- Audition de l'Académie des
sciences
(13 février 2025)
- Table ronde sur le thème « Des
femmes scientifiques aux parcours modèles et
inspirants »
(6 mars 2025)
- Audition de Mme Sylvie Retailleau, ancienne ministre
de l'enseignement supérieur et de la recherche, professeure à
l'Université Paris Saclay-PSL
(27 mars 2025)
- Audition de M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre
de l'éducation nationale et de la jeunesse
(8 avril 2025)
- Table ronde avec des représentants de grandes
écoles
(10 avril 2025)
- Table ronde avec des représentants de la
chaire « Femmes et science » de l'Université Paris
Dauphine-PSL
(29 avril 2025)
- Table ronde avec des représentantes
d'associations oeuvrant pour la mixité dans les sciences
(15 mai 2025)
- Table ronde sur la lutte contre les violences
sexistes et sexuelles dans les études et carrières
scientifiques
(27 mai 2025)
- Audition de Denis Bertin, vice-président, et
Isabelle Régner, vice-présidente, d'Aix-Marseille
Université (amU)
(4 juin 2025)
- Audition de Mme Élisabeth Borne, ministre
d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement
supérieur et de la recherche, sur la place des femmes dans les
études et carrières scientifiques
(5 juin 2025)
- Audition de Laura Chaubard, directrice
générale de l'École polytechnique
(12 juin 2025)
- Table ronde sur les inégalités dans
le recrutement et le déroulement de carrière des femmes
scientifiques
(26 juin 2025)
N° 9
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2025-2026
Enregistré à la Présidence du Sénat le 7 octobre 2025
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur la place des femmes dans les sciences,
Par Mmes Marie-Do AESCHLIMANN, Jocelyne ANTOINE, Laure DARCOS et Marie-Pierre MONIER,
Sénatrices
Tome II - Comptes rendus
(1) Cette délégation est composée de : Mme Dominique Vérien, présidente ; Mmes Annick Billon, Evelyne Corbière Naminzo, Laure Darcos, Béatrice Gosselin, M. Marc Laménie, Mmes Marie Mercier, Marie-Pierre Monier, Guylène Pantel, Marie-Laure Phinera-Horth, Laurence Rossignol, Elsa Schalck, Anne Souyris, vice-présidents ; Mmes Marie-Do Aeschlimann, Agnès Evren, Jocelyne Antoine, secrétaires ; MM. Jean-Michel Arnaud, Hussein Bourgi, Mmes Colombe Brossel, Samantha Cazebonne, M. Gilbert Favreau, Mme Véronique Guillotin, M. Loïc Hervé, Mmes Micheline Jacques, Lauriane Josende, Else Joseph, Annie Le Houerou, Marie-Claude Lermytte, Brigitte Micouleau, Raymonde Poncet Monge, Olivia Richard, Marie-Pierre Richer, M. Laurent Somon, Mmes Sylvie Valente Le Hir, Marie-Claude Varaillas, M. Adel Ziane.
Audition de l'Académie
des sciences
(13 février 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, Présidente. - Chers collègues, nous sommes réunis ce matin dans la salle Olympe de Gouges, inaugurée en fin d'année dernière pour célébrer les 25 ans de la délégation aux droits des femmes. C'est la première salle au Sénat qui porte le nom d'une femme.
Je suis très fière de lancer, aujourd'hui dans cette salle, nos travaux consacrés à une thématique qui nous est chère, « Femmes et sciences », avec cette table ronde réunissant des membres de l'Académie des sciences. Nous avons nommé sur cette mission quatre rapporteures, selon une logique transpartisane : Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier.
Deux jours après la journée internationale des femmes et des filles de science, qui a lieu tous les ans depuis dix ans maintenant, le 11 février, nous avons souhaité inaugurer nos auditions en entendant les auteurs du rapport de l'Académie des sciences, publié le 18 juin 2024 et très justement intitulé « Science, où sont les femmes ? ».
Les femmes représentent moins d'un tiers des chercheurs scientifiques en France et ce chiffre stagne ces dernières années. Elles sont encore moins nombreuses à occuper des postes à responsabilité au sein des laboratoires de recherche ou des départements R&D des entreprises.
Cette sous-représentation est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée, puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentation et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des sciences, technologies, ingénierie et mathématiques, contre 40 % d'étudiants diplômés.
Nous chercherons, au cours de nos travaux, à répondre à plusieurs questions. Comment amener davantage de filles vers les mathématiques et les sciences dès le plus jeune âge et tout au long de leur scolarité ? Comment encourager les jeunes filles et femmes à poursuivre une carrière scientifique et à prendre des postes à responsabilité ? Comment mieux valoriser des rôles modèles de femmes scientifiques et lutter contre les stéréotypes à tout niveau ?
Pour étayer un peu plus ce constat et réfléchir aux leviers d'action qui pourraient favoriser une plus forte présence des filles et des femmes dans les sciences, je souhaite la bienvenue à Jacqueline Bloch, physicienne, directrice de recherche au CNRS, Hélène Bouchiat, physicienne, directrice de recherche au CNRS et présidente du groupe de travail Femmes des Sciences de l'Académie des Sciences, Patrick Flandrin, physicien, directeur de recherche au CNRS, Juliette Rochet, biologiste, directrice du service des comités d'avis et rapports de l'Académie des Sciences, et Laure Saint-Raymond, mathématicienne et professeure des universités à l'École normale supérieure de Lyon.
Je voudrais également saluer la mémoire de Madame Yvonne Choquet-Bruhat, première femme à entrer à l'Académie des sciences, qui nous a quittés le 11 février, Journée internationale des femmes et des filles de science.
Je laisse la parole à Juliette Rochet pour présenter les grandes lignes méthodologiques du rapport de juin 2024.
Mme Juliette Rochet. - Je tiens à vous remercier pour l'honneur qui nous est fait de vous présenter les travaux de l'Académie des sciences, et en particulier la réflexion de ses membres ayant conduit à la rédaction du rapport « Sciences, où sont les femmes ? » publié en juin dernier.
L'Académie des sciences est une personne morale de droit public, indépendante et pérenne, qui rassemble d'éminentes personnalités scientifiques. Aujourd'hui, elle compte plus de 400 membres, dont une centaine d'associés étrangers. C'est un lieu unique qui réunit des experts de toutes les disciplines des sciences formelles et expérimentales. La majorité de ses séances sont publiques et ses productions sont librement accessibles en ligne.
L'Académie a plusieurs raisons d'être, notamment le soutien à la vie scientifique, la veille sur la qualité de l'enseignement scientifique et les comités thématiques pour s'emparer de questions scientifiques d'actualité et apporter expertise et aide à la décision. Lorsqu'elle s'empare d'un sujet scientifique de société, forte de l'expertise de ses membres, elle mène une étude approfondie et interdisciplinaire en collaboration avec d'autres académies et en auditionnant des experts.
Les rapports produits abordent des sujets variés, tels que la biodiversité, l'énergie, le climat, l'enseignement des sciences, les sciences ouvertes ou la vie scientifique, comme aujourd'hui. Ces documents de référence visent à éclairer la décision politique et à informer les citoyens.
La création d'un groupe de travail sur les femmes en sciences émane du bureau actuel de l'Académie, qui a souhaité indiquer ainsi l'importance qu'elle donne à son implication aux côtés de nombreux organismes pour promouvoir un environnement d'études et de travail garant de l'égalité des chances et de l'inclusion. L'Académie a néanmoins été confrontée à deux défis.
Le premier est la faible représentation des femmes dans ses rangs, qui est l'héritage d'une longue histoire d'invisibilisation des femmes en science. Les femmes académiciennes représentent 17 % des membres, ce qui est le reflet du pourcentage de femmes dans les plus hauts niveaux de la science aujourd'hui. Cet état de fait a conduit l'Académie à mener une analyse sans complaisance ni anachronisme de la place des femmes dans son histoire jusqu'à aujourd'hui, que vous retrouvez dans le rapport. Vous l'avez citée, Madame la Présidente, ce point nous donne l'occasion de rendre hommage à Madame Yvonne Choquet-Bruhat, première femme élue à l'Académie en 1979.
Le travail de ce rapport a donc permis à l'Académie de présenter les actions qu'elle met en place pour tendre vers la parité. Sa dernière élection de membres est un succès : sans avoir eu recours à des quotas, 10 femmes ont été élues parmi les 18 nouveaux membres.
Le deuxième défi auquel l'Académie a dû faire face est l'absence d'expertise en sciences humaines et sociales de ses membres. L'étude de la place des femmes dans la science relève de la sociologie, de l'histoire ou encore de l'économie, qui ne sont pas des disciplines couvertes par l'Académie. Elle a ainsi eu recours à des auditions d'experts incontournables et a appuyé son analyse sur des bases de données extrêmement complètes et précises, mises à disposition par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), le ministère de l'Éducation nationale, le ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, le CNRS, la Commission européenne ou encore la Fondation L'Oréal.
Ce rapport constitue avant tout un témoignage de l'expérience individuelle et collective des membres de l'Académie de la sous-représentation des femmes dans les carrières scientifiques et de leurs propositions concrètes pour y remédier pour un monde scientifique plus inclusif et mieux à même de faire face aux grands défis de la science de demain.
Mme Dominique Vérien, Présidente. - Précisons également que vous êtes dorénavant présidée par une femme, Françoise Combes.
Mme Laure Saint-Raymond. - Je poursuivrai de manière moins formelle. Bien que je n'aie pas fait partie du groupe de travail Femmes et Sciences, j'ai relu ce rapport. En tant que membre d'un autre groupe de travail, sur l'école, je vous parlerai du décrochage des filles, très tôt dans la scolarité.
Des chiffres publiés par la DEPP en juin et analysés par la chaire Femmes et Sciences de l'Université Paris-Dauphine montrent que le décrochage des filles par rapport aux sciences intervient très tôt dans la scolarité. On arrive même à le localiser, grâce au graphique présenté, qui évalue la différence de performance entre les filles et les garçons pour différentes capacités mathématiques. Chacune est testée à trois moments de la scolarité : au début du CP, au milieu du deuxième trimestre du CP, et au début du CE1.
Il y a quelques capacités où il semblerait que les filles soient plus douées au départ, par exemple pour résoudre des problèmes ou reproduire un assemblage. Les garçons semblent un peu plus doués pour comparer des nombres. Mais en moyenne, on ne trouve pas de différence entre les filles et les garçons au début du CP.
Cependant, au début du CE1, les garçons sont devant sur tous les items mesurés : l'addition, la comparaison des nombres, écrire les nombres entiers, les lire, les placer sur une règle graduée, reproduire un assemblage et résoudre des problèmes. C'est assez étonnant, cela signifie que ce décrochage se produit en quelques mois.
C'est une moyenne nationale. On s'est interrogé pour savoir si l'on pouvait trouver des critères plus précis qui expliqueraient ce décrochage mais nous n'avons pas d'explication précise. Les études restent à mener.
Ce phénomène se produit dans tous les contextes sociaux, tous les contextes territoriaux et tous les contextes familiaux. Les tableaux montrent qu'il n'y a essentiellement pas de différence selon l'indice de position sociale (IPS), la constitution des familles ou les métiers des parents. C'est un phénomène vraiment très général.
À ce stade, on peut seulement avancer des hypothèses sur ce qui justifie ce décrochage. Celle qui est souvent retenue, c'est qu'il y a un grand biais de genre au sein des professeurs des écoles. Il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes et la plupart de ces professeurs des écoles ont une formation scientifique qui est très limitée puisqu'aujourd'hui environ 10 % des professeurs des écoles ont une formation scientifique. Beaucoup n'ont même pas fait de science depuis la classe de seconde ou de première et un certain nombre n'est pas du tout à l'aise avec les notions scientifiques. La première recommandation du rapport est donc de renforcer la formation scientifique des professeurs des écoles tant dans la formation initiale que dans la formation continue.
Ensuite, lorsqu'on examine les bulletins scolaires, on constate des biais importants dans les appréciations. Il y a un vrai enjeu à sensibiliser les enseignants et tous les personnels de l'éducation à l'existence de ces biais. Par exemple, le biais le plus courant est que les filles travaillent bien et sont au maximum de leur potentiel, tandis que les garçons « en ont toujours sous le pied ». Mais il y a aussi le biais lié au stéréotype selon lequel, pour faire des sciences, il vaut mieux être un peu foufou que de travailler sérieusement.
J'ajouterai une troisième hypothèse possible : la question des maths et des sciences comme disciplines de sélection, ainsi que toute la compétition qui s'ensuit. C'est probablement un facteur à explorer.
Mme Jacqueline Bloch. - Je tiens à souligner qu'en tant que fonctionnaire de l'État, dans un autre pays, une telle réunion aujourd'hui ne serait pas possible. Nous serions interdits de nous réunir. C'est donc un enjeu important.
Au cours de nos auditions, nous avons fait parler des sociologues qui ont observé pendant trois ans des classes de lycées de différents milieux sociaux, pour voir comment ces décrochages se perpétuent et s'accentuent encore plus solidement au cours du lycée.
Après la réforme du lycée et la réforme du bac, les lycéens doivent choisir dès la première des spécialités. On voit sur le graphique présenté les différentes spécialités choisies par les filles et les garçons. On constate un très grand pic de choix de mathématiques par les garçons, plus de 50 % contre 30 % pour les filles. Les filles choisissent davantage les humanités, des domaines plus littéraires comme l'histoire et la géographie. Un chiffre très important à retenir : 45 % des filles de terminale n'ont choisi aucun enseignement de spécialité en sciences, contre 28 % des garçons. Cela signifie qu'une grande partie des futurs citoyens, des gens qui vont voter, ont arrêté complètement les mathématiques et toutes les matières scientifiques dès la classe de première.
Cela me semble dramatique pour comprendre le monde actuel, pour comprendre une notion aussi simple qu'une fonction par exemple.
Tout le monde sait que, dans le passé, quand on choisissait une filière, on continuait à faire des mathématiques. Car il n'y a pas qu'une sorte de mathématiques : il y a les mathématiques pour les scientifiques et puis il y a les mathématiques de l'économie, d'autres sortes de mathématiques. Aujourd'hui, on ne propose aux étudiants que les mathématiques, qui sont d'ailleurs plus difficiles, pour faire des sciences.
En terminale, on peut choisir un renforcement en mathématiques qui a une dénomination qui n'est pas sans importance puisqu'elle s'appelle mathématiques expertes. Il y a donc la notion d'expertise, qui sous-tend l'idée que c'est très difficile.
S'agissant ensuite de la poursuite des études supérieures, on voit sur le graphique présenté une comparaison entre différents pays, sur la place des femmes qui seront diplômées dans des domaines scientifiques par rapport au pourcentage de garçons. En France, il y a 40 % de garçons diplômés en sciences contre moins de 15 % de filles. C'est un problème qui est général à tous les pays, et donc, évidemment, aux États-Unis également.
En regardant nos propres filières d'excellence, comme l'École normale supérieure d'Ulm, on voit que 99 élèves sont entrés en 2023, dont seulement 19 filles. 23 toutes matières scientifiques confondues. Aucune fille n'a été admise en maths info cette année.
La répartition à l'intérieur des sciences varie en fonction du type de science, comme le montrent les exemples des classes préparatoires aux concours de l'école Mines-Ponts et de l'école Polytechnique.
On observe une énorme différence entre les prépas qui dispensent un peu de biologie ou de chimie, dans lesquelles le pourcentage de femmes augmente, même s'il reste tout de même inférieur à 40 %.
À l'inverse, plus on choisit la physique et les maths, plus le nombre de filles diminue. Et les chiffres sont extrêmement faibles quand on parle de math info.
L'aboutissement de ces tendances se trouve ensuite dans le graphique qui montre la proportion des femmes enseignantes-chercheuses en France dans les différentes disciplines. On observe un déséquilibre bien installé, avec beaucoup plus de femmes, et presque la parité, en biologie. L'astrophysique, où il y a plus de femmes, est une exception au sein des sciences dures et abstraites.
Une observation importante est que les pourcentages de femmes au sein des professeurs d'université et des maîtres de conférences diminuent énormément dans les disciplines où il y a le plus de femmes. Les carrières des femmes en sciences, une fois entrées dans la recherche scientifique, sont donc différentes entre les filles et les garçons.
Ce décrochage et ces biais de genre en sciences ne font que s'accentuer. Ils se déclarent dès les années d'école élémentaire et s'amplifient au cours du lycée et post-bac.
Les tests montrent que les filles ont moins confiance en elles, même parmi les meilleures, et les garçons, au contraire, se sentent plus sûrs d'eux. Il est probable que les modèles de femmes en sciences proposés, qui sont peu nombreux, soient extrêmement impressionnants. Marie Curie est l'exemple emblématique d'une scientifique ayant reçu deux prix Nobel. Cependant, ce modèle peut être écrasant, surtout pour des jeunes filles qui manquent de confiance en elles. Il est crucial de présenter des scientifiques plus accessibles, notamment dans les classes, pour montrer que l'on n'a pas besoin d'être exceptionnel pour réussir dans les sciences.
D'autre part, le modèle traditionnel de carrière scientifique, très masculin et individualiste, selon lequel il faut être un leader, travailler seul et se consacrer entièrement à la science, peut être dissuasif. Ce modèle convient de moins en moins aux jeunes, même aux garçons d'ailleurs, qui aspirent à s'épanouir davantage dans leur vie personnelle. C'est encore plus vrai pour les femmes, qui souhaitent peut-être avoir des enfants et y consacrer du temps. Il est essentiel de montrer qu'une carrière scientifique est possible sans être un super-héros et qu'on peut s'épanouir dans d'autres aspects de sa vie. Plutôt que de proposer des solutions pendant le congé de maternité comme un contrat de post-doctorante, il faudrait autoriser les femmes scientifiques à prendre de vraies pauses. Une carrière de chercheur se construit sur le long terme. Il faut humaniser les modes de vie des scientifiques et montrer qu'ils sont des personnes normales, brillantes mais humaines.
M. Patrick Flandrin. - Pourquoi on s'intéresse aux sciences ? C'est lié au fait qu'on soit ou non exposé à ce que permet la science. C'est vrai pour tout futur citoyen qui se destine à une carrière scientifique ou non mais dont on espère qu'il réserve une part à la science dans sa culture générale.
On peut distinguer deux volets : d'une part le goût ou l'attraction par rapport à certains domaines et, d'autre part, l'attractivité, c'est-à-dire le fait de vouloir y consacrer sa vie.
Pour le premier aspect, celui de l'attrait ou du goût qu'on peut avoir pour les sciences, on en a tous fait l'expérience, et c'est vrai d'ailleurs dans d'autres domaines, on est souvent tributaire d'un professeur, d'une lecture particulière, d'un film, une série, d'émissions scientifiques qui donnent envie d'aller plus loin.
S'agissant du goût, on pourrait même, au départ, y voir une symétrie entre les filles et les garçons et se poser la question inverse : pourquoi les garçons sont-ils moins intéressés par des carrières littéraires ?
Mais la dissymétrie arrive très vite en ce qui concerne les sciences et on l'a vu, cela commence dès le plus jeune âge. Sans doute parce que les premières confrontations avec l'enseignement scientifique sont assurées par des professeurs des écoles qui sont très souvent des femmes ayant suivi des formations où la science n'était pas prioritaire et qui ne se sentent donc pas légitimes à endosser cet enseignement.
J'ai participé à des jurys des concours des prix de La Main à la pâte, une initiative de l'Académie des sciences visant à renforcer les sciences et la méthode scientifique dès le plus jeune âge. On voyait l'importance de projets pluridisciplinaires au niveau du collège ou du primaire, menés par certains professeurs qui s'intéressaient à ces questions sous différents éclairages. Il y avait des classes où des professeurs menaient des projets formidables avec une composante scientifique adossée à des composantes historiques ou linguistiques. D'autres ne le faisaient pas, non par manque d'envie, mais parce qu'ils se sentaient en position de faiblesse. Ils ne se sentaient pas légitimes à le faire. Il est important d'accroître la formation pour que la science entre dans la culture générale dès le plus jeune âge.
L'enseignement passe aussi par des manuels. Or la représentation des femmes scientifiques dans les manuels peut être caricaturale, insuffisante ou restreinte à des figures emblématiques comme Marie Curie. Il est important de montrer que l'on peut avoir des femmes de science « exceptionnelles », mais il ne faut pas que ces exceptions, qui peuvent être trop impressionnantes, finissent par dissuader.
Cela pose la question des modèles qu'on peut offrir aux élèves, en particulier aux jeunes filles. Il y a tout un travail entrepris pour désinvisibiliser un certain nombre de femmes scientifiques qui ont joué des rôles importants sans forcément être Marie Curie. On l'a vu au cinéma avec Les femmes de l'ombre et toutes les informaticiennes qui ont entouré Alan Turing. Cela montre qu'il y a un rôle très important joué par des femmes scientifiques qui participent d'un effort collectif d'ensemble. La science est souvent une aventure collective dans laquelle une part importante peut être jouée par les femmes, il faut qu'elles en aient conscience et qu'elles puissent effectivement ne pas se censurer pour s'y engager.
Il y a aussi la question du public auquel on s'adresse et une sensibilisation est à mener auprès des jeunes élèves au niveau des collèges. L'Académie mène un travail pour sensibiliser les élèves de collège sur un certain nombre de problèmes d'intérêt public et nous allons publier un court ouvrage avec les éditions Nane, intitulé Les femmes (et les filles) dans les sciences. Celui-ci sera distribué dans tous les collèges afin de sensibiliser de façon large à la place des femmes dans les sciences et de donner un éclairage sur la question des carrières des femmes scientifiques, tant du point de vue des blocages que des opportunités.
En matière de représentation de femmes scientifiques, il existe un échelon intermédiaire qui, jusqu'à un passé récent faisait défaut, entre les lycéennes et les femmes scientifiques qui ont déjà des carrières très abouties mais restent exceptionnelles. Cet échelon est celui des doctorantes et des postdoctorantes, des jeunes femmes qui sont en train d'entrer dans la science et qui commencent à y faire carrière, avec déjà des résultats. Elles méritent d'être mises en avant. C'est une action que mène l'Académie des sciences en partenariat avec la fondation L'Oréal UNESCO, destinée à mettre en lumière les jeunes talents. Chaque année, 35 jeunes femmes, 20 doctorantes et 15 postdoctorantes, sont reconnues tant pour leur travail que pour les projets qu'elles développent. Elles sont destinées à devenir des ambassadrices de la science auprès des lycées, en général, et en particulier des jeunes filles, puisqu'elles sont « générationnellement » plus proches de grandes soeurs que de professeurs. Leur interaction avec les classes de lycées est beaucoup plus facile, elles représentent donc des modèles plus accessibles.
Mais les prix L'Oréal UNESCO sont destinés aux femmes. Cela pose la question de l'existence de prix réservés aux femmes, comme par exemple, le prix Irène Joliot-Curie mis en place par le ministère de l'Éducation nationale. Il y a matière à discussion. À l'Académie, nous pensons qu'ils peuvent jouer un rôle utile de déclencheur, comme un quota. Mais c'est aussi une façon de visibiliser les femmes scientifiques, en particulier pour les nombreuses qui ne sont pas primées mais dont on a étudié les dossiers et qui pourront recevoir d'autres distinctions, non genrées cette fois.
Enfin, si l'on veut parler de l'appétence pour les sciences et de l'attractivité des métiers scientifiques, il faut reconsidérer le modèle professionnel d'un scientifique qui serait entièrement consacré à son activité professionnelle, sans considération pour sa vie privée et familiale. Dans nos laboratoires, il ne faut pas négliger toutefois que ces considérations liées à la notion de sens du métier sont aussi partagées par les jeunes hommes.
Je voudrais terminer par un point un peu sensible. Le rapport évoque la question du sondage IPSOS qui avait été commandé par la Fondation L'Oréal sur les violences sexuelles et sexistes (VSS). Il ne faut pas se voiler la face, la science dans sa vie de laboratoire est une activité humaine qui connaît les mêmes problèmes que les autres. Il faut le reconnaître mais d'une manière positive, c'est-à-dire qu'il ne faudrait pas que les jeunes filles se détournent des métiers scientifiques en imaginant que ce sont des métiers qui connaissent un niveau de VSS supérieur aux autres, ce qui, je pense, n'est pas le cas.
Mme Hélène BOUCHIAT. - Nous avons donc dressé le constat de la faible présence des femmes dans les parcours scientifiques. On l'a vu, ce constat repose sur des chiffres post-bac, mais il commence bien avant, avec des choix irréversibles opérés en classe de première et qui correspondent à une appétence ou une non-appétence des jeunes filles pour les sciences.
Nous avons également vu l'importance des stéréotypes qui s'installent très tôt mais également le fait que le modèle des grandes écoles, très élitiste, avec beaucoup de pression pendant deux ans, est peut-être inadapté pour former de bons scientifiques et peut conduire à repousser les filles.
Maintenant, je souhaiterais aborder les métiers de scientifiques, puisque ce sont les personnes qui vont elles-mêmes enseigner et construire les nouveaux scientifiques.
Je voudrais revenir un peu sur les statistiques qui nous montrent, de façon générale, le déficit de femmes dans les sciences dites dures (mathématiques, informatique, physique et chimie). Nous nous sommes focalisés sur les enseignants et enseignantes chercheurs, pour la bonne raison que la majorité de la recherche scientifique en France est faite par ces enseignants et enseignantes qui consacrent plus de la moitié de leur temps à l'enseignement et l'autre moitié à la recherche. Ce sont deux métiers différents qui se complètent et qui peuvent s'enrichir l'un l'autre mais au départ, c'est compliqué.
Pour ma part, comme la plupart de mes collègues présents autour de cette table, j'ai le privilège de travailler au CNRS, où l'on est chercheur à plein temps. Mais nous sommes une minorité dans le milieu de la recherche en France, de l'ordre de 10 %, pas plus.
On voit effectivement ce grand décalage entre les sciences dures et les sciences biologiques. Sur le graphique qui présente les deux niveaux d'enseignants-chercheurs, à savoir d'abord les maîtres de conférences puis les professeurs, on voit bien que les femmes sont moins nombreuses dans la deuxième catégorie, plus prestigieuse, mais on voit aussi que dans certaines disciplines, le vivier, c'est-à-dire les maîtres de conférences, a même tendance à diminuer avec le temps.
Personnellement, au début de ma carrière, j'ai eu la chance d'être affectée dans un laboratoire où il y avait une proportion importante de femmes (30 % environ), et je pense que cela m'a aidée, même si je n'y ai pas forcément prêté attention au début car je trouvais cela normal.
Au cours du temps, ce nombre a tendance à décroître, en particulier au moment du recrutement des jeunes, et c'est problématique.
S'agissant du recrutement, il peut y avoir des biais, c'est-à-dire qu'on peut avoir tendance à recruter plus facilement un homme qu'une femme. Il y a eu beaucoup de travail réalisé pour éviter de propager ce biais selon lequel on considère que les hommes sont plus brillants que les femmes parce qu'ils seront peut-être plus sûrs d'eux et présenteront leur carrière différemment. Mais finalement qu'est-ce qu'un bon chercheur ? Qu'est-ce qu'un bon scientifique ? En dehors du stéréotype du brillant chercheur dont on glorifie les qualités de leader plutôt que la créativité, qu'est-ce qu'un bon travail de chercheur ? Est-ce savoir mener une équipe, être un bon manager ? Ou est-ce au contraire savoir construire une équipe en regroupant des personnes aux expertises complémentaires, sans nécessairement de leader qui se détache ? Il existe différents modèles.
Le recrutement s'opère de plus en plus tardivement ces derniers temps, notamment dans les sciences dures où traditionnellement, le recrutement se faisait relativement jeune, par exemple, à mon époque, c'était juste après la thèse. C'était peut-être trop jeune, on peut en discuter. Par la suite, on a considéré qu'il valait mieux juger la personne en fonction de son expérience à l'étranger et de son séjour postdoctoral. On a dit qu'il fallait trois ans, puis, six ans. Cela a dérivé vers une situation où on recrutait de plus en plus tardivement.
Or, à 30 ans, il est compliqué d'être maintenu dans un statut précaire. On a envie de fonder une famille, on ne peut pas déménager facilement tous les six mois et cumuler des contrats à durée déterminée, surtout que d'autres professions sont possibles, comme celles dans l'industrie, ou d'autres où l'on utilise ses capacités scientifiques, sans subir cette pression. Donc les femmes disparaissent.
Corrélativement à cela, on voit une diminution du nombre de postes proposés aux jeunes. Et quand le nombre de postes diminue, il semblerait que ce soient les femmes les premières concernées. Le système devient de plus en plus élitiste et ce sont les femmes qui en pâtissent en premier. C'est normal, car les hommes ont des dossiers d'autant plus brillants qu'ils ont diversifié leurs expériences, notamment à l'étranger, et les jurys de recrutement, sans surprise, favorisent ces dossiers. C'est un problème car on risque de sacrifier des générations.
On pourrait remédier à ce problème de recrutement tardif, peu compatible avec une vie de famille, en créant davantage de postes de maîtres de conférences, à un niveau de responsabilité permettant aux jeunes de candidater.
Des règles contre-productives ont été mises en place pour favoriser la visibilité des femmes, par exemple en prévoyant qu'il y ait des femmes dans chaque jury de recrutement ou de thèse. C'est une bonne idée a priori, mais cela représente du travail supplémentaire par rapport au travail de recherche et d'enseignement. De ce fait, les jeunes femmes qui ont la chance d'être recrutées se retrouvent très vite submergées par un enseignement qu'elles doivent monter, un laboratoire de recherche qu'elles doivent aussi faire démarrer, éventuellement une vie de famille. Un constat a été dressé : beaucoup de femmes qui ont eu cette chance inouïe d'avoir un poste s'arrêtent ou tombent malades. Et ce problème du maître de conférences submergé n'est pas forcément mesuré, sachant que nous avons un nombre d'étudiants de plus en plus important, ce qui nécessite un besoin accru dans ce métier.
À côté de cela, si vous regardez les statistiques données par le ministère, le nombre d'enseignants-chercheurs a tendance à diminuer. En parallèle, pour combler ce déficit, on nomme des vacataires. C'est une situation très problématique et, à mon avis, en France, nous n'en parlons pas suffisamment.
Il faut donc bien conclure à un manque d'attractivité lié à un problème de compatibilité entre vie professionnelle et vie de famille. On a vu aussi les problèmes liés à l'âge de recrutement, qui ont favorisé des retards de carrière dont les femmes ont été victimes. Une proposition récente concerne les postes de chaires juniors, postes plus prestigieux que les postes de fonctionnaires, pour favoriser la mobilité des jeunes, mais qui finalement n'ont pas été si compétitifs que ça au niveau international. Ils alimenteraient le déficit des postes plus classiques pour les jeunes.
Il faudrait aussi soutenir les jeunes parents, en offrant des aides au début du retour dans la vie professionnelle. Des universités proposent des décharges d'enseignement, ce qui peut aider pendant un certain temps. D'une manière générale, il faudrait valoriser le travail collectif. Une découverte en science est souvent présentée avec un raccourci en attribuant la découverte à Monsieur ou Madame X, plus souvent Monsieur d'ailleurs. En fait, c'est un travail d'équipe où chacun a contribué avec des compétences complémentaires. Cela n'est pas assez valorisé, il y a beaucoup de progrès à faire là-dessus. Car c'est ce qui fait la beauté du métier : c'est un métier d'équipe, un métier où on avance, on recule.
Je voudrais conclure sur le plafond de verre. On a vu ce problème de recrutement et les difficultés d'évolutions de carrière auxquelles sont confrontées les femmes, d'autant plus lorsqu'elles sont dans des disciplines qui sont les moins défavorisées.
Je vous ai peut-être livré une vision un peu trop liée à la situation des physiciennes, et qui s'applique aussi sans doute aux mathématiciennes. Les biologistes, elles, sont beaucoup plus nombreuses. Pourquoi ? Parce qu'au départ, il y a souvent une majorité de filles dans les études biologiques. Elles souffrent beaucoup moins du déficit mentionné pour les mathématiques et la physique. Mais on constate aussi au fil du temps une perte : les femmes sont de moins en moins nombreuses dans les postes à responsabilité en raison de mauvaises conditions de travail.
Enfin, dans le monde scientifique, on constate aussi que les classes populaires sont moins représentées. Nous avons un problème d'inclusion très général dans les métiers scientifiques. C'est très dommage, car c'est à partir de cette diversité que nous devenons plus créatifs et que nous pourrions faire des découvertes plus importantes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette présentation. Vous avez évoqué la chaire Femmes et Sciences de l'Université Paris-Dauphine. Nous avions organisé l'année dernière une table ronde sur l'intelligence artificielle et les biais de genre. Le Professeur Elyes Jouiny, titulaire de la chaire de Paris-Dauphine, nous avait alors exposé le décrochage dès le CP entre les filles et les garçons. Il s'agit d'un vrai sujet, surtout quand on constate que ce phénomène se produit dans tous les lieux et dans tous les milieux.
Je note un tout petit détail, clin d'oeil à mes collègues, car nous avons publié l'an dernier un rapport sur les familles monoparentales. Et votre rapport montre que le décrochage est un peu moins fort au sein de ces familles. Finalement, quand il n'y a qu'un modèle féminin à la maison, peut-être se projette-t-on davantage.
Je laisse la parole à mes collègues rapporteures.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Je vous remercie pour votre présentation de ce rapport éclairant. J'avais constaté les écarts entre filles et garçons, relayés dans la presse. En tant qu'ancienne professeure de mathématiques au niveau secondaire, cela me touche particulièrement.
Je retrouve des sujets propres à notre situation de femme, tels que le plafond de verre, l'invisibilité, les biais dus aux stéréotypes de genre. Ces problèmes reviennent sans cesse.
J'ai enseigné les mathématiques en terminale A2 qui était à l'époque la terminale « littéraire ». Les études citées sont récentes par rapport aux dernières réformes dans l'éducation nationale. Je suis convaincue que cela commence tôt et qu'il faut s'en occuper tôt. Quand on arrive en terminale, c'est trop tard, le travail doit être réalisé au niveau des classes primaires.
Vous avez insisté sur la nécessité de renforcer la formation initiale en mathématiques et en sciences des professeurs. Je pense que c'est essentiel. Il faut que l'enseignement scientifique soit obligatoire et non pas optionnel. Il y a d'ailleurs une réforme en cours sur la formation des professeurs, la ministre Elisabeth Borne nous l'a confirmé mardi dernier lors de son audition par notre commission de la culture et de l'éducation. Avez-vous exploré les pistes qui pourraient améliorer cette formation des professeurs ? Car on sait qu'un professeur de sciences a un impact sur ses élèves. Les bases sont construites en premier degré et il faut qu'elles soient solides.
Vous formulez des recommandations qui mettent l'accent sur les bonnes pratiques à mettre en oeuvre dans le champ de la recherche publique. Avez-vous aussi réfléchi à la façon dont le champ du privé pouvait être mis à contribution ? Par exemple, à travers des outils comme les critères d'attribution du crédit impôt recherche ou les modalités d'attribution des conventions industrielles de formation par la recherche qui permettent aux entreprises de bénéficier d'une aide financière pour recruter un jeune doctorant.
Vous avez cité, au titre des bonnes pratiques, la politique de quotas mise en oeuvre par le CNRS pour les promotions de directeurs et directrices de recherche. La question des quotas fait toujours débat, en politique aussi et pourtant, s'il n'y avait pas eu de quotas, beaucoup de sénatrices ne seraient pas là aujourd'hui. Ne faudrait-il pas généraliser cette approche ?
Enfin, je voudrais aborder la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, qui touchent tous les pans de la société, vous avez raison. C'est un état de fait, et il faut lutter contre cela. Vous préconisez la mise en place de référents formés sur ces questions dans chaque laboratoire, externe aux structures dont ils accompagnent les agents. Avez-vous une idée des viviers dans lesquels on pourrait recruter ces référents ?
Mme Laure Saint-Raymond. - Je pourrais répondre à la question des mathématiques au lycée et de la formation des professeurs. Un groupe de travail se penche actuellement sur l'école et la scolarité obligatoire. L'objectif est de faire des propositions de réformes structurelles du système d'éducation, et non pédagogiques. Trois thèmes principaux sont abordés dans cette consultation menée en lien avec de nombreuses institutions : la gouvernance des établissements et leur fonctionnement partenarial, le métier de professeur et les questions de recrutement et de formation et enfin la question de l'inclusion. La formation est donc au coeur du travail de ce groupe.
Je voudrais également dire un mot sur les quotas, qui peuvent sembler de bonnes idées mais qui, en réalité, nous font du tort, en tant que femmes.
En tant que mathématicienne, je fais partie d'une communauté où les femmes sont sous-représentées. Pour améliorer la représentation des femmes, on a mis en place des mesures pour qu'il y ait des femmes dans tous les comités de recrutement.
Cela signifie que nous contribuons à ces comités proportionnellement dix fois plus que nos collègues hommes. Le temps qui nous reste pour faire de la recherche et produire des résultats est donc d'autant plus limité. J'avais déjà exprimé mes inquiétudes à ce sujet en 2012, lorsqu'on m'a remis le prix Irène Joliot-Curie.
Cela me semble être une très mauvaise idée qui perdure... On peut même aller chercher des femmes qui ne sont pas spécifiquement compétentes sur le sujet traité, ce qui renforce le syndrome de l'imposteur. C'est davantage de travail et finalement, on est là juste pour le quota.
Je pense que c'est vraiment à manier avec beaucoup de précaution.
Mme Dominique Vérien, présidente. - En fait, c'est pratique quand on dispose d'un vivier. On peut alors éviter d'être, comme dans certains métiers, à 70 % de femmes, mais à seulement 20 % dans les postes de direction. C'est particulièrement vrai dans le domaine scientifique, où le problème du cours préparatoire est crucial. Tant qu'on ne dispose pas d'un vivier, cela peut créer des difficultés.
M. Patrick Flandrin. - Lors de la dernière campagne d'élection de l'Académie des sciences, 10 femmes ont été élues sur 18. Il s'agissait d'une politique de quotas en amont, pas en aval. Pour être tout à fait transparent, notre politique interne a consisté à ce que sur quatre noms proposés pour un poste, il y ait au moins une femme. C'est un effort d'un an, afin de faire remonter des noms de possibles membres de l'Académie, au sein de toutes les sections.
Ensuite, l'élection donne les résultats qu'elle donne. Mais si nous ne passons pas par cette étape, la probabilité qu'aucun nom de femme ne remonte est la même que pour les grands prix, les conférences internationales, etc. Ce n'est pas forcément de la mauvaise volonté, c'est surtout qu'on a tendance à reproduire ce qu'on a vu ailleurs, y compris les dynamiques un peu discriminantes.
En tout cas la parité au sein des jurys entraîne effectivement une surcharge de travail pour les femmes car s'il n'y a qu'un tiers de femmes dans le vivier et qu'on exige 50 % dans les jurys, il y en aura forcément qui travailleront plus que d'autres.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Merci infiniment, mesdames et messieurs les académiciens. C'est formidable de pouvoir commencer ce rapport en posant ce constat, qui n'est hélas, pas très optimiste. Mais nous allons essayer de trouver quelques leviers.
Le problème des professeurs des écoles est particulièrement préoccupant. Les futurs professeurs des écoles n'auront peut-être plus de maths dans le tronc commun en première et terminale, ce qui les découragera encore plus d'enseigner les mathématiques et les sciences. C'est un cercle vicieux. Il faudra prendre cela en compte lors de nos auditions avec la DGESCO et le ministère de l'éducation nationale, notamment pour les modules de formation de nos futurs professeurs.
Nous sommes allées récemment dans les locaux de l'association « La main à la pâte », ils font un excellent travail, je crois qu'on n'a jamais fait mieux.
En revanche, je déplore que les Fêtes de la science soient devenues un événement fermé, « entre soi ». Il faudrait obliger chaque établissement scolaire à organiser des événements au sein de l'établissement, plutôt que de simplement exposer deux ou trois choses dans les établissements scientifiques traditionnels. Au fond, nous avons raté le coche de cette fête qui aurait dû démocratiser la science.
S'agissant de l'enseignement des mathématiques, on peut en effet se sentir bloqué. À titre personnel, je pense que si j'avais appris les mathématiques avec Cédric Villani, j'en aurais une vision bien différente !
Les stéréotypes et les approches traditionnelles des mathématiques et des sciences sont également un obstacle. Le terme « sciences dures » est déjà en soi dissuasif. Une autre approche, notamment pour les petites filles, serait bénéfique.
Je pense que les modèles trop emblématiques, comme Marie Curie, peuvent en effet être impressionnants. Vous parliez des jeunes talents de la Fondation L'Oréal : il est intéressant de développer ce genre d'initiatives, comme les Cordées de la réussite avec l'École polytechnique, afin de sensibiliser les jeunes lycéennes aux sciences en leur présentant des modèles qui ne sont pas forcément des médaillées d'or.
Vous avez beaucoup parlé de l'accompagnement des familles. Lorsque j'étais rapporteure de la loi de programmation de la recherche (LPR), j'ai été sensibilisée aux problèmes financiers, auxquels sont confrontés les chercheurs qui doivent déménager à l'étranger : on vous donne une petite enveloppe pour vous installer, mais rien de particulier ou pas grand-chose pour vos enfants. Il y a des choses à faire.
Sur les chaires junior, nous avons beaucoup poussé pour les créer dans le cadre de la LPR. Elles étaient notamment destinées à faire revenir des femmes, parties à l'étranger pour des situations plus avantageuses. L'intention était de les faire revenir afin qu'elles mènent leur carrière en France. Je sais que c'est compliqué, cela créait une dichotomie. A priori, le budget de cette année rogne complètement sur cette partie-là.
Je m'intéresse surtout à la carrière doctorante et post-doctorante. Qu'est-ce qu'on pourrait faire pour améliorer les carrières scientifiques des femmes dans ces filières, tout en leur permettant de concilier vie de famille, vie professionnelle et des carrières très longues qui s'entrechoquent ?
M. Patrick Flandrin. - Je souhaite faire une remarque, sans apporter une réponse complète à votre question. Nous nous intéressons également aux questions liées à l'évaluation, comme les promotions et les recrutements, qui sont souvent basées sur des critères pouvant devenir discriminants. Un autre comité réfléchit actuellement à des questions d'évaluation, en particulier dans le contexte de la science ouverte, et prépare un rapport contenant des recommandations visant à trouver de nouvelles méthodes d'évaluation qui ne privilégient pas uniquement les chercheurs ayant changé de laboratoire tous les six mois ou ayant reçu un grand nombre d'invitations à des conférences. Cela pourrait être un moyen de prendre en compte la diversité des travaux scientifiques de qualité ouvrant droit à des promotions. Réfléchir aux blocages existants dans l'évaluation est sans doute une piste à explorer.
Mme Laure Saint-Raymond. - Je voudrais ajouter quelques éléments sur l'évaluation dans les métiers de la recherche. Aujourd'hui, cette évaluation pose problème, notamment en ce qui concerne les questions de genre. Lorsqu'on remet un prix, on récompense une personne, ce qui peut pénaliser les femmes qui travaillent de manière plus collective. Je pense que cela est préjudiciable au système dans son ensemble, car nous produisons de plus en plus de résultats individuels, mais nous réfléchissons moins à ce qui fait réellement avancer la science de manière collective. Or les femmes travaillent de manière plus collective que les hommes, notamment dans les mathématiques. C'est un aspect important à prendre en compte dans l'évaluation.
Les concours d'entrée dans les grandes écoles sont également concernés par ce biais. Les filles hésitent souvent à répondre si elles ne sont pas sûres de la réponse, ce qui peut les pénaliser. En revanche, les garçons sont moins hésitants à prendre des risques, même s'ils ont des réponses incorrectes.
Je pense que ces comportements sont importants à prendre en compte. Par exemple, les déplacements à l'étranger devraient être symétriques entre les hommes et les femmes. Partir avec sa famille, qu'on soit homme ou femme, ne devrait pas être différent. Cela est lié à des représentations sociales qui ne sont pas spécifiques aux sciences. Personnellement, j'ai vécu cela lorsque j'ai déménagé à l'étranger avec mon mari. On lui a dit qu'il était fou de me suivre, mais on ne pose jamais ces questions-là à un homme qui s'en va.
Ce sont finalement des éléments externes à la communauté de recherche, des représentations sociales, qui ne sont pas spécifiquement liées à la science.
Mme Jacqueline Bloch. - Je voulais revenir sur certaines observations. Les femmes s'autocensurent beaucoup, elles ont besoin d'être parfaites avant de se présenter et presque certaines d'être promues avant de candidater. Cependant, une fois qu'elles candidatent, elles sont promues autant, voire plus, que les hommes. Par exemple, pour la promotion en tant que directeur de recherche au CNRS. Il faut encourager les femmes à postuler, à candidater à des prix, à des contrats de recherche, à prendre des responsabilités.
Je voudrais revenir sur la vulnérabilité à certains moments des carrières scientifiques, en particulier quand on est étudiant en thèse. La relation de binôme exclusif avec son responsable de thèse peut donner lieu à de la maltraitance et à des harcèlements. Des efforts ont été faits, mais cela peut être encore amélioré, par exemple en introduisant des comités de suivi de thèse, composés de personnes extérieures. Cela aide à débloquer des situations, mais cela peut être encore amélioré.
Je voudrais aborder aussi le moment particulier dans les carrières scientifiques que sont les conférences. La Société française de physique a élaboré une charte selon laquelle les conférences ne sont pas soutenues financièrement par la SFP s'il n'y a pas un minimum de femmes invitées. On s'engage à promouvoir la visibilité des femmes scientifiques, en les invitant. Et on encourage les hommes à ne pas accepter une invitation s'il n'y a pas un nombre raisonnable de femmes admises à s'exprimer dans la conférence. Certains collègues le font.
Certaines conférences prennent désormais en compte cette situation en désignant des référents auxquels les participantes peuvent s'adresser si elles se sentent en insécurité. J'ai eu l'occasion d'assister à une telle conférence et j'ai trouvé cette initiative formidable. Il me semble qu'elle devrait se généraliser pour éviter de placer les gens dans des situations délicates, notamment en raison de rôles hiérarchiques qui peuvent les empêcher de dire « laissez-moi tranquille ». Après tout, on va à une conférence pour son travail, pour apprendre et présenter ses travaux, et non pour être importuné.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - C'est un privilège de vous entendre pour inaugurer notre programme d'auditions. Mon propos portera sur trois points : l'orientation et la formation, le déroulement de carrière et la question des quotas.
Beaucoup de choses ont été dites sur cette spirale vicieuse selon laquelle les petites filles osent moins s'orienter vers des études scientifiques, ce qui a pour conséquence moins de scientifiques féminines, moins de chercheuses, et moins de femmes qui s'illustrent dans ces disciplines. Il faut prendre le problème par tous les bouts pour le résoudre.
Vous avez évoqué l'auto-assignation des femmes dans certaines fonctions, que l'on observe dans tous les travaux que mène notre délégation. Cela touche à l'estime de soi, au regard de l'autre, et à la capacité à aller plus loin. Dans les disciplines scientifiques, cette problématique est encore plus forte.
Sur l'orientation, il faut agir le plus tôt possible, dès les classes primaires. Les rôles modèles sont importants pour que les jeunes filles s'orientent vers les carrières scientifiques. Le programme « Science For Girls » a apporté des résultats importants.
La formation lacunaire des professeurs des écoles en matière scientifique est un point à améliorer. Et il me semble que la proposition du Conseil d'analyse économique de faire intervenir des brigades d'enseignantes spécialisées dans les matières scientifiques dès l'école primaire pourrait être intéressante. Ne pourrait-on pas explorer ces deux idées simultanément afin de faciliter une meilleure connaissance et une meilleure orientation des petites filles vers les matières scientifiques ? Pourquoi ne pas maintenir la continuité de ce type d'intervention tout au long de la scolarité, car il y a des étapes dans la vie où l'on peut être davantage réceptif. Cela peut varier en fonction de la maturité, à la fois intellectuelle et personnelle.
Je sais que cela coûte de l'argent, ce qui est un problème.
La question des carrières et des difficultés que rencontrent les femmes au niveau des doctorantes, des post-doctorantes, des chercheuses pour concilier les contraintes liées à ces métiers avec une vie familiale sont importantes. Il est essentiel de donner plus de possibilités à des femmes chercheuses ou des femmes menant une double carrière de s'épanouir et de ne pas abandonner. C'est capital, car les femmes peuvent réaliser un arbitrage en défaveur de leur carrière pour privilégier leur vie de famille, à un moment donné. Des propositions visent à donner davantage de place au congé de paternité pour permettre aux femmes de se donner plus de temps pour leur carrière. Cependant, cela ne fonctionne pas toujours ainsi car le congé n'est pas toujours pris par les hommes. Quel est votre avis sur l'obligation pour les hommes de prendre ces temps pour permettre aux femmes de s'accomplir professionnellement davantage dans vos disciplines ? Y aura-t-il des biais ?
Enfin, sur les quotas, il y a effectivement deux aspects. On se dit parfois que c'est une mauvaise idée, en raison de la politique de discrimination positive. Où placer le curseur ?
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Je vous remercie beaucoup pour ce rapport dont nous avons pris connaissance avec grande attention. Deux points m'intéressent particulièrement. Vous avez présenté une photographie du phénomène de décrochage par rapport aux différents contextes sociaux et familiaux, mais je n'ai pas vu de différenciation territoriale. En tant qu'élue d'un territoire de grande ruralité, le Grand Est, j'aurais souhaité avoir des données sur les campagnes.
Je travaille sur les questions d'éducation avec l'université de Lorraine. Or, on constate que dans les territoires ruraux, le nombre de bacheliers, filles ou garçons, qui poursuivent des études supérieures est très limité, notamment dans les sciences.
Mme Laure Saint-Raymond. - Nous n'avons pas inclus le graphique dans notre rapport, mais il figure dans le rapport de la chaire Femmes et sciences de l'Université Paris-Dauphine et se base sur les chiffres de la DEP.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Vous avez présenté un tableau comparatif de notre positionnement par rapport aux autres pays de l'OCDE. On se rend compte qu'il n'y a pas de différence.
Des actions sont-elles menées au niveau européen pour étudier cette question ? La problématique semble identique dans tous les pays de l'OCDE. Un travail commun a-t-il été mené entre les différentes académies et les scientifiques du monde pour traiter cette question du décrochage des filles dans les sciences de manière internationale ?
M. Gilbert Favreau. - Je passerai rapidement sur les stéréotypes familiaux et sociétaux, qui sont difficiles à évacuer.
J'ai eu l'opportunité de parrainer une jeune fille en terminale qui se cherche encore. Elle m'a dit que Parcoursup lui avait suggéré d'aller dans une école où elle avait le plus de chances d'obtenir un droit d'entrée, sans lui suggérer de passer des concours, en dépit de son excellent niveau en mathématiques. Je trouve cela regrettable. Personnellement, je lui aurais suggéré des concours. Cependant, elle est issue d'une famille modeste, d'agriculteurs, et je pense qu'il y aura des réticences dans la famille. Comment voyez-vous ce cas d'espèce que je vous soumets ?
Mme Laure Saint-Raymond. - Je souhaite répondre sur les questions relatives à l'ambition scolaire. Concernant la question en CP, il n'y a pas de différence entre les milieux ruraux et les milieux plus urbains, ni même entre les milieux de REP+. En fait, c'est même plutôt meilleur en REP+, où les filles décrochent le moins.
En revanche, l'ambition scolaire décroche beaucoup en milieu rural et encore plus chez les filles au collège. J'ai discuté avec le préfet de la Haute-Saône il y a peu, et il y a presque 15 points d'écart entre les filles et les garçons à l'issue de la troisième.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Dans notre rapport Femmes et ruralité, nous avons bien mis en évidence le problème de l'ambition scolaire et la différence entre les filles et les garçons en milieu rural.
Mme Laure Saint-Raymond. - Je suis étonnée que Parcoursup, un logiciel, puisse aider à faire de l'orientation sans connaître les individus.
En tout état de cause, les familles encouragent moins les filles, particulièrement dans les milieux plus modestes. C'est une réalité.
Enfin, sur les congés de paternité, je ne suis pas sûre qu'ils soient pris pendant le congé de maternité, ce qui n'a pas tellement libéré les femmes de leurs responsabilités. Quand les enfants sont petits, qu'ils sont malades, c'est une période compliquée, surtout dans un métier comme la recherche, où l'on a besoin de grandes plages de tranquillité. Or à cette période, il faut penser à une multitude d'autres choses, c'est le problème de la charge mentale. Cette charge mentale pourrait très bien être partagée. C'est une question sociétale.
Je voulais juste dire deux choses qui ne sont pas liées aux questions. La première, c'est qu'on a beaucoup parlé des carrières des femmes en sciences, sous l'aspect, est-ce que c'est un droit pour les femmes ? Comment est-ce qu'on y accède ?
L'égalité n'est pas un droit seulement individuel, c'est un droit collectif. Il est crucial que le monde de la recherche soit diversifié, avec des femmes et des personnes issues de formations variées. Ce n'est pas seulement une question d'égalité des droits avec les hommes, mais aussi de nécessité pour le milieu de la recherche. Il faut des femmes, des personnes formées différemment des écoles d'ingénieurs et des classes préparatoires, et des personnes issues de milieux culturels divers.
Pour finir, même si c'est politiquement incorrect, je suis surprise qu'une délégation traitant de l'égalité soit composée essentiellement de femmes ! Il y a bien un homme ce matin, mais cela ne suffit pas pour parler d'égalité hommes-femmes.
Mme Laure Darcos. - Nous essayons de faire venir des hommes, sans relâche.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure - Au Sénat, nous sommes un tiers de femmes, il y a donc beaucoup d'hommes : il faut qu'ils s'impliquent sur ces sujets. Merci en tout cas à ces messieurs d'être avec nous.
Mme Jacqueline Bloch. - La notion de travail d'équipe peut régler beaucoup de choses. Cela peut être plus attirant pour les femmes et permettre d'aider dans les moments où l'on est très occupé avec des petits-enfants ou des enfants malades ou lors d'un congé de maternité. Dans une équipe, les collègues peuvent assurer la continuité, encadrer les étudiants et répartir les tâches de manière plus efficace. Cela peut avoir une incidence sur les retards de carrière éventuels des femmes et sur la meilleure répartition de l'égalité dans l'évolution.
Je voudrais ajouter que le mot « sciences dures » peut être considéré comme source de confusion. En effet, « dur » est le contraire de « facile », alors qu'en réalité on parle de « sciences dures », en opposition à « sciences molles », lesquelles sont tout aussi exigeantes en termes de difficulté. Peut-être devrions-nous reconsidérer ce mot pour éviter les malentendus !
Mme Hélène Bouchiat. - Je voulais parler un peu de l'Europe, car nous sommes de plus en plus dans une dynamique très forte de coopération scientifique européenne et je pense que cela va encore se développer.
Je trouve intéressant de faire des comparaisons, en particulier par rapport aux pays nordiques, qui sont très en avance en matière d'inclusion, notamment au niveau de la politique et du travail des femmes. Cependant, ils ont un gros problème de recrutement de femmes dans les sciences exactes, physiques et mathématiques. Cela les ennuie parce qu'ils ont une culture plus avancée que nous, notamment sur les congés de paternité. Il est commun de voir des hommes prendre un an pour s'occuper de leurs enfants, ce qui ne les empêche pas d'avoir des contrats européens et une reconnaissance internationale.
Cependant, au niveau du recrutement, c'est une catastrophe. Ils ont une fiche de poste qui définit clairement les attentes, ce qui ne se fait plus trop au niveau académique chez nous. Il paraît que les hommes ne les lisent pas, ce n'est pas important pour eux, mais que les femmes les lisent et se disent : « Non, je ne pourrais pas faire ça, ce n'est pas possible. » L'autocensure opère déjà à ce niveau-là.
Ils ont aussi constaté que la manière dont se constituent les groupes de recherche est problématique. On accède à un poste très tardivement, avant cela il n'y a pas de postes vraiment permanents. Ils ont introduit des postes de tenure tracks, qui ne sont pas tout à fait des postes permanents, mais qui sont déjà un petit progrès et cela leur a permis de recruter davantage de femmes, de différents horizons. Cela se traduit par une diversité intéressante, avec des Espagnols travaillant en Finlande, par exemple.
Cependant, il subsiste un élément spécifique aux carrières scientifiques, où les postes sont très compétitifs. L'idée est que les personnes ayant eu une carrière longue et précaire sont plus aptes à occuper ces postes. Cela permet d'évaluer leur ténacité, car elles ont réussi à persévérer malgré les difficultés. Ce critère de sélection est devenu problématique, même dans les pays très inclusifs.
Le cas de l'Allemagne est intéressant, car le pays est parti d'une situation où les femmes étaient cantonnées au foyer. Le concept de la « mère corbeau » qui délaisse ses enfants pour sa carrière a évolué, et les universités commencent à prendre en compte la diversité comme un critère important. Elles présentent des projets favorisant la diversité, comme la création de crèches à l'intérieur des universités. Cela évolue doucement. La raison de ce changement est peut-être liée au modèle traditionnel de recherche pyramidal, avec au sommet « Herr Professor » mais dans lequel certaines femmes s'adaptent parfaitement. Est-ce le bon modèle ? Il faut se poser la question, car cela concerne à la fois les femmes et les hommes.
Le Portugal offre un exemple intéressant, avec une quasi-parité dans les études scientifiques à l'université. Il faudra attendre pour voir comment cela évoluera, mais cela montre une diversité intéressante au niveau européen.
L'étude d'Elyès Jouini, réalisée pour l'Université de Paris-Dauphine souligne que la parité en sciences est de moins en moins bonne dans les pays les plus riches.
Mme Laure Saint-Raymond. - J'ai peur qu'il y ait un autre critère : il y a plus de femmes dans le milieu universitaire dans les pays où les métiers universitaires sont les moins reconnus socialement.
Mme Hélène Bouchiat. - Et où les salaires sont les plus bas !
Mme Juliette Rochet. - Vous avez également cité un projet de brigade d'enseignants spécifiques pour l'enseignement scientifique. Je n'étais pas au courant de cette proposition, mais elle semble intéressante. Il faudrait explorer ce dispositif pour compléter le manque de formation scientifique des enseignants du primaire, à condition qu'il ne soit pas réservé aux hommes.
M. Patrick Flandrin. - Je voulais souligner la question de temporalité et de pragmatisme. Tous les efforts pour améliorer la formation porteront leurs fruits dans un certain nombre d'années. Cela n'empêche pas qu'il y ait des mesures, comme les quotas, qui sont peut-être des points de passage obligés pour aider à une prise de conscience.
Dans un monde idéal, il faudrait qu'il n'y ait plus de prix Irène Joliot-Curie, plus de prix spécifiques ou de reconnaissance parce que la question ne se poserait plus. Mais nous n'en sommes pas là. Entre-temps, si cela peut aider à lancer les dispositifs, c'est certainement une bonne chose.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Sur la notion de quota, il y a un moment où le quota est nécessaire, à condition d'avoir le vivier.
Je suis intervenue chez Syntec, le syndicat des bureaux d'études, qui a l'obligation légale d'avoir 40 % de femmes dans les comités exécutifs. Le président de Syntec m'a dit qu'il cherchait des « directeurs » femmes. Je lui ai suggéré de chercher des directrices ! Si l'on n'a pas à l'esprit qu'on cherche des femmes, on a plus de mal à les trouver.
Lorsqu'une entreprise est obligée d'avoir des femmes, elle doit regarder dans son vivier. Parfois, on en a, comme au ministère de la Santé qui a 73 % de femmes, mais n'arrive pas à trouver suffisamment pour atteindre 40 % de postes de direction ! C'est un problème culturel, les femmes ne se proposent pas spontanément, de façon naturelle.
C'est pourquoi il faut faire ce travail, avoir ces rôles modèles. Il faut oser s'affirmer et montrer que nous sommes capables ! La diversité et la parité sont importants pour qu'on construise ensemble quelque chose qui convienne à tous : on ne peut pas laisser de côté 50 % de la population.
Nous allons réauditionner l'Université de Paris-Dauphine, car il faut travailler sur ce qui se passe au moment du cours préparatoire. Je suis sûre que ce travail que nous inaugurons aujourd'hui sera absolument passionnant.
Table ronde sur le
thème « Des femmes scientifiques aux parcours modèles
et inspirants »
(6 mars 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Mesdames les rapporteures, Chers collègues, Mesdames, Messieurs,
À l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars, notre délégation a décidé, dans le cadre de son rapport annuel sur la thématique « Femmes et Sciences », d'organiser une matinée dédiée à des femmes scientifiques exceptionnelles dont le parcours, tout autant personnel que professionnel, force l'admiration et le respect.
Nous espérons qu'elles pourront susciter la vocation de toute une génération de jeunes filles qui hésitent encore à s'orienter vers les sciences, ou qui en sont parfois dissuadées en raison de stéréotypes de genre. Ceux-ci ont malheureusement la vie dure.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat, ce qui permettra de lui donner la publicité et l'audience les plus larges possibles.
Le 13 février dernier, à l'occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de sciences, nous avons inauguré nos travaux en invitant des membres de l'Académie des sciences à nous présenter leur rapport de juin 2024 intitulé « Sciences, où sont les femmes ? ».
Les femmes représentent encore moins d'un tiers des chercheurs scientifiques en France. Ce chiffre stagne ces dernières années. Elles sont encore moins nombreuses à occuper des postes à responsabilité au sein des laboratoires de recherche ou des départements de recherche et développement (R&D) des entreprises.
Cette sous-représentation est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, 45 % des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences, contre 28 % des garçons.
Au cours de nos travaux, nous cherchons à répondre aux questions suivantes :
- comment amener davantage de filles vers les mathématiques et les sciences, dès le plus jeune âge et tout au long de leur scolarité ? Je rappelle que le décrochage des filles en mathématiques intervient entre le début et la fin du cours préparatoire, sans aucune raison qui justifierait qu'elles soient moins bonnes que les garçons dans cette matière ;
- comment encourager les jeunes filles et femmes à poursuivre une carrière scientifique et à prendre des postes à responsabilité ?
- comment mieux valoriser des rôles modèles de femmes scientifiques et lutter contre les stéréotypes à tous les niveaux ?
Avec les quatre rapporteures désignées par la délégation sur cette thématique, mes collègues Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés, il nous a donc semblé important de mettre en avant des parcours inspirants de femmes scientifiques qui peuvent servir de rôles modèles aux jeunes filles qui nous regardent.
Les cinq femmes, que nous accueillons ce matin, ont certes toutes connu un parcours d'excellence, mais elles démontrent aussi que les sciences sont accessibles à toutes les jeunes filles motivées. C'est une question de passion, de persévérance, de motivation et d'encouragement à poursuivre dans cette voie.
Chacune d'entre elles évoquera devant nous son parcours personnel et professionnel, et partagera avec nous sa passion pour son métier. Elles pourront aussi nous préciser en quoi le fait d'être une femme a pu constituer un obstacle - ou une chance - dans la poursuite d'une carrière couronnée de succès.
J'ai donc l'immense honneur d'accueillir ce matin, par ordre alphabétique :
• la docteure Kumiko Kotera, astrophysicienne, directrice de recherche au CNRS, directrice de l'Institut d'astrophysique de Paris et auteure du livre « L'Univers violent » paru en janvier 2025 ;
• la docteure Marina Kvaskoff, épidémiologiste, chercheuse à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), directrice du groupe de recherche sur l'épidémiologie de la santé gynécologique, spécialiste de l'endométriose ;
• la professeure Carole Mathelin, professeure universitaire et hospitalière de gynécologie-obstétrique, récemment élue présidente de l'Académie nationale de chirurgie ;
• la docteure Heïdi Sevestre, glaciologue, membre du programme de surveillance et d'évaluation de l'Arctique, auteure de plusieurs ouvrages - elle interviendra en direct depuis le Svalbard, à l'extrême nord de la Norvège ;
• enfin, la docteure Aleksandra Walczak, biophysicienne, directrice de recherche au CNRS, au sein du Laboratoire de physique de l'École normale supérieure (ENS) et récemment élue membre de l'Académie des sciences.
Je vous souhaite à toutes la bienvenue et vous remercie infiniment pour votre présence parmi nous ce matin.
Madame Mathelin, vous êtes professeure de gynécologie-obstétrique à la faculté de médecine et au CHU de Strasbourg, cheffe du service de chirurgie de l'Institut de cancérologie de Strasbourg. Vous avez été élue, en janvier dernier, présidente de l'Académie nationale de chirurgie. Vous êtes devenue la première femme à occuper ce poste prestigieux. Il a fallu attendre 300 ans pour que ce soit possible : ça y est, ils sont mûrs.
Vous êtes considérée comme une référence en matière de chirurgie mammaire et avez consacré votre carrière à améliorer la prise en charge des cancers du sein, en alliant expertise technique et défense des droits des patientes.
Vous êtes particulièrement engagée dans la défense de la parité au sein des professions chirurgicales : vous prévoyez ainsi de mettre en place des programmes visant à encourager la présence de jeunes femmes dans des spécialités encore peu féminisées, comme la chirurgie cardiovasculaire ou neurochirurgicale.
Étant donné que vous venez de Strasbourg, et que nous sommes ici la chambre des territoires, je tiens à souligner que tout ne se passe pas à Paris : on peut vivre en province, réussir, et même devenir présidente de l'Académie de chirurgie.
Mme Carole Mathelin. - Mesdames, c'est un immense honneur d'être parmi vous aujourd'hui. Messieurs, je tiens également à vous remercier pour votre soutien dans ce combat. Votre engagement à nos côtés est essentiel.
Je suis originaire de Lorraine et d'Alsace. Je remercie d'ailleurs chaleureusement les représentants du Grand Est présents aujourd'hui pour leur soutien aux femmes de notre territoire. J'ai effectué ma scolarité à Thionville avant d'intégrer, en 1979, la faculté de médecine de Strasbourg. J'y ai rapidement été sensibilisée à la cause des femmes. Très tôt, il m'est apparu comme une évidence que ma vocation serait la gynécologie-obstétrique, car il me semblait que notre présence y était essentielle. Nous accompagnons la vie qui naît, mais également, malheureusement, la mort, notamment à travers le cancer du sein, qui demeure l'une des premières causes de mortalité chez la femme. Il m'a semblé fondamental d'être aux côtés de ces patientes, du début à la fin de leur parcours.
J'ai eu la chance d'être soutenue dans cette voie par mon maître de l'époque, le professeur Robert Renaud, aujourd'hui disparu. Il avait une vision admirable de la chirurgie, qu'il considérait comme une discipline permettant non seulement de vaincre la maladie au présent, mais aussi de mieux la comprendre pour l'avenir. Il nous rappelait souvent que nous aurions la technique, que nous saurions traiter les maladies, mais que l'essentiel était ailleurs : il nous fallait faire de la prévention et chercher à comprendre.
C'est précisément cette conviction qui a guidé notre action. Dès 1985, c'est le professeur Renaud qui a eu l'idée de mettre en place un dépistage organisé du cancer du sein. Ce fut un long combat : en 1985, nous avons tenté de convaincre nos confrères, sans succès. Nous avons persisté en 1986, puis en 1987, 1988... Jusqu'à ce qu'enfin, le 15 mai 1989, nous parvenions à instaurer en Alsace le tout premier programme de dépistage organisé du cancer du sein en France. Cette initiative a rencontré un succès remarquable. Certes, aujourd'hui, les taux de participation sont en baisse, mais cette action de prévention demeure essentielle.
À cette époque, la recherche était au coeur de nos préoccupations. Je me souviens avoir dit à mes collègues du CNRS qu'ils nous avaient permis de transformer la chirurgie. Nous avions pour objectif d'adopter une approche transdisciplinaire, de sortir du cadre strict de notre spécialité pour aller à la rencontre des autres disciplines et leur poser les bonnes questions. Nous avions alors une certitude : nous surtraitions les patientes, et sans doute aussi les patients. Il nous fallait affiner nos pratiques, rendre nos interventions plus précises et moins invasives. C'est ainsi que nous avons été les premiers à breveter, en France, la technique du ganglion sentinelle, aujourd'hui utilisée à l'échelle mondiale. Nos collègues du CNRS nous ont apporté un soutien inestimable en développant les sondes et les caméras nécessaires à cette avancée. Sans eux, cette révolution dans la prise en charge des cancers n'aurait pas été possible.
Aujourd'hui, cette approche permet d'envisager une chirurgie plus mesurée, tant pour les hommes que pour les femmes, en réduisant les gestes inutiles. Mais notre engagement ne s'arrête pas à la recherche : nous avons également oeuvré dans le domaine de l'enseignement. Nous avons lancé la première formation diplômante sur les maladies du sein en Algérie, puis au Sénégal, en Syrie, et nous nous apprêtons désormais à accueillir en France des médecins ukrainiens pour les former. Cette transmission du savoir, notamment auprès des jeunes générations, constitue une dimension particulièrement enrichissante de notre métier.
Bien entendu, nous restons également engagés sur le terrain, dans les services hospitaliers. À ce titre, je dirige le service de chirurgie de l'Institut de Cancérologie Strasbourg Europe. Mais nos métiers nous permettent aussi d'approfondir nos recherches.
Actuellement, notre réflexion porte sur les causes du cancer du sein. Pourquoi est-il si fréquent en France ? Notre pays détient le taux d'incidence le plus élevé au monde. Aujourd'hui, environ une femme sur huit est touchée par cette maladie. Nous voulons mieux comprendre cette pathologie : d'où vient-elle ? Pourquoi progresse-t-elle ? Pourquoi touche-t-elle des jeunes femmes ? Une piste particulièrement sérieuse émerge : celle des facteurs environnementaux.
Les chirurgiens jouent un rôle essentiel dans la compréhension des maladies, notamment en effectuant des analyses directement au moment de l'intervention. Ils peuvent ainsi mesurer les taux de pesticides, de substances perfluoroalkylées et polyfluoroalkylées (PFAS), ainsi que de divers métaux présents dans les tumeurs. Ce phénomène est également observé dans d'autres types de cancers, tels que ceux de la prostate ou du pancréas. Il est donc primordial que les chirurgiens soient impliqués dans cette démarche, afin d'approfondir nos connaissances sur l'origine et le développement de ces pathologies.
Le professeur Renaud avait pour ambition de mieux comprendre la maladie. Je suis convaincue que nos actions en matière de santé publique permettront, à terme, d'en réduire l'incidence. Tel est en tout cas l'objectif que nous poursuivons avec détermination. Ainsi s'articule mon parcours, entre soins, recherche et enseignement.
Il m'a paru particulièrement important de rejoindre l'Académie nationale de chirurgie. En tant que chirurgienne, j'ai constaté la très faible représentation des femmes au sein de cette institution. Pourtant, ce sont majoritairement des femmes qui assurent au quotidien le fonctionnement d'un hôpital : infirmières, aides-soignantes, anesthésistes, chirurgiennes, toutes présentes au bloc opératoire et pourtant trop souvent exclues des prises de décision.
Dans les carrières hospitalo-universitaires, un véritable plafond de verre empêche les femmes d'accéder aux postes à responsabilités. Elles assurent le service hospitalier quotidien, mais lorsqu'il s'agit de prendre des décisions stratégiques, elles sont systématiquement écartées. Il est impératif de faire évoluer les choses, afin qu'elles puissent devenir cheffes de service, présidentes de commissions médicales d'établissement (CME), doyennes ou encore académiciennes. C'est un combat que nous menons activement avec le Conseil National des Universités (CNU), et nous oeuvrons à faire bouger les lignes.
L'Académie de chirurgie, fondée en 1731 par le premier chirurgien du roi Louis XV, a longtemps fonctionné sans la voix des femmes. Aujourd'hui, nous avons décidé qu'aucune décision majeure en matière de chirurgie ne pourra être prise en France sans qu'au moins une femme y soit associée et donne son accord. L'Académie mène cette année un combat en faveur des femmes. Je suis heureuse de constater que les académiciens y adhèrent pleinement.
Il existe en France une anomalie majeure dans la formation des chirurgiens traitant les pathologies féminines. Contrairement à d'autres spécialités chirurgicales bien définies - urologie, orthopédie, gynécologie, etc. -, il n'existe aucune spécialisation dédiée à la prise en charge chirurgicale du cancer du sein. Ainsi, un praticien ayant exercé en obstétrique durant plusieurs années, sans avoir jamais réalisé d'intervention pour un cancer du sein, peut tout de même être autorisé à opérer une patiente atteinte de cette maladie. Or, sans formation spécifique, il ne maîtrise ni l'ablation tumorale, ni les techniques de reconstruction mammaire, qu'elles soient esthétiques ou réparatrices.
Un homme accepterait-il d'être opéré d'un cancer de la prostate par un chirurgien n'ayant jamais pratiqué cette intervention ? Cette situation constitue une véritable injustice. C'est pourquoi l'Académie s'engage cette année à créer une formation spécialisée transversale (FST). Cette formation de deux ans permettrait aux chirurgiens opérant des patientes atteintes d'un cancer du sein d'acquérir une expertise approfondie, notamment en matière de reconstruction mammaire, tout en garantissant des résultats satisfaisants sur le plan carcinologique. L'enjeu est de réduire la mortalité liée au cancer du sein en France, qui reste alarmante avec près de 12 000 décès par an.
Ce combat sera notre priorité, bien que d'autres défis majeurs nous attendent également. Aujourd'hui, j'ai souhaité mettre en lumière cette problématique spécifique, car elle me semble essentielle.
À travers cette intervention, j'ai tenté d'esquisser les grandes lignes des carrières médicales et de susciter des vocations parmi les jeunes générations. L'accès à ces carrières est possible, et nous serons là pour accompagner ceux et celles qui souhaitent s'y engager.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je pense que nous sommes plusieurs ici à pouvoir témoigner du fait que le cancer du sein touche un grand nombre de femmes. Si nous réalisions un sondage parmi l'assemblée, nous constaterions sans doute l'ampleur de cette réalité. Par ailleurs, la technique du ganglion sentinelle a permis d'éviter à de nombreuses patientes des traitements particulièrement lourds, ce qui constitue une avancée majeure.
Vous avez rappelé que c'est le Sénat, et plus particulièrement notre délégation, qui est à l'origine de la loi sur la parité dans la haute fonction publique, laquelle s'applique également à la fonction publique hospitalière. Cette législation impose notamment que 50 % des primo-nominations et 40 % des postes en place soient occupés par des femmes.
Il convient de rappeler qu'auparavant, lorsque nous comptabilisions les femmes accédant à ces postes, nous obtenions un chiffre en augmentation. Cependant, lorsque l'une d'elles quittait ses fonctions et était remplacée par un homme, cette dynamique ne se reflétait pas dans les statistiques.
Nous avons donc estimé que, puisque les administrations avaient parfaitement assimilé le concept de flux, il était temps de leur enseigner celui de stock.
Mme Marie-Pierre Monier, Rapporteure. - Chère Marina Kvaskoff, vous êtes épidémiologiste et chercheuse à l'INSERM, vous dirigez actuellement un groupe de recherche sur l'épidémiologie de la santé gynécologique. Vous vous êtes imposée comme une spécialiste incontournable de l'endométriose.
Après une thèse obtenue en France, vous partez étudier aux États-Unis, à l'université d'Harvard, où vous vous spécialisez dans l'épidémiologie de l'endométriose.
Lorsque vous obtenez un poste de chargée de recherche à l'INSERM en 2016, vous décidez de vous investir dans l'association Femmes et Sciences, au sein de laquelle vous montez un programme de mentorat pour les doctorantes à l'Université Paris-Saclay.
Vous êtes également lauréate, en 2008, du prix Jeunes Talents L'Oréal-UNESCO « Pour les Femmes et la Science », et plus récemment, en 2023, du Prix Inserm-OPECST « Science et Société ».
Votre parcours est fascinant. Il nous intéresse à plus d'un titre.
Mme Marina Kvaskoff. - Je suis profondément honorée d'être parmi vous aujourd'hui pour évoquer la place des femmes dans les sciences. Je tiens également à vous exprimer ma gratitude pour le travail considérable que vous accomplissez afin de faire progresser cette cause.
J'ai, pour la première fois, pris conscience de cette problématique lorsque j'ai reçu le Prix Jeune Talent L'Oréal-UNESCO pour les Femmes et la Science : son existence même impliquait qu'un déséquilibre subsistait. Jusque-là, je n'avais jamais envisagé cette question, mais dès lors, j'ai ressenti le besoin de m'engager activement au sein de l'association Femmes et Sciences.
Je me souviens encore du moment où j'ai appris que j'étais lauréate. Bien que remplie de joie, j'avais du mal à y croire. Je me persuadais qu'il existait tant d'autres personnes bien plus méritantes que moi et que cette distinction devait être une erreur qui finirait par être découverte. Ce doute que j'éprouvais alors n'était autre que ce que l'on appelle le syndrome de l'imposteur, un phénomène plus répandu chez les femmes. Ce manque de confiance en soi trouve notamment ses origines dans l'éducation et les stéréotypes profondément ancrés dans notre société.
Construire ma confiance en moi dans le domaine scientifique a été un processus long. Dès mon plus jeune âge, j'étais fascinée par la santé et les maladies, mais je ne me sentais pas légitime pour entreprendre des études scientifiques. Mes parents, qui n'avaient pas fait d'études supérieures, ignoraient tout des formations existantes. Je n'avais aucun modèle scientifique autour de moi, mais mon père était convaincu que la science représentait l'avenir et qu'elle me garantirait un emploi.
Au collège, j'étais une élève brillante. Cependant, en classe de seconde, mes parents se sont séparés. J'ai cessé de travailler et ai redoublé cette année. J'ai néanmoins pu intégrer une Première S, puis j'ai obtenu mon baccalauréat au rattrapage. Par la suite, j'ai tenté à deux reprises le concours d'entrée en faculté de pharmacie. Durant ces deux années, je n'ai cessé de douter de mes capacités. Finalement, je n'ai pas réussi à intégrer cette formation. À l'issue de ces tentatives, je me suis retrouvée sans équivalence. À 21 ans, j'ai décidé de reprendre mes études en intégrant une première année de biologie à l'université. Au premier semestre, j'avais 10 de moyenne. Confrontée à ce résultat, je me suis dit que je ne pouvais pas me contenter de cela, que si je voulais poursuivre mes études, je devais impérativement aller plus loin. Ce sentiment d'échec m'a poussée à cesser d'écouter cette voix intérieure qui me freinait et à me consacrer pleinement à mon travail, enfin. J'ai étudié avec assiduité, redoublant d'efforts, et au second semestre, ma moyenne est montée à 15.
Finalement, j'ai obtenu une mention Assez bien au DEUG (l'équivalent de la licence 2), ce qui m'a permis de me prouver à moi-même que j'étais capable de réussir et que j'avais trouvé une méthode de travail efficace. J'ai ensuite poursuivi mon cursus en obtenant une mention Bien à la Maîtrise, puis une mention Très bien au Master. Par la suite, j'ai entrepris un double doctorat entre la France et l'Australie, dans le cadre d'une cotutelle internationale, avant d'effectuer mon post-doctorat à Harvard, où j'ai travaillé pendant trois ans et demi. À mon retour en France, j'ai réussi le concours de l'INSERM dès ma première tentative et j'ai obtenu un poste de chercheuse en 2016.
Aujourd'hui, à près de 45 ans, forte de 20 ans d'expérience en épidémiologie de l'endométriose, je suis en train de créer une équipe de recherche dédiée à l'épidémiologie de la santé gynécologique. Mon objectif est non seulement de poursuivre mes travaux sur l'endométriose, que je connais bien, mais également d'explorer d'autres problématiques majeures en santé gynécologique, notamment les fibromes utérins et le syndrome des ovaires polykystiques, des pathologies non malignes encore trop méconnues.
Par ailleurs, je souhaite élargir mon champ d'investigation à d'autres sujets fondamentaux, tels que la santé menstruelle ou encore les mutilations génitales féminines, afin de mieux comprendre et faire avancer la recherche sur ces enjeux essentiels. Les problématiques de santé féminine, associées à une mortalité faible et à une morbidité élevée, génèrent un impact considérable sur la qualité de vie. Pourtant, ces thématiques demeurent largement sous-explorées. Aujourd'hui, je veux mobiliser mon expérience dans le domaine de l'endométriose pour approfondir les connaissances sur ces enjeux majeurs. Mon équipe, qui compte actuellement quinze personnes, ne cesse de s'agrandir. Depuis ma thèse, j'ai levé près de douze millions d'euros pour financer mes recherches et formé quarante étudiants.
Il y a quelques années, j'ai été désignée marraine du tunnelier Marina, nommé ainsi en hommage aux causes que je défends, à savoir la lutte contre l'endométriose et la promotion des femmes dans les sciences.
Plus récemment, j'ai également eu l'honneur de recevoir un prix OPECST-INSERM.
Si, il y a vingt ans, alors que je préparais ma thèse et manquais cruellement de confiance en moi, on m'avait dit que j'atteindrais ce niveau de reconnaissance et que je possédais un tel potentiel, je ne l'aurais jamais cru. Pourtant, en être consciente à l'époque m'aurait sans doute permis d'affronter mon parcours avec davantage de sérénité et moins d'appréhension quant à l'avenir.
À celles qui nous écoutent et qui doutent de leur légitimité à embrasser une carrière scientifique, je souhaiterais poser une question : que feriez-vous si vous n'étiez pas entravées par la peur, par votre voix intérieure, par le regard des autres, par la crainte du jugement ou de ne pas être à la hauteur ? Il s'agit d'une interrogation essentielle, car les stéréotypes de genre sont profondément ancrés en nous et constituent une barrière mentale invisible. Toutefois, le sentiment d'illégitimité que ressentent de nombreuses femmes dans les sciences ne relève pas uniquement de leur propre perception ; il s'agit d'un phénomène systémique. Ces stéréotypes s'installent dès le plus jeune âge : les enfants y sont exposés dès la naissance, voire même in utero : en effet, les futurs parents adoptent des comportements différenciés en fonction du sexe du foetus.
Ainsi, une première recommandation consisterait à sensibiliser les enseignants et les conseillers d'orientation aux stéréotypes et aux biais de genre qui influencent l'orientation scolaire et professionnelle des jeunes filles. Je me souviens qu'en classe de seconde, avant d'être contrainte de redoubler, un conseiller d'orientation m'avait affirmé que mon profil était indéniablement littéraire, au motif que j'obtenais une moyenne de 10 en lettres sans effort, mais seulement 4 en mathématiques. Il m'avait déconseillé de redoubler et suggéré une orientation vers une filière littéraire. Heureusement, je n'ai pas suivi cet avis.
Il est donc impératif de mettre en place une campagne d'information d'envergure visant à sensibiliser les acteurs en contact direct avec les élèves et étudiants, mais aussi le grand public.
Une seconde recommandation porterait sur le développement de dispositifs de garde d'enfants au sein des instituts de recherche et des universités, ainsi que sur l'allongement des congés maternité et paternité. Une telle mesure faciliterait le maintien des femmes dans les carrières scientifiques, car l'arrivée d'un enfant modifie profondément le rythme de travail et l'accès à des solutions de garde adaptées constitue souvent un obstacle majeur. Nombre de chercheuses sont découragées à cette étape cruciale de leur carrière, conduisant à un abandon prématuré de leur parcours scientifique. L'implication des pères dans ce partage des responsabilités est tout aussi essentielle pour alléger la charge mentale et rendre cette transition plus harmonieuse.
Au regard des préoccupations actuelles concernant la baisse de la fertilité en France, il semble pertinent de faciliter l'accès à des infrastructures de garde adaptées, afin de permettre aux jeunes parents d'envisager plus sereinement la conciliation entre vie familiale et carrière.
Par ailleurs, il est fondamental de renforcer les dispositifs de soutien favorisant la poursuite des carrières féminines dans la recherche, tels que les plans d'égalité professionnelle, déjà mis en place à l'INSERM ou au CNRS, la formation des membres de jurys et de commissions, l'instauration de quotas de femmes, ou encore la mise en place de réseaux d'entraide et de mentorat. L'ensemble de ces initiatives joue un rôle clé dans la promotion des femmes dans les sciences.
Enfin, une troisième recommandation consisterait à mener une enquête sociologique approfondie afin d'identifier avec précision les freins et les leviers influençant l'engagement des jeunes filles en sciences, ainsi que la pérennité des carrières féminines dans ce domaine.
À ce stade, nous dressons une vue d'ensemble des problématiques que nous pensons identifier. Toutefois, il serait essentiel de les documenter rigoureusement sur le plan scientifique afin de mieux cerner les leviers d'action possibles, tant au niveau sociétal que politique.
Concernant la question des rôles modèles, l'association Femmes et Sciences accomplit un travail remarquable en mettant en lumière des figures féminines marquantes du monde scientifique, qu'elles soient issues du passé ou qu'elles oeuvrent aujourd'hui.
Parmi ses initiatives phares figurent l'organisation de colloques et d'événements, ainsi que des interventions dans les collèges et lycées, non seulement auprès des jeunes filles, mais également auprès des jeunes garçons. L'association a également édité un livret recensant quarante femmes scientifiques remarquables du XVIIIe siècle à nos jours. Elle est à l'origine de l'exposition La Science taille XXL, qui présente des portraits de jeunes scientifiques contemporaines dans des lieux publics à travers plusieurs villes de France. Par ailleurs, des programmes de mentorat ont été mis en place afin d'accompagner des doctorantes dans la transition vers leur carrière scientifique.
On peut également citer le Prix L'Oréal-Unesco, qui distingue chaque année plusieurs femmes scientifiques dont les portraits sont exposés dans des espaces publics, contribuant ainsi à leur visibilité.
Toutefois, il serait pertinent d'aller encore plus loin, notamment en exposant ces portraits au sein des établissements scolaires ou en intégrant davantage l'étude de l'impact des femmes scientifiques dans les programmes d'histoire et de sciences. Il est en effet important de souligner que l'apport de nombreuses femmes à l'avancée des connaissances a été largement occulté au fil de l'histoire. Par conséquent, les élèves et étudiants y sont encore trop peu exposés au cours de leur parcours scolaire.
Des avancées significatives ont été réalisées, mais il reste encore un long chemin à parcourir. Je tiens à saluer une fois de plus l'initiative portée par cette délégation et vous remercie vivement pour votre invitation.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il se trouve que plusieurs d'entre nous étaient présentes lors de la dernière cérémonie de remise du prix L'Oréal-UNESCO. Une des nominées est originaire de l'Yonne, tout comme moi. Elle est d'ailleurs citée dans le prix que j'ai créé, intitulé « Les Engagées de l'Yonne ». Il rend hommage aux femmes ayant contribué à faire rayonner notre département au-delà de ses frontières. Je tiens également à saluer mon collègue Jean-Baptiste Lemoyne, présent ce matin.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rappporteure. - Chère Heïdi Sevestre, je vous remercie d'être parmi nous ce matin, à plus de 3 000 kilomètres d'ici, depuis le Svalbard, un archipel arctique situé entre le pôle Nord et le continent norvégien.
Vous êtes glaciologue, membre du Club international des explorateurs et du programme de surveillance et d'évaluation de l'Arctique, conférencière internationale et auteure de plusieurs ouvrages passionnants, dont le dernier, paru fin 2023, s'intitule « Sentinelle du climat ».
Vous vous revendiquez « fervente communicatrice scientifique », et menez chaque année plusieurs expéditions dans les régions les plus froides et glacées de la planète. En 2022, vous avez remporté la première médaille Shackleton pour la protection des régions polaires.
Votre but premier est de rendre la science du climat plus accessible au grand public et d'inciter la prise de mesures positives en faveur du climat.
Mme Heïdi Sevestre. - C'est un honneur et un réel plaisir de vous retrouver ce matin. Merci d'avoir facilité cette intervention à distance.
Permettez-moi de vous montrer à la caméra à quoi ressemble l'une des villes les plus au nord de la planète. Le spectacle est saisissant. Aujourd'hui, nous avons enregistré une température de -10 °C, après avoir malheureusement battu des records de chaleur tout au long du mois dernier. Ici, à 1 200 kilomètres du pôle Nord, lorsque le thermomètre affiche +4°C en février, cela n'augure rien de bon.
Je souhaite également saluer le travail considérable accompli par votre délégation, et ce, depuis de nombreuses années. Je salue en particulier Madame la Présidente Dominique Vérien, que je suis ravie de retrouver.
Merci de nous offrir l'opportunité de partager nos parcours. Il est essentiel que les jeunes filles et les jeunes garçons puissent s'identifier à des trajectoires scientifiques variées, afin d'encourager les vocations et de diversifier les profils dans ces disciplines.
J'aimerais commencer par vous raconter l'histoire singulière qui m'a menée vers la glaciologie. Cette aventure prend racine dans un petit village de Haute-Savoie, Gruffy, niché entre forêts et montagnes. J'ai grandi auprès d'une mère bibliothécaire, qui m'a bercée avec les récits d'Heïdi, la célèbre héroïne suisse des sommets alpins, et d'un père informaticien, passionné de sciences, qui lisait religieusement Sciences et Vie chaque semaine.
Avant de me spécialiser en glaciologie, j'ai effectué ma scolarité au lycée agricole de Poisy, aujourd'hui nommé ISETA, où j'ai découvert l'univers de l'agriculture et de l'agronomie. J'étais entourée de filles et de fils d'agriculteurs, dont la vision à long terme et la volonté de préserver leurs paysages et leur savoir-faire m'ont profondément marquée. J'ai également eu la chance de rencontrer des enseignantes exceptionnelles - professeures de mathématiques, de physique, de sciences de la vie et de la Terre, et de géographie - qui ont cru en mon potentiel et m'ont encouragée à viser plus haut. Grâce à elles, au lieu de m'orienter vers un baccalauréat technologique, j'ai opté pour un baccalauréat scientifique.
À l'âge de 17 ans, je me suis initiée à l'alpinisme. C'est au cours d'une expédition classique entre Chamonix et Zermatt, les deux capitales de l'alpinisme, que ma destinée a pris un tournant décisif. J'y ai croisé la route d'une figure emblématique de Verbier, le guide de haute montagne Hubert Creton. Il m'a alors dit : « Sais-tu que certains sont rémunérés pour étudier les glaciers ? On les appelle des glaciologues. Pourquoi ne ferais-tu pas cela ? ». Ces quelques mots m'ont ouvert une porte dont j'ignorais l'existence.
Une fois mon baccalauréat en poche, j'ai rejoint l'Université Lyon III pour suivre une licence de géographie. Durant cette période, j'ai rencontré un autre mentor clé dans mon parcours, le professeur Henri Rougier, qui m'a prise sous son aile et m'a guidée dans la concrétisation de mon rêve. C'est ainsi que j'ai pu réaliser mon tout premier stage en glaciologie, sur les glaciers du Massif du Mont-Blanc, sous la direction du glaciologue Luc Moreau. Dès le début de sa carrière, ce dernier a su allier la science et la communication scientifique. Il a été une source d'inspiration majeure pour moi.
À cette époque, je ne connaissais aucune femme glaciologue. Toutefois, je bénéficiais d'un environnement bienveillant et de nombreux encouragements, si bien que je n'ai jamais douté de ma place dans ce domaine : j'ai simplement foncé.
Rapidement, l'opportunité s'est présentée de me rendre à l'étranger grâce au programme Erasmus. J'ai voulu partir le plus loin possible, là où les glaciers polaires façonnent le paysage : c'est ainsi qu'en 2008, je me suis installée sur l'archipel du Svalbard.
Là-bas, j'ai été encadrée par deux scientifiques extraordinaires, Anna et Maria, respectivement paléontologue et géologue. À une trentaine d'années à peine, elles étaient déjà des figures d'excellence dans leur domaine. Je garde en mémoire l'image saisissante de ces deux femmes évoluant sur les glaciers, accompagnées de leurs chiens malamutes et munies d'un fusil pour se protéger des ours polaires. Elles incarnaient la liberté et la passion. Depuis, elles ont mené des carrières remarquables.
Ce fut la première fois que je voyais des femmes modèles en sciences de terrain, et cette découverte a profondément marqué mon engagement dans cette voie.
J'ai ensuite choisi de poursuivre dans cette voie en intégrant un master de glaciologie au Pays de Galles, suivi d'une année de césure afin d'acquérir une précieuse expérience de terrain. C'est au cours de cette période, lors de ma première expédition au Groenland, que j'ai été confrontée à une autre réalité : celle du sexisme latent dans certaines équipes.
Au cours de cette mission, notre chef d'expédition, d'une misogynie assumée, est allé jusqu'à menacer une autre femme du projet de la jeter dans une crevasse. Face à cette situation intolérable, elle a profité d'un vol de ravitaillement pour quitter l'expédition - et elle a eu raison. Me retrouvant ainsi seule femme au sein de l'équipe, livrée à moi-même, j'ai pris la décision de ne travailler dorénavant qu'avec des collègues fiables et respectueux. Une exigence qui devrait être un principe fondamental pour toute mission sur le terrain.
