de data centers sur le sol européen, mais non détenus par des entreprises européennes. La Commission devrait privilégier, dans ses projets de gigafactory, le financement des entreprises européennes, au vu surtout des montants significatifs annoncés, de 500 millions à 2 milliards d'euros, qui sont hors de portée des États. L'Europe doit jouer son rôle dans les subventions et les commandes en intelligence artificielle et en cloud. Malheureusement, comme je l'ai exprimé à de nombreuses reprises, les réglementations européennes actuelles ne favorisent pas le développement d'une intelligence artificielle européenne ni son utilisation par les acteurs européens.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Concernant la protection des données, Mistral AI collabore avec Alan, qui a remporté des marchés importants comme celui du ministère de l'Économie et des Finances, couvrant plus de 130 000 agents soumis à des réglementations strictes comme le RGPD et la certification HDS. Comment vous assurez-vous que vos modèles d'intelligence artificielle, potentiellement déployés via Azure, respectent ces normes et protègent les données des citoyens ? Par ailleurs, les liens entre Alan et Mistral ont-ils facilité l'obtention des marchés face aux anciennes mutuelles importantes comme la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN) ?

M. Cédric O. - Concernant les liens avec Alan, certains cofondateurs de Mistral AI sont également cofondateurs d'Alan. Il n'existe pas aujourd'hui de lien technologique entre les deux entités, seulement des personnes qui se connaissent. Quant aux liens financiers, ils sont minimes : initialement environ 2 % pour les fondateurs, et après dilution, moins de 1,5 % aujourd'hui du capital de Mistral AI appartient à Alan. Alan utilise partiellement des modèles Mistral AI, mais recourt aussi à d'autres modèles en fonction de ses besoins, notamment pour la voix, ce que Mistral AI ne fait pas. J'ai toujours encouragé l'État à commander auprès des start-ups françaises, mais je ne peux critiquer des choix gouvernementaux faits en toute indépendance.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Pour quelle raison les ministères ont-ils privilégié Alan face aux anciennes mutuelles comme la MGEN ou d'autres mutuelles historiques pour les fonctionnaires ?

M. Cédric O. - Je n'en ai aucune idée.

M. Simon Uzenat, président. - Nous étions à Bruxelles le 12 mai dernier et avons rencontré la DG Grow et le cabinet du vice-président Stéphane Séjourné sur cet enjeu de l'affirmation d'une préférence européenne dans le cadre de la révision des directives sur les marchés publics, qui dépasse la seule question de souveraineté numérique. L'Europe doit cesser d'être à la traîne alors que les États-Unis mobilisent leur commande publique depuis des décennies. La réponse de la Dinum reçue aujourd'hui précise que les 145 millions d'euros ne constituent pas une dépense annuelle, mais le budget du marché interministériel d'informatique en nuage, piloté par l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) d'octobre 2020 au 31 mai 2025. Ce montant est relativisé par des lacunes dans les remontées de données et l'exclusion des solutions de software as a service (SaaS) et d'autres structures du périmètre.

Je suis interpellé par votre affirmation qu'il n'était pas possible de s'écarter de la recommandation formulée par l'administration dans sa note. En tant qu'élu régional, quand des services présentent des éléments contraires à une volonté politique, il s'agit d'approfondir le travail et d'interpeller les différents acteurs qui ont contribué à l'élaboration de cette note. Les représentants d'OVHcloud nous ont rapporté n'avoir eu qu'un contact téléphonique informel au moment du choix de Microsoft pour héberger le HDH, ce qui paraît léger face à la volonté affirmée par le Président de la République en 2017. Le chemin qui a mené à votre conclusion n'a peut-être pas exploré toutes les solutions possibles. Depuis 2019, nous constatons un manque de volonté politique, avec des ministres qui promettent la réversibilité en 2020, puis 2022, 2023, 2024, sans que cela soit réalisé. La question est de savoir si, avec une réelle volonté politique et les moyens nécessaires, nous n'aurions pas plutôt pu structurer cette filière au lieu d'attendre et de constater notre retard.

M. Cédric O. - Si la question se reposait aujourd'hui, la réaction collective serait probablement différente. Il faut replacer cette décision dans le contexte de 2019. À cette époque, la French Tech, OVHcloud et les relations franco-américaines étaient très différentes. Je ne prétends pas que personne ne s'est posé la question de l'extraterritorialité. Toutefois, même si j'avais voulu changer cette décision, je n'aurais pas pu le faire. Par exemple, pour l'application TousAntiCovid, qui contenait de très nombreuses données sensibles et a connu 50 millions de téléchargements, nous avons voulu passer par un acteur français qualifié SecNumCloud, Outscale, selon une procédure d'urgence. Des signalements pour favoritisme ont alors été adressés au parquet national financier ! Quand un responsable politique reçoit une note administrative avec un classement entre des prestataires, il peut poser des questions, mais s'en écarter est délicat. La politique d'État doit se juger à un niveau plus global : favorisons-nous les acteurs français dans l'ensemble des marchés publics ? Aujourd'hui encore, je pense que la recommandation sur l'hébergement du HDH faisait sens. J'ai un grand respect pour Octave Klaba, ce qu'il a bâti et OVHcloud, j'estime que la France a la chance de les avoir, mais sur ce point précis, je pense sincèrement que le choix fait en 2019 avait du sens, même si je n'en suis pas directement responsable.

M. Simon Uzenat, président. - Pour clarifier, la note dont nous parlons n'était pas un classement comme dans une commission d'appel d'offres. Il s'agissait d'une évaluation de l'environnement économique concluant qu'une seule solution répondait aux objectifs fixés. Notre critique porte sur ce point précis : les alternatives n'ont pas été suffisamment explorées. Il ne s'agit nullement de favoritisme. L'État a par ailleurs un rôle d'entraînement, de structuration des filières à jouer bien plus important que les collectivités locales.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Je reviens sur votre préambule, selon lequel on ne peut rien faire. Vous démontrez vous-même qu'avec l'intelligence artificielle, il est possible de rattraper la bataille même si nous avons manqué le virage du numérique. Dans le contexte géopolitique actuel, avec le second mandat Trump, des guerres ouvertes et souterraines, pensez-vous qu'il était judicieux de transmettre toutes nos données administratives, un trésor de guerre en matière de santé ou d'éducation à des entreprises soumises à des lois extraterritoriales ? N'y a-t-il pas nécessité d'inclure dans nos marchés publics une clause de souveraineté, a minima européenne ? Nos entreprises ne sont pas en demande de subventions, mais de commandes. Si nous leur fixons des objectifs clairs avec un délai, elles sont prêtes à s'engager, même avec des pénalités, pourvu que la commande soit confirmée.

M. Cédric O. - Je n'ai jamais voulu suggérer que tout était perdu. Au contraire, je crois tellement au combat pour la souveraineté que j'ai créé deux entreprises françaises dans l'intelligence artificielle plutôt que de rejoindre une grande entreprise américaine. Pour mener ce combat, il faut être lucide et faire des choix difficiles. Les Américains investissent dans leur domination mondiale l'argent que nous mettons dans notre modèle social. Nous entrons dans une ère de hard power qui imposera des choix entre investir dans notre domination technologique et nos entreprises de défense ou dans notre niveau de vie. Nous avons des entrepreneurs extraordinaires en France qui ont effectivement besoin de marchés, pas seulement de subventions. L'élection de Donald Trump a changé la donne. Je suis désormais convaincu qu'une part de préférence européenne dans les marchés publics est nécessaire, et même pour certains usages des grands groupes privés français. Le point central du combat se joue au niveau européen avec EUCS : si nous n'arrivons pas à y intégrer une immunité extraterritoriale, tous nos efforts seront vains.

M. Fabien Genet. - Vous estimez encore aujourd'hui que le choix de Microsoft à l'époque se justifiait. Pourriez-vous réexpliquer pourquoi en quelques mots ?

M. Cédric O. - À l'époque, nous avions pris une décision temporaire pour démarrer rapidement en mettant la plateforme à disposition. Microsoft offrait à ce moment davantage de sécurité et les chercheurs pouvaient plus rapidement faire tourner leurs algorithmes dessus. Je précise que nous n'avons jamais transféré l'intégralité du SNDS. Seules certaines cohortes sont mises dans le HDH, avec les données SNDS correspondantes. La base complète de l'Assurance maladie n'est pas disponible dans le HDH. Nous avons assuré la réversibilité pour ne pas être liés définitivement à Microsoft. L'objectif était de permettre à nos chercheurs d'avancer rapidement pendant deux ans, tout en laissant nos acteurs français se développer.

M. Fabien Genet. - De façon contractuelle, dans le cadre d'un contrat avec Microsoft pour l'hébergement de ces données, quelles sont leurs obligations en termes de protection ? En quoi le fait qu'il s'agisse d'une entreprise américaine présente-t-il un risque, et comment l'appréciez-vous ?

M. Cédric O. - Je ne connais pas exactement les conditions de passation du marché, cette partie ayant été gérée par le HDH. De mémoire, ils étaient les seuls labellisés hébergeurs de données de santé (HDS, offrant des garanties en termes de sécurité et de mise à disposition. Je n'ai pas géré personnellement la partie purement légale de cette mise à disposition.

M. Fabien Genet. - En tant que citoyen, quelle garantie m'est donnée de savoir que mon gouvernement organise cet hébergement par une entreprise étrangère ? Existe-t-il un risque que le gouvernement étranger correspondant à la nationalité de l'entreprise puisse accéder à ces données ?

M. Cédric O. - De facto, il existe toujours un risque, même avec une entreprise française. La domination américaine des technologies du cloud est telle, y compris chez certains hébergeurs français, qu'il n'est pas possible de fonctionner sans ces technologies. La seule manière de n'avoir aucun risque serait de tout héberger soi-même, sans recourir au cloud.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ce matin, nous avons posé une question à Anton Carniaux, directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft. Nous lui avons demandé s'il pouvait garantir sous serment que les données des citoyens français ne seraient jamais transmises à des autorités étrangères sans l'accord explicite des autorités françaises. Il a répondu qu'il ne pouvait pas le garantir, quel que soit le cryptage. Cela signifie que malgré toutes nos précautions, Microsoft peut être contraint de transmettre les données à l'insu des autorités françaises.

M. Cédric O. - Vous avez raison. Personne ne nie l'énorme domination américaine dans la technologie du cloud, ce qui nous rend tous dépendants, y compris une partie des fournisseurs français qui s'appuient sur des technologies américaines, notamment des machines virtuelles.

Ce problème est mondial ; même les États-Unis ne sont pas souverains sur toute leur architecture technologique. Par exemple, pour la 5G, il n'existe que trois fournisseurs de stations de base (Ericsson, Nokia et Samsung), aucun n'étant américain. Les communications téléphoniques américaines, y compris celles cryptées, transitent donc par du matériel non américain. Comme nous, ils n'ont pas attendu qu'un acteur national sache le faire pour déployer la 5G. Il y a même eu des rumeurs d'OPA hostile sur Ericsson pour remédier à cette faiblesse technologique !

Nous avons tout de même quelques avantages en Europe : la 5G avec Ericsson et Nokia, et ASML dans l'intelligence artificielle, qui imprime toutes les puces d'intelligence artificielle. Ce sont deux atouts majeurs dans les négociations avec les Américains. Le problème est l'énorme différence de moyens : OVH vaut 2 à 3 milliards d'euros quand Amazon en vaut 2000 milliards. Sur les nouvelles technologies comme l'intelligence artificielle, nous rattrapons notre retard, mais ils ont dix ans d'avance. Nous sauvegardons tous les données de nos téléphones sur des clouds chinois ou américains. Il s'agit d'un des plus gros problèmes de l'Europe aujourd'hui.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique

(Mardi 10 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Comme il est de tradition pour une commission d'enquête, nous venons clore nos travaux en recevant les membres du Gouvernement compétents dans les champs couverts par nos investigations.

Alors que nous avions débuté nos auditions par un examen du champ traditionnel de la commande publique, en recevant les représentants des collectivités territoriales, des experts, des juristes, il nous est rapidement apparu, à l'initiative notamment de notre rapporteur, qu'un champ particulier méritait tout notre intérêt : celui de la souveraineté numérique et du rôle que les acheteurs publics peuvent jouer pour la promouvoir.

Les constats en la matière sont clairs et partagés : une dépendance, subie ou entretenue, vis-à-vis d'opérateurs extraeuropéens soumis à des législations extraterritoriales et une mauvaise appréhension des risques associés à ces dernières, malgré une doctrine claire en la matière. Si une prise de conscience a eu lieu au plus haut niveau, comme l'illustre l'article 31 de la loi du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, dite loi « Sren », il reste encore à traduire ces orientations en actes, notamment en ce qui concerne la plateforme des données de santé (PDS).