Par la suite, je suis retournée au Svalbard pour y effectuer mon doctorat. Encadrée par deux superviseurs masculins bienveillants, j'ai eu la chance de mener pendant quatre années des travaux passionnants sur les glaciers de l'Arctique. C'est aussi durant cette période que j'ai commencé à enseigner, dans des classes où la présence des femmes s'est progressivement renforcée, jusqu'à devenir majoritaire. Dans l'un de mes derniers cours de glaciologie, tous les étudiants étaient des étudiantes.
Mon doctorat m'a également offert l'opportunité d'évoluer dans une université scandinave, où l'égalité des genres est une réalité depuis de nombreuses années. Congés parentaux, aides spécifiques pour les femmes scientifiques, politiques de parité : toutes ces mesures sont mises en place de longue date et fonctionnent parfaitement.
J'ai ensuite poursuivi avec un postdoctorat en Écosse, où j'ai fait mes premiers pas en communication scientifique. C'est à cette époque que j'ai été projetée sur France 5, dans l'émission Terres extrêmes, où j'ai eu l'occasion de vulgariser mon travail sur les glaciers et d'échanger avec des experts internationaux. Très vite, je me suis découvert une véritable passion pour la transmission des savoirs scientifiques auprès du grand public.
Cependant, les premières attaques n'ont pas tardé à surgir. Elles venaient d'abord de certains collègues anglo-saxons, perplexes face à mon engagement dans la sensibilisation scientifique, puis de scientifiques français, avec lesquels je n'avais pourtant jamais étudié ni collaboré, mais qui cherchaient à discréditer mon travail. Ces attaques persistent encore aujourd'hui, sans jamais entamer ma détermination.
En 2021, j'ai pris la tête d'une expédition scientifique 100 % féminine au Svalbard. À l'origine, nous pensions que constituer une équipe exclusivement féminine faciliterait notre recherche de sponsors et de partenaires. Loin de là : ce fut une tâche particulièrement difficile.
Une fois le budget bouclé, nous sommes parties pour un mois d'expédition, traversant l'archipel à ski sur 430 kilomètres, afin de réduire au maximum notre empreinte carbone. Nous avons alors dû affronter les pires conditions météorologiques que j'ai eu à connaître en mission scientifique : des cyclones et tempêtes à répétition ont mis notre endurance à rude épreuve.
C'est dans ce contexte extrême que j'ai eu une véritable révélation. Je savais déjà que j'étais entourée de femmes exceptionnelles, mais l'expérimenter sur le terrain a renforcé cette certitude. Mes coéquipières faisaient preuve non seulement d'une expertise remarquable, mais aussi d'une empathie, d'une intelligence émotionnelle et d'une solidarité sans faille.
Dans de telles conditions, il n'y avait aucune place pour les égos surdimensionnés. Alors que plusieurs expéditions ont dû être évacuées de l'archipel, nous avons été la seule équipe à mener notre mission à son terme. J'ai alors compris que nous possédions toutes les ressources nécessaires pour accomplir ces projets, mais à notre manière.
Aujourd'hui, je partage encore mon temps entre la recherche scientifique et la sensibilisation, consacrant une part significative de mon activité au travail de terrain, que ce soit sur les glaciers, au sein des entreprises, dans les territoires ou les établissements scolaires. À travers ces engagements, j'ai le privilège de rencontrer des femmes et des hommes qui, chacun à leur manière, façonnent un monde plus juste et plus égalitaire.
Sur les glaciers, j'ai l'opportunité de croiser des personnalités profondément inspirantes, à l'image de Madeleine Griselin, l'une des premières femmes glaciologues françaises, qui a ouvert la voie à de nombreuses générations de chercheurs en glaciologie. Dans les entreprises, j'échange avec des professionnelles telles que Muriel ou Hélène qui, à la tête de la responsabilité sociétale des grandes organisations, fédèrent des milliers de collaborateurs autour d'initiatives porteuses de sens.
Je rencontre également Camille, Anne-Sophie et Emma, dont les travaux scientifiques permettent d'influencer les réglementations en faveur de la santé humaine et environnementale. Et bien sûr, l'éducation occupe une place centrale dans ce combat. Avant-hier encore, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec deux enseignantes passionnées et leurs élèves, Julie et Émilie, du collège Henri Thomasi en Corse. Depuis quatre ans, elles animent un atelier intitulé « Les culottées », en hommage à la bande dessinée de Pénélope Bagieu, afin de mettre en lumière des parcours de femmes inspirantes. Elles transmettent à leurs élèves l'histoire de celles qui ont osé, innové et bouleversé les normes établies, car l'inspiration demeure essentielle : il est impossible d'aspirer à devenir ce que l'on n'a jamais vu.
Ces initiatives, ces rencontres et ces engagements renforcent en moi une conviction profonde : il est impératif de susciter des vocations, de briser ces barrières invisibles et de montrer que les jeunes filles ont toute leur place dans ces disciplines, non seulement en tant que chercheuses et scientifiques, mais également en tant que dirigeantes, cheffes d'entreprise, exploratrices et innovatrices.
Je souhaiterais conclure en citant Vandana Shiva, dont les mots résonnent particulièrement en moi : « Nous aurons soit un avenir où les femmes montreront la voie pour rétablir la paix avec la Terre, soit nous n'aurons pas d'avenir du tout. »
Je vous remercie de votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci infiniment d'être intervenue depuis le pôle Nord. Vos propos sont toujours passionnants et limpides. Je suis ravie de vous revoir de cette façon.
Je me tourne maintenant vers notre collègue rapporteure Laure Darcos, qui aurait adoré devenir glaciologue, pour une présentation de notre prochaine invitée d'exception : Aleksandra Walczak.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Il y a trois jours, j'étais dans l'Antarctique, le voyage de ma vie. J'ai eu le sentiment d'avoir manqué ma vocation, mais je suis ravie d'être parmi vous ce matin, et de faire avancer les choses, depuis ma place. J'ai également été touchée par les deux témoignages précédents, notamment lorsqu'ils avaient trait à vos vies personnelles et familiales. Il est compliqué de tout mener de front. Bravo pour vos parcours.
Chère Aleksandra Walczak, vous êtes physicienne de formation, directrice de recherche au CNRS, au sein du Laboratoire de physique de l'École normale supérieure.
Vous explorez les lois de la nature en confrontant votre compréhension des processus biologiques à des données quantitatives, et proposez des algorithmes avancés d'analyse de données et des modèles quantitatifs.
Vous venez d'être élue membre de l'Académie des sciences et faites partie des dix académiciennes élues au sein de la nouvelle promotion.
En 2016, vous déclariez que le déroulement de votre carrière aurait sans doute été plus facile si vous aviez été un homme, mais affirmiez également que les difficultés s'amenuisaient au fur et à mesure que vous avanciez. Vous ajoutiez : « personnellement, j'ai eu la chance de bénéficier de l'encouragement de mes collègues, mais la situation reste difficile pour les femmes ».
Mme Aleksandra Walczak. - Merci de m'offrir l'opportunité de partager mon expérience. En préparant cette intervention, je me suis interrogée sur la manière dont une jeune fille, issue d'une ville de province en Pologne, a pu parvenir là où je me trouve aujourd'hui. Il est manifeste qu'un problème d'éducation des filles persiste, comme le souligne le rapport de l'Académie des sciences. Il convient d'y remédier à tous les niveaux du système scolaire. Toutefois, si nous nous contentons d'aborder ce seul aspect, il nous faudra probablement attendre au moins vingt ans pour en percevoir les résultats.
Des problèmes existent à tous les échelons, mais j'aimerais commencer par le niveau scolaire. Permettez-moi de vous présenter le commentaire d'un professeur vis-à-vis d'une élève de CP. Il y indique que ses compétences en mathématiques sont particulièrement bonnes, mais qu'elles n'ont rien à voir avec son niveau exceptionnel en français. Il est évident que cette élève a pris conscience, dès le CP, de ses aptitudes en français, tout en percevant que les garçons de sa classe excellaient en mathématiques.
Ce constat me renvoie à ma propre expérience, à cet âge-là. En effet, ma famille avait déménagé au Royaume-Uni. Là-bas, on m'avait attribué l'étiquette de « bonne en mathématiques », et je me suis demandé si le fait de venir d'une famille non anglophone m'empêchait d'être excellente en anglais tout en me permettant d'exceller en mathématiques. Cette fausse dualité entre les lettres et les sciences perdure par la suite, notamment à travers le choix, qui me semble inutile, entre les sciences et les lettres. En tant que scientifiques, nous passons énormément de temps à écrire et à communiquer. Moi-même, j'avais envisagé de me spécialiser dans les lettres au lycée, mais un ami de mon père m'a convaincue de me tourner vers les sciences. Il m'a expliqué qu'un parcours scientifique me permettait d'envisager toutes les carrières possibles, y compris dans les lettres, alors que l'inverse n'était pas vrai. Si l'on n'acquiert pas une solide formation en mathématiques au lycée, il devient extrêmement difficile de combler ce retard, même avec un travail acharné.
Nous constatons d'ailleurs aujourd'hui les conséquences des réformes du baccalauréat, avec une diminution du nombre de filles choisissant les mathématiques, ce qui limite leurs perspectives d'avenir.
Au lycée, mes professeurs ne m'ont pas encouragée à poursuivre les mathématiques et les sciences, mais ils ne m'ont pas découragée. Ils n'ont pas réduit les mathématiques à un simple outil de sélection. Ainsi, je n'ai pas développé de rejet pour les mathématiques et les sciences. Cela m'a même poussée, quelque peu naïvement, à envisager des études en physique, car ma curiosité m'y portait. Je savais qu'il y avait beaucoup à apprendre et qu'il n'y avait pas de concours d'entrée.
À 17 ans, je n'étais certes pas l'élève la mieux préparée en Pologne pour étudier la physique, non pas parce que je n'étais pas capable, mais parce que je ne venais pas d'un lycée spécialisé dans cette discipline. Si une sélection avait été imposée à l'entrée, je me serais probablement dirigée vers d'autres matières. Le fait de considérer les mathématiques comme un critère de sélection décourage sans doute de nombreuses filles de s'aventurer dans le domaine scientifique. Les compétences requises pour les examens d'entrée ne correspondent pas toujours à celles qui sont nécessaires pour la recherche.
Cela dit, il demeure impératif que tout le monde maîtrise les mathématiques au niveau du lycée. Même si je défends l'idée de multiples voies d'orientation, l'abandon de l'enseignement de cette matière ne saurait être une solution.
Un deuxième facteur majeur, déjà mentionné durant ma formation universitaire, a été la présence visible de femmes parmi les professeurs. La directrice et la directrice adjointe de notre département étaient des femmes. Le pourcentage d'étudiantes était faible, mais chaque année, des femmes professeures enseignaient. En dépit des remarques sexistes occasionnelles de certains hommes, cette présence féminine a fait une différence notable pour une jeune étudiante.
Tout au long de ma carrière, j'ai reçu un soutien précieux de la part de mentors masculins. Un mentor n'a pas besoin d'être une femme ; il lui suffit de soutenir les femmes dans leurs démarches.
Permettez-moi de vous faire part brièvement de mon expérience au sein des comités de recrutement, incluant une décennie cumulée dans le comité du CNRS. C'est là que j'ai appris que les femmes devaient être excellentes et exceptionnelles, alors que les hommes peuvent se contenter d'être bons. Une femme doit se démarquer, et ses échecs sont jugés avec plus de sévérité.
Il n'existe aucun endroit au monde au sein duquel tous les individus sont exceptionnels. En effet, pour qu'une personne soit considérée comme telle, il faut que les autres, par définition, ne le soient pas. Ainsi, nous avons besoin de davantage de femmes dites « moyennes ». Nous comptons déjà de nombreux hommes dits « moyens » et de femmes exceptionnelles. Cette affirmation peut sembler provocatrice, mais je crois sincèrement qu'elle est juste.
Je soutiens également l'idée que des compétences diverses sont essentielles et que le travail d'équipe est fondamental dans le domaine scientifique. Je ne serais pas ici aujourd'hui sans le soutien de mes collaborateurs, y compris de mon partenaire.
En particulier, les étudiants français, formés par le biais de concours sélectifs, sont souvent éduqués pour être compétitifs avant tout. Ils ne sont pas habitués au travail en équipe, et lorsqu'on leur demande de collaborer, ils se trouvent désemparés.
En pratique, personne ne s'oppose aux femmes dans les sciences, à moins que le processus ne devienne compétitif, et qu'une femme prenne la place d'un homme.
Lorsqu'on étudie le nombre de femmes admises dans diverses disciplines aux États-Unis, on remarque une chute soudaine dans les années 1980 pour l'informatique. En devenant une discipline d'élite, ces études ont connu une baisse du nombre de femmes y accédant. On observe une tendance similaire en astrophysique. Les pays où la profession d'astrophysicien est perçue comme moins prestigieuse comptent plus de femmes dans ce domaine que les autres.
Ainsi, comment préserver le prestige de la science tout en y intégrant davantage de femmes, de manière explicite ? La baisse des salaires n'est certainement pas une solution. Les salaires des scientifiques en France sont bas par rapport à de nombreux autres pays, et les problèmes demeurent. Nous voulons des scientifiques d'exception, et il est donc crucial de rendre ces carrières attrayantes pour les femmes, de les convaincre de se battre pour elles.
La science est un domaine international, et la France dispose de nombreux atouts pour attirer des femmes talentueuses. Il est impératif que le pays crée les conditions nécessaires pour que les femmes établies et reconnues puissent y rester.
Je tiens à dissocier strictement le fait d'être une femme du fait d'être mère, bien que je sois moi-même maman. De nombreuses femmes choisissent de ne pas avoir d'enfants, et les hommes peuvent en avoir. Ils doivent contribuer plus largement aux responsabilités parentales. Cependant, il est indéniable qu'avoir un emploi stable à 30 ans représente un atout pour les femmes, particulièrement lorsqu'elles doivent prendre des décisions concernant la maternité.
La formation à la recherche demande un investissement de temps considérable, et pour que les femmes puissent être compétitives par la suite, elles doivent avoir accès à cette formation. Nous avons besoin de mesures supplémentaires pour que les enfants soient vécus comme une joie par les parents. Les enfants ne sont pas la seule charge pouvant freiner une carrière ; le vieillissement des parents ou les maladies peuvent également peser de manière disproportionnée sur les femmes. La recherche est une activité à plein temps, et il est essentiel de pouvoir gérer son emploi du temps de manière productive, et non selon des règles rigides. Il nous faut plus de flexibilité et un changement profond dans les représentations sociales.
Ce qui m'a attirée dans ce métier est exactement ce qui m'a poussée à m'aventurer dans l'inconnu à l'adolescence : la curiosité et le désir d'en apprendre davantage. J'apprécie également de travailler avec des personnes de tous âges et dans un environnement international. L'image du scientifique solitaire est désormais obsolète, tout comme l'idée qu'il n'existe qu'un seul critère pour sélectionner un bon scientifique. Mon parcours professionnel n'a pas été planifié et a pris de nombreux détours, tant sur le plan scientifique que personnel. Je pense qu'il est essentiel de laisser de la place à ces imprévus.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Votre intervention a fait raisonner un certain nombre de choses en nous. En troisième, je voulais m'orienter vers une filière littéraire. C'est un professeur qui m'a encouragée à poursuivre un parcours scientifique, m'assurant que je pourrais ensuite suivre des études littéraires. Je suis finalement devenue ingénieure.
Il est important d'être orienté, et compris. Lorsque les parents ne le peuvent pas, l'école devrait assumer ce rôle d'orientation, et susciter des vocations scientifiques.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Il me revient l'honneur de présenter notre dernière intervenante, Kumiko Kotera, une femme et une scientifique exceptionnelle, à beaucoup d'égards.
Vous êtes astrophysicienne, directrice de recherche au CNRS, directrice de l'Institut d'astrophysique de Paris et à la tête d'un ambitieux projet international, le GRAND, qui cherche à détecter les neutrinos de haute énergie grâce à des dizaines de milliers d'antennes réparties sur plusieurs continents.
Vous êtes également écrivaine. Vous avez publié en janvier 2025 un ouvrage passionnant intitulé « L'Univers violent », dans lequel vous décrivez votre quête et celle de toute la communauté d'astronomes pour détecter et décrypter les messages que nous adresse l'Univers, à travers de multiples sources d'énergie, dont la lumière, les rayons cosmiques, les neutrinos ou les ondes gravitationnelles.
Mais vous évoquez également, dans ce livre, les difficultés que peuvent rencontrer les femmes dans le milieu de la recherche scientifique : celles qui choisissent de faire avancer collectivement les connaissances scientifiques, parfois au détriment de leur vie personnelle.
En préparant cette audition, j'ai invité les membres d'une association de mon département, composée notamment de femmes. Parmi elles figure une jeune étudiante en astrophysique à Toulouse. Lorsqu'elle a appris que j'avais l'honneur de vous auditionner, elle m'a adressé un message, me demandant de lui transmettre vos coordonnées, car elle aimerait correspondre avec vous.
Mme Kumiko Kotera. - Ce sera un véritable plaisir.
Je suis profondément honorée d'être parmi vous aujourd'hui pour partager mon témoignage en tant que femme scientifique. Je me présente à vous sous quatre casquettes distinctes :
• en tant qu'astrophysicienne et chercheuse, une passionnée de la science que je pratique quotidiennement ;
• en tant que directrice d'un projet scientifique d'envergure internationale, mobilisant 120 personnes, GRAND, visant à détecter des particules venues du cosmos, en déployant un réseau d'antennes géantes dans des déserts, afin de sonder les astres dits violents de notre univers. De plus, je suis la première femme directrice de l'Institut d'Astrophysique de Paris, depuis sa création en 1937 ;
• en tant qu'autrice, ce qui témoigne de mon désir de partager la science, mais aussi d'une sensibilité littéraire et d'un désir constant d'écrire ;
• en tant qu'épouse et mère de deux jeunes enfants.
Je ne voudrais pas que ces différents statuts soient perçus comme une anomalie ou une source d'inquiétude. Vous parliez de « femme exceptionnelle ». Je crois que nous devrions cesser d'employer cette expression. Elle ne doit pas créer de barrière à l'identification. Au contraire, je veux aujourd'hui affirmer que l'on peut très bien allier ces vies et ces aspirations.
Je veux démontrer qu'il est possible d'être à la fois mère et scientifique, de préserver son côté artistique tout en étant engagée dans une carrière scientifique. Je souhaite également souligner qu'il est possible de diriger un projet scientifique et un laboratoire sans se conformer aux stéréotypes du « modèle dominant », mais en restant fidèle à soi-même, en préservant sa nature.
Je vais maintenant détailler les quatre casquettes que j'ai évoquées pour témoigner sur les femmes et les sciences, sujet qui me tient particulièrement à coeur.
Tout d'abord, permettez-moi de vous présenter brièvement mon parcours, qui reste relativement classique dans notre domaine. J'ai suivi un baccalauréat scientifique, puis une classe préparatoire à Grenoble, avant d'intégrer non pas l'ENS ou l'École Polytechnique mais l'ENSTA, l'École Nationale Supérieure des Techniques Avancées, qui est une très bonne école. Par la suite, j'ai poursuivi un Master 2 en astronomie et astrophysique à Sorbonne Université, avant de réaliser une thèse à l'Institut d'Astrophysique de Paris, avec succès. Je me suis ensuite tournée vers un post-doctorat à l'Université de Chicago.
C'est là que j'ai eu la chance de rencontrer ma mentore, Angela Olinto, une femme d'exception, première femme professeure au département de physique de l'Université de Chicago et actuellement vice-présidente de l'Université de Columbia. Elle est brillante. C'est une chercheuse remarquable et profondément humaine. Elle m'a tout appris. À la même période, ma carrière a pris un essor considérable. Ce furent des années formidables pour moi.
Je suis ensuite partie en deuxième post-doctorat au California Institute of Technology, à Caltech. Entre-temps, j'ai été recrutée au CNRS sur un poste de chargée de recherche, à peine un an et demi après ma thèse. Cette sécurité m'a épargné la crainte de devoir interrompre ma carrière pour fonder une famille, une question qui demeure complexe dans les débuts précaires de la recherche, où l'on se demande souvent si l'on pourra continuer. Ces périodes d'incertitude, notamment au regard de la succession de contrats à durée déterminée, enchaînés sur différents continents, rendent difficile le choix entre la recherche et d'autres aspirations.
Je n'ai pas eu à me poser cette question. Je suis rentrée à l'Institut d'Astrophysique de Paris, où j'ai pris mon poste au CNRS. Très tôt dans ma carrière, j'ai rencontré mon collègue Olivier Martineau. Nous avons immédiatement éprouvé une véritable affinité scientifique, donnant naissance au projet GRAND, que nous dirigeons ensemble, main dans la main, depuis maintenant dix ans.
Cette année, j'ai pris les rênes de l'Institut d'Astrophysique de Paris. J'ai accepté cette responsabilité avec l'espoir de rendre un peu de ce que cet institut m'a apporté tout au long de ma carrière.
Je vous ai dit que je me présentais en tant qu'astrophysicienne et chercheuse, mais qu'est-ce que cela signifie réellement ? Que fais-je dans mon métier ? Il me semble impératif de réexaminer la notion traditionnelle du chercheur, du physicien solitaire, enfermé dans son bureau et sortant des équations de son esprit. La science, telle que je la pratique, est avant tout une véritable joie collective. Nous formons un groupe de personnes qui se retrouvent aux quatre coins du monde, échangeant des idées et faisant résonner nos cerveaux ensemble.
Concrètement, nous nous posons des questions scientifiques, des puzzles. Nous les posons sur la table, et nous nous réunissons pour partager nos idées. C'est un processus stimulant et enrichissant. Ce n'est pas tout, bien sûr, mais c'est ce qui nous motive chaque jour. La résolution de puzzles est notre carburant, notre raison d'être. D'ailleurs, je pense que la science est un message. Elle s'incarne de multiples façons : il n'y a pas seulement les chercheurs, mais aussi les ingénieurs, les techniciens et techniciennes, dans le secteur public et privé, à différents niveaux d'artisanat. La science se fait aussi avec les mains, comme on fait son pain. C'est extrêmement satisfaisant. Ce n'est pas uniquement théorique, c'est un sujet concret, que l'on manipule, et c'est formidable. Bien sûr, cela implique aussi une grande part de créativité, ou parfois non. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les caractères. C'est cela qui rend la science si riche.
Parmi ces multiples facettes de la science, on trouve la direction. C'est là que j'en viens à ma deuxième casquette, celle de dirigeante en tant que femme. Je pense que ce sujet dépasse même le cadre de la science d'une certaine manière. Encore aujourd'hui, dès qu'une femme occupe une position de direction, elle est souvent confrontée à ce stéréotype, cette image de la femme forte presque masculine. Pour être respectées dans ces fonctions, nombre de femmes de ma génération, et des générations précédentes, ont dû se transformer pour répondre aux critères masculins attendus.
Grâce à mon expérience et à ma mentore Angela Olinto, j'ai compris qu'il n'était pas nécessaire de se dénaturer, qu'il existait mille et une façons de diriger, tout comme de faire de la science. Apporter ce que l'on est véritablement est une richesse inestimable. C'est ce que je souhaite pour les générations futures. J'entrevois une tendance qui se dessine, et cela me donne espoir : j'aimerais que les jeunes filles et femmes qui s'engagent aujourd'hui dans la science aient de moins en moins à forcer leurs traits de caractère et à se travestir, comme nous avons dû le faire dans notre génération. Qu'elles puissent être reconnues et appréciées pour leurs qualités authentiques, des qualités qui ne se mesurent pas selon les critères obsolètes du Boys Club qu'a été la science pendant si longtemps.
Ensuite, je voudrais évoquer brièvement ce concept de rôle modèle. Angela Olinto a été une véritable révélation pour moi. Encore aujourd'hui, il m'arrive fréquemment, lorsque je fais face à une situation difficile, de me demander : « Que ferait Angela à ma place ? ». Cette réflexion m'aide énormément. Je me dis que c'est probablement en raison de notre tendance à douter plus facilement, du syndrome de l'imposteur, que nous nous posons tant de questions. C'est peut-être pourquoi nous sommes particulièrement sensibles à l'importance d'avoir des rôles modèles. Et c'est justement pourquoi cette table ronde me semble d'une importance capitale. Je vous remercie de l'avoir organisée.
Je souhaiterais maintenant aborder un autre aspect de mon parcours, celui d'être à la fois autrice et scientifique. À la base, j'avais pour ambition de devenir écrivain. À la fin du collège, je me suis dit que ce rêve ne paraissait pas sérieux. J'ai donc décidé de devenir astrophysicienne, un choix que je trouvais bien plus « sérieux » - c'est assez amusant, n'est-ce pas ? En réalité, j'ai opté pour l'astrophysique, car c'était un domaine qui alliait la rigueur scientifique, que j'appréciais énormément, et une certaine forme de poésie. Cependant, j'ai toujours gardé le désir d'écrire. À l'époque, la science était encore perçue comme un domaine strictement sérieux. J'espère qu'elle continuera à l'être, au vu des temps qui courent.
Il m'a fallu beaucoup de temps pour concilier ces deux facettes de ma personnalité. Et, plus récemment, j'ai compris - ou plutôt accepté - que la science et l'écriture activaient deux parties distinctes de mon cerveau, et qu'elles se complétaient. La science est pour moi une forme de jubilation, tandis que l'écriture est une respiration. Mon ouvrage se lit un peu comme un roman. Pour moi, il incarne cette possibilité d'être multiple tout en exerçant un métier scientifique.
Je parle de multiplicité dans le sens où je crois qu'il est tout à fait possible d'être scientifique et littéraire, scientifique et écrivain, scientifique et sportive, scientifique et politique. Nous pouvons être multiples. La science ne ferme pas de portes, au contraire. C'est un message que je souhaite transmettre.
Je ne crois pas avoir été particulièrement encouragée à faire des sciences durant ma scolarité. Ma famille m'a toujours soutenue dans tous mes choix, ce qui a été précieux, mais dans le milieu scolaire, je n'ai pas toujours été poussée dans cette direction. Cependant, je n'ai pas été découragée non plus. En revanche, je pense que personne n'aurait parié sur le fait que je deviendrais astrophysicienne, au regard de mes capacités : j'étais bonne en mathématiques et en physique, mais je ne brillais pas particulièrement. En revanche, on aurait plus probablement misé sur ma carrière littéraire, étant donné que j'étais une femme qui écrivait, qui aimait l'écriture et qui était bonne en lettres. Aujourd'hui, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la part de biais de genre qui a joué un rôle, surtout en ce qui concerne mes propres choix à l'époque, ainsi que la perception que les autres pouvaient avoir de moi.
Si, au lycée, j'avais eu à faire un choix concernant la poursuite ou non des sciences, je ne sais honnêtement pas ce que j'aurais fait. Je pense que j'étais trop jeune pour prendre de telles décisions avant le lycée. Je ne savais pas ce qu'était véritablement la science. Le lycée, pour moi, a été une période extrêmement riche, qui m'a permis de mûrir et de comprendre le monde.
C'est pourquoi je tiens à partager un message, qui est d'ailleurs largement soutenu par les professionnels de ma discipline : au lycée, la science ne doit pas être une option, elle doit faire partie du tronc commun. Cela permettrait aux filles de ne pas être confrontées à un choix biaisé dès le départ, imposé par la société. Tant que la science restera une option, elles se censureront. Je comprends bien que le travail sur le biais de genre, la formation des enseignants, le décrochage scolaire dès le CP est complexe. Mais ici, il s'agit de rétablir un système qui a été démantelé. Nous devons remettre la science dans le tronc commun général du lycée, et lui redonner sa place. C'est une priorité, surtout compte tenu des enjeux actuels. La science va au-delà des femmes, elle est fondamentale pour notre société.
C'est ici que j'en viens à ma quatrième casquette, celle de mère et scientifique. Dans mon livre, l'histoire débute lorsque je suis enceinte de huit mois et en train de poser du papier peint, tandis qu'une des découvertes les plus historiques de la science des dernières décennies a lieu. Je raconte avant tout l'histoire de mon amie et collègue, Samaya Sanke, une véritable superstar de la physique. Pendant ses vacances, tandis que son fils d'un an gambade dans les ruisseaux avec son père, elle écrit dans ses toilettes l'article relatant le résultat majeur de sa carrière, un aboutissement historique pour notre domaine. À la fin, elle ne parvient pas à se faire honorer pour cette découverte, car elle n'a pas pris le temps de passer les coups de téléphone nécessaires pour être reconnue et ne pas être oubliée. J'en tire une morale très belle, poignante, mais également triste.
La science faite par des femmes diffère fondamentalement de celle réalisée par des hommes. Elle possède une vibration particulière, car nous vivons et interagissons différemment, avec des temporalités autres. J'identifie une véritable richesse à introduire de la diversité dans la recherche et dans les sciences : diversité de genre, de culture, de caractère, de parcours et d'expertise.
Pour moi, tout cela s'entrelace et se complète. Et au coeur de ce processus se trouve, bien entendu, l'importance cruciale d'être bien entouré, tant dans la sphère professionnelle que personnelle. À ce sujet, je tiens, comme mes collègues, à insister sur le rôle fondamental des pères. Tant que nous ne reconnaîtrons pas de manière significative le rôle des pères, en introduisant des congés paternité obligatoires et de longue durée, et en renforçant cette mesure dans les entreprises, dans le secteur de la recherche et dans toutes les sphères de la société, je suis convaincue que les femmes continueront à travailler avec un handicap.
Pour conclure, je souhaiterais adresser un message aux jeunes filles qui m'écoutent et qui hésitent à se lancer dans la science, ou qui en ont peur, ou encore qui souhaitent s'y engager. Venez faire de la science et de la recherche telle que vous êtes en tant que femmes, avec vos doutes, avec votre force et vos délicatesses, avec vos élans bulldozers et vos réserves, votre rigueur, votre organisation, vos défauts, votre bazar, vos colères et votre sérénité, votre humanité, votre capacité à lire le monde d'un regard différent, votre artisanat, votre ingénierie, votre créativité et votre originalité. Et c'est tout ça qui fera que votre science sera belle.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Madame, vous êtes une femme d'exception, il faut le reconnaître. Il est certes essentiel de montrer que chacun peut avoir accès aux sciences, mais il est tout aussi important de cesser de se dévaloriser lorsque l'on possède un talent remarquable. Il convient donc d'accepter pleinement le fait d'être un modèle, tout en mettant en avant la normalité de cette excellence. Il est tout à fait possible de progresser, de mener des recherches d'envergure et de faire de grandes découvertes. C'est précisément cette capacité à allier l'excellence et l'accessibilité qui est essentielle.
En vous écoutant toutes et tous, il me vient une réflexion : si l'on admet que les femmes sont remarquables tandis que les hommes peuvent être simplement moyens, alors il me semblerait opportun de recommander aux hommes d'étudier davantage les lettres. C'est peut-être ce qui leur fait défaut. En réalité, l'idéal serait d'associer les sciences et les lettres afin d'atteindre l'excellence.
Enfin, j'ai bien noté qu'en sciences, comme en politique, il ne suffit pas d'agir : encore faut-il savoir mettre en valeur ce que l'on accomplit. C'est une problématique majeure, car certains réalisent peu, mais savent très bien communiquer sur leurs actions, tandis que d'autres oeuvrent considérablement tout en restant dans l'ombre. Cette injustice est profonde et reflète, à mon sens, un biais qui touche particulièrement les femmes.
Pour ma part, j'ai toujours affirmé que « l'important du pouvoir, c'est de pouvoir faire ». Mais être reconnu pour ses actions est tout aussi fondamental, en particulier dans le domaine scientifique. C'est pourquoi je tiens à vous remercier sincèrement pour ces interventions et témoignages d'une grande richesse, qui m'ont profondément touchée et inspirée.
Vos propos ont résonné en chacun de nous. La professeure de mathématiques, assise à mes côtés, en est la preuve vivante : elle jubile et s'interroge sur la manière dont tant de personnes ont pu se détourner des mathématiques. Comment cela a-t-il pu arriver ? Lorsque l'on constate que certains croient encore que la Terre est plate, il apparaît évident qu'il est essentiel de maintenir un enseignement scientifique solide, ne serait-ce que pour en acquérir les bases fondamentales, même sans en faire une vocation. C'est un enjeu crucial.
Mme Marie-Pierre Monier. - Oui, vos propos ont profondément résonné en moi.
Lorsque j'ai dû choisir une orientation, en seconde, j'étais passionnée par les langues et souhaitais en étudier trois. C'est mon professeur de mathématiques qui s'est opposé à cette décision, insistant auprès de ma mère sur l'importance que je poursuive des études en mathématiques. À l'époque, nous étions neuf filles pour vingt-six garçons dans cette filière.
Je suis convaincue que vos témoignages contribueront à ouvrir des perspectives à de nombreuses jeunes filles. Il est essentiel de libérer la parole sur ces sujets. Quelqu'un a évoqué l'importance d'organiser des expositions mettant en avant des modèles inspirants : c'est en effet une démarche fondamentale, tout comme le mentorat, qui joue un rôle déterminant.
À travers vos interventions, on retrouve des problématiques que nous avons maintes fois abordées au sein de la délégation : le plafond de verre et la lutte contre les stéréotypes de genre. Ce sont des obstacles que nous nous imposons à nous-mêmes ou que la société nous impose. La manière dont on nous perçoit et la place qui nous est attribuée ne correspondent jamais à celles que nous devrions légitimement occuper. Nous devons mener un combat permanent pour faire éclater ces entraves.
Nous avons également évoqué l'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle, qui s'inscrit dans une réflexion plus large sur la place des femmes et des jeunes filles dans notre société.
Au-delà de la nécessité de réintroduire un tronc commun scientifique et mathématique obligatoire au lycée afin d'ouvrir les horizons des élèves, j'ai été marquée par votre volonté de faire prendre conscience aux jeunes filles de la place qu'elles peuvent et doivent occuper. Il est essentiel de lever ces freins. L'éducation joue un rôle central dans ce processus. C'est pourquoi je ne peux qu'adhérer pleinement à vos réflexions.
Il est d'autant plus crucial d'agir que la situation internationale suscite de vives inquiétudes. Aux États-Unis, nous constatons avec stupeur que l'administration du président Trump a supprimé des termes tels qu'« équité », « égalité » et « femme » des pages officielles du Gouvernement. Où allons-nous ? Nous savons combien les bases de données jouent un rôle déterminant dans le développement de l'intelligence artificielle. Si les femmes disparaissent de ces référentiels, les conséquences seront désastreuses.
Mme Dominique Vérien, présidente. - D'ailleurs, il ne serait guère surprenant que le mot « science » finisse lui aussi par être évincé.
Mme Marie-Pierre Monier. - Oui, c'est une possibilité.
Ma première question porte précisément sur ce point. Je sais que deux d'entre vous ont effectué une partie de leurs études aux États-Unis. Madame Kotera, si j'ai bien compris, vous aviez déjà l'assurance d'un poste en France avant votre départ ?
Mme Kumiko Kotera. - Non, pas initialement.
Mme Marie-Pierre Monier. - D'accord. Dans ce cas, pensez-vous que la fuite des cerveaux, largement documentée en matière de recherche, touche spécifiquement les femmes ? Par ailleurs, de votre expérience à l'étranger, quelles bonnes pratiques en matière d'égalité entre les femmes et les hommes dans le milieu scientifique pourraient être transposées en France ? Madame Sevestre a souligné qu'en Norvège, l'égalité entre les sexes semblait plus avancée qu'ailleurs.
Les disciplines dans lesquelles vous excellez sont variées, certaines étant peut-être plus mixtes que d'autres. Pensez-vous qu'il soit plus difficile d'accéder à des postes à responsabilités dans les domaines encore largement masculins, ou au contraire, dans ceux où la présence féminine s'accroît ? La culture de l'égalité progresse-t-elle rapidement, selon vous ?
En médecine, bien que les femmes soient nombreuses, elles se heurtent toujours au plafond de verre lorsqu'il s'agit d'accéder à des postes de responsabilité.
Existe-t-il, selon vous, une forme de solidarité entre chercheuses ? Est-elle encouragée ? Lors de nos travaux académiques, nous avions mis en lien cette problématique avec une étude de l'Académie des sciences, qui soulignait l'extrême compétitivité du monde de la recherche.
Dans le contexte scientifique français, estimez-vous que la place des femmes a connu une progression récente, ou au contraire, observez-vous un recul sur cette question ?
Mme Laure Darcos. - Pour revenir sur la question du tronc commun, il faut reconnaître que le gouvernement a, en partie, corrigé son erreur.
J'avais soulevé ce point d'actualité lors d'un échange avec Élisabeth Borne, alors Première ministre. Étant polytechnicienne, elle a été stupéfaite d'apprendre les implications de la réforme du baccalauréat, dont elle n'avait pas pleinement conscience. Si une avancée a été réalisée en réintroduisant les mathématiques en classe de première, elle ne représente malheureusement qu'un progrès partiel et insuffisant. En effet, en terminale, les élèves qui n'ont pas suivi la spécialité « mathématiques » se retrouvent en difficulté face à ceux qui l'ont poursuivie. Dès lors, cette réintroduction des mathématiques en première s'avère inefficace.
Toute cette réforme a manqué de cohérence et a donné lieu à une forme d'hypocrisie, notamment en ce qui concerne la place des filles dans les filières scientifiques. L'un des déclencheurs de la rédaction de notre rapport a d'ailleurs été la prise de conscience de l'hémorragie observée dans les classes préparatoires et les études supérieures scientifiques depuis cette réforme du baccalauréat. Avec désormais trois promotions de bacheliers ayant subi ces changements, nous constatons une régression du nombre de jeunes femmes dans ces cursus.
Vous avez évoqué à plusieurs reprises l'influence du déterminisme tout au long de la scolarité, dès l'école primaire. Il est essentiel de souligner que les futures professeures des écoles, qui auront elles-mêmes suivi un parcours sans mathématiques au lycée, ne disposeront pas, dans leur formation initiale, des bases nécessaires pour enseigner cette discipline aux jeunes élèves. Nous sommes ainsi confrontés à un cercle vicieux préoccupant.
Je pense que nous devons repenser l'approche pédagogique des mathématiques. Lorsqu'on propose à une petite fille en CP un exercice de mathématiques, elle est souvent paralysée par l'angoisse - et je parle d'expérience. En revanche, si on lui présente un jeu basé sur des dessins de géométrie, elle se montre aussi performante que les garçons, voire davantage.
La manière dont nous formulons les concepts joue un rôle clé dans cette perception. Les mathématiques sont souvent perçues comme une discipline abstraite, alors qu'elles peuvent aussi être abordées sous un angle concret et ludique. D'ailleurs, l'expression « sciences dures » elle-même véhicule une connotation peu engageante pour les jeunes filles, ce qui révèle, dès le départ, un biais dans notre façon d'envisager cette discipline.
Je souhaiterais également revenir sur vos parcours. Certaines d'entre vous ont évoqué les difficultés rencontrées au cours de leur formation, notamment en raison de carrières longues et morcelées par des interruptions liées aux grossesses ou à des opportunités de postes à l'étranger. Or, il est frappant de constater que, dans ces situations, c'est souvent aux femmes de s'adapter à la carrière de leur conjoint, et non l'inverse. Je pense que cette question mérite d'être explorée davantage.
En tant que rapporteure sur la loi de programmation de la recherche, je me demande si l'instauration de quotas ne constituerait pas une solution envisageable pour certains postes académiques, qu'il s'agisse de postdoctorats ou même de contrats doctoraux. Pensez-vous que cette mesure permettrait d'augmenter significativement le nombre de femmes accédant à ces niveaux d'excellence, sans qu'elles aient systématiquement besoin de partir à l'étranger pour prétendre à une égalité des chances avec leurs homologues masculins ?
Est-il nécessaire d'en arriver là pour garantir une meilleure répartition des postes à hautes responsabilités, notamment ceux de professeurs et de directeurs de recherche, qui demeurent encore majoritairement masculins ?
Mme Jocelyne Antoine. - On a évoqué le décrochage des filles dès le CP. Les études montrent qu'il s'accélère au fur et à mesure au collège, au lycée, etc.
Ma question portait sur la période post-bac, car on constate que certains secteurs d'études scientifiques sont davantage choisis par les femmes, comme la biologie. Il est étonnant de noter que l'astrophysique fait partie de ces domaines : on y observe une plus grande parité entre les sexes. L'écart entre les hommes et les femmes y est moins prononcé que dans d'autres domaines, comme l'ingénierie. Cette différenciation existe encore.
Je m'interroge donc sur les raisons pour lesquelles on retrouve davantage de femmes dans certains domaines que dans d'autres. Avez-vous des pistes de réflexion à ce sujet ?
Un autre point qui me préoccupe est lié à la Tech, notamment à l'intelligence artificielle. Nous avons eu l'occasion d'organiser un colloque sur les femmes et l'intelligence artificielle. La situation m'inquiète profondément. Si les modèles utilisés pour gérer notre avenir sont principalement masculins, cela risque d'entraîner des inégalités flagrantes à l'avenir.
Mme Carole Mathelin. - Je souhaiterais apporter une réponse à la question de la prédominance masculine dans le domaine médical. Celle-ci ne se manifeste pas dès les études de médecine, où les femmes sont particulièrement nombreuses. Cependant, la difficulté réside dans la structure même des carrières médicales, qui reposent sur trois dimensions essentielles : le soin, la recherche et l'enseignement.
Pour concilier ces trois aspects, il est nécessaire d'emprunter une voie spécifique, celle de praticien hospitalier et professeur des universités (PUPH). Ce parcours exige, en plus du doctorat en médecine, la réalisation d'un doctorat en sciences, incluant une thèse d'une durée minimale de trois ans, une habilitation à diriger des recherches, ainsi qu'une année de mobilité, le plus souvent effectuée à l'étranger.
C'est à ce stade que les difficultés s'intensifient. Une jeune médecin, souvent mariée et parfois mère de famille, se trouve confrontée à l'obligation de partir à l'étranger pendant un an, ce qui représente un véritable défi tant sur le plan personnel que professionnel. À cela s'ajoute la contrainte d'abandonner temporairement sa patientèle. Ce dilemme explique en grande partie la baisse significative du nombre de femmes accédant à ces postes de haut niveau : à ce jour, seules 19 % des PUPH sont des femmes.
Or, c'est précisément à ce niveau de responsabilité que se jouent les nominations aux postes de chef de service, de doyen ou encore de responsable de commission médicale d'établissement (CME). La longueur et la complexité de ce parcours constituent ainsi un véritable obstacle pour les femmes.
Il apparaît donc nécessaire de repenser la carrière hospitalo-universitaire afin de la rendre plus accessible et mieux adaptée aux contraintes des femmes médecins. L'obligation d'une année de mobilité, par exemple, pourrait être assouplie afin d'éviter qu'elle ne constitue un frein à leur progression. Il est également crucial de valoriser l'enseignement et la recherche, des composantes essentielles à l'évolution de la médecine. En effet, il est aujourd'hui impensable de progresser dans ce domaine sans un engagement scientifique constant, tant les avancées technologiques et médicales sont rapides.
L'intelligence artificielle est désormais omniprésente : elle est utilisée en chirurgie, en imagerie médicale, et transforme nos pratiques. Il est donc impératif que les médecins acquièrent ces compétences. Ainsi, la réforme des carrières hospitalo-universitaires ne doit pas porter sur l'accès aux études de médecine, qui est aujourd'hui largement ouvert aux femmes, mais bien sûr la valorisation et l'aménagement des parcours permettant d'accéder aux plus hautes fonctions.
Mme Marina Kvaskoff. - Je suis très favorable aux quotas, car il me semble difficile d'atteindre l'égalité sans leur mise en place à un certain stade. Toutefois, ce n'est pas au niveau du post-doctorat que se situe le principal problème. À ce stade de la carrière, les femmes sont encore nombreuses. Il est bien sûr essentiel d'encourager davantage de femmes à déposer des projets, à entreprendre une thèse et à poursuivre en post-doctorat, mais la question des quotas est surtout pertinente pour l'accès aux postes à responsabilité, où l'on observe un véritable déséquilibre.
Les données disponibles, qu'il s'agisse de celles de l'INSERM, du CNRS ou d'autres organismes, montrent clairement une tendance récurrente : les femmes sont bien représentées dans les niveaux les plus bas de la hiérarchie, mais leur présence diminue drastiquement à mesure que l'on progresse vers des postes plus seniors. C'est précisément à ce niveau que les quotas jouent un rôle essentiel, car ils permettent de rétablir des proportions plus justes et de corriger ces déséquilibres structurels.
Concernant la répartition des femmes dans les différents domaines scientifiques, il est vrai que certains secteurs comptent davantage de chercheuses que d'autres. Par exemple, dans la santé publique, les femmes sont plus nombreuses. La commission scientifique spécialisée de l'INSERM, chargée d'évaluer les chercheurs et de recruter sur de nouveaux postes, est celle où la proportion de femmes est la plus élevée. En revanche, dans d'autres commissions, la présence féminine est bien plus faible. C'est là que les quotas peuvent faire la différence.
Toutefois, pour comprendre en profondeur ces disparités, il est indispensable de mener des études qualitatives. Identifier les causes sous-jacentes est essentiel. Ce déséquilibre provient sans doute de la manière dont notre société est structurée, des biais et stéréotypes persistants qui influencent les choix des femmes en matière de disciplines scientifiques. Améliorer cette représentation dès le plus jeune âge, notamment à l'école, pourrait être une solution. Un effort particulier est nécessaire dans les disciplines où les femmes sont sous-représentées, comme la tech, la physique et les mathématiques, afin d'améliorer l'image de ces domaines auprès des femmes, mais aussi d'y valoriser leur place.
Quant à la solidarité entre femmes, elle existe bel et bien, bien qu'elle ne soit pas systématique. Certaines femmes, ayant dû affronter de nombreuses difficultés pour arriver à leur position actuelle, estiment ne pas avoir à faciliter le parcours des autres. À l'inverse, d'autres sont pleinement conscientes des obstacles structurels et souhaitent éviter qu'ils ne se perpétuent. Encourager cette solidarité est essentiel.
Les réseaux de femmes scientifiques jouent ici un rôle déterminant. L'association Femmes et Sciences, par exemple, accomplit un travail remarquable dans ce domaine. Lorsque j'étais aux États-Unis, j'ai eu l'opportunité d'intégrer un réseau de femmes scientifiques, et j'ai ressenti une solidarité immense. Ces réseaux organisaient des événements dédiés aux chercheuses, abordant des thématiques concrètes telles que la progression de carrière, la manière de surmonter le plafond de verre ou encore les comportements à adopter dans certaines situations professionnelles.
Ces rencontres étaient précieuses, car elles plaçaient toutes les participantes sur un pied d'égalité : doctorantes, post-doctorantes, directrices de recherche haut placées... Toutes se retrouvaient sur un même plan, simplement en tant que femmes scientifiques. Cette dynamique facilitait grandement les échanges et rendait les figures les plus expérimentées accessibles. Pour ma part, cela m'a apporté une immense confiance à un moment crucial de mon parcours.
Le rôle des associations est donc fondamental, et leur travail doit être soutenu et valorisé.
Mme Heïdi Sevestre. - Je me permets d'évoquer les pratiques mises en place dans les pays scandinaves, en particulier à l'université UNIS, le centre universitaire du Svalbard, situé à quelques pas de chez moi.
Ici, des quotas sont appliqués à tous les niveaux : pour les étudiants, les doctorants, les post-doctorants, et pour tous les postes universitaires. Grâce à ce système, nous avons atteint une véritable égalité. Certains cursus rencontrent plus de difficultés que d'autres, mais dans l'ensemble, la parité est respectée à tous les échelons de l'université.
Un élément clé qui favorise cette égalité, notamment pour l'accès aux postes à responsabilité, est le congé parental. En Scandinavie, il est particulièrement avantageux : quarante-neuf semaines de congé rémunérées à 100 %, ou une année complète avec un salaire maintenu à 80 %. Surtout, quinze semaines de congé maternité et paternité sont obligatoires. Ce dispositif garantit que les deux parents bénéficient d'un temps de présence équitable avec leur enfant. Ici, les conditions de travail, les salaires et la qualité de vie sont pensés pour favoriser un véritable équilibre et une solidarité au sein des équipes.
Cette approche prouve que même avec des quotas et des conditions favorables, la science reste d'une qualité exceptionnelle. D'ailleurs, notre recherche en sciences polaires est parmi les meilleures au monde.
Ensuite, j'ai la chance d'enseigner les techniques de terrain en glaciologie. Les expéditions scientifiques dans des environnements extrêmes peuvent impressionner, surtout face aux défis croissants liés au changement climatique. Or, la présence des femmes sur le terrain est relativement récente.
Dans les bases antarctiques, par exemple, les femmes n'ont été autorisées à participer aux missions qu'à partir des années 1980. C'est particulièrement vrai pour les bases britanniques avec lesquelles j'ai collaboré. Ce retard d'accès souligne à quel point la féminisation des sciences de terrain a été un combat.
Heureusement, les mentalités évoluent. Des sujets autrefois tabous sont désormais abordés ouvertement. On ose enfin parler du harcèlement sexuel dans ces bases isolées aux confins du monde, un problème longtemps passé sous silence. On aborde aussi des aspects très concrets du quotidien des femmes sur le terrain, comme la gestion des règles ou l'accès aux toilettes dans des conditions extrêmes.
Lorsque j'ai débuté en glaciologie, ces sujets n'étaient jamais évoqués. Aujourd'hui, j'en discute librement avec mes étudiantes, car ces préoccupations peuvent être des freins pour de jeunes filles souhaitant s'engager dans ces disciplines. En leur apportant des réponses et des solutions pratiques, nous levons ces obstacles et encourageons davantage de femmes à rejoindre les sciences de terrain.
C'est un progrès dont je me réjouis profondément, et j'espère que cette dynamique continuera de s'amplifier.
Mme Aleksandra Walczak. - J'ai effectué ma thèse aux États-Unis durant cinq années, suivies de trois années de post-doctorat. J'ai ainsi passé huit années consécutives outre-Atlantique avant de revenir en France. J'y suis revenue, notamment parce que le pays nous offrait, à mon partenaire et moi-même, des postes équivalents. Finalement, nous avons estimé que les conditions étaient plus favorables ici.
J'exerce en tant que physicienne théoricienne, une spécialité où les femmes ne représentent que 10 % des effectifs, soit la plus faible proportion parmi toutes les disciplines scientifiques. Malgré le préfixe « bio », qui peut être perçu comme un facteur d'inclusion, l'aspect « physique théorique » n'attire pas vraiment les femmes.
À mon sens, la clé de compréhension réside dans la notion de prestige. Lorsqu'une discipline devient prestigieuse - en matière de rémunération, de notoriété ou autre - se pose alors la question de la place des femmes : est-on prêt à leur accorder des positions qui confèrent une forte notoriété, quitte à ce que cela se fasse au détriment d'un homme ? Ce phénomène est particulièrement visible dans le domaine de la tech, où la conjonction de prestige, d'opportunités économiques et de visibilité médiatique renforce ces disparités.
D'un point de vue historique, la situation tend néanmoins à s'améliorer. Les statistiques montrent une évolution positive, bien que certaines disciplines restent en retard. À titre d'exemple, en astrophysique, la présence féminine a fluctué au fil du temps. Dans les années 1950, le pourcentage de femmes au CNRS était plus élevé qu'aujourd'hui, mais il faut replacer cette réalité dans son contexte : à l'époque, ce métier était encore peu valorisé, contrairement aux postes d'exécutifs, majoritairement occupés par des hommes. Ces dynamiques ont évolué, et de manière générale, nous progressons dans la bonne direction.
Concernant les quotas, deux éléments me semblent essentiels. Premièrement, dans l'organisation de colloques ou le recrutement de chercheurs, des mesures proactives sont nécessaires. Nous avons, par exemple, mené des actions ciblées pour attirer davantage de femmes vers la physique théorique, en les sollicitant directement sur le marché international afin de les informer des opportunités existantes. Ce type d'initiative porte ses fruits. De même, lorsqu'un comité organisateur établit une liste de trois intervenants potentiels, il suffit d'imposer la présence d'au moins une femme pour que, soudainement, de nombreux noms féminins émergent. Cette approche, simple en apparence, a un impact significatif sur la représentation féminine dans les événements scientifiques.
Deuxièmement, en ce qui concerne la mise en place de quotas, il convient d'être attentif à l'interprétation des statistiques. En physique théorique, nous sommes 10 % de femmes. Si l'on ouvre quatre postes, 10 % de ce total correspond à un nombre arrondi à 1 ou 0. Ainsi, un recrutement exclusivement masculin pourrait être justifié sous couvert de statistiques, ce qui maintient un cercle vicieux. Il est donc impératif d'accompagner les quotas d'un travail de sensibilisation, sans quoi ils risquent d'être contournés ou détournés de leur objectif initial.
Enfin, sur la question de la solidarité entre femmes, je constate avec satisfaction que la situation s'est nettement améliorée depuis le début de ma thèse. Toutefois, être une femme ne garantit pas nécessairement un soutien envers ses consoeurs. Certaines femmes se montrent parfois moins enclines à la solidarité que certains hommes, qui peuvent, au contraire, se révéler de formidables alliés. Heureusement, la notion de sororité a évolué avec notre génération. Nous sommes désormais bien plus conscientes du fait que, sans entraide, aucun changement significatif ne pourra être accompli.
Il subsiste néanmoins une réticence chez certaines femmes, qui redoutent que leur soutien envers une autre femme puisse leur porter préjudice. Elles s'interrogent : « Si j'aide cette femme et qu'elle échoue, cela ne risque-t-il pas de rejaillir négativement sur moi ? » Or, il est essentiel de dépasser cette crainte. L'échec fait partie du parcours professionnel de chacun, et seul un véritable esprit de solidarité nous permettra de progresser ensemble.
Mme Kumiko Kotera. - Tout d'abord, il convient de cesser d'affirmer que la parité est atteinte en astrophysique. Certes, nous comptons entre 20 et 25 % de femmes, ce qui est supérieur à d'autres disciplines, mais cela reste insuffisant. Dans mon propre laboratoire, nous demeurons en-deçà des 20 %, ce qui témoigne du travail restant à accomplir.
Concernant les quotas et les modalités de recrutement, certaines mesures relativement simples pourraient être mises en place, du moins dans le domaine de l'astrophysique. Nous disposons d'un vivier conséquent au niveau des doctorats et post-doctorats. Cela est vrai pour l'astrophysique, mais également pour la physique en général. Toutefois, nous observons un phénomène d'érosion progressive. En astrophysique, cette rupture se manifeste environ quatre ans après la soutenance de thèse, moment où nombre de jeunes femmes - qui représentent encore 30 % des effectifs - choisissent de renoncer à la recherche, souvent pour des raisons familiales. C'est une réalité que je comprends parfaitement. Moi-même, au cours de ma thèse, je m'étais fixé une limite de quatre ans, pas davantage.
Il serait pertinent d'adapter nos pratiques de recrutement en conséquence. Lors de mon passage dans les commissions du CNRS, j'ai pu constater l'importance d'un recrutement précoce. Il convient d'éviter cette tendance à recruter des chercheurs ayant déjà accumulé six, sept, voire huit années post-thèse, car cette attente excessive ne se justifie pas et contribue à précariser inutilement les carrières. Cette instabilité touche aussi bien les hommes que les femmes, mais elle est particulièrement préjudiciable à ces dernières. Dans de nombreux pays anglo-saxons, cette précarisation est devenue une norme, alors que la France offre un modèle différent. Il est essentiel de préserver cette spécificité, car retarder l'accès à un poste stable entrave profondément la construction d'une carrière, surtout pour les jeunes chercheurs et chercheuses.
Par ailleurs, vous évoquiez tout à l'heure la comparaison avec d'autres pays. Ayant moi-même effectué trois années de post-doctorat aux États-Unis, j'ai envisagé d'y poursuivre ma carrière. À cette période, j'ai reçu plusieurs propositions intéressantes. Constatant à quel point ce système me permettait de progresser rapidement, j'ai sérieusement envisagé de rester dans ce pays. Toutefois, au même moment, j'ai obtenu un poste au CNRS, ce qui m'a convaincue de rentrer en France.
J'apprécie particulièrement la manière dont la recherche est menée aux États-Unis, car elle repose sur la réactivité et l'opportunisme scientifique. Le monde anglo-saxon fonctionne selon une logique d'adaptabilité permanente : on n'y relève aucune peur du changement, des bifurcations soudaines, des prises de risques. Cette dynamique crée une énergie stimulante et un véritable sentiment de soutien, avec moins de rigidité et de conservatisme qu'en France. C'est une véritable bouffée d'air.
Néanmoins, ce système comporte aussi ses écueils. Il repose sur une précarité structurelle : du jour au lendemain, on peut perdre son financement, son poste, voire sa trajectoire professionnelle. Si cette approche favorise l'innovation, elle peut aussi se révéler extrêmement déstabilisante, en particulier pour les chercheurs en début de carrière. Il est difficile de se projeter sur le long terme dans un tel contexte.
C'est pourquoi je reste attachée au modèle français de la recherche, qui permet d'aborder les problématiques scientifiques avec une temporalité plus adaptée à la complexité des sujets traités. Certaines questions ne peuvent être résolues en un, deux ou trois ans, et nécessitent une stabilité à long terme. La possibilité d'élaborer des projets sur une décennie, avec des financements durables et un soutien institutionnel fort, est une richesse inestimable, notamment grâce aux dispositifs du CNRS.
Toutefois, ce modèle, que j'apprécie et continue de défendre, est actuellement menacé. Il est en train d'être progressivement démantelé, ce qui représente un danger non seulement pour la qualité de la recherche, mais aussi pour l'égalité des chances. Pour les femmes en particulier, cette stabilité est essentielle, car elle leur permet d'envisager leur carrière avec plus de sérénité. Comme je l'évoquais précédemment, les temporalités professionnelles diffèrent entre les femmes et les hommes. Il est crucial d'en tenir compte. C'est en ce sens que la spécificité française en matière de recherche constitue une véritable richesse, qu'il faut impérativement préserver.
Mme Aleksandra Walczak. - Je souhaiterais souligner un autre avantage qu'offre le CNRS : même après avoir obtenu un poste, il demeure possible d'effectuer des séjours de recherche à l'étranger. Bien qu'elle puisse s'avérer complexe, notamment pour des raisons familiales, cette opportunité existe bel et bien. L'obtention d'un poste ne marque pas la fin de notre évolution professionnelle, car nous sommes en apprentissage constant.
Cette liberté dans la gestion de notre temps et de notre carrière constitue, à mon sens, un atout considérable. Elle permet de concilier la nécessité d'intégrer des chercheurs plus jeunes, tout en préservant la possibilité de continuer à apprendre et à se perfectionner tout au long de notre parcours.
Mme Kumiko Kotera. - En ce qui concerne la question du conjoint, j'avoue avoir été quelque peu surprise par vos propos. À mon sens, ce sujet est abordé de manière plus transparente et mieux géré dans les pays anglo-saxons, notamment aux États-Unis. En France, il semble y avoir un certain tabou autour des recrutements conjoints. La prise en compte du bien-être au travail devrait également englober la dimension relationnelle, incluant la présence de notre partenaire. Dans mon domaine, il est fréquent que celui-ci soit également physicien ou scientifique. Aux États-Unis, cette réalité est immédiatement prise en compte dans les négociations de postes ou de post-doctorats, et ce n'est nullement un sujet tabou.
En revanche, en France, la situation est tout autre. On nous déconseille d'aborder ce type de considération. Je pense qu'il serait important d'ouvrir la réflexion sur ce point.
Mme Marie-Do Aeschlimann. - Merci pour la fraîcheur et la vivacité de vos interventions. Vous nous avez mis des étoiles dans les yeux, et dans ceux de nos collègues masculins, également fascinés par vos propos. Merci aussi pour la simplicité et l'authenticité de vos témoignages. Vous avez su mettre en lumière les difficultés et les vulnérabilités que vous avez rencontrées, des épreuves auxquelles nous sommes tous confrontés. La manière dont vous avez surmonté ces obstacles est essentielle.
En ce qui concerne le rôle modèle, vous montrez qu'il est possible d'être excellente, compétente et forte tout en restant simple, en ayant des attentes légitimes en tant que femmes, en tant que mères, et en souhaitant également avoir un projet familial. Nous ne devrions pas avoir à choisir entre une carrière professionnelle épanouissante et une vie personnelle équilibrée. En présentant des figures comme vous, qui incarnent cet équilibre, nous offrons un modèle aux jeunes filles. C'est ainsi que nous les aiderons à s'orienter vers ces métiers. Merci pour tout.
Mme Olivia Richard. - En tant que sénatrice des Français établis hors de France, je tiens à vous exprimer ma gratitude. J'ai fait des études de droit précisément pour éviter les mathématiques. C'était le seul domaine où j'étais certaine de ne pas être confrontée à ma plus grande angoisse, à savoir les chiffres. En vous écoutant, je ressens un immense regret. Vous êtes toutes tellement brillantes que j'aimerais que l'une de vous puisse inventer une machine à remonter le temps. Elle permettrait à toutes celles d'entre nous qui sont passées à côté d'une opportunité enrichissante, même si nous ne poursuivons pas une carrière scientifique, de rattraper ce retard.
Je suis particulièrement convaincue, et j'étais déjà de cet avis, de la nécessité de revoir l'enseignement des sciences. Cette semaine, en France, ont été publiés les derniers chiffres concernant l'écart de revenus entre hommes et femmes. Force est de constater que la situation ne s'améliore pas, parce que les femmes ne développent pas des compétences rémunératrices de la même manière que les hommes. Il est impératif de leur permettre de les acquérir.
Je me souviens d'un événement auquel Jocelyne Antoine et moi-même avons assisté, organisé par le ministre de l'industrie, en collaboration avec celle qui était alors secrétaire d'État à l'égalité entre les femmes et les hommes. Nous nous étions rendues dans une école technique, à l'initiative de l'association « Elles bougent », afin d'inciter les jeunes filles à ne pas se cantonner aux métiers du care, mais à acquérir des compétences techniques qui leur permettraient non seulement de gagner plus d'argent, mais aussi d'augmenter leur autonomie financière, leurs droits, leur protection et leur liberté. Évidemment, il est crucial de valoriser davantage l'enseignement des sciences et de le rendre plus accessible aux jeunes filles. Nous partageons tous cette conviction ici.
Je vous prie de m'excuser pour cette digression, mais de nombreux éléments dans vos témoignages résonnent avec ce que certaines d'entre nous, si ce n'est toutes, avons vécu en arrivant au Sénat. Ce n'est pas un milieu facile pour les femmes. Il a la particularité, par rapport à l'Assemblée nationale, d'être sujet à un renouvellement partiel. Lorsqu'on entre dans un domaine déjà bien établi, comme un match de football qui dure depuis trois ans, il est nécessaire de trouver sa place parmi les autres. L'importance du mentorat, que vous avez évoqué dans vos témoignages, m'a profondément touchée. Le rôle de ces figures dans nos vies est essentiel, car elles nous aident à structurer notre parcours et à trouver un sens à nos actions. À ce titre, je tiens à remercier Dominique Vérien pour son accueil, qui me permet, depuis mon élection, de me sentir utile dans mon mandat.
Intervenante dans la salle. - Je tiens à vous remercier sincèrement pour vos témoignages. En tant que directrice RSE dans une entreprise de la Tech, je suis directement confrontée aux enjeux liés à la diversité. Ces problématiques se manifestent souvent dans des environnements où les femmes occupent peu de postes techniques. Vos interventions m'ont profondément touchée et émue, au point que j'ai eu les larmes aux yeux à certains moments. Un élément récurrent dans plusieurs de vos témoignages relève de l'idée que les femmes, dans ces milieux, mais aussi dans bien d'autres, apportent une contribution différente.
Je fais preuve de prudence à cet égard, car je ne souhaite pas que les femmes se sentent obligées de se conformer à des attentes de douceur, parfois associées à un rôle maternel. Cependant, je pense qu'il serait pertinent de souligner ce que l'on perd en n'intégrant pas ces profils différents autour de la table. Il ne s'agit pas uniquement de compétences techniques, mais également d'une autre manière d'aborder et de comprendre les problématiques.
J'aimerais savoir si vous auriez des recommandations pour mettre en évidence et faire comprendre ce que des profils divers, avec des parcours de vie distincts, peuvent apporter sur des sujets considérés comme purement techniques.
Par ailleurs, de nombreux scientifiques européens appellent aujourd'hui à recruter des chercheurs américains, dont les travaux sont menacés par la politique de la nouvelle administration de Donald Trump. Avez-vous observé des changements concrets dans ce domaine ?
Pensez-vous qu'il serait possible, dans le cadre de ces politiques de recrutement, de prendre en compte le genre et d'encourager l'intégration de profils féminins à des postes de responsabilité ?
Mme Olivia Richard. - En tant que sénatrice des Français établis hors de France, j'ai bien entendu la problématique liée au départ à l'étranger. Ce que l'on sait moins, c'est que le retour peut s'avérer encore plus complexe. Dans le cadre de la diplomatie féministe lancée cette semaine, il pourrait être pertinent de collaborer avec le Quai d'Orsay afin de mettre en place un dispositif de soutien. Il existe des écoles françaises à l'étranger et des associations qui oeuvrent dans ce domaine. Il serait peut-être judicieux de développer un ensemble de mesures pour faciliter non seulement le départ, mais également le retour lorsque cela est souhaité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je voudrais ajouter qu'une femme scientifique qui accompagne son époux - militaire, par exemple - à l'étranger, se trouve parfois privée du visa nécessaire pour travailler, même si un laboratoire américain lui propose un poste. Cette restriction rend difficile la reprise de sa carrière à son retour en France, surtout après plusieurs années sans pouvoir exercer. Le retour dans un laboratoire après quatre ans d'interruption professionnelle constitue, en effet, un véritable défi.
Mme Carole Mathelin. - Tout d'abord, je n'ai pas répondu à votre question concernant les quotas. En chirurgie, l'imposition de quotas serait extrêmement complexe. Les femmes tendent à se diriger vers des spécialités telles que la gynécologie-obstétrique, la chirurgie pédiatrique ou l'ophtalmologie, tandis que les hommes privilégient plutôt l'orthopédie et l'urologie. Je pense qu'il ne serait pas pertinent de changer cela. Par exemple, un urologue masculin pourrait être plus à l'aise pour traiter un patient masculin, et une femme pourrait ressentir un plus grand confort à soigner une patiente. Il me semble donc qu'il ne faut pas imposer de quotas sur ces choix.
Ensuite, sur le plan physiologique, hommes et femmes sont différents. Nous n'avons pas le même corps, la même résistance, ni les mêmes sensibilités. Certaines spécialités, qui nécessitent davantage de force physique, seront toujours réservées aux hommes. Il s'agit là de différences biologiques naturelles.
Enfin, on évoque souvent l'idée d'augmenter la proportion de femmes ou d'imposer des quotas, mais il est aussi essentiel d'évaluer le travail effectué. Par exemple, une étude canadienne, réalisée de 2007 à 2019, a analysé plus de 20 types d'interventions chirurgicales. Elle a comparé les résultats selon qu'elles aient été réalisées par un chirurgien homme ou femme. Les résultats ont montré que les taux de mortalité étaient 32 % plus faibles lorsque l'opération était menée par une femme. Les complications chirurgicales étaient également moins fréquentes et on notait davantage d'empathie. Bien que d'autres études puissent montrer des résultats différents, ces données soulignent l'importance d'évaluer les pratiques pour réfléchir à la place des femmes dans la profession.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On constate qu'au sein des entreprises, lorsque les conseils d'administration ou les comités exécutifs présentent davantage de diversité, et particulièrement en matière de parité, mais aussi de diversité plus générale, cela conduit à une performance économique supérieure. En ce sens, je peine à comprendre les actions entreprises par Donald Trump.
Mme Marina Kvaskoff. - Je souhaiterais revenir sur l'importance pour les femmes d'occuper des postes de responsabilité dans leur carrière. Malheureusement, cet objectif ne pourra être atteint sans un budget adéquat pour la recherche. Or, le financement de la recherche n'a cessé de diminuer au cours des dernières années. En tant que membre de la commission responsable du recrutement des nouveaux chercheurs à l'INSERM, nous constatons que la compétitivité est devenue extrêmement élevée.
D'ailleurs, lors de mon propre recrutement il y a près de dix ans, j'ai été sélectionnée pour un poste de début de carrière. Pour parvenir à ce stade, j'étais en concurrence avec des collègues de plus de 40 ans, disposant déjà de dossiers bien étoffés et d'expériences en tant que directeurs ou directrices de recherche.
Nous observons également que de plus en plus, les jeunes générations de chercheurs n'aspirent plus à rejoindre des institutions telles que l'INSERM ou le CNRS, bien que la recherche publique soit cruciale pour préserver les connaissances dans notre pays et pour réconcilier la science et la société. Il est donc impératif d'augmenter le budget de la recherche, car ce financement se répercute directement sur la création de postes, qu'il s'agisse des instances scientifiques ou des universités.
Madame, vous demandiez ce que l'on perdait à ne pas avoir de profils féminins. La réponse est simple : énormément. Plus les équipes sont diverses, plus elles avancent, plus elles produisent des idées riches, plus la créativité est stimulée. Dans toute structure, quel qu'en soit le domaine, la diversité est un atout précieux. Se priver de diversité de genre est véritablement problématique. Il est donc dans notre intérêt de favoriser une telle diversité.
Mme Heïdi Sevestre. - Quelles sont les conséquences de l'absence de femmes, en particulier dans mon domaine ? Plusieurs études scientifiques publiées ces dernières années à ce sujet ont alimenté un débat qui a été parfois très violent. Il est toutefois évident que la science se développe grâce à la diversité des points de vue. Cette diversité est essentielle. En effet, la manière dont nous collectons les données peut varier, tout comme notre façon d'interagir avec les populations. En glaciologie, ce n'est pas simplement une question de passer du temps dans des lieux isolés, loin de toute interaction. Au contraire, de plus en plus, nous ajoutons une dimension humaine et sociétale à nos recherches.
Nous savons que les effets du changement climatique font l'objet d'un biais de genre disproportionné sur certaines populations, et en particulier sur les femmes, qui en sont les premières victimes dans de nombreuses régions du monde. Il est donc primordial que notre science reflète cette réalité, en veillant à ce que des femmes participent activement à la collecte, l'analyse et la communication des données relatives à ces enjeux. Je tiens à préciser que de nombreux hommes glaciologues communiquent extrêmement bien sur ces sujets. De même, plusieurs femmes le font également avec brio, mais il est indéniable qu'être une femme scientifique exposée au public aujourd'hui, notamment sur les réseaux sociaux, implique parfois de faire face à davantage de violences verbales et d'attaques.
J'ai la chance d'enseigner la politique scientifique et la communication scientifique à mes étudiants. Ils craignent de s'exposer à ces violences en ligne. C'est pourquoi il est crucial d'être entouré d'une équipe solidaire et bienveillante. Cette équipe est essentielle pour nous soutenir et nous protéger en cas d'attaques publiques. Pour ma part, j'ai la chance que mon employeur, le conseil de l'Arctique, ainsi que mon équipe me soutiennent en cas de difficultés et me protègent contre ces attaques.
Aujourd'hui, il est donc d'autant plus important de motiver les jeunes filles à se lancer dans le domaine de la glaciologie, non seulement pour leur montrer que c'est un domaine accueillant et bienveillant, mais aussi pour leur garantir que nous serons là pour les protéger si elles rencontrent des attaques personnelles sur le terrain ou dans le cadre de leurs actions de communication.
Mme Aleksandra Walczak. - À mon sens, il est essentiel de soutenir les carrières parallèles des deux membres d'un couple. Nous savons que dans les pays où les deux partenaires doivent contribuer financièrement au foyer, cela aide souvent les femmes. Par exemple, le ministère des affaires étrangères pourrait envisager de mettre en place des bourses pour l'autre membre du couple, afin qu'il ou elle puisse poursuivre sa carrière durant cette période.
En outre, je pense que la situation aux États-Unis pourrait nous offrir une opportunité de redéfinir le discours en Europe et d'aider d'autres continents à progresser sur cette question. Nombre de mes collègues postulent actuellement pour des postes en Europe, mais je ne suis pas certaine que ce soit une solution pérenne.
De nombreuses études démontrent que la diversité, sous toutes ses formes, est bénéfique. Il est important de préciser que cela n'a rien à voir avec la douceur. Toutes les femmes ne sont pas nécessairement douces ou empathiques. Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il s'agit simplement d'un autre point de vue, qu'il soit féminin, issu d'un milieu différent ou d'un pays différent. Cela influence même la manière dont nous abordons certaines réflexions, notamment en matière de calculs et de prise de décision.
Mme Kumiko Kotera. - Je ne demande pas aux femmes d'être douces, mais de venir telles qu'elles sont, avec leurs « élans bulldozers ». On m'a parfois reproché les miens. Je les assume, comme mes délicatesses. Il n'est pas nécessaire de se déguiser. Nous devons nous présenter telles que nous sommes, car cela constitue une véritable richesse. C'est une complémentarité. Je le constate dans ma collaboration internationale avec mon collègue Olivier Martineau, avec qui nous avons une sorte de symbiose intellectuelle. La synergie entre nos deux cerveaux est riche et foisonnante. Toute cette dimension culturelle, qu'elle soit chinoise, américaine, européenne ou d'autres continents, la manière dont nous abordons les idées et réfléchissons différemment, est un véritable atout. Je pense qu'il est crucial de cultiver cette diversité.
Se priver de la moitié de l'humanité est tout simplement absurde. Il ne faut surtout pas le faire.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il me reste à conclure. Je tiens tout d'abord à vous remercier pour cette table ronde passionnante. La diversité, dont la parité fait partie intégrante, constitue la richesse de notre société. Même si nous avons reçu la même éducation, si l'un de nous ne perçoit pas une erreur, l'autre, grâce à un léger recul, peut la corriger. C'est ce point de vue diversifié qui est essentiel, car nous ne sommes pas les mêmes physiologiquement.
Cela permet de réfléchir différemment, je pense notamment à l'endométriose. Il a fallu que des femmes se saisissent de ce sujet pour qu'il soit enfin pris en charge. Si cette maladie, qui détruit la vie de tant de personnes, avait principalement affecté des hommes, je suis convaincue que des recherches auraient été menées depuis longtemps. Il est donc impératif d'avoir des femmes pour traiter des sujets spécifiques aux femmes. Nous en avons véritablement besoin.
J'ai une pensée particulière pour les Afghanes, à qui on interdit non seulement d'exister, mais aussi d'étudier et de pratiquer la médecine. Comment seront-elles traitées ? Non seulement on les efface, mais en plus, on les prive de soins.
La diversité est essentielle. Cette diversité culturelle, en particulier, fait partie de ces perspectives alternatives qui permettent d'analyser un problème dans sa globalité, plutôt que de manière culturellement unidimensionnelle. C'est un point essentiel. Vous nous l'avez rappelé, nous le défendons et continuerons de le faire.
J'ai également entendu vos messages sur la recherche. Je comprends que l'Europe a un rôle important à jouer, en particulier grâce à sa capacité à être inclusive, ce qui pourrait lui permettre de progresser différemment de ceux qui choisissent de se passer de la moitié de l'humanité. Merci à vous toutes.
Vous êtes véritablement des femmes exceptionnelles et inspirantes.
Audition de Mme Sylvie
Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la
recherche, professeure à l'Université Paris Saclay-PSL
(27
mars 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences », nous avons le plaisir d'accueillir Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, ancienne présidente de l'Université Paris-Saclay, actuellement professeure d'université.
Madame la ministre, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie pour votre présence parmi nous ce matin.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat. La délégation aux droits des femmes y est très bien suivie.
Nous avons entamé nos travaux le 13 février dernier, à l'occasion de la Journée internationale des femmes et des filles de sciences, avec la présentation du rapport de l'Académie des sciences publié en juin 2024 intitulé : « Sciences, où sont les femmes ? ».
Les femmes représentent moins d'un tiers des chercheurs scientifiques en France. Ce chiffre stagne ces dernières années. Elles sont encore moins nombreuses à occuper des postes à responsabilité au sein des laboratoires de recherche ou des départements R&D des entreprises.
Cette sous-représentation est la conséquence d'une orientation insuffisante des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée, puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, 45 % des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences, contre 28 % des garçons.
Il semblerait en outre que la moitié de celles qui se lancent dans des carrières scientifiques après leurs études quitte le monde scientifique au cours des dix années suivantes. S'il est très important de lutter contre les stéréotypes de genre dès le plus jeune âge, il faut également s'assurer ensuite que celles qui choisissent les filières scientifiques y trouvent durablement leur place.
Au cours de nos travaux, nous chercherons donc à répondre aux questions suivantes :
- comment amener davantage de filles vers les mathématiques et les sciences, dès le plus jeune âge et tout au long de leur scolarité ?
- comment encourager les jeunes filles et femmes à poursuivre une carrière scientifique et à prendre des postes à responsabilité ?
- comment mieux valoriser des rôles modèles de femmes scientifiques et lutter contre les stéréotypes à tous les niveaux ?
Avec les quatre rapporteures désignées par la délégation sur cette thématique, mes collègues Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, il nous a semblé important d'entendre Sylvie Retailleau, physicienne reconnue. En tant que ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche entre 2022 et 2024, elle a été au coeur des politiques publiques pouvant avoir un impact sur la place des filles dans les filières scientifiques.
Madame la ministre, vous aviez ainsi déclaré lorsque vous étiez en poste au Gouvernement : « en tant que ministre, je travaille à créer les conditions pour qu'il y ait plus de femmes qui choisissent les métiers des sciences et de la technologie. C'est essentiel, car avoir plus de femmes scientifiques permettrait de réduire les biais apportés par des modèles uniquement masculins. »
Mme Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, professeure à l'Université Paris Saclay-PSL. - Merci de m'avoir invitée à intervenir sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur. Cette problématique existe en réalité depuis plusieurs décennies. La question de la place des femmes dans les sciences concerne non seulement la France, mais également de nombreux pays européens, et plus largement les nations occidentales. Il est donc impératif de poursuivre inlassablement la réflexion et l'action pour y apporter des réponses concrètes.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, je précise que j'emploierai ici le terme « sciences » dans un sens restreint, en me concentrant sur les sciences naturelles dans les disciplines scientifiques et technologiques. En effet, c'est précisément dans ces domaines que la présence des jeunes filles et des femmes demeure insuffisante. Bien entendu, les sciences humaines et sociales sont tout aussi légitimes, mais nous pourrions plutôt nous y interroger sur la présence masculine.
Pour illustrer mon propos, je souhaiterais commencer par vous raconter une anecdote qui me semble particulièrement révélatrice. Un père et son fils sont victimes d'un grave accident de voiture. Le père décède sur le coup, tandis que l'enfant, grièvement blessé, est conduit d'urgence à l'hôpital. Au moment de l'opérer, le chirurgien, en le voyant, s'exclame : « Je ne peux pas l'opérer, c'est mon fils. » Instinctivement, beaucoup d'entre vous auront peut-être pensé : « C'est impossible, son père est mort. » Or, ce chirurgien est sa mère. Cette réaction spontanée met en lumière la force des stéréotypes de genre. Même lorsque l'on est sensibilisé à ces enjeux, même dans un cadre institutionnel consacré aux femmes et aux sciences, nous demeurons conditionnés par des schémas implicites.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Vous avez dit « chirurgien », et pas « chirurgienne ».
Mme Sylvie Retailleau. - En effet ! Cette anecdote, largement diffusée, trouve son origine dans un ouvrage anglo-saxon dont je pourrais vous donner la référence, et est reprise par Emmanuelle Zolesio dans son livre « Chirurgien au féminin ». Or, en anglais, le terme « surgeon » est neutre. Pourtant, cette expérience révèle que, quelle que soit la langue, la question du genre dans les représentations professionnelles demeure prégnante. L'usage du masculin pour désigner certaines professions contribue à perpétuer ces stéréotypes, tandis que la féminisation des noms de métiers, que permet notre langue, peut constituer un levier pour en atténuer les effets. Toutefois, dans d'autres langues où cette flexibilité n'existe pas, la réflexion doit être menée différemment.
L'ouvrage d'Emmanuelle Zolesio, que je citais il y a quelques instants, illustre précisément ces mécanismes en mettant en lumière les obstacles auxquels sont confrontées les femmes dans le domaine de la chirurgie. Bien d'autres témoignages en attestent.
Vous avez évoqué brièvement mon parcours. Je m'appuierai avant tout sur mon expérience en tant que ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche ainsi que sur ma carrière d'enseignante-chercheuse-physicienne, dans les domaines de l'électronique et des nanosciences, orientés vers les sciences pour l'ingénieur. Dans ce secteur, j'ai souvent figuré parmi les rares femmes présentes. Lorsque j'ai exercé des responsabilités au sein de l'université ou de l'État, j'ai constaté le même phénomène d'absence de féminisation.
Les femmes sont encore fortement sous-représentées dans les métiers scientifiques et technologiques. Selon une étude de l'UNESCO, datant de 2018, moins de 30 % des chercheurs sont des femmes dans de nombreux pays occidentaux. Depuis lors, la situation n'a évolué que très faiblement.
Le même constat s'applique aux formations dans ces disciplines. En France, on ne comptait que 27 % de filles parmi les diplômés des écoles d'ingénieurs françaises en 2018. En 2022, elles étaient 29 %. À ce rythme, on pourrait envisager une parité dans ces écoles vers l'an 2150. Malheureusement, on observe actuellement une tendance à la baisse.
Il est pourtant primordial de souligner que les compétences nécessaires dans ces métiers n'ont absolument rien à voir avec le genre. Cette évidence doit être affirmée clairement et sans réserve. De plus, les talents féminins dans les métiers d'ingénieur ou de chercheur sont particulièrement recherchés et ce, de manière accrue.
Pourquoi cette demande est-elle si forte ? Ce n'est pas uniquement une question en lien avec des statistiques ou le risque de se priver de la moitié de la population, bien que cette raison soit déjà légitime. Notre présence, celle des femmes comme celle des hommes, est indispensable à une compréhension globale, sans biais sociaux. Si les secteurs scientifiques, comme la physique, les mathématiques, le numérique ou les sciences de l'ingénieur, étaient exclusivement dominés par les hommes, certaines recherches ne seraient pas menées et certaines découvertes ne verraient jamais le jour. Le monde serait alors construit par et pour les hommes.
Il existe de nombreux exemples de biais présents dans les technologies, comme celui des systèmes de climatisation qui, souvent programmés selon la température corporelle masculine, ne tiennent pas compte des spécificités physiologiques des femmes. Si ces dispositifs étaient adaptés aux différences physiologiques des deux sexes, on pourrait dire que les hommes ont souvent trop chaud, et non que les femmes sont « trop frileuses ». Ces ajustements pourraient avoir un impact significatif sur la santé et sur la manière dont nous concevons nos environnements.
Pourquoi, et comment résoudre ces constats ? Je pense que la situation géopolitique dans certains pays - aux États-Unis ou en Hongrie, par exemple - est à mettre en lien avec le sujet d'attractivité des sciences. Les jeunes sont de moins en moins attirés par les sciences et technologies. Pour cette raison, nous avons besoin de formation.
Nous sommes aujourd'hui confrontés à des défis majeurs, qu'ils soient environnementaux, technologiques ou sociétaux, pour lesquels des solutions audacieuses sont nécessaires. Les scientifiques, les ingénieurs et les inventeurs doivent jouer un rôle clé dans ce contexte.
Il s'agit également d'une question de souveraineté nationale. La science et l'industrie sont les piliers de l'économie de demain. Sans progrès scientifique, il n'y aura pas d'industrie performante à l'avenir. L'influence de la France en Europe et au-delà dépend largement de ses avancées scientifiques et industrielles. Pourtant, nous ne tirons pas suffisamment parti de la diplomatie scientifique, qui constitue un levier précieux.
Ce sujet est également fondamental pour la cohésion sociale et territoriale. En effet, les laboratoires, les entreprises et les collectivités jouent un rôle essentiel dans le dynamisme des territoires, contribuant ainsi à leur développement et à leur cohésion.
Les études scientifiques, en particulier dans les domaines des mathématiques et de la physique, sont, selon moi, porteuses d'ascension sociale. Elles offrent des opportunités réelles de réussite, souvent plus facilement que d'autres disciplines telles que la littérature ou les sciences humaines et sociales, où il est parfois plus difficile de s'épanouir sans un « bagage » culturel et social favorable.
Cet enjeu prend également une dimension particulière au regard de la démocratie. À une époque où les crises, qu'elles soient politiques, climatiques, sanitaires ou sociales, perturbent profondément l'équilibre mondial et déplacent les exigences en matière de vérité, il me semble que la démarche scientifique constitue le meilleur moyen de préserver l'esprit critique. Elle participe également à la lutte contre la désinformation, et permet à chaque citoyen de faire des choix éclairés.
Le rapport « Sciences et société » est primordial dans ce contexte. Il est pertinent de tirer des enseignements de la position de la France sur la question de la confiance en la science, la place de la science dans notre société et, en particulier, la proportion de femmes dans les métiers scientifiques. À ce sujet, une enquête menée par l'OCDE offre des perspectives intéressantes, et permet de positionner notre pays par rapport à d'autres.
Permettez-moi de m'arrêter sur quelques données extraites de cette enquête. En 2022, au Portugal, 37 % des diplômés dans les STIM étaient des femmes, contre 31 % en France. La moyenne des pays de l'OCDE se situe à 32 %. Le Portugal compte 42,6 % de femmes parmi ses chercheurs, contre moins de 30 % en France. De plus, 36 % des Portugais souhaitent en savoir davantage sur les développements scientifiques, contre seulement 17 % des Français, la moyenne de l'OCDE étant de 16 %. Enfin, 64 % des Portugais fréquentent régulièrement ou occasionnellement des lieux de diffusion de culture scientifique, tels que des musées, contre 37 % des Français en 2022.
Ces chiffres suscitent la réflexion : le Portugal a-t-il toujours présenté ces statistiques ? Sachez qu'en 2005, seulement 5 % des Portugais fréquentaient ces lieux. Comment expliquer une telle progression ?
Si une solution unique existait, nous l'aurions sans doute identifiée et mise en oeuvre depuis longtemps. Il va sans dire que la question des femmes et des sciences constitue un problème complexe. Ce sujet doit être abordé à plusieurs niveaux et tout au long du parcours scolaire, voire tout au long de la vie, tant pour les femmes que pour les hommes.
Cependant, à mon sens, la principale raison du succès observé au Portugal réside dans la création, en 1996, de l'agence nationale pour la culture scientifique et technique, Ciência Viva. Elle a déployé un programme d'activités scientifiques extrascolaires novateur, particulièrement marquant. Le Portugal a fait le choix d'une politique publique ambitieuse, mise en oeuvre sur le long terme. Cet élément est fondamental. Il est évident que ce problème, qui persiste depuis de nombreuses années, ne pourra être résolu en quelques mois ou dans le cadre de mandats politiques. Il requiert une politique publique durable, portée par une vision à long terme, qui doit s'étendre sur plusieurs générations. Cette politique doit être interministérielle, englobant l'enseignement primaire, secondaire et supérieur, mais aussi la culture, et être pilotée non seulement à l'échelle nationale, mais aussi par un réseau territorial dense, avec des structures de gouvernance locales.
Au Portugal, l'interpénétration entre les sciences et la société se construit dès le plus jeune âge, dès l'école primaire, à travers une approche expérimentale et des expositions régulières de la population à la culture scientifique. Le pays prend en charge les jeunes très tôt et ne les abandonne jamais. Cette approche a généré un impact considérable, non seulement sur les biais de genre et l'autocensure des jeunes filles envers les sciences, mais aussi sur l'ouverture d'esprit critique au sein de la population et sur la confiance en la science.
Il est fondamental d'enseigner les sciences dès le plus jeune âge. L'étape de l'école primaire me semble essentielle dans ce contexte. En effet, l'enseignement des sciences doit commencer dès l'école primaire et être poursuivi tout au long du cursus secondaire.
À ce jour, 80 % des étudiants intégrant les masters MEEF, qui forment les futurs enseignants du primaire et du secondaire, sont issus de licences en sciences humaines et sociales, ou en droit, économie-gestion. Ils n'ont donc quasiment aucune culture en mathématiques, en sciences ou en techniques, matières absentes de leur parcours universitaire pendant les trois années précédentes. Pire, certains n'ont pas suivi d'enseignements scientifiques en première et terminale.
À cet égard, une réforme de la formation des enseignants, tant du premier que du second degré, doit permettre d'offrir aux professeurs des écoles une solide formation pluridisciplinaire. Celle-ci doit couvrir l'ensemble des matières enseignées à l'école primaire, y compris les sciences, et pas uniquement les mathématiques, bien que ces dernières constituent une base essentielle. Il est crucial de mentionner spécifiquement les sciences, car nous avons souvent tendance, dès le plus jeune âge, à accorder une attention excessive à la dimension théorique des mathématiques, ce qui tend à négliger d'autres domaines tout aussi importants.
C'est d'ailleurs dans ce cadre que nous avons travaillé, avec le ministère de l'Éducation nationale, sur la réforme qui devrait bientôt être mise en oeuvre. Celle-ci prévoit un programme de formation pluridisciplinaire dès le cycle de la licence. Il me semble primordial de porter une attention particulière à la manière dont les sciences sont enseignées, ainsi qu'à la façon dont elles sont introduites au cours de la formation des enseignants. Plus que l'apprentissage en soi, qui reste bien entendu fondamental, il est nécessaire de dépasser les blocages que l'on rencontre, en particulier en France, vis-à-vis des sciences. Ils sont souvent présents chez de nombreux professeurs des écoles qui, bien que compétents et passionnés, éprouvent une appréhension à enseigner les sciences, en raison de leur propre inconfort avec ce domaine depuis leur enfance. Nous devons nous attaquer à ces appréhensions.
Il est également fondamental d'inclure dans ces formations une sensibilisation aux biais de genre qui peuvent être présents, dès le primaire, chez les enseignants vis-à-vis de leurs élèves. Il s'agit de leur fournir les outils nécessaires pour identifier et surmonter ces biais. Je fais ici référence notamment aux attentes et aux encouragements formulés par les professeurs à l'égard de leurs élèves. Je parle aussi du temps d'attention et d'interaction accordé à chaque élève en classe, ainsi que de la manière dont les questions sont posées, tant aux filles qu'aux garçons, sur tous les sujets.
En ce qui concerne l'évaluation et la notation, il est regrettable de constater que, même aujourd'hui, des biais persistent. J'ai moi-même observé ces phénomènes, au cours des ateliers que j'anime dans les écoles primaires depuis quinze ans. En 2019, je constatais encore dans certains bulletins que les filles étaient qualifiées de « sérieuses et motivées », tandis que les garçons étaient décrits comme « intelligents et brillants ». De tels biais, qu'ils soient conscients ou inconscients, demeurent présents et doivent impérativement être identifiés.
Ces biais peuvent occasionner des conséquences importantes sur l'estime de soi des élèves, leur motivation, et donc sur leur orientation future. En adoptant une approche éducative équitable et inclusive, prenant en compte tous les aspects de cette problématique, nous permettons à chaque élève de réaliser son potentiel, et ce, indépendamment de son genre.
Bien entendu, l'orientation des élèves joue un rôle clé dans ce processus. Dès le plus jeune âge, il est essentiel de les orienter de manière appropriée, non seulement en leur présentant les différentes disciplines scientifiques, mais aussi en les sensibilisant aux métiers liés à ces domaines. L'attractivité des métiers scientifiques constitue ainsi un autre enjeu important, particulièrement au niveau du secondaire.
Il est peut-être pertinent, dans un premier temps, de poser directement la question aux jeunes : que conçoivent-ils lorsqu'ils pensent aux métiers d'ingénieur ou de chercheur ? Ces professions peuvent, à leurs yeux, sembler abstraites ou difficiles à appréhender. Elles souffrent souvent, chez les jeunes filles, de perceptions erronées, mais parfois justifiées, de milieux marqués par la compétition individuelle. Il est important de nuancer cette idée. Dire que les filles redoutent la compétition serait une vision réductrice. En effet, elles sont nombreuses en première année de médecine, études pourtant très compétitives. Le véritable enjeu réside peut-être dans la manière dont la compétition est vécue et perçue, notamment au sein des classes préparatoires.
Il est donc crucial de repenser la présentation de cette compétition individuelle, et peut-être de réorienter les objectifs pour mieux répondre aux aspirations des jeunes.
En parallèle, certains secteurs industriels restent aujourd'hui perçus comme des métiers du passé, associés au XXe siècle, dénués de sens ou en décalage avec la vision de l'avenir par les jeunes générations. De même, le métier de chercheur peut sembler, à tort ou à raison, solitaire, axé sur la recherche de réponses à des questions complexes sans but apparent. Il est donc primordial de donner du sens à ces métiers, d'une manière ou d'une autre.