Nous recevons donc Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique pour échanger avec elle sur ce sujet.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Clara Chappaz prête serment.

Madame la ministre, les travaux de notre commission d'enquête mettent en lumière les contradictions de la politique menée par l'État ces dernières années pour faire progresser la souveraineté numérique française et européenne.

D'un côté, une grande conscience du risque et un haut niveau d'expertise au sein de structures comme l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) ou la direction interministérielle du numérique (Dinum), que nous avons auditionnées. De l'autre, des acheteurs publics ministériels, hospitaliers ou dans les collectivités qui, faute d'incitations suffisantes ou parfois de compréhension du risque encouru, perpétuent des situations de dépendance vis-à-vis d'opérateurs qui ne peuvent garantir la sécurité des données qu'ils hébergent. Partagez-vous ce constat ? Comment envisagez-vous d'y remédier ?

Notre commission d'enquête s'est penchée sur la situation de la PDS, dont nous déplorons que l'hébergement soit assuré depuis sa création par Microsoft Azure, alors que cette occasion aurait permis d'encourager le développement et la structuration d'une offre française d'hébergement souverain, capable dès cette époque de rivaliser avec la concurrence internationale - même si Cédric O, que nous venons de recevoir, ne partage pas cet avis. Sa migration vers une solution qualifiée SecNumCloud est maintenant obligatoire en application de l'article 31 de la loi « Sren ». Quelles sont les perspectives en la matière et l'échéance de publication du décret d'application de cet article ? Quel regard portez-vous sur la maturité de la filière française du cloud de confiance pour remplir cette mission ?

De manière plus générale, les start-ups regrettent d'être défavorisées dans les procédures de la commande publique, qui seraient plutôt tournées vers les acteurs établis et les grandes entreprises. Quelles sont les initiatives que le Gouvernement a prises ou compte prendre pour y remédier ?

Enfin, le cadre juridique de la commande publique va évoluer prochainement, avec la révision des directives européennes engagée par la Commission européenne. Le 12 mai dernier, lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avons eu confirmation que l'agenda de la Commission prévoyait une proposition législative a priori pour la fin de l'année 2026. Dans ce cadre, le gouvernement compte-t-il défendre un renforcement des exigences en matière de souveraineté numérique et l'affirmation, que nous appelons de nos voeux, d'une préférence européenne sur ce sujet comme sur tous les autres relatifs à la commande publique ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée chargée de l'intelligence artificielle et du numérique. -Votre commission d'enquête s'empare d'un sujet crucial, en raison du poids économique considérable de la commande publique - 170 milliards d'euros par an - mais aussi parce que c'est un levier stratégique au service de nos grandes priorités économiques, sociales et technologiques.

À titre liminaire, il est utile de rappeler que la politique de la commande publique est pilotée par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique tandis que les achats de l'État relèvent plus particulièrement de ma collègue ministre chargée des comptes publics, Amélie de Montchalin. L'autorité sur la Dinum est quant à elle exercée conjointement par le Premier ministre et le ministre de la fonction publique et de la simplification.

Je partage avec vous une conviction forte qui, je crois, s'est reflétée dans les travaux que vous avez menés jusqu'ici. La manière dont nous achetons nos solutions numériques, dont nous gérons nos données, dont nous assurons notre cybersécurité et dont nous ouvrons nos marchés est déterminante en matière de souveraineté numérique. Mais cette politique peut aussi constituer un outil de soutien à nos acteurs innovants - notamment aux PME innovantes et aux start-ups. C'est pourquoi nous avons appelé, encore récemment à l'occasion du sommet pour l'action sur l'intelligence artificielle, en février dernier, à se saisir collectivement de l'outil de la commande publique, comme privée, au bénéfice de notre compétitivité.

Il est nécessaire de protéger nos données sensibles. Le numérique prend une place prépondérante dans de nombreux aspects de notre quotidien et de nos services publics : les administrations, les opérateurs de l'État, les collectivités ont été engagées à s'appuyer sur des infrastructures numériques pour gagner du temps, réduire les coûts pour les finances publiques et assurer des services plus fluides aux usagers, ces évolutions permettent de mieux répondre, et de manière plus efficace, aux attentes des Français. Cependant, les bénéfices attachés à un usage renforcé du numérique ne doivent pas nous exonérer d'une vigilance accrue aux nouveaux risques et dépendances qu'il fait émerger.

En matière de protection des données sensibles, le Gouvernement a établi une ligne claire en articulant la doctrine « cloud au centre » avec la nécessité de mieux protéger nos données sensibles.

D'une part, la doctrine « cloud au centre » oriente les services publics vers un usage accru du cloud pour moderniser et rationaliser nos infrastructures numériques ; d'autre part, cette évolution est encadrée par une exigence renforcée de sécurité, notamment pour les données sensibles, en s'appuyant sur des solutions qualifiées SecNumCloud, qualification délivrée par l'Anssi. Aussi, seuls les offres qualifiées SecNumCloud, ou les hébergements internalisés et clouds interministériels peuvent héberger des données sensibles de l'État, qui sont celles qui doivent mobiliser une attention particulière.

En effet, les données exploitées ne présentent pas toutes le même degré de sensibilité. Le niveau d'exigence requis pour leur gestion doit donc être adapté à l'aune de ce critère.

Avec mes collègues Amélie de Montchalin et Laurent Marcangeli, nous avons jugé nécessaire, en avril dernier, de rappeler aux administrations la doctrine en matière d'hébergement de données. L'objectif est de vérifier que le niveau de sécurité atteint est suffisant, en fonction du degré de sensibilité des données.

L'article 31 de loi « Sren » précise le champ des données présentant une sensibilité particulière et prévoit qu'elles doivent être protégées contre tout risque d'accès non autorisé par des acteurs étrangers. Les ministères doivent donc s'assurer que les hébergements et applications - en particulier les solutions collaboratives, bureautiques et de messageries ou encore les solutions d'intelligence artificielle - utilisées pour le traitement des données sont conformes à ces exigences de protection, notamment lorsque ces dernières présentent une sensibilité particulière.

C'est un pas supplémentaire pour éviter les achats par défaut, mal encadrés, ou non conformes aux exigences de cybersécurité, mais aussi pour orienter l'achat public vers des solutions maîtrisées, sécurisées et conformes à nos priorités de souveraineté. Il requerra un engagement accru de la Dinum pour opérer ce contrôle.

Plusieurs fournisseurs sont d'ores et déjà labellisés SecNumCloud : Cegedim, Cloud Temple, Index Éducation, détenu par Docaposte, Oodrive, Outscale, OVH, Whaller et Worldline. Les offres Bleu et S3NS, deux projets français de cloud de confiance en partenariat avec des hyperscalers américains, ont également enclenché le processus de labellisation SecNumCloud. Il s'agit pour le premier d'une co-entreprise entre Capgemini et Orange, en partenariat avec Microsoft, et pour le second d'une filiale de Thales, en partenariat avec Google.

Le deuxième point que je souhaite aborder concerne notre souveraineté technologique et la nécessité de regagner en autonomie.

Il n'est plus possible d'ignorer les dépendances critiques que nous avons développées dans plusieurs segments clés du numérique : services d'hébergement de données, systèmes d'exploitation, logiciels de gestion ou composants stratégiques. L'Europe dépend massivement de solutions technologiques extra-européennes : 83 % des dépenses numériques européennes - secteur public et secteur privé confondus - vont à des acteurs étrangers, pour un montant estimé à 264 milliards d'euros chaque année. Ce chiffre témoigne de la nécessité de mieux documenter nos dépendances actuelles. C'est dans cette optique que j'ai lancé la création d'un observatoire de la souveraineté numérique, en cours de préfiguration par le conseil général de l'économie (CGE). Cet outil doit nous permettre de mesurer précisément nos dépendances technologiques sur les chaînes de valeur, de cartographier les risques et d'évaluer les marges de manoeuvre. Son objectif est de tracer une trajectoire de réduction de nos dépendances à moyen terme, par secteur et par type d'infrastructure. Ce travail de transparence est indispensable pour éclairer les décisions publiques et privées.

Une fois nos vulnérabilités identifiées, nous devons soutenir l'offre nationale et européenne. La commande publique, comme privée, constitue un levier essentiel pour orienter nos choix et soutenir des solutions européennes ou nationales solides et crédibles.

Nous disposons déjà d'instruments sur lesquels nous pouvons nous appuyer. Dans le droit européen, il est possible de fixer des exigences en matière de localisation des données ; d'intégrer des critères environnementaux ambitieux ou encore d'imposer des normes de sécurité élevées, dès lors que ces exigences présentent un lien avec l'objet du marché et sont proportionnées à l'objectif poursuivi. C'est l'orientation que nous avons déjà adoptée avec l'exigence de certification SecNumCloud pour l'hébergement des données sensibles, ou encore à travers les stratégies d'achat ciblées que nous avons élaborées dans des secteurs prioritaires comme le matériel informatique reconditionné ou les bornes de recharge électrique.

Mais force est de reconnaître que nous devons aller plus loin. C'est pourquoi, au niveau européen, la France défend une position ambitieuse dans le cadre de la révision en cours des directives relatives à la commande publique.

Nous y portons plusieurs priorités structurantes : l'introduction d'une préférence européenne, en clarifiant la définition de l'origine des produits et services concernés ; le renforcement de la sécurité des approvisionnements, afin de consolider la résilience économique de nos chaînes de valeur ; enfin, la simplification du cadre juridique, pour faciliter l'accès de tous les acteurs économiques, notamment les plus innovants, aux marchés publics.

Il nous appartient de poursuivre, avec constance et détermination, le soutien au développement de nos filières stratégiques - un engagement de long terme, significativement renforcé depuis 2021 à travers le Plan d'investissement France 2030. Ce plan s'inscrit dans la continuité des stratégies nationales déployées sur plusieurs technologies critiques, telles que l'intelligence artificielle, la cybersécurité ou encore le cloud, avec pour objectif de favoriser l'émergence d'acteurs français compétitifs et pérennes.

À ce titre, un appel à projets dédié au cloud vise à accompagner le renforcement d'une offre souveraine de services sur le territoire national, en particulier dans les domaines du cloud de confiance et des services cloud au service de l'intelligence artificielle.

C'est également dans cette dynamique de structuration et de consolidation de nos filières que s'inscrit la signature du contrat stratégique de filière (CSF) pour la souveraineté numérique, conclu avec les ministres Philippe Baptiste et Marc Ferracci il y a quelques semaines. Cet engagement collectif incarne notre ambition partagée de bâtir une trajectoire résolument tournée vers l'indépendance technologique de notre pays.

Mon troisième point porte sur le défi majeur que représente l'accès à la commande publique pour nos start-ups et PME innovantes.

En 2024, seulement 2 % des dépenses d'achat de l'État sont consacrées aux start-ups. Bien que ce chiffre ait progressé de 0,6 point par rapport à 2023, il reste insuffisant. Plusieurs grandes entreprises du numérique à l'échelle mondiale ont pu se développer - dès leurs débuts, puis tout au long de leur croissance - grâce à un appui structurant de la commande publique dans leur pays. Ce soutien leur a permis de prendre rapidement une avance significative et de conquérir de nombreux marchés à l'international.

Comment expliquer ce faible accès des start-ups à la commande publique ? Aujourd'hui encore, malgré la dématérialisation des procédures, les dispositifs d'achat restent souvent inaccessibles aux petites structures, car la marche reste haute pour des entreprises dont les moyens sont par nature limités : ils sont complexes, longs, consommateurs en ressources humaines et favorisent de fait les grands groupes déjà bien établis. Pour y répondre, l'un des piliers du plan « Je choisis la French Tech » est la formation des entreprises innovantes à la commande publique.

Pourtant, les start-ups françaises sont prêtes. Mistral, spécialisée dans les modèles d'intelligence artificielle générative, incarne une ambition européenne de souveraineté technologique en développant des alternatives aux géants américains de l'IA. Je pense aussi à Jus Mundi, société experte en recherche juridique assistée par intelligence artificielle. Ces entreprises illustrent la capacité de notre écosystème technologique à proposer des solutions performantes et compétitives dans des domaines stratégiques comme la cybersécurité, l'intelligence artificielle, le cloud, l'analyse de données ou les logiciels métiers.

Nous devons donc faciliter l'accès à la commande publique pour ces entreprises.