Une manière de remédier à ce phénomène pourrait consister à introduire ces métiers dès le collège, notamment à travers des stages de découverte et des rencontres professionnelles. Le lien avec des modèles inspirants est fondamental ; les jeunes doivent être exposés à une diversité de rôles modèles, qu'ils soient présents dans les livres, les médias, ou dans la vie réelle. Ces métiers doivent être présentés comme des professions ayant un impact profond sur l'avenir de notre planète, la qualité de vie des individus et la réduction des inégalités sociales. Ils doivent être en résonance avec les aspirations des jeunes et les enjeux sociétaux.
Il est également essentiel de mettre en lumière les femmes en sciences, en tant que rôles modèles. Elles sont trop souvent ignorées malgré leur contribution historique. Des femmes telles qu'Ada Lovelace, qui écrivit les premières lignes de code informatiques dès 1842, Lise Meitner, pionnière de la fission nucléaire, Rosalind Franklin, qui participa à la découverte de l'ADN, et Jocelyn Bell, qui découvrit les premiers pulsars, ont marqué l'histoire scientifique, souvent sans recevoir la reconnaissance qu'elles méritaient. Parmi ces femmes, beaucoup ont été flouées de leur prix Nobel, malgré leurs découvertes majeures. La médaille Fields de mathématiques, une distinction prestigieuse, n'a été attribuée qu'à deux femmes jusqu'à présent, dont Maryam Mirzakhani, la première à la recevoir en 2014.
Dans le monde industriel, des femmes comme Christel Heydemann, PDG d'Orange, Catherine MacGregor, PDG d'Engie, et Sheryl Sandberg, ancienne dirigeante de Facebook, illustrent également des modèles de leadership féminin dans des secteurs traditionnellement dominés par les hommes. Sheryl Sandberg a d'ailleurs publié un ouvrage éclairant sur les défis rencontrés par les femmes occupant des postes à responsabilité et de leadership. S'appuyant sur une étude de la Harvard Business School, elle démontre que les femmes qui brisent les stéréotypes de genre et affichent leur réussite professionnelle sont souvent perçues de manière négative. Elles sont qualifiées d'autoritaire, voire agressive, ce qui n'arrive pas aux hommes dans des situations similaires. On observe fréquemment ce phénomène.
Je conclurais mon propos en évoquant quelques actions entreprises dans le cadre de mon mandat en tant que ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ces actions ont été mises en place dans le but d'améliorer la reconnaissance des compétences des femmes et leur visibilité, en particulier dans les secteurs de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Le premier levier a consisté en un renforcement progressif du cadre réglementaire des politiques d'égalité professionnelle au sein de l'enseignement supérieur et de la recherche. Ainsi, plusieurs lois ont été adoptées, telles que la loi Sauvadet de 2012, la loi Fioraso de 2013, la loi de transformation de la fonction publique en 2019, ainsi que la loi de programmation de la recherche en 2020. Ces textes, dont un bilan a été dressé sur trois ans, ont permis la mise en oeuvre d'actions visant à promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes, et à améliorer la progression des carrières féminines.
Par exemple, la loi de programmation de la recherche (LPR) pour les années 2021 à 2030 a introduit une initiative de « repyramidage », visant à rendre effective cette égalité entre hommes et femmes, notamment en matière de promotions, de progression de carrière et de rémunération. Cette nouvelle voie de promotion s'est avérée particulièrement bénéfique pour les femmes. En 2021 et 2022, 52 % des personnes promues étaient des femmes, alors qu'elles ne représentaient que 45 % des candidats, soit une proportion de promotions supérieure à celui des candidatures. En 2023, la part des femmes promues est montée à 54 %, tandis qu'elles constituaient seulement 44 % des candidats.
Le second levier a consisté à améliorer la reconnaissance et la connaissance de la situation professionnelle des femmes dans l'enseignement supérieur. Depuis 2016, le ministère publie chaque 8 mars une étude intitulée « Les chiffres de l'égalité », un recueil précieux mettant en lumière les disparités dans les choix d'orientation, mais aussi leurs conséquences, notamment la sous-représentation des femmes dans les filières scientifiques et dans les postes à responsabilité.
La loi Rixain de 2021 a permis d'aller plus loin, en levant certains obstacles à la mixité des filières et en accélérant l'égalité économique et professionnelle. Le ministère a élaboré trois décrets d'application imposant la production d'indicateurs relatifs à l'égalité des chances entre femmes et hommes, non seulement au sein des classes préparatoires, mais aussi dans tous les établissements publics de recherche et d'enseignement supérieur.
Le troisième levier a consisté dans la mise en place d'une approche globale et transversale des politiques publiques. Celle-ci s'est concrétisée, entre autres, par l'annonce d'Élisabeth Borne, alors Première ministre, en juin 2023, du lancement de l'initiative « Tech pour toutes ». Ce programme a pour objectif d'accompagner, d'ici 2026, 10 000 jeunes femmes désireuses de commencer ou de poursuivre des études d'ingénieur, en les soutenant tout au long de leur parcours, des études jusqu'à l'insertion au premier poste.
Enfin, des actions concrètes ont été entreprises pour améliorer les conditions de travail des femmes dans l'enseignement supérieur. Depuis 2019, le ministère a accompagné 181 établissements dans l'élaboration de leurs plans d'action pour l'égalité professionnelle. Chaque établissement est désormais tenu de se doter de ce plan d'action ou d'un schéma directeur. À partir d'octobre 2021, le ministère a également déployé un plan de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l'enseignement supérieur. Ce point me semble primordial pour l'épanouissement et les conditions de travail des femmes. L'objectif a été de franchir une nouvelle étape dans la lutte contre ces violences, en instaurant un changement de pratiques et une professionnalisation des établissements, tout en renouvelant les comportements à tous les niveaux.
À cette fin, nous avons également augmenté le budget alloué à ce combat. Des postes spécifiques ont été créés dans chaque rectorat afin d'accompagner les établissements dans leur professionnalisation sur cette thématique, et de suivre le développement des cellules dédiées au sein des établissements. Chaque année, une campagne de communication est lancée au début de l'année universitaire, visant à sensibiliser à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
L'attractivité des sciences et la présence des femmes dans ce domaine sont donc liées à l'action de multiples acteurs. Il s'agit d'un combat qui commence dès le plus jeune âge, se poursuit jusqu'à l'insertion professionnelle, et implique évidemment les entreprises et les employeurs. Bien que je n'aie pas abordé ce point en profondeur ici, car il ne relève pas directement de mon domaine d'intervention précédent, il est indéniable que ces acteurs ont un rôle primordial à jouer.
Ce défi nécessite une réponse globale, présentant un impact conséquent. Il nous faut aussi combiner différentes actions permettant de toucher un large public, incluant les jeunes, les familles - dont le rôle est fondamental -, ainsi que les employés dans l'Éducation nationale, l'enseignement supérieur, et, par la suite, les entreprises. Cette chaîne, indispensable et complémentaire, relie l'État aux acteurs de terrain, les pouvoirs publics aux entreprises, chacun ayant un pouvoir d'agir à son niveau tout en recherchant la meilleure coordination possible.
Je tiens à souligner l'importance du travail interministériel, ainsi que de l'engagement de l'État et des collectivités. Le travail de terrain réalisé par chaque acteur, quel qu'il soit, reste essentiel.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie beaucoup pour votre intervention très intéressante et très complémentaire. En vous écoutant, j'ai réalisé que j'aurais pu être victime d'un biais de genre lorsque j'étais élève au collège. J'étais plutôt bonne élève, mais également assez turbulente, probablement pas « sérieuse et motivée ». À cette époque, on choisissait l'orientation en troisième. Le directeur, estimant que je ne correspondais pas aux critères, voulait m'empêcher de passer en seconde C, la seconde scientifique. C'est mon professeur de français, étonnamment, qui a pris ma défense en déclarant : « Si elle ne passe pas, je remets en cause toutes les autres orientations, et nous pouvons recommencer cette réunion à zéro ». C'est grâce à lui que j'ai pu continuer et, finalement, devenir ingénieure en travaux publics. Cela prouve qu'il s'agissait d'un problème de comportement et non de capacité. Je reconnais maintenant que ce comportement pouvait en effet être perçu comme typiquement masculin. Le fait d'avoir deux frères y a sans doute contribué.
Cette expérience me permet de rebondir sur un autre point. Lors de notre table ronde du 6 mars dernier qui réunissait plusieurs femmes de science aux parcours inspirants, nous avons eu la chance d'entendre Carole Mathelin, la première présidente de l'Académie nationale de chirurgie. Grâce à elle, nous pensons aujourd'hui aux chirurgiennes - je fais ici un clin d'oeil à votre anecdote introductive. En discutant, nous avons constaté que presque toutes les participantes avaient eu un professeur qui les avait orientées vers une filière scientifique, sinon elles auraient choisi une voie littéraire. Avez-vous vécu une expérience similaire ?
Par ailleurs, Françoise Combes, présidente de l'Académie des sciences, nous a fait part d'un phénomène relevé lors d'une étude menée par l'Académie des sciences, menée sur plusieurs années : le décalage observé entre les petites filles et les petits garçons dans les résultats d'évaluation en mathématiques, notamment entre le début et la fin du CP, n'a pas été remarqué lorsque l'école se faisait à la maison, durant la crise du covid. Cela semble indiquer que le biais provient davantage de l'école que de l'environnement familial. J'en ai été étonnée.
Puisque vous avez mentionné l'effet « Mathilda », j'aimerais porter à la connaissance de tous une pièce de théâtre intitulée « Le Prix », actuellement à l'affiche qui met en scène l'histoire de Lise Meitner, la physicienne ayant découvert la fission nucléaire flouée de son prix Nobel par un homme
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je connais Sylvie Retailleau depuis longtemps. Lorsqu'elle était présidente de l'Université Paris-Saclay, à une époque où les violences sexistes et sexuelles n'étaient pas encore abordées dans tous les secteurs, elle organisait régulièrement des jeux de rôle. Je me souviens d'une journée exceptionnelle à l'université, durant laquelle elle interrogeait de manière approfondie les professeurs, étudiants et chercheurs sur ce sujet. Vous avez été précurseure dans ce domaine.
Nous aurons sûrement l'occasion de revenir sur l'exemple du Portugal. D'après ce que j'ai compris, il s'agit d'une fête de la science ou d'une manifestation telle que « la main à la pâte » de grande ampleur, touchant les enfants dès le plus jeune âge. Chez nous, la fête de la science semble perdre un peu de son sens.
Je voudrais aussi rappeler que vous nous avez beaucoup soutenus, notamment lorsque vous étiez ministre, en interrogeant Pap Ndiaye sur la suppression des mathématiques dans la réforme du bac. Vous avez vous-même tenté d'alerter sur ce point.
Nous avons déjà trois ou quatre promotions de bacheliers qui n'ont pas fait de mathématiques depuis la seconde. Certains futurs enseignants du primaire n'auront pas la motivation nécessaire pour enseigner les mathématiques à leurs élèves.
Je me souviens également de nos échanges au moment de l'examen de la loi de programmation de la recherche, et des retours de certains chercheurs, notamment dans le domaine de la chimie et des sciences. Ne serait-il pas pertinent d'évoquer la question des quotas dans les concours ? À quel niveau faudrait-il les instaurer ? Est-ce ainsi que nous pourrions parvenir à une véritable égalité ?
J'ai récemment rencontré la nouvelle présidente du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres), qui m'a indiqué que le Hcéres avait notamment pour mission d'effectuer des évaluations sur le genre, qui n'étaient toutefois pas publiées. Peut-être serait-il intéressant de l'interroger à ce sujet. Avez-vous connaissance de ces études ?
Mme Sylvie Retailleau. - Vous m'avez interrogée sur le rôle des enseignants dans le choix des carrières scientifiques. Pour ma part, je viens d'une famille qui n'était pas du tout orientée vers les sciences. Personne n'avait le bac. Je ne connaissais pas vraiment ce domaine. À l'origine, je souhaitais devenir chirurgienne. Je m'étais inscrite à la faculté proche de chez moi, car à l'époque, les forums d'orientation étaient très peu développés.
C'est mon professeur de mathématiques, en terminale, qui a convoqué mes parents et leur a dit que je devais m'orienter vers les mathématiques. Pour ma mère, il était préférable pour une femme d'être prof de maths que chirurgienne. À cette époque, j'étais une bonne élève en mathématiques, que je voyais comme un jeu. Je me suis donc dit « pourquoi pas ? » Je me suis donc orientée vers les classes préparatoires. Mon professeur de mathématiques m'y a inscrite à la dernière minute, en avril-mai, en prenant mon dossier en main.
Il m'a dit : « Tu as un an d'avance, si cela ne te plaît pas, ce n'est pas grave, après un an, tu reviendras à ton projet de devenir chirurgienne ». Quand on réussit, même partiellement, on continue ; c'est ce que j'ai fait. En classe préparatoire, j'étais donc déterminée à devenir professeur de mathématiques. Seulement, j'y ai découvert les mathématiques de haut niveau, notamment la topologie. Là, j'ai compris que cette discipline n'était pas faite pour moi. C'est ainsi que je me suis dirigée vers la physique, un domaine plus concret, qui me permettait de comprendre et de découvrir. Cette matière m'émerveillait et me fascinait. Elle était plus palpitante qu'un film de science-fiction.
En France, les parcours sont souvent très linéaires, comme si chaque individu devait suivre un chemin bien tracé. La reconnaissance de l'excellence se fait à travers des parcours strictement définis. À mon avis, c'est une erreur, notamment au XXIe siècle. Les parcours peuvent aussi se construire au gré des opportunités. C'est de plus en plus le cas. Je pense qu'il est important d'offrir aux jeunes, et aux filles en particulier, la possibilité de se tromper, de tester des voies différentes. Cela fait partie intégrante d'un parcours éducatif essentiel.
Ensuite, vous évoquiez le rôle de la famille ou de l'école dans le retard des filles observé en mathématiques. Je pense que chaque acteur a sa part de responsabilité.
Le rôle de la famille dans le développement culturel des individus est indéniable, mais il est évident que les biais présents à l'école en sont également une composante essentielle. Cela nous amène à questionner la manière dont la formation des enseignants, notamment dans les sciences dites « dures » et naturelles, se structure, car il est manifeste que ce sont principalement les garçons qui sont interrogés dans ces domaines. J'ai pu l'observer lors de mes ateliers en école primaire, où je me plaçais discrètement à l'arrière de la classe, prenant note de la façon dont les enseignants interrogeaient leurs élèves. En abordant des sujets tels que les trains ou l'énergie, ce sont généralement les garçons qui sont sollicités, tandis que les filles sont davantage interrogées sur des matières comme l'histoire. Ce phénomène se retrouve aussi dans la participation en classe, les garçons levant plus souvent la main que les filles.
Il est crucial de prendre conscience de ces biais, souvent inconscients. J'ignorais moi-même leur existence au départ. En raison d'un nombre d'élèves élevé, l'école ne permet pas d'accorder une attention individualisée aux enfants. Elle favorise, si l'on n'y prend garde, la perpétuation de ces biais de genre et de choix d'orientation genrés.
De plus, il est impératif de remettre les sciences et les mathématiques à leur juste place. Cependant, je suis convaincue que la réforme du lycée n'est pas la cause fondamentale du faible intérêt des filles pour les sciences après le bac. Elle a mis en lumière, plus tôt dans le cursus, le fait que les filles abandonnaient les mathématiques lorsqu'elles en avaient la possibilité. Toutefois, elles choisissaient ces mathématiques d'abord parce qu'elles excellaient souvent dans cette matière, et que ce choix leur offrait davantage d'opportunités. Mais elles les abandonnaient ensuite, car le choix de leur orientation avait déjà été pris bien avant. Ainsi, même si la réforme a mis ce phénomène en évidence, elle ne constitue pas la racine du problème. On observe que les filles se dirigent principalement vers des études en médecine ou en droit, mais encore trop peu vers des filières comme le numérique.
Évidemment, si ce choix précocement établi n'est pas corrigé et que les barrières persistent, en particulier dès le primaire, il pourrait créer des obstacles supplémentaires. Toutefois, je crois sincèrement que le véritable problème réside dans les étapes antérieures. La réforme l'a certes accentué, mais elle n'est pas la cause première de cette situation.
Vous me demandiez si le Portugal connaissait une sorte de Fête de la science perpétuelle. Oui et non. Elle repose sur une dynamique territoriale mêlant fête de la science et événements ponctuels. Il ne s'agit pas seulement d'une « fête », mais d'une véritable action participative, que l'on pourrait résumer par « Faites de la science », plus proche en effet de l'action de la Fondation « La main à la pâte » que vous évoquiez également. Les activités sont nombreuses : ateliers, musées, etc. En France aussi, nous avons mis en oeuvre diverses actions, mais elles ne sont pas assez nombreuses. Surtout, la différence majeure réside dans l'articulation et la collaboration entre les différents acteurs. Les associations, qui accomplissent un travail remarquable en matière de médiation scientifique, jouent un rôle clé. Au Portugal, ces associations, en lien avec l'Éducation nationale, organisent des visites obligatoires dans ces maisons des sciences pour les élèves, depuis le primaire jusqu'au lycée, et des doctorants et chercheurs y interviennent régulièrement. Cela permet une interaction directe avec les chercheurs et un partage de l'état des connaissances actuelles. Ce modèle de coopération est fondamental. Ce triptyque me semble constituer une différence majeure entre nos deux modèles.
Il nous faut également prendre en compte la notion de long terme. Ce n'est pas un simple événement ponctuel. D'ailleurs, il attire surtout des personnes déjà sensibilisées aux sciences. Le véritable enjeu réside dans l'accessibilité aux publics qui, autrement, ne se rendraient pas dans des lieux scientifiques. L'idée, c'est d'amener les enfants à découvrir ces lieux, et de les encourager à partager leurs découvertes avec leurs parents. En les impliquant de manière régulière, par exemple deux fois par an pendant 20 ans, cette démarche modifie progressivement la culture scientifique de la population.
Ensuite, je reste réticente à l'instauration de quotas à l'entrée des concours, faute d'un vivier suffisant. Il est évident que la solution réside dans une action menée en amont. Nous pouvons tout de même réfléchir aux critères de sélection, à la manière de réformer nos référentiels et de changer de paradigme. Cela vaut tant pour l'entrée dans les grandes écoles que pour la gestion des carrières, notamment pour lutter contre le « syndrome de l'imposteur ».
On encourage souvent les femmes à mieux se vendre et à moins douter, alors que le doute est en réalité une qualité précieuse. Peut-être les hommes devraient-ils douter davantage ? Le doute n'est pas incompatible avec la capacité à prendre des décisions. On peut douter et agir de manière décisive, allier intuition et rationalité. Ces qualités ne sont pas contradictoires, elles se complètent et forment des binômes efficaces. Le syndrome de l'imposteur découle surtout de la pression sociale et de modèles de leadership historiquement masculins. Il est important de revendiquer le droit de se questionner et de douter.
Cette réflexion s'applique également aux critères de sélection dans les écoles, qu'ils soient liés au genre ou à d'autres facteurs sociaux. Nous avons étudié l'adaptation de ces critères pour qu'ils reflètent davantage la diversité des parcours et des expériences. Nous avions envisagé d'introduire des quotas dès la sortie du bac, notamment en classe préparatoire, pour diversifier les profils en amont. Nous devons poursuivre ces discussions. Cette idée n'a pas abouti, car un problème d'inconstitutionnalité empêche toute expérimentation sur ces questions de quotas.
Enfin, je n'étais pas informée de la situation que vous portez à ma connaissance s'agissant du Hcéres. Cette autorité évalue la gouvernance des établissements, la qualité de leur recherche et leur fonctionnement global. Cette évaluation inclut aussi bien l'environnement scientifique que la qualité des formations proposées. Les critères relatifs à la gestion des formations, leur évolution et leur impact sont également pris en compte. Dans nos établissements d'enseignement supérieur et de recherche, nous faisons face à trois types d'évaluations, qui se déroulent à des périodes parfois distinctes : l'évaluation de l'établissement, des formations et de la recherche. Cette démarche est assez lourde, impliquant de nombreux tableaux à remplir. Des visites de comités sur site ont lieu. Un comité examine aussi bien les aspects opérationnels que stratégiques. Le Hcéres, en tant qu'organisme d'évaluation, ne juge pas la politique mise en oeuvre, mais la manière dont elle est développée, déployée et des résultats obtenus. Il s'agit là d'un travail considérable mené par les établissements, qui permet de réaliser un bilan complet tous les cinq ans et de préparer la négociation du contrat quinquennal avec l'État. Cette évaluation repose en partie sur une auto-évaluation réalisée par l'établissement lui-même.
Aujourd'hui, les évaluations dans ces trois domaines intègrent des critères liés à l'environnement, à la transition écologique et au genre. Ceux-ci sont intégrés dans nos dossiers de base. Par exemple, lorsqu'on évalue les formations, des retours peuvent parfois être faits sur ces points. Je ne savais pas qu'il existait des évaluations spécifiques sur le genre, peut-être plus ciblées, qui n'auraient pas été prises en compte jusqu'ici. Je l'apprends avec étonnement, car pour ma part, je considère ce critère comme faisant partie des évaluations que j'ai moi-même réalisées. J'interrogerai Madame Coralie Chevallier, la présidente du Hcéres, à ce sujet.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Si l'on parle beaucoup du caractère optionnel des mathématiques au lycée, on aborde moins fréquemment la disparition, depuis la rentrée 2023, de la technologie dans l'emploi du temps des élèves de sixième. Or, plus l'initiation à ces matières a lieu tôt, mieux c'est.
Il me semble que vous étiez au Gouvernement, en charge de l'enseignement supérieur et de la recherche, lorsque cette réforme a été décidée. Quel est votre avis sur cette question ?
Interrogé sur cette réforme, le ministre de l'Éducation nationale a expliqué que des lacunes en français et en mathématiques avaient été relevées dans les classes primaires. Le choix a donc été fait de renforcer ces matières en sixième, au détriment de la technologie, pour libérer du temps. Cette réforme de l'enseignement technologique, qui concernera les classes de cinquième, quatrième et troisième, ne sera mise en place que progressivement, de 2024 à 2026. Ainsi, les élèves actuels de sixième n'ont pas d'enseignement de technologie, ce qui crée un vide générationnel dans l'apprentissage de cette matière au collège.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Je partage pleinement la préoccupation de ma collègue. Vous avez souligné à plusieurs reprises l'importance de l'enseignement des sciences et des mathématiques, tant au premier qu'au second degré. Il est indéniable que l'apprentissage des mathématiques constitue une base essentielle - je parle en tant qu'ancienne professeure de cette discipline. D'ailleurs, mes collègues et moi débattions souvent de la question du volume horaire de nos matières. Pour diverses raisons, notamment celle des moyens alloués, il nous a été expliqué qu'il n'était pas toujours possible d'augmenter les heures de cours de mathématiques.
Ensuite, si l'enseignement des mathématiques est désormais obligatoire en première, il ne l'est plus en terminale.
Par ailleurs, il est essentiel que les professeurs des écoles bénéficient, dans le cadre de leur formation initiale et continue, d'un enseignement solide en mathématiques. La réforme en cours devrait contribuer à cet objectif. Il convient également de veiller à susciter chez eux une véritable appétence pour cette discipline, tout en oeuvrant à sa « dédramatisation ». Il est primordial de donner confiance aux élèves, de leur montrer que les mathématiques sont accessibles et qu'ils peuvent non seulement les apprendre, mais aussi les comprendre.
Je souscris totalement à la nécessité de produire des indicateurs. Ceux-ci jouent un rôle essentiel, notamment en matière d'évaluation et d'argumentation.
Je crois savoir que vous avez été à l'initiative, à l'université Paris-Saclay, de la création d'une Maison d'initiation et de sensibilisation aux sciences (MISS), destinée aux écoliers et aux collégiens, avec pour objectif d'encourager les jeunes filles à s'orienter vers les sciences dès leur plus jeune âge. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?
Par ailleurs, ma collègue Laure Darcos a abordé la question des quotas. Pour ma part, je suis un pur produit de la parité : sans elle, je ne serais pas ici. Depuis que j'ai rejoint la délégation en 2014, j'ai pu mesurer à quel point les femmes rencontrent des difficultés dans presque tous les domaines. Pensez-vous que l'instauration de quotas à un niveau plus élevé pourrait être envisageable et bénéfique ?
Si je ne me trompe pas, votre domaine de recherche est lié à la physique et à l'ingénierie électronique, des disciplines majoritairement masculines. Avez-vous rencontré des obstacles dans votre carrière du fait de cette sous-représentation des femmes ?
Par ailleurs, nous avons recueilli des témoignages de l'Académie des sciences soulignant que les critères d'évaluation des publications scientifiques, qui sont déterminants pour l'évolution de carrière, pénalisaient les femmes. Partagez-vous cette analyse ?
Enfin, lors d'une table ronde organisée à l'été 2022 par l'Association des femmes dirigeantes de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, vous avez insisté sur un point fondamental : la nécessité d'apprendre à ne pas endosser certaines tâches administratives, souvent délaissées par les hommes. Comment faire en sorte que ce message soit mieux diffusé et compris ? Plus largement, comment lutter contre ce biais ?
Les stéréotypes de genre restent profondément ancrés, y compris dans la perception des métiers. Il persiste encore dans l'esprit de nombreux parents et élèves une répartition genrée des professions, certaines étant considérées comme féminines et d'autres comme masculines.
Mme Sylvie Retailleau. - Je n'ai pas directement pris part aux discussions relatives à l'enseignement de la technologie en classe de sixième. En revanche, j'ai été davantage impliquée dans les échanges relatifs aux mathématiques, en raison de leur impact sur l'orientation en première, en terminale et dans le supérieur. Cette réforme s'inscrivait dans une réflexion plus large sur Parcoursup et l'orientation des élèves, domaine dans lequel j'ai consacré une part importante de mon travail.
Je peux bien entendu vous faire part de mon opinion personnelle, mais il est important de distinguer celle-ci de la position officielle que je pourrais exprimer en tant que membre du Gouvernement. Je partage votre analyse : il est essentiel de concevoir l'apprentissage des sciences, des mathématiques et des technologies comme un continuum, sans rupture artificielle entre ces disciplines. Aujourd'hui, au XXI? siècle, il ne semble plus pertinent d'opérer une distinction stricte entre sciences, technologies et mathématiques, particulièrement avant l'entrée dans un cycle de spécialisation. Évidemment, plus on avance dans l'approfondissement des savoirs, plus les domaines se précisent, mais à un âge précoce, cette séparation n'a pas lieu d'être.
Si nous voulons susciter l'intérêt des jeunes pour les disciplines scientifiques - qu'il s'agisse des mathématiques, de l'informatique, du numérique, de la physique ou des technologies -, nous devons éviter une approche cloisonnée. Cette réflexion doit nous amener à repenser l'enseignement technologique dans son ensemble. Avant tout, il est impératif de fournir aux élèves des bases solides. Sans elles, aucun apprentissage durable n'est possible. Mon propos vaut tant pour les futurs spécialistes que pour l'ensemble des citoyens. L'acquisition d'une méthodologie scientifique constitue un élément clé de cette formation.
Dans l'enseignement supérieur, nous avons parfois tendance à vouloir transmettre trop de connaissances en un temps restreint, alors que l'essentiel réside dans la maîtrise des fondamentaux. Il est indispensable d'apprendre aux étudiants à apprendre. C'est cette compétence qui leur permettra de s'adapter aux évolutions rapides des sciences et des technologies. En réalité, ce sont avant tout les méthodes d'analyse et de raisonnement qui importent, bien plus que l'accumulation de connaissances figées.
Il me semble donc nécessaire de repenser notre approche, en mettant en avant une vision intégrée des sciences, des mathématiques et des technologies, notamment durant la période de sensibilisation et d'orientation. Si l'on impose aux élèves un enseignement trop théorique dès le départ, certains risquent de se désintéresser rapidement. D'autres, plus matures intellectuellement à ce stade, y trouveront leur compte. Or, chaque élève évolue différemment selon son âge et son développement cognitif, ce qui constitue un véritable défi pour notre système éducatif. C'est particulièrement vrai dans un contexte de massification de l'enseignement supérieur.
Il ne s'agit pas d'éliminer toute différenciation entre les parcours, mais de concevoir des passerelles, d'offrir des opportunités plutôt que d'ériger des barrières. L'objectif n'est pas de fermer des portes aux élèves, mais de leur proposer des itinéraires alternatifs qui, même s'ils nécessitent parfois un peu plus de temps, leur permettront d'atteindre leurs objectifs. Cette flexibilité de l'enseignement fait encore défaut en France. D'autres pays, comme ceux d'Europe du Nord ou le Canada, ont su développer une plus grande souplesse dans leurs systèmes éducatifs, en diversifiant les méthodes d'apprentissage et en favorisant des approches pédagogiques plus adaptées aux besoins des élèves.
Ensuite, je ne pense pas que nous devions rétablir l'enseignement technologique sous la forme qu'il avait autrefois. Il me semble plus opportun de réfléchir à une intégration plus cohérente des sciences et des technologies dans les parcours éducatifs. Les mathématiques constituent un socle fondamental des sciences dites « dures », mais tous les élèves ne deviendront pas mathématiciens ou physiciens. Nous devons leur donner des clés de compréhension leur permettant d'évoluer dans un monde où la science et la technologie jouent un rôle central. Former des citoyens éclairés passe par une meilleure maîtrise de ces disciplines. C'est dans cette optique que nous devons repenser leur enseignement.
Merci de m'interroger sur la MISS. Cette initiative me tient particulièrement à coeur. Lorsque j'ai pris la présidence de l'Université Paris-Sud en 2016, j'avais déjà une longue expérience en matière de médiation scientifique, puisque j'y étais engagée depuis 2005. J'ai animé de nombreux ateliers dans les écoles primaires, les collèges et les lycées, privilégiant une approche expérimentale de type « La main à la pâte » en primaire, et des présentations plus formelles au collège. J'ai repris ces activités avec grand plaisir en parallèle de mes nouvelles responsabilités.
Dans ce cadre, j'ai initié deux projets majeurs à l'Université Paris-Sud, puis à Paris-Saclay. Le premier est la Maison d'Initiation et de Sensibilisation aux Sciences, la MISS, un lieu d'apprentissage où nous accueillons quotidiennement deux classes pour leur proposer des ateliers scientifiques et technologiques interdisciplinaires. L'objectif n'est pas d'aborder isolément les mathématiques ou la physique, mais de traiter des thématiques transversales telles que l'énergie, les nanotechnologies, l'histoire des nombres, ou encore le lien entre mathématiques et cuisine. Nous cherchons ainsi à décloisonner les disciplines, à faire découvrir les métiers scientifiques et surtout à proposer une approche expérimentale où les élèves manipulent et expérimentent par eux-mêmes, dans une démarche scientifique active.
La particularité de cette initiative réside dans l'encadrement des ateliers : ils sont animés par des doctorants. D'une part, les élèves bénéficient d'un accompagnement par de jeunes chercheurs, ce qui favorise l'identification et la transmission des savoirs dans une dynamique plus accessible. D'autre part, nous formons ces doctorants à la médiation scientifique, un enjeu essentiel à mes yeux. Il est en effet fondamental qu'un chercheur, quelle que soit sa future carrière, soit capable d'expliquer son domaine de recherche de manière claire et accessible. Cette formation à la médiation commence dès le doctorat et s'appuie sur des collaborations avec des institutions et associations reconnues, telles que le « Palais de la découverte », « Les petits débrouillards » et « Planète sciences », qui nous accompagnent dans cette mission.
Le dispositif repose sur une organisation structurée : chaque classe est encadrée par quatre doctorants, sous la supervision d'un enseignant-chercheur, d'un ingénieur ou d'un chercheur issu d'un laboratoire, garantissant ainsi un contenu à la pointe des avancées scientifiques. Toutefois, ce dernier n'intervient pas systématiquement dans l'animation des séances, puisque l'institution accueille deux classes par jour tout au long de l'année.
Ce modèle s'inspire du système des moniteurs universitaires, qui permettaient à des doctorants d'exercer dans l'enseignement supérieur. Désormais, nous offrons aux doctorants la possibilité de consacrer une part de leur cursus à la médiation scientifique, en lieu et place de l'enseignement traditionnel.
Lorsque j'étais doyenne de la Faculté des sciences, nous avons été parmi les premiers à proposer aux doctorants d'intervenir auprès des scolaires plutôt que dans les amphithéâtres universitaires. Je suis convaincue que cette sensibilisation à la vulgarisation scientifique dès le doctorat est essentielle : nos chercheurs doivent acquérir cette capacité à transmettre leurs connaissances.
Le lien ainsi créé entre les doctorants et les jeunes élèves est particulièrement bénéfique. Un étudiant proche de leur âge incarne une figure accessible et inspirante, ce qui facilite l'identification et la réception du message. L'impact est considérable : à la fin des ateliers, il n'est pas rare que des enfants s'adressent à nos doctorants en leur demandant : « Pensez-vous que moi aussi, un jour, je pourrais devenir comme vous ? Comment avez-vous réussi ? » Ce type de question traduit une véritable transformation du regard porté sur les sciences, notamment par les jeunes filles.
À ce sujet, je travaille actuellement à la mise en place d'un atelier spécifique dédié à l'intelligence artificielle, destiné aux collégiennes. Ce projet est porté par deux doctorantes et se déroulera sur deux à trois jours. La question de la mixité dans ces ateliers se pose, et fait l'objet d'une réflexion approfondie. En effet, si je suis évidemment favorable à la mixité, j'ai pu constater que dans des ateliers sur des sujets technologiques, ce sont majoritairement les garçons qui prennent la parole en premier et s'impliquent davantage. Nous souhaitons donc expérimenter différentes approches : un atelier exclusivement réservé aux jeunes filles, ainsi qu'un autre en mixité, afin d'analyser les dynamiques d'apprentissage et d'interaction.
L'enjeu est crucial : dans un grand nombre de disciplines scientifiques et technologiques, les jeunes filles ont tendance à moins s'exprimer et à hésiter davantage à s'affirmer. Il est essentiel de comprendre ces mécanismes et d'adapter nos méthodes pour encourager leur participation active et leur engagement dans ces filières d'avenir.
La question de savoir comment organiser ces ateliers - en mixité ou en non-mixité - est un véritable sujet de réflexion. Il ne s'agit pas d'y répondre de manière tranchée : c'est une problématique que nous devons approfondir.
Je me suis fortement réinvestie dans les domaines des sciences et de la société, en particulier sur les questions de la place des femmes dans les sciences, mais aussi dans la médiation scientifique. Plusieurs maisons de médiation existent déjà à travers le territoire, notamment à Grenoble et à Marseille. L'enjeu réside dans la manière de structurer ces initiatives à l'échelle locale, en assurant leur coordination et leur articulation avec le milieu scolaire et l'enseignement supérieur. Ce rôle devrait naturellement être celui des structures de CSTI (Culture scientifique, technique et industrielle), en lien avec des organismes comme Universcience.
Vous me demandiez si j'avais rencontré des obstacles du fait d'être une femme, notamment en tant que physicienne spécialisée en électronique, nanotechnologies et nanosciences, et ayant accédé à des responsabilités élevées. Tant que j'étais enseignante-chercheuse, j'ai eu la chance d'évoluer dans des équipes bienveillantes. J'ai également pu concilier ma vie professionnelle et personnelle : j'ai eu deux filles et, lorsque je suis devenue mère, elles ont été ma priorité. Je quittais le laboratoire à 18h30 pour être présente le soir, notamment pour les devoirs. Cela ne m'empêchait pas de reprendre mon travail après leur coucher, jusqu'à minuit ou une heure du matin, mais cette flexibilité m'a permis de maintenir un équilibre qui me semblait essentiel.
J'ai également bénéficié d'un partage équitable des tâches domestiques avec mon mari. Cet équilibre a perduré, y compris lorsque j'ai accédé à des responsabilités plus élevées. Je considère ce partage comme un élément fondamental : il existe bien sûr des périodes où l'un contribue davantage que l'autre, mais sur le long terme, c'est cette répartition équitable qui est fondamentale.
Sur le plan professionnel, bien que je n'aie pas personnellement souffert d'inégalités de genre dans ma carrière, j'ai pu observer ces différences autour de moi. Avec le recul, je me rends compte que mon investissement dans l'enseignement et le suivi des étudiants m'a naturellement orientée vers certaines responsabilités. Là où mes collègues masculins s'impliquaient davantage dans les conseils de laboratoire et les instances liées à la recherche et à l'innovation, j'ai, pour ma part, consacré beaucoup de temps aux questions d'accompagnement, de handicap, de réussite et d'orientation des étudiants.
Dans ces commissions à vocation pédagogique et sociale, les femmes étaient largement majoritaires. En revanche, lorsqu'il s'agissait de participer aux instances décisionnelles en matière de gouvernance universitaire, de finance ou de recherche, la tendance s'inversait : ces conseils étaient largement dominés par des hommes. Avant de devenir doyenne de la Faculté des sciences, je n'avais d'ailleurs jamais siégé dans un conseil d'université, étant toujours engagée dans les instances consacrées à la formation.
Cette répartition genrée des responsabilités au sein du monde académique mérite une réflexion approfondie. Elle illustre une division persistante des rôles, qui influence la trajectoire des carrières scientifiques et universitaires.
J'ai conservé une photo de ma toute première conférence de presse en tant que présidente de l'Université Paris-Saclay. C'était un moment marquant : nous étions quatorze représentants d'établissements. J'étais la seule femme au milieu de treize hommes. Le matin même, en me préparant, j'avais choisi une tenue sobre, bleu marine. Puis, en me regardant dans le miroir, j'ai eu une prise de conscience : je me suis imaginée au milieu de mes collègues et partenaires masculins, et j'ai finalement opté pour une veste rouge. Ce choix vestimentaire, anecdotique en apparence, était en réalité symbolique.
J'aime dire que l'égalité en matière de responsabilités se mesurera le jour où les hommes ressentiront eux aussi le besoin de porter une veste rouge. Ce sera alors un signe que nous aurons franchi une étape décisive.
En gravissant les échelons vers des postes à haute responsabilité, j'ai pris conscience d'un patriarcat bien ancré - parfois « bienveillant », mais omniprésent. Lorsque j'ai commencé à occuper des fonctions dirigeantes en 2011, j'étais relativement jeune, et femme, ce qui a souvent suscité des attitudes paternalistes. J'ai entendu des centaines, voire des milliers de fois, des remarques du type « Ne t'inquiète pas, Sylvie, on va t'expliquer comment faire, on va t'aider ». J'ai rencontré ce type de discours, aussi bien en tant que présidente qu'en tant que ministre.
L'un des défis majeurs pour une femme en position de leadership relève du fait qu'elle ne bénéficie jamais d'une légitimité acquise d'emblée. Un homme arrive avec un titre, qui lui confère une autorité immédiate, tant dans son propre esprit que dans la perception des autres, par sa posture et ses prises de parole. À l'inverse, une femme doit constamment faire ses preuves pour asseoir son autorité. Cette reconnaissance ne découle pas de son titre, mais de son travail et de ses compétences.
J'ai longtemps trouvé ce phénomène injuste, mais avec le recul, j'y vois un aspect positif : une légitimité bâtie sur la crédibilité et la confiance offre une assise plus solide et durable. Ces notions de crédibilité et de durabilité sont essentielles dans l'exercice du leadership. C'est sans doute parce que nous devons conquérir cette légitimité que nous l'intégrons de manière plus profonde et plus pérenne. Toutefois, cet état de fait demeure problématique, car il constitue un frein à l'ascension de nombreuses femmes.
C'est un véritable changement culturel qui est ici en jeu. Les femmes qui accèdent à des responsabilités y parviennent souvent au prix d'un travail bien plus intense que leurs homologues masculins. Pendant vingt ou trente ans, j'ai moi-même pris très peu de vacances. Je dormais quatre ou cinq heures par nuit, plutôt que sept ou huit.
Cette surcharge de travail est aussi liée à une répartition inégale des tâches dans le monde académique. Les femmes, davantage impliquées dans le suivi des étudiants et dans les missions d'accompagnement, cumulent souvent recherche, enseignement et responsabilités administratives. Or, ces engagements ont longtemps été sous-évalués dans l'évaluation des carrières universitaires.
Depuis plusieurs années, nous travaillons à une meilleure reconnaissance de l'ensemble des missions des enseignants-chercheurs, qu'il s'agisse de l'enseignement, du travail collectif ou des responsabilités transversales. Cette évolution est encore inachevée, mais elle est essentielle, car elle contribue à une reconnaissance plus équilibrée du travail académique, y compris sous l'angle de l'égalité femmes-hommes.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Merci pour ce témoignage à la fois vivant, accessible et profond. Vous nous proposez une relecture intéressante de certains concepts, notamment celui du doute, que vous présentez sous un jour positif. Cette approche, profondément cartésienne, s'inscrit pleinement dans notre culture à la fois littéraire et scientifique.
Merci également d'avoir mis en lumière l'importance de l'attractivité des métiers scientifiques et technologiques. Vous avez souligné que la manière dont nous parlons de ces métiers joue un rôle crucial dans l'intérêt que les jeunes filles peuvent leur porter. Cette réflexion est d'autant plus pertinente face aux défis de la transition écologique et numérique, qui offrent de nombreuses opportunités pour encourager davantage de jeunes filles à s'orienter vers ces carrières, notamment celles d'ingénieures.
Vous avez évoqué plusieurs pistes pour progresser sur ces enjeux. À ce titre, j'aimerais vous interroger sur la question de l'éga-conditionnalité, ce principe consistant à conditionner l'attribution d'aides publiques au respect de critères de parité et d'égalité, que ce soit en termes de moyens ou de résultats. Dans vos différentes fonctions - en tant que présidente de l'Université Paris-Saclay puis à la tête d'un ministère - avez-vous eu l'occasion d'expérimenter cette approche ? Quel est votre ressenti et votre analyse sur l'éga-conditionnalité, qui est aujourd'hui un sujet central, notamment au CNRS ?
Par ailleurs, vous avez évoqué votre carrière d'enseignante-chercheuse. Lors d'une audition avec l'Académie des sciences, nous avons abordé l'impact des exigences de parité sur la composition des jurys. Il apparaît que ces obligations peuvent parfois peser sur les femmes enseignantes-chercheuses, les éloignant de leur travail de recherche et risquant même, dans certains cas, de freiner leur progression.
C'est toute la complexité des quotas : s'ils visent un objectif positif, ils peuvent aussi générer des effets négatifs. Quelle est votre vision sur ce sujet ? Comment pouvons-nous, tout en renforçant la visibilité des femmes et en servant la cause de la parité, éviter ces biais qui risqueraient, paradoxalement, de les desservir ?
Mme Sylvie Retailleau. - Je pense que les deux questions - les conditions d'attribution des financements et les effets de ces mesures - doivent être abordées avec équilibre. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : si nous continuons au rythme actuel, la parité dans les filières d'ingénieurs ne sera atteinte qu'en 2150. Il est donc indispensable de mettre en place des incitations pour accélérer le changement.
Toute la difficulté réside dans le dosage de ces incitations. Par exemple, l'instauration de règles de parité dans les comités de sélection pour les recrutements ou dans d'autres instances décisionnelles a constitué une avancée majeure. Sans ces mesures, les critères d'évaluation seraient restés figés. Cependant, il faut aussi conserver une certaine marge de manoeuvre.
Prenons l'exemple des mathématiques. Dans l'enseignement supérieur, il est presque impossible d'assurer une parfaite parité dans les comités de sélection, faute de candidates en nombre suffisant. C'est aussi le cas dans le numérique et l'informatique. Dans mon propre domaine, c'est compliqué, mais nous y parvenons tant bien que mal.
J'ai moi-même été sollicitée en permanence pour participer à ces comités. Encore récemment, j'ai reçu un message me demandant de siéger dans un comité national, simplement parce qu'il y faut des femmes. Ce type de sollicitation excessive crée un véritable épuisement. Nous devons assurer notre charge d'enseignement et de recherche, tout en étant systématiquement mobilisées pour garantir la parité dans les instances.
Bien sûr, il faut agir pour faire bouger les choses. En tant que présidente d'université, j'ai toujours cherché à préserver cette parité dans les comités, car elle est essentielle. Pour autant, à l'impossible, nul n'est tenu. Lorsqu'un établissement a réellement tout mis en oeuvre pour respecter la parité, il faut aussi accepter qu'il puisse déroger à la règle, afin de ne pas pénaliser celles qui se retrouvent sursollicitées.
Les lois sont indispensables, mais leur application doit être intelligente et adaptée à la réalité du terrain. L'essentiel est de garantir une transparence totale : lorsque nous rendons compte de nos décisions devant les conseils d'université, nous devons expliquer comment et pourquoi nous avons appliqué ou ajusté ces règles. Cette approche permet de conjuguer engagement pour la parité et réalisme, sans créer de nouvelles formes d'inégalités.
Il est parfois impossible de respecter strictement des quotas. C'est tout le problème de vouloir en imposer partout.
J'ai été nommée professeure à l'université Paris-Sud, l'une des plus grandes de France, en 2000, après avoir passé un concours. J'ai été, pendant deux ou trois ans, la seule femme professeure dans la section 63. La deuxième femme est arrivée après quelques années.
Durant ces premières années, j'étais systématiquement sollicitée pour participer aux comités de sélection des professeurs. En théorie, ces comités incluent des membres extérieurs, mais à l'université, j'étais la seule femme disponible. Je devais siéger dans chaque instance. Ce n'était pas viable.
Bien sûr, il nous faut corriger ces biais et trouver un équilibre. Les quotas ne sont pas une solution universelle, mais ils restent parfois nécessaires pour provoquer un changement. C'est là que les lois et les décrets ont leur importance. Nous avons pu constater des avancées grâce à ces mesures.
Il est également essentiel de réfléchir aux critères d'admission. Plutôt que d'imposer systématiquement des quotas, on pourrait faire évoluer ces critères pour favoriser un accès plus équilibré sans avoir à forcer artificiellement la parité.
Quand j'étais présidente d'université, nous avons mis en place un suivi genré des postes et des promotions. Nous présentions régulièrement ces données devant le Conseil académique, et lorsque des déséquilibres flagrants apparaissaient, nous pouvions identifier des problèmes. Nous n'avons jamais imposé de sanctions directes, mais ces analyses servaient de levier d'incitation pour corriger les écarts constatés.
En matière de ressources humaines, ce suivi est essentiel. Les établissements doivent disposer d'un retour concret et de mécanismes incitatifs : favoriser les bonnes pratiques (la carotte) mais aussi pouvoir sanctionner si nécessaire (le bâton). Sans cette combinaison, rien ne bouge.
Du côté du ministère, les établissements signent des contrats d'objectifs, de moyens et de performance. J'aurai d'ailleurs bientôt l'occasion d'être auditionnée à ce sujet. Certaines informations circulent et ne sont pas exactes. Contrairement à ce qui a été dit, ces contrats visent une enveloppe de 0,8 % à 1 % supplémentaire, mais aussi 10 % de budget de fonctionnement en plus. La masse salariale, elle, étant figée, les marges de manoeuvre portaient sur d'autres aspects.
Ces contrats abordaient aussi des thématiques comme la transition écologique. Nous demandions aux établissements d'expliquer la façon dont ils formaient tous les étudiants de premier cycle à ces enjeux. Il y avait également une rubrique sur l'égalité et l'inclusion (parité, questions sociales, handicap, etc.).
Ces critères ne conditionnaient pas directement les financements, mais leur présence dans les contrats montre qu'ils pourraient, à terme, devenir des leviers pour ajuster les financements en fonction des engagements des établissements : plus d'argent si des progrès sont réalisés, moins si des déséquilibres persistent.
Malgré les contraintes budgétaires, j'ai décidé, lorsque j'étais ministre, d'allouer une somme significative à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans l'enseignement supérieur. L'objectif était d'accompagner les établissements dans la mise en place de cellules dédiées, d'encourager leur professionnalisation et de renforcer leur lien avec les postes spécialisés créés dans les rectorats. Ce type de financement constitue un levier d'action important. Il peut être intégré dans les comités de suivi et dans les contrats d'objectifs, de moyens et de performance, afin de garantir des avancées concrètes sur ces enjeux.
Mme Olivia Richard. - Je dois avouer que votre passion est remarquable. Je ne m'y attendais pas. Deuxième aveu : lorsque vous avez raconté l'anecdote sur la maman chirurgienne, j'ai, pour ma part, immédiatement pensé que l'enfant avait deux pères !
La diplomatie scientifique me semble être un enjeu stratégique. Vous avez mentionné les États-Unis. Hier encore, la présidente Dominique Vérien évoquait 5 000 scientifiques à accueillir en Europe. Nous devons impérativement trouver un moyen de nous coordonner dès maintenant.
Le week-end dernier, j'ai entendu parler d'un scientifique français qui a été refoulé à Houston après avoir exprimé des désaccords avec la politique du président des États-Unis, dans sa sphère privée, sur son ordinateur. Ce type de situation soulève la question de la souveraineté scientifique, qui est aussi cruciale que dans le domaine militaire.
La diplomatie scientifique repose en grande partie sur le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, mais nous faisons face à d'importants problèmes budgétaires. Lors d'un déplacement à Istanbul, j'ai découvert un institut français de recherche animé par des scientifiques passionnés, mais disposant d'un budget dérisoire. Ce n'est pas en asséchant ce ministère que nous pourrons soutenir l'effort de guerre.
Nous mesurons les conséquences de biais diplomatiques importants lorsque certains régimes autoritaires ferment des instituts français, comme ce fut récemment le cas en Iran, sans que cela ne suscite de réactions majeures.
Enfin, 14 % des étudiants du secondaire en France sont étrangers. J'y vois une opportunité considérable en matière de diplomatie. Former ces jeunes leur permet ensuite de diffuser nos valeurs à l'international, notamment en matière de droits des femmes et de libertés fondamentales.
Ces étudiants, après leur passage chez nous, repartent généralement dans leur pays d'origine, créant ainsi des ponts entre les nations. Ce levier diplomatique mérite d'être pleinement exploité.
M. Marc Laménie. - Vous avez mentionné l'exemple du Portugal, qui a compris très tôt qu'il était crucial de susciter des vocations scientifiques dès le plus jeune âge, en particulier chez les filles. Il est essentiel qu'en France, nous mettions en place des stratégies similaires pour féminiser les parcours scientifiques. Lorsque vous étiez ministre, vous étiez responsable d'un budget considérable, puisque la mission Enseignement supérieur et recherche représente l'un des plus gros postes ministériels.
La question que je soulève concerne la manière de susciter l'envie d'étudier les sciences dès les premières étapes de la scolarité, dans les écoles élémentaires, les collèges et les lycées. Par exemple, ma région des Ardennes a la chance de compter parmi ses figures locales une directrice de centrale nucléaire, un rôle peu commun. Ce type de témoignage concret peut véritablement inspirer les jeunes, et particulièrement les jeunes filles, à se lancer dans des parcours scientifiques.
Je pense que l'un des leviers réside dans le financement de programmes d'initiation scientifique dès le plus jeune âge.
M. Gilbert Favreau. - Je suis peut-être le doyen de cette salle, mais je tiens à vous remercier pour vos propos qui m'ont rappelé certaines contraintes que j'ai expérimentées, tant sur le plan familial que de la part du personnel de l'Éducation nationale. Je viens d'une famille de paysans, où ces contraintes étaient encore plus marquées qu'ailleurs.
Aujourd'hui encore, je m'interroge sur l'évolution de la parité entre garçons et filles, mais aussi sur des questions plus larges, telles que l'accès à l'enseignement supérieur. Je pense notamment au logiciel Parcoursup, que je considère comme une machine infernale. À mon avis, il ne nous donnera pas nécessairement les résultats que nous en attendons. Il me semble que nous avons encore des progrès à faire dans ce domaine.
En ce qui concerne les lourdeurs familiales, notre société évolue rapidement. Nous accueillons de plus en plus de personnes étrangères, ce qui me paraît positif. Pour autant, ce constat soulève également des questions qui méritent d'être explorées.
La question de l'égalité entre les femmes et les hommes est un sujet très intéressant, surtout dans une assemblée qui, bien que de plus en plus inclusive, reste majoritairement composée d'hommes. Cette audition m'a beaucoup intéressé, et je vous en remercie.
M. Jean-Michel Arnaud. - Merci pour votre témoignage, qui fait écho à de longues discussions que j'ai régulièrement avec mes deux filles. L'une est professeure des écoles, et l'autre enseigne les sciences économiques. Elles me parlent souvent du manque de confiance que ressentent certains de nos jeunes, quel que soit leur domaine d'études, ainsi que de leurs difficultés à s'émanciper du cadre familial d'origine.
Je pense également à leur attente d'interconnexion et de discussions concrètes sur des aspects de leur vie avec leurs enseignants. Les élèves ont besoin de retour d'expérience et de pouvoir échanger, des éléments essentiels à leur épanouissement.
Nous sommes tous un peu chamboulés par la situation internationale actuelle, qui remet en cause certains idéaux que nous portions lorsque nous étions plus jeunes : le projet européen, la mondialisation vertueuse, etc.
Dans ce cadre, avez-vous eu le sentiment de pouvoir vraiment peser sur les enjeux que vous défendez aujourd'hui avec force et conviction dans le cadre de votre engagement ministériel ? Ou bien avez-vous vécu les difficultés que vous constatez pour les femmes et en particulier pour nos filles, notamment dans les métiers plus techniques et scientifiques, en tant que femme venant de la société civile, puis en tant que ministre ?
Enfin, pensez-vous que la malédiction que vous avez rappelée, à savoir que nous devrions atteindre la parité en 2150, peut être contrariée uniquement par la force de l'idéal et des convictions que nous portons ?
Mme Sylvie Retailleau. - J'ai visité Istanbul dès ma première année en tant que ministre. J'ai demandé au président de l'Université Galatasaray de m'y rendre pour effectuer un discours sur la liberté académique devant le ministre turc de l'enseignement supérieur. C'était un moment très significatif pour moi, surtout au regard de la situation difficile des universitaires sur place. J'ai soutenu l'Université Galatasaray financièrement, mais l'enjeu allait bien au-delà de cet aspect. C'était une question fondamentale de liberté. Je pense que la présence de la ministre française de l'enseignement supérieur et de la recherche, prononçant un discours sur la liberté académique, en face du ministre turc, a été bénéfique.
J'ai également visité un institut dépendant du CNRS, qui est en lien avec l'Université de Galatasaray. La liberté académique, notamment dans les domaines des sciences humaines et des sciences sociales (comme l'anthropologie), est fondamentale, en particulier dans certains contextes politiques. Il était crucial pour moi de me rendre sur le terrain pour soutenir cette cause.
Quand je suis arrivée au ministère, j'avais déjà été présidente d'université. J'étais convaincue que le ministère de l'enseignement supérieur devait agir en interministériel pour exister pleinement. Ce ministère doit être au coeur de tous les autres ministères, car la recherche touche des secteurs variés : agriculture, santé, culture, industrie, etc. Il est donc impératif qu'il soit en lien avec tous ces ministères et qu'il coordonne toutes ces actions.
Le financement de la recherche est souvent confondu avec celui de l'enseignement supérieur, mais ce sont deux périmètres distincts. Le ministère de l'enseignement supérieur ne doit pas être confondu avec le ministère de l'industrie, de la recherche et de l'enseignement supérieur. Il est essentiel de maintenir une coordination efficace entre tous ces acteurs.
Pour moi, le lien avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) est crucial pour deux raisons : d'une part, pour le développement international et européen, un domaine auquel je suis profondément attachée et dans lequel je me suis beaucoup investie. D'autre part, pour le développement de la diplomatie scientifique, un domaine que nous avons réactivé. Avant mon départ, nous avons nommé Thierry Damerval, en collaboration avec le MEAE, ambassadeur de la diplomatie scientifique, un poste qui n'avait pas été réactivé depuis de nombreuses années. C'était une avancée importante.
Je pense être la première ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche depuis longtemps à avoir prononcé un discours devant les conseillers culturels et coopération, les attachés scientifiques et les ambassadeurs, sur les grandes orientations et restructurations de l'enseignement supérieur. En juin ou juillet, lors de cette réunion, j'ai eu l'opportunité de présenter la vision de notre secteur devant les attachés scientifiques des ambassades. J'étais également censée prononcer ce discours devant les ambassadeurs, mais l'événement a été annulé après la dissolution de l'Assemblée nationale.
Il est essentiel de travailler avec le MEAE, car de nombreux instituts sont portés à l'international. Cette collaboration est primordiale, car ce travail ne serait pas possible sans l'implication du MESR. Nous avons cherché à coordonner nos efforts, surtout en période de moindres moyens.
Par exemple, nous avons travaillé de manière coordonnée pour développer l'université délocalisée de la Sorbonne. Il y a encore beaucoup à faire, mais je pense que ce travail est capital.
Vous avez également mentionné les étudiants étrangers. Je vous invite à écouter mon discours de voeux de 2024, prononcé avant mon départ, qui abordait la question de l'immigration et de l'accueil des étudiants étrangers. Je pense que ce discours répondra à beaucoup de vos préoccupations.
Selon moi, l'enseignement supérieur et la recherche sont, par nature, internationaux. Les étudiants étrangers jouent un rôle clé en tant qu'ambassadeurs de la France et de l'Europe, apportant une ouverture d'esprit et un lien constructif qui permet de créer des relations pacifiques et enrichissantes entre les pays.
Le budget de l'Éducation nationale n'était pas de ma responsabilité, mais il est important. Le MESR dispose également d'environ 25 milliards d'euros. Nous orientons ces fonds vers les opérateurs, tels que les organismes de recherche, ce qui est très positif. Je ne comprends pas ceux qui s'opposent à l'autonomie des établissements. L'autonomie est essentielle pour la performance des établissements et leur liberté académique, même si elle doit être régulée pour éviter tout excès.
Une grande partie du budget des établissements est consacrée aux dépenses incompressibles, telles que la masse salariale. Cependant, même avec des contrats quinquennaux et des contrats d'objectifs de moyens et de performance, il est difficile de dégager une marge de manoeuvre considérable, surtout lorsqu'on augmente le nombre d'étudiants. Ceux-ci présentent des profils de plus en plus variés, ce qui exige un enseignement plus personnalisé. Cela implique une gestion budgétaire rigoureuse, tant de la part du ministère que des établissements.
Il est important de souligner que, même avec ces contraintes, des fonds sont disponibles grâce aux appels à projets, bien que ces procédures puissent sembler complexes. Par exemple, nous avons fortement augmenté le financement pour lutter contre les violences sexistes et sexuelles, un domaine auquel nous avons accordé une attention particulière. Nous avons également porté la création du Prix Irène-Joliot-Curie.
Nous avons travaillé sur la formation des professeurs des écoles. En tant que ministre, et avec mon cabinet, je me suis battue pour maintenir cet enseignement dans les universités, et pour assurer un parcours pluridisciplinaire représentatif des professeurs des écoles du XXIe siècle. Nous n'avons pas fait beaucoup de bruit médiatique, mais nous avons mené un important travail de fond. Le Prix Irène-Joliot-Curie ou le projet « Tech pour toutes » ont été montés au sein de mon ministère, confiés à la fondation INRIA. Une planification a été élaborée, sur les études, mais aussi sur l'insertion et l'orientation.
Un travail important a également été mené avec le ministère de l'industrie. J'ai participé avec Bruno Le Maire et Roland Lescure à de nombreux forums où les industriels et les entreprises étaient invités à présenter des rôles modèles et à encourager les jeunes à s'engager dans des carrières scientifiques.
Je crois avoir constaté un réel portage politique sur ces questions, mais aussi une gestion des moyens et une prise en compte d'indicateurs pour orienter les actions. Par exemple, nous avons travaillé sur les décrets d'application de la loi Rixain, ce qui nous a permis d'aider les établissements à établir des schémas directeurs en matière d'égalité hommes-femmes. En tout, nous avons accompagné 180 établissements dans cette démarche. Il reste encore beaucoup à faire, mais je crois que nous avons réussi à avoir un impact significatif.
J'aimerais également rebondir sur vos propos concernant Parcoursup. Vous qualifiez cet outil de « machine infernale », affirmant qu'il nous reste des progrès à faire. Je ne partage pas votre avis. Je ne sais pas par quoi nous pourrions remplacer cet outil, que certains voudraient abandonner. J'ai connu APB en tant que mère, puis j'ai vécu l'évolution vers Parcoursup, en tant qu'enseignante et ministre, avec mon mari qui est aussi enseignant. Nous avons suivi de près l'évolution de la plateforme du côté opérationnel et de la transparence.
Je vous assure que c'est un outil très avancé. Avant sa mise en oeuvre, l'accès à l'information sur les formations était très limité et dépendait du lieu de résidence ou du milieu familial. Je sais de quoi je parle : mes parents ne connaissaient que la faculté locale, je ne savais pas qu'il existait d'autres écoles ou formations ailleurs.
Aujourd'hui, Parcoursup permet à tous les élèves et toutes les familles d'avoir un accès égal à l'information sur les formations. Je suis attristée de voir ce système transformé en bête noire politique, alors qu'au contraire, nous devons continuer à l'améliorer, à nous battre pour le rendre encore plus efficace. Parcoursup est déjà un outil d'égalité, et je suis convaincue qu'il faut le soutenir et l'améliorer. Depuis son lancement, des progrès significatifs ont été réalisés, notamment au niveau de la transparence, de l'ergonomie et de l'individualisation du parcours. Certes, il reste encore des ajustements à faire, mais entre 2018 et 2024, la différence est spectaculaire.
Les équipes derrière Parcoursup, dirigées par Jérôme Teillard, ont travaillé sans relâche pour améliorer le système, et je tiens à leur rendre hommage pour cela. Aujourd'hui, les informations sur chaque formation sont facilement accessibles : chaque programme décrit clairement les critères de sélection. Des rapports détaillés sont élaborés. Un comité d'éthique technique a vu le jour. Une mine de données a été transformée en un véritable outil d'orientation.
Parcoursup a, par ailleurs, évolué pour inclure l'outil Mon Projet Sup, disponible dès la seconde. Ce système permet aux élèves d'orienter leur parcours en fonction de leurs aspirations. Grâce à l'intelligence artificielle, il fournit des informations détaillées sur les métiers, les formations nécessaires pour y accéder, et aide à mieux comprendre les prérequis. Par exemple, un élève qui souhaite devenir professeur de mathématiques peut se rendre compte que les derniers admis dans cette filière avaient des moyennes bien plus élevées, ce qui lui permet d'anticiper ses efforts pour progresser. Ce développement permet une orientation active, où les élèves et leurs familles prennent conscience qu'il ne suffit pas de vouloir réussir. Il faut aussi avoir les prérequis nécessaires.
Nous ne pouvons pas « magiquement » faire réussir tous les étudiants, mais nous voulons permettre aux élèves de se préparer dès le début de leur parcours pour éviter des échecs dans l'enseignement supérieur. C'est pourquoi il est essentiel d'utiliser Parcoursup comme une véritable mine d'informations pour anticiper l'orientation, et même adapter les parcours si nécessaire.
Cela dit, je reconnais qu'il reste des améliorations à apporter à l'outil. Je fais partie de ceux qui ont constamment sollicité l'équipe pendant deux ans et demi pour améliorer la plateforme. Mais ce qui me semble primordial, c'est l'évolution continue et les progrès déjà réalisés. Si nous supprimons Parcoursup, quelle serait l'alternative ? On reviendrait en arrière. Il est possible de critiquer Parcoursup, et de pointer des aspects à améliorer, mais il faut aussi reconnaître les avancées qu'il a permises.
Enfin, je pense qu'il est crucial de mieux accompagner les élèves en amont, dès la seconde, et même avant. Parfois, la clé du succès réside moins dans l'insertion post-bac que dans l'orientation bien menée tout au long du parcours scolaire. Je voulais juste ajouter cette précision.
Mme Dominique Vérien. - J'aimerais revenir sur le chiffre des 5 000 chercheurs américains évoqués par Olivia Richard. Ce chiffre, donné par la présidente de l'Académie des sciences, Françoise Combes, est important. Il me semble que nous pouvons agir pour eux à l'échelle européenne. Ce serait une manière claire de marquer notre engagement, de choisir notre camp. Si le nôtre est celui de l'intelligence et de la performance, il serait vraiment dommage de s'en priver.
Françoise Combes affiche une vision plus ambitieuse encore. Elle nous a lancé un défi, à la ministre Aurore Bergé, chargée de l'égalité entre les femmes et les hommes, et à moi-même, lorsqu'elle nous a dit : « Puisque vous y croyez, pourquoi ne pas inclure la liberté académique dans la Constitution ? ». Je ne suis pas certaine d'être prête à le relever immédiatement.
Mes chers collègues, avant de nous quitter, je vous rappelle que nous devons procéder à une modification de la composition du Bureau de notre délégation, conformément à ce que j'avais annoncé lors de la réunion constitutive de la délégation le 18 octobre 2023 après le renouvellement sénatorial de septembre 2023.
En effet, s'agissant des postes de secrétaires du Bureau, nous avions acté le principe d'un secrétariat tournant de 18 mois, à compter du 1er octobre 2023 :
- depuis le 1er octobre 2023 et jusqu'au 31 mars 2025, c'est notre collègue Annie Le Houérou qui occupait un des trois postes de secrétaire du Bureau au nom du groupe socialiste ;
- à compter du 1er avril 2025 et jusqu'au 30 septembre 2026, c'est notre collègue Jocelyne Antoine qui occupera ce poste au nom du groupe Union centriste, comme nous en étions convenus le 18 octobre 2023.
Acte est donc donné de cette modification de la composition du Bureau de notre délégation.
Merci à tous d'avoir été présents ce matin. Merci, Madame Retailleau, de la passion communiquée ce matin.
Audition de M. Jean-Michel
Blanquer, ancien ministre de l'éducation nationale et de la
jeunesse
(8 avril 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, Nous recevons aujourd'hui Jean-Michel Blanquer, ministre de l'éducation nationale de mai 2017 à mai 2022, recteur d'académie (de Guyane et de Créteil) ainsi que Directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO) de 2009 à 2012.
Cette audition s'inscrit dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences », qui visent à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Nos premières auditions ont souligné l'importance des choix de spécialité et d'orientation au lycée mais aussi le rôle clé des professeurs, de leur appropriation de la culture scientifique, de leurs représentations genrées et des encouragements qu'ils prodiguent, ou non, à leurs élèves filles, et ce dès l'école primaire.
Or, la réforme du bac et de l'organisation des enseignements au lycée, en 2018, a généré des biais de genre dans le choix des spécialités et eu des conséquences significatives en matière d'égalité puisque, dès la rentrée 2019, on observait une baisse de 60 % de l'effectif des filles poursuivant des enseignements de mathématiques et qu'en 2022 on constatait également une chute de 60 % des bachelières « scientifiques », selon l'association Femmes et mathématiques.
Aujourd'hui, les lycéennes recommencent progressivement à choisir la spécialité « mathématiques » - qui était leur second choix en 2023 - et les combinaisons de spécialités, et donc de parcours scientifiques, sont plus diversifiés. Cependant, les filles demeurent sous-représentées dans les spécialités scientifiques, à l'exception des sciences de la vie et de la terre (SVT). Alors qu'elles représentent 56 % des élèves de terminale générale, elles ne constituent que 42 % des élèves ayant choisi la spécialité « mathématiques », 15 % pour la spécialité « numérique et sciences informatiques » et 14 % pour la spécialité « sciences de l'ingénieur », selon des chiffres de 2023.
Certes, il semblerait qu'il s'agisse davantage d'une anticipation de choix qui se faisaient auparavant au moment de l'entrée dans l'enseignement supérieur : la proportion de filles inscrites dans les classes préparatoires scientifiques et dans les filières universitaires scientifiques est restée stable, c'est-à-dire tout aussi faible qu'auparavant - entre 20 et 30 % selon les spécialités.
Pour autant, cet abandon plus précoce des mathématiques et des sciences dès le lycée a des conséquences plus vastes, sur la culture scientifique des jeunes, et en particulier de celles et ceux qui deviendront professeurs des écoles et devront enseigner les mathématiques et les sciences aux enfants de l'école primaire.
Nous avons auditionné des chercheuses ayant souligné que sans professeurs les ayant incitées à poursuivre des études scientifiques en seconde ou en première, elle se seraient orientées vers d'autres filières, plutôt littéraires. Ce sont aujourd'hui de grandes chercheuses.
Monsieur le ministre, avec les quatre rapporteures Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés, nous avons donc souhaité vous entendre pour évoquer ensemble les conséquences de la réforme du lycée que vous avez menée il y a sept ans.
Plus globalement, puisque vous avez été, pendant une quinzaine d'années, au coeur des politiques nationales d'éducation, nous souhaitons échanger avec vous sur les leviers qui sont de nature à amener davantage de filles vers les mathématiques et les sciences, dès le plus jeune âge et tout au long de leur scolarité.
Nous sommes particulièrement intéressées par les initiatives que vous avez pu mener ou dont vous avez eu connaissance en tant que recteur, DGESCO ou ministre, pour faire évoluer la pédagogie en classe, renforcer la formation des professeurs, ou encore améliorer les dispositifs de soutien à l'orientation des élèves.
Monsieur le ministre, je vous laisse donc sans plus tarder la parole. Je laisserai ensuite le soin à mes collègues rapporteures de vous poser des questions.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
M. Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l'Éducation nationale et de la jeunesse. - Merci pour votre invitation. C'est avec un grand plaisir que je saisis cette opportunité d'un échange approfondi sur un sujet qui, précisément, le requiert. Il a été largement déformé par des slogans simplistes, des contrevérités et une désinformation proprement sidérante. J'ai été confronté à de nombreux exemples de désinformation au cours de ma carrière, mais celui concernant les sciences au lycée - et plus largement leur place dans notre système éducatif - a, depuis trois ou quatre ans, été au coeur d'une véritable campagne de manipulation de l'opinion.
C'est pourquoi je souhaiterais, en premier lieu, insister sur l'importance de poser un diagnostic clair et rigoureux. Je proposerai ensuite des pistes de réflexion en vue d'améliorer la situation. Mes propos ne visent nullement à affirmer que tout va pour le mieux et qu'aucune correction n'est nécessaire. Bien au contraire. Je crois néanmoins que la dynamique actuelle est globalement positive, et qu'il convient de l'accentuer fortement.
Permettez-moi de commencer par deux affirmations simples - qui, compte tenu du climat ambiant, pourront paraître provocatrices, mais qui reposent sur des faits aisément vérifiables.
Premièrement, à l'heure où je m'adresse à vous, jamais, dans l'histoire de notre pays, nous n'avons compté autant d'élèves inscrits en classes préparatoires scientifiques. Ce constat contredit directement l'un des discours récurrents, selon lequel la réforme du baccalauréat aurait conduit à une baisse du nombre d'ingénieurs et de chercheurs en devenir - affirmation que je réfute avec la plus grande fermeté.
Deuxièmement : jamais non plus il n'y a eu autant de jeunes femmes engagées dans des études supérieures scientifiques en France. Les chiffres sont sans équivoque : entre 2018 et 2023, nous sommes passés de 676 000 à 742 000 étudiantes dans les filières scientifiques. Pour une réforme que l'on accuse d'avoir nui aux sciences et à l'engagement des jeunes filles dans ces disciplines, ces résultats me paraissent satisfaisants.
Ce sujet cristallise à lui seul un degré de désinformation remarquable. Une campagne systématique s'est développée autour de cette question, au point que l'opinion publique elle-même en est profondément imprégnée. Aujourd'hui, une majorité de nos concitoyens est convaincue que la réforme du baccalauréat a porté atteinte à l'enseignement des mathématiques et des sciences, alors même que les données disponibles permettent d'en dresser un tableau sensiblement différent.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Ce n'est nullement ce que j'ai exprimé dans mon intervention liminaire. Je partage votre analyse quant à la présence des jeunes filles dans les filières scientifiques post-baccalauréat : il apparaît en effet que la réforme n'a fait que différer un choix qui, dans tous les cas, aurait été opéré à l'issue de la classe de terminale.
M. Jean-Michel Blanquer. - Vous avez tout à fait raison. Nous sommes ici confrontés à des enjeux complexes, où chaque nuance compte et où chaque affirmation a son importance. J'ai bien saisi que vous êtes imprégnée de l'idée que la réforme du baccalauréat et du lycée aurait altéré l'orientation des jeunes filles vers les filières scientifiques.
Il est possible de soutenir que cette réforme a simplement déplacé plus en amont un choix qui, auparavant, s'opérait après la terminale. Autrefois, de nombreux élèves s'orientaient vers la série S sans nécessairement se destiner à des études scientifiques supérieures. Aujourd'hui, ils sont moins nombreux à choisir des enseignements scientifiques, mais ceux qui sélectionnent cette trajectoire le font avec une véritable intention de poursuivre dans cette voie. Là où environ 50 % des élèves issus de la série S poursuivaient dans des filières scientifiques, nous constatons désormais que près de 90 % des élèves ayant choisi les enseignements scientifiques s'y engagent effectivement dans l'enseignement supérieur.
Le véritable enjeu n'est plus tant l'orientation des élèves ayant fait ce choix, mais plutôt la manière d'élargir cette base initiale. Car si ce taux de 90 % est élevé et sans doute durable, il pourrait, au pire, diminuer légèrement - peut-être jusqu'à 80 % -, mais il est peu probable qu'il baisse davantage. À l'inverse, son augmentation au-delà de 90 % demeure incertaine. L'objectif est donc d'élargir le vivier de départ.
Le sujet se situe donc bien en amont de la réforme. Toutefois, avant de proposer un remède, encore faut-il poser un diagnostic juste. Or, à l'heure actuelle, celui qui prévaut dans la majorité des analyses médiatiques et commentateurs est, selon moi, erroné. Je suis prêt à en débattre. Je l'ai d'ailleurs fait récemment à l'École des Mines. Car dès que l'on commence à s'appuyer sur des données concrètes, que l'on examine les faits avec rigueur, la réalité apparaît bien différente.
Votre mission, j'en suis convaincu, a un rôle crucial à jouer. Elle peut même se révéler déterminante, à condition qu'elle choisisse de rétablir les faits avec exactitude. Je n'en attends pas davantage : simplement que la vérité soit dite.
Je tiens à partager une conviction née de mon expérience, notamment durant la crise sanitaire : même la parole scientifique ne doit pas être reçue comme indiscutable. Ce n'est pas parce qu'un propos émane d'une association de spécialistes qu'il doit être tenu pour vérité absolue. En la matière, nous sommes tous, en quelque sorte, à égalité.
Prenons, par exemple, la controverse autour de l'enseignement des mathématiques dans le tronc commun, ou encore vos remarques concernant la formation scientifique des futurs professeurs des écoles. Je me dois de déconstruire ces éléments afin d'aborder la suite de manière cohérente. Je me souviens notamment d'une pétition, relayée par un hebdomadaire en 2022, que l'on pourrait résumer ainsi : « Au secours, les mathématiques vont s'effondrer en France, et nous allons manquer des scientifiques et des ingénieurs dont notre pays a besoin, parce que les mathématiques ont été retirées du tronc commun ». Ce discours repose sur une contradiction manifeste, car la question des mathématiques dans le tronc commun est sans lien direct avec celle de la formation des futurs scientifiques.
Il faut ici distinguer deux axes fondamentaux, valables en tout temps et pour toute politique éducative en mathématiques :
1. Comment former une élite scientifique large, excellente et mixte, dans les meilleures conditions ;
2. Comment garantir un socle commun solide en mathématiques pour l'ensemble des élèves.
Or, le débat autour du tronc commun concerne exclusivement le second point. Quant au premier, les données montrent au contraire que l'on n'a jamais fait autant de mathématiques que dans le système actuel.
À ce propos, je tiens à rappeler que les programmes de mathématiques et de sciences - comme ceux d'autres disciplines - ont été intégralement revus, entraînant un relèvement notable du niveau d'exigence. Auparavant, chaque réforme des programmes en France les a édulcorés. La réforme récente a, elle, inversé cette tendance. Ce que j'avance ici est aisément vérifiable par toute personne prenant le temps de consulter les programmes officiels.
De plus, l'option dite « mathématiques expertes » en classe de terminale représente aujourd'hui neuf heures hebdomadaires, là où les élèves les plus engagés auparavant n'en suivaient que huit. Par ailleurs, le nombre d'élèves inscrits dans cette spécialité a augmenté depuis l'introduction de la réforme : de l'ordre de 40 000 au départ, ils sont aujourd'hui près de 60 000.
Je dois néanmoins reconnaître un bémol sur ce point : la proportion de jeunes filles inscrites à cette option est demeurée relativement stable, ce qui signifie, en effet, une légère baisse en proportion. Il s'agit là d'une nuance importante : il ne s'agit pas d'une diminution du nombre de filles, mais bien d'une augmentation globale du nombre d'élèves, notamment de ceux et celles qui se destinent aux classes préparatoires aux grandes écoles d'ingénieurs.
Ce constat corrobore l'affirmation faite en introduction : jamais nous n'avions compté autant d'élèves inscrits en classes préparatoires scientifiques qu'à présent. C'est un motif de satisfaction, mais nous vivons dans un pays où il semble parfois difficile de se réjouir, tant certains s'emploient à remettre en cause toute avancée positive. Ce que je viens de vous exposer, vous ne l'avez peut-être jamais entendu aussi clairement. Y compris au sein de ma propre majorité, il n'est pas courant -- voire pas populaire -- de défendre ce bilan. Et pourtant, ce sont là des faits. Je pourrais les répéter longuement, même si nombre de discours ambiants persistent à affirmer que la situation se dégrade. Ce n'est pas le cas sur ce sujet précis : la situation s'améliore, bien qu'elle ne soit pas totalement satisfaisante. Et c'est à partir de ce constat objectif qu'il convient d'élaborer la suite.
Vous avez évoqué les mathématiques dans le tronc commun et la formation scientifique des professeurs des écoles. À ce titre, j'aimerais rappeler que la culture mathématique générale des élèves se construit essentiellement entre l'âge de trois ans et la fin du collège, soit jusqu'en classe de troisième. C'est à ce moment-là que se joue véritablement l'acquisition commune des savoirs fondamentaux pour l'ensemble des jeunes Français.
Ensuite, nos discussions portent uniquement sur le baccalauréat général à l'exclusion du baccalauréat technologique et professionnel -- ce qui revient à concentrer notre attention sur seulement la moitié des élèves. Et parmi ces élèves du général, environ deux tiers choisissent les mathématiques en enseignement de spécialité. Autrement dit, seul un tiers de cette moitié ne suit plus de mathématiques dans le tronc commun. Ce constat relativise fortement la portée de cette polémique.
D'autant que, dans le système antérieur, il était déjà possible pour certains élèves d'échapper à l'enseignement des mathématiques en fin de parcours scolaire.
Enfin, si l'on souhaite réellement s'interroger sur la culture mathématique de l'ensemble des Français, il faut se demander de quoi elle devrait véritablement être composée. Est-ce la maîtrise des équations différentielles, que l'on aborde en première et terminale, qui permet à chacun de se repérer dans la vie quotidienne ? Ou ne serait-ce pas plutôt la capacité à effectuer des opérations de base, à comprendre des probabilités simples, ou encore à calculer un taux d'intérêt ? Demandons-nous honnêtement si l'on attend de chaque citoyen qu'il soit capable de résoudre une équation complexe ou s'il ne serait pas plus utile qu'il sache appliquer des raisonnements élémentaires et concrets.
En revanche, une maîtrise insuffisante des quatre opérations de base ou un faible niveau en calcul mental demeure un véritable enjeu. C'est précisément sur ces points que des efforts significatifs ont été déployés, en particulier à l'école primaire et au collège, afin d'impulser un redressement salutaire.
Ce débat a émergé à partir du constat qu'au lieu d'allouer, admettons, un million d'heures d'enseignement des mathématiques au lycée, on en aurait attribué 990 000, à peu de choses près. Une réduction marginale, mais qui a été interprétée comme symptomatique d'un désengagement. C'est un peu comme si l'on reprochait à un jardinier d'avoir remplacé le bombardement d'eau par canadair de son jardin par un système d'irrigation plus raisonné.
Ces décisions n'ont pas été prises à la légère, ni dans l'improvisation. Il ne s'agit pas d'une lubie, née d'un matin où je me serais exclamé : « Tiens, et si nous retirions les mathématiques du tronc commun sans la moindre considération pour l'avenir scientifique de notre pays ? ». Les réformes s'inscrivent dans une logique de long terme et s'appuient sur des analyses solides, à l'image du rapport Villani-Torossian, que tout le monde devrait lire. Celui-ci a donné lieu à une série de vingt recommandations dont la mise en oeuvre a été conduite avec méthode.
La réforme du baccalauréat, elle-même fruit d'un long travail de concertation, n'a suscité que peu de critiques initialement. Ce n'est que plus tard, dans un contexte de crise sanitaire, que les tensions sont apparues. Dans cette période compliquée, un certain « trou d'air » a été observé la première année. Nombre d'observateurs ont alors confondu les effets conjoncturels liés à la pandémie avec des conséquences structurelles de la réforme. Cette confusion a donné lieu à un diagnostic erroné et à un débat public largement biaisé.
Au-delà de la volonté légitime de rétablir des faits, il s'agit surtout de recentrer l'attention sur les véritables défis actuels. En persistant dans une lecture erronée de la situation, nous risquons de gaspiller une énergie précieuse sur des controverses artificielles au lieu de nous atteler aux véritables priorités.
J'aimerais conclure cette partie par un mot sur la culture scientifique des professeurs des écoles, qui constitue en effet un enjeu majeur. Environ 95 % d'entre eux proviennent d'un cursus initial à dominante littéraire et présentent souvent une faible maîtrise des savoirs mathématiques et scientifiques. Ce que nous observons aujourd'hui est en réalité l'héritage de trois ou quatre décennies de désintérêt progressif pour les sciences.
Dans ce contexte, il est paradoxal que ceux qui tentent aujourd'hui d'agir concrètement pour inverser cette tendance soient immédiatement la cible de critiques virulentes. Il est aisé de dénoncer un déclin, qui a certes bien eu lieu ; il est plus exigeant d'y répondre avec constance. C'est précisément ce que nous avons entrepris. Pour la première fois, ce sujet est véritablement pris à bras-le-corps et commence à produire des effets tangibles -- certes encore fragiles, mais bien réels. Ces avancées naissantes doivent être protégées, encouragées, au lieu d'être attaquées prématurément.
Enfin, pour clore ce diagnostic, permettez-moi de partager quelques chiffres précis. Le nombre d'étudiantes inscrites en filières scientifiques, hors domaine de la santé, est passé de 676 000 en 2018 à 742 000 en 2023. La part des filles dans ces formations est ainsi passée de 31,5 % à 34 %, ce qui représente environ 40 000 étudiantes supplémentaires engagées dans des études scientifiques -- à l'exclusion des études médicales. Si l'on restreint le périmètre à un segment encore plus spécifique, les STEM (sciences, technologies ingénierie et mathématiques), la part des femmes descend à 25 %. Ce taux est resté globalement stable.
Sur ce point également, il me semble essentiel de replacer le débat dans une perspective de fond, qui dépasse largement les frontières françaises. Il est certes pertinent de distinguer les filières scientifiques dites « dures » des sciences de la vie, mais il serait absurde de considérer que la biologie, la botanique ou, a fortiori, la médecine, ne relèveraient pas des sciences. Or, la présence féminine y est très significative.
La progression du nombre de jeunes femmes engagées dans des études scientifiques tient donc, en bonne part, à la croissance constatée hors du champ médical stricto sensu. Cela témoigne d'une dynamique globale que nous devons observer avec attention.
Permettez-moi, à ce titre, de faire un focus sur un autre domaine : celui de l'informatique. J'ai parfois entendu, de manière assez caricaturale, que l'on aurait compromis l'avenir des ingénieurs informaticiens en France, et ce, en pleine révolution de l'intelligence artificielle. Or, au vu de ce que j'ai déjà mentionné concernant les classes préparatoires scientifiques, cette affirmation ne résiste pas à l'analyse.
Je me dois aussi de souligner la création de la discipline Numérique et Sciences Informatiques (NSI). Cette innovation, relativement peu médiatisée, constitue pourtant une évolution majeure. Elle s'est accompagnée de la création d'un CAPES et d'une agrégation en sciences de l'informatique, qui n'existait pas auparavant. Il s'agit là d'un levier essentiel pour favoriser la diversification des profils et notamment, pour encourager davantage de jeunes filles à s'orienter vers le numérique.
Rappelons qu'en 2017, la part des femmes dans les start-ups du secteur technologique ne dépassait pas 5 %. Il s'agit d'une problématique mondiale. On sait désormais que l'enjeu ne se situe pas en fin de parcours, mais bien en amont, dès les premières représentations que les jeunes filles se forment des carrières scientifiques. D'où l'importance de leur proposer des parcours accessibles, attractifs, et surtout porteurs de confiance en soi.
Depuis la création de la spécialité NSI, la proportion de filles inscrites est passée de 11 % à 19 %. Ce chiffre reste naturellement insuffisant - notre objectif doit être d'atteindre une parité -, mais il faut aussi rappeler que la discipline n'existait pas auparavant. Nous devons désormais poursuivre et amplifier cette dynamique.
Je souhaiterais également revenir sur la question de la culture scientifique au sens large. Je récuse fermement l'idée selon laquelle les élèves qui ne suivent plus d'enseignement mathématique dans le tronc commun disposeraient d'une culture scientifique moindre que leurs aînés. Là encore, certains éléments mériteraient d'être davantage mis en lumière. En effet, deux heures hebdomadaires de sciences ont été introduites dans le tronc commun. Pour schématiser, on pourrait dire qu'au lieu de rester passivement en fond de classe, désintéressés devant une équation différentielle, ces élèves bénéficient aujourd'hui d'un enseignement scientifique centré sur le développement durable. Ces heures ne relèvent pas d'un contenu superficiel : elles s'appuient sur des programmes conçus avec rigueur et exigence.
Cela étant dit, je reconnais que le suivi de la mise en oeuvre de cet enseignement par les services du ministère n'est pas encore totalement satisfaisant. Sur le terrain, il apparaît que ces deux heures sont parfois réparties de manière éclatée - une heure de SVT, une heure de physique - alors qu'elles devraient faire l'objet d'une approche plus intégrée, plus transversale. À mes yeux, il est désormais nécessaire de repenser cette organisation, afin d'en tirer pleinement parti.
À cadre constant, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une réforme d'ampleur, un travail pédagogique approfondi sur le contenu et les modalités des deux heures de sciences évoquées précédemment permettrait déjà de répondre partiellement à votre interrogation quant à la culture scientifique des futurs professeurs des écoles. Des évolutions plus structurelles dans la formation initiale au sein des INSPÉ (Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l'Éducation) sont également nécessaires.
Voilà pour ce qui concerne le diagnostic. Venons-en maintenant aux leviers d'action. Il est désormais bien établi que les déterminants des inégalités de genre en mathématiques et en sciences émergent très tôt, dès les premières années de la scolarité. Ce constat est d'ailleurs partagé à l'échelle internationale : la situation de la France, à cet égard, n'est ni particulièrement défavorable, ni exemplaire, même si, à titre personnel, je la juge plutôt encourageante au regard d'autres pays.
Ce phénomène mondial touche notamment au potentiel des filles en mathématiques et en sciences, souvent inhibé ou insuffisamment valorisé. Il s'agit, à mes yeux, d'un sujet majeur, au coeur des combats que je considère essentiels. C'est pourquoi je m'efforce d'apporter de la clarté dans ce débat, et que je déplore parfois que l'attention publique se focalise sur des polémiques secondaires plutôt que sur les vrais enjeux.
Parmi les leviers que je souhaiterais évoquer, notamment en me fondant sur mon expérience passée de recteur et de ministre, figurent deux outils auxquels on pense peut-être moins spontanément. Le premier concerne l'implication des familles dans ce combat pour une meilleure représentation des disciplines scientifiques, notamment auprès des jeunes filles, dès l'école primaire et le collège.
À cet égard, je me permets de rappeler une initiative que nous avions mise en place lorsque j'étais recteur de l'académie de Créteil : la mallette des parents. À l'époque, le ministre de l'Éducation nationale avait souhaité généraliser ce dispositif à l'échelle nationale. Il s'agissait d'un outil pédagogique destiné à renforcer le lien entre l'école et les familles, en particulier dans les milieux les plus défavorisés - même si son principe peut être transposé à tous les contextes.
Ce dispositif consistait à accueillir les parents en petits groupes - cinq à dix personnes - notamment au cours du premier trimestre de la classe de sixième, mais aussi à d'autres moments clés, pour échanger simplement sur les enjeux de la scolarité. Il ne s'agissait pas d'une réunion parents-professeurs classique, mais d'un espace de dialogue plus intime, intégrant une dimension psychologique essentielle. L'idée était de rappeler aux parents leur rôle de co-éducateurs, et de les associer pleinement aux objectifs poursuivis pour leurs enfants. Cette approche a montré de nombreuses vertus en matière de climat scolaire. Il serait tout à fait pertinent, me semble-t-il, d'y adjoindre une dimension spécifique autour des mathématiques et des sciences - et ce, en particulier pour les filles. Les bénéfices ne se limiteraient d'ailleurs pas à ces seules disciplines.
Le second levier, dans le même esprit, concerne le temps périscolaire et extrascolaire. N'oublions pas que le temps scolaire des enfants est déjà très dense, structuré autour de multiples ambitions éducatives. Il est parfois même surchargé de bonnes intentions. À l'inverse, le temps en dehors de l'école est souvent laissé au hasard, peu structuré. C'est ce temps-là qui, bien plus que le temps scolaire, contribue à creuser les inégalités.
C'est précisément pourquoi j'ai attaché une grande importance, durant mes fonctions, à pouvoir également intervenir sur ce champ en tant que ministre de la jeunesse et des sports. Nous avons agi sur ce vecteur essentiel, notamment à travers les cités éducatives ou encore le dispositif des vacances apprenantes. Il s'agit là d'une démarche portée par une volonté sincère d'agir pour le bien commun.
Rien n'est plus pertinent que de proposer des vacances apprenantes à dominante mathématiques et sciences, durant les congés scolaires, tout particulièrement à destination des enfants issus de milieux défavorisés. Nous savons en effet que la dimension ludique des apprentissages scientifiques, si riche en potentiel pédagogique, n'est pas toujours facile à développer pleinement dans le cadre strict du cursus scolaire - en dehors peut-être de l'école maternelle. Les périodes de vacances offrent, à cet égard, un terrain idéal pour laisser place à la curiosité, à l'expérimentation et au plaisir d'apprendre.
Il en va de même pour la culture informatique, qui aujourd'hui se diffuse souvent de manière désordonnée, sans véritable accompagnement. Or, des initiatives structurées, comme celles que je viens d'évoquer, permettraient de la canaliser de manière constructive.
Il me semble donc que le champ des temps périscolaires et extrascolaires recèle un potentiel immense. Bien sûr, nous devons poursuivre l'amélioration des contenus et pratiques pédagogiques dans le cadre scolaire, mais il serait réducteur de négliger l'impact décisif du temps familial et de l'éducation informelle dans la formation des esprits.
S'agissant ensuite des programmes scolaires eux-mêmes, ainsi que des manuels qui les accompagnent, il demeure un enjeu essentiel : celui de la motivation des jeunes filles, de leur représentation et de leur engagement dans les disciplines scientifiques. Il est extrêmement instructif d'analyser le contenu des manuels scolaires, d'examiner les instructions adressées aux enseignants, ou encore la manière dont certains modèles féminins ou certaines approches sont (ou non) valorisés. De réels progrès ont été accomplis dans ce domaine, et l'attention portée à ces enjeux est croissante.
Dans cette dynamique, nous avions d'ailleurs signé en 2019 une convention interministérielle qui couvrait la période 2019-2024. Il me semble qu'elle a été renouvelée l'an dernier. Elle réunissait plusieurs ministres, dont celui de l'Éducation nationale que j'étais alors, autour d'un engagement commun : agir sur l'ensemble des facteurs influant sur la représentation des métiers et leur découverte, en particulier pour les jeunes filles. Je pourrai, si vous le souhaitez, vous transmettre quelques extraits de ce texte. En relisant les différents axes qu'il contient, on constate qu'ils vont globalement dans le bon sens. La qualité de la mise en oeuvre peut en revanche être interrogée. Celle-ci a sans doute manqué, par endroits, d'ambition ou de coordination. Mais ce cadre pourrait tout à fait retrouver une dynamique nouvelle, d'autant plus qu'il s'agit d'un sujet sur lequel un consensus semble possible - et même souhaitable.
C'est d'ailleurs ma principale motivation : sur les enjeux scolaires, nous avons plus que jamais besoin de consensus. Le thème de l'accès des filles aux sciences se prête particulièrement bien à cette logique. Je n'ai encore jamais rencontré quiconque affirmant que les sciences seraient inutiles ou qu'il faudrait y réduire la place des femmes. Contrairement à d'autres sujets, sur lesquels les clivages sont vifs, celui-ci offre l'opportunité de concentrer nos efforts sur des problèmes réels, au lieu de nous diviser autour de faux débats.