Concrètement, cela passe par la mise en place d'un cadre réglementaire stable, simple et prévisible, notamment via plusieurs mesures du projet de loi de simplification de la vie économique, telles que le relèvement durable des seuils de passation simplifiée à 143 000 euros pour les achats innovants, contre 100 000 euros actuellement ; la possibilité de réserver jusqu'à 15 % des lots des marchés publics d'innovation aux jeunes entreprises innovantes (JEI). Je souhaite que ces mesures soient préservées dans la suite des débats sur ce texte, elles sont importantes pour notre écosystème.

L'accès à la commande publique passe aussi par le soutien accru aux expérimentations, comme les partenariats d'innovation façon Proqcima, porté par le ministère des armées, qui restent encore trop peu utilisés mais peuvent être de vrais leviers ; par le renforcement des dispositifs de sourcing et de formation, à l'image de l'initiative « Je choisis la French Tech », pour favoriser une meilleure compréhension mutuelle entre start-ups et acheteurs publics. Il ne s'agit pas de créer des marchés de niche réservés aux start-ups, mais bien d'intégrer l'innovation dans le fonctionnement quotidien de l'administration.

Enfin, je souhaite insister sur un principe fondamental : notre souveraineté numérique ne doit pas se traduire par une méfiance excessive ni par l'idée que nous devons systématiquement développer toutes nos solutions numériques en interne.

De nombreuses solutions conformes à nos exigences sont déjà disponibles sur le marché, et il faut en tirer pleinement parti. Lorsqu'une solution commerciale présente des performances, des coûts et une adaptabilité et maintenance équivalents, il est préférable de privilégier la contractualisation avec cette solution plutôt que de concevoir une solution interne à l'État, qui pourra s'avérer plus coûteuse et moins efficace à long terme. Notre priorité à la souveraineté doit en toute hypothèse être conciliée avec la nécessaire maîtrise de nos finances publiques.

M. Simon Uzenat, président. - Quand nous parlons de sujets de souveraineté, nous n'y associons pas uniquement les solutions développées par les services de l'État, mais bien l'ensemble de l'écosystème français et européen, des start-ups jusqu'aux plus grandes entreprises que nous avons auditionnées.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour cette présentation de votre feuille de route, elle est intéressante.

J'aimerais faire un commentaire d'ensemble sur nos travaux, et dire qu'il y a eu un « avant » et qu'il y aura un « après » notre commission d'enquête. Notre sentiment, c'est qu'au début de nos travaux, nous nous sommes bien fait « balader », chaque fois que nous abordions la question de la souveraineté numérique : chacun, de la ministre aux services, se renvoyait la responsabilité - et démontrait qu'en fait, il n'y avait pas de pilote dans l'avion. Nous avons entendu les entreprises. J'étais présent lorsque vous avez visité les locaux d'OVH à Roubaix et avez rencontré Octave Klaba. Il nous a dit comment l'hébergement des données de la plateforme du Health Data Hub (HDH) avait échappé à son entreprise - il nous a dit comment il l'avait appris entre deux portes, sans autre justification que ce ne serait pas pour son entreprise, que ça avait été fléché par Capgemini pour Microsoft.

Cela, c'était « l'avant ». Puis il y a eu le retour de Donald Trump, et l'administration a commencé à mesurer combien c'était dangereux de donner toutes nos données aux entreprises américaines, en termes de sécurité et aussi d'avantage économique. Nous avons eu confirmation - Microsoft nous l'a encore dit très clairement ce matin - que les sociétés américaines sont soumises à l'application des lois américaines extraterritoriales, et qu'elles ne sauraient donc s'opposer à une demande de l'État américain de leur transférer toute donnée en leur possession - ce qui signifie qu'en réalité, nous offrons des armes économiques aux Américains à travers tout contrat avec Microsoft.

On nous a dit, ensuite, que la France était en retard, mais que si on mettait un peu de moyens pour soutenir nos entreprises, la donne pourrait être changée - après tout, c'est ce qu'ont fait les Américains, et si on aime raconter que les start-ups américaines sont nées dans des garages, c'est bien la commande publique qui les a fait décoller.

Aussi, plusieurs questions se posent pour notre commission d'enquête. Dans le cadre de la commande publique, comment le Gouvernement s'assurera-t-il des choix technologiques, notamment pour les infrastructures critiques, privilégiant des exigences de souveraineté et d'indépendance stratégique ? La plateforme Place, qui centralise les marchés, est un outil clé pour la commande publique. Quels critères ont guidé le choix du prestataire CGI pour son développement et son exploitation ? Et comment ce choix s'inscrit-il dans une logique de souveraineté numérique ? Certains acteurs s'interrogent sur la capacité des prestataires étrangers à garantir la pleine souveraineté des données sur la plateforme Place. Quelles sont les garanties techniques et juridiques mises en place pour protéger les données sensibles transitant par cette plateforme ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - La certification SecNumCloud est une réponse aux législations extraterritoriales et assure la protection des données, c'est extrêmement important dans le contexte géopolitique que nous connaissons.

Sur les données du HDH, vous connaissez le déroulement des choses et la situation que nous avons trouvée ; depuis son entrée en fonctions, le Gouvernement a engagé une réflexion sur l'avenir de son hébergement. La loi « Sren » a créé une obligation pour lui de recourir à un prestataire de services de cloud présentant des garanties de souveraineté, c'est très clair. Dans la situation actuelle, il n'y a pas de copie complète des données de l'assurance maladie sur le HDH - ce n'est d'ailleurs pas satisfaisant, puisque cela limite l'utilisation que nous pourrions en faire. Pour l'instant, c'est seulement pour des projets spécifiques, et sous validation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), que certaines données de santé ont pu être transférées au HDH. Ces données doivent être à nouveau transférées sur un hébergement ultra sécurisé souverain, en l'application de la loi « Sren ». Nous travaillons sur ce dossier avec tous les acteurs concernés. Un appel d'offres vient d'être lancé par le ministère de la santé pour permettre l'hébergement des données sur un hébergement sécurisé, c'est ce qu'on appelle la solution intercalaire...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Dans quel délai sera-t-elle mise en place ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Elle pourrait débuter en 2026. Nous souhaitons aussi accompagner les fournisseurs de cloud français ayant obtenu la qualification SecNumCloud à répondre aux besoins d'hébergement et de calcul de la plateforme HDH et proposer une solution cible de confiance. Après cette période intercalaire, une fois que toutes les offres SecNumCloud seront disponibles, nous espérons poursuivre vers un hébergement souverain du HDH. Notre objectif est de veiller à la protection des données personnelles et des données de santé et de tirer tout le bénéfice de ce projet innovant qu'est la plateforme HDH.

La question de la souveraineté des données est cruciale. La doctrine est claire, mais il faut s'assurer qu'elle est comprise, connue et respectée. Dans le cadre du décret en préparation, la Dinum rencontre la Cnil cette semaine pour préciser les contours de la doctrine et garantir sa bonne application. Il faut commencer par comprendre nos vulnérabilités technologiques et cartographier nos achats pour mieux les piloter et mieux appréhender nos dépendances - le CGE et la direction des achats de l'État (DAE) y travaillent. La souveraineté numérique ne se limite pas à la sécurisation des données. Il faut mobiliser la commande publique pour diminuer nos vulnérabilités. Le projet de loi de simplification de la vie économique devrait aussi nous aider à mobiliser au maximum les outils à notre portée pour réduire nos vulnérabilités et travailler avec les acteurs de la technologie.

Notre priorité absolue est de porter la dynamique de préférence européenne dans le numérique, afin d'avoir plus de marge de manoeuvre pour réduire nos dépendances une fois que nous les avons comprises. C'est un travail qui nécessite du temps, mais je suis déterminée à avancer, car il s'agit à la fois de sécurisation des données, de souveraineté numérique et de politique industrielle. Lorsque les start-ups ont accès au marché, elles peuvent se déployer, vous l'avez rappelé avec l'exemple de la plateforme HDH.

Il est important de comprendre toutes les briques pour répondre précisément à la question de la souveraineté des données et des risques qu'il peut y avoir sur la plateforme Place. La décision de ne pas reconduire le contrat avec Atexo à son échéance, en 2024, a été prise au regard de la trajectoire définie par la DAE et l'Agence de l'information financière de l'État (AIFE), qui vise à renforcer la performance, la sécurité et la cohérence du système d'information de la commande publique. Cette décision tient compte de l'élargissement prévu de Place à de nouveaux acteurs publics, de l'intégration de services liés au programme de transformation numérique de la commande publique et des difficultés opérationnelles que certains acheteurs avaient pu rencontrer avec Atexo. Les écarts en matière de performance et d'efficacité dans l'exécution du marché avec Atexo ont conduit à sa non-reconduction.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - CGI est-elle une entreprise à capitaux étrangers ?

Mme Clara Chappaz, secrétaire d'État. - CGI est une entreprise canadienne, qui a une filiale française. Le contrat qui lui a été confié concerne la maintenance applicative, sans accès aux données. L'objectif est de répondre aux enjeux à court terme. CGI est déjà partenaire de nombreux services publics, étant le onzième fournisseur de l'État en 2023. L'entreprise s'appuie sur de l'open source et ne concerne pas les environnements qui traitent les données confidentielles. Les environnements de production qui reçoivent les réponses aux appels d'offres sont exploités par Open, une société française retenue via l'Ugap ; CGI n'a accès qu'à des environnements de test contenant des données fictives pour ses travaux de maintenance.

Je rappelle que le droit européen interdit de fonder un choix de prestataire sur le seul critère de la nationalité juridique d'une entreprise. La sécurité et la confidentialité des données sont encadrées par les clauses contractuelles.

Je partage vos préoccupations sur l'extraterritorialité des données et la capacité pour les acteurs étrangers de pouvoir accéder à nos données sensibles. Les risques en matière d'extraterritorialité du droit doivent être pris très au sérieux. Tout transfert de données en dehors des conventions de coopération est inacceptable ? La qualification SecNumCloud a été mise en place pour sécuriser nos données sensibles de l'État. Nous pouvons nous réjouir d'avoir des acteurs labellisés.

Je rappelle aussi que le RGPD interdit le transfert des données vers des pays tiers, sauf à respecter un certain nombre de conditions. TikTok a été condamné en première instance sur le fondement de cette législation européenne ; l'entreprise a fait appel, nous verrons ce que donnera le jugement. En tout état de cause, notre droit est très clair sur cette question du transfert des données.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Le récent contrat-cadre signé par le ministère de l'éducation nationale avec Microsoft, d'un montant potentiel de 74 à 152 millions d'euros, a suscité de nombreux débats. Comment ce choix a-t-il été justifié ? Quelles mesures sont-elles prévues pour réduire la dépendance aux solutions non européennes ?

Vous avez par ailleurs évoqué, lors de l'événement « L'État dans un nuage », organisé par la Dinum, l'importance d'utiliser la commande publique pour favoriser les solutions européennes, voire françaises. Comment allez-vous concilier un tel objectif avec des partenaires existants et les géants technologiques américains ? Concrètement, comment renforcer les acteurs français et européens ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Le contrat signé par l'Éducation nationale avec Microsoft vise à permettre à l'administration de ce ministère puisse continuer à utiliser les logiciels des solutions informatiques de cette entreprise, comme Windows, Word, Outlook - dont les ordinateurs des agents sont majoritairement équipés ; cet accord-cadre n'implique aucun minimum d'achat et permet au ministère de renouveler les licences d'utilisation à un tarif préférentiel. Tous les ministères disposent de ce type d'accord, mais celui de l'Éducation nationale est particulièrement important puisqu'il porte sur plusieurs millions de postes de travail et de serveurs ; ce marché vient d'être renouvelé pour quatre ans, élargi aux organismes de recherche et universités qui souhaitent réaliser des économies d'échelle.

Cet accord-cadre ne change pas la doctrine de l'État concernant le stockage des données. Les données à caractère sensible du ministère doivent être stockées sur des serveurs internes hébergés en France ; celles qui ne sont pas sensibles peuvent être hébergées sur des clouds commerciaux.

J'entends parfaitement que le fait de confier un contrat de cette importance à un acteur non-européen pose question, dans le cadre de la commande publique. Cependant, alors que le marché privé choisit à 83 % des solutions de cloud non européennes, l'État s'oriente pour 62 % vers des solutions françaises et européennes. Pour aller plus loin, il faut valoriser les 15 offres françaises qualifiées SecNumCloud. J'ai demandé de procéder à une évaluation technique de ces solutions, car on nous oppose souvent qu'elles ne seraient pas au niveau : il faut les analyser, voir ce qu'il en est, ce travail est en cours. Nous faisons monter nos acteurs en compétences avec l'appel à projet cloud, qui est important aussi pour accompagner ces acteurs et déployer des fonctionnalités sur l'intelligence artificielle, et c'est l'occasion de voir comment favoriser ces acteurs dans le cadre de la préférence européenne.

Je partage votre analyse : nous dépendons de solutions non européennes et de certaines entreprises en particulier, et, dans le même temps, tout un écosystème européen et français, qui se développerait s'il accédait mieux à des commandes publiques - c'est l'enjeu qui est le nôtre. C'est pourquoi je plaide, dans le projet de loi de simplification de la vie des entreprises, pour rehausser le seuil de 100 000 à 143 000 euros, ce qui constitue une différence importante pour les PME ; de même, nous réserverons 15 % de ces marchés à des acteurs de l'innovation, c'est le maximum qu'on peut faire dans le droit actuel.

Il y a aussi une dimension culturelle, c'est l'objet du programme « Je choisis la French Tech » de former les start-ups à comprendre le code de la commande publique. Nous avons lancé cette formation avec la mission French Tech - en nous appuyant sur Open Classroom, une start-up française -, cette formation est certifiante : quand une start-up l'a obtenue, elle peut se présenter devant les acheteurs publics, démontrant ainsi qu'elle a apprivoisé la question. Nous avançons aussi par de la mise en relation : nous avons organisé une trentaine d'événements avec différents ministères, pour rapprocher l'écosystème de l'innovation et les acheteurs publics. Vous l'aurez compris, je défends une vision ambitieuse de la commande publique, c'est un levier de souveraineté numérique au niveau européen.

Avec les acteurs américains, nous avons deux projets de partenariat, S3NS et Bleu. La souveraineté numérique ne consiste pas à fermer les portes, mais à être clairs sur nos demandes et nos exigences. C'est le sens de SecNumCloud, qui porte haut le niveau d'exigence - que nous portons aussi à l'échelle européenne, avec le projet de certification européenne pour les services de cloud (EUCS) qui permettra aussi à nos acteurs de développer des fonctionnalités de confiance et de les vendre dans toute l'Europe. Si des acteurs américains ou d'autres nationalités veulent développer des offres et investir, c'est une bonne chose, à condition de ne pas être dépendant. C'est la même logique que nous appliquons à l'intelligence artificielle, en travaillant avec des partenaires pour attirer des capitaux, notamment étrangers, au service de notre écosystème.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Ma dernière question est prospective. Des informations circulent sur une commande possible de 120 millions d'euros par la Dinum à de grands cabinets de conseil comme Capgemini et McKinsey pour accompagner la rédaction du cahier des charges en vue de développer des solutions souveraines. Pouvez-vous confirmer ou infirmer cette information et, le cas échéant, nous éclairer sur les objectifs de cette démarche ? Le recours à des cabinets de conseil internationaux pour des projets stratégiques pose des questions de cohérence avec les objectifs de souveraineté. Quels critères la Dinum applique-t-elle pour sélectionner ses partenaires, surtout dans le cahier des charges qui oriente souvent le choix des prestataires ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Je ne dispose pas d'éléments précis sur ce marché de conseil que la Dinum s'apprêterait à passer, je me renseigne et reviens vers vous quand je dispose des éléments, je vous répondrai par écrit.

M. Simon Uzenat, président. - Avant fin de la semaine, si possible.

M. Jean-Luc Ruelle. - La formation « Je choisis la French Tech » Académie entend avoir un rôle d'incubateur de start-ups : quel est son taux de réussite, combien de start-ups en sont sorties, et quelle est leur place dans la commande publique ? En particulier, combien de marchés de l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) ont été attribués à des start-ups depuis 2024 ? ?

Quels sont les retours concrets des acheteurs publics sur APProch ? Comment en mesurez-vous l'usage réel ?

Ensuite, quelles vous paraissent les obstacles les plus importants pour la participation des start-ups à la commande publique, et quelles mesures de simplification voulez-vous prendre pour lever ces obstacles ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Je n'aurai pas toutes les réponses, mais je m'efforcerai de les obtenir avant la fin de la semaine et de vous les fournir.

Le taux de transformation est un très bon indicateur, mais il est encore trop tôt pour l'établir, car nous avons lancé l'académie en février - il faut attendre au moins un an, nous suivons cela de très près et nous vous ferons passer les éléments ultérieurement.

Je ne sais pas vous répondre, sur l'Ugap, en nombre de contrats. Les start-ups représentent 2,4 % de la commande publique, leur part a augmenté de 0,6 point. Avec « Je choisis la French Tech », nous nous étions fixé comme objectif de doubler la part des start-ups dans l'achat public. Nous sommes sur une trajectoire de croissance et nous continuons à suivre les choses de très près pour tenir nos objectifs.

Quels obstacles à lever pour que les start-ups accèdent davantage à la commande publique ? Nous travaillons précisément sur ce sujet. Il y a une dimension culturelle indéniable, la formation « Je choisis la French Tech » a l'ambition de faciliter cet accès. Il y a aussi des éléments très concrets, comme les délais de passation des marchés, qui sont très longs par rapport à la vie des start-ups, les délais de paiement ou encore la lourdeur des procédures - l'objectif du projet de loi de simplification de la vie économique est précisément de les alléger. La simplification est une grande priorité de ce Gouvernement : cela vaut pour les start-ups, mais également pour toutes les petites et moyennes entreprises (PME).

M. Jean-Luc Ruelle. - Lorsqu'une start-up ou une PME obtient une commande publique, c'est souvent un aboutissement. Est-ce que vous suivez ou évaluez les résultats après 12 ou 24 mois, pour voir si l'entreprise se développe ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Cela fait partie des travaux en cours avec la DAE, nous voulons objectiver les choses, voir comment la commande publique participe du développement des start-ups et PME.

M. Michel Canévet. - La commande publique est un élément essentiel pour le développement d'acteurs économiques sur le territoire national. Le seuil pour les marchés publics va passer de 100 000 à 143 000 euros. Avez-vous d'autres mesures concrètes en préparation pour susciter un élan des acteurs français vers le numérique, l'intelligence artificielle et la cybersécurité ?

Avez-vous cherché à accompagner les acteurs européens afin qu'ils soient en mesure de répondre aux prescriptions nouvelles auxquelles de nombreux acteurs vont être astreints en application des directives du 14 décembre 2022, 2022/2557 sur la résilience des entités critiques (REC), 2022/2554 sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier (Dora), et 2022/2555 concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union (NIS2) ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - L'élévation du seuil à 143 000 euros et la part de 15 % des marchés aux acteurs de l'innovation sont des mesures très concrètes, que le Gouvernement soutient dans le projet de loi de simplification de la vie économique et qu'il espère voir perdurer - ce sera très utile pour l'accès des PME et des start-ups à la commande publique, ces mesures peuvent faire une vraie différence. Il y a également un volet réglementaire, par exemple sur les délais de paiement. Le ministère de l'économie examine ce qui pourrait être fait, pour faciliter la vie des PME.

Nous avons mobilisé les acteurs sur les questions de cybersécurité, les directives européennes que vous citez vont ouvrir les marchés, aussi bien le marché public que le marché privé. En effet, la grande majorité des 15 000 entités concernées par NIS 2 sont privées.

Les règles européennes ont évolué, nous nous mobilisons pleinement pour que ces changements bénéficient aux entreprises françaises, nous mobilisons l'ensemble de l'écosystème pour mettre en valeur ces opportunités et tire parti de la transposition de ces directives. En réalité, la barrière culturelle est souvent dans les deux sens : les acheteurs ne se tournent pas toujours facilement vers des solutions innovantes, mais les entreprises innovantes ne sont pas toujours à l'aise pour saisir les opportunités commerciales liées à des modifications législatives - d'où l'importance des mises en relation, qui ne manquent pas de se produire dans les événements que nous organisons. Nous avons également demandé une revue de l'Ugap pour nous assurer que tous les acteurs et les start-ups innovantes qui ont des solutions pertinentes dans la cybersécurité sont bien référencés.

M. Simon Uzenat, président. - Au cours de nos travaux, nous avons constaté que les discours étaient très volontaristes, mais que les actes ne suivent pas. Il est peut-être temps de remplacer le concept de « données sensibles » par une approche plus efficace et simple, consistant à dire que les données publiques sont par définition sensibles. On peut imaginer une gradation, mais il faut protéger les données, ce pétrole du 21e siècle.

Nous avons le sentiment qu'on essaie de réduire progressivement le périmètre des données dites sensibles, en continuant d'héberger ailleurs qu'en France des données prétendument non sensibles, sans s'assurer de les immuniser contre les législations extraterritoriales - alors que ces données sont sensibles, en réalité, quand on les analyse. C'est le cas, par exemple, de la plateforme des données de santé (PDS), qui était initialement hébergée à Amsterdam. On veut nous rassurer en nous disant qu'il n'y a pas de risque avec ces législations, mais les responsables de Microsoft nous ont assuré ce matin même que ce n'est pas le cas. Nous constatons que des ministres ont été obligés d'écrire à leurs administrations pour leur rappeler qu'elles doivent respecter la doctrine « cloud au centre » et la souveraineté numérique, ce qui paraît surréaliste. Les décrets de la loi « Sren » n'ont toujours pas été publiés. Que de temps perdu ! Le Gouvernement dit depuis 2020 que le nécessaire sera fait dans les meilleurs délais pour la migration des données de la PDS, mais quand on regarde les choses de près, on voit que cela fait plus de sept ans que cela dure, et que les mesures utiles ne sont toujours pas prises.

Nous avons pris connaissance d'une note du 24 octobre 2023, à l'initiative de la PDS, qui est adressée au comité relatif à l'intelligence artificielle. Je vous lis un extrait de ses recommandations : « Exiger du gouvernement une position constructive, claire et de long terme concernant les exigences de souveraineté. Il s'agirait, d'une part, d'assurer de manière réaliste et pragmatique l'autorisation de l'utilisation de solutions étrangères afin de ne pas mettre en péril notre capacité d'innovation. D'autre part, il est nécessaire : soit de réellement de mobiliser des moyens financiers compatibles avec la montée en compétence des acteurs du cloud souverain, soit de reconnaître que la souveraineté ne pourra pas être atteinte sur toute la chaîne de valeur et d'en tirer les conséquences. » Cette position a le mérite de la clarté, mais ces paragraphes nous interpellent. C'est bien en raison d'un défaut de volonté politique et de moyens mis sur la table que les objectifs fixés ne sont pas atteints. Le 19 mai dernier, Madame la ministre, vous avez déclaré, lors du Grand débat sur la souveraineté numérique, que « la souveraineté numérique, c'est avoir le choix. Cela doit bien sûr être un choix économique rationnel ». Je souscris à la première partie de ce propos, mais je regrette que la commande publique, depuis 2019, n'ait pas accompagné cette ambition. Alors, je vous le demande, les yeux dans les yeux : quelle est l'ambition du Gouvernement - quel est votre cap ? Quelle a été votre réaction à la lecture de cette note du 24 octobre 2023, et celle de vos prédécesseurs ? Nous lançons un appel pour que les actes soient cohérents avec les discours - c'est ce qu'attendent les opérateurs économiques, qui ne comprennent pas pourquoi la puissance publique pédale dans la semoule.

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - La volonté politique est forte, et c'est ce que démontre le courrier que nous avons envoyé aux administrations - il démontre notre volonté politique que la loi et la circulaire de la Première ministre soient pleinement respectées.

M. Simon Uzenat, président. - On peut y voir aussi le signe de ce que l'administration n'a pas intégré des dispositions pourtant claires - ce qui pose le sujet du pilotage de l'action publique en la matière...

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - La volonté politique est entière et je l'assume, même si elle diffère peut-être de celle de mes prédécesseurs. Le contexte a changé et cette évolution est une opportunité pour réaffirmer et renforcer la souveraineté numérique. Les conséquences et les risques sont désormais très réels et plus visibles. J'ai interrogé l'administration sur les données sensibles publiques. Avec le SecNumCloud, nous sommes allés au maximum de ce qu'autorisent les règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) - j'ai regardé de près si nous pouvions aller plus loin.

Mon premier combat consiste à assurer que nous respections ce que nous avons écrit. Ensuite, il faut regarder ce qu'il en est de certains dossiers, nous le faisons pour la plateforme du HDH, en lançant l'appel à projets pour une solution intercalaire. Les décrets de la loi « Sren » sont une priorité, une réunion est prévue cette semaine pour accélérer les choses.