La deuxième grande catégorie d'actions à mener relève, selon moi, de ce que l'on pourrait appeler un volontarisme de l'orientation. Le premier levier en est la qualité de l'information transmise aux élèves. Vous l'avez vous-même mentionné : les rôles modèles en sciences jouent un rôle fondamental. Il peut s'agir d'interventions ponctuelles, mais aussi de l'influence durable exercée par un enseignant, notamment lorsqu'il est professeur principal.
Les professeurs de mathématiques et de sciences, précisément parce qu'ils sont au coeur de la chaîne de transmission, peuvent être des acteurs de premier plan dans la construction des parcours d'orientation. Ce volontarisme peut - et doit - être soutenu par un pilotage institutionnel plus explicite. À partir de 2020, nous avons d'ailleurs introduit cette logique, en demandant aux établissements de se fixer des objectifs chiffrés en matière d'orientation, notamment pour inciter davantage de jeunes filles à choisir la spécialité « mathématiques ».
Cette mesure a sans doute contribué, après une période de stagnation, à l'inversion de la tendance : nous avons observé un redressement très net du nombre de filles s'orientant vers cette spécialité.
Si chaque lycée de France parvenait à faire en sorte qu'une élève supplémentaire, chaque année, choisisse la voie des mathématiques ou des sciences entre la classe de seconde et celle de première, alors, en cinq années à peine, nous aurions sensiblement transformé la donne. Si l'on devait retenir une action simple, mais efficace, ce serait celle-là. Naturellement, cela suppose tout un travail en amont ; il ne s'agit évidemment pas de contraindre qui que ce soit à s'engager dans une voie qu'il ou elle ne souhaiterait pas. Mais imaginez que l'on fixe à chaque chef d'établissement un objectif minimal : faire passer le nombre d'inscriptions féminines en spécialité mathématiques de 100 à 101, puis à 102 l'année suivante et ainsi de suite. Ce n'est pas un objectif insurmontable - et s'il peut être dépassé, tant mieux. L'essentiel est de ne pas régresser, mais de progresser chaque année.
C'est précisément à cela que sert un service public national de l'enseignement. La France a cette capacité d'organisation, cette force de cohésion qui permet de mener ce type de politiques ambitieuses. Le même raisonnement peut être tenu pour l'ensemble des disciplines scientifiques : nous avons souvent tendance à mettre en avant les associations disciplinaires les plus visibles, mais pensons aussi à la SVT, à la physique-chimie, à l'informatique, ou encore aux sciences de l'ingénieur. Chacune de ces spécialités mérite une attention particulière et un effort collectif en faveur d'une plus grande mixité.
Vient ensuite, en troisième lieu, la question de l'enseignement supérieur. Celui-ci doit jouer son rôle en envoyant les bons signaux et en adoptant les bonnes pratiques. C'était d'ailleurs l'un des fondements des réformes que nous avons conduites, en particulier celles du lycée, du baccalauréat et de Parcoursup. L'objectif était clair : favoriser un continuum plus fluide entre le lycée et le cycle universitaire, de bac -3 à bac +3. Cela suppose notamment que les établissements d'enseignement supérieur s'intéressent réellement à ce qui se passe en amont, dans les lycées, et qu'ils s'y impliquent. Il est essentiel, par exemple, que des universitaires - et notamment des femmes - viennent présenter leurs travaux, partager leurs parcours, incarner des modèles de réussite.
Il est tout aussi important que l'enseignement supérieur tienne compte de la diversité des profils. Je le dis avec clarté : il ne s'agit aucunement de relativiser l'importance des mathématiques, bien au contraire. La réforme en a d'ailleurs renforcé la place : aujourd'hui, les mathématiques demeurent, de très loin, l'enseignement de spécialité le plus choisi. C'est également la seule discipline offrant une telle diversité de formats : en terminale, les élèves peuvent opter pour trois, six ou neuf heures hebdomadaires. Les programmes eux-mêmes ont été rehaussés, ce qui témoigne de la place centrale que continue d'occuper cette matière dans notre système éducatif.
Pourtant, d'un point de vue symbolique, le retrait des mathématiques du tronc commun a pu être perçu comme une forme d'atteinte à leur statut. Dans les faits, cette discipline conserve son rôle de pilier. Il faut néanmoins oser affirmer que l'on peut réussir dans les sciences sans être nécessairement le meilleur en mathématiques. Cela aussi doit être dit clairement.
Beaucoup de jeunes filles choisissent aujourd'hui la spécialité SVT. Lorsqu'elles envisagent une orientation vers les études médicales, elles associent souvent SVT, physique-chimie et mathématiques complémentaires. Et elles deviennent, ensuite, d'excellentes médecins. Car, disons-le franchement, les médecins que nous connaissons n'utilisent pas des équations complexes au quotidien ; ils mobilisent bien davantage leurs connaissances en sciences de la vie. Il ne faut donc pas réduire les sciences aux seules mathématiques, ni entretenir l'idée qu'elles seraient un prérequis absolu pour toute réussite dans ce domaine.
Tenir de tels propos en France peut susciter des soupirs, et pourtant, il s'agit simplement de dire la vérité telle qu'elle est. D'ailleurs, de nombreux autres pays adoptent cette approche. Il est indispensable de maintenir une excellence en mathématiques, et cette excellence, nous la possédons. Je suis bien conscient que certaines de mes formulations peuvent être isolées de leur contexte et interprétées de manière biaisée ; je le dis avec prudence. Mais essayons de faire preuve d'honnêteté intellectuelle sur l'ensemble de ces questions. Rien dans ce que j'exprime ne remet en cause la qualité de la formation mathématique française.
Encore une fois, dans la filière la plus traditionnelle, à savoir les classes préparatoires scientifiques menant aux écoles d'ingénieurs, les effectifs n'ont jamais été aussi élevés. C'est là que se forment les très grands mathématiciens et les ingénieurs de demain. Mais il est tout aussi essentiel de reconnaître que d'autres scientifiques brillants s'épanouiront sans nécessairement avoir excellé en mathématiques, mais grâce à leurs compétences en physique, en SVT, en informatique, et dans bien d'autres domaines encore. Il convient de ne pas enfermer notre système dans un modèle monolithique à la française. Il faut, au contraire, favoriser une diversité de parcours, de canaux de réussite. Cette diversité est, de fait, favorable à une plus grande égalité entre les sexes, car elle permet à chacun et chacune, selon sa sensibilité et ses talents, de s'épanouir.
Ce changement de paradigme contribuera également à lever les complexes associés à une vision unique de la réussite, où l'on considérerait qu'un élève n'ayant pas intégré telle ou telle grande école serait nécessairement mal engagé dans la vie. Ce modèle hiérarchisé, où certaines écoles d'ingénieurs seraient perçues comme des voies de second rang, mérite d'être nuancé.
Comme le temps presse, je me contenterai, pour conclure, d'un mot à propos des INSPÉ et de la formation des futurs professeurs des écoles, qui gagneraient à acquérir une culture scientifique plus affirmée. J'ai déjà abordé partiellement ce point en évoquant le lycée, mais il me semble important d'insister, d'autant qu'une réforme de la formation est en cours.
D'abord, la loi pour une école de la confiance, adoptée en 2019, a posé le principe d'un équilibre clair : au moins 50 % du temps de formation doivent être consacrés aux savoirs fondamentaux, c'est-à-dire au français et aux mathématiques. Le respect rigoureux de cette exigence par les INSPÉ constitue, à lui seul, un premier levier de progression vers les objectifs que nous partageons.
Ensuite, nous avons mis en place les classes préparatoires au professorat des écoles. Il me semble que ce modèle constitue une base pertinente pour la réforme à venir : en petits groupes, les étudiants y consacrent la moitié de leur temps aux disciplines littéraires et aux sciences humaines, et l'autre moitié aux mathématiques et aux sciences. Ce dispositif, proposé dès la sortie du baccalauréat, permet d'initier une préparation solide et équilibrée. Si un futur enseignant bénéficie de trois années de formation dans ce cadre, on peut raisonnablement estimer qu'il deviendra un professeur des écoles compétent et bien formé.
Les deux années suivantes, intégrées à un parcours en alternance comprenant des stages, viendront renforcer encore cette formation.
À ce sujet, un rapport de l'inspection générale de l'éducation nationale sur les femmes et les sciences est en cours de préparation. Je ne sais pas s'il vous est déjà parvenu - pour ma part, je n'ai pas encore pu le consulter -, mais je crois qu'il serait pertinent de le prendre en compte avant la conclusion de vos travaux.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette intervention. Nous accueillerons cette semaine les représentants des écoles d'ingénieurs et aurons l'occasion d'examiner la situation au niveau des classes préparatoires.
Nous constatons que les filles ont souvent tendance à choisir leurs orientations plus tardivement que les garçons. Certaines chercheuses, bien qu'excellentes dans de multiples disciplines, y compris en lettres, ont souvent été incitées à poursuivre des études scientifiques. Si elles avaient été laissées libres de leurs choix, il est fort probable qu'elles se seraient arrêtées dès que l'opportunité leur en aurait été donnée. Ce n'est que plus tard qu'elles ont pris conscience de leur véritable intérêt pour cette discipline. Il existe, en outre, ce phénomène où les filles choisissent plus tardivement leur orientation, en particulier avec l'apparition de classes préparatoires en trois ans, dont une a vu le jour au lycée Henri IV. Celles-ci sont majoritairement prisées par les jeunes filles souhaitant poursuivre leurs études dans les sciences et la littérature sans avoir à faire un choix prématuré.
Je ne suis pas certaine que l'idée de choisir une spécialité trop tôt soit toujours appropriée, car garçons et filles ne prennent pas leurs décisions de la même manière, ni au même moment. En effet, les filles ont souvent la capacité d'exceller dans de nombreuses disciplines et tendent à vouloir repousser leur décision afin de prendre le temps de bien choisir.
Il existe donc une problématique liée à un choix prématuré. Pap Ndiaye, ancien ministre de l'éducation nationale qui vous a succédé, a d'ailleurs réintroduit les mathématiques dans le tronc commun. Il serait souhaitable que la réforme de la formation des professeurs des écoles en préparation tienne compte de la séparation entre les filles et les garçons vis-à-vis des sciences et des mathématiques qui s'opère de manière manifeste entre le début et la fin du CP. Cependant, il se trouve que durant l'année de la pandémie de Covid-19, cette différenciation de niveaux n'a pas eu lieu, car les élèves étaient à la maison. Il s'est donc avéré que le décrochage de niveaux se faisait, en réalité, au sein de l'école.
La véritable différence ne réside certainement pas dans votre réforme en particulier, mais dans la formation initiale des professeurs des écoles, qui eux-mêmes avaient suivi un cursus littéraire avant de devenir enseignants. Nombre d'entre eux se considéraient comme « mauvais en mathématiques », une discipline où il est socialement accepté de revendiquer, non sans une certaine fierté, son manque de compétence. Il est beaucoup moins courant de se déclarer « nul en français » avec fierté.
Ainsi, ces questions sont bien réelles et concernent de nombreux pays de l'OCDE. Il semblerait toutefois que le Portugal ait trouvé certaines solutions. Nous nous rendrons sur place pour observer leurs actions en la matière.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Je souhaiterais revenir brièvement sur la réintroduction des mathématiques dans le tronc commun, à la rentrée 2023, en classe de première. Permettez-moi de soumettre à votre réflexion un élément basé sur les chiffres de la DEPP qui, je pense, ne relèvent pas de « fake news », et qui tendent à confirmer que l'abandon des mathématiques continue de diminuer, ou, pour le dire autrement, que le choix de cette spécialité progresse.
Lors de la rentrée 2024, 31,5 % des élèves avaient abandonné la spécialité « mathématiques », contre 32,7 % en 2023, 38,4 % en 2022 et 41,7 % en 2021. Comme vous l'avez justement fait observer, on constate une évolution des chiffres, particulièrement notable en 2023. Peut-on réellement établir un lien de cause à effet entre le retour des mathématiques dans le tronc commun en première et cette inversion de tendance ? Il est légitime de s'interroger.
À l'époque où j'ai moi-même passé le bac, il se trouve que, même dans la filière A, les élèves suivaient des cours de mathématiques en terminale. À cette époque, nous représentions une proportion non négligeable d'élèves, filles et garçons, poursuivant cette discipline jusqu'au baccalauréat. Il est vrai que nous étions peut-être moins nombreux à passer cet examen, ce qui pourrait aussi en partie expliquer cette situation. Je souhaiterais connaître votre avis à ce sujet.
Ma soeur, bien qu'elle ne fût pas du tout orientée vers les sciences, a passé un bac A et a pourtant suivi une carrière brillante en tant qu'infirmière en réanimation. Elle le reconnaît elle-même, la formation qu'elle avait reçue lui a permis d'acquérir un schéma de pensée qui, d'une certaine manière, était influencé par sa poursuite des mathématiques jusqu'en terminale.
Ne serait-il donc pas pertinent de réfléchir à l'idée d'un tronc commun minimum, incluant les mathématiques, jusqu'au baccalauréat ? Cela permettrait, à mon sens, de garantir à chaque élève de se former à ces compétences, avant de se spécialiser. Il me semble que cette question mérite d'être posée, compte tenu du fait que les filles ont tendance à choisir leur orientation plus tardivement. Il est dit que nous serions naturellement plus aptes aux matières littéraires qu'aux disciplines scientifiques. Il est donc possible que le déclic pour les sciences ne survienne pas immédiatement durant l'adolescence, période de recherche de soi, mais plutôt lorsqu'on commence à mûrir.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Monsieur le ministre, permettez-moi de lever une ambiguïté qui m'a particulièrement interpellée. En effet, tout à l'heure, vous avez déclaré : « Finalement, si les filles ne font pas de mathématiques, elles peuvent se tourner vers d'autres sciences ». Cette remarque m'a profondément choquée et m'a fait réagir. La semaine dernière, nous avons eu l'occasion d'écouter une chercheuse qui expliquait précisément que cette attitude contribue à une dynamique où, dès leur plus jeune âge, les filles sont souvent incitées à ne pas se diriger vers les mathématiques. Cependant, nous avons un cerveau aussi capable que celui des hommes, et nous avons la même aptitude à aborder les mathématiques. Il ne s'agit donc en aucun cas d'une alternative ou d'un « lot de consolation » de se tourner vers d'autres disciplines scientifiques plutôt que vers les mathématiques.
Vous avez également souligné l'importance primordiale du premier degré. Vous avez insisté sur la nécessité de travailler sur les opérations. J'aimerais moi-même affirmer à quel point il est important de comprendre le sens des opérations. L'enjeu n'est pas seulement de réaliser une opération, mais de savoir laquelle choisir pour résoudre un problème donné. C'est en cela qu'il est fondamental d'offrir aux futurs enseignants du premier degré une formation solide et approfondie, incluant les mathématiques jusqu'en terminale. Une telle formation leur permettrait de maîtriser les concepts de manière concrète et rigoureuse, et ce, avant toute révision éventuelle des programmes de formation.
Je souhaite également mentionner un article du Monde qui rapporte que depuis deux ans, la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs, alarmée par la stagnation des effectifs féminins dans ces établissements, a décidé de financer davantage d'initiatives de sensibilisation au niveau secondaire. Vous avez évoqué les réformes que vous avez mises en place, notamment celles qui ont réduit le nombre d'heures de mathématiques obligatoires. Toutefois, la question ne réside pas seulement dans l'instauration d'un tronc commun, mais aussi dans l'obligation pour tous les élèves, garçons comme filles, de poursuivre les mathématiques en première et en terminale. Cette matière est essentielle et tous les élèves doivent y être exposés.
Il est vrai que les mathématiques ont été réintroduites comme matière obligatoire en première, mais les retours de terrain indiquent que cette mesure n'a pas eu l'effet escompté. Au cours de nos auditions, qui se poursuivent depuis plusieurs semaines, il est clairement ressorti que la présence des filles dans ces filières demeure insuffisante. Il semble même que la situation se soit détériorée. Vous avez souligné que les chiffres ne montraient pas de baisse significative, mais concrètement, les retours que nous avons reçus sur le terrain vont dans une autre direction. Permettez-moi de citer une chercheuse, Mélanie Guenais, de l'Université Paris-Saclay. Elle a observé que, depuis la réforme du bac, les effectifs ont diminué de 30 % pour les garçons et de 60 % pour les filles. Ainsi, après la réforme de 2022, un garçon avait 2,3 fois plus de chances qu'une fille d'obtenir un bac scientifique, inégalité la plus marquée depuis le début de la Ve République.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On le sait, les filles qui étaient bonnes à l'école allaient auparavant en première S, sans forcément faire des sciences par la suite. Nous ne pouvons pas accuser le système face à ce constat.
Mme Marie-Pierre Monier. - Au sein de la commission de la culture, nous avons élaboré un rapport sur le bilan des mesures éducatives mises en place durant le quinquennat, en collaboration avec mes collègues Annick Billon et Max Brisson. L'inspecteur général chargé du suivi des voeux sur la plateforme Parcoursup avait conclu que cette réforme n'avait fait que mettre en lumière une réalité qui existait déjà au sein des classes préparatoires. Selon vous, cette réforme n'a-t-elle donc pas eu d'impact significatif sur la poursuite des études supérieures dans les disciplines scientifiques ? Comment expliquer la baisse des inscriptions des filles dans les classes préparatoires scientifiques (-1,6 % en 2023) ?
L'inspection générale a présenté en juillet 2021 un rapport intitulé « Faire de l'égalité filles-garçons, une nouvelle étape de la mise en oeuvre du lycée du XXIe siècle », qui propose de nombreuses recommandations, notamment concernant la formation initiale des enseignants, une pédagogie plus inclusive dans les classes et une orientation plus volontariste. Avez-vous eu l'occasion de prendre en compte ces recommandations et de favoriser leur mise en oeuvre au sein du ministère avant votre départ ?
M. Jean-Michel Blanquer. - Je serais ravi si une séance comme celle-ci pouvait contribuer à instaurer un consensus, notamment concernant les chiffres. Si je cite des chiffres erronés, il sera facile de les vérifier. Je ne suis pas le meilleur mathématicien de France, mais il me semble qu'un passage de 676 000 à 742 000 filles suivant des études scientifiques reflète une augmentation de leur nombre. Bien entendu, il est possible que dans l'établissement X, une baisse soit observée. Le problème du débat réside souvent dans le fait que chacun cherche à mettre en avant l'élément qui illustre sa thèse. Néanmoins, il reste possible d'objectiver la situation à l'échelle nationale.
Il est également essentiel de reconnaître le creux observé en 2021, qui a indéniablement nui au débat public et a conduit à une situation complexe. Cependant, depuis lors, certains cherchent à tout prix à présenter des nouvelles comme étant mauvaises, même lorsqu'elles sont en réalité positives. Ne caricaturons pas mes propos : je ne dis pas que tout va pour le mieux. À l'heure actuelle, la part de filles s'élève à 34 %, ce qui signifie qu'il reste encore 16 % de progrès à accomplir pour atteindre la parité. Concentrons-nous sur cette conquête à venir.
Le sujet du choix tardif me semble mieux abordé depuis la réforme du baccalauréat, qui répond précisément à la problématique que vous soulevez, Madame la Présidente. Auparavant, il existait des voies très cloisonnées : en première, choisir la filière L signifiait souvent renoncer à une orientation scientifique. Il fallait absolument opter pour la série S afin de conserver ses chances. Cela explique en partie pourquoi de nombreuses filles étaient présentes en série S, mais se dirigeaient ensuite vers des filières non scientifiques. Aujourd'hui, prenons l'exemple typique de l'élève brillante, bonne dans toutes les matières, que vous avez mentionnée à plusieurs reprises. Cet archétype est effectivement très répandu. Si cette élève cherche à préserver ses options pour faire ses vrais choix en Licence 3 ou en Master 1, la réforme du baccalauréat lui permet désormais de le faire. Des statistiques montrent que la moitié des élèves compose avec les anciennes formules, par exemple en choisissant mathématiques et physique en spécialité, ce qui est leur droit. Pour autant, l'autre moitié opte pour des combinaisons nouvelles et originales.
Ces cas sont particulièrement intéressants à étudier, car ils permettent d'analyser les trajectoires de ces élèves et d'observer l'impact de la réforme sur leurs parcours. Ils incitent aussi l'enseignement supérieur à évoluer, répondant à l'une des idées sous-jacentes de la réforme. Il ne s'agit pas d'un changement instantané, mais d'un mouvement progressif et structurel, bien que profondément transformateur pour le pays, dans la bonne direction, en vue d'élever globalement le niveau, notamment en mathématiques et en sciences. Les effets secondaires, les ajustements et les périodes de transition sont inévitables, mais il convient de ne pas se décourager face à ces difficultés.
Je comprends que huit ans avant mon mandat de ministre, un président de la République ait décidé de suspendre la réforme du lycée, anticipant les difficultés que l'on rencontre dès que l'on cherche à introduire des changements. J'aimerais que l'on constate, au contraire, les potentialités et les opportunités offertes par cette réforme. Par exemple, dans le domaine du numérique et des sciences informatiques, un futur ministre de l'Éducation, ou toute autre autorité engagée, disposera des outils nécessaires pour ajuster les formations dans l'enseignement supérieur en tenant compte des nouvelles spécialités choisies par les élèves. Les acteurs impliqués devront alors sortir de la routine et adapter la manière dont se déroulent les classes préparatoires et les premiers cycles universitaires, pour mieux répondre à la diversité des étudiants. Ceux-ci n'ont pas attendu la réforme pour être déjà très diversifiés. La capacité de personnalisation de l'enseignement supérieur devient donc essentielle.
Nous recherchons cet ajustement constant, cette dynamique des acteurs, qui est mise en oeuvre de manière imparfaite.
Vous avez parfaitement raison de souligner que chaque pays n'est pas dans la même situation, certains s'en sortent mieux que d'autres et le Portugal est, en effet, un exemple intéressant. D'autres pays, en revanche, s'intéressent à notre réforme du baccalauréat.
Vous avez également évoqué l'enseignement des mathématiques dans le tronc commun. Sa réintroduction a déjà été mise en place en première. Pourquoi ne pas en faire de même en terminale ? Nous ajouterions alors une ou deux heures supplémentaires pour des lycéens qui détiennent déjà le record européen du nombre d'heures passées à l'école. Nous devons également nous rendre à l'évidence : nous n'avons pas toujours tous les professeurs de mathématiques nécessaires pour garantir la qualité de l'enseignement, tant en termes de quantité que de qualité. C'est la métaphore de l'irrigation que j'employais tout à l'heure : je préfère 950 000 heures de mathématiques bien réalisées et bien placées, plutôt qu'un million d'heures mal réparties. Mieux rémunérer les enseignants serait également un objectif à soutenir.
Je précise que la simple réintroduction des mathématiques dans le tronc commun ne modifiera pas fondamentalement l'avenir des sciences en France. Elle pourra légèrement améliorer la culture mathématique des élèves, mais les deux questions - les mathématiques et l'avenir des sciences - sont distinctes.
En revanche, en l'absence des mathématiques dans le tronc commun, de nombreux élèves ont choisi la spécialité « mathématiques », une discipline plus exigeante que celle qui existait auparavant en première S. Ainsi, nous avons davantage d'élèves suivant un enseignement en mathématiques de haut niveau, mais un nombre réduit d'élèves littéraires étudiant cette discipline. Cette nouvelle équation pourrait ne pas nuire à l'avenir des sciences en France.
Je comprends votre proposition visant à introduire une petite portion de mathématiques en terminale. Je ne veux pas adopter une position qui serait hostile aux mathématiques. Je souhaite, comme vous tous, renforcer leur place en France. Mais je tente d'être pragmatique et rationnel sur la manière de procéder. S'il est admis depuis longtemps que le français, après la première, cesse d'être une matière obligatoire, sans que cela ne pose aucune difficulté, pourquoi serait-il aberrant de suspendre les mathématiques pendant une année ?
Il s'agit là de choisir des priorités, en évitant des semaines de 50 heures de travail pour les lycéens. Si, au lieu des deux heures de sciences, nous avions attribué ces deux heures à des mathématiques, cette polémique n'aurait sans doute pas eu lieu. Pour autant, cette décision n'aurait peut-être pas été aussi bénéfique pour le pays.
Peut-être est-ce là la solution pour apaiser les esprits, puisque, visiblement, cette question suscite des réactions viscérales. À mon sens, cette émotion n'est pas entièrement rationnelle.
Madame la Sénatrice Antoine, vous avez mentionné le rapport de la DEPP et souligné que l'abandon des mathématiques continue de reculer, comme si cela validait l'idée qu'il y avait un grand nombre d'abandons au départ. En d'autres termes, vous avez observé une augmentation du nombre d'élèves qui choisissent cette spécialité.
Le fait que 31 % des élèves ne sélectionnent pas cette option confirme que 69 % des élèves la choisissent. Ce pourcentage est significatif, surtout lorsqu'on prend en compte l'ampleur des heures d'enseignement que cela représente. Dans le système antérieur, certains élèves en filière littéraire n'avaient aucune possibilité d'étudier les mathématiques si ce n'était pas leur spécialité.
Si l'on raisonne en valeurs absolues, bien plus d'élèves suivent aujourd'hui des cours de mathématiques dans le cadre de l'enseignement général qu'auparavant. Il faut également souligner que nous ne parlons pas du même corpus d'élèves, ce qui va dans le sens de mon argument global.
Si je ne devais défendre qu'une seule idée, ce serait celle-ci : cessons ces polémiques inutiles et concentrons-nous sur ce que nous pouvons faire en amont de la classe de première pour encourager les filles à se diriger vers des spécialités scientifiques. L'enjeu réside dans la manière dont nous mobilisons l'ensemble des acteurs -- l'enseignement supérieur, les enseignants, les parents, la famille, et la société dans son ensemble -- en vue de cet objectif. C'est une véritable bataille. Pour la gagner, il faut savoir frapper là où cela compte.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Vous l'avez compris, nous cherchons à dresser un constat. Nous avons échangé un certain nombre de chiffres. Vous nous avez fait part de plusieurs propositions. Merci pour cet échange.
Je connais votre intérêt pour le jeu d'échecs et, comme vous le savez, je le partage. Vous avez largement contribué à sa diffusion à l'école, notamment lorsque vous étiez DGESCO. Le programme « Classe-échecs » a d'ailleurs été repris et soutenu par la Fédération française des échecs, avec, semble-t-il, un certain succès. Dans ma commune, à Asnières-sur-Seine, nous avons également développé cette pratique, sur le temps périscolaire, faute de convention avec l'Éducation nationale. Cette mesure nous a toutefois permis d'observer les progrès des enfants, notamment dans les domaines des mathématiques et des sciences, chez les plus jeunes, allant de la maternelle à l'élémentaire.
Plusieurs pays ont intégré le jeu d'échecs dans leur enseignement scolaire : l'Arménie, le Mexique, la Chine, l'Inde, l'Allemagne, etc. Les premiers résultats sont plutôt positifs : en Allemagne, le niveau moyen des élèves en mathématiques a augmenté de 30 % après avoir ajouté une heure d'échecs par semaine dans le programme scolaire.
C'est d'ailleurs ce que vous aviez mis en place lorsque vous étiez recteur de l'Académie de Créteil. Je pense que cette piste pourrait figurer parmi les solutions envisagées. Pensez-vous que la généralisation de l'enseignement du jeu d'échecs à l'école pourrait susciter un plus grand intérêt chez les jeunes filles et, plus généralement, chez les enfants, pour les matières scientifiques et mathématiques ? Si tel est le cas, selon vous, à quel âge devrait-on introduire ce dispositif ?
Par ailleurs, Madame la Présidente a évoqué le décrochage des filles en mathématiques, qui commence dès le CP. Ne serait-il pas pertinent de développer un accès aux mathématiques de manière plus ludique ? C'est exactement ce que permet le jeu d'échecs, qui est à la fois un sport et une activité agréable, tout en constituant un moyen de détente. De plus, ce jeu permet de développer des compétences utiles à l'apprentissage des mathématiques, telles que la concentration, la capacité d'abstraction, et la rigueur du raisonnement scientifique.
Dès lors, ne pensez-vous pas qu'un enseignement des mathématiques un peu plus ludique, qui pourrait être introduit dès la maternelle, voire dans les premières classes de primaire, permettrait de susciter davantage d'aisance, d'intérêt et d'appétence, tant chez les garçons que chez les filles, car tel est l'objectif de notre étude ? Dans le même temps, il pourrait peut-être également contribuer à mettre davantage à l'aise les enseignants, souvent des enseignantes, qui éprouvent parfois des difficultés avec les mathématiques. Ce dispositif, à travers le jeu d'échecs, pourrait ainsi leur permettre de se familiariser avec cette discipline exigeante, tout en mettant en lumière ses nombreux atouts pour l'accès de tous les jeunes à la maîtrise des savoirs scientifiques et mathématiques en particulier.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je suis bien consciente de la difficulté résidant dans la mise en place des réformes, surtout au sein de l'Éducation nationale. Elles peuvent être perçues de façon ingrate, et en général, on ne se souvient que des aspects controversés. Je crois qu'il est important de souligner que, pendant cinq ans, avoir le même ministre a été bénéfique, surtout quand on considère que cinq ministres différents se sont ensuite succédés en une seule année.
Nous vous avons senti sur la défensive, à juste titre. Lorsque la délégation a décidé de lancer cette mission d'information, ce sujet était déjà sur la table depuis trois ans. Il n'est donc pas une réaction à votre réforme, mais davantage une observation générale. Dans le milieu scientifique, et plus particulièrement sur le plateau de Saclay, on ressentait déjà un déclin du domaine scientifique par rapport à d'autres pays.
J'identifie cependant, dans le contexte actuel, une opportunité de récupérer certains chercheurs américains et de faire revenir certains de nos chercheurs expatriés, bien qu'il faille les rémunérer de manière appropriée !
Mais au-delà de cette question, nous nous intéressons à la manière dont nous pourrions favoriser la réussite des femmes scientifiques et ingénieures, leur permettre de concilier carrière et vie personnelle, et leur offrir les moyens d'atteindre les plus hauts niveaux dans les établissements publics. Il est évident que plus la pyramide monte, plus elle se resserre pour elles.
Le sujet est vaste. Vous avez souligné l'importance d'avoir des modèles. Je pense que, tout comme les grandes écoles font leur possible pour inciter les jeunes filles, dès le lycée ou même le collège, à se tourner vers les mathématiques, nous devons trouver des modèles pour attirer des professeurs de mathématiques. Nous observons malheureusement un désintérêt pour la profession d'enseignant, notamment dans ces filières. Aujourd'hui, nous acceptons presque tous les candidats qui se présentent au concours, mais ce n'est pas suffisant. J'aimerais connaître votre avis sur la question, car je sais qu'avant de quitter votre ministère, vous aviez exploré des pistes pour permettre à des personnes en reconversion professionnelle, notamment des ingénieurs ou des scientifiques, de se tourner vers l'enseignement et de devenir professeurs de mathématiques. Cette voie pourrait être explorée pour combler ce déficit.
Je fais partie des stéréotypes, mais je l'assume pleinement. J'ai redoublé ma troisième, en commençant avec une moyenne de 0,5 en mathématiques, et en terminant à 3,5. Mon professeur a eu la gentillesse de souligner les progrès réalisés, tout en reconnaissant qu'il subsistait des lacunes importantes. Aujourd'hui, je suis fière de me retrouver sur le plateau de Saclay, où des scientifiques émérites évoluent.
Il pourrait être intéressant d'explorer quelques pistes pour enrichir le vivier de talents. L'Éducation nationale étant souvent perçue comme un système assez fermé, nous pourrions réfléchir à des moyens d'ouvrir de nouvelles perspectives dans ce domaine.
Par ailleurs, nous avons été interpellées par le constat d'une sociologue concernant le déterminisme dès le plus jeune âge. C'est sur ce point qu'il serait pertinent de concentrer nos efforts, notamment en ce qui concerne le cadre scolaire. Prenons, par exemple, un exercice classique de géométrie pour les élèves de primaire, en CE1 ou CP. Lorsque cet exercice est proposé, les filles réussissent moins bien que les garçons. Pourtant, si cet exercice est présenté comme une activité de dessin, les filles ont tendance à mieux performer.
Cela montre bien à quel point l'implication des parents peut être déterminante. Nous pensons que ce constat mérite d'être souligné dans notre rapport, car le déterminisme se construit en grande partie à la maison. Nous avons observé que parmi celles qui réussissent dans les études scientifiques, beaucoup ont été influencées par des modèles familiaux forts, tels que des mères ou des grands-mères ayant poursuivi des carrières scientifiques. Il est vrai que certaines se sont orientées vers des carrières scientifiques en réaction à ce modèle, mais il est également apparu que de nombreux exemples de réussite féminine dans ce domaine étaient en lien avec ces modèles familiaux. Ce déterminisme est un facteur que nous souhaitons mettre en évidence. Il faut intervenir dès l'école primaire et le collège pour initier ce changement.
M. Jean-Michel Blanquer. - Vous le savez, je suis résolument favorable à l'extension du jeu d'échecs à l'école. Pour être tout à fait précis, cette initiative a débuté en Guyane. Je tiens à rendre hommage à un professeur des écoles, Monsieur Daniel Bore, qui a sans doute été celui qui a appliqué de la manière la plus approfondie les préconisations relatives au jeu d'échecs. En tant qu'instituteur isolé dans un petit village amérindien sur l'Oyapock, il a réussi à transmettre à l'ensemble de la population locale sa passion pour ce jeu. Certains jeunes amérindiens et amérindiennes ont même eu l'opportunité de participer à des championnats en Europe. C'était une véritable aventure humaine, au travers du jeu d'échecs, par laquelle il a su allier enracinement culturel et ouverture au monde de manière remarquable.
Cette expérimentation a démontré les immenses vertus éducatives du jeu d'échecs, et a contribué à en faire, pour moi, une référence, que ce soit à Créteil, à la DGESCO ou en tant que ministre. J'ai moi-même oeuvré pour faire vivre des étapes d'élargissement de ce programme. Je suis convaincu que de nouvelles étapes peuvent encore être franchies à l'avenir.
Évoquer la généralisation de cette pratique est quelque peu délicat, car il est difficile d'imposer une telle approche. Toutefois, encourager une incitation généralisée à l'adopter me semble tout à fait envisageable, y compris dans le cadre des activités périscolaires, où de grandes avancées peuvent être réalisées. Michel Noir ou Garry Kasparov se sont longuement penchés sur ces sujets. Leurs conclusions corroborent parfaitement vos propos.
Il est également important de souligner que le jeu en général peut tenir un rôle déterminant dans ce processus. Il est fondamental, non seulement pour l'enfant, mais aussi pour l'adulte. La manipulation concrète d'objets, qui fait partie de la pédagogie Montessori, est également au coeur des recommandations de l'association « La Main à la pâte » et du modèle de Singapour. Ce principe est inscrit dans les travaux du Conseil scientifique de l'Éducation nationale. Ce dernier devrait d'ailleurs prochainement se pencher sur ces sujets pour démontrer leur pertinence, avec pour objectif de les intégrer dans l'ensemble du système éducatif. L'extension du jeu d'échecs pourrait également s'accompagner d'autres initiatives, comme les jeux de l'esprit en général, notamment le bridge, le go ou les dames. Le jeu d'échecs pourrait ainsi devenir la locomotive d'une approche pédagogique basée sur l'apprentissage par le jeu, une méthode extrêmement vertueuse.
Madame la sénatrice Laure Darcos, vous m'interrogiez quant au recrutement des professeurs de mathématiques, il s'agit là d'un problème mondial. Je rappelle ici ce que j'ai précédemment mentionné : « il vaut mieux 990 000 heures bien faites qu'1 million d'heures mal utilisées ». La ressource en enseignants est rare. Nous devons donc l'utiliser de manière optimale. De plus, il est primordial de travailler en amont pour enrichir cette ressource. Ce défi se pose différemment en fonction des régions de France, mais dans les zones où la tension est la plus forte, il est crucial de favoriser les reconversions professionnelles. Ce type de reconversion est d'ailleurs déjà en place. J'ai eu l'occasion de rencontrer de nombreux ingénieurs qui se tournent vers l'enseignement. Il existe aussi des initiatives, comme l'association « Le Choix de l'École », qui propose aux jeunes diplômés des universités et grandes écoles de devenir enseignants contractuels pendant quelques années. Certains d'entre eux passent ensuite les concours. Dans tous les cas, ce sont des jeunes avec un très bon niveau en mathématiques qui se retrouvent dans les écoles. Cette démarche mérite d'être institutionnalisée. L'État pourrait la soutenir afin de permettre à des jeunes de se lancer dans l'enseignement des mathématiques pendant quelques années, un peu comme un service civique, tout en contribuant à l'enrichissement de la profession.
Enfin, pour ce qui concerne le premier degré, des initiatives telles que les parcours professionnels pour les professeurs des écoles (PPPE) ont également été mises en place. Si vous en avez l'opportunité, je vous encourage vivement à visiter les lieux où elles existent, y compris là où elles ont vu le jour et se développent actuellement, notamment sur la montagne Sainte-Geneviève. Vous pouvez également vous rendre au lycée Léon Blum à Créteil. Elles ont un impact réel, d'autant plus que la réforme de la formation des enseignants n'est pas encore entièrement finalisée. Je suis convaincu qu'il serait pertinent de s'inspirer de ce qui se fait là, en tant qu'avant-garde, pour nourrir la future réforme que je soutiens pleinement et que j'aurais souhaité mettre en oeuvre si nous avions eu les ressources budgétaires nécessaires. En ce qui concerne les secondes carrières, de nombreuses actions peuvent encore être entreprises.
Il est clair que les enjeux du déterminisme se jouent dès les premières années de scolarité et au sein même des familles. Il s'agit d'un domaine dans lequel nous pouvons mettre en place une politique que je qualifierais d'« intégrale », visant à libérer les filles de certaines inhibitions dès leur plus jeune âge. Je suis convaincu que cet objectif est tout à fait à notre portée et qu'il représente un véritable enjeu pour la société. Je sais que je n'ai pas besoin de vous convaincre sur ce point.
En définitive, je ne me trouve par sur la défensive, mais j'estime que nous devons adopter une posture offensive en considérant que l'objectif est parfaitement clair, que les moyens pour l'atteindre sont relativement évidents, et que la situation ne s'est pas détériorée au cours des dernières années. Au contraire, elle s'est orientée dans la bonne direction.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup Monsieur le Ministre. Je pense qu'il est effectivement crucial de travailler sur ces biais de genre, notamment dès le cours préparatoire. Comme nous l'avons souligné, lorsque les exercices sont de nature géométrique, les filles échouent, alors qu'elles réussissent quand il s'agit du même exercice présenté comme une activité de dessin. Cette expérience démontre qu'il existe un biais et que ce phénomène est principalement lié à des préjugés inconscients. Il est évident que l'école joue un rôle central dans ce processus, comme l'a illustré l'absence d'aggravation de ce fossé durant la crise covid, lorsque les élèves étaient à la maison. La formation des enseignants est primordiale à ce titre. Il est essentiel de travailler également sur ces biais inconscients.
Je retiens particulièrement l'idée du jeu d'échecs. Je me souviens qu'en tant que maire, j'avais pris soin d'intégrer le jeu d'échecs dans les activités périscolaires. Ce jeu permet non seulement de renforcer la concentration des élèves, mais il a également de nombreux effets positifs sur leur développement scolaire.
Je suis tout à fait d'accord avec vous concernant l'idée d'une politique globale et intégrée. C'est d'ailleurs ce modèle que nous envisageons de découvrir lors de notre visite au Portugal, où une approche inclusive des sciences a été adoptée pour l'ensemble de la population. Une telle politique touchant l'ensemble de la société bénéficie évidemment également aux filles. Je vous remercie encore, Monsieur le Ministre.
Table ronde avec des
représentants de grandes écoles
(10 avril 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, nous recevons ce matin un panel de représentants et représentantes des directions de grandes écoles scientifiques nationales, parmi les plus prestigieuses du pays.
Cette table ronde s'inscrit dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences », qui visent à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation féminine dans les études et carrières scientifiques, que ce soit dans le domaine de l'ingénierie, de la recherche, de l'informatique ou du numérique, est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques, voire même dès le cours préparatoire.
En 2023, la France ne comptait ainsi que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, près de la moitié des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences contre 28 % des garçons.
Comme le rappelait Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, lors de son audition par la délégation le 27 mars dernier : « en 2010, nous avions 27 % de filles diplômées d'un titre d'ingénieur. En 2022, nous sommes passés à 29 %. À ce rythme-là, on atteindrait la parité dans les écoles d'ingénieurs en 2150 au moins ! »
Dès lors, il nous a semblé important, avec les quatre rapporteures Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés, de recevoir ce matin des représentants et représentantes de plusieurs grandes écoles scientifiques, que ce soit dans le domaine de l'ingénierie ou celui de la recherche, pour faire le point sur la présence des filles au sein de leurs écoles, ainsi que sur les actions qui existent et sur celles à mettre en place pour les encourager à poursuivre des études scientifiques.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
J'ai le plaisir d'accueillir, par ordre alphabétique :
• Dominique Baillargeat, vice-présidente de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs et directrice de l'école 3iL Ingénieurs ;
• Denis Bertrand, directeur de l'École supérieure des techniques aéronautiques et de construction automobile (ESTACA) ;
• Joël Cuny, directeur général de l'École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l'industrie (ESTP) ;
• Romain Soubeyran, directeur de Centrale-Supélec ;
• et Emmanuel Trizac, président de l'École normale supérieure (ENS) de Lyon, qui interviendra en visioconférence.
Avant de vous laisser la parole, j'aimerais soumettre à votre appréciation quelques points déjà évoqués devant notre délégation par nos précédents interlocuteurs :
• tout d'abord, la question de la pertinence de quotas pour accélérer la mixité dans les études scientifiques : que ce soit au moment des concours d'entrée dans les écoles d'ingénieurs et les ENS ou, en amont, pour l'intégration dans les classes préparatoires en sortie de bac ;
• également, la mise en place de bourses ou d'allocations spécifiques pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans des parcours scientifiques (c'est le cas par exemple de l'ENS-PSL qui a mis en place en 2023 des bourses « femmes et sciences » pour les étudiantes recrutées en mathématiques, physique et informatique, par le biais du concours normalien étudiant, ainsi que de l'ENS Rennes qui a annoncé fin février 2025 des « allocations normaliennes » pour les jeunes femmes boursières admises dans le cursus de formation informatique) ;
• enfin, l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) mise en oeuvre au sein des écoles : en effet, d'après un rapport publié par l'Unesco fin octobre 2024 et qui concerne l'ensemble des pays du G20, plus de 40 % des femmes qui étudient dans le domaine des STIM déclarent avoir été victimes de comportements sexistes.
Pour évoquer l'ensemble de ces sujets, je me tourne dans un premier temps vers Dominique Baillargeat, vice-présidente de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs et directrice de l'école 3iL Ingénieurs.
Mme Dominique Baillargeat, vice-présidente de la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs et directrice de l'école 3iL Ingénieurs. - Le rôle de l'ingénieur en France revêt une importance capitale pour le développement économique de notre pays. Nous manquons d'ingénieurs. Si nous parvenons à élargir notre vivier de talents en y intégrant davantage de femmes, nous y gagnerons à bien des égards -- en termes de créativité, d'innovation, mais aussi par tout ce que la mixité peut apporter de bénéfique.
Je suis actuellement vice-présidente de la CDEFI -- la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs. Il s'agit de l'une des deux conférences institutionnelles représentatives des établissements d'enseignement supérieur qui forment les ingénieurs en France. Cette institution défend et promeut les intérêts des quelque 200 écoles d'ingénieurs françaises auprès des pouvoirs publics. Elle oeuvre également à valoriser les métiers de l'ingénierie et les formations qui y mènent. Elle formule en outre des recommandations sur l'évolution de ces formations afin de répondre aux attentes et besoins du secteur industriel, ainsi qu'aux grands enjeux auxquels la France est aujourd'hui confrontée.
À l'échelle nationale, nous recensons environ 200 écoles d'ingénieurs, qu'elles soient publiques ou privées, rassemblant près de 250 000 étudiants dans l'ensemble des formations proposées. Parmi eux, environ 200 000 suivent un cursus d'ingénieur en trois ou cinq ans. Seulement 30 % de ces élèves sont des femmes.
Ce déséquilibre traduit une sous-représentation persistante des femmes dans les filières dites STIM -- sciences, technologies, ingénierie et mathématiques -- en grande partie imputable à des stéréotypes encore ancrés dans les processus d'orientation scolaire. Les jeunes filles sont moins incitées que leurs homologues masculins à s'engager dans des études scientifiques et techniques, notamment dans les domaines de l'ingénierie et du numérique.
La CDEFI est partenaire de l'enquête Gender Scan, dont les résultats sont édifiants. En 2025, plus de 40 % des étudiantes actuellement en école d'ingénieurs déclarent avoir été dissuadées, à un moment ou à un autre, de s'orienter vers les filières STIM. Ces réponses nous invitent à nous interroger : combien d'autres auraient pu nous rejoindre si elles n'avaient pas été découragées ? Ce constat est d'autant plus préoccupant dans un contexte de pénurie d'ingénieurs.
L'enquête identifie trois principales sources de découragement :
• les enseignants, qui demeurent des prescripteurs décisifs dans les choix d'orientation : la culture et les compétences scientifiques des jeunes filles sont encore insuffisamment reconnues et valorisées, et elles sont moins encouragées à se tourner vers les domaines techniques ;
• l'influence du cercle amical : les pairs jouent un rôle non négligeable, et on observe malheureusement une persistance, voire un renforcement, des biais genrés chez les plus jeunes ;
• l'entourage familial qui continue d'exercer une influence marquée.
Là où les garçons sont souvent félicités pour leurs talents, les jeunes filles, elles, sont plus fréquemment complimentées pour leurs efforts. Cette situation génère, chez bon nombre de jeunes femmes, un sentiment de doute, menant fréquemment à des mécanismes d'autocensure. Elle constitue un frein réel à leur orientation vers les filières scientifiques et techniques.
L'enquête révèle par ailleurs que 56 % des étudiants inscrits dans des formations numériques, et 32 % dans d'autres filières relevant des STIM (hors numérique), déclarent avoir subi des formes de découragement liées à leur genre.
Heureusement, certains résultats sont porteurs d'espoir. Tout d'abord, 96 % des étudiantes actuellement en école d'ingénieurs se déclarent satisfaites de leurs études.
Ensuite, la lutte contre le harcèlement et les violences sexistes et sexuels (HVSS) a largement progressé, entre autres par le biais du dispositif « Ingénieuses ». Ainsi, 76 % des jeunes femmes engagées dans des parcours liés au numérique en ont aujourd'hui connaissance, contre seulement 27 % en 2021. Dans les autres filières STIM, ce taux est passé de 20 % à 78 %. Cette évolution est très encourageante.
Par ailleurs, les données montrent que les jeunes femmes manifestent un intérêt pour les sciences à un âge plus tardif que les garçons. Nous comprenons ici que nous devrions développer cette appétence bien plus tôt.
La désaffection des filles pour les filières scientifiques trouve largement son origine dans les stéréotypes de genre, qui s'enracinent dès le plus jeune âge, se perpétuent à l'adolescence et influencent profondément les trajectoires scolaires et professionnelles.
Ces stéréotypes, majoritairement véhiculés dans l'environnement scolaire, contribuent au maintien des inégalités d'orientation. Une étude conduite en 2005, puis renouvelée en 2013, a mis en lumière des tendances identiques : les jeunes filles se disent davantage attirées par la lecture et le français, tandis que les garçons expriment une préférence pour les mathématiques et les activités sportives. Ce constat, recueilli dès l'école primaire, demeure inchangé au fil du temps.
Un autre facteur à prendre en compte réside dans la formation des enseignants du premier degré, qui sont généralement plus à l'aise avec les disciplines littéraires qu'avec les matières scientifiques. Cette orientation pédagogique contribue à un moindre développement des compétences scientifiques dès le plus jeune âge.
Il convient également de mentionner le rôle central des familles dans la transmission, et parfois la reproduction, de choix d'orientation très traditionnels, en particulier dans les milieux les moins favorisés. Les écarts selon l'origine sociale restent, à ce titre, très marqués.
Enfin, les loisirs jouent un rôle tout aussi structurant : qu'il s'agisse des jouets, des lectures proposées, des contenus des manuels scolaires ou encore des jeux vidéo, les représentations genrées y sont omniprésentes. Les figures masculines y sont souvent dépeintes comme athlétiques, sportives, tandis que les figures féminines sont associées à l'émotion ou aux sentiments.
En conséquence, les femmes demeurent sous-représentées dans les filières STIM, ce qui alimente un sentiment d'infériorité, chez les jeunes filles, et limite leur projection vers ces carrières pourtant porteuses.
Il convient également de souligner le poids du sexisme ordinaire, qui marginalise ou infériorise les femmes au travers de paroles, d'attitudes ou de comportements, souvent perçus comme anodins, mais dont l'accumulation rend la situation particulièrement pesante et complexe à vivre.
Bien entendu, les femmes sont présentes dans les disciplines scientifiques en France. Toutefois, leur reconnaissance demeure faible, tout comme leur visibilité. Dans les médias, elles sont peu nombreuses à intervenir pour évoquer les sciences, ce qui complique considérablement l'identification pour les jeunes filles. Cette invisibilité constitue un obstacle supplémentaire à leur projection dans ces carrières.
Par ailleurs, le niveau en mathématiques à tous les stades de la scolarité obligatoire a chuté. Plusieurs études, tant nationales qu'internationales, convergent vers ce constat. En plus d'un recul du niveau moyen, on observe également une diminution inquiétante du nombre d'élèves les plus performants. Il s'agit donc d'un affaiblissement général.
Les évaluations menées, notamment à travers l'étude PISA ou celles de la Direction de l'Évaluation, de la Prospective et de la Performance (DEPP) du ministère, mettent en lumière une plus grande anxiété des filles face aux mathématiques, ainsi qu'une moindre confiance dans leurs capacités à réussir dans cette discipline. Ces disparités apparaissent dès les premières années de la scolarité : les filles obtiennent des résultats légèrement inférieurs dès le CE1, et leur représentation parmi les meilleurs élèves diminue progressivement au collège, jusqu'à se traduire par une orientation plus faible vers les filières STIM.
Par ailleurs, on relève une forte méconnaissance de ce qu'est réellement le métier d'ingénieur, souvent perçu comme un domaine uniforme alors qu'il recouvre une grande diversité de spécialisations. Cette méconnaissance se double d'une catégorisation genrée très marquée des filières : certaines spécialités, telles que le numérique, ne comptent que 18 % de femmes, tandis que d'autres, comme la chimie, la biologie ou le génie civil, atteignent parfois jusqu'à 70 %. Ces écarts traduisent une répartition inégale profondément ancrée.
Cependant, cette situation n'est nullement une fatalité. Dans plusieurs pays, la proportion de femmes ingénieures est nettement plus élevée. Cette différence peut s'expliquer par plusieurs facteurs culturels et structurels. Dans ces contextes, les sciences et l'ingénierie sont perçues comme neutres du point de vue du genre ; il n'existe pas de représentation culturelle dominante selon laquelle ces disciplines seraient réservées aux hommes. De plus, l'enseignement scientifique y est valorisé dès le plus jeune âge, de manière égalitaire. Mathématiques, technologies et sciences sont enseignées de manière indifférenciée aux filles et aux garçons, ce qui favorise une meilleure identification et un sentiment de légitimité chez les jeunes filles.
En outre, les professions liées aux STIM jouissent d'un certain prestige social. Elles sont perçues comme permettant des carrières prometteuses, offrant une stabilité professionnelle et constituant un levier d'ascension sociale, tant pour les femmes que pour les hommes. Dans certaines régions, comme en Afrique du Nord, ces métiers permettent à de nombreuses femmes d'acquérir une indépendance économique. On peut également évoquer le cas de la Pologne, où l'héritage du modèle communiste a longtemps favorisé l'égalité dans le domaine du travail et dans l'accès à l'éducation. Dans ce contexte, la participation des femmes à la vie économique était encouragée et valorisée.
Ainsi, répétons-le, l'inégale répartition des femmes dans les filières scientifiques et techniques n'est pas une fatalité.
Au sein de la CDEFI et de nos établissements, qui rassemblent près de 200 écoles, de nombreuses initiatives ont été mises en place pour lutter contre l'autocensure des jeunes femmes et déconstruire l'approche genrée des métiers. Plusieurs leviers complémentaires ont été identifiés afin de favoriser une meilleure représentation des femmes dans les filières scientifiques et techniques.
Le premier levier est celui du récit inspirant, ou storytelling. À travers l'événement « Ingénieuse », la CDEFI valorise chaque année les parcours de jeunes étudiantes et de femmes ingénieures. Cette initiative vise à offrir des figures de rôle accessibles, à travers la remise de prix récompensant des parcours remarquables, afin de susciter l'adhésion et l'envie chez les plus jeunes.
La CDEFI est également partenaire de l'initiative Tech pour toutes, un appel à manifestation d'intérêt piloté par l'Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (INRIA). L'objectif de ces actions est clair : démontrer que les études et les carrières scientifiques sont pleinement accessibles aux femmes, et encourager les jeunes filles à envisager ces parcours comme des espaces possibles d'épanouissement personnel et professionnel.
Des actions concrètes sont également menées sur le terrain, notamment dès le collège, grâce à des dispositifs comme Cap Ingénieuse. Ce programme de long terme, souvent déployé sur deux ou trois ans, permet à des élèves ingénieurs et à des membres du personnel pédagogique d'intervenir auprès de publics variés afin de sensibiliser à l'importance d'une représentation équilibrée dans ces métiers. Ces initiatives contribuent à briser les stéréotypes de genre et à instaurer une culture plus inclusive.
Il apparaît par ailleurs essentiel d'agir sur les supports pédagogiques : les manuels scolaires continuent, pour beaucoup, de véhiculer des représentations stéréotypées. Une révision de ces contenus est donc nécessaire pour offrir à toutes et à tous la possibilité de s'identifier aux disciplines scientifiques. Je me permets de témoigner personnellement : les manuels que j'ai utilisés au lycée sont, à bien des égards, identiques à ceux d'aujourd'hui - un constat pour le moins surprenant.
Former les enseignants et les personnels en charge de l'orientation est également une priorité. Actuellement, l'orientation au lycée est principalement assurée par des enseignants qui, bien souvent, ne sont ni formés à cet exercice, ni sensibilisés à la question de la mixité dans les filières. Pourtant, l'orientation constitue la première inégalité de genre dans le parcours scolaire.
Les parents représentent un autre levier d'action important. Il est essentiel de mieux les informer sur les débouchés offerts par les carrières scientifiques, de leur présenter des modèles féminins de réussite, et de les aider à projeter ces réussites sur leurs propres enfants. Montrer la diversité des métiers, leurs perspectives professionnelles, mais aussi les niveaux de rémunération, peut contribuer à changer les représentations familiales.
Enfin, il convient de multiplier les opérations de communication pour promouvoir nos formations, de renforcer les dispositifs de tutorat et de marrainage, d'introduire l'enseignement de l'égalité dans les cursus, et de lutter dès le plus jeune âge contre le harcèlement, les violences sexuelles et sexistes. Ces violences apparaissent bien en amont de la vie universitaire, parfois dès le collège, voire plus tôt. Il est donc indispensable d'agir en amont pour que les jeunes filles puissent envisager les disciplines scientifiques comme des espaces accueillants et valorisants.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour ce tableau très complet, sur lequel nous reviendrons tout à l'heure.
Je vais désormais laisser la parole à Denis Bertrand, directeur de l'ESTACA.
M. Denis Bertrand, directeur de l'École supérieure des techniques aéronautiques et de construction automobile (ESTACA). - Merci de me laisser m'exprimer sur un sujet si fondamental, tant pour l'avenir de nos écoles que pour celui de notre pays. En effet, derrière cette question se profile un enjeu crucial : celui de notre capacité à former, en nombre suffisant, les ingénieurs dont la France a besoin. Or, nous en manquons chaque année - et ce déficit se chiffre en milliers, voire en dizaines de milliers de diplômés.
Je ne suis pas issu du monde académique ni de l'enseignement supérieur au sens classique du terme. J'ai effectué l'essentiel de ma carrière au sein de la Marine nationale, que j'ai quittée il y a quelques mois avec le grade de vice-amiral. J'ai eu la chance d'être nommé à la direction de l'ESTACA, cette grande école d'ingénieurs spécialisée dans les techniques aéronautiques et la construction automobile.
Ce parcours m'apporte un regard neuf sur les enjeux auxquels nous faisons face. Tout au long de ma carrière militaire, j'ai tout de même été directement impliqué dans le développement des talents : que ce soit à travers l'enseignement à l'École navale, la responsabilité du Master 2 se déroulant à bord du porte-hélicoptères Jeanne d'Arc, ou encore dans la gestion des carrières et des recrutements. J'ai ainsi été confronté, au sein de la Marine, à la question de l'attractivité des métiers auprès des femmes, dans un environnement perçu comme très technique, masculin, voire guerrier. Il nous a fallu repenser nos modes de communication, de recrutement et de gestion des carrières pour rendre ce milieu plus accessible et plus accueillant pour les filles, dans une logique d'égalité des chances.
L'ESTACA est un établissement spécialisé dans les domaines du transport et de la mobilité, comptant des filières en aéronautique, automobile, spatial, ferroviaire, et, depuis trois ans, en génie naval. C'est une école de passionnés, centenaire, qui demeure privée, indépendante. Comme le dit son slogan, elle a pour ambition d'être en avance sur son temps depuis 100 ans. Elle s'est engagée très radicalement dans l'évolution des transports durables, la transition énergétique, les mobilités intelligentes et connectées. Nous accueillons chaque année environ 500 étudiants directement après le baccalauréat, auxquels s'ajoutent environ 120 élèves issus des classes préparatoires.
Depuis son rachat en 1969 par ses anciens élèves, l'ESTACA est une association de loi 1901, à but non lucratif, indépendante, labellisée ESPIG (établissement d'enseignement supérieur privé d'intérêt général) : tous les résultats financiers sont réinvestis dans l'établissement, au profit exclusif des étudiants. D'ailleurs, j'aime rappeler à ces derniers -devenus alumni dès leur quatrième année - qu'ils sont, en quelque sorte, mes employeurs.
L'école est régulièrement confrontée, de manière très directe, à la problématique de l'attractivité des jeunes femmes. Cette difficulté repose sur deux constats : d'une part, la proportion de filles dans les filières scientifiques au lycée demeure faible ; d'autre part, l'imaginaire collectif associé à nos domaines d'expertise - la voiture, l'avion, le bateau - renvoie une image fortement genrée, perçue comme très masculine.
Les écoles d'ingénieurs recrutent, par définition, parmi des profils à dominante scientifique, où les femmes sont malheureusement encore en minorité. Dès lors, notre mission ne saurait être de renverser cette dynamique en amont, mais bien d'agir pour en atténuer les effets. Nous puisons dans un vivier déjà restreint, ce qui rend notre action d'autant plus stratégique.
Les jeunes filles représentent aujourd'hui environ 38 % des élèves de terminale ayant choisi l'option mathématiques, couplée à une autre spécialité scientifique. Il s'agit du vivier principal auquel nous nous adressons lors de nos campagnes de recrutement. Toutefois, parmi celles qui choisissent de poursuivre dans l'enseignement supérieur scientifique, nombre d'entre elles s'orientent vers des filières telles que la chimie, les sciences de la vie ou l'agroalimentaire, où elles constituent environ 60 % des effectifs. À l'autre extrémité du spectre, les filières en lien avec la mécanique, les transports, l'électricité ou encore l'informatique n'accueillent qu'entre 15 et 22 % de jeunes femmes.
L'ESTACA appartient au concours commun Avenir, qui regroupe plusieurs écoles d'ingénieurs. Or, seuls 22 % des candidats à ce concours sont des candidates. Pire encore, une fois le concours réussi, la proportion de jeunes filles qui choisissent effectivement de s'inscrire dans nos écoles diminue : parmi les 22,3 % de lauréates, seules 19,8 % s'inscrivent dans un des établissements du concours Avenir. Nous pouvons l'expliquer par le fait qu'elles passent également d'autres concours en parallèle et optent pour des établissements perçus comme plus accueillants.
À l'ESTACA, en raison notamment d'une certaine inertie et d'une image encore très marquée par la mécanique, les jeunes femmes ne représentent qu'environ 15 % de nos diplômés. D'autres écoles du concours, comme les écoles d'ingénieurs ECE ou EPF, attirent proportionnellement davantage d'étudiantes. Ce poids de l'histoire et des représentations continue de peser, et nous nous y attaquons avec détermination. Mais force est de constater que la proportion de jeunes filles dans nos rangs reste insuffisante.
Je me permets ici un parallèle avec mon ancienne vie d'officier de la Marine. Je me souviens parfaitement du moment où le chef d'état-major décida d'ouvrir les carrières embarquées aux femmes, en parallèle de l'admission à l'École navale. Son message était clair : « Nous ne pouvons pas nous priver des talents de la moitié d'une classe d'âge. » Tel est le défi qui se présente à nous aujourd'hui.
Pour y répondre, nous agissons dans plusieurs directions. L'une des plus récentes porte sur une réflexion approfondie autour de notre concours, et de son caractère véritablement égalitaire - ou non - selon que l'on soit une candidate ou un candidat. En effet, les données montrent que les jeunes filles ont, en moyenne, un dossier scolaire meilleur que celui de leurs homologues masculins : elles se classent autour de la 3 700e place sur près de 10 000 candidats, contre la 4 800e place pour les garçons. Pourtant, lors des épreuves écrites, leurs résultats sont moins bons que ceux des garçons, inversant partiellement cette tendance : elles atteignent en moyenne la 4 000e place, contre la 3 500e pour les garçons.
Conscients de cet écart, nous avons lancé, au sein du concours Avenir, un groupe de travail en collaboration avec des experts externes, afin d'étudier les causes de cette disparité et de réfléchir à une évolution du concours vers une plus grande équité entre les sexes.
Je tiens à souligner à ce titre l'expérimentation conduite actuellement par l'EPF, membre du concours Avenir. Grâce à ses statuts spécifiques, cette école a pu mettre un concours distinct, exclusivement réservé aux jeunes filles, en parallèle de la voie d'admission classique. Les candidates peuvent ainsi choisir entre la voie mixte, qui demeure largement majoritaire, ou cette nouvelle voie spécifique. Nous suivons cette initiative avec beaucoup d'attention, car elle pourrait constituer une piste de transformation significative. Cette expérimentation porte le nom de ParityLab.
Un second axe de réflexion concerne la nature même des épreuves du concours Avenir. Comme vous le savez peut-être, de nombreuses études se sont penchées sur les différences de comportement entre filles et garçons face à certains types d'épreuves. Le concours Avenir repose en grande partie sur des questionnaires à choix multiples, réalisés dans un temps très limité. Il apparaît que ce format tend à désavantager les jeunes filles, malgré un niveau scolaire moyen souvent supérieur à celui de leurs homologues masculins.
Cette observation alimente des réflexions autour de la pondération entre les résultats scolaires et les épreuves écrites, ainsi que sur l'introduction éventuelle d'autres modalités d'évaluation.
Parallèlement, l'ESTACA mène de nombreuses actions pour renforcer son attractivité auprès des jeunes femmes. Une part importante de ces initiatives vise à valoriser la place des femmes dans les filières scientifiques et techniques. L'école est ainsi membre fondateur de l'association Elles bougent, créée en 2005, dont le nom - un clin d'oeil à l'univers des transports - fait écho à l'identité même de l'ESTACA. Cette association regroupe aujourd'hui de nombreux partenaires industriels, parmi lesquels Airbus, PSA, SNCF ou Dassault. Elle a pour vocation de favoriser les rencontres entre collégiennes, lycéennes, étudiantes et femmes ingénieures dans les secteurs des transports et de l'énergie, afin de susciter des vocations.
Ce travail se traduit concrètement par de nombreuses interventions dans les établissements scolaires, s'appuyant sur le principe du marrainage. Plus de 5 000 marraines sont aujourd'hui mobilisées dans cette dynamique, intervenant à l'occasion de salons professionnels, de visites de sites industriels, ou encore lors d'événements dédiés aux jeunes filles.
L'ESTACA est également membre de l'association Femmes Ingénieures, fondée en 1982, qui oeuvre à mieux faire connaître les métiers de l'ingénierie auprès des jeunes, en particulier des jeunes filles. Mon adjointe, Anne De Cagny, directrice Veille et Stratégie à l'ESTACA, y joue un rôle moteur en tant que vice-présidente. Elle y entraîne naturellement l'école dans de nombreuses actions de sensibilisation : remises de prix, festivals, interventions dans les établissements scolaires, témoignages, ateliers, rencontres informelles, etc.
Par ailleurs, l'ESTACA fait partie du groupe ISAE, réseau d'écoles d'ingénieurs aéronautiques, aux côtés notamment de SUPAERO et SUPMECA, et participe, depuis 2024, à l'opération « Féminisons les métiers de l'aéronautique et du spatial », pilotée par AéroMétiers. Nos étudiantes et nos salariés prennent part à des actions de sensibilisation auprès de collégiennes et lycéennes, organisées sur des sites variés : aéroports, bases aériennes, Salon du Bourget, etc.
Notre engagement s'inscrit également dans un ancrage territorial. L'ESTACA est présente à Saint-Quentin-en-Yvelines, à Laval et, depuis deux ans, à Bordeaux. Dans la Mayenne, nous sommes membres de l'association Femmes et Sciences 53, et contribuons aux rencontres organisées dans les collèges et lycées locaux. Enseignantes, chercheuses et étudiantes de l'ESTACA participent activement à ces échanges, souvent accompagnés de la diffusion de portraits vidéo inspirants, réalisés à cette occasion.
Nous sommes également engagés aux côtés de l'association Industri'Elles, qui oeuvre à la promotion des métiers scientifiques et techniques auprès des jeunes filles. Nos étudiantes, nos enseignantes, nos chercheuses et nos alumni sont mobilisées dans ces actions de marrainage, à Laval notamment, à travers des événements tels que Métiers scientifiques et techniques au féminin. Leur rôle est essentiel pour incarner, relayer et enrichir cette démarche d'ouverture et d'égalité.
Je souhaite également souligner l'importance des associations étudiantes au sein de l'ESTACA. Elles constituent l'une des plus belles vitrines de notre établissement, tant elles sont nombreuses, dynamiques et investies dans des projets scientifiques et techniques de haut niveau. Qu'il s'agisse de l'électrification de véhicules pour participer à des compétitions internationales, de la tentative de battre des records d'altitude avec des fusées étudiantes, ou encore de l'invention d'un vélo-rail, ces initiatives témoignent de l'excellence et de l'engagement de nos élèves.
Ces associations sont naturellement mixtes. Elles mettent en avant la participation active des étudiantes à leur gouvernance et à leurs projets. Fonctionnant avec une autonomie complète, elles gèrent elles-mêmes la communication, les levées de fonds, les partenariats industriels, et l'ensemble des dimensions logistiques et stratégiques de leurs activités.
L'association Pégase oeuvre dans le champ de la vulgarisation scientifique, en intervenant dans des écoles primaires et des collèges pour éveiller les plus jeunes - filles comme garçons - aux filières scientifiques. J'ai récemment assisté à une cérémonie de remise de prix qu'elle a organisée à l'ESTACA. Ce moment fut particulièrement inspirant, car ces actions touchent des enfants qui, sans provenir de milieux défavorisés à proprement parler, sont certainement éloignés des parcours d'excellence. Bien souvent, leurs parents n'imaginent pas spontanément qu'ils puissent un jour embrasser des carrières scientifiques.
Je ne m'attarderai pas sur l'ensemble des autres actions de communication que nous menons, telles que nos partenariats avec la Cité des sciences et de l'industrie, qui nous permettent notamment de participer aux Journées Femmes Ingénieures.
Toutes ces démarches traduisent une volonté affirmée d'agir en amont, afin de susciter des vocations. J'en suis intimement convaincu : les correctifs que nous pouvons apporter une fois que les trajectoires sont déjà tracées, à l'entrée dans le supérieur, ne peuvent agir qu'à la marge. C'est bien plus tôt, au collège et au lycée, qu'il faut intervenir.
Cela n'exclut bien entendu pas les autres chantiers, et notamment celui, fondamental, de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Dans chacun de nos établissements, des référents discriminations ont été désignés. Nous avons mis en place des actions de sensibilisation obligatoires dès la rentrée pour l'ensemble de nos étudiants, notamment sous la forme d'ateliers et de forums en petits groupes. Ces moments de partage, ancrés dans des situations concrètes, permettent de libérer la parole, de nourrir le débat et de co-construire des solutions.
Nous organisons également, avec l'appui de l'association étudiante RHEA - Rassemblement pour l'Humain, l'Environnement et l'Avenir - des événements spécifiquement destinés aux filles. Ces rencontres favorisent le développement de liens entre étudiantes, facilitent les échanges avec nos diplômées, et nourrissent un sentiment d'appartenance à un réseau solide et bienveillant.
Je suis bien conscient que cet inventaire à la Prévert ne saurait constituer une politique à lui seul. Mais il témoigne d'un engagement fort, et d'une conviction partagée quant à la nécessité d'agir à la fois en amont et au sein même de nos écoles, pour attirer, fidéliser et accompagner au mieux nos étudiants - filles comme garçons - dans leur entrée dans la vie professionnelle.
Je conclurai par un point symbolique mais fondamental : celui de l'exemplarité. L'ESTACA, fondée il y a cent ans, présente aujourd'hui une gouvernance engagée en ce sens. Notre directoire, composé de cinq membres bénévoles, compte deux femmes, représentant respectivement les filières navale et ferroviaire. Le comité de direction de l'école, que je préside, est quant à lui paritaire.
Nos actions montrent-elles des résultats ? Aujourd'hui, 15 % de nos diplômés sont des jeunes femmes. Ce chiffre peut sembler modeste. Pourtant, il témoigne d'une progression sensible, puisqu'elles n'étaient que 8,5 % en 2010. Le rythme reste lent, comme l'évoquait Madame Retailleau, mais il reflète une volonté constante. Et, au-delà des convictions personnelles que l'on peut avoir sur ce sujet, il en va de l'avenir même de nos écoles et de leur capacité à former les ingénieurs de demain.
Et ces efforts commencent à porter leurs fruits : nous avons été lauréats de plusieurs distinctions, notamment le Challenge Ingénieuses organisé par la CDEFI, pour lequel nous avons reçu un prix spécial en 2024. En 2025, nous avons également été classés troisièmes dans un palmarès réalisé par Choose My Company, concernant l'indice de bien-être et d'épanouissement des jeunes filles au sein des écoles d'ingénieurs.
Bien entendu, ce type de classement mérite d'être considéré avec un certain recul, dans la mesure où il repose sur des questionnaires soumis aux étudiantes, auxquels les établissements peuvent choisir ou non de participer. Néanmoins, il s'agit pour nous d'une réelle source de satisfaction : voir que les jeunes filles que nous accueillons expriment un sentiment de bien-être et de satisfaction quant à leur parcours nous conforte dans les actions entreprises.
Je conclurai par une anecdote significative. Lors de l'inauguration de notre campus agrandi à Laval - dont la superficie a été doublée - en janvier dernier, la présidente de région, présente pour l'occasion, s'adressait aux jeunes filles qu'elle croisait, leur posant deux questions : « Pourquoi avez-vous choisi cette école ? » et « Pourquoi n'êtes-vous pas plus nombreuses ? » Une jeune fille, présidente d'une association étudiante oeuvrant à la construction d'un bateau à foil particulièrement innovant, lui a répondu ceci : « Au lycée, je ne me sentais pas à ma place, nous n'étions que trois filles dans la classe. Ici, à l'ESTACA, tout se passe très bien. Nous sommes pleinement investies dans nos associations et dans nos études. »
Je souhaite réaffirmer avec force ma conviction : l'effort doit non seulement être poursuivi, mais renforcé. Les écoles d'ingénieurs ont un rôle fondamental à jouer dans cette dynamique, mais elles ne peuvent qu'atténuer, à la marge, des déséquilibres structurels qu'il faut commencer à corriger bien plus en amont.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. Je me tourne vers Joël Cuny, directeur général de l'ESTP, école que je connais très bien pour en être moi-même issue, tout comme mon mari et mon beau-frère. Deux de mes neveux ont quant à eux étudié à l'ESTACA. Je suis donc bien entourée et me sens ici en terrain connu.
J'ai eu l'occasion de rencontrer Monsieur Cuny il y a quelque temps à l'occasion du Forum de l'ESTP, au cours duquel il m'avait présenté les actions engagées par l'établissement. C'est avec un grand plaisir que je l'ai invité à venir les partager avec nous aujourd'hui.
M. Joël Cuny, directeur général de l'École spéciale des travaux publics, du bâtiment et de l'industrie (ESTP). - En ma qualité de représentant de l'ESTP et de l'Union des Grandes Écoles Indépendantes, dont font partie 3iL ainsi que l'ESTACA et l'ESTP, je tiens à souligner notre engagement commun. Cette union regroupe 38 établissements, incluant des écoles de management, des écoles d'arts créatifs, et 21 écoles d'ingénieurs. Nous représentons la qualité de l'enseignement privé indépendant d'intérêt général, dûment évalué et reconnu par le ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche. Nous accueillons au total 110 000 étudiants.
Les écoles privées indépendantes représentent 25 % des écoles d'ingénieurs et forment 35 % des ingénieurs.
Ensuite, l'ESTP compte 31 % d'étudiantes, un chiffre qui, bien que situé au-dessus de la moyenne, reste modeste au regard de l'ampleur des défis auxquels nous sommes confrontés. Nous évoluons dans un secteur fortement genré, dominé par des représentations et des biais. Nous nous efforçons, avec une approche proactive, d'augmenter la part des femmes dans nos établissements.
Il y a quelques semaines, nous avons eu l'occasion de visiter une école d'ingénieurs en chimie à Lyon, qui comptait 75 % d'étudiantes. Au sein de ce secteur, certaines écoles s'avèrent être des modèles exemplaires en termes de féminisation, alors que d'autres peinent à atteindre de tels résultats. Il conviendrait de s'interroger sur les clés de ce succès, au-delà des biais qui, certes, existent. Quels leviers pouvons-nous actionner pour favoriser une plus grande mixité ?
Permettez-moi de faire part d'une certaine déception quant à l'engagement collectif, bien que je sois pleinement convaincu de la dynamique présente ici. Nous sommes aujourd'hui présents à vos côtés non seulement pour partager ces enjeux, mais aussi pour les traduire en actions concrètes. Je souhaiterais également mettre en avant l'implication des associations d'anciens élèves, telles que ESTP au Féminin, qui mène une action spécifique au sein de la communauté alumni de l'ESTP, mais également celle des entreprises, qui s'interrogent de plus en plus sur la question de la mixité. De nombreuses sociétés nous sollicitent pour nouer des partenariats dans le cadre de formations accompagnées, tout comme les fédérations professionnelles.
Le secteur des travaux publics, en particulier, se distingue par son engagement dans la féminisation des métiers. Nous sommes en effet très actifs sur ce sujet, à travers deux axes essentiels : l'attractivité et le parcours de carrière. Ce dernier point n'a pas été abordé aujourd'hui, mais il est tout aussi important. Un autre débat, qui mériterait d'être ouvert, concerne la représentation des femmes dans les comités de direction et les comités exécutifs. À cet égard, la loi Rixain du 24 décembre 2021, qui impose des quotas, illustre un engagement concret. Les quotas permettent de fixer des indicateurs précis et contraignent les entreprises à suivre de près leur évolution en matière de parité.
Il est essentiel de suivre et de surveiller l'évolution de la situation à travers des chiffres objectifs, plutôt que par le prisme de la perception. L'introduction de quotas permet à chacun de fixer des objectifs précis et de suivre cette évolution. Une question qui se pose désormais concerne les classes préparatoires et les concours d'ingénieurs : faut-il y introduire des quotas ? Je pense que nous sommes confrontés à une problématique fondamentale liée à l'attractivité générale du secteur. En effet, nous devons attirer davantage d'étudiants.
Il est envisageable que nous formions entre 10 000 et 15 000 ingénieurs supplémentaires chaque année, ce qui met en lumière l'enjeu crucial de l'attractivité. La question des quotas se pose de manière différente selon qu'il s'agisse d'écoles particulièrement sélectives ou de celles qui, bien que collectivement engagées, forment les ingénieurs nécessaires à l'industrialisation et à la réindustrialisation, dans le cadre de projets prioritaires pour notre pays.
Ensuite, je ressens une certaine déception, car l'évolution des chiffres, bien que progressive, reste insuffisante. En 1991, nous n'avions que 11 % d'étudiantes à l'ESTP. Leur nombre a été multiplié par 3 en 35 ans. Si cela peut être considéré comme un succès, il est cependant évident qu'il reste encore un long chemin à parcourir. Pour atteindre la parité, nous estimons qu'il nous faudra encore une vingtaine d'années, soit jusqu'en 2050.
Je crains néanmoins que nous ayons atteint une forme d'asymptote, ou que la réforme du bac, loin de contribuer à une meilleure équité, ait généré des effets contre-productifs. En effet, les premières promotions, en particulier celles qui sont entrées dans l'enseignement supérieur, ont fait face à des choix complexes. La réforme a conduit davantage de jeunes filles à ne pas opter pour les séries scientifiques, ce qui a freiné la progression observée auparavant. En conséquence, les efforts fournis pour améliorer la situation ont été largement annulés.
L'argument selon lequel le secteur du BTP, par exemple, atteint 30 % d'étudiantes, mériterait d'être nuancé. Il est important de considérer les détails au sein de cette moyenne. L'ESTP forme des étudiants tout au long de la chaîne de valeur de la construction, incluant à la fois l'immobilier, le bâtiment, les travaux publics, l'énergie, les géodonnées, la maintenance et l'exploitation. Il apparaît clairement que la répartition n'est pas équilibrée : dans les travaux publics, la proportion d'étudiantes se situe autour de 20 %, voire en dessous, tandis que dans le bâtiment, elle atteint 40 %. Cette disparité mérite d'être analysée.
Je suis fermement convaincu que l'hybridation des formations, plutôt que la spécialisation précoce, constitue une réponse pertinente. À 18 ans, il me semble prématuré de forcer un choix. Si la classe préparatoire impose une certaine orientation, celle-ci reste néanmoins très spécialisée (MP, PC, PSI, etc.). L'ouverture à des études scientifiques plus générales apparaît donc comme une voie d'égal accès aux diverses disciplines, offrant une véritable opportunité d'orientation future.
Pourquoi ces résultats, me demanderez-vous ? Depuis 2002, nous avons mis en place des parcours alliant à la fois l'architecture et l'ingénierie, des parcours dits « architecte-ingénieur » et « ingénieur-architecte ». Ces parcours sont particulièrement intéressants, car ils favorisent une parité, voire une proportion de 60 % d'étudiantes pour 40 % d'étudiants. Je suis convaincu que cette hybridation est une approche fondamentale pour atteindre une véritable mixité. À mon sens, il est impératif de fusionner les domaines de l'ingénierie et de l'architecture, mais il subsiste des difficultés pour faire reconnaître ces diplômes. Il nous a fallu surmonter de nombreux obstacles pour faire reconnaître ces parcours, qui relèvent de deux ministères distincts. Nous sommes persuadés que c'est une manière efficace d'attirer davantage d'étudiantes. Un parallèle peut être dressé avec la réforme du bac STI 2D, qui a permis de transformer le bac F4 de génie civil pour valoriser le secteur de la construction.
D'autres évolutions sont envisageables, telles que l'ouverture de la construction et du bâtiment aux domaines du génie civil et du génie écologique. Ce sont des enjeux dans lesquels l'ESTP est pleinement engagé, notamment en ce qui concerne les nouveaux usages, les modes de vie, la conception et la transition écologique. Ce sont là des axes qui devraient revêtir une forte capacité d'attraction.
Par exemple, je soutiens pleinement l'initiative du cercle des femmes de l'immobilier, qui défend l'idée selon laquelle celles et ceux qui conçoivent nos habitats, nos usages et nos villes de demain doivent refléter la diversité de celles et ceux qui les habiteront. La logique de cette démarche est implacable.
Concernant l'attractivité, nous avons abordé de nombreux sujets, et en particulier les biais issus de l'enfance. Cependant, je dirais que l'enjeu commence dès l'école primaire, au collège et au lycée, dans les choix d'orientation des élèves et dans leur orientation vers l'enseignement supérieur. Cette dynamique s'étend jusqu'au doctorat. Il est également pertinent de se poser la question de la féminisation des écoles doctorales.
À ce sujet, la représentation féminine dans le corps enseignant joue un rôle déterminant dans les résultats. En effet, lorsque l'une de nos collaboratrices est responsable pédagogique d'un programme, les résultats sont généralement meilleurs que lorsqu'il s'agit d'un collaborateur masculin. Il est donc important que notre corps professoral reflète cette diversité.
Dans l'école doctorale de Paris-Est Sup, 46 % des doctorants sont des femmes, tandis que 54 % sont des hommes. Cependant, si l'on se concentre sur des disciplines spécifiques telles que les mathématiques, ce pourcentage de femmes chute à seulement 28 %. Ce phénomène est récurrent et souligne l'importance de l'engagement collectif de tous les acteurs, notamment en ce qui concerne les actions menées en amont de l'enseignement supérieur.
Je souhaite maintenant revenir sur la réforme du bac, qui mérite également une attention particulière. Je me suis penché sur certains chiffres concernant la répartition des baccalauréats scientifiques. Dans les années 1990, on comptait 70 % d'hommes et 38 % de femmes parmi les bacheliers scientifiques. Cette proportion a peu changé au fil des années, bien qu'une certaine évolution ait eu lieu jusqu'aux années 2000-2020.
En 2020, 63 % des bacheliers généraux étaient issus de la filière scientifique, et parmi eux, 44 % étaient des hommes. En reconstituant les statistiques sur les baccalauréats scientifiques en prenant en compte les matières telles que les mathématiques, la physique, les sciences de la vie et de la Terre (SVT) et la chimie, il ressort qu'en 2020, 41 % des bacheliers scientifiques étaient des hommes, contre 17 % de femmes.
Cette baisse est globale, mais elle est particulièrement marquée chez les étudiantes. Comment réagir face à cette évolution ?
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il s'agit là d'un débat important, que nous avons eu avec Jean-Michel Blanquer, l'ancien ministre de l'éducation nationale. Nombreuses étaient les jeunes filles qui suivaient des parcours scientifiques, comme en série S ou en série C, sans s'orienter dans le domaine des sciences après le bac. Elles choisissaient d'autres disciplines, telles que le droit ou Sciences Po, mais elles étaient dirigées vers ces filières scientifiques en raison de leurs bonnes performances académiques, ce qui leur offrait une véritable ouverture. Ainsi, existe-t-il véritablement une perte d'opportunités après le bac ?
Mme Dominique Baillargeat. - Oui, en termes de connaissance : désormais, nous ne disposons plus des enseignements de spécialité que nous avions auparavant. De ce fait, nous avons été contraints de nous réinventer. En ce qui me concerne, j'accueille des étudiants post-bac, et lorsqu'ils ne possèdent pas les bases en physique, nous devons recommencer l'enseignement depuis les fondamentaux. Il me semble que les classes préparatoires et ceux qui les accueillent pourront en parler plus en détail. Elles ont également remodelé leur approche pédagogique. Nous sommes dans l'obligation de nous adapter, au prix d'une diminution de nos exigences. Ce que nous accomplissions auparavant en deux ans, nous devons maintenant le réaliser tout en incluant des prérequis supplémentaires.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous n'avons pas perçu ce point. Jean-Michel Blanquer nous indiquait que le niveau en mathématiques avait augmenté, mais il est en effet compliqué de rejoindre une de vos écoles en ayant suivi cette matière, mais pas la physique, par exemple.
M. Joël Cuny. - Nous reviendrons peut-être sur ces chiffres, mais un effet a bel et bien été constaté. De mémoire, après la première session du nouveau baccalauréat, nous avons observé une diminution de quelques pourcents d'étudiantes dans l'enseignement supérieur scientifique, que ce soit en classe préparatoire, dans nos formations ou au sein de nos écoles d'ingénieurs.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Les avez-vous retrouvés après ?
M. Joël Cuny. - Non.
Sans paraphraser ce qui a déjà été dit, je souhaiterais apporter quelques éclairages complémentaires concernant la tolérance zéro face aux violences, ainsi qu'aux comportements sexistes et discriminatoires. Il s'agit véritablement d'un engagement collectif.
Dominique Baillargeat a évoqué des résultats extrêmement encourageants en ce qui concerne la connaissance du dispositif mis en place. Cependant, bien que les statistiques indiquent une évolution positive en termes d'identification des événements, elles restent encore insuffisantes à mon sens.
Cet engagement ne saurait être négociable. C'est une responsabilité fondamentale que nous devons assumer pleinement. Bien sûr, ce n'est pas le seul facteur à prendre en compte, mais il est essentiel de l'intégrer à un ensemble de démarches. Il me semble pertinent de dresser un parallèle avec certains secteurs, comme celui de la médecine, qui a connu une féminisation importante, et sur lequel il serait intéressant de faire le lien avec la situation actuelle.
Ainsi, je considère que la tolérance zéro vis-à-vis des violences n'est pas une cause suffisante à elle seule, mais elle est une condition sine qua non pour garantir l'accueil et l'accompagnement de nos jeunes filles dans nos écoles en toute sécurité. Il est indéniable que la violence, même si elle peut se manifester dans les deux sens, reste majoritairement le fait des hommes. Nous devons traduire cette réalité par un engagement affirmé, qui doit être porté tant par des femmes que par des hommes.
Par ailleurs, les femmes portent cet engagement, mais les hommes doivent également prendre une part active dans ce combat pour la mixité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour votre intervention. Nous y reviendrons.
Je vais sans plus tarder laisser la parole à Romain Soubeyran, directeur de Centrale-Supélec, qui a mis en place, fin 2023, un plan stratégique sur dix ans pour recruter davantage de femmes et d'élèves issus de milieux modestes.
M. Romain Soubeyran, directeur de Centrale-Supélec. - Merci pour cette invitation et pour l'attention que vous portez à ce sujet. Il constitue un véritable enjeu, notamment pour toutes les écoles d'ingénieurs, et en particulier pour nous à Centrale-Supélec. Lorsque je parle de « nous », je fais référence non seulement à la direction, mais aussi au conseil d'administration, aux élèves eux-mêmes et aux anciens élèves.
Pourquoi ce problème est-il si significatif pour nous ? Depuis mon arrivée à la direction de Centrale-Supélec il y a six ans et demi, nous oscillons entre 17 et 21 % de femmes parmi nos élèves du cycle ingénieur. Nous recrutons après la classe préparatoire, et nous accueillons des promotions de 1 000 élèves. Lors des années plus favorables, nous avons atteint 21 % de femmes, mais l'an passé, ce taux s'élevait à 20 %, et en 2023, à seulement 17 %. Il est insatisfaisant pour plusieurs raisons.
D'abord, il soulève une question morale d'égalité et d'équité. Nous laissons passer une quantité importante de talents féminins, alors même que la France connaît une pénurie d'ingénieurs, un problème largement documenté. Il pose aussi un problème d'adéquation avec les besoins du monde socio-économique. Aujourd'hui, les entreprises sont fortement demandeuses de femmes ingénieures. Ce n'était pas le cas dix ans plus tôt. Nous ne répondons pas encore à cette demande, alors que notre rôle est justement de satisfaire les besoins du secteur. Enfin, des promotions plus équilibrées en termes de genre ont également l'avantage de créer un environnement plus stable et performant, avec une meilleure dynamique de groupe et moins de dérives, notamment au sein de la vie de campus.
C'est un problème qui existe depuis longtemps, un enjeu que nous traitons parallèlement au sujet de l'ouverture sociale.
Dans notre plan stratégique 2023-2032, nous avons l'ambition de doubler le nombre de nos diplômées, mais pas en augmentant simplement la taille de notre formation d'ingénieurs, sans quoi nous ne changerions pas le flux global. Nous comptons doubler ce flux en recrutant des talents internationaux via des bachelors et des masters of science internationaux, qui les attirent en France et les mettent en relation avec nos entreprises. Nous recrutons après le bac ou son équivalent dans d'autres pays, ce qui nous permet de mieux contrôler le contenu des cursus.
Nous avons ouvert nos premiers bachelors en 2023 et prévoyons d'en ouvrir deux autres à la rentrée 2025. En 2024, nous avons accueilli 43 % de femmes dans nos masters of science et bachelors, sans recourir à la discrimination positive, mais uniquement sur la base de la qualité des dossiers. Nous avons fixé un objectif dans notre plan stratégique : atteindre 30 % de femmes parmi nos diplômés d'ici 2032. Il peut sembler modeste, mais il demeure ambitieux au regard de nos taux actuels de 17 à 20 % de femmes dans le cycle ingénieur.
Cependant, malgré l'attrait que suscitent nos bachelors et masters of science, qui offrent des diplômes de très haute qualité, nous avons aussi pour volonté d'augmenter la proportion de femmes dans le cycle ingénieur. Pour y parvenir, nous avons mis en place plusieurs plans successifs depuis 2019, axés sur trois grands objectifs. Le premier relève de l'attractivité dès le lycée. Nos associations étudiantes organisent des actions de sensibilisation auprès des élèves défavorisés. Une association est spécifiquement dédiée à l'accompagnement des jeunes femmes. Environ 1 500 collégiens et lycéens, issus des environs de Centrale-Supélec, bénéficient chaque année de ces initiatives.
Celles-ci sont louables, mais demeurent insuffisantes. Nous nous sommes donc interrogés rapidement sur ce que nous pouvions entreprendre, et avons mis en place un « summer camp ». Ce camp d'été se déroule sur notre campus début juillet et vise à accueillir le plus grand nombre possible de lycéennes et lycéens, qui, après avoir terminé leur seconde, s'apprêtent à entrer en première. Ces élèves présentent de bons résultats scientifiques, et le groupe est équilibré à 50 % de femmes et 50 % d'hommes, ainsi qu'à 50 % de boursiers et 50 de non-boursiers. Les non-boursiers financent les boursiers.
Ce modèle économique nous permet de garantir un équilibre. Il nous restait 900 chambres vacantes pendant l'été, réservées pour l'accueil des élèves de première année en septembre, ce qui nous a permis de concevoir un dispositif d'accueil très vaste pour ces élèves de seconde, en amont de leur entrée en première. L'objectif était d'améliorer l'orientation de ces jeunes et de leur fournir des informations qu'ils n'auraient pas obtenues autrement. Toutefois, après un an d'expérimentation, nous avons dû faire face à des obstacles administratifs qui rendent l'hébergement de mineurs dans les résidences étudiantes plus complexe. Grâce au soutien total du préfet, j'ai réussi à obtenir l'autorisation d'accueillir deux promotions de 75 élèves. Chaque année, ce sont donc 150 lycéennes et lycéens qui participent à cette semaine sur notre campus, où nous avons la possibilité de les éclairer sur leur avenir.
Ce summer camp ne se limite pas à la région de Centrale-Supélec, mais recrute des élèves venant de toute la France, en particulier de la France périphérique, souvent ignorée. Ces jeunes viennent de lycées où la prépa leur est complètement inconnue, et il est rare qu'ils y rencontrent des pairs venant de ces milieux.
Par ailleurs, afin d'améliorer la visibilité de notre établissement, nous avons lancé une campagne sur la plateforme vidéo Brut, un média très populaire parmi les jeunes, en parfaite adéquation avec les codes de leur génération. L'année dernière, nous avons investi dans six vidéos, axées spécifiquement sur les filles et les élèves issus de milieux défavorisés. Cette campagne a généré 9,5 millions de vues, un chiffre largement supérieur à celui convenu initialement. Pour la première fois, nous avons eu le sentiment d'atteindre un large public, et nous envisageons déjà de renouveler cette campagne, bien que son coût soit relativement élevé. Elle semble avoir eu un impact systémique notable.
Le premier axe de notre stratégie concerne donc l'attractivité au lycée, avec toutes les actions possibles pour sensibiliser et orienter les élèves. D'autres initiatives ont également été mises en place, mais leur développement serait un peu long à détailler. Par exemple, en collaboration avec le rectorat, nous avons organisé une journée d'accueil pour 50 professeurs de l'Académie de Versailles, afin de leur présenter les classes préparatoires et les métiers d'ingénieur. Un questionnaire de sortie a permis de constater que ces concepts étaient complètement inconnus pour beaucoup de ces professeurs. Il est dès lors difficile de s'attendre à ce qu'ils fournissent des informations appropriées aux élèves. Nous avons organisé cette journée pour l'Académie de Versailles, l'École des Ponts l'a fait pour l'Académie de Créteil, et celle des Mines s'apprête à le faire pour l'Académie de Paris. Par la suite, nous avons tenu une réunion de débriefing avec le rectorat sous l'égide des inspecteurs d'académie, très impliqués dans ce sujet. Nous espérons élargir et pérenniser cette initiative à l'échelle nationale.