M. Simon Uzenat, président. - Dans quel délai seront-ils adoptés ?

Mme Clara Chappaz, ministre déléguée. - Le plus vite possible, une fois que nous aurons tenu toutes les réunions nécessaires. Nous reviendrons vers vous avec plus de précision et les autres réponses.

Cette audition a fait l'objet d'une captation vidéo disponible en ligne sur le site du Sénat.

Audition de M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique

(Mercredi 11 juin 2025)

M. Simon Uzenat, président. - Depuis le mois de mars, au cours de nos travaux qui se sont déroulés dans un calendrier particulièrement resserré, nous avons reçu toutes les parties prenantes de l'univers de la commande publique, dans leur très grande diversité : élus locaux et leurs représentants, services de l'État, experts, juristes, économistes, acheteurs publics, acteurs économiques ou encore représentants du secteur hospitalier.

Nous en sortons avec la conviction renforcée que la commande publique constitue un puissant levier de transformation de l'économie française, en raison de son poids économique qui se situe dans une fourchette très large, comprise entre 170 et 300 milliards d'euros par an, selon les estimations, et de ce fait une politique publique à part entière. Accompagnement social, transition écologique ou encore souveraineté industrielle numérique sont des objectifs que la politique d'achat d'une personne publique doit aujourd'hui contribuer à atteindre. Ces objectifs font consensus.

Un ministère est la tour de contrôle de l'État dans ce domaine, même si cette politique a par nature un côté profondément interministériel : celui chargé de l'économie et des finances. Sa direction des affaires juridiques (DAJ) est la gardienne de la réglementation en la matière, tandis que sa direction des achats de l'État (DAE) pilote la politique d'achat de l'État et donne les impulsions en direction de ses opérateurs. Nous avons reçu les représentants de ces deux directions.

C'est donc en toute logique que nous recevons le titulaire de ce portefeuille, M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, pour conclure nos travaux et échanger avec lui à ce sujet.

Je vous informe que cette audition sera diffusée en direct sur le site du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu publié. Je rappelle également qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête sera passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal, soit 75 000 € d'amende et jusqu'à cinq ans d'emprisonnement, voire sept ans en fonction des circonstances. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Veuillez lever la main droite et dire « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Lombard prête serment.

Monsieur le ministre, la commande publique est à la veille de profonds bouleversements : son cadre juridique, fixé au niveau européen, va être révisé dans les prochains mois. À cette occasion, plusieurs visions s'affrontent à Bruxelles, certains États membres réduisant la commande publique à un acte purement économique. Quelles vont être les priorités françaises dans ce cadre, alors que la Commission européenne doit faire une proposition législative d'ici à la fin de l'année 2026 ? Comptez-vous bien promouvoir une forme de préférence européenne ainsi qu'un mécanisme de soutien aux PME, une forme de Small Business Act ?

Parmi les nombreux blocages ou rigidités, réels ou ressentis, qui restent vivaces auprès des opérateurs économiques quand on les interroge sur la commande publique figure celui des seuils. Des mesures de relèvement ont été adoptées à l'Assemblée nationale dans le cadre de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique. Quelle est la position du Gouvernement à ce sujet ?

En matière de commande publique responsable, l'État se doit d'être exemplaire. Nous en avons l'absolue conviction. Ce devrait être le cas pour atteindre les objectifs fixés par la loi « Climat et résilience » s'agissant des considérations sociales et environnementales dans les marchés publics. Toutefois, l'État est en retard dans un domaine important : l'adoption d'un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (Spaser), pourtant obligatoire pour tous les acheteurs réalisant 50 millions d'euros hors taxes d'achats par an. Où en est ce processus, dont l'aboutissement est annoncé depuis plus d'un an ? Nous avons eu confirmation que ce serait pour bientôt, mais qu'en est-il ? Il y a d'autres retards, qu'il s'agisse du respect de la loi Egalim ou de la souveraineté numérique. Sur ce dernier point, nous avons constaté un décalage entre les discours et les actes, encore hier en auditionnant votre collègue Clara Chappaz.

Enfin, le pilotage par la donnée constitue un enjeu majeur d'amélioration de la performance des achats et de transparence à l'égard des acteurs économiques et de nos concitoyens. Aujourd'hui, les données de l'Observatoire économique de la commande publique (OECP) demeurent lacunaires et ne permettent pas d'obtenir une image claire du poids économique de la commande publique en France. Nous en avons eu la démonstration avec les chiffres de l'investissement dans le numérique, qui varient très fortement selon les annonces, de 145 millions à 4,8 milliards d'euros, démontrant qu'il reste beaucoup à faire pour parvenir à une vision claire. Comptez-vous améliorer l'ouverture des données de l'État dans ce domaine, sur le modèle des initiatives prises par des collectivités territoriales comme la région Bretagne, la première à s'être dotée d'un observatoire des données de l'achat public ? C'est une question de transparence et d'efficacité, afin de faciliter l'accès à la commande publique.

M. Éric Lombard, ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. - Je suis heureux de participer à vos travaux qui vont apporter de la lumière sur un sujet complexe et stratégique.

Quelques chiffres : les marchés publics représentent 170 milliards d'euros, cela témoigne de l'importance du sujet, de son impact économique sur la performance de l'action publique et sur notre tissu économique. L'État n'en représente qu'une partie : en 2024, 25 milliards d'euros hors défense et 50 milliards d'euros avec les établissements publics, car la commande publique comprend également les collectivités locales pour 73 milliards d'euros et les entreprises publiques et les opérateurs de réseau, pour 46 milliards d'euros.

L'État est donc un acheteur important et il tient aussi un rôle de réglementation. Il vise à acheter de manière performante au meilleur coût, mais aussi à contribuer par ses achats à différents objectifs de politique économique, ou encore à contribuer à la transition écologique au travers d'un effort d'achat responsable qui, sans nul doute, doit être accru.

Le droit qui régit la commande publique repose sur trois principes fondamentaux qui nous obligent tant au plan national qu'européen. D'abord, la justification des besoins : toute dépense publique doit répondre à un besoin clairement identifié, ceci pour éviter les achats superflus et garantir une utilisation optimale des ressources publiques. La mise en concurrence, ensuite, est centrale, elle est essentielle pour garantir l'efficacité économique et la transparence en confrontant les meilleures offres. Les acheteurs publics s'assurent d'obtenir la meilleure qualité au meilleur prix. Enfin, l'ouverture des marchés : les marchés publics sont accessibles à tous les opérateurs économiques, qu'ils soient nationaux, européens, ou étrangers extra-européens.

Ces trois principes concourent au bon usage des deniers publics. La nécessaire maîtrise des coûts protège les contribuables. Le ministre des finances, chargé aussi des comptes publics, ne peut qu'y être attaché, surtout en cette période où nous sommes encore plus attentifs que d'habitude à la dépense publique.

Les évolutions récentes de notre droit de la commande publique ont introduit, à juste raison, les enjeux de transition écologique, en particulier l'obligation de généraliser des considérations environnementales à l'horizon 2026. Nous y sommes presque dans tous les marchés pour tous les acteurs publics.

Cette réglementation n'empêche pas la prédominance des fournisseurs établis en France. La question de l'achat français est légitime. Dans le cadre du droit de l'Union européenne, il n'est pas possible de discriminer en fonction de la nationalité des entreprises pour l'attribution des marchés publics. Cela étant, plus de 97 % des fournisseurs de l'État sont des entreprises établies en France, s'agissant aussi bien du nombre de marchés que de la valeur des achats, et cela fait au moins 10 ans que nous ne sommes pas descendus au-dessous de cette proportion. Le secteur français du bâtiment et travaux publics (BTP) est largement bénéficiaire des marchés publics, preuve que nos entreprises savent être compétitives sur leur territoire en respectant les règles européennes. La réalité est forcément plus nuancée pour les fournitures, ces marchés s'inscrivant dans les chaînes de valeur internationales qui limitent parfois la possibilité de choisir des produits français. C'est aussi tout l'enjeu d'une politique résolument tournée vers le soutien aux filières, qui est celle de mon ministère, dont le portefeuille inclut l'industrie et les petites et moyennes entreprises (PME) ; depuis 2023, nous cherchons à améliorer la compétitivité des biens et services produits en France et au sein de l'Union européenne.

Il s'agit donc d'identifier les leviers indirects, comme les considérations environnementales. Des stratégies d'achat de l'État ont été définies en 2024 dans cinq secteurs prioritaires pour les achats de panneaux photovoltaïques, de pompes à chaleur, de véhicules électriques et hybrides rechargeables, de matériel informatique reconditionné et de bornes de recharge électrique.

Le droit national de la commande publique peut et doit évoluer, c'est l'un des objets du projet de loi de simplification de la vie économique, actuellement en débat à l'Assemblée nationale. Le Gouvernement avance en étant à l'écoute du Parlement. Nous avons ainsi renoncé à poursuivre l'unification du contentieux de la commande publique, tenant compte des inquiétudes exprimées par les professionnels et les collectivités. Ce texte prévoit également une extension de la plateforme Place à l'ensemble des établissements publics de l'État, des établissements publics de santé et des organismes de sécurité sociale, ce qui facilitera l'accès aux marchés publics, notamment pour les PME. Nous prenons acte de ce que l'Assemblée nationale n'a pas souhaité son extension aux collectivités locales : il reviendra à la commission mixte paritaire (CMP) de trouver le bon équilibre sur ce point. Nous saluons enfin la pérennisation du seuil des marchés négociés de 100 000 euros pour les marchés de travaux, un seuil qui permet à la fois de simplifier les procédures administratives et qui maintient la transparence.

En revanche, certaines mesures ajoutées par l'Assemblée nationale pour favoriser explicitement les entreprises locales dans l'achat public sont contraires au droit européen. Leur maintien créerait un risque juridique important d'annulation des procédures qui seraient suivies sur leur fondement. Je lance un appel au Parlement pour qu'il revienne sur ces mesures lors de la CMP. Nous prendrions un grand risque constitutionnel, par exemple, en supprimant toute procédure de mise en concurrence et de publicité préalable pour 45 % des marchés de fournitures et de services contre 15 % à ce jour. Nous devons conserver un équilibre entre la nécessaire simplification et la préservation, même sous une forme souple, des exigences de transparence et d'égal accès à la commande publique, qui sont des garanties essentielles de bon usage des deniers publics.

Sur le plan européen, la révision des directives relatives à la commande publique offre une opportunité majeure, la France y porte quatre priorités. D'abord, l'institution d'une préférence européenne, pour favoriser les produits fabriqués sur le territoire européen par rapport aux produits revendus par un importateur. C'est ce que nous appelons, dans les réunions européennes, le « Buy European Act ». Deuxième priorité, nous devons garantir la sécurité et la résilience de nos économies, ce qui passe par la sécurité des approvisionnements - on voit bien l'importance particulière que prend ce sujet depuis quelques mois. Troisième priorité, nous voulons promouvoir la commande publique durable par la prise en compte de considérations de développement durable contraignantes, c'est l'impératif de transformation énergétique et écologique. Enfin, quatrième priorité, nous voulons simplifier, quand c'est possible, le cadre de la commande publique, pour soutenir la vie économique.

Sur la préférence européenne, il faudra travailler à la délicate définition de l'origine européenne des produits et services concernés, ce qui pose des questions redoutables, mais il est possible d'avancer. Il faudra aussi concilier ces évolutions avec les engagements internationaux qui nous lient avec des États à qui nous avons ouvert nos marchés publics respectifs - je pense aux États-Unis, au Canada, au Japon, à la Corée, à Singapour, même si cela doit se faire sans naïveté, car il ne m'échappe pas que ces pays ne respectent pas tous leurs engagements.

Enfin, je voudrais aborder la question de l'achat public et des exigences de souveraineté, vous en avez parlé hier avec Clara Chappaz, qui m'a rendu compte de son audition devant vous. La compétitivité et la qualité des offres doivent rester des critères essentiels et nous ne pouvons pas vouloir attirer les investissements des entreprises en France tout en les stigmatisant - il faut en particulier éviter de jeter l'anathème sur telle ou telle entreprise. En revanche, nous devons nous montrer vigilants sur l'hébergement des données, en particulier les données les plus sensibles. C'est pourquoi le Gouvernement s'est doté d'une doctrine dite « cloud au centre ». Pour héberger leurs données sensibles, les ministères doivent utiliser les solutions de cloud interministérielles, comme celle dont dispose le ministère de l'économie et des finances, ou des offres commerciales, mais alors seulement celles qui sont qualifiées SecNumCloud, une qualification que l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) ne délivre qu'après une analyse approfondie. Je remercie d'ailleurs ses agents, qui font un travail remarquable.