Ainsi, le premier grand axe demeure l'attractivité au lycée, un sujet que d'autres collègues ont déjà souligné comme étant majeur. Le deuxième axe consiste à favoriser l'intégration des femmes à Centrale-Supélec. Cette démarche commence par le concours d'entrée. Dès 2019, nous en avons mené une analyse approfondie afin d'identifier les biais éventuels et les leviers sur lesquels nous pourrions agir pour améliorer la présence féminine.
En résumé, les garçons réussissent légèrement mieux dans les matières scientifiques, tandis que les filles obtiennent de meilleurs résultats dans les matières littéraires. Ce constat nous a conduits à une réflexion sur l'augmentation du coefficient du français au concours. Ce point demeure complexe. Le conseil d'administration se prononcera à ce sujet en juin, mais il est difficile de prédire si cette proposition sera adoptée. Quoi qu'il en soit, l'impact de cette mesure serait marginal : si nous parvenons à intégrer cinq ou six filles supplémentaires, ce serait déjà un grand succès. Il existe peu de leviers au niveau du concours, tel qu'il est actuellement organisé.
Pour attirer davantage de femmes à Centrale-Supélec, il est essentiel de proposer des cursus plus attractifs. Certaines disciplines en ingénierie sont très genrées. Par exemple, dans le domaine de l'agronomie, les femmes représentent 65 à 70 % des effectifs. Le secteur du BTP semble également relativement attractif pour elles. En revanche, nous nous positionnons sur des sciences de l'ingénieur plus classiques et traditionnelles, telles que la mécanique, l'électronique, et l'informatique. Les domaines numériques, en particulier, sont plutôt perçus comme répulsifs pour les femmes. Nous ne sommes donc pas particulièrement bien positionnés dans ce domaine.
Afin d'attirer davantage de femmes, nous avons développé une politique de double diplôme avec Chimie ParisTech, des écoles d'agronomie et Sciences Po. Ces offres s'adressent à l'ensemble des élèves, tout en répondant spécifiquement à la demande de certaines étudiantes. Nous leur donnons la possibilité de se spécialiser dans des domaines comme la chimie ou l'environnement, domaines dans lesquels nous ne disposons pas d'un niveau de laboratoire aussi développé. En élargissant ainsi les possibilités offertes par notre cursus, nous cherchons à rendre notre école plus attractive.
Nous avons également mis en place un système de bourses et d'allocations spécifiques, particulièrement destiné aux femmes issues de milieux défavorisés. Ces bourses, dites Sébastienne Guyot, équivalent à 8 000 euros par an pendant trois ans, et sont financées par des entreprises. Nous en attribuons entre cinq et dix chaque année, en fonction de ce que nous parvenons à obtenir de nos partenaires. Elles viennent compléter les aides du Crous. Par ailleurs, grâce à notre Fondation, nous nous assurons qu'aucun étudiant, qu'il soit homme ou femme, ne manque de ressources financières pour poursuivre ses études. À chaque fois qu'un problème financier est signalé, nous nous efforçons d'y répondre de manière appropriée.
Cependant, l'enjeu principal reste l'identification rapide des étudiants en difficulté financière. Malheureusement, nous avons souvent tendance à ne détecter ces problèmes qu'au moment où les résultats académiques chutent, parfois après que l'étudiant a commencé à travailler le dimanche matin pour subvenir à ses besoins.
Nous estimons devoir répondre aux besoins, mais nous ne mettons pas en place une politique selon laquelle une femme, même issue d'un milieu très favorisé, bénéficierait d'une allocation simplement en raison de son sexe. Nous ne suivons pas cette logique.
Enfin, l'idée des quotas ou des points de bonification au concours a été écartée par le conseil d'administration pour plusieurs raisons. Premièrement, nous craignons qu'elle ne génère un retour de sexisme au quotidien. Traditionnellement, la discrimination positive est absente de Centrale-Supélec, mais les filles ont souvent été confrontées à des remarques suggérant qu'elles étaient présentes dans l'établissement uniquement parce qu'elles étaient des filles, ce qui a régulièrement servi de support à des comportements sexistes. Deuxièmement, le fameux syndrome de l'imposteur, qui touche les garçons, est encore plus marqué chez les filles dans nos promotions. Des enquêtes et données statistiques le confirment. L'idée d'attribuer des points ou d'introduire des quotas risquerait de nuire à la confiance en soi des étudiantes. Notre objectif, au contraire, est de renforcer cette confiance et d'encourager celles qui en manquent à oser se lancer.
Un autre élément qui nous a poussés à écarter l'idée de quotas ou de points supplémentaires réside dans le rejet violent exprimé par de nombreuses étudiantes. Elles nous affirment que si de tels dispositifs de discrimination positive avaient existé, elles n'auraient pas intégré Centrale-Supélec, car elles souhaitent être reconnues pour leur mérite, et non en raison de leur genre.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - En politique, nous avons dû en passer par là.
M. Romain Soubeyran. - La mise en place de quotas ne modifierait pas véritablement le flux des diplômés. Si nous attribuions des points supplémentaires pour les femmes, nous ferions peut-être en sorte que quelques étudiantes choisissent Centrale-Supélec plutôt qu'une autre école comme Centrale-Lyon, l'ENSTA ou Télécom. Le nombre total de diplômées n'augmenterait pas. Cette solution n'entraînerait pas de changement systémique. Les effets seraient donc minimes. En fin de compte, elle créerait de vifs débats et des tensions au sein des promotions pour un gain marginal, aboutissant à l'octroi d'un diplôme légèrement plus attractif pour quelques femmes, mais sans réel impact sur leur parcours.
Pour l'admission en classes préparatoires, certains professeurs soulignent que des quotas existent déjà. Les rectorats exigent des lycées qu'ils respectent des pourcentages de filles. Par exemple, dans une classe de mathématiques-physiques, 25 % des candidates avaient été admises, mais seulement 20 % étaient effectivement présentes à la rentrée. Ce phénomène s'explique par le fait que de nombreuses jeunes femmes, même en présentant de très bons dossiers scientifiques, choisissent finalement des voies comme la médecine ou Sciences Po, malgré leurs admissions en prépa. Ce phénomène soulève la question de la cohérence des quotas entre différentes formations : si l'on impose des quotas en prépa, il serait également pertinent de les introduire dans d'autres filières, comme la médecine, où de nombreuses jeunes femmes brillantes choisissent de s'orienter.
Le troisième axe concerne l'amélioration de la convivialité du campus pour les femmes. Il inclut une communication renforcée, avec des supports de communication adaptés, ainsi qu'un affichage valorisant des modèles inspirants, comme la présence systématique d'un parrain et d'une marraine lors des cérémonies de remise de diplômes. Le campus convivial passe aussi par un travail avec les associations étudiantes, afin de les encourager à inclure davantage de femmes dans leurs bureaux, notamment en veillant à ce qu'elles occupent des postes de présidence, et non uniquement des fonctions de secrétariat. La démarche engagée vise à inciter les femmes à occuper des rôles de leadership dans les grandes associations de l'école, dont l'engagement et l'importance sont particulièrement marqués.
Chaque année, nous avons une ou plusieurs présidentes dans des associations de grande envergure. La féminisation de ces associations a été activement encouragée par un dialogue continu avec les élèves. Nous avons mis l'accent sur ce travail avec les associations.
Ensuite, nous avons identifié la problématique des violences sexuelles et sexistes (VSS) dès 2019, en considérant l'importance d'offrir un espace où la parole puisse être librement exprimée. Ainsi, nous avons nommé une référente égalité femmes/hommes pour élaborer un plan et recueillir les témoignages. Une cellule psychologique a également été mise en place, composée de psychologues soumis au secret médical, afin d'assurer l'anonymat des témoignages. Cependant, nous avons constaté qu'aucun signalement n'était remonté, ce qui nous a amenés à établir un partenariat avec l'association France Victimes. Bien que coûteux, celui-ci visait à garantir une totale indépendance, en veillant à ce que les signalements soient traités par une entité extérieure. Malheureusement, il n'a pas permis de libérer davantage la parole, et aucun témoignage n'a été signalé.
Néanmoins, en mars 2021, le conseil d'administration a approuvé un premier plan égalité femmes/hommes, en particulier pour aborder la question des VSS, malgré l'absence de signalements. Ce plan incluait l'organisation d'une enquête annuelle auprès de tous les étudiants afin d'identifier les cas de VSS. Nous avons envisagé de réaliser cette enquête en interne, mais les étudiantes ont exprimé des réserves, nous précisant que si la direction en était responsable, les résultats risqueraient d'être minimisés. Nous avons donc confié sa réalisation à une association étudiante, qui l'a conduite chaque année depuis 2021, généralement entre juin et juillet. Cette enquête a rencontré un véritable succès médiatique en 2021.
Les résultats ont eu un impact considérable, non seulement en révélant des faits inattendus pour les étudiants, mais également en suscitant une prise de conscience au sein de l'école. Ils ont permis d'ouvrir un dialogue sur la manière de lutter plus efficacement contre le sexisme au quotidien. Nous avons insisté sur le fait que les comportements qui choquent le plus sont généralement liés à deux facteurs : le sexisme ordinaire, qui banalise l'infériorisation des femmes, et l'alcool, qui exacerbe souvent ces comportements. Ces deux enjeux constituent désormais des axes de travail prioritaires.
Jusqu'à ce point, il était difficile de lutter contre le sexisme quotidien, car il était souvent minimisé sous forme de « blagues » ou de comportements prétendument innocents. Cependant, la mise en évidence du lien entre ces comportements et l'alcool nous a permis de prendre le sujet davantage au sérieux et de faire des progrès notables. Depuis, nous poursuivons cette enquête chaque année. Bien que les résultats soient encourageants, avec une diminution progressive des signalements, nous restons prudents dans leur interprétation. En effet, ces résultats concernent un échantillon de répondants relativement faible (moins de 20 %), ce qui soulève la question : est-ce dû à un manque de signalements ou à l'absence de problèmes significatifs, ce qui expliquerait le faible intérêt à répondre à un questionnaire sur un sujet non vécu comme problématique ?
Nous restons très prudents dans l'analyse des chiffres, bien qu'ils indiquent des progrès encourageants, ce qui nous incite à poursuivre nos efforts. Il est essentiel d'adopter une politique de prévention forte. Ainsi, lors du discours de rentrée, pour chaque promotion, je souligne la politique de tolérance zéro de l'école, précisant que tout signalement fait l'objet d'un article 40, et que l'école se constitue systématiquement partie civile dans les procédures judiciaires lorsque cela est possible. De plus, un amphithéâtre de sensibilisation est organisé pour les étudiants de première année. Ceux de deuxième année assistent à la projection d'un film réalisé par des élèves de notre campus de Metz, mettant en scène les conséquences d'un viol étudiant.
La question du sexisme quotidien a pu être abordée de manière plus ouverte, ce qui a libéré la parole. Pour la première fois, à partir de 2021, des signalements ont commencé à remonter, ainsi que des dépôts de plainte. Ce fut un changement radical, qui nous a permis de confronter la réalité des procédures juridiques, lesquelles présentent de nombreuses difficultés et ne nous aident pas toujours.
Pourquoi ? Tout d'abord, la lenteur de la justice rend impossible d'attendre une décision judiciaire avant d'agir. Ainsi, lorsqu'un signalement remonte, nous cherchons rapidement à évaluer la situation et prenons souvent une mesure conservatoire d'éloignement de la personne mise en cause. Ainsi, elle ne pourra accéder aux locaux de l'école que pour suivre les cours, devant les quitter immédiatement après, sans accès aux infrastructures communes ni aux associations, puisque celles-ci se trouvent au sein de l'établissement. Cette mesure immédiate, conservatoire et temporaire, peut être renouvelée tous les 30 jours.
Ensuite, une enquête administrative est menée, suivant la procédure définie par le ministère, avec la désignation de trois membres du personnel de l'école et, si possible, d'une personne extérieure pour interroger toutes les parties concernées et établir un rapport détaillant les faits et le contexte, ce qui n'est pas toujours simple en ce qui concerne les événements survenus en fin de soirée. À l'issue de l'enquête, le dossier est soumis à la section disciplinaire, composée d'élus, qui peut prononcer des sanctions allant de l'avertissement à l'exclusion définitive.
En fin d'année 2023, début d'année 2024, nous avons rencontré un cas où les présomptions pesaient contre l'accusé. Des mesures conservatoires avaient été prises et la section disciplinaire a décidé de l'exclure pour une durée de 24 mois, dont 6 avec sursis. L'objectif était d'éviter tout contact entre l'accusé et la plaignante. Cependant, cette décision a été annulée par le tribunal administratif, qui a jugé que l'enquête administrative ne devait pas être utilisée par la section disciplinaire. Cette dernière devait, selon le tribunal, réaliser un rapport d'instruction distinct. Cette décision rallonge considérablement la procédure et risque de décourager les victimes de se manifester. En effet, certains témoignages reçus indiquent que les victimes hésitent à signaler les faits ou à porter plainte, car le processus est trop éprouvant. L'ajout d'une enquête administrative, suivie d'une enquête judiciaire et d'un rapport d'instruction pour la section disciplinaire, envoie un signal négatif, selon elles. Cependant, cette procédure reste désormais nécessaire, en raison de la décision du tribunal administratif qui a annulé notre précédente démarche.
Nous ne bénéficions pas toujours du soutien nécessaire. À titre d'anecdote, nous avons eu un cas de dépôt de plainte, à la suite duquel une enquête a été menée. Une enquête administrative a été réalisée, et la procédure judiciaire a été lancée. J'ai moi-même été interrogé par la gendarmerie, et à cette occasion, l'officier en charge m'a informé que le juge n'était pas du tout satisfait. En effet, le mis en cause avait eu accès à certains éléments du dossier, ce qui lui a permis d'ajuster sa défense en fonction des informations obtenues. Il a eu accès à ces éléments dans le cadre de l'enquête administrative. Or, dans une telle procédure, il est nécessaire de notifier au mis en cause les raisons pour lesquelles il fait l'objet de cette enquête. Sinon, la situation deviendrait kafkaïenne. Si nous ne pouvons rien dire et que nous recevons une personne pour lui demander de s'expliquer sans lui indiquer les motifs de la suspicion, cela soulève un véritable problème. La question se pose donc : devons-nous divulguer certains éléments et conduire une enquête administrative dans un cadre aussi contraignant, ou bien éviter cette approche ? Il apparaît que les procédures juridiques nécessitent des améliorations pour traiter ce genre de sujet de manière adéquate. C'était le troisième point de notre réflexion, celui concernant la qualité de l'accueil sur le campus, ainsi que les sujets de travail et les préoccupations actuelles.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette intervention.
Enfin, je me tourne vers notre dernier intervenant de la matinée, connecté en visioconférence, Emmanuel Trizac, président de l'ENS Lyon, qui lui-même est très engagé dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
M. Emmanuel Trizac, président de l'École normale supérieure (ENS) de Lyon. - Merci pour cette invitation à aborder ce sujet important, qui m'est particulièrement cher.
L'ENS Lyon est l'une des quatre écoles normales supérieures : celle de la rue d'Ulm et celle de Rennes, celle de Paris-Saclay et celle de Lyon. Ces quatre établissements, tout en étant des grandes écoles par leur mode de recrutement, remplissent des missions similaires à celles des universités, en particulier dans les domaines de la formation et de la production de connaissances. Au sein de nos établissements, la recherche occupe une place centrale, étroitement liée à une formation de pointe. À Lyon, nous comptons ainsi douze départements disciplinaires qui couvrent l'ensemble des champs de la connaissance, ainsi qu'une trentaine d'unités de recherche, avec une valorisation marquée du doctorat. Il s'agit du débouché principal pour nos élèves.
Il existe deux voies d'accès principales aux écoles normales supérieures : un concours post-classe préparatoire, par lequel les élèves deviennent fonctionnaires stagiaires rémunérés, et l'arrivée par des classes préparatoires ou des universités, sans concours. Bien que suivant les mêmes études et préparant le même diplôme, les étudiants suivant cette seconde voie ne sont pas rémunérés.
Nos études sont longues. En effet, après les deux ou trois années préparatoires, le diplôme se prépare sur quatre ans, ce qui diffère de la structure classique des écoles d'ingénieurs qui prévoient trois années. Ce parcours comprend ensuite généralement trois années de doctorat, parfois davantage, ce qui conduit à un engagement de neuf à onze ans après le baccalauréat pour obtenir un diplôme d'une école normale supérieure.
Je tiens aussi à souligner que, bien que le terme « science » soit souvent utilisé de manière restreinte, nous ne nions pas les critères et les méthodes scientifiques de nos collègues en sciences humaines et sociales. Je m'exprimerai principalement sur les domaines des mathématiques et de l'informatique, qui font l'objet d'une attention particulière dans notre établissement.
Permettez-moi de poser un constat : nous faisons face à un paradoxe frappant. D'un côté, au sein de nos laboratoires, nous comptons plusieurs mathématiciennes et informaticiennes parmi les plus remarquables au niveau national et international, telles qu'Alice Guionnet et Laure Saint-Raymond, deux des neuf académiciennes dans le domaine des mathématiques. Nous comptons aussi dans nos rangs la première femme à qui a été proposé un poste de professeure à Harvard, Sophie Morel, ce qui témoigne de notre compétitivité, même face aux meilleurs établissements aux États-Unis. Toutefois, parallèlement, nous constatons un véritable déficit de femmes à l'entrée de notre établissement.
Globalement, notre établissement présente une parité, avec un nombre égal d'hommes et de femmes parmi nos étudiants. Cependant, cette parité est en grande partie le résultat de la présence importante de femmes dans des disciplines telles que les langues, la littérature, les sciences humaines et sociales, qui compensent un déficit très marqué dans les sciences exactes et formelles.
Dans les classes préparatoires les plus sélectives au sein desquelles nous recrutons, environ 20 % des étudiants en mathématiques et informatique sont des femmes. Parmi ces 20 %, 16 % se présentent à nos concours.
Ce taux réduit conduit à une perte significative au fil des années. Au final, sur les deux voies en mathématiques et informatique, et sur les quatre années cumulées, nous comptons un peu moins de 10 % de femmes. L'année dernière, pour la rentrée 2024, nous sommes même tombés en dessous de 5 % dans le flux d'entrée. Ces fluctuations peuvent être importantes en raison des petits effectifs, car une promotion en mathématiques et informatique pour les deux voies représente environ 60 étudiants. Néanmoins, cette situation soulève une alerte préoccupante. Je m'interroge sur les raisons de ce déficit.
Il existe à la fois des causes de long terme, profondément ancrées, et des facteurs plus conjoncturels. Lorsque nous abordons cette question, nous interrogeons les relations complexes entre genre, savoir et pouvoir, lesquelles conduisent à des orientations inégalitaires. Nous avons déjà largement évoqué les biais inconscients dont nous sommes toutes et tous porteurs en matière de genre, les stéréotypes et les idées reçues qui façonnent notre perception, ancrées dans notre socialisation, notre éducation et notre enfance. Ce sont des normes culturelles qui conditionnent nos comportements.
Pour résumer, les garçons sont valorisés dans des activités associées à la compétition et à la performance, y compris sur le plan conceptuel, des domaines proches de ceux des mathématiques et de l'informatique. À l'inverse, les filles sont davantage valorisées dans des activités axées sur la responsabilité, l'attention à l'autre et la sollicitude. Cette dichotomie influence non seulement la manière dont les femmes se perçoivent elles-mêmes, mais aussi la façon dont la société les perçoit et leur attribue des compétences, comme la capacité à diriger une équipe. Cette réalité conditionne de manière décisive les choix d'orientation vers certaines études et métiers.
De plus, ce phénomène tend à s'auto-renforcer, notamment dans des établissements comme le nôtre, où la faible présence de femmes dans ces disciplines crée un environnement dans lequel celles qui pourraient être intéressées à nous rejoindre ne se sentent pas bienvenues. Elles hésitent à poursuivre une voie perçue comme trop masculine, et se retrouvent souvent confrontées au syndrome de l'imposteur, qui nourrit ce sentiment d'inadéquation. Il convient également de souligner que les stéréotypes se manifestent plus intensément sous pression. L'écart entre la compétence des filles et leurs performances mesurées par les concours reflète bien cette dynamique.
Ce point est essentiel pour comprendre l'expression des stéréotypes dans des situations contraintes. Il affecte non seulement les candidates aux concours, mais aussi les membres des jurys, qui doivent prendre des décisions difficiles et irréversibles, en particulier dans le cadre des comités de sélection pour les postes d'enseignants-chercheurs. C'est aussi un enjeu majeur dans l'application des principes au travail. En résumé, il existe une inégalité d'accès à compétences égales, qui affecte particulièrement les femmes.
Enfin, il est essentiel de considérer la question de la visibilité des modèles féminins, qui souffre d'un véritable phénomène d'éclipse. Ce phénomène, que nous avons qualifié par le passé d'« effet Mathilda », désigne la minimisation des contributions des grandes scientifiques dans l'histoire. Un exemple notable est celui de Lise Meitner, physicienne pionnière dans le domaine de la fission nucléaire. Le prix Nobel a été attribué à son collaborateur, Otto Hahn, alors qu'elle en était également co-découvreuse. Cet exemple flagrant illustre le manque de reconnaissance accordée aux femmes scientifiques. Ce phénomène d'éclipse conduit à des asymétries de représentation importantes. Il est lié à la fois à l'histoire même des disciplines scientifiques et à la rareté des modèles féminins.
Parfois, les meilleures intentions peuvent se révéler contre-productives. Il existe notamment un effet repoussoir lié à la rhétorique de l'exceptionnalité. Bien que Marie Curie soit une figure extrêmement inspirante, et que nous lui témoignions un profond respect, il est possible que ce type de personnalités, mises en avant de manière excessive, finisse par intimider.
Par ailleurs, de manière plus conjoncturelle, je pense que l'impact de la réforme des programmes du lycée en 2020 mérite d'être souligné. La suppression des mathématiques dans le tronc commun et le fait d'anticiper le moment du choix ont malheureusement amplifié les stéréotypes et les biais inconscients.
Il est intéressant de noter que ces biais peuvent être mesurés. À cet égard, il existe des tests d'association implicite disponibles en ligne, particulièrement ceux proposés par l'université de Harvard, qui sont d'une grande utilité. Ces tests permettent de quantifier l'ancrage des stéréotypes dans nos perceptions. Je vous encourage vivement à les consulter, car ils sont particulièrement éclairants.
Pour conclure cette première partie consacrée aux constats et aux raisons sous-jacentes, j'aimerais citer une formule souvent employée par la sociologue des sciences et des inégalités sociales, Clémence Perronnet, qui, je trouve, est à la fois frappante et pertinente : « Les femmes ne s'autocensurent pas, mais les femmes sont censurées. » J'ai décrit quelques-uns des mécanismes par lesquels cette censure se manifeste. Il est donc grand temps de changer nos représentations et de mettre en oeuvre des politiques volontaristes et incitatives. C'est difficile, car il s'agit de remettre en question notre conception même des rapports sociaux.
Les raisons pour lesquelles il est nécessaire d'agir ont déjà été largement évoquées, et je ne reviendrai pas en détail sur ce point. Il s'agit avant tout d'une question d'équité.
Dans le prolongement des carrières en mathématiques, en informatique, dans les sciences et l'ingénierie, se joue également la question de la rémunération dès le début de la carrière, avec des écarts qui deviennent massifs dès l'entrée dans le monde professionnel. C'est une problématique importante qui interroge le développement même de notre société, et qui constitue, à une échelle plus modeste, une illustration des inégalités entre hommes et femmes.
Une autre raison d'agir réside dans l'efficacité et le dynamisme. Il est absurde de se priver de la moitié des cerveaux disponibles. Le talent n'a pas de genre, et nous avons besoin de toutes les compétences pour faire face aux défis qui se posent à nous, qu'il s'agisse du changement climatique, des avancées en physique quantique ou des enjeux de l'intelligence artificielle.
De plus, la présence des femmes dans les équipes de travail contribue à améliorer leur fonctionnement. Elle permet d'éviter certains biais dans les organisations, les procédures ou les protocoles expérimentaux. Je pense, par exemple, à un fait frappant : pendant longtemps, les tests d'airbags ont été effectués avec des mannequins de 80 kg et mesurant 1,80 mètre. Ce protocole était non seulement inadapté à la moitié de la population, mais il pouvait également se révéler dangereux. Il en va de même pour les tests de médicaments antiviraux, qui, pendant longtemps, ont été réalisés sur des cohortes majoritairement masculines.
Enfin, l'absence de femmes dans certains domaines contribue à alimenter un cercle vicieux. Cette absence finit par être perçue comme naturelle, voire comme une norme. Il est impératif de sortir de ce schéma.
Alors, comment pouvons-nous agir concrètement ? Dans notre établissement, plusieurs mesures sont en place, à commencer par la création, à la rentrée prochaine, des bourses Cécile DeWitt-Morette. Madame DeWitt-Morette, l'une des plus grandes mathématiciennes du XXe siècle, a inspiré cette initiative, qui vise à soutenir les jeunes filles dans leur parcours scientifique. Elle vise toutes les femmes en mathématiques et informatique admises dans notre établissement pour préparer notre diplôme - sans aucune exception, mais sur des critères académiques rigoureux et la pertinence du projet individuel. Nous attribuerons une bourse de 12 000 euros par an, pendant les quatre années de formation, soit un total de 48 000 euros. Ce soutien substantiel est comparable à celui mis en place par les autres ENS dans le même objectif. Nous souhaitons ainsi envoyer un signal fort à toute une génération de lycéennes et d'étudiantes.
Cette initiative ne se limite pas à ce seul dispositif. Elle s'inscrit dans un programme global visant à lutter contre les obstacles à l'égalité, tant lors de l'entrée à l'ENS que tout au long du parcours, en particulier lors du passage au doctorat, un moment charnière, et au cours des phases suivantes de recrutement et de carrière dans le monde académique.
Nous voulons également aller au-delà de cette approche, en intervenant dès le plus jeune âge, dès l'école primaire, puis au collège et au lycée, notamment grâce à notre Maison des mathématiques et de l'informatique, un organisme ouvert au grand public qui répond à une demande croissante. Ce centre permet de découvrir les mathématiques et l'informatique de manière à la fois rigoureuse et ludique. Il réalise un travail remarquable en mettant l'accent sur l'approche des mathématiques et de l'informatique au féminin, à travers des ateliers, des expositions, des rencontres avec des techniciennes, chercheuses, ingénieures et divers intervenants, ainsi que des conférences.
Sur le plan de l'amont, je souhaite aussi évoquer une initiative nationale à laquelle nous participons, nommée Girls Can Code, qui se concentre sur l'informatique. Elle propose des stages gratuits d'initiation à l'informatique destinés aux collégiennes et lycéennes, en non-mixité.
Je tiens également à souligner l'importance du partenariat fructueux que nous avons noué avec l'association Femmes et Sciences. Cette collaboration se déploie à plusieurs niveaux, en particulier par l'organisation d'une journée intitulée Sciences et métiers de femmes, qui rassemble environ 500 lycéennes dans notre grand amphithéâtre. L'objectif est de démontrer que tous les métiers scientifiques sont mixtes, de mettre en lumière les sciences au féminin - de nombreux exemples sont à promouvoir -, mais aussi d'offrir des outils pour déconstruire les stéréotypes et les biais sexistes. En effet, souvent, les lycéennes se retrouvent démunies face à ces idées préconçues. Il est essentiel de faire évoluer leur regard sur elles-mêmes. Il est question ici de les amener à réfléchir sur les idées reçues et de combattre ces biais via la pensée.
De plus, une exposition photographique itinérante intitulée La science taille XXL, parcourt, en partenariat avec l'association Femmes et Sciences, différentes étapes depuis 2019. Cette initiative vise à valoriser les femmes et à sensibiliser le public. À partir de cette rentrée, nous mettons en place un nouveau dispositif de mentorat pour les doctorantes, une première à Lyon. Ce programme a pour but de les accompagner individuellement dans leur projet professionnel et de carrière, en leur offrant des mentors, qui ne sont pas nécessairement des femmes - bien qu'elles soient majoritaires -, permettant ainsi un partage d'expérience, des conseils sur la formation, et des outils pour faciliter leur intégration dans le milieu de la recherche. Elle vise à déconstruire certaines idées préconçues et à stimuler la confiance en soi et la motivation des doctorantes.
Cette vision d'ensemble est mise en oeuvre avec l'aide d'une chargée de mission égalité, qui nous assiste dans la réflexion et la proposition d'actions concrètes. Elle travaille également à la mise en place d'une culture de l'égalité au sein de l'ENS de Lyon, soutenue dans cette tâche par deux référents égalité, très impliqués et réalisant un travail exemplaire.
Récemment, nous avons élaboré un plan d'action professionnel pour l'égalité hommes-femmes, un document accessible en ligne, qui inclut des actions de sensibilisation, ainsi qu'une révision des procédures de recrutement des enseignants-chercheurs. Celle-ci a pour objectif de sensibiliser les comités de sélection aux biais de genre et aux conditions dans lesquelles ils peuvent peser sur leurs décisions. En effet, ils s'expriment de manière d'autant plus prononcée lorsqu'il existe une tension dans le jury, par exemple en fin de journée, après de longues auditions et des décisions difficiles à prendre. C'est dans ces moments que les stéréotypes peuvent émerger avec force. Il est essentiel de prendre conscience de la nécessité de ralentir à certains moments, car c'est précisément à ces instants que les automatismes peuvent refaire surface.
Parallèlement, nous mettons en place des initiatives visant à favoriser l'évolution des carrières et les promotions, ainsi qu'un travail sur les rémunérations, en appliquant systématiquement le prisme du calcul genré, ce qui nous conduit à réviser nos dispositifs. Récemment, sous l'angle de la santé au travail, nous avons instauré un congé menstruel pour les étudiantes, dans le but de lutter contre la précarité menstruelle. Il s'agit là d'une question de dignité et d'égalité des chances. On peut affirmer que si ce problème touchait les hommes, il serait résolu depuis longtemps.
Par ailleurs, nous avons identifié des enjeux majeurs concernant la conciliation de la vie professionnelle et privée, la parentalité, notamment le retour après un congé de maternité. Pour ce faire, nous offrons à nos enseignants-chercheurs un accompagnement systématique par des congés de recherche, afin qu'ils puissent réintégrer la recherche de manière satisfaisante.
Dans ce cadre, la lutte contre les violences sexuelles, sexistes et le harcèlement est au coeur de notre démarche. Il est impératif de protéger les femmes du sexisme. Il ne suffit pas simplement de les accueillir. Nous devons aussi les protéger et garantir des conditions de travail et de vie de qualité. La tolérance zéro est évidemment de mise concernant les violences sexuelles et sexistes.
Je souhaite préciser ici le dispositif que nous avons mis en place, qui est disponible en français et en anglais, et qui s'adresse tant aux victimes qu'aux témoins. Il implique des acteurs distincts et indépendants. Il permet d'assurer une prise en charge confidentielle, dans un espace d'écoute bienveillant, sans aucune implication de la gouvernance, ni jugement préalable. La mission égalité ainsi que notre chargé de mission et les référents égalité jouent un rôle clé dans ce processus.
Lors de cet entretien, la personne peut ensuite être orientée vers des professionnels, tels que des psychologues, des services médicaux, ou des directions de départements ou de laboratoires. Cette démarche permet de préserver une trace légale et d'engager les étapes suivantes. Il est primordial de respecter la temporalité et le consentement du signalant, à moins que l'urgence ou un danger imminent ne justifient une intervention immédiate. À chaque étape, la personne est clairement informée des démarches entreprises.
Si elle le souhaite, son signalement peut être présenté à une cellule de gestion que nous avons nommée cellule action. Celle-ci est composée de sept membres, dont les trois responsables que j'ai mentionnés précédemment, ainsi qu'une référente en violences sexuelles et sexistes issue de notre formation spécialisée, un représentant du service juridique et deux élus étudiants. Cette cellule étudie l'ensemble des mesures possibles, en fonction des attentes et des besoins exprimés lors du recueil de la parole, et formule des préconisations différenciées en fonction du statut de la personne concernée : étudiante, étudiant, personnel, enseignant-chercheur, etc.
Ensuite, les propositions de cette cellule sont soumises à la présidence, qui doit mettre en oeuvre les mesures de protection et de traitement des faits. Ces mesures, déjà évoquées, sont variées : mesures conservatoires, telles que l'interdiction d'accès au campus, éloignement de la personne concernée, enquêtes administratives, sanctions disciplinaires, et, le cas échéant, signalement aux procureurs de la République, constitution de partie civile, etc. Tout cela s'inscrit également dans une réflexion plus large sur la prévention. Nous n'agissons pas seulement de manière réactive, mais cherchons également à renforcer la prévention en lien avec notre plan d'action pour l'égalité. Enfin, le mot-clé dans ce processus reste la confiance. Il est fondamental de libérer la parole, de construire cette confiance dès la phase d'écoute. Je pense que la présence d'élus au sein de cette cellule contribue à rassurer les personnes qui pourraient hésiter à faire appel à nous. Ces réticences, déjà mentionnées avant mon intervention, trouvent une réponse dans le fait que cette cellule d'action montre qu'il se passe effectivement de nombreuses étapes entre le moment où un signalement est effectué et l'activation des ressources nécessaires. De plus, il est également naturel que peu d'informations circulent lorsque l'on n'a pas été personnellement concerné par la situation. Il existe une dimension individuelle et une nécessité de respecter la confidentialité. Je crois que c'est ainsi que nous sommes parvenus à libérer la parole.
Nous obtenons de bons retours et considérons que des résultats positifs ont été obtenus, mais il est évident que cet effort doit être constant. Rien n'est jamais acquis sur ce front.
Je terminerai brièvement en abordant la question des quotas. Pendant plus d'un siècle, des ENS distinctes accueillaient les filles et les garçons : rue de Sèvre et Fontenay-aux-Roses pour les filles, et rue d'Ulm et Fontenay-Saint-Cloud pour les garçons.
Dans les années 1980, nous sommes revenus sur cette distinction afin d'éviter les risques de stigmate, de naturalisation et d'essentialisation. La non-mixité, en soi, ne garantit pas l'égalité. La mixité non plus. Elle peut également conduire à la manifestation de stéréotypes, notamment lorsque les garçons et les filles ne sont pas traités de la même manière en classe.
Il serait pertinent de réfléchir à des espaces hybrides, à des formes de non-mixité temporaires. J'ai évoqué plus tôt des stages ponctuels en non-mixité, proposés à des lycéennes. Ils peuvent constituer outil pertinent et efficace. Ce type d'initiative permet de créer un climat propice à l'épanouissement des filles, leur offrant un environnement où elles se sentent à l'aise, soutenues et valorisées, sans être placées dans une position minoritaire. Il s'agit de créer des espaces protecteurs, qui offrent des conditions de sérénité. Cependant, je ne pense pas que la non-mixité totale soit souhaitable.
Quoi que l'on fasse, le risque demeure de renforcer les croyances sur une différence naturelle entre les sexes, qu'il s'agisse des appétences ou des compétences. De plus, d'éventuelles actions ne protègent pas contre d'autres rapports de domination, comme ceux liés au milieu social. Bien que nous n'en parlions pas aujourd'hui, cette dimension importante structure les groupes, y compris ceux en non-mixité. En fin de compte, pour faire progresser l'égalité entre les sexes, il est nécessaire de renoncer à toute conception essentialiste des genres.
Mme Dominique Vérien, pésidente. - Merci pour votre intervention.
Je laisse la parole à nos rapporteures.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Je tiens à saluer la qualité des présentations et des interventions que vous avez partagées. Je mesure pleinement les efforts considérables que vous déployez, accompagnés de résultats tangibles et portés par une vision claire. C'est très encourageant.
Je me suis quelque peu documentée sur la question et j'ai relevé, dans certaines régions du monde -- notamment au Maghreb, en Asie et en Amérique latine -- des chiffres qui suscitent notre admiration. Je pense, par exemple, au Bénin : 55 % des ingénieurs sont des femmes. On peut également citer l'Algérie, la Tunisie, la Malaisie, le Sultanat d'Oman, le Pérou ou encore Cuba, où la proportion de femmes dans les formations d'ingénierie dépasse régulièrement les 40 %.
Ce constat démontre que nous disposons encore d'une marge de progression significative. Ce que ces pays ont su accomplir, nous devrions être en mesure de le réaliser également, car nous en avons les ressources et les capacités. Bien sûr, certains facteurs culturels, de même que les représentations sociales, varient d'un contexte à l'autre.
Je pense également au rôle déterminant que jouent les familles dans l'orientation des jeunes. Il se peut que, dans ces pays, l'obtention d'un diplôme d'ingénieur par une femme soit perçue comme un véritable levier d'indépendance économique et de réussite sociale -- peut-être davantage que dans nos sociétés occidentales. Ce paramètre mérite d'être pris en compte.
J'ai été plusieurs années vice-présidente en charge de la formation et de l'emploi au sein de la région Île-de-France. À ce titre, j'ai pu constater, notamment dans le cadre du soutien financier apporté à des écoles d'ingénieurs dans les domaines du numérique, du bâtiment ou des travaux publics, un écart persistant entre la proportion de femmes admises en formation, diplômées, et celles qui accèdent effectivement à l'emploi. La Présidente l'a d'ailleurs souligné : obtenir un diplôme est une chose, mais exercer le métier correspondant en est une autre, car certaines représentations continuent de constituer un frein.
J'ai pris bonne note de l'initiative portée par Centrale-Supélec autour des summer camps, qui me paraît prometteuse pour valoriser plus largement les carrières d'ingénieur auprès des jeunes filles, et ce dès le plus jeune âge.
Je souhaiterais entendre votre avis sur l'opportunité de multiplier les journées de découverte des métiers -- à l'instar de ce qui existe déjà pour les métiers de l'industrie ou des travaux publics -- et sur la manière dont vous pourriez, en tant qu'acteurs engagés, renforcer votre rôle pour faire mieux connaître ces professions auprès des collégiens, et plus encore des lycéens.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Je dois me rendre au Conseil d'évaluation de l'École où, justement, l'un des points inscrits à l'ordre du jour porte sur les écarts de performance en mathématiques entre les filles et les garçons. Je poursuivrai ainsi la réflexion que nous menons aujourd'hui.
Je souhaitais revenir sur l'audition que nous avons tenue mardi dernier avec l'ancien ministre de l'Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Celui-ci nous a indiqué qu'il n'y avait jamais eu autant d'étudiants inscrits en classes préparatoires scientifiques, et que, par rapport à 2018, 40 000 filles supplémentaires s'engageaient aujourd'hui dans des études scientifiques. Selon lui, ce constat témoignerait du fait que la réforme du baccalauréat n'a pas eu d'impact négatif sur la mixité dans ces filières. L'un d'entre vous a commencé à aborder ce sujet. Je souhaiterais que vous puissiez y revenir plus précisément, car nous avons reçu de nombreux signaux d'alerte sur cet enjeu majeur. Observez-vous, à votre niveau, une progression ou au contraire une régression du nombre de jeunes filles intégrant vos écoles ces dernières années, à la suite de cette réforme ?
Par ailleurs, j'ai bien compris que la majorité de vos recrutements s'effectuait après les classes préparatoires, mais certains d'entre vous ont également évoqué les filières universitaires. Je m'interroge sur les voies d'accès alternatives, notamment à partir d'un BTS ou d'un DUT : constate-t-on, par ces parcours, une représentation féminine plus élevée ? Si ces voies existent, mériteraient-elles d'être davantage valorisées ?
Vous avez également mentionné l'étude menée par l'association Elles bougent, en lien avec Carrières en sciences, qui portait sur le caractère encore genré des orientations en 2024. Cette étude révélait que seules 23 % des jeunes femmes âgées de 19 à 24 ans envisageaient une orientation vers un métier d'ingénieure ou de technicienne.
Dans vos processus de recrutement, portez-vous une attention particulière à ce public, qui effectue ses choix d'orientation parfois tardivement, après avoir entamé des études supérieures ?
Sur la question des quotas, vos réserves m'ont paru très éclairantes. Pour ma part, j'ai toujours défendu cet outil, qui a permis une meilleure représentation des femmes, notamment en politique. D'une certaine manière, forcer un peu les choses permet aussi d'ouvrir la voie, de montrer aux jeunes filles qu'elles peuvent y arriver -- et, ce faisant, d'en inspirer d'autres.
J'avais également en tête, avant même que cela ne soit évoqué, l'idée qu'il puisse exister dans chaque école une référente ou un référent pour l'égalité filles/garçons. Vous avez souligné que cette initiative n'avait pas toujours porté ses fruits. Néanmoins, ne constitue-t-elle pas une piste à approfondir ? Et surtout, cette question de l'égalité et des comportements attendus est-elle clairement inscrite dans les règlements intérieurs de vos établissements ?
Enfin, j'aimerais vous interroger sur la ruralité. Vous avez raison de multiplier les actions de communication pour faire connaître vos écoles, mais j'aimerais savoir si celles-ci touchent également des territoires moins urbanisés. Dans ces zones rurales, on sait que c'est bien souvent l'information qui fait défaut, et que l'enjeu consiste à se déplacer vers les jeunes plutôt que d'attendre qu'ils viennent à nous. Cet angle est fondamental pour garantir l'égalité des chances.
Enfin, monsieur le directeur de l'ESTACA a mentionné un concours spécifique réservé aux femmes. Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous préciser le nombre de places qui y seront ouvertes ?
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Merci pour la qualité de vos interventions, particulièrement riches et complètes, qui, de ce fait, n'appellent pas nécessairement un grand nombre de questions. Je souhaiterais simplement apporter un complément concernant la ruralité.
L'Université de Lorraine porte un programme visant à « aller vers » les territoires dits ultra-ruraux. J'ai été personnellement interpellée par les constats formulés par la Cour des comptes dans l'un de ses récents rapports, qui consacre un focus à la jeunesse rurale. Il y est démontré que, dans les territoires ruraux, les jeunes -- filles et garçons -- poursuivent nettement moins d'études supérieures que leurs homologues urbains. Et pourtant, lorsqu'ils s'engagent dans ces parcours, leurs résultats sont souvent supérieurs à ceux des jeunes issus des grandes agglomérations. Ce paradoxe mérite toute notre attention.
Monsieur l'Amiral l'a rappelé : on ne peut se priver du talent de la moitié d'une classe d'âge. Dans cette logique, je poserais la question suivante : peut-on se priver de 33 % de cette même classe d'âge, sachant que c'est la part que représentent aujourd'hui les jeunes issus de la ruralité en France ? La réponse est évidemment négative.
Il nous appartient donc de réfléchir aux moyens de faire en sorte que l'ensemble des initiatives remarquables que vous nous avez présentées puissent également parvenir jusqu'aux jeunes de nos campagnes. Le numérique peut constituer ici un levier précieux : les territoires ruraux sont désormais, pour une large part, bien fibrés et disposent d'une bonne connectivité.
Il s'agirait sans doute d'imaginer des formes nouvelles d'accès, adaptées aux réalités de ces territoires, pour véritablement « aller vers » les jeunes et leur offrir les mêmes perspectives. C'est un enjeu majeur, non seulement pour l'égalité des chances, mais aussi parce que nos entreprises locales ont, elles aussi, besoin de ces talents.
M. Romain Soubeyran. - Nous organisons des journées d'accueil et menons effectivement des actions à notre échelle. Nous avons notamment organisé une exposition à l'occasion du centenaire de la mort de Gustave Eiffel en 2023, ainsi qu'une exposition intitulée « Un monde de maths » en 2024, destinée à redonner du sens à l'enseignement des mathématiques. En effet, nombre de lycéennes expriment leur désintérêt pour ces disciplines, en grande partie parce qu'elles n'en perçoivent pas la finalité. Or, les mathématiques en ont une, et une très grande. Nous pourrions engager une réflexion relative à une éventuelle refonte des programmes et des méthodes pédagogiques, un chantier d'ampleur.
L'exposition a rencontré un réel succès, attirant près de 3 500 visiteurs. Néanmoins, ces actions restent limitées géographiquement. Elles ne touchent en réalité que les établissements situés dans un rayon d'environ 40 kilomètres autour de Centrale-Supélec. Je voulais justement aborder cette limite.
Au-delà des problématiques liées à la ruralité, il existe une autre zone encore plus défavorisée en matière d'accès aux études supérieures : l'outre-mer. La distance, cette fois géographique et logistique, y constitue un frein encore plus marqué pour les jeunes ultramarins. C'est un enjeu crucial que nous devons pleinement intégrer à nos réflexions.
Ensuite, contrairement au domaine politique, dans lequel ces mécanismes ont joué un rôle important en faveur de la parité, le recours aux quotas dans nos écoles suscite certaines inquiétudes. Plusieurs de nos étudiantes nous ont confié qu'elles n'auraient peut-être pas intégré notre établissement si elles avaient pensé y être admises grâce à un quota. L'inquiétude est donc double : non seulement risquerions-nous d'abaisser le seuil d'admission, mais nous pourrions aussi dissuader des candidates brillantes de postuler, préférant alors s'orienter vers d'autres établissements. Une solution globale et harmonisée serait complexe à mettre en oeuvre.
Par ailleurs, nous observons une tendance croissante chez des élèves de très bon niveau -- notamment des jeunes filles -- à poursuivre leurs études à l'étranger dès le post-bac, dans des institutions comme l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), l'Imperial College de Londres ou l'université McGill à Montréal. Ce n'est pas un hasard si nous avons développé un partenariat avec cette dernière dans le cadre d'un bachelor international. Le risque d'un exode des talents vers l'international est donc bien réel.
En ce qui concerne les choix tardifs d'orientation, la réforme du baccalauréat, en contraignant les élèves à se positionner dès la fin de la classe de seconde sur des spécialités telles que les mathématiques, exige une anticipation prématurée. Pourtant, de nombreux jeunes n'ont pas encore une vision claire de leur avenir à 18 ans. Il n'est pas rare que nos étudiants, à 20 ans, ne sachent toujours pas précisément ce qu'ils souhaitent faire. Ils étaient bons en mathématiques, on leur a conseillé une classe préparatoire, ils s'y sont illustrés, et ont intégré Centrale-Supélec.
Or, plus on exige un choix précoce, plus les stéréotypes de genre risquent d'influencer ces décisions. Une sélection trop en amont, notamment dès le début de la première, peut ainsi fermer prématurément la voie vers les classes préparatoires et les filières scientifiques.
Il est certain que la réforme Blanquer a eu, dans un premier temps, un effet négatif. Cependant, j'ai le sentiment que cet effet a été partiellement absorbé par la société. Le message initial, selon lequel « toutes les spécialités ouvrent l'ensemble des parcours possibles », a semé une certaine confusion. Beaucoup d'élèves ont été abusés par cette promesse. Mais aujourd'hui, il semble que l'information ait été mieux intégrée : celles et ceux qui envisagent une prépa scientifique savent désormais qu'ils doivent impérativement choisir des spécialités scientifiques, notamment les mathématiques, sans quoi ils se retrouveraient, de fait, exclus de ces parcours.
Concernant le recrutement en classes préparatoires scientifiques, nous avons observé ces dernières années une certaine érosion des effectifs. Toutefois, une tendance inverse s'est amorcée récemment, et nous avons enregistré une progression de plus de 5 % à la rentrée 2024, ce qui nous a permis de résorber le retard accumulé.
Peut-on pour autant parler d'un record historique d'élèves dans les filières scientifiques ? Je ne le pense pas, du moins pas en ce qui concerne les CPGE. Cela pourrait éventuellement être le cas si l'on incluait les étudiants inscrits en licences scientifiques à l'université, mais je ne dispose pas des données consolidées sur ce point. Mon propos se limite donc aux classes préparatoires scientifiques.
En revanche, du côté des classes préparatoires commerciales, la filière ECG (Économique et Commerciale voie Générale) a connu une baisse de 15 % des effectifs. Cette diminution, survenue il y a deux ans environ, a été en partie résorbée depuis. Cette chute avait été, à tort ou à raison, corrélée à la réforme du baccalauréat. Cela dit, je suis moins spécialiste de ces filières.
S'agissant des recrutements issus de BTS et DUT, nous avons ouvert, à Centrale-Supélec, une filière par apprentissage à partir de 2018, à vocation plus technologique. Cette initiative a porté ses fruits en matière d'ouverture sociale, mais s'est révélée décevante sur le plan de la féminisation des effectifs. C'est une problématique que nous rencontrons fréquemment.
Pour illustrer mon propos, prenons l'exemple des disciplines littéraires dans les concours d'entrée : les renforcer peut être favorable à une meilleure représentation des femmes, mais peut désavantager les candidats boursiers. Une dynamique comparable est à l'oeuvre dans les filières technologiques. Ainsi, dans nos classes préparatoires en alternance -- issues de BTS, DUT et ATS --, la part des jeunes filles s'élève, de mémoire, à environ 8 %. Nous nous heurtons donc régulièrement à une forme d'antagonisme entre des mesures favorables à l'égalité femmes-hommes et celles en faveur de la diversité sociale.
Mme Dominique Baillargeat. - L'école 3iL est historiquement implantée à Limoges, un territoire au coeur de zones fortement rurales. Nous sommes également présents à Rodez depuis 2002, et à Nantes depuis 2023 - un contexte où la ruralité est moins marquée.
Étant basés à Limoges, nous allons directement à la rencontre des lycéens des territoires voisins, en nous déplaçant dans leurs établissements. Cela étant, nous observons une difficulté structurelle dans l'orientation post-bac, souvent mal articulée, notamment du côté de certains enseignants. Ces derniers, dans des lycées dotés de sections de BTS, orientent en priorité leurs élèves vers ces diplômes, parfois au détriment d'autres voies plus adaptées à leur potentiel.
Je travaille dans le domaine de l'informatique, filière dans laquelle nous comptons environ 18 % de femmes. Nous constatons régulièrement que de nombreux jeunes issus de zones rurales possèdent un fort potentiel et réussissent très bien lorsqu'ils accèdent à notre école. Le problème réside donc moins dans la capacité des étudiants que dans le filtre initial de l'orientation, qui peut les confiner à des choix par défaut.
Je tiens à souligner que mon propos ne vise aucunement à dénigrer les BTS, mais à rappeler qu'il existe d'autres parcours : licence, DUT, classe préparatoire intégrée, CPGE, etc. Malheureusement, certains jeunes sont « empêchés » d'accéder à ces filières plus sélectives en raison d'une orientation trop restreinte. Par la suite, il arrive que nous puissions les accueillir en école d'ingénieurs après un bac+2, mais leurs parcours est alors plus contraint.
Depuis 1998, nous proposons des formations en alternance, notamment à Rodez, où l'ensemble des cursus repose sur ce modèle. Cette implantation s'explique par la présence locale d'entreprises telles que Bosch ou Sopra Steria, qui recrutent nos étudiants dès le niveau bac+3. Il s'agit majoritairement de jeunes originaires de l'Aveyron, souhaitant rester dans leur région. Cette dynamique incarne un véritable levier d'ascension sociale, en particulier pour des jeunes issus de milieux modestes, parfois éloignés des études supérieures.
Ensuite, la présence des femmes est légèrement plus marquée dans les parcours de type BTS. Cependant, nous constatons qu'une remise à niveau est souvent nécessaire après ce diplôme, soit en seconde année de BTS, soit en première année de formation d'ingénieur, afin d'atteindre les prérequis.
Pour répondre à Madame Aeschlimann, nous entretenons de nombreux partenariats avec l'Afrique, et c'est l'international qui contribue le plus efficacement à la féminisation de nos effectifs. Dans plusieurs pays d'Afrique, les filières scientifiques sont beaucoup plus féminisées. La formation d'ingénieur y est perçue comme un vecteur de réussite sociale, permettant à de nombreuses jeunes femmes de soutenir financièrement leur famille, et conférant une certaine reconnaissance sociale.
Ainsi, nos écoles accueillent de nombreuses étudiantes africaines, notamment d'Afrique centrale, qui s'intègrent parfaitement et réussissent brillamment. Le poids des représentations joue également : dans une école où la présence féminine est significative, d'autres jeunes femmes se projettent plus facilement. À l'inverse, lorsqu'elles constatent qu'elles sont peu nombreuses -- comme à l'ENS --, elles peuvent avoir le sentiment de ne pas y avoir leur place.
Nous mettons pourtant en oeuvre de nombreuses actions pour lutter contre ce phénomène, en lien avec des associations telles que « Elles bougent », « Femmes ingénieures », ou à travers des initiatives comme le mentorat, le storytelling ou des programmes de bourses. Mais ces efforts se heurtent encore à des biais très précoces, dès le plus jeune âge.
Par exemple, les fondamentaux mathématiques -- les règles de calcul simples -- ne sont parfois plus travaillés jusqu'au CM2, ce qui pose un problème. Si le lycée permet un léger rééquilibrage, certains jeunes arrivent avec l'idée, véhiculée à tort, que toutes les spécialités ouvrent les mêmes portes, y compris pour devenir ingénieur. Or, les mathématiques restent indispensables pour suivre ce type de cursus. Heureusement, les enseignants semblent aujourd'hui mieux alerter leurs élèves, mais la problématique demeure.
M. Emmanuel Trizac. - Vous nous demandiez pourquoi on observait une proportion plus élevée de femmes dans le secteur du numérique dans des pays présentant de moindres égalités entre les sexes. Il me semble que deux facteurs peuvent être mis en lumière.
Le premier tient au rôle structurel du numérique dans l'économie. Dans les pays dits les plus inégalitaires, le numérique n'occupe pas encore une place centrale dans le tissu économique, contrairement à ce que l'on observe dans des pays comme les États-Unis, le Royaume-Uni ou la France, où ce secteur peut représenter 8 à 10 % du PIB. À l'inverse, les économies des pays moins égalitaires sont encore largement fondées sur d'autres secteurs : l'agriculture, les hydrocarbures ou les industries à forte intensité de main-d'oeuvre. Il conviendra donc, à mesure que ces pays amorceront leur transition numérique, de rester vigilants quant à l'évolution des équilibres de genre, afin d'éviter une réduction de la part des femmes dans ces domaines émergents.
Le second point repose sur une différence générationnelle et historique dans l'accès aux technologies. Dans les pays occidentaux, notamment au sein des générations dites baby-boomers et X, l'arrivée de l'ordinateur personnel à la fin des années 1970 et au début des années 1980 s'est faite sous la forme d'un objet technologique rare, valorisé, perçu comme masculin, et destiné en priorité aux garçons. Cette construction sociale s'est fortement ancrée dans les représentations.
Or, dans de nombreux pays en développement, cet accès initial à l'informatique n'a pas eu lieu de la même manière : l'acquisition d'ordinateurs personnels était limitée, en raison d'un pouvoir d'achat plus restreint et d'une politique économique moins tournée vers l'ouverture technologique. Ces pays ont ainsi été relativement préservés des stéréotypes genrés liés à l'usage de l'ordinateur.
Ce n'est qu'avec l'avènement plus récent des smartphones et la généralisation de leur usage que l'accès au numérique s'est démocratisé, sans distinction de genre, dès l'entrée en matière. Ce phénomène pourrait expliquer l'absence ou l'atténuation de certains biais de genre, observés historiquement dans les pays occidentaux.
Ces deux dimensions me semblent essentielles pour comprendre ce paradoxe apparent : la présence plus marquée de femmes dans les domaines du numérique au sein de pays pourtant globalement moins égalitaires.
M. Denis Bertrand. - Je souhaiterais revenir sur l'étude de l'OCDE portant sur la diplomation dans certains pays du Maghreb, ainsi qu'au Bénin, entre autres. Cette dynamique s'explique certainement en partie par des considérations culturelles et sociales locales, où les études supérieures, et plus particulièrement l'obtention de diplômes scientifiques, constituent un levier d'émancipation féminine. Mais cette réalité est également étroitement liée à la structuration même des systèmes éducatifs dans ces pays, qui s'inscrivent encore dans des formats de formation plus « traditionnels ».
J'en veux pour preuve ma propre expérience : je recrute régulièrement des enseignants et enseignants-chercheurs en mathématiques ou en physique provenant d'Algérie, de Tunisie, du Maroc ou de pays d'Afrique subsaharienne. Lorsque j'occupais des fonctions au sein de la direction de la protection des installations à moyenne activité du ministère de la défense, j'étais déjà amené à porter une attention particulière à l'intégration, dans des secteurs d'importance vitale, de professionnels issus de l'étranger. Ils étaient nombreux, car nécessaires, et remarquablement bien formés.
Deux éléments, donc, contribuent à expliquer les différences que l'on peut observer : le contexte socioculturel et la qualité du vivier formé localement.
J'en profite pour faire un lien avec la question de la ruralité. L'ESTACA est présente à Laval, Saint-Quentin-en-Yvelines, et prochainement à Bordeaux. Si ces dernières implantations ne relèvent pas directement de territoires ruraux, Laval s'inscrit dans une dynamique régionale plus large grâce à l'engagement des acteurs locaux, qui ont su développer un réseau d'enseignement supérieur et favoriser l'ancrage avec le tissu industriel tout en rayonnant au-delà des centres urbains.
Dans nos recrutements, notamment sur les BUT (bachelor universitaire de technologie) en génie mécanique, productique, mesures physiques, génie thermique ou encore en matériaux, la proportion de jeunes filles reste très faible.
La ruralité est une réalité à laquelle je suis profondément attaché. La mer ne se situe pas à Paris. J'ai passé ma carrière tourné vers l'extérieur, vers les territoires. Originaire d'un petit village de Côte-d'Or, je suis issu d'une famille d'agriculteurs. Mon arrière-grand-père, fils de paysans, s'est vu encouragé à poursuivre ses études à Dijon grâce à ses bons résultats scolaires. Il est devenu agrégé de lettres, puis inspecteur d'académie. Il illustre, à mon sens, une forme de méritocratie qui était plus accessible à l'époque, où les parcours étaient plus clairement balisés, et où les voies de réussite étaient identifiables.
Aujourd'hui, réussir passe souvent par une maîtrise des codes, des réseaux, et des stratégies éducatives, ce qui n'est pas toujours accessible à tous. Pourtant, je continue d'observer, dans ces territoires ruraux, notamment en Côte-d'Or où je réside toujours, des jeunes ambitieux, connectés, et pleins d'envie. Malheureusement, l'orientation reste souvent un point faible : les élèves ne sont pas toujours informés de la diversité des parcours possibles et sont parfois confinés à ce qui est offert localement, comme une section de BTS au chef-lieu ou dans la sous-préfecture. Nous devons leur présenter tous les choix possibles, et pas uniquement les plus évidents.
Enfin, je ne voudrais pas m'exprimer à la place de mon collègue directeur de l'EPF, qui dépend également du concours Avenir. Pour autant, je tiens à souligner l'intérêt suscité par l'expérience qu'il a présentée. Bien qu'elle reste modeste à ce jour - une cinquantaine de places ouvertes aux filles via un concours dédié - elle représente une initiative prometteuse. Je vous encourage à prendre directement contact avec l'EPF si vous souhaitez en savoir davantage.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il me revient à présent de conclure cette table ronde. Vos interventions ont été d'une grande richesse, et il est manifeste que chacune de vos écoles s'est structurée pour favoriser une plus grande présence féminine dans ses effectifs. Comme vous l'avez justement rappelé, Monsieur Trizac, le talent n'a pas de genre.
Et pour faire écho aux propos de Madame Baillargeat, il serait également bénéfique de valoriser les efforts des garçons tout autant que les talents des filles. Cette reconnaissance équilibrée contribuerait sans doute à changer les représentations.
Permettez-moi de partager une anecdote personnelle : lorsque j'étais en classe de troisième, mon directeur d'établissement - dont j'ai déjà eu l'occasion de parler ici - ne me portait pas une grande affection. Probablement parce que mon comportement ne correspondait pas à ce que l'on attendait d'une jeune fille à l'époque : je n'étais ni assez sage, ni suffisamment conforme aux attentes genrées. Mes résultats scolaires, pourtant excellents, ne s'en ressentaient en rien. Pourtant, ce comportement m'a valu des encouragements, plutôt que des félicitations. Ce qui m'avait poussée à m'interroger : s'agissait-il là d'un encouragement à poursuivre dans la même voie ? L'ambiguïté du message m'avait, en tout cas, marquée.
Cette expérience illustre bien la manière différenciée dont on évalue filles et garçons, dès le plus jeune âge, y compris dans leur posture ou leur comportement en classe. C'est un sujet que nous devons assurément approfondir.
Nous devrons également nous pencher, à l'avenir, sur le fonctionnement de Parcoursup, qui joue un rôle essentiel dans l'orientation, mais aussi sur le rôle prescripteur des enseignants. Si ces derniers ne connaissent pas les classes préparatoires - et a fortiori les écoles d'ingénieurs - comment pourraient-ils orienter leurs élèves dans ces voies ? Quant à l'École normale supérieure, elle reste encore plus méconnue d'un grand nombre d'entre eux.
Merci d'avoir rappelé vos engagements en matière de lutte contre les violences sexuelles et sexistes, enjeu fondamental au sein de nos établissements. J'insiste notamment sur le climat sexiste qui a pu régner - et qui persiste parfois - dans certaines écoles d'ingénieurs. Je l'ai moi-même vécu, à l'époque où j'étais élève à l'ESTP, où les filles représentaient 10 % de l'effectif. Ce climat, nous devions y faire face, et il se prolongeait ensuite dans le monde de l'entreprise. C'est pourquoi plus nous formerons nos futurs ingénieurs à une culture de l'égalité, moins ces biais se reproduiront ensuite dans leur environnement professionnel. C'est un chantier absolument salutaire, et je vous remercie sincèrement de le porter.
Enfin, je suis convaincue que cette table ronde trouvera un écho important sur nos réseaux, tant les échanges ont été passionnants. Merci beaucoup.
Table ronde avec des
représentants de la chaire « Femmes et science »
de l'Université Paris Dauphine-PSL
(29 avril 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers Collègues, Mesdames, Messieurs, avant de débuter notre réunion, j'aimerais célébrer avec vous le 80e anniversaire du droit de vote des femmes en France. Le 29 avril 1945, les Françaises ont pu, pour la première fois, exercer leur droit de vote acquis en 1944, à l'occasion d'élections municipales historiques. En Côte-d'Or, un conseil municipal avait même, à l'époque, été constitué exclusivement de femmes. Et quel lieu plus approprié pour marquer cet anniversaire que notre salle Olympe de Gouges, portant le nom de cette figure révolutionnaire, pionnière des revendications en faveur du droit de vote féminin ? Si l'acquisition et l'exercice du droit de vote des femmes ont constitué des étapes décisives vers l'égalité entre les sexes dans notre pays, le chemin restant à parcourir pour atteindre une égalité réelle demeure long et semé d'obstacles. Cette réflexion nous mène naturellement au sujet qui nous occupe aujourd'hui : la place des femmes dans les sciences.
Nous avons le plaisir de recevoir des membres de l'équipe de la chaire UNESCO « Femmes et Science » de l'Université Paris Dauphine-PSL, créée en 2019 et intégrée au réseau des chaires de l'UNESCO fin 2020. Celle-ci a pour mission de développer et diffuser des travaux, recherches et réflexions pluridisciplinaires, à l'échelle nationale et internationale, portant sur les filles, les jeunes filles et les femmes au sein des disciplines, études et métiers scientifiques, en examinant principalement :
• les déterminants de la moindre représentation des femmes dans les parcours et les carrières scientifiques ;
• le rôle des différents facteurs dans l'entourage qui influencent une différenciation dans les parcours entre filles et garçons, femmes et hommes, et qui renforcent les stéréotypes de genre ;
• les liens entre choix de parcours et performances scolaires ;
• le rôle des facteurs socioculturels et la pertinence des politiques publiques mises en oeuvre ou préconisées, grâce à la conduite de comparaisons internationales ;
• l'impact d'une science qui ne prend en compte ni le sexe ni le genre dans la conception d'études ;
• l'impact de l'absence ou de la sous-représentation des femmes dans les secteurs scientifiques sur la qualité des recherches et les orientations choisies.
Tous ces sujets présentent un intérêt majeur dans le cadre des travaux engagés par notre délégation depuis la mi-février, visant à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques. À ce jour, elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation des femmes dans les études et carrières scientifiques, qu'il s'agisse d'ingénierie, de recherche, d'informatique ou de numérique, résulte d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée, puis dans l'enseignement supérieur, mais également de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, notamment en mathématiques. En 2023, la France ne comptait ainsi que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des sciences, technologie, ingénierie et mathématique (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, près de la moitié des filles en classe de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité scientifique, contre 28 % des garçons. Même parmi celles qui s'engagent dans des carrières scientifiques après leurs études, il apparaît que près de la moitié quitte ce secteur au cours des dix années suivantes : il s'agit du phénomène bien connu du « tuyau percé ».
Malheureusement, à ce jour, la France n'évolue pas dans la bonne direction : le nombre de doctorantes dans la Tech' a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, tandis qu'il augmentait de 19 % à l'échelle européenne.
Nos précédentes auditions ont montré l'ampleur des défis, présents à tous les niveaux : au sein de la famille et de la société dans son ensemble ; dans le système éducatif ; aux différents paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur ; dans les trajectoires professionnelles ; et, plus généralement, au niveau des politiques publiques dans leur ensemble.
Dès lors, il nous a semblé important, avec les quatre rapporteures -- Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés --, de recevoir une partie de l'équipe de la chaire « Femmes et science » de Paris Dauphine-PSL qui oeuvre précisément pour relever l'ensemble de ces défis. Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Nous avons le plaisir d'accueillir :
• Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire UNESCO « Femmes et science », que la délégation connaît bien puisqu'il avait participé au colloque sur le thème « Femmes et IA : briser les codes », coorganisé au Sénat le 7 mars 2024 par notre délégation ainsi que la délégation à la prospective et l'OPECST ;
• Thomas Breda, économiste, chercheur au CNRS, coauteur de l'étude sur Le décrochage des filles en mathématiques dès le CP de la chaire « Femmes et science » et de l'Institut des politiques publiques, publiée en janvier 2024 ;
• Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine ;
• et Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS).
Je vous souhaite à toutes et tous la bienvenue.
Avant de vous céder la parole, j'aimerais soumettre à votre appréciation quelques points déjà évoqués devant notre délégation par nos précédents interlocuteurs :
• la question de la pertinence de quotas pour accélérer la mixité dans les études scientifiques, que ce soit au moment des concours d'entrée dans les écoles d'ingénieurs et les ENS ou, en amont, pour l'intégration dans les classes préparatoires en sortie de baccalauréat ;
• la mise en place de bourses ou d'allocations spécifiques pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans des parcours scientifiques ;
• l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans les études et carrières scientifiques.
Pour évoquer l'ensemble de ces sujets, je me tourne dans un premier temps vers Elyes Jouini, en tant que titulaire de la chaire « Femmes et science ».
M. Elyes Jouini, professeur des universités en économie et mathématiques, titulaire de la chaire UNESCO « Femmes et science » -. Je tiens tout d'abord à saluer la présence de Thomas Breda, Sophie Pochic et Georgia Thebault. Thomas Breda et Sophie Pochic siègent au conseil scientifique de la Chaire, aux côtés de Dominique Meurs, Claudia Senik et Marie-Pierre Dargnies, tandis que Georgia Thebault a contribué à plusieurs travaux de la Chaire.
La Chaire a été créée en 2019 avec le soutien de mécènes engagés auprès de la Fondation Dauphine. Elle a obtenu le label de chaire UNESCO en 2020 pour quatre ans, celui-ci ayant été récemment renouvelé pour quatre années supplémentaires.
Notre méthode repose fondamentalement sur la recherche scientifique. Il s'agit d'une chaire de recherche pluridisciplinaire, croisant les regards issus de diverses disciplines, et travaillant en réseau. Bien qu'elle soit formellement rattachée à l'Université Paris-Dauphine, elle collabore avec plusieurs établissements, notamment l'École d'économie de Paris et l'EHESS, ainsi qu'avec un large réseau international.
Notre singularité réside précisément dans cette approche holistique nourrie par la recherche de pointe. Notre objectif consiste à approfondir scientifiquement la compréhension des phénomènes pour mieux agir. Nous poursuivons ainsi un double objectif : comprendre les déterminants des inégalités et identifier les politiques publiques efficaces, notamment à travers des comparaisons internationales.
Nos convictions fondamentales sont les suivantes : les femmes enrichissent la diversité des approches et des visions en sciences, ce qui bénéficie à la fois aux femmes elles-mêmes, à la société et à la science. Leur présence ou absence contribue à façonner la société de demain. Ces enjeux, vous en êtes déjà convaincues, apparaissent essentiels au regard des défis contemporains.
Toutes les grandes enquêtes internationales, telles que TIMSS et PISA, montrent qu'à mesure que l'on avance en âge, l'écart de performance en mathématiques - et plus largement en sciences - se creuse entre filles et garçons. Ce constat n'est pas propre à la France. À l'échelle internationale, à partir de la classe de 4ème, le nombre de pays où les filles sur-performent diminue jusqu'à atteindre zéro à la fin du lycée. En classe de terminale, soit les garçons sur-performent (dans 60 % des pays), soit aucun écart significatif n'est constaté (40 %).
S'agit-il d'une question de nature ou de culture ?
La littérature avance régulièrement des explications selon lesquelles les femmes n'aimeraient pas les sciences ou ne seraient pas faites pour exceller dans ces domaines. Or, comme le montrent des travaux récents de Thomas Breda et Clotilde Napp, c'est ce stéréotype même lié à une moindre capacité supposée des femmes à exceller en sciences qui peut être la cause de leur moindre présence et de leur moindre performance dans ces domaines. Or, nous n'avons trouvé aucun argument réellement convaincant à l'appui de ces thèses essentialistes. À l'inverse, plusieurs contre-arguments mettent en lumière que les filles de femmes scientifiques réussissent aisément en sciences et choisissent des filières scientifiques, non en raison d'un prétendu « gène » de la science, mais parce que leur environnement confère une dimension naturelle à cette orientation.
De même, dans les écoles non mixtes -- sans pour autant plaider pour un retour à la non-mixité --, les filles s'orientent plus volontiers vers les études scientifiques. Selon nous, cette tendance s'explique en partie par le rôle des enseignants : lorsqu'un enseignant fait face à une classe composée uniquement de filles, il pousse les meilleures d'entre elles vers les sciences sans hésiter, tandis que, dans une classe mixte, certains biais l'amènent à favoriser davantage les garçons.
Un autre argument fort contre l'approche essentialiste réside dans les disparités observées entre pays. Dans les pays de l'OCDE, les femmes sont peu présentes en sciences (25 % en Corée du Sud, par exemple), tandis qu'en Tunisie, par exemple, les filières scientifiques comptent 55 % de filles. De fait, l'explication biologique se voit résolument écartée, tandis que des explications culturelles permettent de comprendre pourquoi, en Asie du Sud-Est ou dans les pays arabes, la proportion de filles scientifiques se révèle plus élevée.
Enfin, la rapidité des évolutions possibles constitue un espoir notable. Au Sénégal, par exemple, la part des filles dans les filières scientifiques est passée de 10 % en 2006 à 29 % moins de dix ans plus tard. Ainsi, rien n'est figé, à condition d'agir dans la bonne direction.
À partir de nos travaux, nous observons qu'à l'échelle mondiale, si l'on considère les 10 % des élèves les plus performants (selon les enquêtes PISA), on compte en moyenne sept filles pour dix garçons. Toutefois, cette moyenne masque des situations contrastées : certains pays approchent de la parité, tandis que d'autres enregistrent seulement cinq filles pour dix garçons. L'aspect le plus intéressant de ce travail montre que les filles réussissent mieux en sciences - plus précisément en mathématiques - dans les pays où les élèves issus de milieux défavorisés obtiennent de meilleurs résultats. Autrement dit, réussir en sciences en tant que fille relève du même mécanisme social que réussir en sciences lorsqu'on est issu des catégories socioprofessionnelles défavorisées.
Cette réalité entraîne plusieurs conséquences. Si les filles performent moins bien, elles s'autosélectionnent moins vers les filières scientifiques, ce qui explique leur faible présence. À titre individuel, cette situation représente un handicap, les carrières scientifiques étant en moyenne mieux rémunérées. En outre, dans le contexte actuel, marqué par l'essor des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle, les métiers de demain exigeront encore plus de compétences scientifiques. Ainsi, cette tendance est également préjudiciable d'un point de vue sociétal, car se priver d'un tel vivier de talents revient à collectivement s'affaiblir de manière significative. Enfin, la science elle-même subit un appauvrissement considérable du fait de la sous-représentation des femmes, le progrès scientifique reposant indéniablement sur la richesse et la diversité des points de vue.
La question des potentiels leviers d'action met en évidence la complexité de la situation. Plusieurs paradoxes montrent que les solutions simples ne sont pas toujours les plus efficaces. Le paradoxe norvégien, par exemple, illustre qu'il ne suffit pas d'améliorer les résultats des filles en sciences pour influencer leurs choix d'orientation. Même lorsqu'elles excellent en sciences, elles restent souvent très performantes en lettres, ce qui leur laisse davantage de choix. Or, en raison de l'environnement et des stéréotypes persistants, elles se dirigent préférentiellement vers les filières littéraires.
Par ailleurs, les pays les plus progressistes -- ceux qui promeuvent le plus l'égalité femmes-hommes -- affichent paradoxalement les plus faibles proportions de femmes dans les filières STIM. Il ne suffit pas d'affirmer l'égalité en droits pour que celle-ci se traduise dans les faits, notamment dans les orientations scolaires et professionnelles. Des travaux menés notamment avec Thomas Breda, Georgia Thebault et Clotilde Napp montrent que cette situation s'explique essentiellement par les stéréotypes. Dans ces pays, les stéréotypes de genre liés aux sciences sont particulièrement marqués : on y considère que les sciences ne relèvent pas du féminin. Hommes et femmes sont égaux en droit, mais chacun reste cantonné à « son » domaine : aux hommes, la science ; aux femmes, le reste.
Ces stéréotypes produisent un effet autoréalisateur : filles et garçons ne se dirigent pas vers les filières scientifiques avec la même intensité. Plus on est performant en sciences, plus on a de chances de poursuivre des études scientifiques. Pourtant, cet effet se révèle beaucoup plus fort pour les garçons que pour les filles. Autrement dit, les meilleures filles en sciences ne se dirigent pas nécessairement vers les filières scientifiques, ou pas avec la même intensité que leurs homologues masculins. Par conséquent, les garçons et les filles qui s'engagent dans ces filières ne constituent pas un échantillon comparable. Mécaniquement, l'échantillon final comptera une population masculine généralement meilleure que la population féminine, ce qui n'était pas le cas dans la population d'origine. Ce phénomène renforce les stéréotypes, en donnant l'impression que les efforts pour promouvoir la mixité s'avèrent vains, puisque les filles ne semblent pas performer aussi bien que les garçons.
Cette dynamique contribue également à alimenter les violences sexistes et sexuelles (VSS). Des travaux menés par Clémence Perronnet, avec le soutien de la Chaire, montrent que ces violences sont vécues quotidiennement par les jeunes filles, à l'école comme au lycée. Leurs bons résultats en sciences font l'objet de suspicions et de remises en cause constantes : « Qui t'a aidée pour ton devoir ? », « Tu es forte en maths, et pourtant tu es une fille », etc. Ce type de propos détruit leur confiance et porte violemment atteinte à l'image qu'elles se construisent d'elles-mêmes.
Les stéréotypes, malheureusement, restent omniprésents. On les retrouve dans la publicité pour les vêtements, où les filles apparaissent comme des « petites filles modèles », tandis que les garçons sont présentés comme des « petits génies en mathématiques ». Même les institutions animées des meilleures intentions tendent parfois à véhiculer ces biais : une ancienne campagne de recrutement de l'Éducation nationale figurait, d'un côté, un homme devant un ordinateur et, de l'autre, une femme tenant un livre. L'homme y était présenté comme ayant trouvé « un poste à la hauteur de ses ambitions », tandis que la femme avait trouvé « le poste de ses rêves » - comme si elle était prédestinée à un métier particulier, guidée par des rêveries plutôt que par des ambitions.
Ainsi, les stéréotypes imprègnent l'ensemble des espaces, y compris l'entourage familial, les enseignants, et même les institutions censées promouvoir l'égalité. Or, tous ces éléments façonnent la manière dont les filles et les garçons perçoivent leurs propres possibilités, ainsi que celles de leurs camarades.
Nous pourrons revenir, si vous le souhaitez, sur la question des quotas, qui se rattache directement aux éléments présentés. En effet, la simple instauration d'un quota ne garantit pas nécessairement que les filles sélectionnées soient les mieux placées pour réussir et, à terme, rendre ce quota obsolète.
Toutes ces questions sont éminemment complexes, et je serai ravi d'en discuter plus en détail avec vous dans un second temps.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention particulièrement éclairante.
Je cède la parole à Thomas Breda, auteur d'une étude publiée par la Chaire en janvier 2024, qui met en lumière un décrochage entre filles et garçons dès le CP en mathématiques. À l'entrée en CP, filles et garçons présentent des compétences strictement équivalentes. Or, dès le milieu du CP, un écart significatif apparaît. Ce dernier ne résulte pas d'un déficit de compétences chez les filles, mais du fait qu'elles ont tendance à se réorienter vers d'autres disciplines. Il s'agit ainsi d'analyser les causes profondes de ce décrochage, qui se prolonge tout au long du parcours scolaire.
M. Thomas Breda, économiste, chercheur au CNRS. - La question de départ - pourquoi filles et garçons ne suivent-ils pas les mêmes études et n'exercent-ils pas les mêmes métiers ? - paraît presque triviale, et s'accompagne souvent de réponses empreintes d'idéologie et de stéréotypes. En écartant pour l'instant les questions sous-jacentes de normes de genre, de stéréotypes, voire d'influences biologiques qui traversent l'ensemble de ces enjeux, je prends le parti d'organiser cet exposé autour de trois grandes explications immédiates :
• Première hypothèse : les discriminations. Lorsque les filles tentent de s'engager dans des études ou des carrières scientifiques, elles se trouvent confrontées à des milieux particulièrement hostiles, marqués par des violences de genre, ce qui les dissuade de persévérer.
• Deuxième hypothèse : le rôle des notes. Les filles seraient moins performantes, ou deviendraient moins performantes en mathématiques que les garçons, ce qui les amènerait à opérer des choix d'orientation différents.
• Troisième hypothèse : à résultats égaux, il subsisterait des différences de choix entre filles et garçons, liées à d'autres facteurs.
Concernant les discriminations, je ne suis pas toujours parfaitement à l'aise, car détecter un traitement différencié induit la comparaison de performances strictement équivalentes, ce qui s'avère parfois complexe. Quelques études ont toutefois tenté de s'y atteler. Par exemple, une expérience a consisté à envoyer des CV fictifs, identiques à l'exception du genre (indiqué par le prénom), à des professeurs et chercheurs, afin d'analyser quels profils sont jugés les meilleurs. Cette étude a révélé que, dans quatre disciplines universitaires incluant notamment la psychologie et l'économie, les femmes étaient légèrement favorisées. À l'inverse, une étude plus ancienne, portant sur des postes de laborantins dans des laboratoires de biologie, a mis en évidence un biais défavorable aux femmes. Enfin, d'autres études, moins robustes dans leur mesure de la performance ou des compétences, reposent sur un dispositif expérimental ne permettant pas de tirer des conclusions solides sur la discrimination.
J'ai également contribué à ce champ de recherche, avec mes collègues chercheurs, en m'intéressant à certains concours français qui se déroulent en deux étapes : des épreuves anonymes (écrites) et d'autres non anonymes (orales). Or, les résultats à l'agrégation, au CAPES, et à l'ENS, révèlent que le sexe minoritaire dans la discipline bénéficie d'un avantage dans les épreuves orales. Dans les domaines où les femmes sont peu représentées (mathématiques, physique, chimie, philosophie), elles bénéficient d'un « bonus » à l'oral, tandis que dans les disciplines plus féminisées (par exemple, les langues), les hommes se trouvent avantagés.
Il convient toutefois de nuancer ce constat, car ces travaux portent sur la discrimination directe et mesurable dans un contexte précis de recrutement d'étudiants ou de futurs enseignants. Or, une enquête que nous avons menée auprès de 20 000 lycéens et lycéennes en Île-de-France montre que 60 % des lycéennes de seconde et terminale redoutent de s'engager dans des carrières scientifiques, précisément parce qu'elles craignent d'y être discriminées. Cette peur constitue déjà en elle-même un frein significatif.
De plus, il existe des biais implicites bien documentés concernant le milieu universitaire. Par exemple, lorsqu'une femme coécrit un article scientifique avec un homme, cette production tend à être moins valorisée pour sa carrière que si un jeune homme coécrit avec un chercheur senior, car on attribue davantage le mérite au collègue masculin. Les chercheuses font également face à des exigences plus élevées dans les processus de publication, et les études montrent que lors des séminaires de recherche, elles subissent des interruptions et des remarques d'une nature différente de celles adressées à leurs homologues masculins. Quant aux VSS dans les carrières scientifiques, je ne connais pas d'étude quantitative spécifique à l'université, mais les travaux existants dans le monde professionnel montrent qu'elles sont plus fréquentes dans les secteurs dominés numériquement par les hommes, ce qui laisse supposer qu'un phénomène similaire pourrait exister dans le milieu académique.
Après la publication de notre étude dans un grand journal de recherche, je déclarais aux journalistes que les jeunes femmes pouvaient être encouragées à suivre des études scientifiques sans crainte majeure d'être discriminées. Depuis, j'ai nuancé ce propos, car le sujet reste complexe et largement débattu. Toutefois, un message positif demeure : aucune discrimination massive systématique n'est observée, et dans les concours prestigieux comme l'ENS ou l'agrégation, les femmes, quand elles sont minoritaires, peuvent même être avantagées.
Le deuxième point concerne les différences de niveaux scolaires. Une étude récente portant sur plusieurs millions d'élèves en France montre qu'au début du CP, les filles et les garçons présentent des niveaux équivalents en mathématiques. Pourtant, dès le milieu du CP, un écart significatif apparaît, avant de s'accroître au début du CE1. Ces résultats suggèrent principalement une explication d'ordre culturel, liée aux mécanismes de socialisation et à l'enseignement scolaire, car une origine biologique aurait vraisemblablement produit des écarts dès le départ. Des analyses complémentaires, prenant en compte l'âge des élèves, permettent effectivement d'écarter cette dernière hypothèse et de privilégier les explications culturelles.
Par ailleurs, les différences s'observent principalement chez les élèves les plus performants, au sommet de la distribution des résultats. Parmi 1 % des meilleurs élèves, la proportion de filles chute fortement, atteignant à peine un quart au début du CE1. Cet écart se confirme, quel que soit le milieu familial (qu'il s'agisse de parents scientifiques ou non), la structure parentale (familles hétéroparentales, monoparentales ou homoparentales), la catégorie socioprofessionnelle ou le type d'établissement (public, privé, pédagogie classique ou alternative). Ces constats mettent en lumière l'existence de mécanismes transversaux, probablement liés à des normes de genre et des stéréotypes diffusés uniformément à l'ensemble des élèves, quel que soit leur environnement. L'étude de ces dynamiques relève davantage des analyses sociologiques que des travaux présentés ici.
Ce décrochage des filles est-il problématique ?
Les recherches menées avec Clotilde Napp répondent de manière affirmative, en montrant que les différences de performances influencent significativement les choix d'orientation. Je me dois, par souci d'honnêteté, de préciser que certaines réplications de nos travaux ont apporté des nuances à cette conclusion ; néanmoins, je vous expose ici les résultats que nous avons obtenus.
Au lycée, les élèves ayant des résultats élevés en mathématiques et encore meilleurs en lettres sont souvent orientés vers les filières littéraires. Or, parmi les filles, on observe plus fréquemment ce profil de double excellence, ce qui explique en partie leur moindre présence dans les parcours scientifiques. Les notes en mathématiques, prises isolément, ne suffisent donc pas à expliquer les écarts d'orientation entre filles et garçons. Il convient d'examiner l'avantage comparatif, intégrant la différence de niveau entre les mathématiques et le français. Or, 30 % des filles au lycée sont meilleures en mathématiques qu'en français, contre 60 % des garçons. Nombre de garçons s'orientent ainsi vers les filières scientifiques par défaut, faute de perspectives littéraires comparables, ce qui est moins fréquent chez les filles. Lorsqu'on analyse les différences de choix selon cet avantage comparatif, les écarts entre filles et garçons s'estompent presque entièrement. Certes, d'autres travaux, s'appuyant sur d'autres données, nuancent partiellement cette conclusion (réduisant la part expliquée par les notes de 80 % à 30-50 %), mais il demeure évident que ce facteur joue un rôle majeur.
S'agissant de la confiance en soi en mathématiques, souvent décrite comme plus faible chez les filles, les données révèlent que, pour des élèves de même niveau en mathématiques et en français, cet écart disparaît. Selon certains psychologues, les élèves tendent à se forger une identité soit scientifique, soit littéraire, envisageant rarement les deux. L'avantage comparatif façonne ainsi leur perception d'eux-mêmes : exceller en mathématiques conduit à se percevoir comme « matheux », tandis qu'être meilleur en français renforce une identité littéraire. Or, les filles, même très performantes en mathématiques, s'avèrent souvent encore meilleures en lettres et tendent à se considérer comme littéraires. Les enseignants, en valorisant les meilleurs élèves dans chaque discipline, contribuent sans doute à renforcer ce phénomène. Toutefois, lorsque l'on compare filles et garçons à des niveaux équivalents en mathématiques et en français, les écarts de confiance en soi en mathématiques disparaissent.
Enfin, concernant les autres facteurs, il convient de s'interroger sur l'influence des normes sociales dans les trajectoires éducatives. Dès le lycée, notamment depuis la réforme, les choix d'options engagent les élèves dans des parcours différenciés, qui deviennent rapidement irréversibles. Ces influences, largement véhiculées par l'école et la famille, sont encore insuffisamment documentées, bien que certains travaux en éclairent les ressorts.
Des études menées sur le gender brillance stereotype, notamment aux États-Unis, illustrent qu'à cinq ou six ans, filles et garçons se représentent indistinctement une personne très intelligente par une femme ou par un homme. Cependant, à partir de six ou sept ans, les enfants commencent à associer systématiquement le génie et le talent intellectuel à la figure masculine. De ce fait, les filles se détournent, dès cet âge, des activités perçues comme réservées aux enfants « brillants ».
Comme souligné par Elyes Jouini, l'écart d'orientation vers les mathématiques se manifeste avant tout parmi les meilleurs élèves. Les meilleures filles se détournent davantage que les meilleurs garçons des études mathématiques et scientifiques. Cette dynamique contribue à perpétuer les stéréotypes de genre : le départ des meilleures filles prive les filières scientifiques de leur talent potentiel, renforçant ainsi l'état actuel du monde et consolidant les normes de genre de génération en génération par des mécanismes de sélection. Cette tendance est également étroitement liée aux stéréotypes sur le génie, souvent associés à la « bosse des maths » ou à un talent mathématique inné.
En outre, le paradoxe de l'égalité de genre révèle que les pays les plus égalitaires se trouvent plus marqués par les stéréotypes associant davantage le talent aux hommes. Une enquête menée auprès d'élèves de 15 ans montre que, dans les 80 pays interrogés, les filles ont davantage tendance à attribuer leurs échecs à un manque de talent plutôt qu'à un manque d'effort. Ce résultat est d'autant plus marqué dans les pays réputés égalitaires sur les questions de genre (Danemark, Suède, Islande, Finlande, Norvège).
Il apparaît indispensable d'agir précocement, en repensant l'enseignement des mathématiques et en formant les enseignants pour réduire la diffusion des stéréotypes. Des campagnes d'information pourraient également être menées pour présenter objectivement les perspectives de carrière et de rémunération des filières scientifiques, afin de permettre aux élèves, notamment aux filles, de faire des choix éclairés. Des interventions de femmes scientifiques jouant un rôle de modèle peuvent également être envisagées, bien que coûteuses et nécessitant une réflexion approfondie pour en éviter les effets pervers. Enfin, il serait souhaitable de valoriser les métiers à prédominance féminine afin d'inciter davantage d'hommes à s'y intéresser, car la symétrie des efforts s'avère nécessaire pour atteindre une véritable parité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie pour votre présentation. La magistrature, par exemple, demeure un secteur déserté par les hommes ; or il serait souhaitable qu'ils s'y orientent davantage. C'est bien à une parité véritable, dans tous les domaines, qu'il nous faut aspirer.
Je cède désormais la parole à Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine, autrice d'une thèse sur la sous-représentation des femmes dans les filières et carrières scientifiques.
Mme Georgia Thebault, chercheuse post-doctorante en économie de l'éducation à l'université Paris-Dauphine. - Je vais à présent m'intéresser à l'enseignement supérieur, dans la continuité des propos de Thomas Breda sur le primaire et le secondaire, et revenir sur un constat que vous avez évoqué : bien que les femmes soient, en moyenne, plus diplômées que les hommes, elles restent sous-représentées dans certaines filières, en particulier celles relevant des STIM.
En France, les étudiantes sont majoritaires dans l'enseignement supérieur et obtiennent plus de diplômes que leurs homologues masculins, mais elles ne représentent qu'environ 30 % des élèves en écoles d'ingénieurs selon les chiffres de la DEPP, notamment publiés dans Filles et garçons sur le chemin de l'égalité, de l'école à l'enseignement supérieur.
Trois éléments de contexte méritent d'être soulignés.
Premièrement, une analyse des plateformes de préinscription dans l'enseignement supérieur (Admission post-bac, Parcoursup), menée en collaboration avec Julien Grenet et Nagui Bechichi, a permis de s'interroger sur la nature des disparités d'accès selon le genre. Les résultats montrent que, pour chaque type de formation (BTS, CPGE, etc.), la proportion d'élèves issus de milieux favorisés croît avec le degré de sélectivité scolaire : plus une filière est sélective, plus elle recrute d'élèves issus de catégories favorisées. En revanche, lorsque l'on examine la part de femmes dans ces mêmes filières, aucune relation comparable n'apparaît. On observe ainsi une proportion importante de femmes dans des formations très sélectives, comme les CPGE littéraires, où environ 80 % des élèves admis ont obtenu une mention « bien » ou « très bien » au baccalauréat. Cependant, cette répartition change sensiblement dès lors que l'on considère les filières scientifiques : dans les CPGE scientifiques, les DUT de production ou les licences de sciences et technologies, la proportion féminine chute en deçà de 50 %, à l'exception notable des filières de médecine et de biologie, où les femmes restent largement représentées.
Deuxièmement, les femmes sont sous-représentées au sein des filières scientifiques les plus sélectives. Cette observation repose sur des travaux menés en collaboration avec Julien Grenet, Pauline Charousset et Cécile Bonneau, portant sur la démocratisation de l'accès aux grandes écoles. Plus précisément, si l'on examine la part des femmes parmi les étudiants en écoles d'ingénieurs -- environ 26 % en moyenne --, on constate une forte hétérogénéité selon le degré de sélectivité scolaire des établissements. Dans les écoles d'ingénieurs les moins sélectives scolairement, les filles sont peu nombreuses, étant plutôt de bonnes élèves. Cette part progresse avec les déciles de sélectivité, sauf lorsque l'on observe les 10 % d'écoles les plus sélectives pour lesquelles on constate une chute de la part des filles admises. Autrement dit, les femmes demeurent particulièrement sous-représentées non seulement dans les filières scientifiques en général, mais particulièrement dans les filières les plus sélectives, notamment les meilleures écoles d'ingénieurs françaises.
Troisièmement, le taux de féminisation progresse extrêmement peu sur le temps long. Une analyse des écoles d'ingénieurs montre une très grande stabilité entre 2006 et 2021 : la part des femmes est passée de 27 % au début du 21? siècle à seulement 31 % aujourd'hui, malgré la multiplication des dispositifs d'incitation à la mixité.
Ces inégalités ne naissent pas au stade de l'enseignement supérieur ; elles s'installent en amont, dès le secondaire au moment des choix d'orientation au lycée, y compris dans les filières technologiques et professionnelles, qui représentent un tiers des bacheliers. On y retrouve, de manière tout aussi marquée, une sous-représentation des femmes, notamment dans les spécialités intégrant une forte composante en mathématiques, en informatique et en ingénierie.
En quoi s'agit-il d'une de politique publique intéressante ?
Premièrement, pour des raisons économiques, ces secteurs étant fortement en demande.
Ensuite, la deuxième raison est scientifique. En effet, il est indispensable de produire des connaissances plus inclusives dans des domaines essentiels pour l'avenir. Plusieurs exemples illustrent comment la sous-représentation des femmes a limité la qualité des productions scientifiques, qu'il s'agisse de l'intelligence artificielle, de la médecine ou encore de la sécurité routière. À cet égard, une récente étude menée aux États-Unis a montré que l'ouverture aux femmes d'universités auparavant réservées aux hommes avait entraîné un changement substantiel dans les types de recherches menées, favorisant l'intégration des problématiques liées au genre.