Ces règles ont été récemment rappelées aux membres du Gouvernement par Laurent Marcangeli et Amélie de Montchalin, ainsi que Clara Chappaz, tant elles sont importantes dans la période actuelle. Nous pouvons cependant aller plus loin. Avec Amélie de Montchalin, nous avons demandé la réalisation d'une cartographie des risques de souveraineté sur l'ensemble des achats de l'État. C'est en s'appuyant sur ces travaux que nous pourrons travailler aux mesures de remédiation de ces risques. Avec Marc Ferracci, nous avons réuni vendredi dernier les directeurs d'administration centrale de Bercy et leur avons parlé de ce sujet. La commande publique est incontestablement un levier important pour notre économie, elle doit viser à protéger les deniers publics et à soutenir la compétitivité de nos entreprises. Dans cet état d'esprit, je suis ravi de poursuivre ce dialogue et de répondre à vos questions.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Merci pour votre propos sur la fabrication des produits en Europe, c'est déterminant. Votre ministère étant garant de la souveraineté numérique, quelles sont vos réactions quand l'Éducation nationale, la plateforme Health Data Hub (HDH) ou l'École polytechnique recourent à Microsoft pour héberger leurs données, alors que cette entreprise reste soumise à la législation extraterritoriale américaine, y compris en Europe ? Envisagez-vous le rapatriement des données dans des clouds souverains, français de préférence ? Quelle est votre stratégie pour rapatrier ces données, dès lors que les contrats passés avec Microsoft sont renouvelables tous les deux ans ?

M. Éric Lombard, ministre. - Sur la question des données, il me semble que la première étape est de déterminer quelles données nécessitent une attention telle qu'elles ne peuvent être hébergées que par un cloud souverain, et quelles données n'ont pas de caractère stratégique avéré, mais dont l'exploitation ne saurait cependant pas être laissée à d'autres pays. Ce travail doit être fait avec beaucoup de précision, car il est tout à fait décisif. Il faut examiner aussi la capacité en volume des opérateurs souverains pour héberger ce qui relève de la souveraineté. Il faut également considérer l'avance dont disposent certains opérateurs non français sur des techniques de gestion dans les différents éléments du cloud, que ce soit sur l'hébergement ou le développement d'applications.

Ce travail étant fait, il me semble impératif que tout ce qui relève de la souveraineté soit hébergé sur du cloud souverain et que ce qui ne l'est pas soit effectivement rapatrié. Cependant, une entreprise comme Microsoft projette d'installer en Europe des entités protégées qui bénéficieraient de la qualification SecNumCloud. Si c'est le cas, je fais confiance dans les institutions que nous avons établies et je considère que c'est une option ouverte, même si je pense que le cloud souverain développé par certains acteurs, par construction, est sans doute encore plus protégé.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il y a bien sûr une hiérarchie dans la sensibilité des données, selon qu'elles sont plus ou moins stratégiques, mais à l'ère de l'intelligence artificielle, qui se nourrit de données, en réalité toute donnée devient stratégique, même quand elle ne le paraît pas à l'échelle individuelle. Voyez ce qui se passe avec les données de santé : à l'échelle individuelle, elles paraîtront anodines, mais quand vous vous placez à l'échelle collective, une base de données de santé est stratégique, en particulier sur le plan économique. Ensuite, les spécialistes de la sécurité nous ont tous dit que des entreprises comme Microsoft ne présentaient en réalité aucune garantie, malgré leurs déclarations ; j'ai demandé au directeur des affaires publiques et juridiques de Microsoft France s'il pouvait déclarer sous serment que des données stratégiques ne seraient pas sorties de France sans en informer une autorité française : il m'a répondu qu'il ne pouvait pas le garantir. C'était sa réponse, elle est publique.

M. Éric Lombard, ministre. - Je partage votre avis : les données de santé d'un pays constituent un élément qu'il serait dangereux de partager avec un autre pays, même ami et allié. Et nous savons que les lois américaines, par exemple, permettent au gouvernement américain d'obliger les entreprises américaines à leur communiquer toute donnée. Cependant, les filiales qui sont établies avec d'autres partenaires européens en France, dès lors qu'elles sont qualifiées SecNumCloud, offrent la garantie de cette norme, liée à leur structure juridique et technique.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - L'entreprise Alan va gérer les données de santé de 300 000 fonctionnaires et ayants droit. Celles-ci seront hébergées par AWS, entreprise de droit américain, donc soumise à ces lois extraterritoriales. Pourquoi l'appel d'offres de ce contrat récent n'a-t-il pas exigé la certification SecNumCloud, recommandée par l'Anssi ? Quelle garantie contractuelle l'entreprise Alan a-t-elle donnée contre les réquisitions étrangères ?

M. Éric Lombard, ministre. - N'ayant pas avec moi le détail de ce contrat, en particulier ce qu'il prévoit en matière d'hébergement, je tâcherai de vous répondre d'ici à la fin de l'audition, ou par la suite.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Selon des informations syndicales, le contrat d'Alan avec le ministère de la transition écologique coûterait 6,6 millions d'euros de plus par an que l'offre concurrente faite par le groupe MGEN, il en irait de même avec le volet santé de l'assurance des quelque 130 000 fonctionnaires de Bercy. Pourquoi préférer une start-up qui perd de l'argent - Alan a perdu 54 millions d'euros l'an dernier -, à un groupe stable comme la MGEN, qui est soutenue par la Matmut ? Quelles garanties ont été demandées et obtenues ?

Pourquoi ne pas recourir plutôt à des solutions open source et à des opérateurs qui nous assurent une souveraineté ? Nous faisons trop facilement comme s'il n'y avait pas d'autres opérateurs qu'américains, alors que nous avons en France des gens compétents, avec des solutions en open source qui présentent toutes les garanties. Nous avons rencontré ces entrepreneurs, ils maîtrisent l'hébergement des données, ils nous ont dit qu'ils ne voulaient pas de l'aide, des subventions, mais des contrats ! Pourquoi la commande publique ne les soutient-elle pas ? C'est pourtant ce qui a réussi aux start-ups américaines, qui ont grandi grâce à la commande publique. Nous avons raté le virage numérique, est-ce qu'on va aussi rater celui de l'intelligence artificielle ? Est-ce qu'on ne peut pas rattraper notre retard, en s'appuyant sur la commande publique, et même passer devant bien de nos concurrents ?

M. Éric Lombard, ministre. - À l'évidence, le ministre et son cabinet n'ont pas influencé l'examen de l'appel d'offres que vous citez, qui a été passé par les équipes compétentes de Bercy dans le respect des règles de la commande publique dont nous discutons. Je n'ai pas eu à prendre de décision sur ce contrat, ce qui est tout à fait normal, car ce n'est pas mon rôle.

Alan, ensuite, est une start-up française, et comme beaucoup de start-up, son développement rapide lui permet de prendre des parts de marché. Comme beaucoup de start-ups également, Alan remporte des marchés alors qu'elle est déficitaire, car elle se finance par des fonds propres apportés par des investisseurs qui lui font confiance - ceci jusqu'au moment où la taille permettra d'atteindre l'équilibre économique. C'est sur ce modèle qu'Amazon, par exemple, a attendu plus de 10 ans son premier résultat positif, puis on a vu ce qu'il en a été. Cette situation de déficit ne me semble pas dirimante, et je suis sûr que la solidité financière de la compagnie a été examinée.

L'open source est utilisé couramment par beaucoup d'acteurs de la commande publique, ce n'est pas contraire à la sécurité des données - mais je reviendrai vers vous sur le sujet de ce contrat précis, une fois que j'aurai obtenu les informations idoines.

M. Michel Canévet. - Vous venez d'évoquer un seuil de 100 000 euros pour la commande publique, j'avais compris qu'il devait être porté à 143 000 euros, nous le confirmez-vous ?

Vous dites qu'il est difficile d'identifier la part française de la commande publique, d'évaluer précisément ce qui est produit sur notre territoire. Ne ferait-on pas mieux avec un label « France », pour identifier l'origine nationale des produits ? Beaucoup de consommateurs attendent un tel outil pour identifier l'origine de leurs achats.

Troisième question : les consignes données aux ministères en matière de souveraineté numérique dans la commande publique valent-elles aussi pour les opérateurs de l'État ?

Quatrième question : quelles sont vos lignes d'action en matière d'intelligence artificielle, aussi bien pour soutenir les solutions françaises et européennes, dans la mesure où la commande publique a un effet d'entraînement extrêmement important, que pour préserver notre souveraineté numérique ?

Enfin, quelles sont vos priorités en matière de simplification ? Beaucoup d'acteurs économiques sont rebutés par l'ampleur des documents à fournir dans le cadre des marchés publics, par des cahiers des charges parfois très volumineux qu'il leur faut respecter, ce qui décourage bien des entreprises : qu'en pensez-vous ?

M. Éric Lombard, ministre. - Avant de répondre à vos questions, je vous communique cette information, vérifiée par mon équipe : le président de Microsoft a déclaré n'avoir aucune offre répondant à la qualification SecNumCloud ; par conséquent, cette entreprise ne peut pas être retenue pour héberger des données souveraines.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est pourtant à Microsoft qu'on a confié les données de la plateforme HDH, de l'enseignement supérieur dont l'École polytechnique. Cela pose des questions. Il y a certainement un virage à prendre.

M. Éric Lombard, ministre. - C'est bien pour cela que nous sommes très mobilisés sur cette question. Encore une fois, il faut regarder de très près de quelles données on parle, bien identifier celles qui ne doivent en aucune façon circuler sur un cloud ouvert ; lorsque j'étais à la tête de la Caisse des dépôts, ce choix remontait au comité exécutif et les décisions étaient prises en ma présence. Vous avez raison, une information prise isolément peut apparaître anodine, alors qu'agrégée à d'autres données, elle est très importante. C'est le cas des données de santé : à l'échelle individuelle, on parle de la protection de la personne, c'est important, mais pas dans le même registre qu'à l'échelle collective, où ces données en disent long sur l'état de santé des Français et sur celui de notre système de santé.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Les données sont le grain à moudre de l'IA, il faut en prendre grand soin...

M. Éric Lombard, ministre. - Nous sommes bien d'accord.

Dans le cadre du projet de loi de simplification de la vie économique, il est proposé de porter le seuil des marchés publics à 143 000 euros. La décision est entre les sages mains du Parlement.

Comment peut-on mieux valoriser l'origine France ? La réalité, c'est qu'on ne le peut pas. L'ancien député Yves Jégo a certes lancé une réflexion sur le « made in France », mais les règles européennes interdisent même toute forme de préférence européenne. C'est ce que nous voulons faire changer, ou en tout cas adapter, parce que cela n'est pas conforme à l'intérêt du projet européen. Cependant, le projet européen est bien celui d'un marché unique où par exemple l'État français achète des véhicules non français et où d'autres États européens, eux, achètent des véhicules français. Et il y a bien des critères qui préservent les deniers publics et donnent l'avantage à une production proche - par exemple les critères écologiques : un bien produit à proximité est moins coûteux à transporter, et émet moins de carbone. Ce critère peut être pris en compte, mais pas la nationalité en tant que telle.

Les opérateurs de l'État sont évidemment soumis aux politiques d'achat public définies par le Gouvernement. L'Anssi les accompagne quand ils ont des questions et la Dinum veille à la diffusion de la culture et des consignes concernant les achats publics numériques.

Je vous rejoins également sur l'intelligence artificielle : il est sage que les opérateurs qui mettent de l'intelligence artificielle à disposition de leurs agents, limitent très strictement l'utilisation de celle-ci à des fins professionnelles, et l'héberger, si elle est utilisée à partir d'éléments d'information stratégiques, sur des clouds souverains. C'est pour cela que nous sommes très attentifs, au-delà de l'intérêt économique évident, à développer des acteurs français de l'intelligence artificielle. Cela nous permet de nous protéger et d'avoir les data centers sur notre territoire, que nous maîtrisons. C'est un enjeu très important, car demain, la création de valeur sera largement fondée sur l'analyse des données, qui fait découvrir des solutions à beaucoup de problèmes. L'intelligence artificielle est un levier de progrès si on l'utilise dans le respect de la démocratie et des règles éthiques.

Nous sommes très attentifs à la simplification. Toute personne qui a expérimenté la commande publique, en tant qu'acheteur ou candidat, en connaît les lourdeurs. C'est pourquoi, que nous voulons porter plusieurs priorités en ce sens au niveau de l'Union européenne. Un grand vent de simplification souffle à Bruxelles, j'espère qu'il portera ses fruits. Nous souhaitons simplifier pour protéger nos entreprises, pour être plus efficaces dans la concurrence internationale, il y a effectivement beaucoup à faire en la matière : durée des accords-cadres, seuils des petits lots, motifs d'exclusion...