Enfin, il s'agit d'un véritable enjeu de justice sociale. Les études scientifiques conduisent, en général, à des emplois mieux rémunérés. Selon différentes études, ces différences expliqueraient entre 20 et 30 % des écarts salariaux constatés sur le marché du travail, ce qui n'est pas négligeable. En outre, les filières scientifiques concentrent souvent les plus fortes dépenses publiques et bénéficient d'un encadrement renforcé.
Les écarts de performance scolaire, bien qu'invoqués, n'expliquent qu'une partie des écarts constatés dans l'entrée aux études scientifiques. Par exemple, nos travaux sur l'accès aux écoles d'ingénieurs montrent qu'au regard de leurs résultats scolaires, les filles devraient y être admises en proportion bien plus élevée. La question des écarts de performance est complexe car, même si ces écarts existent, ils ne peuvent pas toujours expliquer les différents choix d'orientation.
Parmi les facteurs déterminants figure l'intériorisation des stéréotypes de genre, et, plus spécifiquement, de leurs conséquences sur les performances scolaires des élèves. La littérature démontre en effet que ces stéréotypes affectent négativement la perception que les élèves, et notamment les filles, ont de leur propre niveau ainsi que leur confiance en elles. À performances scolaires comparables, les filles tendent à sous-estimer leurs compétences, en particulier en mathématiques, et à exprimer davantage d'anxiété vis-à-vis de cette discipline.
Comme souligné par Elyes Jouini, les stéréotypes influencent également les résultats objectifs, par un mécanisme dit de prophétie autoréalisatrice ou de « menace du stéréotype ». Concrètement, lorsqu'une élève aborde un exercice en mathématiques en ayant à l'esprit l'idée reçue selon laquelle « les filles sont moins douées en mathématiques », cette pensée induit une pression supplémentaire qui, en générant de l'anxiété, détériore ses performances réelles. Cet effet se manifeste particulièrement dans les contextes compétitifs, qui sont nombreux et structurants dans le système scolaire français. La littérature expérimentale a mis en évidence que les filles tendent à obtenir de moins bons résultats et à se retirer davantage des situations compétitives lorsque ces dernières sont exacerbées, notamment lorsqu'elles portent sur des tâches typiquement perçues comme masculines. Plus encore, ces effets sont amplifiés dans les environnements mixtes, où la compétition implique simultanément filles et garçons.
Ce constat, essentiel, doit être pris en compte pour interpréter les résultats des travaux empiriques et pour envisager les pistes d'action pertinentes.
Quels leviers d'action peut-on envisager ?
La littérature scientifique a identifié de nombreuses initiatives efficaces, plusieurs ayant déjà été mentionnées par Thomas Breda et Elyes Jouini. Ces leviers peuvent cibler divers acteurs : les élèves eux-mêmes, les enseignants, les parents, et peuvent être déployés selon différentes temporalités - à court, moyen ou long terme - ainsi qu'à différents degrés d'intensité.
Si l'école primaire et le collège constituent des moments clés, il demeure tout à fait possible - et pertinent - d'agir à chaque stade du parcours éducatif, y compris dans l'enseignement supérieur. De nombreuses politiques peuvent ainsi être mises en oeuvre afin d'infléchir les orientations des élèves, même à ces étapes avancées. Il existe des politiques générales visant à déconstruire les stéréotypes de genre - sensibilisation, interventions par des rôles modèles féminins, etc. Toutefois, je souhaite ici attirer l'attention plus spécifiquement sur les enjeux liés à l'évaluation et à la sélection dans le système éducatif, qui posent des questions déterminantes.
Comment évalue-t-on les compétences ? Utilise-t-on des QCM, des questions ouvertes, des épreuves longues, des formats courts ? La manière même dont sont structurés les exercices et les épreuves peut produire un impact significatif sur les résultats des élèves. À cet égard, les travaux de la chercheuse italienne Silvia Griselda ont montré qu'en Italie, les filles réussissent moins bien en mathématiques lorsque les évaluations prennent la forme de QCM plutôt que de questions ouvertes. Autrement dit, des choix apparemment techniques et anodins dans la conception des épreuves peuvent induire des effets différenciés et contribuer aux écarts de performance observés.
Ces considérations soulèvent des questions fondamentales en matière de sélection, notamment dans un contexte où l'enseignement supérieur français fonctionne sous contrainte, avec un nombre limité de places attribuées chaque année. Augmenter ou redistribuer ces capacités constitue un débat en soi, car chaque place offerte à un candidat implique mécaniquement qu'elle ne le sera pas à un autre.
Dès lors, la question centrale demeure : selon quels critères sélectionne-t-on les élèves, et comment ces critères façonnent-ils l'accès aux filières scientifiques ? À ce titre, il convient de souligner l'intérêt des plateformes actuelles de préinscription dans l'enseignement supérieur, permettant de mener des expérimentations et des actions à large échelle, afin d'influer sur le recrutement des étudiants après le baccalauréat.
Pour illustrer concrètement ces mécanismes, je souhaite évoquer un exemple sur lequel j'ai personnellement travaillé, grâce au soutien de la chaire « Femmes et science » que je tiens à remercier. Il s'agit de la fusion, en 1986, des ENS d'Ulm et de Sèvres. Jusqu'alors, deux ENS coexistaient : l'une pour les garçons (Ulm), l'autre pour les jeunes femmes (Sèvres). Le fonctionnement de ces écoles s'apparentait, de fait, à un système de quotas : les élèves suivaient des cours mixtes en classes préparatoires, passaient des épreuves identiques au concours, parfois évalués par les mêmes jurys, et intégraient ensuite l'école, où ils partageaient de nombreux cours universitaires, à l'exception de certaines filières.
De 1970 à 1985, les statistiques témoignent d'une répartition relativement équilibrée. En moyenne, les filles représentent près de 50 % des admis, avec de légères variations selon les filières (mathématiques, physique-chimie, biologie, lettres).
Cependant, l'introduction du concours mixte en 1986 a produit des effets à la fois immédiats et pérennes. En mathématiques, la proportion de femmes admises a subi une chute brutale, passant d'environ un tiers à 9 %, jusqu'à atteindre un seuil nul (0 %) en 1993. Une dynamique analogue s'observe en physique. En revanche, la représentation des femmes dans les disciplines littéraires et biologiques demeure stable autour de 50 %. Il convient de relever que, contrairement aux hypothèses émises à l'époque par les responsables institutionnels, qui anticipaient une compensation du déficit de femmes en sciences par une augmentation parallèle en lettres, aucun rééquilibrage de ce type ne s'est matérialisé. Au contraire, le taux global de féminisation de l'établissement s'est considérablement réduit.
Cette chute s'explique tout d'abord par un effet mécanique, lié aux résultats : en moyenne, sur l'ensemble de la période considérée, les candidates obtenaient des notes légèrement inférieures à celles des candidats à l'écrit, notamment en mathématiques. Toutefois, cet écart ne permet d'expliquer qu'environ 50 % de la baisse constatée.
Le deuxième facteur relève des dynamiques comportementales. En effet, l'analyse des données révèle que les jeunes femmes se sont progressivement détournées du concours de l'ENS, avec une baisse marquée des candidatures féminines. Cet effet, loin de concerner indistinctement l'ensemble des classes préparatoires, s'est concentré dans les établissements les plus prestigieux, tels que le lycée Louis-le-Grand. Les archives scolaires de ce lycée consultées, notamment grâce au travail mené avec Léa Doucet, indiquent que même parmi les meilleures élèves, la propension à postuler a significativement reculé. Cette dynamique a accru les écarts de probabilités d'accès à une carrière scientifique, universitaire et professorale pour les candidates affectées.
En résumé, il apparaît clairement que plusieurs leviers peuvent être activés afin de remédier à la sous-représentation des femmes, y compris à des étapes avancées de leur parcours scolaire. Les politiques de recrutement n'ont pas pour seul effet de déterminer les profils des candidats finalement admis ; elles influencent également, de manière indirecte, mais décisive, les comportements de candidature eux-mêmes. Ce constat s'inscrit dans la lignée des résultats établis par la littérature sur les dispositifs de discrimination positive, notamment aux États-Unis, qui montrent que l'introduction de quotas peut reconfigurer les intentions et les stratégies de dépôt de candidatures. Bien que d'autres travaux mettent en lumière que la ségrégation constatée dans les filières scientifiques trouve en grande partie son origine dans les voeux et orientations exprimés dès les plateformes de préinscription, l'instauration de quotas pourrait, en retour, agir sur ces comportements initiaux, en rééquilibrant les dynamiques d'autosélection.
La question des critères de sélection ouvre plusieurs pistes de réflexion, qu'il conviendrait d'explorer dans un cadre de discussion plus large. L'une d'elles porte sur le choix à opérer entre un modèle valorisant le contrôle continu et celui fondé sur des examens à fort enjeu. À titre d'exemple, l'expérience espagnole montre que le recentrage des pondérations en faveur des épreuves terminales, au détriment du contrôle continu, a eu pour conséquence une diminution du taux d'admission des jeunes femmes.
Un autre point critique réside dans le format des épreuves. Ainsi, à l'ENS, la longueur des épreuves écrites constitue un facteur différentiel non négligeable, les élèves n'étant pas toujours formés à ce type d'exercice, ce qui génère des écarts liés au rapport différencié à la compétition.
Enfin, la question de la circulation de l'information mérite une attention particulière, comme l'a déjà évoqué Thomas Breda.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre intervention très intéressante.
Je me tourne désormais vers Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS), sociologue du travail et du genre, coautrice d'un dossier intitulé L'excellence scientifique : piège ou opportunité pour les femmes ?
Mme Sophie Pochic, directrice de recherche au CNRS et membre du Centre Maurice Halbwachs (ENS-EHESS), sociologue du travail et du genre. - Je m'exprime ici en tant que sociologue, pour me concentrer sur la question des inégalités de carrière au sein des organisations académiques, une fois que les jeunes femmes ont choisi de poursuivre en master ou en doctorat de recherche. J'explore ainsi le phénomène du « tuyau percé ». Car si les jeunes femmes sont bien présentes en master (58 %) et en doctorat (48 %), elles sont beaucoup moins nombreuses à accéder aux postes de titulaires (38 %) dans l'enseignement supérieur et la recherche publique en France en 2019. Pourtant, beaucoup de collègues ont l'impression de ne faire aucune différence, de recruter et de promouvoir uniquement selon le talent et le mérite. Certains doutent ainsi de la persistance d'inégalités, voire de discriminations, malgré les chiffres qui les attestent. Certains considèrent même la question comme presque résolue, les établissements étant couverts depuis 2019 par des politiques d'égalité obligatoires.
Je m'appliquerai à expliquer comment, en parallèle de ces politiques, les organisations académiques se sont reconfigurées de façon insidieuse : la course à l'excellence et surtout la précarisation des carrières académiques reproduisent et invisibilisent des inégalités sexuées. Je m'appuie ici sur un dossier coordonné avec Fanny Gallot, historienne, et Marion Paoletti, politiste, publié dans la revue Travail, genre et sociétés en 2024.
Plutôt que de parler seulement de « plafond de verre », je préfère convoquer le concept de « régime d'inégalités », tel que développé par Joan Acker, pour désigner l'ensemble des facteurs qui limitent les possibilités d'avancement des femmes à tous les niveaux hiérarchiques. Il convient d'étudier les modes d'évaluation, de recrutement, de promotion, de rémunération, de financement, et même les interactions quotidiennes pour comprendre les avantages structurels, cumulatifs, dont bénéficient certains profils d'hommes. Les questions pertinentes sont : comment les femmes sont-elles perçues et traitées dans le monde académique ? Pourquoi l'excellence scientifique est-elle toujours pensée au masculin neutre ? Quels sont les effets de la précarisation des carrières scientifiques ? Pourquoi les politiques d'égalité et de lutte contre les VSS, pourtant existantes, ont-elles des effets si limités ?
Il existe de nombreux travaux en sociologie du travail et des organisations, notamment ceux, pionniers, de Catherine Marry, examinant la fabrication d'un futur directeur de recherche à l'INSERM, au CNRS, ou d'un futur professeur d'université. Ces parcours reposent sur une vision très normative de l'excellence. Progressivement, l'internationalisation et le management de la recherche, avec des entrepreneurs académiques à la tête d'équipes temporaires sur des projets, sont devenus des critères prépondérants. Depuis les années 90, les carrières académiques subissent une transformation profonde. On parle de managérialisation de l'enseignement supérieur et de la recherche. La compétition pour les rares postes stables s'est considérablement accrue. Les budgets de recherche sont désormais majoritairement distribués sous forme d'appels à projets très compétitifs (moins de 20 % de succès à l'ANR). Les débuts de carrière sont devenus plus incertains, précaires et tardifs, avec une période postdoctorale qui se prolonge. L'évaluation repose moins sur les relations interpersonnelles, et davantage sur des indicateurs bibliométriques ou des classements. De plus, la survalorisation des sciences dures, à prédominance masculine, perdure au détriment des sciences plus féminisées comme les sciences sociales, l'investissement public n'étant pas simplement guidé par la production de savoirs, mais par l'innovation technologique et industrielle.
Toutes ces transformations reproduisent des inégalités. On les comprend mieux en les observant de façon dynamique, éclairant ainsi le « tuyau percé ». La précarisation de la première partie de carrière, contractuelle jusqu'à 35-40 ans dans presque tous les pays européens, exacerbe la compétition au sein d'une génération pour se construire un dossier dit d'excellence. Cette période d'incertitude financière et contractuelle est plus ou moins facile à assumer selon les milieux sociaux, et renforce de facto le conflit entre travail productif et travail reproductif pour les jeunes mères. L'injonction à l'internationalisation, longtemps perçue comme la norme, notamment via des postdocs aux États-Unis, devient également un critère de distinction pour un recrutement stable. Cette mobilité répétée à l'étranger pour les trentenaires, sans garantie, doit notamment se négocier avec le ou la conjointe. Or, les rapports de pouvoir, même dans les couples scientifiques, restent asymétriques : les femmes se mettent davantage au service de la carrière de leur mari que l'inverse. Ainsi, quelles que soient leurs compétences, les femmes scientifiques se trouvent à armes inégales dans le jeu de la mobilité internationale précarisée. C'est pourquoi Kathrin Zippel plaide pour une internationalisation repensée, limitée -- prenant en compte l'impact carbone -- et accompagnée, après le recrutement titulaire plutôt qu'avant, afin d'être plus inclusive.
Les femmes scientifiques doivent également gérer le risque des VSS, notamment lors des congrès scientifiques. Une étude qualitative menée au CNRS par Farah Deruelle montre que, pour les scientifiques masculins seniors, ces congrès sont vécus comme une « parenthèse enchantée » où la séduction de jeunes collègues, voire l'aventure extra-conjugale, est considérée comme un des plaisirs du métier. Pour les jeunes chercheuses, au contraire, ces congrès constituent des zones à risque pour leur intégrité et leur carrière. En effet, il s'avère particulièrement difficile pour une jeune chercheuse de dénoncer ses collègues, dans un monde restreint où la relation de subordination reste floue et élargie : tous ses collègues peuvent être de futurs évaluateurs de projets, publications, contrats, ou concours. Le même risque existe dans les écoles d'ingénieurs, comme le montre une étude remarquable de Coline Briquet.
Derrière la croyance en la méritocratie des concours anonymes, le monde scientifique repose en réalité sur de la cooptation, notamment via le recrutement collégial par les pairs. Yvonne Benschop, dans notre dossier, montre, à partir d'études menées aux Pays-Bas, que les indicateurs, critères et normes d'excellence scientifique ne sont pas objectifs : ils intègrent des appréciations genrées sur l'ambition, le leadership, la réputation, ou le rayonnement international. Même avec une politique d'égalité et une formation des jurys, l'évaluation repose sur un cercle fermé, majoritairement masculin et national. La barre reste toujours placée plus haut pour les femmes, et leur recrutement demeure considéré comme plus risqué.
Ces constats se voient renforcés par la sous-valorisation de l'enseignement et des responsabilités pédagogiques, alors même que l'excellence académique devrait intégrer cette mission de formation. Toutes les enquêtes montrent une intensification du travail universitaire en contexte d'austérité, notamment dans les universités françaises, parfois au bord de la faillite. Beaucoup de collègues portent à bout de bras des licences avec plus de 40 % de contractuelles et de nombreuses missions supplémentaires, comme la sélection sur dossiers (Parcoursup, Mon Master, e-Candidat), avec parfois des milliers de candidatures pour quelques dizaines de places.
Il convient également de souligner les effets démultiplicateurs des financements sur projet et des fusions d'excellence sur la reproduction de nouvelles inégalités. Le courant féministe matérialiste, auquel j'appartiens, insiste sur le caractère essentiel des moyens matériels. À ce titre, il s'agit d'étudier l'impact disproportionné des réformes du financement de la recherche sur les inégalités. En tant que membre du Haut Conseil à l'Égalité, je rappelle que nous avons plaidé pour que tout projet de loi soit analysé selon une approche d'éga-conditionnalité (gender budgeting). Lors des débats parlementaires sur la loi de programmation de la recherche (LPR) en 2020, j'avais contribué, aux côtés de Brigitte Grésy, à une « vigilance égalité », soulignant que l'étude d'impact n'avait pas eu lieu et que la LPR avait été pensée sans les femmes. J'avais notamment insisté sur l'effet du financement par projets au détriment des crédits récurrents, sans analyse de l'impact sur l'égalité. De même, le crédit impôt recherche n'intègre aucune dimension d'éga-conditionnalité alors qu'il représente environ un quart du budget de l'ESR. Il est frappant de noter que le premier plan Égalité femmes-hommes de l'ANR date seulement de 2020, soit quinze ans après sa création. De plus, la proportionnalité dans les comités de sélection reste encouragée, mais non imposée, et les évaluateurs demeurent majoritairement masculins (70 à 80 %).
Cinq ans après la LPR, Julien Gossa et Hugo Harari-Karmadec ont évalué les effets de la concentration des financements d'excellence sur une vingtaine d'universités de recherche. Ces financements n'ont pas eu d'effet genré visible sur les étudiants (ces établissements ont 58 % de femmes en licence, 47 % en doctorat, soit un taux similaire au niveau national). Cependant, certaines formations très féminisées, comme les INSPE, ont subi un net désinvestissement en matière de financement par étudiant. Alors même qu'elles forment celles et ceux qui porteront la question du niveau scientifique des élèves de demain, ces filières enregistrent une baisse de près d'un quart des taux d'encadrement en dix ans.
Audrey Harroche montre également que l'« effet Matilda » -- l'invisibilisation des femmes dans la production scientifique et la captation de leurs résultats par des collègues masculins --, mis en lumière par Margaret Rossiter, demeure d'actualité. Dans les grandes universités issues de fusions, de nouvelles hiérarchies se sont créées : certains hommes ont capté cumulativement les nouvelles ressources, notamment en sciences dures (LABEX, instituts convergences, chaires). Ces structures, temporaires, confient les missions transversales (égalité, diversité, VSS, communication, partenariats) à des contractuelles, souvent docteures, qui restent à la périphérie du monde académique.
Enfin, beaucoup d'organisations académiques, dont le CNRS, ont mis en place des politiques d'égalité et de lutte contre les VSS, sous la pression de l'État (loi Fioraso, loi de modernisation de la fonction publique) et de l'Union européenne. Maxime Forest rappelle combien l'UE a été motrice, en liant excellence scientifique et employeur exemplaire, au nom d'une innovation plus inclusive. Ces politiques passent par un chiffrage annuel des inégalités sexuées, qui s'avère indispensable pour ouvrir des discussions sur les causes et les actions. Cependant, comme dans le secteur privé, l'égalité se fait souvent à bas coût ou à coût constant, voire à budget réduit, dans un contexte d'austérité.
Les chargées de mission égalité et diversité, très majoritairement des femmes, rarement à temps plein, engagent un investissement individuel considérable. Malgré des moyens faibles et limités, elles doivent gérer des missions toujours plus extensives (égalité, VSS, racisme, LGBT). Une enquête récente de la Conférence Permanente des chargées de mission Égalité Diversité - CPED (Fatigue et détermination dans les missions d'égalité) résume remarquablement cette situation. Nombre de dispositifs indispensables sont mis en oeuvre (formation des jurys aux stéréotypes de genre, formalisation et traçabilité des procédures, féminisation des jurys), mais ceux-ci restent insuffisants, car ils échouent à remettre en cause la vision normative du parcours d'excellence et à modifier le régime d'inégalités. Ces politiques adoptent parfois un tournant élitiste, concentré sur la promotion au plus haut grade, négligeant les débuts de carrière précarisés, les inégalités de rémunération accrues par l'individualisation des primes, et les carrières des techniciennes et administratives. Ces dernières représentent parfois la moitié du personnel des organisations académiques, pourtant, l'avantage masculin demeure particulièrement tenace. Par exemple, 65 % des IT (personnels ingénieurs et techniciens) au CNRS sont des femmes, mais seulement 32 % détiennent le grade d'ingénieure de recherche.
En conclusion, on assiste à une polarisation de l'enseignement supérieur : d'un côté, des établissements porteurs d'une norme d'excellence inclusive, principalement en sciences dures et en région parisienne ; de l'autre, des établissements ordinaires, touchés par l'austérité, où l'égalité et la lutte contre les VSS risquent de devenir secondaires. Les politiques d'égalité restent concentrées sur les carrières scientifiques et les plus hauts grades, laissant de côté le personnel technique et support. Or, sans gestionnaires, chargées de mission, secrétaires pédagogiques, laborantines ou techniciennes, aucune activité scientifique ou pédagogique n'est possible. Ces « petites mains » ont longtemps été les grandes oubliées des politiques d'égalité.
À cet égard, je suis très honorée d'annoncer que le CNRS, à la suite des études que nous avons réalisées avec la Mission pour la place des femmes au CNRS et Célia Bouchet, a pleinement intégré les IT dans son plan d'action pour l'égalité professionnelle 2024-2026. Le CNRS a obtenu un label pour cette action, et je recommande vivement de consulter ce plan, qui peut servir de modèle à d'autres établissements.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie. Vos interventions ont offert un éclairage particulièrement enrichissant et se sont révélées remarquablement complémentaires.
Avant de céder la parole à mes collègues rapporteures, je souhaiterais commencer par une question technique à l'attention de Mme Thebault : où se sont orientées les filles de Louis-le-Grand qui, finalement, n'ont pas présenté leur candidature à l'ENS ? Ont-elles, par exemple, renforcé les effectifs de l'école Polytechnique, où l'on déplore une pénurie notable de femmes ?
Mme Georgia Thebault. - Cette question fait actuellement l'objet d'investigations approfondies, car retracer le parcours des personnes ayant présenté un concours il y a trente ou quarante ans s'avère particulièrement complexe.
Nous avons établi un partenariat avec la direction des ressources humaines du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche afin de recenser, depuis le milieu des années 80, les affectations et les trajectoires professionnelles des anciens candidats. Il convient de souligner qu'il s'agit, dès l'origine, d'un vivier extrêmement sélectionné, puisque ces individus proviennent des classes préparatoires. Ainsi, le scénario contre-factuel le plus probable les conduit vers d'autres écoles d'ingénieurs, sans qu'un établissement particulier concentre spécifiquement les flux.
Toutefois, l'ENS occupant une place déterminante dans l'accès aux carrières scientifiques et à la recherche, cette situation contribue, de facto, à creuser les écarts de probabilité d'embrasser une carrière scientifique, générant des effets cumulatifs : une moindre représentation des femmes parmi les titulaires universitaires réduit mécaniquement la présence de rôles modèles pour les générations suivantes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On observe l'émergence de classes préparatoires en trois ans, combinant les disciplines littéraires et scientifiques, particulièrement adaptées aux jeunes filles dont les choix d'orientations s'affirment souvent plus tardivement. Cependant, la réforme du baccalauréat imposant des orientations dès la fin de la seconde rend ce modèle, autrefois compatible avec l'ancien baccalauréat scientifique, plus complexe à mettre en oeuvre.
Par ailleurs, le manque d'hommes dans certains métiers comme la magistrature semble lié à la faible rémunération, suggérant qu'une revalorisation pourrait attirer plus de candidats. À l'inverse, certaines femmes se détournent de métiers comme l'ingénierie faute d'y percevoir un sens ou une utilité. Avez-vous exploré les motivations plus profondes qui orientent les choix vers certaines filières plutôt que d'autres ?
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - On constate que les écarts apparaissent dès le plus jeune âge et se répercutent avec le temps, rendant nécessaire une action précoce.
Disposez-vous, à partir de vos comparaisons internationales, d'exemples de pays où ces écarts sont moindres ? Le cas échéant, quelles sont les mesures mises en place, notamment dans la formation des enseignants ?
Ces éléments pourraient nourrir nos recommandations pour éviter que les femmes restent, invariablement, les grandes oubliées de la science.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Madame Pochic, vous serait-il possible de nous faire parvenir un résumé ou l'ensemble de votre présentation ? Je l'ai trouvée particulièrement intéressante.
Pourriez-vous également préciser si, selon vous, la maquette pédagogique mise en oeuvre dès le CP joue un rôle, en parallèle d'autres aspects tels que le contenu et les modalités des examens ?
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - L'importance de notre mission se confirme au fil des auditions, tant les constats sur les inégalités se renouvellent profondément.
Concernant l'orientation tardive des jeunes filles, une étude de l'association Elles Bougent (2024) indique qu'entre 19 et 24 ans, 18 % des femmes choisissent une carrière d'ingénieure ou de technicienne, soit à peine 2 % de moins qu'à 18 ans. Peut-on identifier des leviers pour mieux les accompagner ? Des passerelles spécifiques dans la formation seraient-elles envisageables ? Vos travaux ont-ils accordé une attention particulière à cette tranche d'âge ?
Par ailleurs, Monsieur Jouini, pourriez-vous citer les pays aux bonnes pratiques, où l'écart de genre s'avère moindre, et préciser si vos analyses portent également sur l'évolution de carrière après les études ?
Ensuite, comment se matérialise le soutien à la Chaire des entreprises comme L'Oréal, Generali, La Poste, etc. ? Quelles retombées concrètes identifiez-vous sur les pratiques de recrutement et les carrières des femmes scientifiques dans ces structures ?
Enfin, sur la formation des enseignants, les travaux montrent que l'enjeu majeur réside dans le traitement précoce des stéréotypes de genre, dès le CP, et même au-delà du cadre scolaire. Vos travaux ont-ils examiné les réformes initiales mises en place sur ces enjeux, et avez-vous constaté à ce stade des améliorations tangibles ?
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je souhaite tout d'abord exprimer notre soulagement et notre satisfaction de pouvoir enfin conduire ce rapport, attendu depuis plusieurs années.
Par ailleurs, permettez-moi de rappeler les résultats d'une expérience sociologique illustrant avec pertinence les biais de genre dès le plus jeune âge : le même exercice réussit mieux aux garçons lorsqu'il est présenté comme de la géométrie ; et mieux aux filles lorsqu'il l'est comme un exercice de dessin.
S'agissant des futurs professeurs des écoles, au-delà des débats que nous avons pu avoir avec l'ancien ministre de l'éducation nationale Jean-Michel Blanquer, notamment sur la disparition des mathématiques du tronc commun, notre inquiétude porte sur le fait que les enseignants formés ces dernières années risquent de se présenter devant leur classe sans appétence particulière pour les mathématiques, ce qui pourrait affecter la qualité de leur enseignement. Je ne sais si vous avez exploré cette question, mais il me semble qu'elle sera déterminante dans les années à venir.
Concernant les quotas, en particulier à l'ENS, j'ai eu l'occasion d'échanger avec Mme Nathalie Carrasco, présidente de l'ENS Paris-Saclay, à ce sujet. La question centrale demeure : à quel niveau convient-il d'instaurer ces quotas ? Nous en avions débattu au moment de la LPR. L'objection classique consiste à dire que les bénéficiaires d'un quota seraient ensuite perçues comme n'ayant réussi que grâce à ce mécanisme. Pourtant, plusieurs d'entre nous peuvent témoigner que, sans quota, nous n'aurions pas pu mener les carrières politiques que nous avons aujourd'hui, et que la suite du parcours reste une affaire de preuves et de mérite.
À quel moment précis faut-il introduire ces quotas ? Dès Parcoursup, serait-il envisageable d'ouvrir des créneaux réservés pour un quota de jeunes filles dans les filières scientifiques, quitte à limiter les inscriptions masculines ? Certes, cette approche pourrait susciter des débats, mais il s'agit sans doute d'une piste à explorer.
Je souhaiterais également revenir sur l'orientation tardive des jeunes femmes. À quel stade et selon quelles modalités peut-on sensibiliser les filières scientifiques pour qu'elles aménagent davantage de passerelles ? Il est probable qu'un certain nombre de jeunes femmes commencent par des études généralistes et, en prenant confiance, découvrent des débouchés dans l'ingénierie ou les sciences, qu'elles n'auraient pas envisagés initialement, faute de sensibilisation ou de visibilité. Je perçois là un déficit majeur d'orientation, notamment au collège.
Nous nous étions également interrogés, à l'époque des débats sur la LPR, sur la constitutionnalité des quotas. Certains amendements envisagés avaient été jugés juridiquement problématiques, notamment pour les chaires juniors, où l'on s'interrogeait sur la possibilité de favoriser les femmes. Je crois, malgré tout, que beaucoup d'établissements ont pris conscience de ces enjeux.
La nouvelle présidente du Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) m'indiquait récemment que chaque évaluation d'université ou d'école prévoit également un examen des biais de genre. Pourtant, ces éléments ne ressortent jamais dans les rapports, ce qui semble particulièrement étonnant. Il me paraît essentiel qu'un mécanisme de contrôle ou d'évaluation soit pleinement activé sur ce point.
Enfin, s'agissant des carrières et des trajectoires des femmes, notamment autour de la trentaine, il serait pertinent de prévoir un système de bonus. Après tout, nous savons attribuer des points supplémentaires aux enseignants selon certaines affectations ; pourquoi ne pas envisager un bonus pour celles qui ont eu un enfant, afin de ne pas transformer cette période en handicap de carrière ? J'ai beaucoup apprécié la notion que vous avez évoquée de femmes à la fois productrices et reproductrices : elle résume parfaitement l'enjeu. Nous savons, grâce à de nombreux témoignages, que les femmes scientifiques qui parviennent à conjuguer vie familiale et vie professionnelle doivent souvent surmonter bien plus d'obstacles que leurs homologues masculins.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je me permets d'ajouter, avec un ton plus léger, que toute personne ayant des enfants contribue directement au financement de nos futures retraites. À ce titre, il me semble légitime qu'un système de points de bonification soit envisagé, ne serait-ce que pour reconnaître cet apport collectif essentiel.
M. Elyes Jouini. - Je tiens à témoigner, à titre personnel, en ma qualité d'administrateur de l'Institut universitaire de France, que nous appliquons d'ores et déjà des règles garantissant une représentation minimale de 40 % en sciences humaines et sociales et de 40 % en sciences dites « dures ». Lorsque j'ai proposé l'introduction d'un critère similaire relatif à la répartition femmes-hommes, il m'a été rappelé que, juridiquement, une telle disposition serait anticonstitutionnelle et ne pourrait être inscrite formellement, même si elle pouvait être encouragée à titre incitatif. Au-delà de ces considérations juridiques, je souhaite insister sur le fait que, pour garantir l'efficacité d'éventuelles mesures de quotas, il conviendrait de se doter des moyens nécessaires à leur réussite.
Cette démarche doit s'accompagner, en premier lieu, d'une information précise et complète délivrée en amont aux jeunes filles comme aux jeunes garçons, portant sur les perspectives professionnelles, les niveaux de rémunération et les éventuelles contraintes propres aux filières concernées. Il s'agirait également d'identifier activement les meilleures candidates, de les accompagner et de les inciter à rejoindre ces voies. Sans ce travail préparatoire, les lauréates des quotas risqueraient de se voir décrédibilisées au motif qu'elles ne « réussissent pas aussi bien » -- ce qui constituerait un échec contre-productif.
Cette réflexion rejoint la question plus large des choix d'orientation au lycée. Lors de la récente réforme, au-delà du débat sur la pertinence de compartimenter les parcours, il est apparu que le véritable écueil repose sur le déficit d'information. Nombre de jeunes filles arrivaient en terminale sans réaliser qu'elles s'étaient elles-mêmes fermé les portes des filières scientifiques, faute d'avoir retenu, dès la seconde, les options nécessaires. Le discours à l'attention des filles laisse généralement entendre qu'elles peuvent « se faire plaisir », choisir ce qui leur plaît -- sans les alerter sur les conséquences à long terme. Or, parallèlement, on observe qu'une autre forme d'injonction tacite est souvent adressée aux garçons, consistant à les orienter, en cas d'arbitrage, prioritairement vers les mathématiques, sur la base de stéréotypes tels que leur prétendue agitation ou incapacité à « tout faire ». En laissant les filles libres de choisir sans cadre ni alerte, on les prive en réalité d'une liberté véritable, celle-ci n'étant pas éclairée.
Je me permets enfin de citer l'exemple de la Tunisie, dont le modèle, sans être transposable en l'état, présente des enseignements intéressants. Là-bas, au moment des choix universitaires, une hiérarchie claire et communément admise entre les filières s'applique depuis longtemps, fondée principalement sur les résultats au baccalauréat. Les élèves, filles comme garçons, identifient ainsi très tôt les filières les plus recherchées, ce qui conduit à une hiérarchie quasiment acceptée par toutes et tous ; les meilleurs demandent alors en priorité médecine et études d'ingénieur, les suivants s'orientent vers les autres filières selon cette hiérarchie consensuelle.
Cette large diffusion de l'information évite que les choix soient biaisés selon le genre, car les hiérarchies et critères sont partagés très tôt par tous.
Mme Laure Darcos. - Cependant, comme vous l'avez rappelé, les filles manquent souvent de confiance en elles. Dès lors, dans un système où une hiérarchie claire des meilleures écoles s'impose, ne risque-t-on pas de retrouver ce biais ? Les jeunes filles tunisiennes parviennent-elles réellement à dépasser leur manque de confiance pour viser les filières les plus exigeantes ?
Mme Marie-Pierre Monier. - Par ailleurs, en France, la médecine attire déjà majoritairement des filles. D'autres disciplines scientifiques, notamment les mathématiques pures, demeurent à forte dominante masculine.
M. Elyes Jouini. - Depuis plusieurs années, la Tunisie a introduit des classes préparatoires et des concours, mais jusqu'alors, l'accès aux filières se faisait exclusivement sur la base des résultats du baccalauréat : être admis en médecine ou en école d'ingénieurs garantissait de pouvoir y rester jusqu'au bout, sans réorientation. Les bons résultats au baccalauréat constituaient ainsi un droit d'accès direct aux filières les plus prestigieuses, comme l'École d'ingénieurs de Tunis.
S'agissant des carrières, on observe depuis longtemps une majorité de femmes parmi les scientifiques au sein des départements universitaires. Cependant, les postes à responsabilité -- chefs de département, directeurs de centres de recherche, présidents d'université -- étaient jusqu'à récemment occupés majoritairement par des hommes.
Cette répartition s'inverse depuis une dizaine d'années, car ces postes sont désormais délaissés par les hommes, qui les jugent insuffisamment rémunérateurs par rapport aux opportunités offertes par le secteur privé. Ainsi, les femmes se sont imposées surtout au moment où les hommes ont déserté ces fonctions. Ce modèle n'est pas nécessairement à reproduire, mais il illustre comment un environnement institutionnel différent peut générer, de façon mécanique, des incitations distinctes et conduire à des dynamiques d'orientation et de carrière sensiblement différentes.
Quant aux entreprises partenaires de la Chaire, il semble difficile d'évaluer un impact direct sur leurs pratiques de recrutement, car celles-ci -- comme la Fondation L'Oréal ou Generali France -- étaient déjà convaincues de l'importance de soutenir les carrières féminines avant de s'engager à nos côtés. Leur partenariat vise davantage à conforter et valoriser cette image qu'à entreprendre un changement profond en interne.
Mme Dominique Vérien, présidente. - L'obligation légale imposant un seuil minimal de 40 % de femmes au sein des conseils d'administration peut être remplie en faisant appel à des profils extérieurs. En revanche, pour les comités exécutifs, notamment dans les secteurs techniques, les exigences d'expertise interne supposent l'existence d'un vivier féminin qualifié. Dès lors, il apparaît indispensable de renforcer les actions de formation et d'orientation des femmes vers ces filières.
M. Elyes Jouini. - Se pose ici la question centrale de l'âge auquel sont opérés les choix d'orientation, car plus ceux-ci interviennent précocement, plus ils pénalisent les publics déjà défavorisés, qu'il s'agisse des femmes en sciences ou des jeunes issus de milieux modestes. Ces décisions précoces manquent souvent d'une information complète et égalitaire : seuls les enfants bénéficiant d'un entourage familial ou environnemental informé accèdent à un véritable éclairage, ce qui renforce inexorablement les inégalités.
Par ailleurs, la composition même du corps enseignant soulève un enjeu majeur : les professeurs des écoles, très majoritairement féminins et davantage littéraires que scientifiques, offrent peu de figures d'identification scientifique aux petites filles, tandis que les garçons, eux, tendent moins à s'identifier à une enseignante. Ainsi, il convient non seulement de sensibiliser les enfants et les enseignants, mais également d'agir sur la mixité au sein du métier, en attirant davantage d'hommes vers la profession. Cette perspective implique également une meilleure revalorisation salariale.
Mme Sophie Pochic. - En effet, la revalorisation salariale figure parmi les leviers essentiels. Dès qu'un métier est dévalorisé ou faiblement rémunéré, il tend à être déserté par les hommes.
Du côté des professeurs des écoles, il convient de souligner que les conditions de travail se sont considérablement dégradées : les effectifs par classe augmentent, les rémunérations demeurent faibles, et l'avenir apparaît préoccupant quant à leur rôle clé pour encourager les jeunes filles vers les disciplines scientifiques. Une statistique apportée par Julien Gossa et Hugo Harari-Karmadec rappelle que, parmi les 63 000 étudiants inscrits en Masters MEEF (Métiers de l'éducation, de l'enseignement et de la formation) offerts par les INSPE, 71 % sont des femmes, dont 25 % issues de milieux populaires. Ainsi, lorsqu'une femme suit un master, il existe une probabilité sur huit qu'il s'agisse d'un master INSPE, et une sur cinq pour une femme issue d'un milieu populaire. L'enjeu lié à ces formations, souvent dissocié de la question « femmes et sciences », s'avère pourtant central.
S'agissant des leviers à activer, tels que les quotas ou les actions de sensibilisation, il apparaît, comme l'a également rappelé Elyes Jouini, que l'application stricte de quotas sans accompagnement expose au risque de stigmatisation, les jeunes femmes pouvant être perçues comme des « femmes quotas » et considérées comme illégitimes. Pourtant, il convient de rappeler qu'historiquement, certaines écoles de commerce prestigieuses appliquaient un quota informel de garçons afin de limiter l'accès des filles et ainsi de ne pas être « trop féminisées », sans que cette démarche soulève de controverse.
La mise en oeuvre de quotas doit impérativement s'accompagner d'une communication rigoureuse et de campagnes d'information, notamment sur les atouts méconnus, comme le caractère quasi gratuit des classes préparatoires pour les familles issues de milieux populaires. Par ailleurs, certaines classes préparatoires disposent d'un nombre insuffisant de places en internat pour les filles, ce qui peut constituer un frein, notamment dans un contexte de crise du logement étudiant.
Enfin, au-delà des actions événementielles ou des salons d'orientation, il s'avère indispensable de former les enseignants eux-mêmes afin qu'ils et elles deviennent des relais actifs de cette dynamique. En effet, il ne s'agirait pas de s'appuyer seulement sur une référente égalité filles-garçons souvent isolée et déjà convaincue. Des efforts doivent également être produits sur la vigilance à accorder aux évaluations, qui demeurent fortement marquées par les stéréotypes : on valorise chez les garçons le « potentiel », tandis que l'on souligne chez les filles leur « sérieux », ce qui contribue à renforcer des biais jusque dans les bulletins scolaires.
Enfin, la lutte contre les VSS au sein des écoles d'ingénieurs et des universités constitue un enjeu majeur pour garantir un environnement serein et sécurisé, indispensable à la réussite des étudiantes. Il est avéré que le risque de VSS augmente lorsqu'une femme se trouve isolée dans un milieu à prédominance masculine. À ce stade, les moyens alloués restent largement insuffisants. Il serait nécessaire de désigner un référent spécifique dans chaque établissement et de prévoir le recrutement de juristes compétents pour traiter ces dossiers avec rigueur. Certaines universités commencent à entreprendre des actions. Toutefois, jusqu'à très récemment, les ressources engagées sur ces sujets relevaient davantage du « bricolage » que d'une volonté tangible et structurée.
M. Thomas Breda. - S'agissant des classes préparatoires en trois ans, je n'ai pas de réponse précise à ce stade. En revanche, la question du sens revêt un intérêt particulier. Pourtant, peu de travaux existent sur ce sujet. Avec Coralie Chevalier, nous amorçons une enquête afin d'analyser les effets d'une présentation des parcours scolaires sous un angle « utile à la société » sur les intérêts différenciés des filles et des garçons. Il s'agit d'une piste prometteuse pour déconstruire certaines représentations.
Par ailleurs, plusieurs leviers simples et accessibles permettent d'optimiser l'information aux élèves, et pouvoir opérer des choix éclairés doit être envisagé comme un véritable droit. Une expérimentation de Carlo Barone consistant à fournir une information objective sur les carrières dans les différentes filières a réduit les écarts de choix entre filles et garçons. À cet égard, l'information apparaît moins coûteuse et plus immédiatement actionnable que les dispositifs de rôle modèle, qui, bien que démontrés efficaces, exigent du temps et des ressources. Ces derniers doivent également être conçus avec prudence afin d'éviter de véhiculer des perceptions biaisées, telles que l'illusion d'une réussite facile, l'idée erronée que les femmes scientifiques ne rencontrent aucun obstacle, ou encore la mise en avant de modèles perçus comme inatteignables.
Concernant les quotas, comme pour toute politique publique, la qualité du design et de la mise en oeuvre s'avère décisive. Des quotas explicitement affichés peuvent produire des effets contre-productifs, tandis que des dispositifs indirects (comme l'existence de deux ENS, historiquement séparées pour jeunes filles et jeunes garçons) ont pu fonctionner comme des mécanismes de quota déguisés, n'ayant heurté personne. Il apparaît essentiel de penser les outils de manière à éviter que celles qui en bénéficient soient stigmatisées ou remettent en question leur propre légitimité.
Enfin, les constats observés dans d'autres pays comme les États-Unis ou la Corée rejoignent ceux de la France : les différences apparaissent dès le début de l'école primaire. Le déficit de formation approfondie en mathématiques au primaire constitue un enjeu plus large, en lien avec le décrochage national observé dans les disciplines mathématiques et techniques. En effet, la formation mathématique avancée n'étant pas obligatoire, de nombreux enseignants du primaire - en majorité des femmes - disposent de compétences limitées dans cette discipline.
Néanmoins, les études montrent qu'avoir une enseignante de mathématiques, en France comme ailleurs, s'avère bénéfique pour les élèves filles, celles-ci progressant davantage et s'orientant plus volontiers vers les mathématiques par la suite. Ainsi, il apparaît essentiel de favoriser la présence d'enseignantes compétentes et motivées en mathématiques. Cette démarche constitue un levier d'action accessible à court terme, même si rétablir une répartition équilibrée entre hommes et femmes au sein des enseignants du primaire (comptant actuellement 85 % de femmes) nécessitera un travail de plus longue haleine.
Mme Marie-Pierre Monier. - Au niveau du second degré, à l'époque où j'étais enseignante, le corps enseignant était déjà majoritairement féminin. Peut-on toutefois considérer qu'il n'est pas encore trop tard pour inverser cette tendance et rééquilibrer la représentation entre les sexes ?
M. Thomas Breda. - Il n'est pas trop tard pour agir, mais les constats montrent que les inégalités apparaissent dès l'école primaire, ce qui nous interroge sur les causes profondes. Or, le corps des professeurs des écoles reste composé à près de 85 % de femmes, souvent dotées d'une formation mathématique limitée, comme l'indiquent les données analysées.
Une piste concrète réside dans l'utilisation de tests d'association implicite, développés notamment par des psychologues de l'université de Harvard, permettant de mesurer les biais inconscients, notamment l'association entre sciences et genre. Des études d'une chercheuse italienne montrent que plus les biais implicites des enseignants sont marqués, moins les élèves filles s'améliorent en mathématiques. En outre, les enseignants ayant pris connaissance de leurs propres biais modifient ensuite leurs attitudes, améliorant ainsi la progression des élèves filles en mathématiques.
Concernant les carrières, des travaux alertent sur les effets inattendus de la féminisation des jurys de recrutement ou des comités de sélection, où les collègues féminines, moins nombreuses dans certaines disciplines, se retrouvent sur-sollicitées. Ce constat rejoint une problématique plus large, à savoir la surcharge de travail dans les carrières universitaires, où les tâches de recherche, d'évaluation des pairs et de participation aux instances augmentent considérablement avec l'avancement professionnel.
Dans des disciplines comptant seulement 15 % de femmes, ces dernières se retrouvent sollicitées de façon disproportionnée pour siéger dans les jurys, au détriment de leurs activités de recherche et de publication. Plusieurs collègues alertent sur cette surcharge structurelle : il devient difficile de mener de front recherche, évaluation et responsabilités, et nombre d'entre elles travaillent le soir, le week-end, voire pendant les vacances.
La féminisation des instances, bien qu'indispensable, engendre donc un coût en matière de charge de travail, qui mérite une attention et une réflexion approfondies.
M. Elyes Jouini. - Permettez-moi également de mentionner un travail conduit dans le cadre de la Chaire. Réalisé aux États-Unis sur le concours d'internat en médecine, il s'appuie sur l'analyse par intelligence artificielle des lettres de recommandation adressées aux candidats.
Les résultats révèlent que le sexe de l'auteur de la recommandation ne produit aucun impact mesurable sur le contenu des lettres. En revanche, le sexe du candidat recommandé conditionne explicitement les adjectifs employés : les hommes y sont davantage décrits comme brillants, tandis que les femmes sont présentées comme attentives, studieuses, appliquées, bonnes camarades, etc. Ainsi, ces biais d'appréciation apparaissent non pas tant du côté des prescripteurs eux-mêmes que dans les représentations associées au sexe de la personne recommandée.
Mme Georgia Thebault. - Beaucoup de points ont déjà été soulevés, mais je souhaite apporter ici quelques compléments. Je souligne notamment l'importance capitale de l'information délivrée aux élèves, en particulier aux moments charnières des transitions, par exemple entre le secondaire et le supérieur. Une étude menée en France par Camille Terrier, Rustamdjan Hakimov et Renke Schmacker, montre que les filles, même parmi les meilleures élèves, sous-estiment leur position dans la distribution des notes. Leur fournir des informations objectives permet de réduire cet écart et d'augmenter leur probabilité de candidater à des formations sélectives comme les classes préparatoires.
Cependant, si l'accès à l'information s'avère indispensable, il convient de reconnaître qu'il génère une charge cognitive, notamment avec des plateformes comme Parcoursup, où les élèves sont confrontés à des formations pléthoriques. Il devient essentiel de renforcer l'accompagnement, non seulement par les enseignants, mais également par des structures dédiées. En effet, on ne peut exiger des enseignants qu'ils se tiennent à jour sur l'ensemble de l'offre existante.
Concernant les quotas, y compris sur Parcoursup, il convient de rappeler que ceux-ci existent déjà sous certaines formes (taux de boursiers, de bacheliers technologiques, etc.). La véritable question porte moins sur le dispositif lui-même que sur les critères de sélection et les priorités que la société souhaite définir.
S'agissant des passerelles dans l'enseignement supérieur, elles apparaissent comme une piste essentielle, non seulement pour réduire les inégalités de genre, mais aussi pour agir sur les inégalités socio-économiques. Aujourd'hui, l'origine post-bac des admis en grandes écoles reste largement concentrée sur les classes préparatoires. Faciliter les passerelles permettrait de diversifier ces recrutements.
La question de la formation des professeurs constitue également un enjeu majeur. Dans certaines formations récentes destinées à préparer les futurs professeurs des écoles, les promotions sont presque exclusivement féminines. Un certain nombre d'expérimentations ont déjà été engagées, visant à proposer de nouvelles formations intensives en sciences, mathématiques, physique ou biologie, afin de mieux préparer les professeurs des écoles de demain. Il semble essentiel de pouvoir évaluer et suivre rigoureusement ces dispositifs.
À titre personnel, j'ai été sollicitée à de nombreuses reprises au cours des dernières années par différents acteurs de l'Éducation nationale -- tels que l'IH2F ou des référents égalité filles-garçons -- afin d'intervenir dans des formations au sein des INSPE. J'ai été frappée par la richesse des initiatives portées localement et par l'effort important de dialogue établi entre la recherche et le terrain, visant à sensibiliser les enseignants sur ces enjeux.
Cependant, il n'existe pas, à ce stade, de vision globale permettant de recenser les interventions menées, d'en identifier les effets positifs ou au contraire les limites. Cette consolidation des connaissances apparaît indispensable pour l'avenir.
Enfin, je tiens à insister sur l'importance de concevoir soigneusement le design des politiques publiques et, surtout, de les évaluer. Trop souvent, cette démarche s'avère difficile pour des raisons structurelles : soit parce que les dispositifs sont déployés d'une manière qui rend leur évaluation complexe, soit parce que les données nécessaires font défaut. Par ailleurs, une fragmentation persiste entre les données éducatives et celles relatives au marché du travail, ce qui empêche de suivre les trajectoires complètes des individus.
J'évoquerai enfin la question spécifique des VSS. Certains programmes de recherche ont récemment tenté d'en mesurer la prévalence, notamment à Sciences Po Paris ou à l'Université Paris Cité. Cependant, ces travaux se heurtent à des obstacles juridiques et éthiques majeurs, en particulier sur la formulation même des questions et sur les conditions de recueil des données. Il apparaît indispensable d'accompagner davantage les chercheuses et chercheurs engagés sur ces terrains sensibles, afin de mieux quantifier ces phénomènes et d'outiller les politiques publiques pour les combattre efficacement.
Mme Sophie Pochic. - Il me paraît également fondamental de rappeler que le maintien d'un volume de postes raisonnablement suffisant à l'entrée, tant dans les universités que dans les établissements publics de recherche, revêt une importance capitale afin d'éviter une hypersélection des carrières scientifiques. En effet, lorsque la compétition s'intensifie du fait d'un trop faible nombre de places, les recrutements tendent à se concentrer sur des profils masculins, issus des mêmes cursus d'élite, avec des trajectoires linéaires -- polytechniciens, normaliens -- au détriment d'une véritable diversité.
Même lorsque des politiques d'égalité sont mises en place avec un design ambitieux, comme c'est le cas au CNRS, les marges de progression restent limitées. Pour illustration, le bilan du CNRS pour la période 2020-2022 montre que, malgré une politique active visant à féminiser les sciences, les femmes ont représenté 40 % des recrutements, soit un gain de 4 points par rapport au plan précédent. Cependant, avec un volume de recrutement désormais réduit à environ 300 postes par an, l'effet sur les effectifs globaux reste marginal, passant de 34,3 % en 2019 à 34,7 % de femmes en 2022.
Par ailleurs, même si cette approche peut paraître moins consensuelle, j'estime que les recrutements de chercheurs étrangers en exil - que je soutiens vivement -- devraient introduire des mécanismes d'éga-conditionnalité. Qu'il s'agisse du programme PAUSE ou du nouveau programme Choose France avec les États-Unis, il serait opportun d'intégrer des objectifs chiffrés ou des quotas, afin de faire de ces recrutements exceptionnels une occasion stratégique de diversification et de féminisation des élites scientifiques.
M. Elyes Jouini. - Je souhaiterais également apporter un complément sur un point déjà évoqué concernant l'internat en classes préparatoires. Si l'on souhaite accroître la présence des jeunes filles dans les écoles d'ingénieurs, il faut impérativement augmenter le nombre de filles dans les classes préparatoires scientifiques. À cet égard, l'extension des places d'internat constitue un levier essentiel. Il ne s'agit pas seulement de la question du coût de la vie ; mais également d'un enjeu d'égalité : les internes disposent, dès la sortie des cours, de la possibilité immédiate de travailler, réviser, s'entraîner, alors que celles et ceux qui doivent rentrer chez eux cumulent temps de transport et gestion logistique, ce qui représente une charge supplémentaire non négligeable.
Or, aujourd'hui, de nombreux internats restent exclusivement réservés aux garçons, ou bien affichent un déséquilibre flagrant avec un nombre de places bien supérieur pour les garçons.
Mme Laure Darcos. - Une expérience significative a été menée dans le cadre de la création d'internats d'excellence, notamment dans le secondaire, au sein de territoires fragilisés. Ces dispositifs ont été vivement plébiscités par les jeunes filles, leur permettant ainsi de s'extraire de contextes sociaux difficiles, d'améliorer leurs conditions d'étude et d'accroître leurs chances de réussite. Dès lors, il semble pertinent de s'interroger sur les leviers possibles pour étendre et amplifier ces dispositifs au niveau des classes préparatoires, dans l'objectif de garantir aux jeunes filles un accès équitable aux grandes écoles.
Concernant le programme Choose France, au regard des récentes tensions sociétales aux États-Unis, autour des droits des femmes, notre pays pourrait en effet voir affluer des candidatures féminines d'excellence. Sous l'impulsion de Sylvie Retailleau, ancienne ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche, la question de la féminisation bénéficiait d'une attention soutenue, et il apparaît désormais essentiel de sensibiliser les nouveaux ministres à ces enjeux.
S'agissant des rôles modèles, à l'occasion du 8 mars, une table ronde de la délégation avait réuni plusieurs femmes remarquables, qui ont elles-mêmes exprimé leur souhait de ne pas être perçues comme des figures d'exception. Elles ont insisté sur l'importance de ne pas générer d'effet dissuasif auprès des jeunes générations, en maintenant une posture de simplicité et d'humilité.
Par ailleurs, les contextes géographiques et économiques influencent considérablement les trajectoires. L'exemple du plateau de Saclay illustre parfaitement cette dynamique : dans cet environnement scientifique exceptionnel, les établissements scolaires veillent à promouvoir un équilibre filles-garçons dans les options scientifiques, portés par la conscience de l'importance d'encourager la mixité dès le plus jeune âge.
À l'époque où Sylvie Retailleau exerçait ses fonctions ministérielles, elle portait une attention particulière aux nouveaux programmes. Il apparaît qu'Elisabeth Borne, qui sera prochainement auditionnée, se montre également très sensible à ces enjeux. En effet, il nous semble essentiel d'examiner attentivement les modalités de formation scientifique prévues pour les futurs professeurs des écoles.
Enfin, une mission sera conduite à Lisbonne en juillet afin d'étudier un phénomène particulièrement singulier : la progression notable des femmes dans les filières scientifiques au Portugal, alors même que l'on aurait pu attendre de tels résultats en Scandinavie ou en Allemagne.
Je renouvelle mes remerciements les plus sincères pour la qualité des contributions apportées et rappelle que toute transmission complémentaire de documents sera la bienvenue afin d'enrichir notre rapport.
Table ronde avec des
représentantes d'associations oeuvrant pour la mixité dans les
sciences
(15 mai 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, Mesdames, dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes & Sciences » entamés il y a trois mois, nous recevons ce matin des représentantes de plusieurs associations oeuvrant depuis de nombreuses années en faveur de la parité dans les sciences et plus particulièrement dans les mathématiques.
Notre mission vise à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation féminine dans les études et carrières scientifiques, que ce soit dans le domaine de l'ingénierie, de la recherche, de l'informatique ou du numérique, est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait ainsi que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés. Par ailleurs, près de la moitié des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences contre 28 % des garçons.
Et parmi celles qui se lancent dans des carrières scientifiques après leurs études, il semblerait que près de la moitié d'entre elles quitte le monde scientifique au cours des dix années suivantes : il s'agit du phénomène bien connu du « tuyau percé ».
Malheureusement, la France n'évolue, pour l'heure, pas dans la bonne direction : on sait que le nombre de doctorantes dans la Tech a baissé de 6 % entre 2013 et 2020, là où leur nombre augmentait de 19 % en Europe.
Nos précédentes auditions nous l'ont bien montré : les défis sont nombreux et présents à tous les niveaux, celui de la famille et de la société dans son ensemble, celui du système éducatif, celui des différents paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur, celui des trajectoires professionnelles et, plus globalement, au niveau des politiques publiques dans leur ensemble.
Suite à la publication récente d'un rapport conjoint de l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche et de l'Inspection générale des finances, intitulé Filles et mathématiques : lutter contre les stéréotypes, ouvrir le champ des possibles, la ministre de l'éducation nationale, Élisabeth Borne, a annoncé le 6 mai un plan « Filles et maths » et plusieurs mesures fortes visant à féminiser les filières scientifiques et, plus basiquement, à redonner le goût des maths aux petites filles.
Parmi ces mesures, la ministre propose notamment :
• de sensibiliser et former tous les professeurs aux biais et stéréotypes de genre en sciences, de l'école primaire jusqu'au lycée ;
• de sensibiliser les parents à l'intérêt des filières scientifiques pour les filles ;
• de renforcer la place des filles dans les enseignements qui ouvrent vers les filières d'ingénieur et du numérique avec un objectif, d'ici 2030, de 50 % de filles qui choisissent la spécialité maths en première et en terminale, et de 30 % de filles dans chaque classe préparatoire scientifique ;
• enfin, de promouvoir des rôles modèles scientifiques féminins dans le cadre d'un renforcement de la politique d'éducation à l'orientation.
Dès lors, il nous a semblé essentiel, avec les quatre rapporteures Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés, de recevoir ce matin des représentantes de divers collectifs et associations oeuvrant pour plus de mixité dans les sciences, pour entendre à la fois leur analyse des causes de la moindre présence de femmes dans les études et les carrières scientifiques, mais aussi leurs propositions de solutions pour amener plus de filles et de femmes vers les sciences.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
J'ai donc le plaisir d'accueillir :
• Fatima Bakhti, présidente de l'Association Femmes Ingénieures ;
• Valérie Brusseau, présidente de l'association Elles bougent, accompagnée d'Isabelle Huet, directrice générale ;
• Françoise Conan, professeure des universités à la faculté de sciences de Brest (Finistère), présidente de l'association Femmes & Sciences ;
• Mélanie Guenais, maîtresse de conférences au laboratoire de Mathématiques d'Orsay, Université Paris-Saclay, et coordinatrice du collectif Maths et sciences ;
• et Véronique Slovacek-Chauveau, présidente d'honneur de l'association Femmes et mathématiques.
Je vous souhaite à toutes la bienvenue.
Je vais laisser la parole à chacune d'entre vous pour un propos liminaire, avant de me tourner vers mes collègues rapporteures qui vous poseront des questions.
Avant de vous laisser la parole, j'aimerais soumettre à votre appréciation quelques points déjà évoqués devant notre délégation :
• tout d'abord, la question des quotas pour accélérer la mixité dans les études scientifiques : que ce soit au moment des concours d'entrée dans les écoles d'ingénieurs et les ENS ou, en amont, pour l'intégration dans les classes préparatoires en sortie de bac ;
• également, la mise en place de bourses ou d'allocations spécifiques pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans des parcours scientifiques ;
• enfin, l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans les études et carrières scientifiques.
Pour évoquer l'ensemble de ces sujets, je me tourne dans un premier temps vers Fatima Bakhti, présidente de l'Association Femmes Ingénieures.
Mme Fatima Bakhti, présidente de l'Association Femmes Ingénieures. - Merci beaucoup pour votre invitation à cette table ronde ce matin.
Très fréquemment, nous rencontrons de jeunes filles et de jeunes garçons qui nous interrogent : qu'est-ce qu'un ingénieur ? Quel est son rôle dans la société ? Un ingénieur utilise ses compétences scientifiques, mathématiques et techniques, mais également des qualités humaines, telles que la capacité à travailler en équipe, afin d'apporter des réponses concrètes à des problématiques réelles. Il existe des ingénieurs dans tous les secteurs d'activité, dans l'ensemble des domaines économiques et sociaux.
Le diplôme d'ingénieur est délivré à l'issue d'une formation accréditée par la Commission des Titres d'Ingénieur (CTI). Ce titre ouvre la voie à une multitude de professions. Pourtant, en France, les femmes demeurent sous-représentées dans ces carrières. Or, ce sont des métiers rémunérateurs et porteurs de sens, au coeur des grands enjeux sociétaux contemporains. Les femmes y ont toute leur place, et elles y sont attendues.
C'est précisément pour cette raison que l'association Femmes Ingénieures oeuvre depuis plus de 43 ans. Nous sommes convaincues que la mixité constitue une richesse, une source de compétences, et un véritable levier de compétitivité pour les entreprises et les organisations.
Notre association, reconnue d'intérêt général, s'inscrit pleinement dans la communauté des ingénieurs et scientifiques de France. Elle regroupe des membres bénévoles issus de tous les métiers de l'ingénierie, répartis sur l'ensemble du territoire. Ensemble, nous oeuvrons concrètement en faveur de la mixité.
Nous agissons dans les territoires, par le biais de déléguées régionales. Nous le faisons sur tous les fronts ; car oui, ce sont bien des fronts. D'une part, nous faisons la promotion des métiers de l'ingénierie auprès des jeunes, dans les collèges, les lycées, lors de forums ou de rencontres avec les familles. Ce travail de sensibilisation est essentiel. D'autre part, nous mettons en lumière les parcours et les réussites des femmes ingénieures, afin de les rendre visibles et de proposer des modèles d'identification inspirants.
Depuis la loi Copé-Zimmermann, nous accompagnons également les femmes ingénieures souhaitant siéger dans des conseils d'administration, à travers une commission dédiée.
Nous sommes convaincues que l'action collective est essentielle : seul on va plus vite, mais ensemble, on va plus loin. C'est pourquoi nous collaborons activement avec de nombreuses associations et collectifs, dont plusieurs sont représentés ici aujourd'hui. Ces partenariats, ancrés dans la durée, se traduisent également au niveau local, où nos équipes travaillent conjointement sur le terrain.
Les freins à la féminisation des métiers de l'ingénierie sont multiples. En mathématiques nous dirions qu'il s'agit d'une équation à plusieurs inconnues. Vos auditions précédentes ont mis en évidence des facteurs majeurs, notamment les stéréotypes de genre, qui persistent et découragent les jeunes filles. À cela s'ajoute une méconnaissance généralisée de ce qu'est réellement le métier d'ingénieur -- un métier passionnant, profondément utile à la société - et de son sens.
Par ailleurs, l'environnement professionnel encore très masculin peut susciter une réticence chez les jeunes filles, parfois renforcé par des manifestations de sexisme ordinaire, voire de violences sexistes et sexuelles.
Pour les femmes déjà en poste, les obstacles prennent la forme du plafond de verre, du mur de verre, ou encore du plancher collant - autant de freins invisibles, mais bien réels, qui peuvent conduire à un découragement, voire à un abandon de carrière. Il est donc fondamental de les accompagner à chaque étape de leur parcours.
Pour accompagner et soutenir les jeunes filles dans leurs choix d'orientation dès le secondaire, il convient également de les accompagner dans l'enseignement supérieur. La déconstruction des stéréotypes doit commencer dès le plus jeune âge. De nombreuses initiatives émergent déjà en ce sens. Il est essentiel de sensibiliser les jeunes aux métiers scientifiques et techniques tout au long de leur parcours scolaire, en particulier aux enjeux clés qui y sont associés. Vous le savez, les choix d'orientation s'effectuent très tôt. Les élèves doivent avoir accès à une information claire, concrète et adaptée sur ces métiers dès le plus jeune âge.
Parmi les pistes à explorer, nous pourrions faire de la classe de seconde un moment charnière, un pivot pour l'orientation vers les filières STIM. Dans chaque territoire, les collèges - notamment les classes de quatrième et de troisième - pourraient collaborer avec les lycées de proximité. Des rencontres pourraient ainsi être organisées entre collégiens et lycéens ayant choisi les spécialités scientifiques en première et terminale. Ce type d'échange entre pairs fonctionne généralement très bien : le dialogue de jeune à jeune s'avère souvent plus pertinent. C'est une initiative simple à mettre en oeuvre localement, mais qui peut avoir des effets concrets et durables.
Il me semble également important de rappeler que choisir, c'est renoncer. Nous avons tous fait des choix d'orientation qui nous ont amenés à délaisser certaines disciplines, parfois à regret. Les jeunes filles n'abandonnent pas les mathématiques par désintérêt : elles expriment des préférences, font des arbitrages. Le choix des spécialités implique nécessairement des renoncements, et cela doit être pris en compte dans les politiques éducatives. Il faut donc développer davantage de passerelles et encourager la pluridisciplinarité. Nous en avions autrefois en terminale. Aujourd'hui, il convient de les renforcer au niveau post-bac. Certaines voies commencent à émerger, comme les combinaisons entre biologie et informatique ou science des données. Ces croisements de compétences ouvrent de nouvelles perspectives et permettent à chacune de trouver le métier qui lui correspond.
Concernant la carrière des femmes dans les métiers de l'ingénierie, les solutions doivent inclure tout l'écosystème professionnel. Cela signifie aussi que les hommes sont des alliés indispensables. Messieurs, vous avez toute votre place dans cette démarche collective.
Les femmes, dans leur parcours professionnel, ont besoin d'échanger et de dialoguer sur leurs aspirations, leurs contraintes, et les arbitrages qu'elles doivent faire, notamment en matière d'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Certaines souhaitent s'investir également dans des activités extraprofessionnelles. Il est donc nécessaire de valoriser la diversité des trajectoires féminines afin que chacune puisse s'y reconnaître.
À ce titre, il serait pertinent d'organiser davantage de rencontres entre femmes ingénieures issues de différents secteurs, pour favoriser l'entraide, le mentorat, et encourager la poursuite de carrières techniques et scientifiques.
Les lois Copé-Zimmermann ou Rixain ont donné lieu à des avancées majeures : elles permettent aux femmes d'accéder davantage aux conseils d'administration et aux postes à responsabilité. Veiller à leur bonne application est essentiel.
Concernant la question des quotas, il nous semble qu'ils devraient être considérés non comme des privilèges, mais comme des instruments de correction d'un déséquilibre historique. Les femmes qui en bénéficient méritent pleinement leur place - qu'il s'agisse d'intégrer une classe préparatoire ou une école d'ingénieurs. Toutefois, ces dispositifs ne sauraient produire leurs effets sans un vivier suffisamment fourni. Il est donc indispensable d'agir en amont, de manière volontariste, pour le constituer. Sans cela, les quotas deviennent inopérants.
Ensuite, les bourses et les places en internat sont fondamentales et adressent un message fort aux jeunes filles et à leurs familles, notamment celles qui peuvent être réticentes à voir leurs filles partir loin du domicile. Leur garantir un hébergement adapté, en internat ou en résidence universitaire, contribue à instaurer un climat de confiance.
L'association Femmes Ingénieures agit très concrètement sur ces sujets. L'an dernier, nous avons rencontré plus de 16 000 jeunes pour leur faire découvrir nos métiers et déconstruire les idées reçues.
Nous sommes également très engagées sur la question du passage à l'échelle et sur l'égalité des chances territoriales. Chaque année, nous organisons un forum virtuel intitulé « Ingénieur.e ? C'pour moi ! ». Accessible dans le métavers, il permet aux élèves de toutes les régions de France d'échanger avec des femmes ingénieures, issues de nombreux secteurs et entreprises, sur leur temps scolaire. En 2024, lors de cet événement, nous avons organisé 148 interventions en une seule journée. Ce sont 8 500 jeunes issus de 89 établissements différents qui y ont participé. Ce chiffre témoigne d'une mobilisation à l'échelle nationale, bien au-delà de la seule région parisienne.
Nous agissons également de manière ciblée auprès des ingénieurs en activité dans le monde professionnel. La mise en visibilité des femmes ingénieures passe par des prix. À ce titre, nous sommes partenaires ou membres de jurys de récompenses emblématiques, tels que le Prix Ingénieuses, remis par la Conférence des directeurs des écoles françaises d'ingénieurs. La cérémonie aura d'ailleurs lieu cet après-midi. Mais ce n'est pas le seul événement : citons également les Trophées des femmes de l'industrie, organisés par la rédaction de L'Usine Nouvelle, ainsi que d'autres distinctions majeures. Toutes ces initiatives contribuent à valoriser les parcours et les réussites des femmes dans l'ingénierie.
Par ailleurs, nous organisons les Cafés Ingénieuses, des temps d'échange et de partage entre femmes ingénieures. Ces rencontres ont pour objectif de favoriser le développement de réseaux professionnels, d'encourager le dialogue autour des parcours, mais aussi d'approfondir des thématiques techniques. Ce sont des espaces d'apprentissage, de soutien mutuel et de transmission d'expérience.
Enfin, nous participons activement aux nombreuses initiatives portées par nos partenaires institutionnels et associatifs. Nous collaborons notamment avec le collectif Maths et Sciences, dont nous sommes proches, et sommes membres historiques du Cercle InterElles. Nous participons également aux travaux de 2Gap, du collectif Ensemble contre le sexisme, et nous soutenons avec conviction les programmes tels que Tech pour toutes, Femmes@Numérique, ou encore des actions en faveur de la place des femmes dans l'industrie.
À travers ces engagements multiples, notre objectif demeure le même : porter la voix des femmes ingénieures aussi largement que possible.
Je vous remercie de votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour votre intervention très intéressante. J'aurai de nombreuses questions à vous poser tout à l'heure.
Je vais désormais laisser la parole à Valérie Brusseau, présidente de l'association Elles bougent.
Mme Valérie Brusseau, présidente de l'association Elles bougent. - Je vous remercie de donner la parole à notre association.
Depuis plus de vingt ans, Elles bougent oeuvre sur l'ensemble du territoire français, y compris dans les départements et régions d'outre-mer, au travers de 26 délégations régionales, dans le but de susciter des vocations scientifiques et techniques auprès des jeunes filles. Notre principal levier d'action réside dans la mobilisation de rôles modèles : des femmes engagées dans les sciences et les technologies, qui interviennent pour déconstruire les stéréotypes de genre et encourager les jeunes filles à envisager des carrières scientifiques et techniques.
Cette question de la mixité concerne évidemment les métiers d'ingénieur, et nous travaillons à ce titre en lien étroit avec l'ensemble des associations partenaires ici présentes. Toutefois, il convient également de ne pas négliger la situation des techniciennes, qui rencontrent elles aussi des difficultés d'accès à ces filières.
Il s'agit aujourd'hui non seulement d'un enjeu d'égalité, mais également d'un enjeu de performance pour les entreprises - je m'exprime ici également en tant qu'industrielle - et, plus largement, pour notre pays. Dieu sait s'il en a besoin !
L'année dernière, Elles bougent a mené une enquête auprès de 6 000 femmes engagées dans des carrières scientifiques, qu'elles soient en poste ou en formation. Permettez-moi de mettre en exergue quatre résultats clés de cette enquête, qui mettent en évidence la persistance des stéréotypes de genre :
• 82% des participantes déclarent avoir été confrontées à des stéréotypes de genre ;
• 64 % d'entre elles ont été dissuadées de poursuivre en mathématiques, avec pour justification que « les mathématiques ne sont pas faites pour les filles » - un constat d'autant plus marqué chez les techniciennes ;
• une femme sur cinq a été découragée d'entreprendre des études scientifiques ;
• 63 % des jeunes femmes engagées dans les sciences estiment que l'industrie demeure peu attractive.
Les résultats de cette enquête ont été présentés à Madame la ministre Élisabeth Borne en février, et nous avons été auditionnés par l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR) et par l'Inspection générale des finances (IGF) dans le cadre de leur rapport « Filles et maths ».
Forte de son maillage territorial, l'association Elles bougent mobilise aujourd'hui 15 000 rôles modèles. Nous intervenons chaque année auprès de 45 000 jeunes filles, en métropole comme dans les DROM. Nous menons plus de 1 000 actions annuelles, en partenariat avec 2 000 établissements scolaires et 350 entreprises. Cependant, en l'absence d'une politique publique volontariste, ni Elles bougent, ni les associations partenaires réunies ici ne parviendront à provoquer un changement structurel. Nous nous réjouissons donc qu'un certain nombre de mesures issues de notre enquête aient été entendues.
La première concerne la formation des enseignants. Jusqu'à présent, dans le cadre des plans en faveur de la mixité ou d'autres conventions interministérielles, cette formation reposait sur le volontariat. Nous saluons désormais le fait que, dans le cadre du programme Filles et Sciences, cette action structurante devienne obligatoire pour l'ensemble des enseignants, dès l'école primaire. Elle vise à promouvoir une formation inclusive, conformément à nos recommandations, en particulier en ce qui concerne l'enseignement des mathématiques.
Il convient de rappeler que les enseignants sont des acteurs majeurs de l'orientation. Or, comment assurer une orientation vers les sciences physiques ou les filières techniques, lorsque près de 80 % des enseignants sont issus des filières littéraires ou des sciences humaines, ou lorsque les professeurs de sciences de l'ingénieur méconnaissent les métiers industriels ?
Il est aussi essentiel que la formation passe par l'expérimentation. C'est précisément ce que nous mettons en oeuvre avec Elles bougent en primaire. Nous vous avons d'ailleurs apporté un jeu pédagogique à cet effet. Nous intervenons dans les classes de CM1, où nous expliquons qu'il n'existe pas de métiers « féminins » ou « masculins », mais simplement des métiers. Et surtout, en fin de matinée, nous organisons une expérience scientifique, destinée à encourager les petites filles à prendre conscience de leur potentiel dans les disciplines scientifiques.
La seconde mesure concerne la sensibilisation des parents. Nous savons tous que les familles, comme l'entourage en général, sont prescripteurs dans les choix d'orientation. C'est pourquoi, lorsque nous menons des actions dans le cadre d'Elles bougent en primaire, nous remettons systématiquement une fiche pédagogique à destination des parents, glissée dans le cahier de liaison, pour contribuer à la déconstruction des stéréotypes. Nous organisons également des rencontres avec les parents après nos interventions. Par ailleurs, nous sommes présents dans de nombreux salons étudiants, avons publié un numéro spécial en partenariat avec Studyrama, et lançons régulièrement des campagnes de sensibilisation à destination des parents sur les réseaux sociaux.
Nous croyons fermement en la mise en oeuvre d'une grande campagne nationale à 360 degrés, ainsi qu'en l'instauration d'une journée nationale de sensibilisation à la déconstruction des stéréotypes, à destination du grand public.
S'agissant de la promotion des rôles modèles, nous nous félicitons naturellement de cette proposition. Vous l'aurez compris, avec nos 15 000 marraines, c'est l'axe fondamental de notre action. Les rôles modèles jouent un rôle essentiel : elles constituent un levier de fidélisation au sein même de l'entreprise. Lorsqu'elles viennent témoigner de leur parcours et parler de leur société, elles le font avec un sentiment de fierté et d'appartenance. Par ailleurs, ces rôles modèles développent leur employabilité, leurs compétences en prise de parole publique, et renforcent leur légitimité professionnelle.
Cependant, le recrutement de marraines demeure un enjeu. Nous devons encourager les entreprises à libérer du temps de travail pour permettre à leurs collaboratrices de s'engager dans ce rôle, ce qui est d'autant plus vrai pour les techniciennes. Il faut également inciter davantage les étudiantes à intervenir auprès des lycéennes et des collégiennes, car cette proximité générationnelle est particulièrement efficace. Enfin, concernant le personnel enseignant, qui peut lui aussi faire figure de rôle modèle, les engagements reposent aujourd'hui sur la base du volontariat. Comment aller plus loin?
Pour ce faire, Elles Bougent formule trois propositions, fondées sur un renforcement des incitations fiscales en matière de mécénat de compétences, en s'inspirant du modèle de l'amendement Coluche.
La première proposition vise à porter la déduction fiscale de 60 % à 90 % du montant du don sur l'impôt sur les sociétés, pour toute mobilisation d'au moins trois jours par salarié et par an, couplée à la suppression du plafond de 2 millions d'euros actuellement en vigueur.
La deuxième proposition consiste à intégrer la participation associative - notamment avec Elles Bougent - dans le système de notation des étudiantes en école d'ingénieur, à rendre obligatoire la labellisation « égalité filles-garçons », et à étendre cette exigence aux référents égalité dès le premier degré.
Enfin, s'agissant de la question des quotas, nous adoptons une position plus volontariste que celle actuellement en vigueur, qui se limite aux établissements élitistes (classes préparatoires, filières scientifiques d'excellence). Nous demandons la généralisation des quotas à toutes les écoles d'ingénieurs, notamment celles avec classes préparatoires intégrées, ainsi qu'à toutes les filières universitaires préparant aux carrières scientifiques.
En ce qui concerne les bourses, permettez-moi un témoignage personnel : vous avez devant vous un pur produit de l'ascenseur social, si je puis dire. Sans bourse, je n'aurais jamais accédé à des études scientifiques, et n'aurais donc pu prétendre aux fonctions de cadre dirigeante que j'exerce aujourd'hui. Notre enquête révèle d'ailleurs que 19 % des femmes interrogées citent le coût des études comme un frein majeur, ce qui démontre la nécessité d'agir concrètement sur ce point.
Notre enquête indique que 40 % des femmes craignent d'être confrontées à des violences sexuelles et sexistes au cours de leur carrière ; et 45 % des femmes actives, tout comme 65 % des étudiantes, attendent des mesures plus ambitieuses de la part des entreprises ou établissements d'enseignement supérieur.
Ces violences sont particulièrement présentes au moment de l'entrée dans la vie professionnelle, il est donc essentiel d'agir en amont. C'est ce que nous faisons chez Elles Bougent, au travers de webinaires de formation, qui réunissent en moyenne plus de 300 participantes chacun, à raison d'une dizaine de sessions organisées chaque année. Nos marraines jouent aussi le rôle d'ambassadrices contre les violences sexistes et sexuelles, elles font évoluer les mentalités. Surtout, nous préconisons des actions dans les entreprises, où des campagnes de communication peuvent également être menées. Nos partenaires industriels sont très mobilisés : nous avons notamment accompagné la campagne « Carton Rouge » menée par notre entreprise partenaire Vinci, pour sensibiliser à ces violences.
Enfin, nous recommandons que la formation à la lutte contre les violences sexistes et à la culture de l'égalité soit rendue obligatoire dans les entreprises, à tous les niveaux, et notamment auprès des managers et des décideurs, dans une perspective d'intégration complète à la politique de responsabilité sociétale (RSE).
C'est ensemble - associations familles, établissements d'enseignement, enseignement supérieur, entreprises et pouvoirs publics - que nous parviendrons à faire progresser concrètement la mixité dans les métiers scientifiques et techniques.
Mme Dominique Vérien, présidente. - C'est moi qui vous remercie pour toutes vos actions et pour la mise en lumière de femmes qui réussissent.
Je me tourne désormais vers Françoise Conan, présidente de l'association Femmes & Sciences.
Mme Françoise Conan, présidente de l'association Femmes & Sciences. - Je me réjouis de pouvoir m'adresser à vous aujourd'hui afin de vous présenter l'association Femmes & Sciences, que j'ai l'honneur de présider depuis près d'un an.
Femmes & Sciences est une structure légèrement plus récente que Femmes Ingénieures. Cette année, elle célèbre son 25e anniversaire. Elle est implantée sur l'ensemble du territoire national et regroupe environ 600 membres, qu'il s'agisse de personnes physiques - toutes bénévoles - ou de personnes morales.
Cette association a été fondée en 2000 par un collectif de femmes scientifiques, parmi lesquelles Claudine Hermann, première femme professeure à l'École polytechnique, à la mémoire de laquelle je rends ici hommage. Ce groupe comprenait également la sociologue Françoise Gaspard, ainsi que d'autres femmes mathématiciennes, et l'association Femmes et Mathématiques, avec laquelle nous collaborons étroitement, tout comme avec Femmes Ingénieures.
Les objectifs de l'association sont clairs :
• promouvoir les sciences et les techniques auprès de la jeunesse, en particulier auprès des jeunes filles ;
• valoriser les femmes scientifiques ;
• agir auprès des pouvoirs publics, en alertant et en communiquant.
De nombreux points ont déjà été évoqués. Je ne reviendrai pas dessus. Je pense que nous partageons de nombreuses convictions sur ces sujets. Je souhaiterais néanmoins apporter quelques précisions sur les actions concrètes que nous menons, à travers des groupes de travail organisés par thématiques : interventions auprès des scolaires, mentorat, communication, etc.
Nous rencontrons chaque année des élèves de classes primaires - c'est une action assez récente - ainsi que des collégiens et des lycéens. À titre d'exemple, en 2024, nous aurons sensibilisé près de 19 000 élèves, que ce soit dans les classes ou à l'occasion d'événements tels que Faites de la science, des salons, et autres manifestations.
Notre antenne de Toulouse a lancé l'initiative « Mat & Prim » - non pas pour « mathématiques et primaires », mais pour « maternelles et primaires ». Elle a pour objectif de faire découvrir les métiers scientifiques dès le plus jeune âge, et de démontrer que la science s'adresse à toutes et tous, filles comme garçons. Elle repose sur des ateliers interactifs de courte durée, animés par des femmes scientifiques. Elle permet de sensibiliser à l'égalité filles-garçons et de travailler sur les stéréotypes. L'un des atouts majeurs de cette action réside dans le fait qu'elle est organisée au sein même des établissements scolaires, et qu'elle touche toutes les classes, du CP au CM2. Elle est en cours de développement.
L'initiative « Sciences : Métiers de Femmes » a quant à elle été initiée à Lyon, en partenariat avec l'École normale supérieure. Il s'agit d'une initiative non mixte, car il a été démontré que les jeunes filles s'expriment plus librement lorsqu'elles sont entre elles. Cette action prend la forme d'une journée de témoignages, durant laquelle une marraine inspirante - telle que Françoise Combes, qui a déjà joué ce rôle - vient partager son parcours. Elle a pour objectif de sensibiliser les jeunes filles, de leur présenter des rôles modèles féminins, issus aussi bien du monde académique que du secteur privé.
Cette journée est également accompagnée par une sociologue, dont l'analyse offre un regard complémentaire essentiel. Nous attachons en effet une grande importance à l'articulation entre sciences dites « dures » et sciences humaines, dans une approche enrichie et inclusive.
Tout au long de cette journée, une graphiste illustre les échanges en réalisant des dessins. Ceux-ci sont ensuite rassemblés pour former une bande dessinée offerte aux jeunes filles. Elles repartent ainsi avec un souvenir tangible de cette expérience.
Un autre volet essentiel de notre engagement concerne la promotion des femmes scientifiques. Vous connaissez peut-être déjà l'action intitulée « La Science taille XXL », que nous portons depuis 2018, en partenariat avec le CNRS. Cette initiative, née à Toulouse, vise à valoriser et rendre visibles les femmes scientifiques dans toute leur diversité de métiers et de disciplines : non seulement des chercheuses ou enseignantes-chercheuses, mais également des ingénieures, des techniciennes, issues tant du monde académique que du monde de l'entreprise. Ce type de témoignage est fondamental. Les jeunes femmes ont besoin de se projeter. Elles ont besoin de figures d'identification.
L'exposition présente des portraits de femmes ambassadrices qui acceptent d'intervenir directement auprès des élèves. Dès lors qu'elles entrent dans le dispositif, elles s'engagent également à témoigner dans les établissements scolaires.
Cette année, nous publierons un livret à destination des lycéennes et des collégiennes, notamment les élèves de troisième. Basé sur cette exposition, il sera largement diffusé et téléchargeable librement. Il s'intitulera : « Les filles sont pas faites - non, parfaites - pour les sciences ». Sa parution constituera un jalon important de l'année 2025. Je me réjouis à l'idée de voir l'ouvrage finalisé et publié.
Un autre temps fort concerne l'organisation par Femmes & Sciences d'un colloque annuel, consacré à des thématiques diverses.
Je souhaiterais revenir sur le colloque 2023, qui s'est tenu non loin d'ici, en partenariat avec la Commission Femmes et Physique de la Société française de Physique. Le thème retenu s'inscrivait pleinement dans le cadre de notre rencontre d'aujourd'hui : « Femmes et physique : des modèles à la réalité - pallier la sous-représentation des femmes en physique ».
Nous avions convié la ministre de l'enseignement supérieur à se joindre à nous. Bien qu'elle n'ait pu être présente, elle nous avait demandé de formuler des recommandations. Parmi les préconisations transmises, élaborées en lien avec la Commission Femmes et Physique, figurait la demande d'instaurer des quotas par filière concernant le nombre de jeunes filles accédant à une première année d'enseignement supérieur scientifique.
Je ne reviendrai pas sur les points déjà abordés. Toutefois, il est manifeste que nous manquons cruellement de vivier féminin. Si nous souhaitons accroître la présence des femmes dans des disciplines telles que la physique, les mathématiques ou l'informatique, à une époque où l'intelligence artificielle prend de l'ampleur et où émergent de nouveaux métiers et de nouveaux enjeux, alors il est impératif que les femmes y prennent pleinement part. Nous devons les accompagner.
Femmes & Sciences soutient donc la mise en place de quotas adaptés aux filières sélectives : classes préparatoires, IUT, écoles d'ingénieurs, etc. Concernant l'université, où l'on accueille tous les étudiants qui le souhaitent, l'instauration de quotas est sans doute plus complexe.
Une réflexion approfondie doit être engagée sur l'application de quotas dans les filières où les femmes sont sous-représentées, telles que les mathématiques, l'électronique ou l'informatique. Ce modèle pourrait constituer un signal fort envoyé aux jeunes filles : « Nous vous attendons, et vous serez les bienvenues. »
Pour autant, une autre problématique se pose : comment inciter les jeunes filles à s'orienter vers les études scientifiques, si elles ne s'y sentent pas en sécurité ? Nous touchons ici à la question des violences sexistes et sexuelles, un sujet qui me tient tout particulièrement à coeur.
J'ai été la première chargée de mission Égalité femmes-hommes de l'Université de Brest, entre 2012 et 2016. Durant ce mandat, j'ai notamment oeuvré à la mise en place d'un dispositif de prévention contre le harcèlement sexuel. J'y ai consacré beaucoup de temps, car il s'agit là d'un enjeu d'une extrême complexité.
L'enquête menée par la Fondation L'Oréal - avec laquelle nous collaborons - a mis en évidence la persistance de ces violences dans le milieu de la recherche, et à titre personnel, j'ajouterai dans l'Enseignement supérieur dans son ensemble.
Il est donc essentiel de poursuivre la réflexion et les actions sur ce sujet.
Au sein de Femmes & Sciences, nous avons mis en place, dès 2015, un programme de mentorat à destination des doctorantes. Au cours de ces séances d'accompagnement, les violences sexistes et sexuelles réapparaissent régulièrement dans les échanges. Nous le percevons clairement : des difficultés subsistent.
L'une des recommandations formulées par Femmes & Sciences consiste à disposer d'indicateurs chiffrés, permettant de rendre compte du harcèlement et de sa prise en charge, et ce, à plusieurs niveaux hiérarchiques et géographiques. Nous plaidons également pour la mise en place de ressources humaines professionnelles, en appui aux structures existantes. Nous sommes des bénévoles ; à ce titre, nous ne disposons pas toujours de toutes les clés pour répondre de manière adéquate à l'ensemble des problématiques soulevées. Il est donc impératif de pouvoir compter sur des professionnels, aptes à nous accompagner efficacement.
Par ailleurs, il va de soi que nous recommandons une formation obligatoire pour l'ensemble des personnels, afin de prévenir et mieux traiter ces situations.
Pour conclure, si vous me le permettez -- tant de sujets mériteraient encore d'être abordés -- je tiens à souligner un point fondamental : les actions en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes, tout comme celles visant à encourager les jeunes filles à s'orienter vers les filières scientifiques, sont en très grande majorité portées par des femmes. C'est particulièrement visible dans le monde universitaire. Il s'agit souvent de missions exercées à titre bénévole, et rarement reconnues à la hauteur du temps et de l'investissement qu'elles exigent.
Cet engagement, bien qu'essentiel, affecte négativement les carrières. Ces missions ne sont que très rarement valorisées dans les évaluations ou les parcours professionnels.
Ainsi, les femmes qui s'y consacrent se trouvent à nouveau pénalisées, pour ne pas dire qu'elles subissent une forme de violence supplémentaire, d'ordre économique cette fois. Car, même si l'on sait que les grilles salariales de la fonction publique sont identiques pour les hommes et les femmes, l'analyse des parcours révèle que les femmes rencontrent de grandes difficultés à accéder aux plus hautes fonctions.
Nous travaillons évidemment sur bien d'autres éléments.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup. La fonction publique a l'air très égalitaire, mais nous y avons constaté de nombreux biais lorsque nous avons travaillé, avec Annick Billon et Martine Filleul, sur la parité dans la haute fonction publique.
Je laisse la parole à Mélanie Guenais, maîtresse de conférences au laboratoire de Mathématiques d'Orsay, à l'Université Paris-Saclay, et coordinatrice du collectif Maths et sciences.
Mme Mélanie Guenais, maîtresse de conférences au laboratoire de Mathématiques d'Orsay, à l'Université Paris-Saclay, et coordinatrice du collectif Maths et sciences. - Des diapositives sont projetées à l'assemblée.
Merci beaucoup pour cette invitation à intervenir sur le thème des femmes en sciences et pour ce moment d'échanges toujours particulièrement riches. Le collectif Maths et Sciences est un groupe de réflexion constitué au début de l'année 2022, à la suite de la publication d'études portant sur la diminution du nombre de filles en classes de mathématiques en terminale, conséquence directe de la réforme du lycée. Il regroupe actuellement près de quarante structures associatives issues de divers horizons, tant du monde professionnel que du monde académique et éducatif, ainsi que des associations oeuvrant à la promotion des femmes dans les sciences.
Notre action consiste à documenter les effets des politiques éducatives sur la formation scientifique, à partir de données publiques. Notre objectif est de garantir un socle commun à tous les élèves afin qu'ils puissent, s'ils le souhaitent, s'orienter vers des études scientifiques. J'émettrai toutefois une réserve : lorsqu'on parle d'un socle commun en mathématiques, il conviendrait également d'y inclure les sciences, essentielles à la poursuite d'études scientifiques.
Ensuite, on considère que les élèves doivent faire suffisamment de sciences pour pouvoir s'engager dans des études scientifiques. Or, le volume horaire minimal consacré aux sciences au lycée demeure relativement faible depuis la Seconde Guerre mondiale. Pire, il régresse. Le point culminant remonte à 1985. Actuellement, le socle scientifique représente moins de 20 % du volume horaire global de l'élève.
Si nous étions cohérents, une solution très simple consisterait à ne pas se demander s'il faut aimer les sciences pour en faire, comme on ne s'interroge pas sur la nécessité d'aimer l'histoire-géographie, le français ou les langues pour les étudier. On ferait donc comme pour les autres disciplines : les mathématiques et les sciences seraient obligatoires, sans choix possible, mais enseignées de manière raisonnable, soit entre 6 et 8 heures hebdomadaires. En-dessous de ce seuil, il est illusoire d'envisager des études scientifiques sérieuses.
Si l'on s'intéresse à la terminale, j'ai formulé des questions complexes : imaginons que, d'ici 2030, trente mille filles supplémentaires choisissent la spécialité mathématiques dans le cadre du système actuel. J'ai représenté graphiquement l'évolution des effectifs féminins en mathématiques en terminale depuis 2000, en distinguant les anciennes séries ES des nouvelles. Le résultat, vous le constaterez, laisse perplexe.
Des variations sont intervenues au fil du temps. En 2012, une réforme a supprimé la spécialité « mathématiques » en première dans la série ES, ce qui constituait un obstacle pour les filles. Par la suite, on a observé une augmentation des effectifs féminins, notamment en spécialité mathématiques en terminale. Ensuite, la progression résulte principalement de l'évolution globale des effectifs. Puis, une stagnation est intervenue en 2016, suivie d'une chute spectaculaire, bien connue, consécutive à la réforme de 2019.
La trajectoire projetée, sans modification structurelle, laisse craindre une stagnation durable. En réalité, ce phénomène traduit un effet de transfert : augmenter le nombre de filles en mathématiques conduit à le diminuer ailleurs, en SVT, en physique-chimie, en sciences économiques et sociales, du fait de l'abandon de la troisième spécialité en classe de terminale.