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Nos auditions nous ont convaincus qu'il y a un problème de responsabilité : chaque administration paraît travailler dans son coin, il semble y avoir des sphères concentriques, mais pas de pilote dans l'avion - la Dinum, l'Anssi, les ministères, chacun travaille de son côté, mais c'est finalement via l'Union des groupements d'achats publics (Ugap) que les commandes sont passées, dans un souci de simplicité. Quand on interroge ses responsables, ils déclinent toute responsabilité et nous renvoient aux titulaires de leurs marchés, voire aux acheteurs eux-mêmes. Cette chaîne de commandement me paraît assez floue, personne n'assume clairement les responsabilités, on renvoie à des notes ou à des décisions antérieures. La Dinum fait des recommandations, mais elle n'a pas le pouvoir d'inverser les choses, et finalement on continue comme avant. En Allemagne, ils ont créé un grand ministère du numérique qui regroupe tout ce qui concerne le numérique, nos voisins vont prendre de l'avance sur nous. Nous avons entendu presque tous les ministères, les pratiques varient, les lignes ne sont pas claires et personne ne semble responsable de ce qui est décidé sur le numérique. Cette dérive m'inquiète, je me demande si l'on n'est pas en train de prendre encore du retard. Nous avons besoin d'une véritable stratégie sur le numérique, globale, avec des responsabilités claires, des agences qui sont dans leur rôle et qui sont au service de cette stratégie. Voilà mon sentiment...

M. Éric Lombard, ministre. - Le responsable, vous l'avez devant vous. Il y a un ministère du numérique à Bercy, et je travaille en relation étroite avec sa titulaire, Clara Chappaz, que vous avez entendue, qui veille à la coordination de ce dont nous parlons. Lorsque des décisions doivent être prises, et elles le sont au niveau qui convient.

Ce Gouvernement n'est en place que depuis six mois, mais il a déjà organisé, sous l'autorité du Premier ministre, une réunion de tous les ministres concernés au sujet de l'intelligence artificielle, pour examiner comment elle allait devoir s'intégrer dans l'organisation de l'État, de façon à en respecter les règles, les codes et les missions, mais aussi pour examiner ce qu'elle pouvait nous apporter.

Tout cela est piloté comme il convient. Les menaces, qui font l'objet, de la part de Clara Chappaz et de moi-même, d'indications très claires aux uns et aux autres. Je remercie votre commission d'enquête, et vos questions, qui permettent de diffuser ces interrogations plus largement.

La comparaison avec l'Allemagne est toujours féconde. J'observe que quand le président de la République a réuni à l'Élysée les investisseurs qui s'intéressaient à l'intelligence artificielle, nous avons mobilisé 109 milliards d'euros d'investissement - ceci parce que les pépites européennes sont largement chez nous.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - Il faut les garder chez nous...

M. Éric Lombard, ministre. - Nous faisons tout pour cela. Avec les grands opérateurs français du numérique, je me suis rendu aux Émirats arabes unis, pour aller voir des investisseurs passionnés qui étaient venus au sommet à Paris, dans une forme de « service après-vente ». Nous avons fait de même avec le Président de la République en nous rendant en Asie il y a 15 jours. Nous sommes très mobilisés, je travaille à l'installation de data centers sur notre territoire, en veillant à ce que des terrains soient rendus disponibles, que les branchements électriques soient assurés. Vous avez raison de souligner cet enjeu, mais je pense que c'est un des domaines où nous sommes plutôt en avance, ou en tout cas au niveau des Américains. Le patron de Nvidia est en ce moment à Paris pour le salon Vivatech, parmi d'autres entrepreneurs qui savent qu'en France, ils trouvent les talents, les entreprises et un environnement juridique favorable. Je suis donc plus optimiste que vous, en particulier sur le développement économique, sur les entreprises, mais aussi sur la façon dont l'État pilote et coordonne l'action. Si notre action n'est pas assez vigoureuse, peut-être faudra-t-il resserrer le dispositif - mais sachez que nous sommes tout à fait attentifs à ces sujets et que je partage vos préoccupations.

M. Michel Canévet. - Comment l'État accompagne-t-il l'émergence d'une stratégie industrielle et d'une stratégie d'intelligence artificielle dans notre pays ? Peut-il, par la commande publique, aider un certain nombre d'opérateurs à se développer dans notre pays ?

M. Éric Lombard, ministre. - Sur le plan international, nous sommes dans un rôle traditionnel de l'État, à savoir présenter l'excellence française, ce que nous faisons dans de nombreux domaines que vous connaissez - par exemple les Airbus, les Rafale, ainsi que d'autres grandes industries françaises qui sont au meilleur niveau mondial.

L'intelligence artificielle fait effectivement partie des projets dont nous discutons avec les États. Nous savons bien que le développement d'un nouveau secteur comme celui-ci relève des États et des entreprises. Il y a beaucoup de nations où il y a une grande proximité entre les uns et les autres, par exemple en Asie du Sud-Est.

En France, nous sommes dans un univers de concurrence différent, avec un soutien très fort de la puissance publique. Le sommet sur l'intelligence artificielle a été organisé par l'État à l'initiative du Président de la République, il s'est tenu à l'Élysée avec de grands investisseurs et des représentants d'États étrangers. Nous avons également signé un accord avec les Émirats arabes unis, engageant certains fonds placés sous l'autorité de l'État émirati. Nous avons eu aussi la participation de fonds d'investissement canadiens. Depuis plusieurs années, nous favorisons l'émergence du secteur de l'intelligence artificielle, avec un écosystème de start-ups et d'innovation étroitement liées à nos universités et à nos écoles, avec le soutien constant de Bpifrance. Vous citiez Alan, c'est une société d'excellence française, dont j'espère qu'elle aura un développement international, car nos entreprises sont aussi très performantes dans les services financiers. On en parle à l'heure actuelle dans le débat sur l'euro numérique. Ce sont des véhicules techniques qui vont permettre de développer des entreprises privées.

Pour résumer ma réponse, à l'international, nous soutenons l'excellence française, c'est le rôle de l'État ; et sur notre territoire, nous maintenons un écosystème concurrentiel qui permet aux entreprises de se développer.

M. Simon Uzenat, président. - En réalité, les États-Unis sont très offensifs à l'international, mais également sur leur marché intérieur, où les autorités utilisent pleinement le levier de la commande publique. C'est la raison pour laquelle nous vous interrogeons sur la préférence européenne.

Quel est le calendrier précis d'adoption du Spaser ? L'État devrait donner l'exemple, en tant que premier acheteur concerné par cette obligation ; il y a certes eu de l'instabilité gouvernementale, mais, ces derniers mois, le retard pris est notable. Il est urgent de donner un cadre global à cette politique d'achat.

La question de la souveraineté, ensuite, va bien au-delà du numérique, elle concerne toute la politique en matière de commande publique : souveraineté agricole, souveraineté industrielle, à l'échelle nationale et européenne. La Cour des comptes de l'Union européenne estime l'effet levier de la commande publique à près de 2 500 milliards d'euros, autour de 15 % du PIB. Rapportée à la France, cette proportion représenterait un poids économique de la commande publique compris entre 300 et 400 milliards d'euros par an - il y a peu de raisons de se contenter du chiffre de 170 milliards d'euros fourni par l'observatoire économique de la commande publique, qui porte sur les seuls marchés notifiés supérieurs à 90 000 euros HT. Comment comptez-vous vous emparer de ce levier de la commande publique pour progresser sur la souveraineté, comprise de manière large ?

Nous n'en avons pas encore délibéré au sein de notre commission, mais je crois que mes collègues partagent cet avis : les données publiques sont, par définition, des données sensibles. Nos collectivités territoriales, en délivrant des services publics, recueillent des données sensibles à tous les échelons - et ce sont ces données qui sont l'un des principaux carburants du développement économique. Or, nous constatons une forme de naïveté de la part de la puissance publique, en particulier de l'État, et aussi d'un certain nombre d'acteurs privés, face à cette réalité. Elle est générale, je pense par exemple aux assistants à maîtrise d'ouvrage (AMO), qui captent beaucoup de données - financières, stratégiques - et peuvent être soumis à l'application de lois extraterritoriales.

Quand on regarde les choses de près, on constate qu'il y a beaucoup d'angles morts dans la prise en compte de ces enjeux. Face à ces réalités, nos autorités expliquent nos retards en récitant des « éléments de langage », toujours un peu les mêmes, pour expliquer le retard que nous avons pris.

Voici un extrait d'un dossier de presse du Gouvernement diffusé en mai 2021, je vous le lis parce qu'il me paraît emblématique. « L'adoption du cloud doit permettre d'accélérer la mise en oeuvre des engagements du Gouvernement en matière de transformation numérique des administrations. Les services numériques des administrations seront hébergés sur l'un des deux clouds interministériels internes de l'État ou sur les offres de cloud proposées par les industriels satisfaisant des critères stricts de sécurité. (...) Chaque produit numérique manipulant des données sensibles, qu'elles relèvent notamment des données personnelles des citoyens français, des données économiques relatives aux entreprises françaises ou d'applications métier relatives aux agents publics de l'État, devra impérativement être hébergé sur le cloud interne de l'État ou sur un cloud industriel qualifié SecNumCloud par l'Anssi et protégé contre toute réglementation extra-communautaire. » Ces lignes ont été écrites il y a plus de quatre ans : les priorités sont clairement définies, mais les actes n'ont pas suivi. Lorsque vous évoquez notamment la solution Bleu, qui n'est pas qualifiée SecNumCloud, vous omettez de dire qu'elle repose sur des briques technologiques américaines. Nous avons interrogé Microsoft, et si, pour une raison ou pour une autre, les liens technologiques étaient coupés avec les Etats-Unis, le cloud Bleu serait rendu extrêmement vulnérable dans des délais très brefs. Certes, nous n'en sommes pas là, mais qui aurait pu prédire il y a quelques mois seulement, ce qui se passe aujourd'hui à l'échelle internationale ? En d'autres termes, comment les discours sont-ils mis en oeuvre concrètement ?

Un autre point auquel vous n'avez pas répondu concerne le soutien au TPE-PME, avec l'idée d'un Small Business Act à l'échelle de l'Union européenne. Vous nous dites que c'est l'une des quatre priorités de la France, mais concrètement, comment allez-vous construire la majorité qualifiée qui est nécessaire à l'adoption d'une telle législation ? Nous avons rencontré la représentation permanente à Bruxelles et nous voyons se dessiner des lignes de force. Il semble bien que la préférence européenne trace un chemin - mais il reste très fragile, notamment quant à la définition de son périmètre d'application. Personnellement, je plaide pour un périmètre large, mais qu'en est-il concrètement des discussions avec nos partenaires européens ? Quels moyens la France se donne-t-elle pour traduire concrètement ses priorités à l'échelle européenne ?

Enfin, vous n'avez pas répondu sur le pilotage par la donnée, c'est pourtant un sujet central pour l'efficacité de la dépense publique et la commande publique en particulier. Il y a eu l'an passé 4,5 milliards d'euros de dépenses pour les services numériques, mais nous n'en connaissons pas le détail, il y a beaucoup de flou. Des réflexions seraient en cours, mais nous avons besoin de transparence en la matière. Quels moyens entendez-vous vous donner pour atteindre ces objectifs de transparence à destination des citoyens et des opérateurs économiques ? Quel calendrier prévoyez-vous de suivre, car nous avons le sentiment - et ce n'est pas qu'un sentiment, c'est une réalité - que les progrès sont relativement lents ?

Vous avez mentionné tout à l'heure les 170 milliards d'euros, mais ce chiffre issu de l'Observatoire économique de la commande publique est à relativiser. Même chose quand on dit que 97 % de fournisseurs de l'État sont des entreprises dont le siège est établi en France, cela ne dit pas où la valeur est produite. Des fournisseurs peuvent avoir leur siège en France, mais s'approvisionner à l'étranger. Il faut avancer sur la traçabilité des informations, ce qui s'apparente aux initiatives que vous avez prises en matière de cartographie des risques d'approvisionnement. Nous avons interrogé le ministère des armées sur ce sujet, mais la question se pose pour l'ensemble des achats et suppose d'avancer sur le pilotage par la donnée.