Ce ne sont donc pas les élèves elles-mêmes qui abandonnent les mathématiques, mais le système éducatif qui les y contraint. Si l'on souhaite obtenir un effet tangible, il convient donc d'agir sur le système. Une solution largement consensuelle au sein des communautés scientifique, éducative et professionnelle consiste à garantir la polyvalence scientifique pour favoriser la mixité et pour préparer les métiers de demain. Sa suppression en terminale constitue une aberration. Il est indispensable de maintenir les trois disciplines scientifiques principales, ce qui renforcerait la mixité, tant de genre que sociale, sans sacrifier la qualité des contenus enseignés.
Je vais à présent aborder la question des objectifs en classes préparatoires, où je me positionne implicitement en faveur de quotas.
Ceux-ci constituent une mesure pertinente, à condition toutefois de bien définir où, pourquoi et comment ils doivent être appliqués. Faute de répondre à ces interrogations, nous risquons de viser à côté de la cible. L'objectif prévoyant de parvenir à 30 % de filles en classes préparatoires à l'horizon 2030 mérite une analyse attentive des chiffres : en réalité, cette proportion est déjà atteinte. Dès lors, que signifie cette donnée ? Elle s'applique à chaque classe. Or, des variations importantes existent. De quelles années parle-t-on ? De la première ou de la deuxième année ?
Par ailleurs, actuellement, la plupart des classes affichent un taux supérieur à 25 %. Les cas les plus problématiques se trouvent dans les nouvelles classes préparatoires mathématiques-informatique, où l'absence quasi totale de filles est flagrante. Ces classes ont été créées sans anticipation d'une présence féminine, phénomène imputable aux années 2017-2021. Ainsi, attirer les jeunes filles dans ces filières demeure une tâche ardue.
On retrouve également des difficultés dans les classes dites « chics », notamment les classes mathématiques-physique, où le taux de filles avoisine 25 %. Atteindre les 30 % dans ces filières n'est donc pas une mince affaire.
Le problème ne se situe pas uniquement à l'entrée. À l'heure actuelle, environ 3 000 jeunes filles sont admises en classes préparatoires STIM, mais beaucoup ne s'y inscrivent pas effectivement. C'est ce que révèle le rapport des inspections générales « Filles et Maths ». En d'autres termes, sans levier véritable ni engagement concret pour leur assurer un accueil bienveillant et un environnement favorable, la situation ne progressera pas.
Je rejoins donc pleinement mes collègues qui insistent sur la nécessité de lutter contre la précarité étudiante, l'isolement et les difficultés liées à la ruralité, notamment en garantissant des places en internat. Il est inacceptable qu'il n'existe pas encore de parité dans leur attribution. Lorsque l'on met en place des quotas sans aborder cette question fondamentale, on passe complètement à côté de la problématique.
Par ailleurs, il est envisageable de créer des espaces dédiés, notamment dans des milieux peu féminisés. Cette réflexion ne concerne pas uniquement les classes préparatoires, mais également les filières universitaires, où la présence des jeunes filles demeure faible. Ces filières sont souvent caractérisées par des environnements très masculins, très compétitifs, parfois marqués par des violences, notamment sexistes.
La question fondamentale demeure : pourquoi les jeunes filles ne s'orientent-elles pas davantage dans les sciences ?
Un constat surprenant s'impose. Regardez autour de vous : la moyenne d'âge est relativement élevée dans cette assemblée. Nous sommes déconnectés de la réalité vécue par ces jeunes femmes. Nous devons rompre avec un discours paternaliste qui dicte ce qu'elles doivent faire ou comment elles doivent se comporter, et leur laisser la parole.
À cet effet, j'ai choisi de restituer quelques extraits du discours prononcé lors de la cérémonie de remise des diplômes des étudiantes de l'ESPCI, en mars dernier. Ces filles remettent d'abord en cause la fuite en avant technologique, ce qui rejoint certaines idées sur la vision du monde qu'on leur propose. Elles appellent à déconstruire ces modèles de réussite qui mènent à un effondrement. Elles demandent si l'on peut réellement séparer vie professionnelle et vie personnelle lorsque l'activité contribue à ce que l'on dénonce. Elles demandent : « Innover pour quoi, pour qui et surtout à quel prix ? » Elles considèrent que le changement passe également par leurs choix de secteurs d'engagement, par la place qu'elles occupent et par l'attention qu'elles portent aux autres. Ce sont là des valeurs éthiques fondamentales. Ainsi, il ne sera pas possible d'obtenir leur adhésion par des discours uniquement axés sur l'économie.
Quant au modèle patriarcal, elles le qualifient de « profondément problématique ». Elles disent que penser que les femmes doivent faire aussi bien que les hommes constitue un biais. Selon elles, ce modèle repose sur une idée erronée, celle selon laquelle les seules formes de réussite sont celles façonnées par des hommes dans des contextes historiques et sociaux où les femmes étaient exclues par défaut. Elles aspirent à accéder aux mêmes postes et aux mêmes rémunérations, sans pour autant se conformer aux codes masculins préexistants. Leur émancipation ne se traduira pas par une égalité au sein d'un modèle patriarcal problématique. Elles souhaitent faire mieux et redéfinir les règles du jeu.
Je considère que ces extraits, qui m'ont profondément frappée lors de cette cérémonie de remise des diplômes, doivent être entendus, relayés et pris en compte. Si ces paroles ne sont pas intégrées, si les règles du jeu ne sont pas modifiées, comme elles le soulignent elles-mêmes, il sera vain de prétendre attirer davantage de jeunes filles vers des filières non féminisées, actuellement sélectives, en grande partie pour des raisons liées à des enjeux de pouvoir économique.
Si vous me le permettez, je vais maintenant redescendre de quelques niveaux, pour aborder le cours préparatoire. Ces jeunes filles ne manquent ni d'ambition ni de motivation ; elles ont confiance en elles, grâce à leur réseau de sororité. Elles affirment aussi qu'elles aiment les mathématiques, bien qu'elles en aient été exclues pour des raisons que nous avons déjà évoquées, telles que le sexisme ambiant et les dynamiques de groupes masculins.
Vous avez évoqué la nécessité de redonner le goût des mathématiques aux petites filles. Qu'en est-il donc de cette prétendue appétence au cours préparatoire ? Nous avons beaucoup parlé des tests supposés révéler un décrochage des filles par rapport aux garçons dès le CP, qui tendraient à montrer une moindre compétence chez elles. Or, en classes préparatoires, les dossiers des filles sont souvent meilleurs. Cette contradiction interpelle. Cela signifierait donc que, globalement, elles sont à égalité avec les garçons en terminale, alors qu'en cours préparatoire elles seraient moins performantes.
Ces tests ont lieu dès la deuxième semaine du cours préparatoire, alors que les enfants n'ont pas encore six ans. Ils se retrouvent avec un grand cahier à grands carreaux de soixante pages, et doivent effectuer cinq séances de quarante minutes chacun, dans le silence absolu, sans parler, sans demander l'aide de l'enseignante et en respectant scrupuleusement le temps imparti. Je vous ai reproduit dans le document projeté l'un de ces exercices, qui consiste à comparer des nombres : c'est une grande page remplie de chiffres, où il faut barrer le plus grand dans chaque rectangle. La maîtresse annonce d'abord : « mains en l'air », puis déclenche une minute, à la fin de laquelle tout le monde lève la main, pose le crayon et tourne la page. Or, quel est le critère évalué par cet exercice ? Uniquement celui de la vitesse puisque le but est d'avoir résolu un maximum de comparaisons en une minute, chrono en main. Je pose la question : est-ce cela, les mathématiques ? Est-ce là une mesure valable des compétences mathématiques ? Le fait de savoir comparer des nombres mérite-t-il une telle notation ? Quel message cette épreuve véhicule-t-elle ?
Nous touchons ici un problème majeur : non seulement les différences de performances observées sont minimes, mais elles sont aussi largement biaisées par les modalités d'évaluation. En réalité, ces dernières peuvent à elles seules expliquer la différence de résultats entre filles et garçons. La situation est encore pire en géométrie.
Il importe donc de comprendre l'impact réel de ces épreuves, qui renvoie à la question des stéréotypes sur les mathématiques. Celle-ci est bien réelle et se manifeste notamment à travers cette dimension élitiste, fondée sur la sélection. Pour rendre les mathématiques plus accessibles et plus démocratiques, en particulier pour les filles, et non plus intimidantes, il est impératif de combattre l'idée selon laquelle les mathématiques seraient synonymes de sélection et associées à une dimension masculine. Or, les tests évoqués aggravent cette situation. Ils reposent sur la vitesse, la mise en compétition, la prise de risque, autant d'attitudes associées aux normes masculines de genre. Il n'est donc guère surprenant qu'ils favorisent les garçons. Faut-il alors modeler les filles pour qu'elles réussissent dans ces conditions ? À mon sens, et en m'appuyant sur les discours que je vous ai présentés précédemment, ce n'est pas envisageable.
Il convient d'y mettre un terme, ce que préconise d'ailleurs la pédagogie égalitaire, laquelle est un formidable outil à promouvoir. Cependant, elle est incompatible avec ce type de tests. Il faut donc les abandonner.
C'est ce que la Corée du Sud, qui a d'excellents résultats au classement TIMSS, a décidé de faire en 2022, en supprimant ces tests et les apprentissages fondés sur ces évaluations en raison de leurs effets néfastes sur la société.
Ces informations figurent dans le rapport des Inspections générales, que je remercie. Elles constituent une ressource précieuse pour envisager de manière pertinente l'ouverture des sciences à tous et à toutes.
En conclusion, je dirais que si nous voulons vraiment changer les choses, la solution est « fix the system, not the women » !
Mme Dominique Vérien, présidente. - Lorsqu'un système dysfonctionne pour un si grand nombre d'individus, il est probable que le problème ne réside pas dans ces personnes, mais bien dans le système lui-même. C'était précisément la question que je soulevais lors de l'une des dernières tables rondes : comment donner du sens, afin que les jeunes filles s'engagent dans ces métiers ? Sans cela, elles ne s'y orienteront pas.
Avant d'ouvrir le débat, je laisse la parole à notre dernière intervenante, Véronique Slovacek-Chauveau, présidente d'honneur de l'association Femmes et mathématiques.
Mme Véronique Slovacek-Chauveau, présidente d'honneur de l'association Femmes et mathématiques. - Je vous remercie pour cette invitation.
L'association Femmes et Mathématiques a été créée en 1987, peu après la décision de rendre mixtes les Écoles normales supérieures (ENS). Jusqu'alors, la séparation entre filles et garçons constituait en quelque sorte une forme implicite de quotas. Lors de la fusion des ENS, nous avons constaté une baisse considérable du recrutement féminin dans les filières scientifiques, en particulier en mathématiques. Les quotas demeurent donc un sujet fondamental, sur lequel nous reviendrons plus tard.
L'association est née du constat que peu de femmes s'orientaient vers les études scientifiques, plus spécifiquement vers les mathématiques. Elle a pour vocation de promouvoir la parité dans cette discipline, tout en travaillant sur ses modalités d'enseignement. Ces deux aspects sont indissociables comme on vient de le voir.
Les actions de l'association s'adressent à plusieurs publics : les élèves, filles et garçons, les enseignants, ainsi que les parents. Depuis 2009, nous avons recentré nos efforts sur les filles, convaincus qu'elles ont besoin d'espaces où elles peuvent s'exprimer librement, sans la présence des garçons. En effet, en leur présence, chacune et chacun tend à jouer un rôle genré, surtout à l'âge sensible de la seconde, voire avant.
Or, les stéréotypes de genre restent très puissants dans notre société et ils influencent les jeunes filles dans leur rejet des mathématiques. L'idée reçue selon laquelle « une fille n'aime pas les maths » est encore trop répandue, et ces dernières peuvent finir par s'y conformer malgré elles. Déconstruire ces stéréotypes est donc une priorité.
Pour cela, nous organisons notamment des journées intitulées « Filles, maths et informatique : une équation lumineuse », au cours desquelles nous travaillons en ateliers sur la prise de conscience des stéréotypes et de leur impact sur leurs choix. Nous utilisons aussi des pièces de théâtre forum, qui abordent la question par le biais de personnages fictifs. Les participantes peuvent alors se positionner sans se sentir directement accusées ou mises en cause, ni elles ni leur entourage.
Ensuite, nous participons chaque année à des journées dédiées aux professeurs de mathématiques de l'enseignement public, lors des vacances de la Toussaint, afin de les sensibiliser aux dynamiques qui s'opèrent en classe. En effet, les stéréotypes de genre ne s'immiscent également dans les comportements et attitudes des enseignants eux-mêmes.
J'ai moi-même été professeure au secondaire, et je peux témoigner qu'il est impossible d'arriver en classe sans porter inconsciemment un certain nombre de stéréotypes. Même les enseignants les plus sensibilisés peuvent, à leur insu, perpétuer ces biais. C'est là toute la difficulté. J'en ai personnellement fait l'expérience et, en tant qu'enseignante pétrie de l'idéal laïc et républicain d'égalité, c'est un véritable choc d'en prendre conscience.
À ce titre, la formation des enseignants constitue un enjeu fondamental, comme le rappelle depuis 1985 chaque plan sur l'égalité filles-garçons, renouvelé tous les quatre ans. Cette formation doit être rigoureusement réaffirmée, structurée et évaluée. Elle peut d'abord susciter des résistances ou des dénis, tant il est difficile d'admettre que l'on peut être influencé par des stéréotypes, un « curriculum caché », selon les travaux de Nicole Mosconi.
Pour qu'elle soit efficace, cette formation doit être menée avec discernement, sans lésiner sur les moyens.
Enfin, l'association mène également des actions en direction des étudiantes. Chaque année, elle organise un forum des jeunes mathématiciennes, lors duquel doctorantes et jeunes professionnelles peuvent rencontrer des femmes engagées dans la recherche et le métier, et bénéficier d'échanges informels et de conseils avisés. Elles sont également sensibilisées aux règles et critères des nominations dans le domaine des mathématiques.
Après avoir évoqué les enseignants et les élèves, il convient d'aborder un autre public fondamental : les parents. Nous avons cherché à nous adresser à eux, notamment à travers nos journées intitulées « Filles, maths et informatique, une équation lumineuse ». Nous avons également souhaité élaborer un document explicatif à destination des parents, afin qu'ils comprennent l'objectif de ces journées, et qu'ils ne perçoivent pas ces initiatives comme l'oeuvre de « hordes furieuses » déterminées à imposer coûte que coûte aux enfants de faire des mathématiques.
Notre démarche ne vise nullement à contraindre les filles à suivre des études en mathématiques. Bien au contraire, nous souhaitons susciter une réflexion libre et éclairée, pour que chacune puisse s'interroger sur son intérêt éventuel pour cette discipline et sur les conditions dans lesquelles cet intérêt peut s'épanouir. Ainsi, il est essentiel de s'adresser aux parents.
Plus largement, nous devons communiquer avec tous ces publics divers, à l'aide d'outils adaptés : diaporamas, expositions, etc. Nous préparons en outre un document pédagogique d'accompagnement destiné aux enseignants, aux établissements scolaires, mais aussi à d'autres interlocuteurs dans d'autres contextes institutionnels. Bien souvent, ces outils attirent l'attention, mais leur usage reste mal maîtrisé sans guide adéquat.
Par ailleurs, l'association a été auditionnée par l'Inspection générale des finances (IGF) et l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGESR) dans le cadre du rapport récemment publié. Nous avons été interrogés sur notre positionnement concernant les quotas. La majorité des membres soutient leur mise en place, sous réserve d'une application rigoureuse, prenant en compte les capacités et les diverses préconisations exprimées.
La représentation que l'on se fait des mathématiques influence fortement le positionnement des jeunes vis-à-vis de cette discipline, perçue comme sélective. Il est donc essentiel de travailler sur une approche plurielle des mathématiques.
On entend parfois un débat portant sur la nécessité de privilégier un enseignement concret ou abstrait. En réalité, il est souhaitable de développer tous les accès possibles à cette discipline. Parmi nous, certaines sont historiennes des mathématiques. Cette entrée par l'histoire peut séduire certaines élèves. Multiplier les regards et les approches enrichit l'expérience et déploie la richesse de nos disciplines. Il importe aussi de cesser de considérer les mathématiques uniquement comme un instrument de sélection.
Bien que des progrès aient été réalisés, il faudra encore quelques années pour que cette évolution se généralise pleinement. Pour autant, il est encourageant de constater que, même si le chemin est lent, il avance pas à pas.
Nous organisons aussi des après-midis à thème - sur l'intelligence artificielle, par exemple. À la fin du mois, l'une de ces rencontres aura pour sujet : « Comment l'enseignement des mathématiques peut-il contribuer à l'égalité des sexes ? ». Des spécialistes interviendront. Nous espérons que ces échanges seront constructifs et feront avancer notre cause.
Les actions de l'association sont nombreuses. Nous regroupons entre 150 et 200 membres, parmi lesquels de nombreuses femmes issues de l'enseignement supérieur, des professeurs du secondaire et quelques sociologues. Nous intervenons à travers tout le territoire national.
À l'heure actuelle, nous organisons environ une trentaine de journées « Filles, maths et informatique ». À son lancement, en 2009, cette initiative a suscité de vives critiques, certains dénonçant l'idée même de mener une action spécifiquement destinée aux filles. Mais heureusement, depuis la situation a évolué.
Nous avons aussi oeuvré pour améliorer les conditions d'internat des filles en classes préparatoires et dans l'enseignement supérieur, mais la réalité reste très insuffisante.
Je me souviens notamment d'une table ronde avec des journalistes et des chefs d'établissement au cours de laquelle nous tentions de convaincre ces derniers de créer des internats pour les filles. La violence des réactions était telle qu'on aurait cru qu'on demandait l'impossible, alors qu'il s'agissait là d'une mesure parfaitement normale et indispensable.
Disposer d'un internat permet aux étudiantes de bénéficier d'un accès raisonnable à un logement et de se consacrer pleinement à leurs études, sans avoir à cumuler un travail annexe.
Nous n'avons pas encore évoqué la question des bourses. Je me souviens notamment du « Prix de la vocation scientifique et technique des filles ». Ce type de distinction envoie un message fort aux jeunes filles. Il leur dit : « Vous êtes attendues, vous êtes légitimes ».
Je me remémore le parcours d'une élève originaire du Pakistan, arrivée en France où elle a appris le français très rapidement. Elle surpassait ses camarades en français et excellait en mathématiques. Aujourd'hui ingénieure, elle souligne que, sans ce prix, ses parents n'auraient probablement pas imaginé un tel avenir pour elle. Il a déverrouillé des représentations familiales. Ainsi, ne sous-estimons pas le rôle des récompenses de ce type.
Plusieurs associations attribuent ces distinctions, qui revêtent donc un intérêt majeur. Il importe également que l'État prescrive clairement ces prix pour qu'ils jouent pleinement leur rôle d'encouragement.
Avant de conclure, j'aimerais attirer l'attention sur un point : peu d'actions spécifiques à destination des universités semblent figurer dans le plan d'action ministériel. Or, ce domaine mérite qu'on s'y penche davantage. Je ne sais pas encore précisément à qui il faudrait s'adresser, mais il me paraît essentiel de signaler cette lacune.
Dans la section 25 Mathématiques du Comité national des Universités, sur 37 femmes qualifiées, seules 4 ont été retenues, soit environ 13 %. Ce taux est manifestement insuffisant. Il est donc indispensable de mettre en place des mesures précises pour accompagner les quotas, notamment dans le milieu universitaire, faute de quoi cette réalité ne pourra pas évoluer.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour cette intervention très intéressante. Chacune de vous a dressé un panorama complet et complémentaire.
Pour attirer davantage de femmes vers les sciences, il est essentiel de montrer qu'il y a du sens à s'y engager. Elles ne recherchent pas principalement le salaire, elles sont d'ailleurs généralement moins rémunérées que les hommes, mais plutôt une dimension porteuse de sens, ce que le système actuel semble négliger.
Ce constat m'amène à une question un peu provocatrice : pourquoi faut-il faire venir des femmes dans les sciences ? À quoi cela sert-il ? Est-ce réellement nécessaire, puisque les hommes peuvent être compétents ? Qu'apporte leur présence dans les sciences, et notamment dans les comités exécutifs ?
C'est une question volontairement provocante. Au-delà du discours féministe qui affirme que « nous valons autant que les hommes et méritons notre place », quelle est la raison objective pour laquelle il serait bénéfique pour tous que les femmes soient présentes ?
Mme Valérie Brusseau. - Je peux vous partager mon expérience en tant que directrice R&D dans l'industrie. La présence de femmes constitue avant tout un enjeu d'efficacité collective. Dès lors qu'un groupe comporte 23 % de femmes, des études démontrent que son efficacité collective augmente de 30 à 40 %. Par ailleurs, la réduction des inégalités de genre pourrait accroître le PIB des pays de l'OCDE de 9,2 % d'ici 2060, selon une étude de l'OCDE.
Une entreprise est un lieu au sein duquel on crée de la valeur, où l'on cherche collectivement des idées. C'est ce que j'appelle « le syndrome de l'alarme » : si, dans une maison, on installe un capteur uniquement à la porte d'entrée, les voleurs pourront entrer par une autre porte. De même, si seuls des hommes blancs d'une quarantaine d'années conçoivent des produits manufacturés, ces produits répondront inévitablement à leurs seuls besoins.
Or, les femmes sont les principales prescriptrices d'achats. Aujourd'hui, plus de 60 à 70 % des actes d'achat automobiles sont décidés directement par les femmes. Alors, qui mieux qu'elles pour intégrer dans les véhicules des éléments qui leur parlent ?
C'est donc un enjeu business, car les femmes sont aussi consommatrices, et de souveraineté économique. En tant que directrice R&D, je le constate au quotidien dans mes équipes : la présence de femmes accroît nettement l'efficacité et stimule la créativité.
Mme Françoise Conan. - Je rejoins ma collègue. Des études montrent que les équipes de recherche très genrées sont moins innovantes et moins productives que les équipes mixtes.
Prenons l'exemple du secteur de la santé : les tests cliniques sont souvent réalisés uniquement sur des hommes. Nous en voyons les conséquences concrètes. Les femmes en pâtissent. Par exemple, on réalise aujourd'hui qu'elles décèdent d'infarctus parce que les symptômes ne sont pas identifiés comme tels chez elles.
Ce constat illustre clairement l'importance d'avoir des femmes impliquées dans tous les domaines de la société.
Concernant l'intelligence artificielle, le secteur informatique et numérique compte très peu de femmes. Cela signifie que ce sont encore majoritairement des hommes qui développent ces nouvelles technologies, y compris celles liées à la santé.
C'est un point fondamental, qu'il faut affirmer haut et fort : les femmes sont compétentes, elles possèdent les mêmes capacités, et doivent être présentes dans tous ces secteurs.
Mme Mélanie Guenais. - Je souhaitais ajouter une dimension sociale importante. Mon mari, qui a longtemps travaillé chez Google, m'a dit que les nouvelles compétences apportées par les femmes se constataient surtout dans la dynamique collective de travail. Leur présence apaise les relations entre les personnes. Leur présence emporte donc un réel enjeu de bien-être social et professionnel. Dans tout environnement où la mixité augmente, on constate une amélioration du climat de travail, car elle évite les phénomènes de « boys clubs ». Ce « syndrome de meute » exacerbe la violence dans les rapports sociaux. Il nuit non seulement aux femmes, mais aussi aux hommes qui refusent cette culture et en souffrent. Ainsi, la mixité est aussi une question de qualité de vie au travail, qui influe directement sur l'efficacité collective.
Par ailleurs, je me dois de souligner une question de justice sociale. Les étudiantes ne veulent pas être moins rémunérées que les hommes. Simplement, il existe des freins d'accès aux postes de pouvoir dans les mathématiques ou les sciences en général, qui ne sont que la partie visible de l'iceberg de l'accès au pouvoir.
Ce pouvoir se décline aussi en termes économique, social, politique et de prestige social. Ces barrières d'accès sont maintenues par un système patriarcal. Tant que l'on ne remettra pas en question ces critères de sélection, notamment en classes préparatoires, le problème perdurera.
Je veux insister sur la deuxième année de prépa, où les quotas deviennent intéressants. En effet, les filles y arrivent en première année souvent avec de meilleurs dossiers. Pourtant elles sont sous-représentées dans les classes étoilées, les meilleures filières. Étrangement, elles passent des premières places au fond de la classe, ce qui révèle clairement des biais dans les critères de sélection, surtout de la part des enseignants en mathématiques, qui restent décisionnaires.
Je parle en connaissance de cause, car j'en suis aussi victime. Une année, nous avons reçu une étudiante excellente, et l'année suivante, un étudiant, excellent lui aussi. Je discutais avec un collègue à leur sujet. Je lui disais que l'étudiant avait souvent la bonne idée, et que l'étudiante était rigoureuse et travaillait bien. Il m'a alors demandé : « Lequel des deux choisirais-tu pour le master ? » J'ai répondu « elle, car elle est plus fiable », évidemment.
Ce qui pose problème, c'est que tant que l'on valorise l'intuition -- qui n'est en fait pas clairement définie, mais correspond à des règles implicites de sélection -- au détriment du travail rigoureux et appliqué, qui consiste à suivre les consignes explicitement enseignées, on favorise ceux qui transgressent le système scolaire, c'est-à-dire généralement les garçons, alors que les filles, plus sages et obéissantes, sont moins valorisées. Cette norme scolaire genrée influence fortement les résultats.
En caricaturant un peu : quand un garçon échoue, on dit que c'est parce qu'il n'est pas sage en classe ; quand une fille échoue, on pense qu'elle est bête ou limitée. Ce biais doit être levé.
Cependant, dans les pédagogies égalitaires, il est extrêmement difficile de mettre en lumière ces micro-comportements, qui sont subtils. C'est un travail de longue haleine, qui ne se limitera pas à deux heures de capsules vidéo.
Mme Fatima Bakhti. - J'ajouterai simplement une question pragmatique : il manque entre dix et vingt mille ingénieurs en France. Pour élargir ce vivier, il faut s'adresser à la moitié des Français, c'est-à-dire aux Françaises. C'est une nécessité très concrète.
Mme Valérie Brusseau. - Le MEDEF a mené une étude analysant l'impact de la part des femmes cadres sur la rentabilité opérationnelle (EBITDA). Elle montre que plus le pourcentage de femmes cadres est élevé, meilleurs sont les résultats financiers, plus la politique RSE est efficace et plus la responsabilité environnementale est prise en compte.
D'autres études, menées notamment avec l'ESSEC et Viviane de Beaufort, démontrent que la présence des femmes dans les COMEX modifie la manière d'exercer le pouvoir : elle devient plus inclusive et plus éthique.
Je fais ici référence aux nouvelles commissions d'éthique qui exigent ces règles au niveau des COMEX.
Mme Dominique Vérien, présidente. - En effet, si on y va, c'est pour changer les règles du jeu, et certainement pas pour appliquer celles qui nous ont rejetées.
Je laisse la parole à nos rapporteures, à commencer par Marie-Pierre Monier, ancienne professeure de mathématiques.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Merci beaucoup pour vos interventions, notamment sur la loi Blanquer de 2019. Je vous rejoins tout à fait sur la nécessité d'encourager la pratique des mathématiques et les sciences, au moins jusqu'en terminale. En tant que professeure de maths, le principal défi que je rencontrais concernait le peu d'attrait de mes élèves pour la matière : ils n'aimaient pas les mathématiques. Il faut donc élargir les horizons, ouvrir les esprits, rendre cette discipline accessible, surtout aux filles, mais aussi à tous.
J'aimerais poser une question à la place de notre collègue rapporteure Jocelyne Antoine qui doit nous quitter pour intervenir en séance publique : elle connaît bien le monde de l'entreprise et souligne que celles-ci sont très demandeuses de femmes. Dans vos actions, mettez-vous en lien directement ces entreprises avec les femmes ? Avez-vous des partenariats concrets ?
Madame Brusseau, vous avez mené des actions en Espagne. Pourriez-vous nous en dresser un retour ? Existe-t-il des différences notables entre certains pays et la France sur ce sujet ?
Lorsque je prends la parole sur des questions que nous traitons au sein de cette délégation, je rappelle toujours que nous, les femmes, avons un cerveau, et c'est bien pour cela que nous avons notre place partout. Nous sommes capables d'accéder à des postes à responsabilité dans tous les métiers.
Je suis frappée par toutes les actions que vous avez menées ces dernières années. Pensez-vous que la place des filles dans les études et carrières scientifiques se soit améliorée, ou plutôt qu'elle ait stagné ces dernières années ? Avez-vous évalué l'impact de vos actions, ou devons-nous avant tout continuer à agir, sans forcément chercher à mesurer tout de suite ?
J'apprécie beaucoup votre démarche de proximité, vos actions d'« aller-vers », qui sont essentielles, notamment en zones rurales comme la mienne. Êtes-vous sollicitées davantage dans certains départements, ou cherchez-vous à mener vos actions sur l'ensemble du territoire français ?
Vous avez évoqué, en creux, le rôle du soutien des pouvoirs publics. Je comprends que vous avez toutes créé des associations - votre travail est remarquable et essentiel -, mais je sais aussi que cela ne suffira pas.
Le plan annoncé par la ministre de l'Éducation nationale constitue une bonne nouvelle. Pour autant, plusieurs d'entre vous ont insisté sur le fait qu'il ne faut pas se focaliser uniquement sur les classes préparatoires, mais aussi sur les universités, et qu'il est capital de s'intéresser à la question dès le plus jeune âge. Vous aviez tout à fait raison en affirmant que les tests que vous présentiez ne sont pas des maths. Cet échange nous pousse à nous interroger sur la manière d'enseigner les maths et les sciences, surtout au plus jeune âge. Si nous n'y changeons rien, beaucoup d'élèves se décourageront.
Les responsables des grandes écoles, comme l'ENS ou Centrale Supélec, ont signalé un manque de 15 à 20 000 élèves dans le vivier des candidates. Ils tentent de recruter davantage de filles. Mais pour ce faire, il faut qu'elles aient déjà un certain niveau de connaissances, même en classes prépa. Ce vivier doit donc exister. Pour cela, les actions doivent commencer très tôt, bien avant la seconde. Les filles ferment ces portes bien plus tôt, dès le plus jeune âge.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Madame Brusseau, vous parliez d'efficacité. Certaines d'entre nous peuvent témoigner des changements observés au sein des conseils départementaux, dès lors que la règle de la parité y a été instaurée. Je le dis souvent : même si je suis plutôt une élue de droite, c'est généralement la gauche qui a fait avancer la parité. Je peux par exemple citer le changement du mode de scrutin au niveau départemental, où les cantons ont été réduits de moitié, mais où l'on présente désormais un homme et une femme à égalité, et non plus un homme élu avec une femme suppléante, comme c'était souvent le cas.
Bon nombre de mes collègues hommes ont, avec honnêteté, concédé au bout de quelques années qu'ils avaient travaillé différemment. C'est formidable. Le reconnaître constitue déjà un progrès. Cette complémentarité me semble très importante dans tous les domaines.
À l'inverse de ma collègue ici présente, je suis une traumatisée des maths. Tout ce que vous avez dit me parle énormément. Étant désormais élue du plateau de Saclay, je me mords les doigts de ne pas avoir abordé les maths autrement que comme un traumatisme, au regard des réussites et des modèles que j'y vois. J'admire les femmes chercheuses ou ingénieures que j'y rencontre depuis plusieurs années. Ainsi, il est très important de changer ce regard dès le plus jeune âge.
Vous avez moins évoqué l'un des effets pervers de la réforme du baccalauréat et qui réside dans le fait que les futures professeures des écoles n'auront plus suivi de cours de maths au lycée. Elles auront donc encore moins d'appétence pour enseigner cette discipline en primaire.
En commission de la culture, nous en avons discuté avec le ministère de l'éducation nationale, notamment avec Elisabeth Borne. Il me semble fondamental d'agir au niveau de la formation initiale et continue. Nous devons nous occuper de la formation de ces jeunes professeurs qui, sinon, risquent d'entretenir un cercle vicieux de méconnaissance et de désamour des maths chez leurs élèves. J'aimerais avoir votre avis à ce sujet.
En parlant de quotas, j'ai aussi été très intéressée par les propos de Madame Guenais relatifs à leur pertinence en deuxième année de prépa.
Je m'interroge également concernant Parcoursup. Nous savons que les algorithmes sont très secrets. Pour autant, ne serait-il pas possible de mettre en oeuvre une sorte d'alerte sur le nombre de filles inscrites sur telle prépa ou telle école ? Un algorithme pourrait lancer un « warning » pour encourager l'accès de jeunes filles à certaines formations quand il y a des listes d'attente, plutôt que de laisser systématiquement des garçons y accéder.
Ce sujet est compliqué, car cette piste reviendrait à s'immiscer dans l'algorithme. Certains collègues sont très vigilants sur ce point. Mais ici, cette décision servirait une cause juste.
Cette table ronde est très enrichissante, mais je n'en attendais pas moins.
Mme Marie-Do Aeschlimann, rapporteure. - Merci pour toutes les précisions, et pour les nombreuses actions que vous menez pour promouvoir cette belle cause.
J'ai été particulièrement décontenancée par ce que vous nous avez appris au sujet des tests en CP. Je n'imaginais pas qu'un tel biais puisse intervenir. Nous devrons certainement approfondir cet élément.
Dans le monde, 28 % des ingénieurs sont des femmes. En France, elles représentent environ 26 % de cette profession, aux États-Unis ou au Japon, 20 à 22 %. Certains pays sont bien plus avancés : au Maroc, en Tunisie, en Syrie, au Pérou, 42 à 46 % des ingénieurs sont des femmes. Ce taux peut monter jusqu'à 56 % à Trinité-et-Tobago.
Vous intéressez-vous à ces pays ? Existe-t-il des différences -- qu'elles soient culturelles, éducatives, pédagogiques -- qui pourraient nous inspirer et nous aider à faire évoluer nos pratiques pour atteindre nos objectifs ?
Enfin, comptez-vous des hommes impliqués dans vos associations, qui portent ce plaidoyer avec vous ? Et, si oui, quelle est leur proportion ? Au sein de la délégation aux droits des femmes, des hommes sont présents et soutiennent nos travaux. Qu'en est-il chez vous ?
Mme Annick Billon. - Merci pour votre exposé
Ma première question fait écho à celle de ma collègue rapporteure au sujet des hommes. Aujourd'hui, nous recevons des femmes engagées, brillantes et mobilisées pour la place des femmes dans le monde de l'entreprise et dans la recherche en ingénierie. Comment votre combat est-il accueilli au quotidien dans vos entreprises ? Pensez-vous que cette parole doive être portée uniquement par des femmes, ou bien par des femmes et des hommes ensemble ? Cet élément est essentiel. Nous nous demandons parfois pourquoi ne pas nommer un homme à la présidence de la délégation aux droits des femmes au Sénat. Cette décision serait-elle sensée ?
Il est parfois dérangeant de défendre uniquement son propre camp. Les hommes doivent eux aussi prendre part à ce combat, et prendre conscience de ce qu'apportent les femmes dans les circuits ingénieurs.
Ma deuxième question, peut-être redondante par rapport à vos exposés - que je n'ai pas pu suivre entièrement - concerne les études de médecine. On sait que la première année est très sélective et peut même s'avérer maltraitante. Lorsqu'on vient d'un milieu rural, il peut sembler compliqué de se projeter dans ces études, de parcourir 200 kilomètres pour les suivre. Pour élargir le spectre des candidats - filles ou garçons qui ne viendraient pas nécessairement des zones urbaines ou de familles de médecins -, on imagine désormais une première année de médecine dans les territoires ruraux.
Si on installait des prépas dans tous les départements, sans qu'elles subissent la concurrence des grandes prépas prestigieuses, afin d'offrir aux candidats issus de la ruralité davantage de chances d'accéder à de grandes écoles d'ingénieurs, pourrait-on garantir à ces élèves qu'ils ne seraient pas blacklistés lors de la sélection ?
Mme Dominique Vérien, présidente. - Notre collègue Gilbert Favreau a-t-il une question ?
M. Gilbert Favreau. - Non, je suis là en tant qu'observateur.
Mme Valérie Brusseau. - Notre association compte aujourd'hui près de 350 entreprises partenaires. La féminisation des entreprises représente un enjeu aux multiples facettes, que l'on peut envisager sous trois aspects principaux.
Le premier concerne la conformité aux obligations légales, notamment aux quotas et à la loi Copé-Zimmerman, qui impose une féminisation des comités exécutifs. Il importe donc d'alimenter un vivier de talents féminins qualifiés.
Le second aspect est celui de l'efficacité collective et du modèle économique : une entreprise, dont l'objectif premier est la performance financière, reconnaît désormais pleinement la valeur ajoutée que représente la diversité féminine.
Enfin, le troisième enjeu est celui de l'attractivité : les politiques de responsabilité sociale des entreprises (RSE) influencent les choix des jeunes femmes, qui sont davantage enclines à intégrer des structures ouvertes et inclusives.
Aujourd'hui, il persiste également un défi majeur résidant dans le manque de désirabilité des secteurs industriels et, plus largement, de l'entreprise. C'est un effort collectif qui doit être mené sur l'ensemble des territoires. C'est précisément ce que nous mettons en oeuvre au sein d'Elles Bougent, à travers nos 26 délégations réparties sur tout le territoire national, y compris dans les départements d'outre-mer.
Nous ouvrons les portes des entreprises aux jeunes filles accompagnées de leurs enseignants, ce qui permet, en outre, d'éclairer ces derniers sur la réalité du monde professionnel et de renforcer leur rôle de prescripteurs d'orientation. Nous participons également à tous les salons industriels, comme récemment à Global Industrie.
Nous emmenons plus de 200 jeunes filles au salon de l'aéronautique, l'an dernier, nous en avons conduit plus de 250 au salon de l'automobile. Nous serons pleinement mobilisés lors de la prochaine Semaine de l'industrie, en novembre.
Cette ouverture témoigne du besoin réel des entreprises, qui doivent, de leur côté, s'attacher à travailler sur la question de leur attractivité.
Ensuite, l'aspect international constitue l'un des quatre axes stratégiques que je porte en qualité de présidente du Conseil d'administration d'Elles Bougent. Nous sommes actuellement en phase d'ouverture à l'international, avec le lancement à venir d'une délégation au Maroc, le 29 mai prochain.
Nous menons par ailleurs des études approfondies sur les causes profondes des disparités, les « root causes ». Elles varient selon les zones géographiques. On observe ainsi une plus forte féminisation dans des pays tels que la Chine, la Roumanie, ou l'ensemble de l'Europe de l'Est, issus d'une culture héritée du communisme, qui valorise une grande égalité des sexes et où l'attrait pour les mathématiques n'est pas un sujet. De même, l'Europe du Nord, bien que ne reposant pas sur un modèle communiste, applique des politiques égalitaires très affirmées dès le plus jeune âge. Dans mes équipes en Roumanie, par exemple, on constate un équilibre quasi parfait entre jeunes femmes et jeunes hommes dès l'entrée en formation.
Un autre facteur déterminant qui encourage les jeunes filles à s'orienter vers ces filières relève de la dimension d'ascension sociale, liée à la rémunération attractive de ces métiers. Ce phénomène se retrouve notamment en Inde, au Japon, au Brésil et au Maroc, où ces carrières offrent aux femmes un véritable pouvoir économique.
Ce sont là les deux leviers majeurs que nous explorons et déployons puisque cet axe stratégique n'est en place que depuis un an, sous la direction de notre directrice générale, Isabelle Huet.
Cependant, malgré une entrée équilibrée, certaines jeunes femmes abandonnent leur parcours en raison de pressions familiales ou culturelles. Ainsi, certaines collaboratrices ne réintègrent pas leur poste après les vacances d'été, car elles restent au sein de leur famille, parfois contraintes par des traditions de caste comme en Inde par exemple. Au Maroc, le mariage peut également interrompre la carrière des femmes.
On relève donc une perte importante dans le « pipeline » professionnel, malgré une égalité apparente à l'entrée.
Venons-en maintenant aux problématiques de ruralité et de cloisonnement culturel. Notre maillage territorial est très dense, avec 26 délégations, sans oublier les départements et territoires d'outre-mer. Nous ouvrons les portes des entreprises à l'échelle locale. Hier encore, lors du Challenge Innovatech, un hackathon 100 % féminin, dans lequel nous avons accueilli 20 équipes venues de toute la France, rassemblant délégations régionales, écoles et entreprises locales. Il est primordial que ce débat ne reste pas confiné à Paris, mais qu'il s'ancre véritablement dans toutes les régions, en s'appuyant sur les pouvoirs publics et les acteurs locaux.
Le soutien des pouvoirs publics constitue également l'un de nos quatre axes stratégiques. Grâce à notre expérience de terrain, nous touchons chaque année 45 000 jeunes filles au travers de plus de 1 000 actions. Pour autant, nous sommes conscients que nous ne pourrons réussir sans l'appui des pouvoirs publics. Nous nous réjouissons des mesures déjà intégrées, notamment deux d'entre elles figurant dans le plan « filles et maths ».
Nous souhaiterions également voir instaurer une journée nationale dédiée à la déconstruction des stéréotypes, ainsi qu'une formation obligatoire en matière de RSE au sein des entreprises, afin de sensibiliser tous les acteurs, à tous les niveaux.
Enfin, chez Elles Bougent, nous oeuvrons avec les hommes. Notre président d'honneur, Pierre-Éric Pommellet, président de Naval Group, était hier à Bercy à nos côtés pour encourager les jeunes filles. Ce débat n'est pas uniquement celui des femmes, mais celui de tous.
Nous comptons un homme délégué régional. Notre conseil d'administration, qui n'est pas encore paritaire, compte environ 20 % d'hommes, une proportion que nous nous employons à accroître.
Il est en effet essentiel de mobiliser les hommes, car ils sont souvent des « early adopters », des acteurs précurseurs qui peuvent contribuer à faire évoluer les mentalités.
En effet, ce débat peut parfois être perçu par certains hommes en entreprise comme une promotion des femmes au seul titre de leur genre. J'en ai moi-même fait l'expérience.
Il convient donc d'aborder cette question sous l'angle de l'efficacité économique et opérationnelle : c'est en travaillant ensemble que nous pourrons accroître notre capacité d'innovation et de performance. C'est par ce prisme, celui de l'efficacité au service de la croissance et de la compétitivité de notre pays, que le dialogue avec les hommes doit s'engager.
Mme Fatima Bakhti. - Nous comptons parmi les membres de Femmes Ingénieures aussi bien des personnes physiques que des entités morales, ces dernières se révélant particulièrement engagées. De nombreuses entreprises souhaitent en effet contribuer activement à cette évolution culturelle, qui consiste, en définitive, à changer de paradigme : il s'agit de reconnaître que les métiers d'ingénieur, ainsi que les professions scientifiques en général, sont accessibles et pertinents pour tous.
À ce propos, je tiens à souligner l'initiative remarquable de l'association « Arts et métiers Alumni », qui a organisé cette année un événement d'envergure intitulé « Usine ouverte ».
Plus de 150 entreprises industrielles ont ainsi ouvert leurs portes, le vendredi à destination des scolaires, et le samedi au grand public, afin de mieux faire connaître ces secteurs. Cet engagement est particulièrement fort, car il mobilise un important investissement en termes de temps et de ressources de la part ces entreprises. L'impact est double : il permet de déconstruire certains stéréotypes relatifs à l'industrie et favorise une meilleure compréhension culturelle de ces métiers.
Pour ma part, lorsque j'étais jeune, la visite de l'usine Haribo à Marseille m'avait profondément marquée. Cette expérience demeure un souvenir précieux.
Par ailleurs, les entreprises n'hésitent pas à s'impliquer dans des actions de sensibilisation. Nous organisons notamment l'événement « Ingénieur.e ? C'pour moi ! » dans le métavers, auquel ont participé l'an dernier près de 8 500 élèves. Plus de 200 intervenantes issues des entreprises ont eu ainsi l'opportunité de présenter leurs métiers et de contribuer à déconstruire les idées reçues.
Ce travail de sensibilisation est d'autant plus important lorsqu'il s'agit de couvrir l'ensemble du territoire national. En effet, les actions ne peuvent se cantonner à l'Île-de-France. Elles doivent bénéficier à toutes les régions. Le numérique, bien qu'il soit un complément à la présence physique, joue ici un rôle clé : il permet à chaque élève, qu'elle réside dans un coin reculé de la Creuse ou en Normandie, d'échanger avec une ingénieure remarquable qui travaille dans un centre de recherche francilien.
Nous avons également abordé la question des biais culturels et des différences entre pays. Lors d'une table ronde organisée dans ce cadre, il a été souligné que, dans certains pays, il est culturellement admis que la réussite scolaire passe soit par les études d'ingénieur, soit par celles de médecine. Ce modèle est fortement ancré dans les familles et soutenu par les prescripteurs d'orientation ; il devient un sujet de discussion naturel lors des repas dominicaux.
Nous pourrons considérer que la transformation culturelle sera pleinement accomplie lorsque, au sein du repas familial dominical, une grand-mère ou un père dira à son enfant : « Je rêve que tu sois ingénieur ». Comment parvenir à cet objectif ? Il serait envisageable de créer des contenus culturels -- films, séries télévisées qui mettent en scène des intrigues se déroulant au sein d'usines ou dans des métiers d'ingénieurs. Nous connaissons bien les métiers de la médecine, grâce à de nombreuses séries telles que Grey's Anatomy. Le métier de policier est également très représenté et familier du grand public, notamment à travers de nombreuses fictions télévisées. Pourquoi ne pas encourager davantage la connaissance et la valorisation des métiers scientifiques et techniques à travers des productions culturelles de même ampleur ?
Mme Françoise Conan. - J'insisterai tout particulièrement sur les problématiques universitaires. En effet, si l'on évoque fréquemment la formation des ingénieurs, il convient de ne pas oublier que l'université dispense également des cursus de niveau master, voire doctorat, qui, à mon sens, ne bénéficient pas d'une reconnaissance suffisante, contrairement à ce que l'on observe dans certains pays.
Les études de médecine se présentent actuellement sous deux voies d'entrée distinctes. Les situations diffèrent d'un établissement à l'autre, puisque chaque université a choisi de se positionner soit sur un « Parcours Accès Santé », soit sur une « Licence Accès Santé ». Ces modalités demeurent en constante évolution et sont toujours en discussion. Je peux en parler en connaissance de cause, ayant assuré, avec ma collègue électronicienne, la direction de la faculté des sciences pendant cinq années, précisément durant cette période de transformations successives des modalités d'accès aux études de santé.
Dans ces filières, les étudiantes sont majoritaires, représentant plus de 50 % des effectifs. Cette réalité suscite parfois de l'inquiétude parmi certains de mes collègues médecins. Lorsque j'étais chargée de mission égalité, j'entendais parfois des remarques telles que « Il faudrait agir, il y a désormais trop de filles, cela devient préoccupant ».
En ce qui concerne les territoires, nous mettons en place des dispositifs d'enseignement à distance afin que les étudiantes qui le souhaitent puissent suivre leur première année d'études dans leur propre ville. Cependant, le problème réside dans le fait que ces jeunes sont souvent contraintes de suivre la totalité de leurs enseignements à distance, compliquant leur parcours. Nous avons pu mesurer les effets néfastes de cette situation, notamment durant la crise sanitaire liée au Covid-19.
Je m'écarte quelque peu du cadre associatif pour témoigner de mon expérience personnelle avec le dispositif FormaFlex, dans lequel j'ai enregistré mes cours, non pas sous la forme d'un simple diaporama enregistré, mais en m'adressant directement à la caméra, en cherchant à susciter l'intérêt. La première chose que j'ai dite à l'ingénieur pédagogique qui m'accompagnait, c'est qu'avec une caméra, je ne pouvais ni écrire au tableau ni me déplacer. J'ai donc fait déplacer le dispositif dans une salle afin de pouvoir me positionner devant un tableau et interagir, seule face à la caméra, en imaginant mon auditoire étudiant.
De nombreuses initiatives de ce type voient le jour. Il faut à présent en mesurer les effets.
Je crois être la seule ici à venir d'une région particulièrement éloignée, le Finistère, en Bretagne : littéralement le bout du monde. Nous connaissons bien la ruralité dans cette région. Avec une collègue chimiste comme moi, nous avons organisé des rencontres Chimie et Terroir, à Carhaix dans le centre de la Bretagne, dans le cadre d'une action portée par la Commission Chimie-Société de la Fondation de la Maison de la Chimie. Ces rencontres ont permis de présenter la chimie au plus grand nombre, en réalisant des expériences en lien avec le territoire. Nous sommes allés à la rencontre des publics et ce fut un vrai succès.
L'année dernière, je me suis rendue à Baccarat, non loin de Nancy. Une élève de quatrième est venue avec sa classe un jeudi. Elle est revenue le samedi afin de visiter tous les stands qu'elle n'avait pu voir initialement. À un moment, mon collègue de Nancy lui a proposé de visiter le village des sciences, si elle était intéressée, pour en apprendre davantage et pour voir son laboratoire. Sa réponse fut révélatrice : « Vous savez, ma grand-mère ne va pas me conduire à Nancy ».
Ce témoignage illustre parfaitement les difficultés concrètes auxquelles sont confrontés certains jeunes, notamment pour accéder à des lieux de culture scientifique.
Je souhaite également aborder la question de la formation des professeurs des écoles. Aujourd'hui, environ 80 % des entrants dans cette profession proviennent de filières en sciences humaines, sociales ou d'études de lettres. Il devient donc de plus en plus complexe d'attirer ces futurs professeurs vers l'enseignement des sciences expérimentales et des disciplines dites « dures ».
Ce constat justifie pleinement le rôle d'associations telles que Femmes & Sciences, qui englobent la promotion des sciences dans leur ensemble.
Lorsque nous rencontrons des classes, nous évitons de nous limiter à un simple discours, préférant venir également avec un objet ou une expérience, afin de rendre les choses tangibles et concrètes. Cet aspect est fondamental : parler de chimie sans démonstration ou sans montrer d'expérience n'a pas le même impact que de réaliser soi-même une démonstration.
La formation des professeurs constitue effectivement un enjeu majeur. À ce propos, l'association Femmes & Sciences a récemment signé, aux côtés de l'association Femmes et Mathématiques ainsi que des sociétés savantes, une tribune visant à réaffirmer la nécessité d'un encadrement rigoureux et structuré dans la formation des enseignants.
Les partenariats avec des entreprises sont également essentiels. Parmi nos ambassadrices, certaines sont des femmes évoluant dans le monde de l'entreprise. Nous bénéficions de partenariats solides avec des entreprises telles qu'ENGIE. Ces collaborations se multiplient, et nous recevons de plus en plus de sollicitations. Nous comptons aussi parmi nos membres des personnes morales issues du secteur privé, ce qui témoigne de l'implication croissante du monde de l'entreprise dans nos actions.
Nous avons pour ambition d'étendre encore davantage ce réseau de partenaires. Nous oeuvrons déjà en collaboration étroite, mais il reste possible de « monter en gamme », d'intensifier nos actions conjointes.
Cela dit, ne perdons pas de vue que nous sommes avant tout des bénévoles, exerçant par ailleurs des activités professionnelles. C'est un point essentiel : les associations ne peuvent à elles seules résoudre toutes les problématiques, loin s'en faut. Nous avons besoin du soutien des pouvoirs publics.
Nous sollicitons naturellement le ministère de l'éducation nationale, d'autant plus que nos interventions s'adressent principalement aux publics scolaires.
Par ailleurs, lors de notre colloque annuel, nous proposons parallèlement une session de formation en ligne destinée aux enseignants du primaire et du secondaire. Cette formation, entièrement à distance, est accessible à l'inscription.
Ensuite, notre association compte des hommes. Deux hommes siègent au conseil d'administration : l'ancien directeur de l'École normale supérieure de Rennes et un physicien.
Permettez-moi de partager une anecdote personnelle : il y a trois ans, j'ai été contactée par un enseignant de mathématiques intervenant en classes préparatoires, dans un lycée de Brest. Il enseignait principalement dans la filière PC (physique-chimie). Il avait échangé avec un inspecteur de mathématiques de l'Académie de Rennes, étant inquiet de constater une baisse significative du nombre de filles dans ces filières, qui auparavant ne souffraient pas d'un tel déficit. L'inspecteur lui a conseillé de prendre contact avec Femmes & Sciences, ce qui l'a encouragé à y adhérer. Aujourd'hui, cet enseignant breton est très actif au sein de notre réseau, à tel point qu'au dernier village des sciences organisé à Brest à l'automne dernier, il est venu nous épauler pour tenir notre stand.
Les hommes sont donc également préoccupés par la diminution du nombre de filles dans certaines filières scientifiques.
Par ailleurs, au niveau universitaire, il convient de rappeler que les filles représentent largement plus de 50 % des effectifs en master à l'échelle nationale, mais que cette proportion diminue au niveau du doctorat, où l'on tombe à environ 40 %.
Ce constat soulève d'autres questions importantes.
Mme Mélanie Guenais. - Personne n'ayant répondu à votre interrogation concernant les tendances actuelles, je vais m'en charger. Le bénévolat est essentiellement une source d'épuisement qui repose, malheureusement, sur les épaules des rares femmes « rescapées » du système.
La tendance globale n'est pas favorable, notamment en mathématiques. La proportion de femmes en licence de mathématiques diminue. Ce constat ne résulte pas uniquement des réformes récentes. Ce phénomène existait déjà, mais les données montrent une baisse progressive et généralisée de la part des femmes dans cette discipline depuis 2005. Nous atteignons aujourd'hui des proportions extrêmement préoccupantes. Selon le dernier rapport de la mission, parmi les 140 femmes qualifiées en mathématiques, seulement 17 ont été recrutées sur 80 postes ouverts. C'est dramatique.
Pour donner un ordre de grandeur, en mathématiques fondamentales, il y a quelques années, nous comptions une trentaine de femmes, elles sont aujourd'hui 40 sur 500 professeurs. Pour atteindre la parité, nous devrions recruter environ 200 professeures d'université supplémentaires.
De nombreux verrous freinent la progression des femmes. Les mathématiques occupent une place symbolique forte dans l'accès au pouvoir et à une certaine aristocratie scientifique, marquant une hiérarchie particulièrement stricte. Il est impossible d'inverser cette tendance sans engager une action massive. On évoque souvent les viviers de candidates potentielles, mais nous devons impérativement agir pour permettre leur progression, sinon les rares modèles féminins s'épuiseront.
Par ailleurs, malgré la mobilisation de nombreuses femmes souhaitant transmettre leur passion -- vous avez cité 19 000 élèves -- leur nombre reste dérisoire au regard des effectifs : l'école primaire compte 6 millions d'élèves, et chaque année, 10 000 nouveaux enseignants prennent leur poste. L'échelle n'est donc pas adaptée.
Les actions menées sont positives, mais ne peuvent constituer à elles seules la base d'une évolution profonde. L'ordre de grandeur est d'environ un contre mille.
Ainsi, les tendances générales sont malheureusement mauvaises. Les pouvoirs publics doivent agir massivement.
Vous évoquiez également la transformation de l'enseignement en CP. Le test que je vous ai montré ne correspond pas à ce que font réellement les enseignantes : elles enseignent les nombres comme d'habitude, avec plus ou moins de réussite, selon leur formation et les moyens disponibles. Les conditions de travail restent difficiles, elles font face à de nombreuses injonctions, mais elles enseignent quand même.
Historiquement, depuis les années 1980, les critiques à l'encontre des enseignants sont récurrentes : « ils ne sont pas assez formés », « leur pédagogie est trop formelle », etc. C'est un problème français bien connu.
Cela dit, jusqu'à présent, les enfants français en CM1, selon l'enquête TIMSS, adoraient les mathématiques, bien plus que dans la plupart des autres pays. Ce constat ne s'est pas reconduit en 2024, ce qui constitue un signal d'alerte majeur.
En 1995, 2015 et 2019, seulement 15 % des élèves français en CM1 déclaraient détester les mathématiques, un taux bien inférieur à la moyenne internationale et nettement inférieur à celui de Singapour, où il atteint 23 %. Aujourd'hui, ce pourcentage est monté à 20 % en France. Il reste inférieur à celui de Singapour.
De même, environ 50 % des élèves français en CM1 affirmaient adorer les mathématiques, un chiffre qui a légèrement diminué, mais demeure parmi les plus élevés comparativement à d'autres pays.
Ainsi, ne nous trompons pas de sujet : les résultats des tests de CM1 ne sont pas bons, mais comme on l'a vu les tests eux-mêmes posent question. Par exemple, ils sont fondés sur des critères anglo-saxons qui ne sont pas forcément adaptés à notre contexte.
D'ailleurs, lorsque l'on regarde les enquêtes PISA, les compétences en mathématiques des élèves français sont moyennes.
En conclusion, nous devons donc faire preuve de prudence dans l'interprétation des résultats, tout en reconnaissant qu'un changement s'impose.
En effet, il est impératif de pratiquer des pédagogies plus ouvertes, axées davantage sur le raisonnement. Or, actuellement, les programmes scolaires ont purement et simplement supprimé le terme « raisonnement ». Cela témoigne d'une orientation complètement contraire à ce qu'il faudrait faire, ce qui doit nous alerter.
Les nouveaux programmes, qui entreront en vigueur en 2025, ont également supprimé les compétences transversales. Or, une pédagogie égalitaire repose avant tout sur le développement de la compréhension et du raisonnement. Aujourd'hui, on privilégie les automatismes et la vitesse, ce qui relève d'une erreur fondamentale.
Depuis toujours, l'enquête PISA souligne que les élèves français manquent d'autonomie : ils savent appliquer des méthodes, mais ne savent pas raisonner ou prendre des initiatives. Ce que l'on fait aujourd'hui va donc exactement à l'encontre de ce que nous devrions mettre en oeuvre.
Je tiens à souligner que les nouveaux programmes invitent à faire des mathématiques sans raisonner : ce ne sont plus nos mathématiques. Ce n'est pas ainsi que l'on pourra ouvrir la discipline ; au contraire, on risque de la restreindre.
Auparavant, six compétences transversales constituaient la base des programmes : elles favorisaient l'ouverture à des problèmes ouverts, la coopération, la recherche, l'exploration et l'audace. Aujourd'hui, on se replie sur l'apprentissage des techniques et la mémorisation rapide. C'est un choix politique, mais si l'on veut vraiment ouvrir les mathématiques, ce n'est pas la bonne voie.
Concernant Parcoursup, la situation est complexe. On observe un phénomène lié au stress des élèves : lorsque l'on est sur liste d'attente, on a tendance à accepter la première proposition qui arrive, ce qui peut biaiser les choix. Le fait que les voeux ne soient pas ordonnés dans la plateforme aggrave la situation. Une amélioration du logiciel serait nécessaire.
J'organise beaucoup d'ateliers en non-mixité avec des étudiantes en licence, qui ont souvent vécu de très mauvaises expériences en classes préparatoires. Beaucoup d'entre elles ne se sont pas senties à leur place, victimes d'un entre-soi très homogène socialement, pas seulement lié au genre. Cumulant le fait d'être filles, issues de milieux ruraux ou éloignés de l'école, elles se retrouvent exclues, sans accès aux codes sociaux nécessaires à leur intégration.
Les prépas de proximité ne me semblent donc pas forcément être la solution idéale. En revanche, il est essentiel de garantir leur accueil en toute sécurité, notamment via des internats offrant des conditions financières et d'hébergement fiables. Elles doivent aussi pouvoir découvrir d'autres environnements, car les enfermer dans leur milieu d'origine ne leur permet pas de s'épanouir. Ce constat vaut aussi pour les garçons.
Pour revenir à Parcoursup, les raisons des difficultés rencontrées sont complexes et liées à de multiples facteurs.
Vous évoquiez les pédagogies dans les pays africains. Elles reposent sur le système français des années 1980.
Enfin, pour changer les critères de sélection et de réussite, je retiens l'expression de Sylvie Matelly, directrice de l'Institut Jacques Delors, qui, aux journées nationales du numérique organisées par le Cigref et Numéum au Parlement de Strasbourg, disait : « On ne veut pas des stars, on ne veut pas des champions, on veut des bonnes équipes ».
Il est essentiel de lutter contre cette culture de l'excellence individuelle qui nuit gravement à la reconnaissance des compétences réelles.
Les compétences importantes sont la rigueur et la capacité à travailler collectivement. Le « héros », celui qui a une idée, mais abandonne son équipe, ne fait pas avancer la cause.
Nous avons vraiment besoin d'un discours clair sur ce point : nous devons avancer en équipe, pas en stars isolées.
Je suis même opposée à l'expression « talents », qui me semble contre-productive. Ce que nous cherchons, ce sont des personnes compétentes, capables de coopérer efficacement.
Mme Véronique Slovacek-Chauveau. - L'association Femmes et Mathématiques compte des hommes, mais ils ne peuvent pas la présider. Nous l'avons précisé dans nos statuts.
Nous organisons des speed meetings les premiers mercredis de chaque mois, réservés aux filles. Un jour, un garçon s'est retrouvé présent par erreur. Plutôt que de faire un problème de sa présence, les organisatrices ont laissé la réunion se dérouler normalement. Il a été le seul à poser des questions, et les filles se sont tues. Ainsi, la mixité est à manier avec précaution.
En Italie, la place des mathématiques n'est pas la même qu'en France. Davantage de femmes y sont recrutées. Nous avons peut-être une piste à approfondir dans la perception de cette discipline et son impact sur le pourcentage de femmes y accédant.
Ensuite, il me semble que la situation d'entre soi en classes préparatoires s'est aggravée sans que je parvienne à comprendre pourquoi. Il y a quelques années, il était encore possible d'intégrer une grande école en ayant quitté son milieu social d'origine pour faire une classe prépa. Aujourd'hui, en France, il semblerait qu'un nombre très limité de prépas permettent d'accéder aux écoles les plus prestigieuses comme Normale Sup ou Polytechnique. Ce n'est pas normal.
Par ailleurs, la participation des entreprises à nos activités se manifeste généralement par un soutien financier.
Enfin, nous évoquions plus tôt des anecdotes de filles recevant des messages contradictoires en prépa disant, par exemple, qu'elles sont studieuses, mais qu'elles ne créent pas de la connaissance. Nous avons recueilli des témoignages de jeunes filles prêtes à abandonner leurs études en classes préparatoires, et exprimant le sentiment de ne plus aimer les mathématiques.
Par exemple, une élève de première n'a pas été choisie par son professeur de mathématiques pour participer aux Olympiades, alors même que normalement, ce n'est pas le professeur qui inscrit les élèves, mais les élèves eux-mêmes qui manifestent leur intérêt. Nous avons d'ailleurs obtenu que les équipes participant aux Olympiades soient mixtes, une avancée appréciée. Lorsque cette élève a interrogé son professeur sur le fait qu'un autre élève avait été proposé à sa place, il lui a répondu que celui-ci en avait « plus de capacités ». Ainsi, ce ne sont pas les notes, mais le potentiel qui a été pris en compte.
Mme Laure Darcos. - Nous nous accordons tous sur le fait que ce ne sont pas tant les compétences réelles qui comptent, mais plutôt le comportement différencié entre hommes et femmes. En effet, les hommes ont tendance, par audace, à répondre à tout, même sans toujours maîtriser le sujet, tandis que les femmes préfèrent généralement ne pas prendre d'initiative tant qu'elles ne cochent pas l'ensemble des cases.
Mme Véronique Slovacek-Chauveau. - C'est une question de construction sociale. On nous construit comme ça.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci. C'était très intéressant. Ces échanges m'ont rappelé énormément d'anecdotes. Il m'est souvent arrivé de ne pas oser répondre à des questions, pensant que si la réponse était trop facile, c'était peut-être un piège ou une erreur.
Merci beaucoup pour ces échanges passionnants. Sachez que nous sommes à vos côtés pour porter cette parole.
Table ronde sur la
lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les études et
carrières scientifiques
(27 mai 2025)
Présidence de Mme Annick Billon, vice-présidente
La réunion est ouverte à 14 h 35.
Mme Annick Billon, présidente. - J'ai l'honneur de présider aujourd'hui cette réunion, en l'absence de notre collègue Dominique Vérien, présidente de la délégation, retenue par un déplacement à l'étranger avec la commission des lois.
Dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences » entamés à la mi-février, nous organisons cet après-midi une table ronde consacrée à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS) dans les études et carrières scientifiques.
Notre mission vise globalement à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation féminine dans les études et carrières scientifiques est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les STIM - sciences, technologies, ingénierie et mathématiques -, contre 40 % d'étudiants diplômés ! Par ailleurs, près de la moitié des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences, contre seulement 28 % des garçons. Et parmi celles qui se lancent dans des carrières scientifiques après leurs études, près de la moitié d'entre elles quittent le monde scientifique au cours des dix années suivantes : il s'agit du phénomène bien connu du « tuyau percé ».
Nos précédentes auditions nous l'ont montré, les défis sont nombreux et présents à tous les niveaux : au sein de la famille, dans le système éducatif, lors des différents paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur, tout au long des trajectoires professionnelles et, plus globalement, au niveau des politiques publiques dans leur ensemble.
La ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, Élisabeth Borne - que nous auditionnerons le 5 juin -, a annoncé le 6 mai dernier un plan « Filles et maths » et plusieurs mesures fortes visant à féminiser les filières scientifiques, parmi lesquelles : sensibiliser et former tous les professeurs aux biais et stéréotypes de genre en sciences, de l'école primaire jusqu'au lycée ; sensibiliser les parents à l'intérêt des filières scientifiques pour les filles ; renforcer la place des filles dans les enseignements qui ouvrent vers les filières d'ingénieurs et du numérique avec un objectif, d'ici à 2030, de 50 % de filles qui choisissent la spécialité maths en première et en terminale, et de 30 % de filles dans chaque classe préparatoire scientifique ; enfin, promouvoir des rôles modèles scientifiques féminins dans le cadre d'un renforcement de la politique d'éducation à l'orientation.
Un sujet, pourtant essentiel à nos yeux, semble absent de ces réflexions : celui de la prévalence des VSS dans les études puis dans les carrières scientifiques. Ces violences constituent, selon nous, un frein indéniable à la présence de plus de femmes dans les sciences.
C'est pourquoi les quatre rapporteures, Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, ont jugé essentiel de consacrer une table ronde à la réalité statistique de ces violences dans les sciences et aux moyens de lutter contre.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Pour évoquer ces sujets, j'ai le plaisir d'accueillir : Mme Véronique Lestang-Préchac, sous-directrice Territoires, sociétés et savoirs au service de la coordination des stratégies de l'enseignement supérieur et de la recherche, accompagnée de Mme Chloé Mour, chargée de mission « Égalité, droits LGBT+ et lutte contre les violences sexistes et sexuelles », au sein du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche ; Mme Amandine Lebugle, démographe, responsable d'études et de recherche à l'observatoire du Samu social de Paris, ancienne membre de l'équipe de coordination de l'enquête Virage (Violences et rapports de genre) ; Mme Rhita-Maria Ouazzani, astronome-adjointe au Laboratoire d'instrumentation et de recherche en astrophysique (Lira) de l'Observatoire de Paris, membre de la cellule d'écoute et de veille de PSL, coordinatrice de la commission Femmes et astronomie de la Société française d'astronomie et d'astrophysique (SF2A) ; enfin, M. Jérôme Courduriès, professeur des universités en anthropologie, chargé de mission « Égalité de genre et lutte contre les VSS » à l'université Toulouse-Jean Jaurès, qui interviendra à distance.
Au cours de nos précédentes auditions, notre attention a été attirée sur les différents niveaux de violences qui pouvaient être à l'oeuvre dans les milieux scientifiques : du « sexisme ordinaire » - dans certaines écoles d'ingénieurs par exemple, où les filles ne peuvent s'épanouir pleinement ou se sentir à l'aise - aux violences sexuelles, souvent aggravées par la consommation d'alcool dans les milieux étudiants notamment, en passant par le sexisme et les violences qui peuvent ralentir les carrières des femmes scientifiques, y compris dans le cadre d'activités qui dépassent le cadre strictement professionnel, en marge, par exemple, de colloques ou de missions de terrain, et qui parfois les poussent à quitter le domaine scientifique.
Mme Véronique Lestang-Préchac, sous-directrice Territoires, sociétés et savoirs au service de la coordination des stratégies de l'enseignement supérieur et de la recherche du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Merci beaucoup pour votre invitation à cette table ronde et pour l'opportunité importante qui nous est donnée de prendre la parole au nom du ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. Nous pourrons ainsi vous présenter l'ensemble des actions que nous menons sur ce sujet essentiel.
Comme cela a été souligné lors des précédentes auditions, une réelle sous-représentation des femmes est observée dans les filières STIM. Cette situation demeure préoccupante en dépit de tous les efforts qui ont été engagés pour favoriser la mixité.
La publication annuelle de nos chiffres clés de l'égalité dans l'enseignement supérieur et la recherche, dans sa dernière version, permet de mesurer cette réalité de façon extrêmement précise : si une progression avait été constatée jusqu'à la fin des années 2000, la proportion des femmes dans ces filières stagne aujourd'hui à un niveau insuffisant. Ce phénomène du tuyau percé, tel que vous l'avez justement nommé, ne s'arrête pas aux portes de l'enseignement supérieur et de la recherche ; il se prolonge tout au long du parcours professionnel et des carrières scientifiques des femmes. Les freins à cette progression sont en effet nombreux, bien identifiés et de nature multifactorielle, notamment en raison de la persistance des stéréotypes de genre, largement abordés lors des auditions précédentes.
Dans ce contexte, le ministère réaffirme son engagement en faveur d'une plus grande mixité professionnelle, au travers notamment de sa participation au plan interministériel pour l'égalité entre les femmes et les hommes 2023-2027 « Toutes et tous égaux », de son programme « Tech pour toutes », ainsi que du plan national d'action pour l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes 2025-2027, qu'il vient récemment d'adopter.
Le ministère poursuit également sa coopération avec de nombreuses associations, qui oeuvrent activement pour la promotion des carrières féminines dans l'enseignement supérieur et la recherche, telles que Femmes et sciences, Becomtech, Prologin, Femmes et mathématiques ou encore Femmes ingénieures, que vous avez également auditionnées.
Le plan national d'action pour l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes 2025-2027 fait de la prévention et du traitement des VSS un axe prioritaire.
Dans les filières où les femmes sont sous-représentées, comme les filières STIM, le sexisme et les violences sexuelles peuvent être amplifiés et constituent des freins à l'orientation et à la poursuite des études et des carrières des femmes.
Nous reconnaissons le caractère systémique des VSS au sein des établissements d'enseignement supérieur et de recherche. C'est pourquoi nous oeuvrons avec la plus grande fermeté aux côtés des établissements pour les combattre. Ces violences, multiformes, affectent profondément la vie sociale, professionnelle, universitaire et personnelle des femmes.
Pour affiner nos actions, nous avons cherché à mieux comprendre ce phénomène et à le définir.
En lien avec l'Institut national d'études démographiques (Ined), nous avons d'abord soutenu l'enquête Virage, et demandé à l'Observatoire national de la vie étudiante (OVE) d'intégrer un volet VSS dans son enquête. En 2020, 5 % de femmes se déclaraient victimes de VSS dans le cadre de leurs études, chiffre qui est passé à 14 % en 2023. Cette augmentation peut aussi s'expliquer par une meilleure communication, une connaissance accrue et une plus grande libération de la parole - alors qu'auparavant, régnait une sorte d'omerta et une non-compréhension des mécanismes en cause.
Face à ce constat, le ministère a engagé dès 2017 des actions très fortes en partenariat avec des associations et des établissements, en mettant à disposition des outils, des guides, et en lançant des campagnes de communication à destination des étudiants. Le nouveau cadre législatif et réglementaire, adopté en 2019, a également structuré les actions, en renforçant les obligations des établissements. Il impose notamment à l'ensemble des établissements publics d'enseignement supérieur d'adopter un plan d'action pour l'égalité professionnelle, incluant obligatoirement un volet dédié à la lutte contre les VSS.
À la suite de l'affaire « Sciences porcs », qui a profondément marqué la société, nous avons souhaité franchir une étape supplémentaire. Nous avons donc décidé de lancer un plan national de lutte contre les VSS dans l'enseignement supérieur et la recherche. Initialement prévu jusqu'en 2025, ce plan a été pérennisé : tant que les VSS existeront, il continuera. Doté d'un budget initial de 1,7 million d'euros, ce financement a été doublé à partir de 2023, atteignant 3,5 millions d'euros par an.
Ce plan s'articule autour de 21 mesures, portant notamment sur la formation, le renforcement des dispositifs de signalement, la communication et la valorisation des engagements.
Mme Chloé Mour, chargée de mission « Égalité, droits LGBT+ et lutte contre les violences sexistes et sexuelles » au ministère chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Je vous remercie également pour cette opportunité de prise de parole. Je vais détailler les actions qui ont été menées dans le cadre de ce plan national, notamment au titre du premier axe.
Le plan de formation et de sensibilisation d'envergure témoigne de notre volonté de transformer durablement les pratiques et les normes de l'ensemble de la communauté universitaire. D'ailleurs, dans la prolongation de ce plan, la formation restera un axe prioritaire de notre prochaine feuille de route.
Deux objectifs principaux ont guidé cet axe.
Le premier est de professionnaliser l'ensemble des membres des dispositifs de signalement, c'est-à-dire les personnels responsables de l'accueil et du suivi des VSS, en les formant à l'écoute et à la prise en charge de ces situations. Ce travail est conduit en partenariat avec des partenaires associatifs, tels que JuriSup, VSS-Formation et l'Inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR), qui a créé dans le cadre de ce plan une mission permanente dédiée aux VSS. Depuis 2021, une centaine de formations ont été dispensées à plus de 4 000 agents qui interviennent désormais sur le terrain.
Le second objectif est de sensibiliser massivement les étudiants et les étudiantes, grâce à des modules en ligne qui ont été développés par l'école IMT Atlantique. À ce jour, 70 établissements ont conventionné avec l'IMT Atlantique pour déployer ce module de sensibilisation auprès de leur communauté étudiante.
Nous portons une attention particulière aux événements festifs - soirées étudiantes, week-ends d'intégration -, identifiés comme les lieux les plus propices aux VSS. Depuis 2022, le ministère diffuse un kit comprenant un guide, une charte et une fiche de description expliquant comment organiser un événement festif intégrant une sensibilisation aux VSS et assurant leur prise en charge. Ce kit inclut des fiches réflexes destinées aux victimes.
En complément, nous avons développé divers outils et supports, par exemple un guide récent à destination des gouvernances des établissements, afin d'accompagner l'ensemble des acteurs au sein des établissements.
Enfin, nous travaillons avec l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation (IH2EF) à l'élaboration de modules de formation à destination des personnels de direction.
Mme Véronique Lestang-Préchac. - Le deuxième axe est consacré au renforcement des dispositifs de signalement, car il est indispensable que les victimes disposent d'espaces où s'exprimer. Cette mesure s'appuie sur l'obligation légale issue de la loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique. Chaque établissement dispose d'une cellule d'écoute assurant un accueil confidentiel, une orientation vers un accompagnement adapté, et un suivi des procédures à engager.
Pour renforcer ce système, le ministère a lancé deux appels à projets, en 2021 et en 2022, destinés aux établissements d'enseignement supérieur, afin de soutenir le développement de ces dispositifs. Au total, 91 projets ont été subventionnés, à hauteur de 1,65 million d'euros.
Par ailleurs, nous avons mis à disposition une cartographie, disponible sur le site du ministère, qui présente l'ensemble des initiatives financées, avec une mise en valeur des livrables qui ont été produits, pour favoriser la transparence, le partage des ressources et les bonnes pratiques entre les établissements.
Enfin, nous avons mis en place, avec la Coordination nationale d'accompagnement des étudiantes et des étudiants (Cnaé), une ligne d'écoute nationale. Celle-ci répond au besoin de certaines victimes qui ne souhaitent pas se signaler auprès des cellules d'écoute. Cette ligne, gratuite, confidentielle et gérée par l'association professionnelle En avant toute(s), permet, si la victime le souhaite, de faire le lien avec le rectorat ou l'établissement pour le suivi.
Le troisième axe concerne le déploiement d'une communication articulée aux niveaux local et national, pour mieux faire connaître les dispositifs existants et valoriser les bonnes pratiques. Nous avons lancé une campagne de communication sur le consentement sexuel en octobre 2024, en partenariat avec l'association Sexe & Consentement et le média Konbini. Selon la direction de la communication, cette campagne a atteint 3,5 millions de vue ; nous invitons également les établissements privés à s'en saisir. Elle redirige aussi vers la cartographie nationale des dispositifs de signalement.
Le quatrième axe vise à favoriser l'engagement des étudiants et des personnels dans la lutte contre les VSS. Nous avons lancé en 2022 et 2023 deux campagnes de financement à cette fin. En 2022, nous avons soutenu 35 projets pour 350 000 euros et, en 2023, 51 projets pour 520 000 euros.
Mme Chloé Mour. - Des axes complémentaires renforcent l'impact du plan : nous avons constaté à mi-parcours que nous avions besoin de renforcer la prise en charge des VSS au niveau des rectorats, et de décliner notre action à l'échelle territoriale. C'est la raison pour laquelle la ministre a annoncé, en 2023, la création de 37 postes dans 18 régions académiques, centrés à la fois sur la politique de vie étudiante et la lutte contre les VSS, les deux s'articulant ensemble. Cela permet de coordonner des réseaux d'acteurs et d'actrices impliqués localement, d'accompagner les établissements, de les outiller, et de suivre les enquêtes administratives. Nous animons ce réseau depuis plus d'un an.
Nous soutenons des partenaires associatifs, présents dès l'élaboration de la politique publique sur ce sujet. En 2023, nous avons inscrit ces partenariats dans une perspective pluriannuelle ; onze associations ont bénéficié, en 2023-2024, d'un financement global de 1,8 million d'euros. Nous réalisons un suivi régulier sur les territoires des actions de sensibilisation et de formation.
Des associations oeuvrent pour la mixité des filières et portent des sujets VSS. Nous articulons notre politique d'égalité professionnelle avec la politique de lutte contre les VSS.
Mme Amandine Lebugle, démographe, responsable d'études et de recherche à l'observatoire du Samu social de Paris, ancienne membre de l'équipe de coordination de l'enquête Virage. - Merci de m'avoir conviée pour parler des VSS survenant dans le cadre des études. J'ai travaillé sur ce sujet durant plusieurs années lorsque j'étais chercheuse contractuelle à l'Ined et que je travaillais sur l'enquête Violences et rapports de genre : contextes et conséquences des violences subies par les femmes et les hommes (Virage).
J'évoquerai la mesure des violences au sein de l'enseignement supérieur, car pour combattre le phénomène il faut en avoir une bonne connaissance. Il existe deux types d'enquêtes.
D'un côté, celles qui sont réalisées sur des échantillons aléatoires, dont les résultats sont représentatifs de la population étudiante et donc scientifiquement prouvés. C'est le cas notamment du volet principal de l'enquête Virage, ou de l'enquête Conditions de vie des étudiants de l'Observatoire de la vie étudiante (OVE), qui a inclus depuis 2020 un module sur les violences en général et les VSS en particulier.
De l'autre, celles qui sont faites sur internet, et qui sont destinées à l'ensemble des étudiants soit d'une université, soit d'une filière. Ce n'est plus un échantillon aléatoire : seules des personnes volontaires, qui ont connaissance de l'existence de l'enquête, vont y répondre. Dans l'idéal, il faudrait que tous les étudiants répondent à l'enquête pour que les résultats soient représentatifs. Ce n'est jamais le cas ; la bonne réussite de l'enquête repose alors sur une bonne campagne de communication et une large diffusion de l'information pour qu'un grand nombre de personnes y répondent.
La première enquête de ce type en France a été le volet universités de l'enquête Virage. Elle a été suivie de nombreuses autres - de nombreuses universités lançant des enquêtes spécifiques à destination de leurs étudiants. Je pense par exemple à l'enquête Safeduc réalisée en 2024 auprès d'étudiants de SciencesPo et de l'université Paris Cité ou encore celles de l'École polytechnique, de CentraleSupélec, de l'université de Nantes...
Je m'appuierai, pour mon propos, sur l'enquête Virage qui a la particularité d'être réalisée à la fois sur un échantillon aléatoire en population générale et sur un échantillon de volontaires de quatre universités. Cette enquête comprend plusieurs volets.
Le volet principal a été réalisé auprès de personnes âgées de 20 à 69 ans en ménage ordinaire, contactées par téléphone via des numéros tirés au sort. Environ 27 000 personnes ont été interrogées, soit 15 000 femmes et 12 000 hommes.
Puis, profitant d'un accès à un questionnaire sur internet et anticipant qu'il y aurait peu d'étudiants dans le volet principal, nous nous sommes rapprochés de plusieurs universités : l'université Paris-Diderot, l'Institut de physique du globe de Paris, l'université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, l'université de Bretagne occidentale et l'université de Strasbourg, pour une diffusion de l'enquête à l'ensemble de leurs étudiants, quels que soient leur niveau de diplôme et leur filière. Avec ce dispositif complémentaire, nous pouvions augmenter le nombre d'étudiants pour mieux connaître les violences subies dans le cadre des études.
Un peu plus de 6 000 questionnaires ont pu être obtenus par ce volet complémentaire. Si le nombre de questionnaires paraît relativement élevé, en réalité, le taux de participation à l'enquête a été plutôt relativement faible et variable d'une université à l'autre, allant de 4 % à 8 %, soit un taux inférieur à ceux observés pour d'autres enquêtes à destination d'étudiantes et d'étudiants réalisées dans les universités, et notamment l'enquête Conditions de vie de l'OVE.
Les raisons en sont les suivantes : la campagne de communication a été plus ou moins importante d'une université à l'autre, de même que le nombre de relances. Elles ont toutes été réalisées au deuxième semestre universitaire, mais certaines plus tardivement que d'autres. De plus, comme les personnes avaient connaissance de l'enquête via la messagerie universitaire, il fallait que les étudiants utilisent cette messagerie pour répondre au questionnaire. Enfin, plus généralement, c'est l'intérêt porté aux enquêtes qui a pu jouer sur le taux de participation.
Comment a-t-on procédé ? L'enquête Virage, réalisée en 2015, s'inscrit dans la continuité de l'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff), réalisée en 2000. Comme pour l'Enveff, l'enquête Virage cible les violences non pas uniquement au sein de l'enseignement supérieur, mais dans l'ensemble des sphères de la vie : espaces publics, travail, couple, famille et études.
Toutefois, dans l'Enveff, les questions sur les violences subies dans le cadre des études supérieures étaient posées au même moment que celles sur les violences subies dans le cadre professionnel. L'enquête Virage a bien séparé les deux. Nous voulions mesurer précisément l'ampleur des violences, connaître leur nature et savoir ce qui se jouait derrière, afin de répondre au besoin de connaissances sur ce sujet.
L'enregistrement des violences dans le cadre des études arrive à deux moments un peu distincts dans le questionnaire.
D'abord, on interrogeait sur les violences vécues au cours des douze derniers mois ; treize faits étaient questionnés, allant de l'insulte aux violences psychologiques, physiques ou sexuelles. Il est important de ne pas centrer seulement l'interrogation sur des violences sexistes et sexuelles, en raison de la dimension de continuum des violences. Cela nous permet de mettre en évidence le cumul des violences et les différences entre les hommes et les femmes.
Ensuite, on interrogeait sur les faits survenus avant les douze derniers mois, dont les violences dans le cadre des études, mais elles étaient mélangées avec les autres sphères de vie. Pourquoi ce choix méthodologique ? On ne peut pas poser des questions sur tous les moments de la vie, mais plus le temps passe et plus les personnes minimisent certains faits qu'elles ont pu subir ; il y a un problème de remémoration. Il n'est pas possible d'avoir une vision assez fine des violences survenues dans le cadre des études : certaines personnes interrogées avaient fait leurs études longtemps auparavant, l'enquête étant destinée à un public âgé de 20 à 69 ans.
L'interrogation des violences répond à certains principes méthodologiques dans le champ d'études des violences, qui étaient déjà validés par l'Enveff. À aucun moment, le mot « violence » n'apparaît : ni dans la présentation de l'enquête, présentée comme une enquête sur les conditions de vie, la santé et la sécurité des personnes ou des étudiants, ni dans la formulation des questions. Nous n'avons pas utilisé de mots génériques tels qu'« agression » ni de qualifications précises comme « harcèlement sexuel » ou « viol ». Aucun terme juridique n'est employé car les catégories peuvent être floues pour les personnes : nous mesurons les violences par la survenue de faits. Cela permet de s'assurer que le recueil des violences répond aux mêmes définitions pour tous les répondants.
Enfin, pour un meilleur recueil des données, les faits sont contextualisés selon les sphères de vie considérées. On rappelait ainsi régulièrement par exemple que l'on était en train de parler des violences survenues dans le cadre des études. Une dissociation était faite entre l'énoncé des faits de violence et l'interrogation sur les modes de vie et les caractéristiques sociodémographiques ; cela intervenait à deux moments complètement différents dans le questionnaire.
L'enquête Virage montre des différences selon les dispositifs de collecte.
D'abord, le taux de prévalence est différent selon qu'on est en population générale ou dans le cadre de l'enquête Virage-universités. Dans l'enquête Virage principale, 16 % des femmes et 15 % des hommes qui ont répondu au module sur les violences dans les études, ont déclaré au moins un fait de violence au cours des douze derniers mois. Dans le volet Virage-universités, les taux sont bien plus élevés : ils vont de 26 % à 34 % pour les femmes et de 18 % à 28 % pour les hommes.
La nature des faits déclarés est relativement proche ; aucune différence ne saute aux yeux. Les faits les plus souvent rapportés pour les femmes vont être les propos et attitudes à caractère sexuel, suivis des propositions sexuelles insistantes et de l'appropriation abusive du travail. Pour les hommes, ce sont principalement des moqueries, des insultes et également l'appropriation abusive du travail.
Mais si les déclarations permettent d'avoir une bonne connaissance des violences subies, elles ne mettent pas en évidence les cumuls de faits. Or, pour la recherche, cette dimension est centrale car elle permet de mettre en évidence le continuum des violences. L'enquête sur les universités montre bien ce cumul de faits de violences, car la moitié des étudiantes et la moitié des étudiants qui ont déclaré au moins un fait en déclarent en réalité plusieurs : les faits se cumulent souvent. Pour en rendre compte, nous nous sommes appuyés sur une méthode de classification hiérarchique qui regroupe les individus dont les profils de déclaration sont similaires.
Grâce à cette méthode, nous avons dégagé six situations de violence. Des violences psychologiques pas ou peu graves ; des violences physiques pas ou peu graves ; des violences physiques et/ou psychologiques très graves ; puis trois catégories liées aux violences sexuelles assez distinctes les unes des autres. Il y avait des groupes d'individus qui se départageaient assez distinctement : les agressions sexuelles sans contact ; les agressions sexuelles avec contact ; et les agressions sexuelles avec contact et pénétration.
En rassemblant près de la moitié des étudiantes et des étudiants au cours des douze derniers mois, les principales situations de violence déclarées dans les universités sont les violences psychologiques pas ou peu graves.
La deuxième situation de violence regroupe les personnes ayant subi des violences sexuelles sans contact, avec des déclarations moins fréquentes dans le volet universités qu'en population générale.
Par contre, la situation de violence sexuelle avec contact sans pénétration est bien plus fréquente dans le volet universités qu'en population générale, et en particulier pour les femmes. Elles sont deux fois plus nombreuses dans ce volet internet à déclarer ce type de violences. Ce décalage entre les deux taux de prévalence révèle que les femmes du volet universités ont souvent répondu au questionnaire pour dénoncer les agressions sexuelles qu'elles ont subies. L'analyse des auteurs de violences - essentiellement d'autres étudiants, mais aussi des personnes inconnues - et des lieux de survenue des violences - dans l'enceinte de l'université, mais aussi dans les espaces environnants - suggère que les violences dans le cadre des études répondent à des dynamiques à la fois proches du travail et de l'espace public.
Enfin, l'enquête montre que les violences ont un impact sur les parcours universitaires : redoublement, arrêt des études, changement de filière... Elle révèle également que les personnes mobilisent très peu les services de l'université pour dénoncer les violences qu'elles peuvent y subir.
En conclusion, les différences de résultats entre les deux volets de l'enquête montrent bien que les enquêtes faites sur internet sont des espaces de dénonciation des violences : l'importance des déclarations des faits de violence dans le volet universités de l'enquête est liée au caractère volontaire du remplissage du questionnaire. Les étudiants et étudiantes touchés par les violences ont probablement plus souvent rempli le questionnaire en entier et ont peut-être pris connaissance du contenu du questionnaire par le biais de camarades ou via les réseaux sociaux, les incitant à témoigner de leur expérience de violence dans le cadre universitaire.
À l'opposé, d'autres étudiants et étudiantes ont pu juger ne pas être concernés par les violences et ne pas remplir le questionnaire, d'autant que ce dernier était relativement long. En dépit d'une annonce d'une enquête ne portant pas spécifiquement sur les violences, on voit déjà des différences de déclaration. Malgré ces différences et le bémol qu'on peut apporter - la précaution que l'on doit avoir vis-à-vis des enquêtes sur internet -, ces enquêtes sont un moyen d'avoir une bonne connaissance, non pas de la prévalence en tant que telle, mais plutôt de tout ce qui est à l'oeuvre lorsque les personnes subissent des violences dans le cadre de leurs études.
Mme Rhita-Maria Ouazzani, astronome-adjointe au Laboratoire d'instrumentation et de recherche en astrophysique de l'Observatoire de Paris, membre de la cellule d'écoute et de veille de PSL, coordinatrice de la commission Femmes et astronomie de la Société française d'astronomie et d'astrophysique. - Je vous remercie vivement de m'accueillir aujourd'hui ; c'est un honneur de m'exprimer sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur.
Je ne suis pas spécialiste des VSS au sens académique du terme. Je prends la parole ici non pas comme une experte en sciences sociales, mais comme une praticienne du monde de la recherche, témoin des réalités du terrain, et membre de la cellule d'écoute et de veille de l'université Paris Sciences & Lettres (PSL). Je remercie Sarah Asset, qui m'accompagne aujourd'hui et qui joue un rôle essentiel dans ce dispositif.
Permettez-moi de commencer par évoquer brièvement mon parcours. J'ai grandi dans un environnement familial encourageant, où la curiosité scientifique était valorisée indépendamment du genre. Mais très tôt, dans le cadre scolaire puis universitaire, j'ai ressenti ce que signifie être en minorité dans des espaces historiquement masculins. À la fin de mon cursus universitaire en master de physique fondamentale, nous n'étions plus que cinq femmes dans une promotion de cinquante. Ce sentiment d'isolement s'est renforcé au fil des années avant que je mette des mots sur ce que je vivais. À l'époque, à la fin des années 2000, le sujet des VSS était largement absent du débat public. Comme beaucoup de femmes, j'avais intégré des stratégies d'évitement, des réflexes d'adaptation. J'étais convaincue que c'était la norme et que le milieu scientifique ne faisait pas exception.
C'est lors d'un post-doctorat au Danemark que j'ai pris pleinement conscience de l'ampleur du problème. Dans un département de physique où 95 % des postes académiques étaient occupés par des hommes, la culture de convivialité, sous couvert de team building, favorisait en réalité l'exclusion et les comportements sexistes, voire abusifs. Cette expérience a été un tournant, elle a fait naître en moi une volonté d'agir. Depuis mon retour en France en 2018 et ma prise de poste comme astronome-adjointe, je me suis engagée sur plusieurs fronts : mentorat Femmes & Sciences, promotion des femmes scientifiques, valorisation des travaux en sciences sociales sur le genre, collecte des données sur les parcours des femmes dans la recherche.
Au fil du temps, un constat s'est imposé : l'un des principaux freins à l'égalité reste la prévalence des VSS. Au travers de mon parcours et de mon engagement dans la cellule d'écoute, j'ai croisé de nombreux parcours entravés, voire brisés.
Une jeune femme brillante a renoncé à faire sa thèse dans un laboratoire reconnu, car elle y subissait un climat sexiste et des remarques répétées et déplacées. Une autre, docteure, a préféré tourner le dos au soutien d'un encadrant influent, connu pour son comportement abusif, afin de ne plus lui être redevable. Elle en paie encore le prix aujourd'hui, dix ans après sa soutenance de thèse, enchaînant les contrats précaires.
J'ai accompagné une étudiante qui, après avoir refusé les avances d'un enseignant, a changé d'université pour pouvoir poursuivre ses études. Une autre a été agressée sexuellement par un professeur lors d'un repas festif institutionnel. L'administration l'a mise en face de son agresseur et l'a sommée de se réconcilier avec lui. Une dernière, enfin, n'a plus pu remettre les pieds dans un cours obligatoire, à la suite de propos sexistes tenus par l'enseignant : elle faisait des crises de panique à l'idée d'y retourner.
Et puis il y a celles dont je ne pourrai jamais raconter l'histoire parce qu'elles ont quitté l'université trop tôt et que je ne les ai pas rencontrées. Ces témoignages ne sont pas des anomalies, ce sont des symptômes d'un système trop souvent défaillant. Tant que les VSS resteront ignorées ou minimisées, l'égalité dans la recherche restera un mirage.