Au terme de nos travaux, votre audition nous confirme dans le sentiment que le pilotage de l'État semble pour le moins hésitant sur les sujets de la commande publique, de la souveraineté et des considérations qui s'y rattachent. Je choisis volontairement ce qualificatif modéré, mais ce que nous voyons, c'est qu'il a fallu que vos ministres se fendent d'un courrier pour rappeler aux administrations les règles en vigueur et nous constatons dans votre propos l'absence totale de dimension interministérielle : en réalité, chacun est dans son couloir. Or, vous l'avez rappelé, l'enjeu de la commande publique mobilise les collectivités territoriales, les hôpitaux, donc bien au-delà des ministères. Il y a une dimension transversale de la commande publique, qui n'est pas traitée. Ce défaut pourrait expliquer les difficultés de mise en oeuvre, les fluctuations ou les atermoiements, même si le mot n'a pas plu à votre collègue hier. En tout état de cause, nous constatons un décalage très profond entre les discours et la mise en oeuvre.

Quelles sont donc vos perspectives pour la commande publique, sur le plan de sa gouvernance, du suivi des décisions que vous prenez ? Nous voyons les instances se multiplier, les agences, les directions - et tout cela paraît complexifier le dispositif, à rebours des objectifs que nous pourrions poursuivre de façon consensuelle.

M. Éric Lombard, ministre. - Je partirai de votre conclusion, que je ne partage pas : il y a une direction des achats de l'État et une direction des affaires juridiques à Bercy. C'est avec leurs responsables que j'ai préparé cette audition, ainsi qu'avec les cabinets de Bercy. Je crois qu'il y a deux sujets distincts dans votre propos : la commande publique d'une part, les données et leur l'hébergement, d'autre part - ces deux sujets sont liés, mais ils sont distincts.

La politique d'achat de l'État est pilotée par ces deux directions. Quand sera-t-elle simplifiée ? Le Spaser est en concertation interministérielle et devrait être publié avant la pause estivale.

Sur les questions de souveraineté, j'entends très bien votre position. Il faut se dire que le monde a changé depuis le 10 janvier dernier, ce n'est pas anodin et affecte la façon dont nous concevons les menaces sur notre souveraineté. La pertinence de la vision du monde portée par le Président de la République, celle de son discours de la Sorbonne de 2017, où la notion de souveraineté avait toute sa place et qui était peu relayée parmi nos alliés les plus proches, est maintenant reconnue. Chacun voit désormais que les choses sont complexes et risquées.

Voyez la question des terres rares : tout le monde pensait que nos filières d'approvisionnement de matériaux critiques étaient assurées, jusqu'à ce que la Chine, tout en restant un pays ami, décide de ne plus nous approvisionner - et il y a beaucoup d'autres exemples de ce type. Voyez aussi telle entreprise française de défense, qui s'approvisionnait de longue date auprès d'une entreprise allemande : il a suffi d'un rachat de cette entreprise par une autre entreprise d'un pays pourtant membre de l'Otan, pour qu'il soit décidé brutalement de cesser l'approvisionnement, obligeant l'entreprise française à monter de toutes pièces une nouvelle chaîne de production, au risque sinon de compromettre son autonomie stratégique. Notre modèle de défense est indépendant et souverain, les autres pays européens se rendent compte maintenant que cette indépendance a de la valeur, beaucoup plus qu'ils ne le réalisaient il y a six mois à peine.

L'analyse de la souveraineté a changé, et les questions que vous posez prennent une pertinence nouvelle. Quand on fait un achat, au-delà des règles de la commande publique que j'ai rappelées, il faut aussi s'assurer de l'indépendance de la filière d'approvisionnement, en disponibilité, mais aussi par rapport à ce qu'on appelle la deuxième clé, c'est-à-dire un approvisionnement qui donnerait au vendeur la possibilité de nous interdire de nous servir de ce qu'on aurait fabriqué avec ce produit.

Avec Marc Ferracci, nous venons de signer le contrat stratégique de la filière nucléaire. Il y a là des savoir-faire français, des schémas d'approvisionnement diversifiés et organisés pour assurer notre indépendance énergétique dans les dizaines d'années qui viennent. Cette réflexion, nous devons l'avoir sur toutes les dimensions de l'action publique et renouveler notre regard sur la notion d'indépendance, cela vaut à l'échelle de notre pays comme de l'Europe. Et je vous rejoins pour dire qu'il faut examiner très concrètement d'où viennent nos approvisionnements et nos achats, il faut regarder qui sont les actionnaires et où ils sont basés. Cela oriente, en fonction de nos alliances, de nos amitiés, de notre histoire, les choix que nous pouvons faire.

Sur les questions liées au cloud, il faut considérer la dimension de cybersécurité. Des établissements importants comme les hôpitaux ont été ciblés par des hackers, causant beaucoup de dégâts. Avec l'Anssi et Bpifrance, nous avons mis en place des outils pour aider le secteur public et les PME, par la prévention, à se prémunir contre les attaques. Sur la protection des données, il y a des solutions souveraines, comme OVH, Outscale, filiale de Dassault - ou encore NumSpot, un cloud souverain que la Caisse des dépôts, avec Docaposte et Bouygues Télécom pour créer un cloud souverain, complètement national et majoritairement public. Ces solutions se développent et sont à la disposition de l'État.

À l'initiative de la ministre du numérique et de l'intelligence artificielle, nous veillons à ce que l'hébergement des données se fasse dans des clouds souverains quand il y a lieu qu'il le soit. Certains grands opérateurs américains, qui disposent parfois d'une avance technologique, sont en train de construire avec l'Anssi des solutions SecNumCloud. Nous menons aussi un travail d'information auprès des opérateurs publics, certains vont même jusqu'à faire tester la sécurité de leur système d'information par des hackers. Allons-nous assez vite par rapport à la circulaire de 2021 ? Élisabeth Borne avait demandé d'accélérer les choses, par une circulaire de 2023. Le Premier ministre a réuni les ministres qui ont des administrations importantes, pour leur demander d'accélérer.

Nous utilisons la donnée et l'intelligence artificielle pour améliorer la qualité du service public. J'en ai discuté avec les opérateurs du système de santé, où elle peut aider à identifier plus rapidement les traitements, les méthodes de soins et de diagnostic. À Bercy, elle est utilisée dans beaucoup de services, notamment à la direction générale des finances publiques, pour lutter contre la fraude. Cela permet d'être plus efficace et plus rapide.

Je tiens à vous rassurer au sujet du pilotage engagé, à l'échelle de l'État, de cette politique. Vous avez pu constater, en particulier, l'énergie que met Clara Chappaz dans l'exercice de ses missions.

La complexité de nos procédures, effectivement, écarte de la commande publique des PME et des TPE, même si les appels d'offres sont ouverts à toutes les entreprises. C'est pourquoi nous voulons simplifier les règles, à l'échelle nationale comme européenne. Nous nous efforçons aussi d'accompagner les entreprises, les fonctionnaires de Bercy sont à leur disposition pour expliquer comment répondre à un appel d'offres. Je vous rejoins aussi pour dire qu'il serait utile que les collectivités et que les opérateurs publics fassent ce travail d'explication. Lorsque j'étais à la tête de la Caisse des dépôts, qui est un grand acheteur, je veillais à ce que nos achats soient responsables, en termes de transition écologique, d'éthique, sur le caractère inclusif des entreprises, aussi bien que sur le développement économique local. Si 97 % des bénéficiaires de la commande publique sont des entreprises françaises, c'est bien parce que les opérateurs publics ont ces objectifs en tête, ceux que nous diffusons pour les achats publics.

Les règles européennes vont dans le même sens, mais je crois que nous pouvons aller plus loin. À Bercy, nous venons de lancer un label sur les produits d'épargne investis à 70 % en Europe, pour inciter à ce que l'épargne européenne soit investie en Europe. J'ai fait valoir, au Conseil Affaires économiques et financières, cette priorité pour l'effort européen sur la défense, nous avons été entendus. Il y a encore beaucoup de dimensions où l'Europe doit être plus européenne.

M. Dany Wattebled, rapporteur. - C'est un réveil...

M. Éric Lombard, ministre. - Pour ma part, cela fait longtemps que je suis réveillé et je crois comprendre que vous aussi... Le plan sur la défense en Europe a été voté à l'unanimité par ce Conseil. C'est un progrès ! J'entends donc parfaitement ce que vous nous dites. Vos préoccupations nous incitent à aller plus vite - mais je ne veux pas vous laisser l'impression que nous ne sommes pas dans le rythme.

M. Simon Uzenat, président. - Chacun convient que le monde a changé. Il a changé depuis un certain temps déjà. Je pense à la crise sanitaire et à ce qui s'est passé avec les masques : comme on appelait à la relocalisation des capacités de production, des entreprises ont pris ce risque d'en produire ; mais on a vu que les hôpitaux et l'Éducation nationale continuaient à commander des masques fabriqués en Chine. Résultat : des entreprises ont dû mettre la clé sous la porte, je l'ai vu chez moi en Bretagne.

La première élection de Donald Trump incitait déjà à la plus grande vigilance - ce n'est pas pour rien que le président de la République élu en 2017 et ses gouvernements successifs ont tenu des discours très volontaristes. Donc oui, le monde a changé, des bouleversements se sont accélérés et amplifiés récemment, mais la tendance est à l'oeuvre depuis un certain temps et elle appelait, de notre point de vue, des actions beaucoup plus résolues depuis un bon moment.

Ensuite, sur la question du pilotage interministériel, il y a bien une DAE, ses agents font un travail conséquent, ce n'est pas le sujet. Ce qui nous alerte, c'est de constater que des ministres sont obligés de rappeler les règles en vigueur à leurs administrations, c'est de voir que des marchés publics sont attribués en contradiction avec les principes fixés... Ce que nous voyons, c'est que dans l'organisation globale de l'État - et nous tenons compte, bien entendu, de sa taille - la commande publique, aux nombreuses ramifications, ne constitue pas une politique publique à part entière, c'est notre conviction. On ne peut certes pas vous en faire le reproche, mais les collectivités ont été relativement absentes de vos propos, alors que ce sont des acteurs clés. Vous allez nous dire que votre collègue François Rebsamen est chargé des collectivités territoriales, mais justement, il faudrait des lignes communes sur les achats publics. Même chose pour les hôpitaux, où l'on nous dit que les contraintes financières qu'ils subissent rendent les objectifs fixés en matière d'achat public difficiles à tenir. Dans ces conditions, nous voyons bien des dysfonctionnements dans ce pilotage interministériel, il faudrait les résoudre par une action beaucoup plus rapide et volontariste.

M. Éric Lombard, ministre. - Je vous donne acte qu'il faut que nous fassions mieux. Je compte mobiliser davantage l'Observatoire économique de la commande publique, c'est un outil précieux, et travailler avec la DAE et la DAJ pour augmenter la transversalité de nos actions : nous pouvons faire mieux, et c'est ce que nous allons faire.

J'aborde la question des collectivités locales avec prudence dans cette assemblée, car vous connaissez mieux que moi le principe de leur libre administration. Nous sommes à leur disposition pour les accompagner, mais il s'agit d'une branche de l'État qui n'est pas complètement sous notre autorité, vous en conviendrez.

Toute entité, même une entreprise qui gagne beaucoup d'argent, doit tenir compte d'une contrainte budgétaire ; il lui faut s'organiser et définir ses priorités en conséquence. Le budget des hôpitaux n'a pas été restreint ces dernières années, peut-être que les fonds ont-ils été alloués à d'autres priorités, mais nous ne pouvons guère parler de rigueur budgétaire envers les hôpitaux, le terme n'est pas approprié : les hôpitaux ont bénéficié de dotations qui ont augmenté plus vite que les autres branches de l'État - on me le reprochera peut-être de le dire, mais c'est le cas.

M. Simon Uzenat, président. - Nous sommes bien évidemment attachés à la libre administration des collectivités territoriales et nos collectivités sont responsables. Toutefois, quand le budget qui leur est alloué est réduit de manière brutale - certes par le Parlement, en fait par les parlementaires qui soutiennent votre gouvernement -, les collectivités voient fondre leurs marges de manoeuvre. On ne peut pas faire comme si l'État n'avait pas d'impact sur leurs moyens, les contraintes qui s'appliquent à elles, les règles qu'elles doivent mettre en oeuvre, les moyens humains en termes d'ingénierie dont elles disposent. Cela reste un sujet central.

Enfin, sur le pilotage par la donnée, je regrette l'absence de réponses concrètes. Je vous serais reconnaissant de nous en dire davantage, sur les intentions de votre gouvernement pour plus de transparence en la matière, au bénéfice des opérateurs économiques et de nos concitoyens.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo, disponible en ligne sur le site du Sénat.


* 1 Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale

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