Maintenant que le constat est dressé, que pouvons-nous faire ? Avant de débattre éventuellement des pistes concrètes, il me semble essentiel de nommer les trois freins majeurs que j'identifie à une lutte efficace contre les VSS dans l'enseignement supérieur et la recherche.
Le premier frein, évidemment, c'est le manque de moyens. Ce mal structurel frappe toutes les universités et les services « égalité » ne font pas exception. Les cellules d'écoute sont souvent portées à bout de bras, sans financement pérenne, avec des équipes réduites, parfois même bénévoles.
Le deuxième frein, c'est l'absence de volonté politique. Tant que les présidences d'universités ne s'engagent pas clairement, rien ne bouge. À l'inverse, là où des vice-présidences à l'égalité sont en place - par exemple Isabelle Kraus à l'université de Strasbourg, Isabelle Régner à l'université d'Aix-Marseille, mais encore à l'université de Nancy ou à Rennes - les dispositifs fonctionnent, les avancées sont réelles.
Le troisième frein, c'est un déficit profond de culture des sciences sociales, notamment dans les filières scientifiques. Il en résulte une méfiance vis-à-vis des enquêtes de terrain, une mauvaise compréhension des méthodologies et parfois un rejet pur et simple des outils de diagnostic. Des ressources existent. Le ministère diffuse des formations, des guides, des enquêtes types. Mais sur le terrain, les cellules d'écoute fonctionnent avec des moyens dérisoires. Dans mon établissement, nous fonctionnons avec un demi-poste pour tout piloter : on gère l'urgence, on écoute, mais on ne construit rien sur le long terme ; on ne peut pas faire de prévention.
Nous devons cesser de séparer les politiques d'égalité et les politiques de lutte contre les VSS. Il ne suffit pas d'encourager les jeunes femmes à faire des sciences ; il faut qu'elles puissent y rester et y évoluer en sécurité. Nous ne pouvons pas, en conscience, les envoyer dans un système qui ne les protège pas. Ne rien faire, c'est devenir complice.
M. Jérôme Courduriès, professeur des universités en anthropologie, chargé de mission « Égalité de genre et de lutte contre les VSS » à l'université Toulouse-Jean Jaurès. - Merci de votre invitation.
D'après le rapport de l'Observatoire des violences sexuelles et sexistes de l'enseignement supérieur, publié l'an dernier à propos de l'étude sur les VSS et les discriminations en milieu doctoral en France, près de 52 % des doctorantes et doctorants estiment que le doctorat est une période particulièrement propice aux VSS, constat plus fréquemment observé chez les femmes et encore davantage chez les personnes non binaires.
Près d'un quart des doctorantes et doctorants qui se rendent dans leur laboratoire plus d'une fois par an déclarent y avoir subi ou été témoin d'au moins une forme de violence, de harcèlement ou de discrimination passible de sanctions légales. Les faits relèvent surtout d'agissements sexistes ou d'outrages sexistes, mais aussi de faits discriminatoires et de harcèlement sexuel, d'agressions sexuelles ou de viols.
Les congrès et colloques sont également des lieux professionnels à risque, puisque 7 % des doctorantes et 9 % des personnes non binaires déclarent y avoir subi des atteintes ou agressions de nature sexuelle. Dans 90 % des cas, les auteurs de ces violences sont des hommes, très souvent des titulaires ou des chercheurs ou enseignants-chercheurs émérites.
Des travaux montrent que ces VSS sont des facteurs de renoncement ou de distanciation du milieu professionnel, comme l'abandon de thèse. Tous les domaines scientifiques sont concernés, mais ces faits paraissent encore davantage prégnants dans les sciences du vivant et de l'environnement, les sciences de l'ingénieur et techniques. On ne peut que remarquer que, dans ces mêmes domaines, les femmes sont moins nombreuses à tous les échelons, surtout au grade de professeur et assimilé, et donc particulièrement dans l'encadrement de thèse.
Les VSS déclarées par les femmes et personnes non binaires qui en ont été victimes vont des blagues sexistes, remarques ou questions obscènes, sexualisantes ou dégradantes, jusqu'aux agressions sexuelles et viols, en passant par les discriminations et les insultes sexistes ou liées à l'orientation sexuelle supposée et le harcèlement sexuel.
Les VSS s'observent dans toutes les sphères de la vie sociale. L'enseignement supérieur et la recherche présentent toutefois un certain nombre de situations à risque.
Je soulignerai d'abord la relation entre doctorante, doctorant et directrice de thèse ou directeur de thèse, qui est très hiérarchisée. En même temps, elle est peu codifiée, paradoxalement, et prend souvent la forme d'une relation très interpersonnelle.
Ensuite, le statut de doctorante et doctorant est hybride. Quand ils bénéficient d'un financement, ils sont salariés, mais ont aussi un statut étudiant. L'avenir professionnel des doctorantes et doctorants est si incertain dans de nombreux domaines, et si dépendant de l'appréciation de leur encadrante ou encadrant et de leur responsable hiérarchique, qu'il peut leur être difficile de poser des limites si cela s'avère nécessaire. Enfin, les espaces de travail sont nombreux et divers et peuvent favoriser un brouillage des sphères privée et professionnelle dans les relations de travail et d'encadrement, particulièrement dans les temps de colloques ou de congrès.
Si tout cela est parfaitement inacceptable, rien n'est pour autant surprenant lorsqu'on conserve à l'esprit que, en dépit des progrès qui ont été indéniablement accomplis pour une plus grande égalité entre les femmes et les hommes, en France comme dans quelques autres pays, de profondes inégalités subsistent, notamment dans le domaine professionnel pour l'accès à des postes à responsabilité et l'évolution des carrières et des niveaux de rémunération.
Ces inégalités - les recherches conduites sur les femmes et dans les études de genre depuis les années 1970 l'ont inlassablement montré - sont entretenues par un système culturel qui continue, de façon relativement discrète ou beaucoup plus explicite, à valoriser le masculin au détriment du féminin, et à disqualifier, dans les domaines d'activité les plus valorisés, sur le plan économique ou symbolique, les femmes par rapport aux hommes.
Ce qui est en cause aussi, c'est tout particulièrement l'éducation des garçons, la socialisation masculine et, plus généralement, une représentation des identités de genre. Au lieu du modèle de masculinité conquérante et séductrice, il nous faudrait privilégier le modèle d'une masculinité plurielle. Au lieu d'identités de genre stéréotypées et hiérarchisées, il nous faudrait privilégier le respect d'identifications de genre diverses. Dans ce domaine, les libertés et les droits acquis par certaines ou certains ne retranchent rien aux droits et libertés des autres, bien au contraire.
Le monde professionnel scientifique n'est pas exempt de ces représentations. Je signale à ce sujet le travail tout à fait intéressant d'Emmanuelle Godeau, médecin et anthropologue, sur la coutume des carabins dans les études de médecine et les fresques sexuelles dans les salles de garde. C'est édifiant. Une révolution culturelle est nécessaire, elle est déjà en marche dans bien des secteurs, mais pour les personnes d'ores et déjà victimes le changement n'est pas suffisamment rapide. Les institutions de l'enseignement supérieur et de la recherche qui nous emploient ont une responsabilité particulière, ainsi que chacune et chacun de nous, enseignants-chercheurs, enseignantes-chercheuses, chercheurs et chercheuses.
Mon université, l'université Toulouse-Jean-Jaurès, s'est emparée de ces sujets depuis plusieurs années, comme d'autres évidemment. Le nouveau dispositif de signalement mis en place début janvier témoigne de la persistance toujours prégnante des VSS. Néanmoins, il me semble que ce dispositif et ceux de quelques autres établissements qui ont été signalés par notre collègue astronome permettent une prise en charge de ces situations plus satisfaisante que par le passé.
Il reste un autre travail à mener, plus difficile et plus long : modifier nos façons de faire, nos façons de voir et nos façons de dire. En d'autres mots, prévenir les situations de violences de genre et sexuelles.
Différentes voies d'amélioration ont été identifiées par les études, les scientifiques et une partie de nos instances. J'en ai énuméré quelques-unes. Bien sûr, la liste n'est pas exhaustive. D'abord, la facilitation du recrutement des femmes à des postes de maîtresses de conférences, de chargées de recherche, bien sûr, mais aussi et surtout de professeures et de directrices de recherche, postes auxquels elles ne sont pas encore assez nombreuses dans les sciences expérimentales, du vivant et techniques. Mon université, comme d'autres, particulièrement dans le domaine des humanités, des lettres et des sciences sociales, témoigne de progrès très significatifs depuis 2019 dans ce domaine. Alors, évidemment, il faut le mettre en rapport avec la part des étudiantes engagées dans ces filières. C'est un élément d'explication.
Ensuite, je voudrais souligner la fluidification impérative des carrières des femmes qui devraient accéder plus fréquemment, particulièrement dans ces mêmes sciences, aux délégations, aux congés pour recherche et conversion thématique, aux nominations par exemple à l'Institut universitaire de France. Il faut aussi donner un accès plus fréquent aux femmes à des postes à haut niveau de responsabilité. Si cela ne fait pas tout, le fait que mon université soit dirigée par une femme depuis de nombreuses années n'est sans doute pas pour rien dans la meilleure prise en compte des VSS que par le passé. Il faut aussi intégrer les risques liés aux violences de genre et sexuelles dans les formations à la recherche, en master et en doctorat.
Enfin, il faut mettre en oeuvre des formations obligatoires pour les enseignantes, enseignants, chercheurs et chercheuses qui encadrent des équipes de recherche, des doctorants, des doctorantes, des mastérants, des mastérantes.
Je souhaite partager avec vous une initiative conduite par un collectif de doctorantes, de chercheuses et d'enseignants-chercheurs et enseignantes-chercheuses dont je fais partie. Nous appartenons à différents établissements, l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Aix-Marseille Université, l'université de Besançon et l'université Toulouse-Jean Jaurès. Il y a près de huit mois, nous nous sommes réunis à Toulouse autour d'un quadruple constat.
Premier constat, de nombreuses mastérantes et doctorantes ont été victimes d'agissements sexistes, d'agressions sexuelles et de viols dans le cadre de leurs recherches de terrain en sciences sociales ou lors de chantiers de fouilles en archéologie. Ces expériences sont très souvent passées sous silence, au motif, en particulier, que faire du terrain en sciences sociales nécessiterait forcément de dépasser un certain nombre de difficultés, de se dépasser soi-même.
Deuxième constat, aucune formation aux méthodes d'enquête et à la recherche, ou si peu, n'intègre véritablement ce risque des violences de genre et sexuelles.
Troisième constat, peu de textes scientifiques épistémologiques et méthodologiques abordent cette dimension problématique de la recherche.
Enfin, quatrième constat, il n'existe, à notre connaissance, aucune obligation des directeurs et directrices de thèse et des encadrants et encadrantes de recherche de se former sur cette question.
Nous avons donc élaboré, ces derniers mois, un livret consacré aux VSS sur le terrain en sciences sociales et en archéologie. Il est à disposition sur le site internet de l'université de Toulouse-Jean Jaurès et sera prochainement mis à disposition des collègues doctorantes, doctorants, étudiantes et étudiants de nos disciplines. Je l'ai transmis à l'attention des rapporteures et de la présidente et de la vice-présidente de la délégation.
Mobilisant des exemples concrets et une description succincte des mécanismes sociaux à l'origine de ces violences, ce livret rassemble les ressources d'ores et déjà disponibles pour y faire face, même si elles sont souvent insuffisantes. Il s'adresse aux victimes, aux étudiants et étudiantes en formation, aux doctorants et doctorantes en début de carrière, aux collègues et aux encadrants et encadrantes, ainsi qu'aux enseignants et enseignantes. Il est le résultat du travail collectif de chercheurs et chercheuses titulaires et de doctorantes qui ont été largement à l'origine du constat.
Ce livret concerne les sciences sociales, mais il constitue un exemple de ce qu'il conviendrait de faire dans l'ensemble des domaines scientifiques, à savoir regarder les situations de VSS dans nos secteurs d'activité respectifs avec lucidité, imaginer des solutions pour les prévenir et y remédier, et réfléchir conjointement - j'insiste sur ce point - avec les doctorantes et jeunes chercheurs et chercheuses qui sont aujourd'hui les plus nombreuses et nombreux à être concernés et visés par ces violences de genre et sexuelles.
Mme Annick Billon, présidente. - Je vous remercie pour ces interventions très détaillées et complètes.
Mme Laurence Rossignol. - Merci de vos propos, qui sont intéressants, et rassurants : partout, on travaille sur les VSS et sur le lien entre les VSS et l'exclusion des filles de certaines professions.
Vous me répondrez peut-être en privé à cette question : comment expliquer qu'une enseignante, professeure des universités et habilitée à diriger des recherches, ait été suspendue de son poste pour avoir dénoncé un collègue qui aurait commis un viol sur une étudiante ? Il se passe donc de telles choses dans l'enseignement supérieur actuellement : les enseignants qui s'impliquent aux côtés des élèves victimes sont parfois eux-mêmes victimes de sanctions de la part de leur administration et de leurs collègues.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Merci de vos interventions. J'invite nos collègues qui viennent à nos auditions sur les VSS à assister également aux autres auditions préalables à notre rapport Femmes et sciences, thème formidable sur de nombreux autres points. Cela montre que des femmes se battent pour être plus nombreuses dans les sciences.
Les dispositifs que vous citez s'appliquent-ils aussi aux écoles privées ?
On a l'impression, sauf dans les interventions de Mme Ouazzani et M. Courduriès, que vos études ou vos dispositifs traitent surtout des VSS entre étudiants. Or, des directeurs de thèse ou de laboratoire ont une emprise sur les jeunes femmes. Il existe une sorte d'omerta. Comment de jeunes étudiantes peuvent-elles se prémunir face à de grands pontes ? Il est compliqué de les dénoncer...
Quand vous évoquez « les professionnels », est-ce que cela prend en compte les forces de l'ordre ? Je viens du plateau de Saclay. Nous travaillons avec la gendarmerie locale, au moment des rendez-vous festifs mais pas seulement, afin que les étudiantes puissent, avant même de porter plainte, avoir des instances de dialogue. Avez-vous trouvé cette écoute du côté des forces de l'ordre ?
Que pensez-vous des pensionnats non mixtes ? De nombreux interlocuteurs en ont parlé. Il est terrible de se dire que certains ou certaines demandent des lieux non mixtes. De nombreuses jeunes filles venant de province renoncent à faire une prépa scientifique, par peur de se retrouver dans des lieux mixtes. Elles demandent plus de places en pensionnats de jeunes filles. Je ne pensais pas entendre cela en 2025. Vous en a-t-on parlé lors de vos travaux ?
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Notre mission est centrée sur les femmes et les sciences. Disposez-vous de données chiffrées permettant d'objectiver que les femmes engagées dans des carrières ou des études scientifiques risquent, davantage que leurs pairs, de subir des VSS ? Vous avez cité des chiffres globaux : on serait passé de 5 % à 16 % de VSS. Selon vous, peut-être existaient-elles avant, mais les personnes osent maintenant davantage parler. Par rapport aux femmes qui embrassent d'autres carrières, celles qui sont dans des carrières scientifiques en sont-elles plus victimes ?
Parmi les outils mis en place, vous avez beaucoup parlé des guides d'information et des campagnes de sensibilisation. Quels retours avez-vous ? Certains outils se heurtent-ils à des obstacles juridiques ? Sont-ils acceptés par les publics concernés ? Lors des campagnes de sensibilisation, par exemple, n'y a-t-il que des filles qui répondent, ou que celles qui sont concernées, ou les deux ?
Y a-t-il des partages de bonnes pratiques entre établissements ?
Les universités ont-elles les moyens humains et financiers suffisants pour mener à bien ces politiques ? Mme Ouazzani a répondu que ce n'était pas vraiment le cas...
Monsieur Courduriès, je partage votre point de vue : il ne s'agit pas seulement d'accompagner les femmes et les filles pour qu'elles osent parler. Il y a un important travail à faire dans la relation entre hommes et femmes, filles et garçons. Quelles sont les actions menées pour sensibiliser les garçons, notamment dans les filières scientifiques ? Nous faisons prendre conscience à tout le monde de nos droits. Des missions égalité entre les hommes et les femmes sont obligatoires depuis la loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche. Quels impacts concrets observez-vous depuis, notamment dans les filières scientifiques ?
Mme Marie Mercier. - Merci pour vos exposés. Vous avez évoqué un manque de moyens, mais dans quel sens : pour informer maintenant, en matière de prévention ? La prévention vient juste de la culture du respect de l'autre : pas besoin de moyens pour cela, il suffit d'éduquer au respect d'autrui.
L'enquête Virage date de 2015, il y a dix ans. Une nouvelle enquête est-elle prévue ? Avez-vous l'impression que les choses vont en s'accélérant ? Vous parlez du fameux chiffre noir : avant, personne ne disait rien. Le phénomène #MeToo n'a pas bousculé les universités. Vous citez les doctorantes : y a-t-il aussi des problèmes avec les doctorants ?
Mme Olivia Richard. - Merci pour ces prises de parole très instructives, et pour le livret que nous avons pu consulter.
Outre la difficulté de faire un signalement lorsque le rapport de force est très déséquilibré au cours des études et des recherches, l'entourage des équipes doctorales n'accueille pas forcément bien une femme qui revient couverte de bleus... La précarité de certains statuts dans l'enseignement supérieur conduit non pas à serrer les rangs autour des victimes, mais bien à faire taire celles qui pourraient mettre en péril des projets difficiles à mener à terme, notamment en raison du manque de moyens. Tout le monde de la recherche peut être précarisé. Quels sont les remèdes ?
Monsieur Courduriès, vous évoquiez la différence d'éducation et la nécessité de réinventer les rapports hommes-femmes. C'est valable dans tous les domaines, et pas seulement dans les sciences, même si le fait que ce domaine soit en grande majorité masculin déséquilibre encore plus les choses.
Je suis sénatrice des Français de l'étranger. Madame Ouazzani, vous avez cité le Danemark. Avez-vous des collaborations avec d'autres instituts qui pourraient inspirer la France ?
Mme Véronique Lestang-Préchac. - Merci pour ces nombreuses questions qui montrent tout l'intérêt que vous portez à ce sujet. Effectivement, le lien avec les sciences n'est pas spécifique.
Nous avons deux sortes d'écoles privées. Le cursus législatif et réglementaire n'est pas tout à fait le même. Les établissements d'enseignement supérieur privé d'intérêt général passent un contrat avec le ministère. Du fait de la loi, ils sont obligés, eux aussi, d'avoir un dispositif, mais pas sur les mêmes critères. Nous réfléchissons, notamment dans le cadre des discussions sur la proposition de loi de M. Levi relative à la lutte contre l'antisémitisme, le racisme, les discriminations, les violences et la haine dans l'enseignement supérieur, qui en est au stade de la commission mixte paritaire, à élargir les choses, dans le cadre du contrat.
Les VSS n'ont pas lieu qu'entre étudiants, mais ce sont ces situations qui nous remontent, lors d'événements festifs par exemple. Les enquêtes qui ont été citées, notamment, ont été faites sur le plateau de Saclay. De manière générale, de nombreux étudiants ne se sentent pas en sécurité durant ces événements. Nous travaillons donc sur ce sujet, mais il n'est pas exclusif. Ont été évoqués aussi les études de terrain et l'encadrement du doctorat. Une nouvelle coordinatrice sur le doctorat pour la Direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip) et la Direction générale de la recherche et de l'innovation (DGRI) travaille de façon plus globale sur la revalorisation du doctorat. Certains doctorants sont aussi concernés car les personnes non binaires et les personnes LGBT subissent, elles aussi, de nombreuses VSS.
Un binôme est formé entre le directeur ou la directrice de recherche et l'étudiant et l'étudiante. Désormais, le dispositif est beaucoup plus encadré avec les contrats doctoraux. Dans les laboratoires, le suivi de la thèse n'est plus fait qu'en binôme. Le changement est important, mais cela n'empêche pas certaines situations. Nous en avons parfaitement conscience, même si celles-ci ne nous remontent peut-être pas suffisamment. C'est un sujet pour les forces de l'ordre.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Ce genre de plaintes peut-il remonter jusqu'à l'inspection générale ?
Mme Véronique Lestang-Préchac. - Oui. Un président d'université peut enclencher une procédure après une enquête administrative, réunir une commission disciplinaire spécifique, demander le dépaysement si nécessaire.
Le guide du traitement des violences dans les établissements a été mis en place pour aider les présidents d'université, souvent un peu perdus ; ce ne sont pas des professionnels, ils doivent agir lorsqu'ils apprennent d'un seul coup qu'un de leurs collègues est soupçonné d'avoir eu des actions vis-à-vis d'un étudiant ou d'une autre collègue. Ce guide présente des logigrammes pour savoir quelles actions mettre en place en fonction de la situation, lesquelles peuvent aller jusqu'à la saisine de l'inspection générale pour réaliser des enquêtes administratives. Cela n'empêche pas les mesures conservatoires, absolument indispensables dans ce genre de situation, avec toute la difficulté de préserver la présomption d'innocence.
Les présidents d'université sont compétents en matière de maintien de l'ordre. Tous les fonctionnaires, dans l'exercice de leurs fonctions, sont tenus de dénoncer des faits délictueux à partir du moment où ils en ont connaissance, selon l'article 40 du code de procédure pénale. Certaines universités ont mis en place des conventions avec le parquet.
Mme Chloé Mour. - Et avec des associations.
Mme Véronique Lestang-Préchac. - S'agissant des pensionnats non mixtes, je n'ai pas d'information particulière. Je sais que la sécurité dans les résidences universitaires est un vrai sujet. Il est arrivé qu'une résidence reste fermée en raison de viols perpétrés par des personnes extérieures - il s'agissait alors de viols sur des garçons.
Dans les carrières scientifiques, il y a une prévalence d'hommes, mais le lien qui a été évoqué est difficile à objectiver faute d'éléments chiffrés.
Le guide que nous avons élaboré est récent, il n'a été publié qu'au mois de décembre dernier. Il est donc un peu tôt pour se faire une idée précise de son impact. Toutefois, nous avons mis en place dans les rectorats et nous formons des chargés de mission VSS : ils jouent un rôle d'accompagnement auprès des établissements pour la mise en place des procédures et pour les enquêtes administratives.
Mme Chloé Mour. - À ce jour, nous ne menons pas d'évaluation sur le taux de prévalence. Nous visons à améliorer la remontée des signalements et à avoir une meilleure mesure au niveau national. Je veux rappeler que, pour nous, l'augmentation des faits de VSS qui apparaît dans les statistiques est un bon signal : cela témoigne d'une prise de conscience et d'une meilleure confiance envers les dispositifs. A contrario, quand il n'y a pas de signalement, c'est plutôt un mauvais signal de ce point de vue.
Nous travaillons à mieux évaluer nos politiques et on peut déjà noter, malgré le peu de recul dont nous disposons, que les outils que nous avons mis en place, notamment les différents guides, permettent aux responsables des établissements de se saisir de ces sujets et de mettre en place des actions. Selon les établissements, il peut y avoir des résistances et, comme cela a été dit, la volonté politique est particulièrement déterminante. Le cadre national permet de professionnaliser et de renforcer les actions qui sont menées.
Mme Véronique Lestang-Préchac. - En ce qui concerne les moyens, je rappelle que le ministère dispose d'une enveloppe de 3,5 millions d'euros par an et que nous avons déployé dans les rectorats les chargés de mission VSS - ils sont trente-sept. Nous n'avons pas installé ces chargés de mission dans les établissements d'enseignement supérieur et de recherche, parce que nous voulons une politique publique uniforme sur l'ensemble du territoire et qu'elle couvre l'ensemble des établissements, quelle que soit leur taille, y compris les plus petits. Souvent, les gros établissements sont bien dotés et structurés, ce qui peut être différent dans des établissements plus petits.
Par ailleurs, le plan a été pérennisé et nous avons préservé les moyens.
En matière d'égalité femmes-hommes, nous animons un réseau dans les établissements et les échanges sont assez fructueux. Il y a aussi une journée nationale sur ce thème - elle aura lieu le 18 juin. Nous avançons progressivement en termes de formation et d'accompagnement, mais nous ne pouvons pas faire à la place des établissements. Les présidents d'université ont un rôle essentiel à jouer.
Mme Chloé Mour. - S'agissant des collaborations internationales, nous sommes impliqués dans un groupe de travail mis en place par la Commission européenne dans le cadre de l'espace européen de la recherche. Nous échangeons ainsi les bonnes pratiques et les expériences, y compris les résistances rencontrées ici ou là.
Cela a permis d'améliorer et de renforcer le cadre européen : par exemple, depuis 2021, les personnes qui candidatent au programme-cadre de recherche et d'innovation de l'Union européenne, Horizon Europe, ont l'obligation de disposer d'un plan d'action sur l'égalité - il reste un enjeu en termes de suivi de ces plans et d'application effective, mais c'est une avancée intéressante.
Le cadre européen nous permet aussi de penser les plans d'action de manière transversale, en articulant l'ensemble des sujets. Développer des politiques inclusives ne doit pas se faire en silos.
Mme Olivia Richard. - Avez-vous une idée des montants budgétaires consacrés à ces sujets par les autres États européens, en particulier ceux qui sont réputés actifs en la matière ?
Mme Chloé Mour. - Il existe un code de conduite européen sur la lutte contre les violences sexistes et sexuelles : trois pays sont souvent mis en avant dans ce cadre, dont la France qui est considérée comme un bon élève. Nous faisons en effet partie des pays qui ont développé une politique nationale en y consacrant un budget dédié, et ce budget est plutôt plus important que dans nombre d'autres pays.
Néanmoins, tout cela dépend du mode d'organisation de chaque pays : par exemple, les pays du nord de l'Europe qui mènent des politiques actives les mènent souvent au niveau des établissements, de manière décentralisée.
Mme Véronique Lestang-Préchac. - Il est effectivement difficile de comparer des modèles qui sont très différents.
J'ajoute que, dans le plan national d'action sur l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, nous avons inséré des mesures spécifiques sur les VSS.
Mme Annie Le Houerou. - Sur quelle mission budgétaire est inscrite l'enveloppe de 3,5 millions d'euros ?
Mme Véronique Lestang-Préchac. - Elle est répartie entre plusieurs programmes de la mission « Recherche et enseignement supérieur ».
Mme Amandine Lebugle. - Est-ce que les étudiantes en sciences déclarent plus souvent des violences que dans les autres filières ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre, à l'heure actuelle, à cette question par manque d'enquête en population générale.
Par exemple, dans le cadre de l'enquête Virage, nous avons recensé 16 % de femmes et 15 % d'hommes qui ont déclaré des situations de violence, mais nous ne pouvons pas aller plus loin. Les enquêtes qui comptent un plus grand nombre de participants ne sont pas nécessairement représentatives de la population.
À ma connaissance, il n'est pas aujourd'hui prévu de suite à l'enquête Virage de 2015.
Mme Rhita-Maria Ouazzani. - En 2023, la Fondation L'Oréal a publié une enquête internationale réalisée par l'institut Ipsos : Harcèlement sexuel et sexisme au sein du monde scientifique. Elle pouvait évidemment comprendre des biais et ne représentait pas nécessairement la population générale des personnes en carrière scientifique, mais elle me semble avoir été bien menée : d'une part, ses auteurs proposaient d'identifier des situations particulières de violence, mais sans citer les mots qui les caractérisent pénalement ; d'autre part, ils demandaient parallèlement aux répondants s'ils avaient été victimes de sexisme ou de harcèlement sexuel.
L'étude portait sur 5 184 chercheurs et chercheuses venant de cent dix-sept pays, de plus de cinquante institutions, employés en contrat court ou permanent et allant d'étudiants à des retraités - les répondants avaient entre 18 et 70 ans. Dans cette étude, 84 % des femmes interrogées ont rapporté une expérience personnelle de sexisme pendant leur carrière, un chiffre stable selon les continents et les domaines de recherche. Autour de 50 % des femmes interrogées rapportaient avoir été victimes de harcèlement sexuel.
Les situations de sexisme étaient très bien identifiées par les répondants, tandis que les situations de harcèlement sexuel ne l'étaient pas.
S'agissant des internats et pensionnats, il faut noter qu'au sein de PSL il y a l'École normale supérieure (ENS) et qu'à l'ENS les internats sont mixtes - les étudiants ont voté pour cela.
Des moyens sont effectivement alloués au niveau national à la question des VSS, mais il en manque au niveau des établissements. Plus que de la taille de l'établissement, l'attribution de moyens dépend de la volonté politique des présidents.
Mme Olivia Richard. - Ce sont souvent des hommes d'ailleurs !
Mme Rhita-Maria Ouazzani. - Oui, mais ce n'est pas le cas dans mon établissement, l'Observatoire de Paris, où Fabienne Casoli est présidente.
Comme cela a été dit, la phase du doctorat est importante. Or, il est possible, si la volonté est là, de faire des choses : par exemple, on peut imposer aux personnes qui se présentent à l'habilitation à diriger des recherches d'avoir été formées aux questions de violences sexistes et sexuelles. Nous avons mis cela en place à l'Observatoire de Paris.
Je veux revenir rapidement sur les comparaisons internationales. J'ai passé trois ans au Danemark. Les pays du nord de l'Europe ne font pas nécessairement mieux que nous, parce que, si la société connaît en général moins de violences sexuelles et sexistes, les universités sont des lieux de pouvoir beaucoup plus hiérarchisés que dans le sud de l'Europe : les mandarins sont nommés à vie, la collégialité est faible, etc.
M. Jérôme Courduriès. - Mme Rossignol a fait allusion au cas d'une professeure qui avait dénoncé des agressions sexuelles et qui a été suspendue. Je ne parlerai pas de ce cas particulier, mais cela pose la question des témoins de telles agressions. De plus en plus de victimes dénoncent les violences dont elles font l'objet, mais très souvent des témoins se taisent, en particulier lorsque les auteurs des violences sont des pairs.
Selon mon expérience, il est effectivement assez difficile pour des collègues, notamment par corporatisme, de dénoncer des faits dont ils ont été témoins. Or, un certain nombre de cas leur donnent raison, puisque des personnes ayant dénoncé des faits de VSS ont été poursuivies en justice pour diffamation. Ce n'est pas spécifique au monde de l'enseignement et de la recherche et c'est assez fréquent pour les VSS. Nous devons donc trouver les moyens d'encourager les témoins à saisir les dispositifs de signalement.
S'agissant de « l'emprise » - Mme Darcos a utilisé ce terme - des directeurs de thèse ou de laboratoire ou de la difficulté à prendre en charge certaines situations, je crois que nous devons répondre par la formation. J'ai d'ailleurs noté avec intérêt l'expérience de l'Observatoire de Paris relatée par Rhita-Maria Ouazzani : je trouve formidable d'obliger les collègues désirant être habilités à diriger des recherches à suivre une formation sur les VSS, mais j'ai bien peur que cette décision soit une exception... J'ai fait partie d'un laboratoire dont l'assemblée générale a voté la modification du règlement intérieur pour obliger les collègues qui encadrent des thèses et des recherches collectives à suivre ce genre de formation, mais je peux vous dire que la question n'est pas complètement réglée.
Dans notre monde professionnel, où les études sont très longues, beaucoup de collègues considèrent qu'ils n'ont plus grand-chose à apprendre... Et, quand il s'agit de se former à d'autres outils ou notions que ceux qui sont directement indispensables aux activités propres de recherche, il est difficile de convaincre de prendre ce temps.
Lorsque j'ai intégré la cellule d'écoute de mon établissement il y a déjà plusieurs années, on m'a proposé une formation à l'écoute active dans le domaine des VSS. Je vous avoue que, sur le moment, j'ai soupiré, en me demandant si j'avais vraiment besoin d'être formé, alors qu'une partie de mon activité scientifique consiste à convaincre les gens de me raconter leurs histoires, particulièrement leur intimité. Je me demandais ce que j'avais bien à apprendre dans ce domaine. J'ai quand même suivi la formation et cela m'a tellement apporté que je vais la suivre de nouveau cette année !
Nous sommes dans un domaine professionnel où il est compliqué de convaincre les collègues de l'importance de se former de manière continue à un certain nombre de choses, dont les VSS. Nous devons donc réfléchir collectivement à rendre ces actions de sensibilisation et de formation obligatoires afin que les collègues fassent évoluer leurs pratiques. Il y a encore trop peu de formations doctorales qui rendent obligatoires des modules de formation dans le domaine des VSS.
Certains établissements veulent intégrer ces questions à la formation initiale en licence ou en master, mais là aussi il est difficile de convaincre de l'intérêt d'intégrer de tels modules, qui ne sont pas directement en lien avec le domaine étudié.
Mme Monier s'est interrogée sur la place des garçons dans tout cela. Une manière de répondre à cette question passe également par la formation. Il faut former tant les doctorantes et les étudiantes que leurs collègues masculins aux signaux d'alerte, aux situations à risque, etc.
Enfin, concernant les moyens, je rejoins les propos de Rhita-Maria Ouazzani : les moyens alloués à la prévention et à la lutte contre les VSS ou à l'égalité entre les femmes et les hommes sont étroitement dépendants de la bonne volonté des présidents. Tout dépend donc beaucoup de la gouvernance et cela peut changer dans le temps. Nonobstant l'autonomie des universités, il nous faut réfléchir à des règles pour obliger les établissements à consacrer un certain niveau de moyens à la prise en charge de ces questions. Par exemple, dans mon établissement, les personnes qui étaient en charge des écoutes dans le domaine des VSS le faisaient à titre bénévole il y a encore quatre ou cinq ans, ce qui n'est plus le cas maintenant.
Mme Annick Billon, présidente. - Mesdames, monsieur, je vous remercie pour ce tableau précis. Je suis certaine que nos rapporteures tireront profit de cette table ronde pour faire avancer leurs travaux, même si la conclusion de M. Courduriès est assez inquiétante : la lutte contre les violences sexuelles et sexistes se fait à géométrie variable en fonction des établissements et de l'engagement de tel ou tel président.
La réunion est close à 16 h 25.
Audition de Denis
Bertin, vice-président, et Isabelle Régner,
vice-présidente, d'Aix-Marseille Université (amU)
(4 juin
2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
La réunion est ouverte à 16 h 30.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs, dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences » entamés il y a trois mois, nous recevons aujourd'hui des représentants d'Aix-Marseille Université (dite amU).
Je souhaite la bienvenue à :
- Denis Bertin, vice-président d'Aix-Marseille Université, en charge de la mise en oeuvre du programme « Safe Place for Science » de l'université, qui est un programme d'accueil de chercheurs et chercheuses venus des États-Unis ;
- Isabelle Régner, vice-présidente à l'Égalité Femmes-Hommes et à la Lutte contre les Discriminations d'Aix-Marseille Université. Mme Régner est par ailleurs professeure de psychologie sociale et étudie notamment l'effet des stéréotypes sociaux sur les performances et les évaluations dans différents domaines de compétences, dont les mathématiques.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site et les réseaux sociaux du Sénat.
Comme vous le savez, notre mission vise à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation féminine dans les études et carrières scientifiques est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait ainsi que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés.
Et parmi celles qui se lancent dans des carrières scientifiques après leurs études, près de la moitié quitte le monde scientifique au cours des dix années suivantes : il s'agit du phénomène bien connu du « tuyau percé ».
Si ce phénomène est multifactoriel, nos précédentes auditions ont mis en avant le poids des violences sexuelles et sexistes dans le milieu de la recherche scientifique, notamment au moment du doctorat, qui fait fuir de nombreuses femmes.
Pour renforcer la présence des filles dans les études scientifiques, la ministre de l'éducation nationale, Elisabeth Borne - que nous auditionnons demain -, a annoncé début mai plusieurs mesures visant à féminiser les filières scientifiques parmi lesquelles :
- sensibiliser et former tous les professeurs aux biais et stéréotypes de genre en sciences, de l'école primaire jusqu'au lycée ;
- sensibiliser les parents à l'intérêt des filières scientifiques pour les filles ;
- renforcer la place des filles dans les enseignements qui ouvrent vers les filières d'ingénieur et du numérique avec un objectif, d'ici 2030, de 50 % de filles qui choisissent la spécialité maths en première et en terminale, et de 30 % de filles dans chaque classe préparatoire scientifique ;
- enfin, promouvoir des rôles modèles scientifiques féminins dans le cadre d'un renforcement de la politique d'éducation à l'orientation.
Aucune mesure forte concernant les universités n'a pour l'instant été annoncée. Nos chercheurs scientifiques sont pourtant majoritairement formés au sein de nos universités. Nous ne saurions nous concentrer uniquement sur les classes préparatoires, les grandes écoles et les écoles d'ingénieurs.
Afin de connaître le plan d'action d'une université pluridisciplinaire réputée telle que celle d'Aix-Marseille pour recruter plus de femmes parmi ses étudiants, doctorants, post doctorants, mais aussi professeurs et chercheurs, puis les soutenir dans leur carrière, il nous a semblé essentiel, avec les quatre rapporteures Marie-Do Aeschlimann, qui vous prie d'excuser son absence, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, présentes à mes côtés, de recevoir cet après-midi deux des vice-présidents de l'Université. Ils nous présenteront :
- d'une part, les recherches et le plan d'action de l'université pour lutter contre les biais de genre, spécifiquement dans les STIM, ainsi que l'initiative commune de l'université et de l'ONG Business Professional Women (BPW) pour sensibiliser les réseaux d'entreprises aux biais implicites de genre dans l'entreprise ;
- d'autre part, le programme « Safe Place for Science » et ses résultats, en particulier s'agissant de l'accueil de chercheurs et chercheuses venus des États-Unis travaillant sur les thématiques d'égalité femmes-hommes ou sur la santé des femmes par exemple. Je crois savoir que les entretiens pour la sélection des premiers chercheurs se sont tenus il y a quelques jours. Nous avons discuté de cette opportunité de récupérer de l'intelligence sur notre territoire lorsque nous avons reçu des chercheuses.
Lors d'un déplacement de notre délégation à New York en mars dernier, nous avions échangé avec des chercheuses françaises, qui avaient partagé avec nous leurs vives inquiétudes quant à la pérennité du financement américain de travaux de recherche ayant une dimension genrée et plus largement de tous les travaux liés à la diversité, l'équité et l'inclusion.
Je vous laisse sans plus tarder la parole et vous propose de vous organiser comme vous le souhaitez pour vos propos liminaires.
Mme Isabelle Régner, vice-présidente à l'Égalité Femmes-Hommes et à la Lutte contre les Discriminations d'Aix-Marseille Université. - Merci pour votre invitation. C'est un honneur de pouvoir aujourd'hui partager, en ma qualité de professeure de psychologie sociale et de vice-présidente de mon université, la manière dont nous mobilisons les résultats de la recherche pour agir concrètement contre l'influence des stéréotypes de genre, notamment dans les domaines des sciences et des technologies.
Je souhaite également remercier Laurence Kerjean, présidente de Business Professional Women (BPW) à Marseille, présente à nos côtés aujourd'hui. Elle a porté, en mars 2025, notre initiative commune de sensibilisation aux biais implicites de genre devant les instances de l'ONU. Celle-ci s'adresse non seulement aux réseaux d'entreprises, mais également aux familles et aux enfants.
Lors des auditions antérieures menées par votre délégation, le rôle des stéréotypes de genre a souvent été évoqué, à juste titre, car leur influence est puissante. Mais de quoi s'agit-il précisément ? Quelle est cette influence, et par quels mécanismes se manifeste-t-elle ?
C'est précisément à ces interrogations que la psychologie sociale et cognitive offre des réponses. En effet, l'accumulation des connaissances scientifiques sur ce sujet depuis les années 1930 a donné lieu à des milliers de publications à l'échelle internationale. Nos actions au sein d'Aix-Marseille Université s'appuient sur les résultats de ces travaux scientifiques. Je me permettrai de vous présenter quelques exemples pour illustrer la nature des initiatives que nous menons depuis 2021 dans ce domaine.
Commençons par définir ce que nous entendons par « stéréotypes de genre ». Il s'agit de croyances partagées, à des degrés divers, au sein d'une société et d'une culture, qui portent sur des caractéristiques telles que des traits de personnalité, des comportements, des compétences, voire des incompétences, seraient propres à certains individus en fonction de leur sexe. Par ce biais, les femmes et les hommes se voient assignés à des rôles spécifiques, avec des compétences ou des incompétences attribuées de manière très différenciée. Ces croyances ont une utilité : elles contribuent à simplifier notre environnement grâce à des raccourcis cognitifs, afin que notre cerveau, dont les compétences sont malgré tout limitées, puisse appréhender le monde extraordinairement complexe dans lequel nous vivons. Cependant ces raccourcis nous entraînent fréquemment vers des erreurs de jugement.
Les stéréotypes, en généralisant, nous amènent à occulter la richesse de la diversité humaine, laquelle se manifeste au niveau des individus, et non pas uniquement au sein des groupes socialement et culturellement construits. Dès lors, nous tendons à associer, de manière presque instinctive et sans effort conscient, les domaines des sciences et des technologies au genre masculin. À l'inverse, les domaines des sciences humaines, des soins, suscitent des associations équivalentes avec le genre féminin.
Ainsi, nos hormones nous prédisposeraient à être toutes d'excellentes mères et, en règle générale, des figures d'infirmières potentielles, mais certainement pas des médecins, encore moins des chirurgiens !
Ces stéréotypes, dans leur dimension automatique, sont reconnus par les plus jeunes dès l'âge de quatre ou cinq ans, mais leur composante automatique se renforce vers dix ans. À cet âge, lorsqu'ils pensent aux mathématiques, les enfants associent généralement cette discipline à un garçon, tandis que la lecture évoque, à leurs yeux, l'image d'une fille.
Cette composante automatique se manifeste également chez les adultes, et ce, pour l'ensemble des stéréotypes, pas uniquement ceux liés au genre. Les mécanismes que je vais brièvement évoquer s'appliquent de la même manière à tous les stéréotypes sociaux, qu'ils soient liés à l'âge, à l'origine culturelle, à la classe sociale ou à des situations de handicap.
Venons-en maintenant à l'influence de ces stéréotypes. De nombreuses publications internationales démontrent sans ambiguïté leur puissance, au point d'amener les individus les plus compétents dans un domaine à réaliser des performances bien en deçà de leur plein potentiel.
Cela est vrai tant pour les femmes face aux mathématiques et aux disciplines scientifiques en général, que pour les garçons, en ce qui concerne la lecture.
Il est même possible de faire échouer des hommes doués en mathématiques en fonction des informations qui leur sont fournies juste avant un test. Par exemple, si l'on confronte des étudiants brillants en mathématiques à un test particulièrement difficile tout en leur faisant croire qu'un groupe d'étudiants asiatiques réalisera le même test à côté d'eux, ces étudiants, malgré leur niveau, verront leurs performances décliner de manière significative. Comment l'expliquer ? Tout simplement parce que la mention des Asiatiques active inconsciemment un stéréotype bien ancré selon lequel ces derniers seraient plus performants en mathématiques que les Occidentaux.
Comment ce stéréotype engendre-t-il une contre-performance ? Dès lors qu'il véhicule des attentes de moins bonne réussite par rapport à un autre groupe, il génère des interférences cognitives, exacerbe le stress et la peur de l'échec. Tout cela vient saturer un élément fondamental dont nous avons besoin pour réussir des tâches complexes : la mémoire de travail. Cette mémoire est notre capacité à traiter l'information, à mobiliser nos connaissances, à écarter ce qui est superflu par rapport à la tâche à accomplir et à réguler notre stress pour optimiser nos chances de réussite. Si la tâche est simple, il est possible de compenser une performance défaillante. En revanche, lorsqu'elle est complexe, même les individus les plus talentueux afficheront une contre-performance.
Il existe également d'autres concepts pertinents, comme l'effet « backlash ». Celui-ci se traduit par des sanctions à l'encontre de quiconque ne se conforme pas aux rôles attribués par son groupe d'appartenance. Ainsi, un homme adoptant un comportement jugé trop féminin ou une femme se révélant trop masculine peuvent tous deux faire l'objet de sanctions. Les expérimentations soulignent clairement ce phénomène. Par exemple, à curriculum vitae identiques, lors d'une évaluation orale, un homme qui se comporte de manière assertive et compétitive sera perçu favorablement par le jury, indépendamment de sa composition, qui louera ses compétences supposées et son charisme. En revanche, lorsqu'une femme adopte le même comportement et dans les mêmes conditions d'évaluation, tout cela étant rigoureusement calibré et joué par des comédiens pour les besoins de l'expérimentation, elle est perçue comme légèrement moins compétente et, parfois, comme quelque peu agressive. On s'interrogera davantage sur son côté prétendument autoritaire ou sur les éventuelles difficultés à collaborer avec elle sur le long terme, conduisant in fine à privilégier la candidature masculine.
En outre, un corpus conséquent de travaux met en lumière la discrimination de genre à l'égard des femmes lors des processus de recrutement pour des postes en sciences. Là encore, à CV identiques, les professeurs d'université en physique, biologie et chimie, habitués à recruter des enseignants-chercheurs, évaluent les candidatures selon un biais de genre. Lorsqu'ils examinent un dossier qu'ils croient masculin, ils attribuent systématiquement des compétences perçues comme supérieures par rapport à un CV, identique, mais qu'ils croient féminin. Ils se montrent plus enclins à recruter l'homme, à lui offrir un mentorat ainsi qu'un salaire nettement plus élevé. Étant donné que les CV sont strictement identiques, aucun critère objectif ne peut justifier de tels écarts, qui se font systématiquement au détriment des candidates. C'est donc une forme indéniable de discrimination de genre.
Des études récentes, publiées notamment dans la revue Science Advances, démontrent que cette discrimination est d'autant plus susceptible de se manifester lorsque les évaluateurs et évaluatrices - car le genre de l'évaluateur n'influe pas sur la présence de biais - sont convaincus qu'il n'existe plus de discriminations de genre. Cette tendance à discriminer est en effet plus prononcée parmi ceux qui estiment que les mentalités ont suffisamment évolué et qu'il n'y a donc plus de discrimination de genre. Cette perception erronée conduit à des comportements discriminatoires.
Avec Pascal Huguet, directeur de recherche au CNRS, nous avons mis en évidence des biais similaires au sein des comités du CNRS, en particulier lors de l'évaluation des candidatures pour les postes de directeurs et directrices de recherche, couvrant un large éventail de disciplines. Il apparaît clairement que cette discrimination est souvent implicite : dans les jurys qui croient en moyenne qu'il n'existe pas de discrimination de genre au CNRS, plus leur stéréotype est solidement ancré dans leur mémoire, moins ils promeuvent de femmes directrices de recherche, par rapport à ce que leur présence dans le vivier des candidatures pourrait justifier.
Par ailleurs, il s'applique aussi des biais linguistiques liés au genre dans les lettres de recommandation. Indépendamment du genre de la personne les rédigeant, leur contenu est généralement plus favorable aux hommes qu'aux femmes. Bien que l'on fasse l'éloge de la compétence dans les deux cas - ce qui semble évident, car on ne rédige pas une lettre de recommandation pour quelqu'un dont on doute des capacités -, les caractéristiques valorisées diffèrent grandement. Par exemple, on retrouvera davantage l'expression « oustanding researcher », distinction caractérisée par la brillance et l'excellence académiques, pour définir les candidatures masculines. En revanche, les lettres en faveur des candidatures féminines évoqueront généralement des qualités telles que le sérieux, la rigueur et le travail, sans atteindre le niveau d'admiration réservé aux candidatures masculines.
Les études montrent que cette différence de contenu dans les lettres de recommandation agit défavorablement dans le recrutement des femmes.
Vous avez également mentionné l'importance des modèles féminins de réussite en sciences. Bien qu'indispensables, tous les modèles ne s'avèrent pas efficaces. La littérature en psychologie sociale et cognitive a mis en lumière depuis plus de cinquante ans les conditions nécessaires à l'efficacité des modèles de réussite. Un modèle, qu'il soit scientifique ou d'un autre domaine, ne sera pertinent que s'il permet aux personnes de s'identifier à lui. Il doit comporter des éléments de similitude et apparaître comme atteignable par les cibles qu'il vise, mais le modèle, dans sa façon de présenter sa réussite, doit aussi infirmer le stéréotype qui essentialise la compétence ou l'incompétence du genre auquel il appartient : un bon modèle est donc un modèle qui a réussi par le travail et l'effort. Cela pose beaucoup de conditions pour sélectionner des modèles pertinents, qui ne seraient pas uniquement fondés sur le principe d'une représentation féminine, mais sur leur capacité à inspirer durablement.
C'est sur la base de ces constats que nous avons élaboré nos actions au sein d'Aix-Marseille Université. Notre plan d'action ne consiste pas à mener des recherches, mais à mettre en oeuvre des interventions dont nous connaissons déjà les conditions d'efficacité. Nous veillons à les respecter scrupuleusement, car tout manquement pourrait compromettre le succès de nos initiatives. La transposition des résultats de la recherche dans le quotidien est complexe, d'autant plus que, contrairement à un laboratoire où les résistances sont limitées, le sujet de l'égalité femmes-hommes rencontre de nombreux obstacles, y compris au sein de l'université.
L'action phare que nous avons instaurée depuis 2020 à Aix-Marseille Université, à la demande de la Faculté des sciences, consiste en une sensibilisation des membres des comités de sélection chargés de recruter les enseignants-chercheurs dans les deux corps, à savoir le rang B et le rang A (maître de conférences et professeur des universités). Cette sensibilisation est précise, standardisée et requiert un travail d'encadrement considérable de ma part et de celle de mon équipe. En revanche, elle n'est absolument pas chronophage pour les membres des comités, puisqu'elle se déroule en seulement trois phases de dix minutes.
Peut-être n'êtes-vous pas au fait du système de recrutement actuel dans les universités françaises pour les enseignants-chercheurs. Il repose principalement sur deux réunions. La première réunion permet au comité d'examiner l'ensemble des candidatures déposées, chaque dossier étant présenté par deux experts ou expertes. Lors de cette réunion, qui se tient en une journée, le jury doit déterminer qui sera retenu pour passer l'audition, prévue environ une semaine plus tard. La seconde réunion consiste dans l'audition en présentiel des candidats et candidates, si tant est que des femmes aient été retenues à ce stade.
La première phase de la sensibilisation se déroule la semaine précédant la première réunion, ce qui implique que nous devons connaître les dates de réunion de l'ensemble des comités de sélection. Nous en comptons plus de 80 au sein de l'université d'Aix-Marseille. Je vous laisse imaginer l'ampleur du travail que cela représente. Lors de cette première phase, nous demandons aux membres du jury de prendre connaissance d'une fiche statistique présentant un état des lieux genrés des effectifs au sein de l'université, dans la composante qui va recruter, ainsi que dans le laboratoire et le département concernés, sans oublier la section CNU pour laquelle le poste est attribué. Nous incluons également les informations fournies par notre ministère sur le vivier national des candidats et candidates dans la discipline en question.
L'objectif est que les membres du jury soient informés de la sous-représentation éventuelle des femmes dans ce domaine précis. Nous les incitons également, tout au long de leur processus décisionnel, à tenir un compte des candidats et candidates qu'ils évaluent et des personnes retenues pour les auditions, et de leur classement selon le genre. Ce travail leur permet de prendre conscience de leur processus décisionnel en matière d'équité de genre par rapport au vivier des candidatures.
La seconde phase consiste à les inviter à réaliser le test des associations implicites, un test informatique de dix minutes qui mesure la force d'ancrage des stéréotypes associés à la science selon le genre, c'est-à-dire à quel point nous associons la science et la technologie au masculin, et les sciences humaines et sociales au féminin. Je tiens à préciser que ce test n'évalue pas notre accord avec ces stéréotypes, mais examine plutôt à quel point un groupe est automatiquement associé à une série de disciplines scientifiques. Cet outil revêt une fonction pédagogique indéniable, car il permet de mettre en lumière les associations qui peuvent poser problème, en révélant comment certaines réponses peuvent être ralenties par des stéréotypes en contradiction avec d'autres associations.
Les deuxièmes phases doivent impérativement se dérouler au début de chacune des réunions en présentiel. Au cours de la première réunion, nous demandons au comité de visionner un diaporama qui, en neuf minutes chrono, résume l'ensemble des résultats précédemment présentés, avec des graphiques et des références scientifiques pour étayer nos propos. Nous cherchons ici à faire réaliser aux membres des jurys, qui viennent de faire l'expérience de biais automatiques grâce au test, comment ceux-ci peuvent influencer leur évaluation, ainsi que les comportements des candidats et candidates qu'ils vont auditionner.
Lors de la deuxième réunion, nous leur faisons visionner une vidéo produite par l'université de Paris Sorbonne en collaboration avec le Théâtre de la Ville, intitulée « Les biais implicites à l'oeuvre ». Elle illustre les biais présents à chaque étape du processus décisionnel d'un comité de sélection universitaire. Elle révèle la stéréotypie en action, permettant ainsi aux membres du comité de prendre conscience de ces biais et de réguler leur discussion si nécessaire. De plus, elle offre une légitimité à la discussion entourant ces questions et assure un niveau d'information égal pour tous.
Naturellement, nous suivons des indicateurs de participation. En effet, évaluer l'efficacité d'une action est impossible sans connaître le degré de participation des membres. Le test des associations implicites est hébergé sur notre serveur universitaire, ce qui nous permet d'en évaluer le taux de participation. De plus, nous recevons des retours des présidents et présidentes concernant le visionnage collectif des vidéos. Même si la participation reste sur la base du volontariat, nous sommes en mesure de mesurer l'implication.
Grâce à cette initiative, que nous menons depuis cinq ans au sein de la Faculté des sciences, nous avons vu le pourcentage de femmes recrutées en tant que professeurs des universités passer de 14 % à 50 %. Au total, nous avons sensibilisé plus de 800 membres de jury, qu'ils soient hommes ou femmes.
Sensibilisation ne signifie pas formation : il s'agit d'un éveil de conscience momentané au sujet de ces enjeux. C'est pourquoi il est impératif de procéder à nouveau chaque année à des sessions de sensibilisation, tout en veillant à actualiser les supports afin d'éviter le sentiment de déjà-vu. Nous recommençons encore et encore, car sinon, notre cerveau risque de s'appuyer sur les automatismes liés aux stéréotypes pour orienter nos décisions. D'autant plus que certains comités, notamment ceux en charge des postes de maîtres de conférences en mathématiques, peuvent être amenés à évaluer jusqu'à 150 candidatures en une seule journée. Dans un tel contexte de pression temporelle et d'évaluation, vous pouvez imaginer que les heuristiques de jugement favorisent des décisions hâtives, particulièrement lorsqu'il s'agit de mettre des dossiers de côté.
C'est pourquoi nous ancrons l'ensemble de ces séances de sensibilisation dans des formations. Nous proposons des modules de 6, 9 et 18 heures et avons formé, grâce à ces programmes, plus de 9 000 personnels académiques, non seulement à Aix-Marseille Université, mais aussi dans d'autres établissements, et plus de 6 000 étudiants.
Ces formations sont très interactives, organisées par groupes de 15 à 20 participants maximum. Elles visent à approfondir la compréhension de l'origine cognitive des stéréotypes. Nous abordons également le fonctionnement de la mémoire, car il ne s'agit pas de magie, mais bien d'un processus très mécanique.
Nous avons également établi de nombreuses collaborations avec le second degré. Il est en effet primordial d'établir un lien solide entre le secondaire et l'enseignement supérieur.
Je tiens à faire une mention particulière de l'initiative Les Cigales, qui consiste en une immersion d'une semaine pour des lycéennes de seconde et de première à Aix-Marseille Université, au CIRM à Luminy. Nous avons aussi mis en place un programme de formation dirigé par Yannick Laurent, professeur de mathématiques au Lycée Montgrand, et Luc Laulan, inspecteur d'académie et inspecteur pédagogique (IA-IPR) en sciences et techniques industrielles.
Grâce à ces collaborateurs, nous formons des enseignants et des proviseurs de lycée sur l'influence des stéréotypes de genre, en travaillant étroitement avec eux pour explorer les manières d'appliquer ces résultats en classe et, potentiellement, de modifier certaines pratiques pédagogiques.
L'ensemble de ces formations est également décliné en partenariat avec BPW dans des entreprises, ainsi qu'auprès des familles et des enfants.
En dernier lieu, vous avez abordé la question des violences sexuelles et sexistes, qui sont étroitement liées aux stéréotypes de genre. C'est pourquoi, à Aix-Marseille Université, nous avons instauré en 2022 un service pour le respect et l'égalité, permettant de recueillir tous les signalements liés au racisme, au sexisme, aux violences sexuelles et sexistes, au harcèlement à caractère sexuel, au harcèlement moral, ainsi qu'au cyberharcèlement. En effet, comment travailler sereinement dans une ambiance marquée par le sexisme ambiant ou le harcèlement sexuel ? Nos statistiques illustrent à quel point ces problèmes sont préoccupants chez les doctorants.
Cette démarche revêt une réelle importance. Nous avons choisi de créer un service autonome en recrutant des professionnels externes spécialisés dans ces domaines. La collecte et le traitement des signalements nécessitent une expertise professionnelle, qui ne s'improvise pas. Ils exigent une disponibilité à plein temps, et ne relèvent pas de notre rôle d'enseignants-chercheurs. En établissant ce service, nous avons constaté une augmentation des signalements, passant de 13 par an dans une université regroupant plus de 80 000 étudiants et 8 200 personnels, à 250 saisines. Ce chiffre continue de croître. Avec un service universitaire professionnel et une équipe de cinq personnes à temps plein, nous avons la capacité d'assurer un suivi efficace.
Enfin, je tiens à souligner que l'égalité entre les femmes et les hommes, ainsi que la sensibilisation et la formation autour des stéréotypes de genre, ne peuvent être abordées sans mentionner les nombreuses résistances auxquelles nous faisons face. Le constat de la conférence permanente des référents égalité et diversité à laquelle j'appartiens, comme tous les référents égalité des universités, est sans appel. Il est extrêmement complexe aujourd'hui de mettre en place des actions en faveur de l'égalité telles que nous le demande notre ministère, car les formations ne sont pas obligatoires. Les résistances sont nombreuses, violentes, agressives et permanentes. Elles s'accompagnent d'une volonté systématique de discréditer les résultats de la recherche sur le sujet. Bien que tout le monde s'accorde à reconnaître l'importance de l'égalité entre les sexes, beaucoup s'opposent à la mise en place de mesures de discrimination positive, par crainte de voir des femmes incompétentes recrutées à la place d'hommes compétents. Ces voix viennent même de certains universitaires qui, en réalité, sont souvent mal informés sur la littérature scientifique pertinente.
Pour mettre en place un plan égalité femmes-hommes, nous avons besoin de ressources humaines et financières, mais surtout d'une légitimité consciente au sein des structures. Savez-vous combien de référents égalité/diversité au sein des universités détiennent un poste de vice-présidence ? Un tiers. C'est dérisoire. Les deux autres tiers se heurtent à d'énormes difficultés et souffrent de ne pouvoir mettre en oeuvre des actions en faveur de l'égalité, d'autant qu'en l'absence de connaissances scientifiques sur ce sujet, leur argumentaire et leur plaidoyer sont rendus bien plus complexes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour cet engagement.
M. Denis Bertin, vice-président d'Aix-Marseille Université, en charge de la mise en oeuvre du programme « Safe Place for Science » de l'université. - Peut-on affirmer que s'appuyer sur des travaux de recherche constitue un élément essentiel pour aborder des problématiques telles que celles-ci ? Je pense qu'Isabelle vous a convaincus du bien-fondé de cette approche. Permettez-moi de vous fournir quelques chiffres dans un contexte quelque peu différent avant de m'intéresser directement au programme « Safe place for Science », ainsi qu'à la situation aux États-Unis et son impact en matière de genre dans notre pays.
Le site d'Aix-Marseille est une des premières universités à avoir bénéficié du label Initiative d'Excellence, en 2016. Il jouit d'une dotation de l'État de 750 millions d'euros.
Pour piloter cette Initiative d'Excellence, nous avons créé une fondation intitulée Aix-Marseille Initiative d'Excellence, plus communément désignée sous le sigle Amidex, qui est hébergée par l'Université Aix-Marseille. Nous avons notamment mis en place un programme d'attractivité à dimension internationale.
Sommes-nous parvenus à mettre en oeuvre les stratégies que nous avons définies avec le président Éric Berton et la vice-présidente Isabelle Régner depuis 2020 ?
Depuis l'année 2021, soit un an après la mise en place de cette stratégie, la fondation Amidex, a continué de suivre cette ligne directrice et a décliné tous les dispositifs que vous a présentés Isabelle. Y sont inclus des appels ouverts à l'international, permettant à n'importe quel enseignant-chercheur dans le monde de soumettre sa candidature.
Nous avons reçu en 2021, 2022 et 2023 un peu plus de 200 candidatures toutes disciplines confondues. La faculté des sciences est très impliquée sur le sujet. En revanche, il semble que d'autres facultés aient encore des efforts à fournir. Notons cependant, sur le sujet de la mobilité, qui est essentiel pour l'attractivité, que moins de 30 % des candidatures reçues proviennent de femmes. Ce constat souligne la problématique de la place des femmes dans l'enseignement supérieur et la recherche, qui est liée à des questions de mobilité familiale et autres.
Nous nous sommes assurés de former nos membres du jury chaque année à évaluer les candidatures uniquement sur la base des compétences. Les résultats sont significatifs : en mettant l'accent sur les dossiers scientifiques de chaque candidat, nous avons constaté que la compétence est omniprésente, et qu'elle est réellement au coeur de la sélection. Au départ, notre indice de parité était très faible, avec moins de 30 % de candidatures féminines. Lors de la présélection et de la sélection finale, nous avons obtenu un indice de parité de 1,5, ce qui signifie que nous avons recruté davantage de femmes que d'hommes.
Au sein de notre échantillon de 200 candidatures, dont moins de 30 % étaient féminines, nous avons procédé à la sélection d'un certain nombre de collègues, suivie des auditions, selon la même procédure que celle que vous a exposée Isabelle. En collaborant étroitement avec les membres des comités de sélection, nous avons pu établir que cette approche axée sur les compétences fonctionne. En conséquence, nous avons recruté les meilleurs enseignants-chercheurs, tant féminins que masculins, et parmi eux, nous avons recruté proportionnellement plus de femmes que le pourcentage de candidatures féminines initiales.
Nous avons investi beaucoup d'efforts avec nos membres du jury chaque année, en portant un accent particulier sur la notion de compétences. Il convient de noter que nous n'avons pas procédé à l'anonymisation des candidatures ; tous les évaluateurs avaient accès aux CV et aux lettres de recommandation. Les résultats démontrent que lorsque l'on met en place une politique d'établissement cohérente, elle peut effectivement porter ses fruits, notamment en ce qui concerne la partie attractivité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - J'imagine que les 30 % de femmes ayant candidaté affichaient un niveau très élevé, sinon, elles n'auraient pas postulé.
M. Denis Bertin. - Non, pas toutes. La difficulté réside davantage dans les questions de mobilité et d'environnement familial. Elle risque d'être exacerbée dans le cadre du programme « Safe Place for Science ». Historiquement, nous avions chaque année deux ou trois postes à pourvoir, et parfois même cinq, lorsque nous recevions des candidatures particulièrement brillantes. Nous rencontrons encore des difficultés en matière d'attractivité dans certains domaines. Nous venons d'accueillir une mathématicienne polonaise d'une grande valeur, mais cette recherche n'a pas été un long fleuve tranquille. Il nous reste encore du travail dans certaines communautés pour continuer à promouvoir cette notion de compétence, quel que soit le genre.
Si vous me le permettez, j'aimerais aborder à présent le programme « Safe place for Science ». En parallèle, je préside également un institut d'études avancées, l'IMERA, qui a pour vocation d'accueillir artistes et scientifiques dans un cadre agréable à Marseille, au Palais Longchamp. Bien que dans une perspective modeste par rapport à ce que l'université américaine de Princeton a pu réaliser durant la Deuxième Guerre mondiale, nous offrons à des artistes et à des chercheurs, tant masculins que féminins, la possibilité de réaliser leurs projets pendant une durée allant de cinq à dix mois dans un environnement inspirant, sans aucune contrainte. Chaque année, nous accueillons des résidences scientifiques. Cette année, nous avons eu le plaisir d'accueillir quatre résidences pour des scientifiques et des artistes américains, arrivés en septembre.
Dès janvier, ces résidents nous ont avertis que la direction prise par le gouvernement américain aurait des conséquences dramatiques sur la recherche, ainsi que sur la place des femmes dans les sciences - toutes sciences confondues - aux États-Unis. Au début de l'année 2025, le président Éric Berton et moi-même avons donc initié le programme « Safe Place for Science » dès le début du mois de mars, en prenant en compte les signes avant-coureurs qui semblent se produire avec une intensité croissante.
Avant d'ouvrir cet appel, nous avons alloué 15 millions d'euros pour mettre en place une approche préliminaire et lancer ce programme afin d'accueillir des collègues se trouvant en situation difficile. Je précise aussi que cette initiative revêt une grande importance pour notre établissement, car nous participons également au programme PAUSE. Il vise à accueillir des artistes et des scientifiques en danger en raison de conflits israélo-palestiniens, russo-ukrainiens, etc. Nous avons ainsi reçu une dizaine de collègues et de familles palestiniennes vivant dans des conditions dramatiques.
Nous avons lancé l'appel en mars. Celui-ci a suscité un intérêt médiatique considérable, recueillant l'attention de nombreux médias, tant nationaux qu'internationaux, y compris des chaînes prestigieuses comme CNN et la BBC, ainsi que des émissions japonaises et britanniques. En moins de trois semaines, nous avons reçu plus de 300 candidatures. Nous avons dû clore cette première phase d'examen pour les analyser de manière approfondie. Fait étonnant, nous avons reçu 50 % de candidatures féminines et 50 % de candidatures masculines. Ce constat contraste fortement avec le programme d'attractivité classique, où nous recevions, comme indiqué précédemment, moins d'un tiers de candidatures féminines.
Aujourd'hui, la situation des femmes chercheuses et enseignantes-chercheuses aux États-Unis est particulièrement préoccupante. Nous avons effectivement reçu une répartition équilibrée entre les candidatures féminines et masculines, et cela, peu importe les disciplines concernées.
Les sciences exactes - physique, chimie, mathématiques - sont moins malmenées que d'autres disciplines par le gouvernement américain. En revanche, les sciences de l'environnement et les sciences de la vie, y compris la santé, sont touchées, notamment lorsqu'elles ont trait aux enjeux relatifs aux femmes et aux enfants, à la biodiversité et la nutrition. Les défis se présentent également en astrophysique, à la lumière des préoccupations de la NASA en matière de lobbying par certains groupes privés.
Les sciences humaines et sociales, quant à elles, subissent une pression sans précédent de la part du Gouvernement. Les discussions sur l'histoire, la migration ou les droits des minorités, notamment LGBT+, sont désormais prohibées.
Nous avons donc été contraints de clore cet appel fin mars. Nous avons constitué un comité de présélection, au cours duquel nous avons retenu 40 collègues. Aujourd'hui, nous affichons un indice de parité de 1, ce qui signifie que nous avons atteint une répartition égale entre hommes et femmes. Nous avons appliqué les mêmes protocoles et stratégies, pour atteindre un indice de 1,35 en faveur des femmes. Ainsi, lorsque nous nous concentrons sur les compétences, il n'existe pas de différence marquée. Cette équité est observable en sciences humaines et sociales, en sciences de la vie et en environnement.
Nous avons mené 40 entretiens avec ces collègues, chacun durant une heure, durant les 15 premiers jours de mai. Lors de chaque entretien, qu'il concerne un homme ou une femme, le candidat a révélé un sentiment de désespoir important et de crainte. Certains hésitent encore à communiquer sur le fait qu'ils ont postulé chez nous, craignant des représailles, les empêchant d'intervenir publiquement. Les proches de certains ont déjà vécu des licenciements soudains d'organisations gouvernementales pour avoir pris position. Dans ce contexte, peu de personnes osent s'exprimer aux États-Unis.
De nombreux projets relatifs au sujet qui nous occupe aujourd'hui, femmes et sciences, mettaient l'accent sur la santé des femmes et des enfants. Historiquement, les financements étaient nombreux aux États-Unis via le NIH (National Institute of Health) pour soutenir ces recherches. Les budgets associés étaient considérables, bien supérieurs à ceux disponibles en France. Certains candidats ont connu des réductions de budget sur leur programme de recherche de 2 millions d'euros du jour au lendemain, les crédits ayant été coupés. La situation du NIH devrait encore s'aggraver en septembre.
Il est essentiel, lorsque nous établissons une politique d'établissement fondée sur les compétences, de nous assurer qu'aucun biais de genre ne se manifeste. Nous y parvenons même à l'échelle internationale. Ce constat confirme que les recherches menées par Isabelle ont un sens, et que nous sommes capables de les mettre en oeuvre. Il en résulte un message au niveau national : je pense que les relations entre le domaine scientifique et la politique pourraient être améliorées dans de nombreux contextes.
Vous avez peu évoqué l'écho de la baisse de budget du NIH. En France, il n'existe pas de programme spécifique de recherche sur la santé des femmes ni de guichet de financement dédié. Des tentatives ont été engagées, mais elles s'avèrent complexes. L'Agence nationale de la recherche ne dispose pas d'un programme équivalent à celui du NIH pour la santé des femmes. Nous avons mis en place un PEPR (Programme et Équipement Prioritaire de Recherche) sur la santé des femmes, qui représente une première avancée. Pour autant, les 50 millions d'euros alloués dans ce domaine sont marginaux par rapport aux investissements de 500 à 600 millions d'euros par an aux États-Unis.
Nous prévoyons d'accueillir ces collègues et de leur offrir un soutien financier de 200 000 euros par an pendant trois ans, ce qui représente un total de 600 000 euros pour mener leurs travaux de recherches. Toutefois, nous serons confrontés à des questions relatives à la politique nationale permettant d'accompagner ces collègues. C'est un véritable enjeu.
La santé des femmes et des enfants mérite également d'être mise en avant. Le sujet de l'endométriose commence à être reconnu à l'échelle nationale. Des financements, bien que limités, y sont aujourd'hui alloués. Néanmoins, nous devons aller beaucoup plus loin.
De plus, toutes les études cliniques en matière de santé sont généralement réalisées sur des cohortes composées majoritairement d'hommes. Bien qu'une prise de conscience commence à émerger, je reste critique à cet égard. Actuellement, moins de 10 % des participants dans ces études sont des femmes, ce qui les rend pratiquement invisibles dans les résultats. C'est là un enjeu majeur.
La physiologie masculine présente généralement moins de variabilité que celle que l'on observe chez les femmes. Ainsi, si nous souhaitons véritablement approfondir ce thème, nous devons être conscients que les coûts associés aux études cliniques pourraient augmenter de deux à trois fois en raison de la nécessité de suivre l'évolution physiologique des femmes.
Cette question soulève de véritables enjeux politiques : comment pouvons-nous défendre cette approche tout en reconnaissant qu'elle engendrera des coûts élevés ? Toutefois, il est important de noter que cet investissement pourrait permettre de développer des médicaments spécifiquement adaptés aux femmes, offrant ainsi une efficacité bien supérieure à celle observée avec les médicaments traditionnellement conçus pour les hommes.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Merci pour ces présentations passionnantes. Le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) est censé fournir des évaluations concernant les discriminations de genre. Or, c'est un aspect qui ne fait jamais l'objet de publications. C'est inquiétant.
M. Denis Bertin. - Un travail est engagé au sein du Rassemblement des universités à l'échelle européenne, où ce sujet est particulièrement porté. Nous sommes en train de collaborer avec une organisation appelée l'IEP, qui est responsable de l'évaluation des stratégies universitaires, dans laquelle nous pourrons intégrer ce thème. Ce travail est en bonne voie.
Le Hcéres ne fournit pas cette évaluation. Je pense qu'il serait nécessaire de refonder complètement cette structure. Nous devons la déstructurer pour la reconstruire, sans quoi elle ne sera nullement évolutive. Ce n'est là que mon avis personnel. Néanmoins, des avancées ont lieu au niveau européen. Je pourrai vous fournir davantage d'informations à ce sujet.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous avons récemment participé à un colloque dédié à la santé des femmes, au cours duquel il a été précisé que les cohortes étaient certes essentiellement masculines, mais qu'on y avait, semble-t-il, réintroduit des femmes.
M. Denis Bertin. - C'est le cas, mais de façon trop marginale.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous comprenons bien qu'y introduire 10 % de femmes ne les rendra pas plus visibles. Cela dit, les cohortes seront de fait féminines lorsqu'on étudiera l'endométriose ou le cancer du col de l'utérus.
Mme Isabelle Régner. - Il serait également pertinent d'étudier l'ostéoporose chez les hommes, car on observe également une sous-représentation des enjeux liés à cet aspect de la santé publique, alors même que ces problématiques sont bien réelles. Nous disposons maintenant de preuves, et pourtant, ces sujets restent encore largement sous-étudiés.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Merci pour vos propos éclairants, qui nous bousculent et nous interpellent. Nous avons beaucoup travaillé sur le constat. S'agissant des effets, vous avez su déconstruire de nombreux stéréotypes.
Les actions que vous entreprenez essaiment-elles ailleurs ? Nous avons auditionné, dans le cadre de nos travaux, l'Institut national supérieur du professorat et de l'éducation (INSPÉ) de Lorraine, qui effectue un travail remarquable, centré sur des pratiques exceptionnelles. Connaissez-vous d'autres universités qui appliquent des initiatives similaires ? Est-ce vous qui avez élaboré les tests que vous utilisez dans ce cadre ?
De plus, j'aimerais vous interroger sur votre collaboration avec le secondaire. Formez-vous uniquement les enseignants ; ou avez-vous également des interactions avec les élèves ? Comment sélectionnez-vous les enseignants ou établissements participants, ainsi que les élèves ?
J'ai également été interpellée par votre mention des rôles modèles. Dans nos rapports, nous avons souvent souligné l'importance de cette question. Dans le domaine politique, j'ai reçu des témoignages de personnes qui ont déclaré : « ce que vous faites m'inspire ». Je souhaite donc savoir si le choix d'un modèle inapproprié peut dissuader une femme de s'engager dans une certaine voie, ou s'il peut engendrer des effets contre-productifs et plus profonds en termes de stéréotypes. Lors de notre visite à l'Institut des cancers des femmes de l'Institut Curie, il a été évoqué que la sénologie n'était pas une spécialité de recherche à part entière. De même, à l'ONU, nous avons rencontré des chercheuses françaises actives sur des cancers féminins ou sur l'endométriose, qui vont être bloquées dans leur recherche en raison de l'impossibilité de mentionner le genre féminin dans leurs travaux. Cela corrobore votre constat.
Enfin, vos propos relatifs aux moyens et à l'existence d'un cadre bien défini m'interrogent. Vos initiatives ont bien un effet tangible, étant donné que depuis que vous appliquez ces principes dans vos processus de recrutement, cela se traduit par un nombre supérieur de femmes recrutées. Vous prouvez que nous pouvons agir, même si le vivier pourrait encore évoluer. Il n'existe toutefois pas de base légale suffisante pour soutenir ces initiatives. Avez-vous engagé des discussions avec les ministères pour faire avancer ces questions ? Après tout, c'est l'ensemble de la société qui souffre de cette situation.
Mme Isabelle Régner. - Il convient de distinguer deux aspects. Tout d'abord, le Service pour le respect et l'égalité est chargé de recueillir les signalements concernant les violences sexuelles et sexistes, le racisme ainsi que toutes les formes de discrimination. Il traite ces situations et formule des recommandations auprès des instances de gouvernance et du service juridique. Il s'agit d'un service autonome, composé de professionnels spécialisés que nous avons recrutés en externe, mais qui travaillent bien sûr pour l'université et sont rémunérés par celle-ci. Ce service ne s'occupe pas de la sensibilisation et de la formation sur les stéréotypes de genre, qui relèvent de ma vice-présidence.
En tant que vice-présidente, je suis assistée par deux chefs de projet. L'une d'entre elles ne se concentre pas du tout sur ces sujets et collabore avec des associations pour organiser des sensibilisations portant sur d'autres aspects culturels, tels que des expositions ou des ciné-débats, ainsi que pour inviter des conférenciers. Cependant, elles ne m'assistent pas dans la sensibilisation des jurys. Pour l'instant, c'est moi qui délivre ces formations à Aix-Marseille Université, car je suis la seule à posséder les compétences nécessaires. Nous avons tenté de former des formateurs et formatrices, et ce travail commence à porter ses fruits.
Actuellement, une dizaine de collaboratrices de l'université ont suivi cette formation et s'entraînent en binômes à transmettre ces connaissances. Il est en effet essentiel d'élargir cette initiative, car il est impossible d'en faire reposer la charge sur une seule personne. De plus, il est important de pérenniser ces formations, notamment parce que je ne vais pas occuper la fonction de vice-présidente indéfiniment. Vous savez que ces postes sont généralement temporaires. En tant qu'enseignante-chercheuse, je risque de revenir rapidement à mes activités d'origine, à savoir la recherche et l'enseignement. Nous devons donc finaliser ces formations et transmettre ces connaissances.
Il n'est pas nécessaire d'être un expert reconnu dans ce domaine pour former d'autres personnes. Toutefois, il est essentiel de se familiariser avec quelques articles scientifiques et de se tenir à jour. La formation, telle qu'elle est dispensée, peut être appropriée par des personnes n'étant pas spécialistes du sujet.
Pour la sensibilisation, je m'entoure de collègues enseignants-chercheurs. Actuellement, un homme et trois femmes m'assistent dans l'encadrement des comités de sélection. Pour garantir l'efficacité de notre démarche, chaque étape doit être rigoureusement suivie dans un ordre précis, car sensibiliser dans un délai aussi court nécessite d'abord de faire prendre conscience de l'existence des biais automatiques en mémoire. Cette première étape ne suffit pas à elle seule. Il est également essentiel de faire comprendre comment ces biais peuvent influencer nos jugements, même lorsque l'on est convaincu de ne pas partager le contenu de ces stéréotypes. Ces derniers peuvent néanmoins nous affecter, sauf si nous sommes en mesure d'identifier les situations propices à leur activation. Une fois un stéréotype activé, il influence nos perceptions et décisions, à moins que nous ne décidions de garder un contrôle conscient dessus. Ce fonctionnement est assez mécanique, en réalité.
Les outils de sensibilisation que nous avons conçus visent à illustrer la manière dont ces biais se manifestent, en particulier au sein d'un comité de sélection, notamment dans les discussions et dans les comportements verbaux et non verbaux. Cela inclut la façon dont les questions sont posées aux candidats et aux candidates, qui peuvent être formulées différemment en fonction du sexe, ainsi que les dynamiques de comportement entre membres du jury. Des phénomènes tels que le « mansplaining » ou d'autres manifestations de sexisme et de stéréotypes de genre peuvent se produire. Tous ces éléments sont soigneusement encadrés et nécessitent du temps pour être expliqués. C'est à ce niveau que nous avons besoin du soutien de notre ministère.
Je lance un appel, depuis plusieurs années maintenant. Nous avons déjà eu des entretiens avec la direction générale de l'Enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (DGESIP) sur cette problématique. En juin 2020, une circulaire recommandait de sensibiliser les comités de sélection aux stéréotypes de genre, une démarche qui nous a conféré une certaine légitimité. Cependant, elle n'emporte aucun caractère obligatoire. Sur une base volontaire, nous percevons une importante perte de participation de la part des comités à ces actions.
Par ailleurs, l'annexe qui présente des outils de sensibilisation comporte des erreurs. Certains des outils proposés ne sont pas adaptés. Surtout, il n'existe absolument aucun guide d'utilisation. Lors d'une réunion avec la Conférence Permanente des Référents à l'Égalité (CPED) et la DGESIP, nous les avons alertés à ce sujet. L'annexe, telle qu'elle est conçue, peut donner l'illusion aux universités qu'elles peuvent simplement faire leur marché dans les outils proposés, en choisissant de manière aléatoire celui qui semble le plus facile ou celui qui nécessite le moins d'investissement en temps. Par exemple, si l'on trouve une vidéo de cinq minutes, il serait alors tentant de l'utiliser pour cocher la case et ainsi « sensibiliser » les membres du comité.
C'est dramatique, car une telle démarche ne fonctionnera pas. Le problème, c'est que nous utilisons des outils issus de la recherche, mais que nous les appliquons de manière inappropriée, compromettant de fait leur efficacité, ce qui discrédite notre démarche. Il est essentiel d'aborder la question de l'égalité femmes-hommes avec rigueur et vigilance. Ce n'est pas uniquement parce que l'on est convaincu de son importance, y compris sur le plan politique, que l'on parvient à mettre en place des actions efficaces. Il existe une expertise scientifique sur le sujet, et il est vital de consulter des spécialistes pour s'assurer que nous utilisons les outils de manière appropriée. Je réitère que cette circulaire, bien que nécessaire, doit être mise à jour.
Il est fondamental de travailler avec des experts pour rédiger un guide d'utilisation. En l'absence de ce dernier, la plupart des universités qui se basent sur cette circulaire choisissent des outils sans discernement. Par exemple, elles peuvent avoir recours au test des associations implicites sans en comprendre le véritable fonctionnement.
À ce propos, il est essentiel de préciser que ce test ne permet pas d'identifier les personnes sexistes ou racistes. Il ne s'agit pas d'un détecteur de mensonges. Il indique indirectement la fréquence à laquelle une personne a été exposée à des stéréotypes au sein de son environnement. Étant donné que nous évoluons tous dans un milieu similaire, ces stéréotypes sont profondément ancrés dans notre mémoire sous forme d'automatisme.
Le test évalue simplement cette force d'ancrage en mémoire. C'est déjà une information précieuse, mais ce n'est pas un outil permettant de juger de l'accord ou du désaccord d'une personne avec ces stéréotypes. J'insiste sur ce point, car j'ai souvent entendu des malentendus à ce sujet.
Afin que cette circulaire soit améliorée, nous aurions besoin d'un soutien, et peut-être d'une véritable discussion concernant le caractère obligatoire ou non de ces sensibilisations.
L'université d'Aix-Marseille s'inscrit dans une deuxième phase de son plan en faveur de l'égalité femmes-hommes. Nous avons à notre disposition tous les outils nécessaires et savons ce qu'il convient de faire ainsi que la façon de le faire. Nous avons déjà expérimenté ces démarches pendant trois ans. Nos résultats sont plutôt convaincants. Néanmoins, le problème réside dans le fait que de nombreuses personnes ne participent pas. Nous peinons à remplir nos sessions de formation.
Pour l'instant, il n'est pas préoccupant que je sois la seule à dispenser ces formations, car l'engagement des membres est insuffisant. Les personnes qui étaient sensibilisées ont déjà suivi ces formations, mais désormais, peu de nouveaux intéressés se manifestent. Pourtant, il reste encore de nombreux laboratoires de recherche et diverses composantes de l'université à former. Ce défi ne se limite pas aux domaines des sciences et technologies. Il existe un point commun à toutes les disciplines scientifiques : la persistance d'un plafond de verre. Il ne serait pas juste de dire que l'absence de femmes parmi les effectifs est normale. En effet, dans de nombreuses disciplines, nous observons 60 % à 70 % de femmes parmi les maîtres de conférences, mais à peine 30 % à 40 % parmi les professeurs d'université.
Ce constat ne résulte pas d'une autocensure, car les données démontrent que les femmes se présentent bien aux recrutements. Toutefois, les hommes continuent d'être privilégiés pour les postes à responsabilités. Cette situation contribue également aux disparités salariales au sein des universités. En tout, 80 % des écarts de rémunération entre les sexes peuvent être attribués à la ségrégation des corps, c'est-à-dire à la sous-représentation des femmes dans les postes de rang A, quelle que soit la discipline. Nous avons un besoin pressant d'aide sur cette question. Il est à noter que l'Europe nous soutient davantage à cet égard. La Commission européenne a intégré le genre comme critère d'éligibilité pour le financement européen.
Pour être éligible au financement européen, il est nécessaire de démontrer que l'établissement dispose d'un plan d'égalité femmes-hommes, accessible au public et signé par la présidence de l'université. Ce plan doit respecter certains critères obligatoires, l'un d'entre eux étant la formation des membres des jurys aux biais implicites de genre. Pour autant, aucun audit n'est mis en place pour vérifier ces éléments. En conséquence, beaucoup cochent la case sans véritable mise en oeuvre. Malgré tout, cette démarche est importante, car la Commission européenne s'appuie sur les travaux scientifiques que j'ai mentionnés et propose également des ressources en ligne.
Je vous invite à consulter le site de Stanford, intitulé « Gender Innovation Studies ». Il permet de bien définir ce qui est entendu par « genre » et « sexe biologique », et d'expliquer pourquoi il est important d'étudier les deux, ainsi que leur interaction, notamment dans le domaine de la santé. De nombreux projets y sont présentés, avec des publications à l'appui, qui clarifient ces distinctions de manière approfondie.
L'Union européenne semble s'engager davantage dans ce sens, surtout dans le contexte géopolitique actuel et face au tournant historique que nous vivions. Il convient de ne pas sous-estimer l'importance de la situation : nous sommes confrontés à l'une des plus grandes démocraties du monde qui remet en question les droits des femmes. Les attaques visant ces droits se multiplient, et les universités sont particulièrement touchées. Mes collègues de la CPED m'ont également encouragée à relayer ce message auprès de vous. Actuellement, les universités qui prennent les devants en proposant des formations sur l'égalité entre les femmes et les hommes, ou sur la lutte contre le racisme, souffrent de pressions médiatiques négatives et voient certains de leurs financements coupés. C'est une réalité qui commence à se dessiner, y compris en France.
Ce qui se passe est grave. Nous devons en prendre conscience à tous les niveaux. Nous avons besoin du soutien de nos responsables politiques pour rendre légitimes les actions que l'on nous demande de mener. Il est primordial d'assurer un cadre politique solide, ainsi que des ressources humaines et financières suffisantes pour mettre en oeuvre ces initiatives, afin d'éviter de remettre en difficulté celles et ceux qui s'engagent dans cette lutte au quotidien. C'est là la réalité d'aujourd'hui. Vous l'avez bien compris, c'est mon sujet de recherche. Bien que je dispose de plusieurs arguments scientifiques, je suis quotidiennement exposée aux critiques et insultes, y compris au sein de mon université.
La mise en oeuvre des actions au sein des universités dépend largement de la volonté de la présidence. J'en profite pour exprimer ma gratitude envers Éric Berton, le président d'Aix-Marseille Université. Sans son soutien, je n'aurais pas pu mettre en place toutes les initiatives que j'ai développées.
M. Denis Bertin. - Ce sujet est individu-dépendant, j'en suis certain. La circulaire est-elle nécessaire ? La réponse est affirmative. Est-elle suffisante ? En revanche, la réponse est négative. De nombreuses recherches l'attestent.
Le problème central reste le coût de la mise en oeuvre. Nous sommes conscients de la situation actuelle de la dette publique. Toutefois, une ouverture s'est présentée. L'université Aix-Marseille, sous la direction de son président, a exprimé son intérêt à participer suite aux propositions d'Élisabeth Borne et du ministre Philippe Baptiste. Il s'agit du fameux programme COMP, qui nous permettra de négocier 100 % du budget, ce qui n'est pas le cas actuellement, puisque nous disposons des mêmes dotations que par le passé. Globalement, le cadre de financement des universités reste inchangé depuis vingt ans.
Nous sommes prêts à expérimenter des politiques d'établissement dans ce cadre. Nous souhaitons les présenter dans le contexte d'un dialogue contractuel avec notre ministère. Nous attendons avec impatience l'annonce du ministre Baptiste concernant le lancement de cette initiative, de façon à mettre en oeuvre une politique d'établissement dans un contexte budgétaire contraint tout en ayant un impact sociétal significatif. Il est essentiel que cette action soit accompagnée par des ressources budgétaires appropriées.
Aujourd'hui, le contexte financier est tel que nous pouvons envisager une ambition politique forte et souhaitons la déployer largement. Cependant, cette approche mériterait des moyens financiers supplémentaires difficiles à obtenir. Ce dialogue contractuel permettrait de soutenir des politiques nationales que nous souhaitons accompagner, tout en assumant nos responsabilités.
Nous avons réellement effectué un travail substantiel, mais il serait également pertinent de mettre en place une méthode d'évaluation et de performance axée sur les enjeux sociétaux. On pourrait d'ailleurs envisager d'appliquer une telle approche à des problèmes durables.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous pouvons porter ce discours sur de nombreux sujets. Je travaille moi-même sur la justice, et nous serions ravis de disposer de chiffres et d'évaluations.
M. Denis Bertin. - De notre côté, nous disposons tout de même de chiffres.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Merci beaucoup pour vos interventions. J'ai eu l'occasion de prendre connaissance du rapport final sur l'exécution de la période 2021-2024. Cependant, entendre votre témoignage est tout à fait différent de simplement le lire. J'avais à ma disposition une version allégée du PowerPoint présenté, qui est accessible en ligne.
Bien qu'il puisse toujours subsister des difficultés, vos propos nous apportent une certaine réassurance, car ils illustrent qu'avec une volonté sincère, il existe des possibilités de changement. Cela signifie que nous ne sommes pas nécessairement bloqués dans une impasse et que nous n'avons pas à être fatalistes. Les pistes d'amélioration sont nombreuses, même si elles ne sont pas universelles ni pleinement réalisées. Néanmoins, il est encourageant de constater qu'il existe des voies possibles vers l'amélioration.
Vous avez mentionné votre collaboration avec Business Professional Women, soulignant que vous agissez de manière transversale avec cette ONG, particulièrement en ce qui concerne les établissements scolaires. J'ai aussi noté une brève mention de votre travail avec les familles.
Avec la permission de Madame la Présidente et des autres intervenantes, j'aimerais donner la parole à la représentante de cette ONG pour qu'elle puisse, en quelques mots, nous partager les initiatives développées en lien avec les familles. Mon principal souci réside dans l'analyse des chiffres concernant les stéréotypes de genre et le décrochage scolaire des filles en mathématiques et en sciences dès le cours préparatoire. Il est évident que ce décrochage est étroitement lié à l'influence de l'environnement familial et à ce que vivent ces jeunes filles au quotidien dans leur famille.
Mme Isabelle Régner. - Les travaux montrent clairement que les modèles de réussite sont non seulement nécessaires, mais qu'ils doivent aussi permettre à leurs cibles de s'identifier et de se reconnaître d'une manière ou d'une autre. Les critères de similitude peuvent être très basiques : l'âge, l'origine sociale ou culturelle. De plus, il est essentiel que la différence de performance entre le modèle et l'individu ne soit pas trop importante, sans quoi il deviendra inaccessible.
Les études en psychologie sociale de l'éducation, notamment celles de Jean-Marc Monteil et Pascal Huguet, le soulignent : lorsque l'on évalue sur une échelle de 0 à 20, il ne sert à rien de présenter à un enfant un exemple d'un élève ayant reçu 18, alors qu'il n'a que 8. Ce différentiel est trop large. Il est bien plus pertinent de montrer un exemple de quelqu'un ayant obtenu 10 ou 10,5, mais guère plus, car au-delà, la réussite est perçue comme inatteignable. Elle n'incite pas à l'effort.
En ce qui concerne les « superstars », leur impact peut être contre-productif, mais pas nécessairement. Si un modèle célèbre favorise une identification, en illustrant par exemple la mobilité sociale de son groupe d'appartenance, cela peut être très positif, à condition que cette superstar présente sa réussite comme le résultat de travail et d'efforts. En revanche, si elle prétend avoir toujours réussi en mathématiques simplement parce qu'elle est douée, sans jamais avoir travaillé, elle renforce l'image du stéréotype et l'idée que des différences innées de compétences existent entre les sexes en mathématiques. Cette approche nuit alors à la capacité d'identification et pourrait même décourager les filles et les femmes de s'engager dans ce domaine.
C'est pourquoi il est fondamental de prendre en compte tous les résultats scientifiques issus de la psychologie sociale et cognitive, qui nous aident à comprendre les processus d'influence, les mécanismes des stéréotypes et les dynamiques de comparaison. Cette connaissance est importante pour éclairer les politiques publiques et orienter les actions à mettre en place pour garantir leur efficacité.
En ce qui concerne le secondaire, le programme piloté par Yannick Laurent et Luc Laulan à Marseille ne vise pas à former directement les élèves. Je suis chargée de former les enseignants, qui peuvent être spécialisés en mathématiques, en sciences ou dans d'autres disciplines, ainsi que les référents et les proviseurs.
Vous nous avez également demandé si nos actions à l'Université Aix-Marseille, diffusaient ailleurs. La réponse est oui. J'ai reçu de nombreuses demandes de plusieurs universités. Cependant, très peu d'entre elles ont demandé une formation de formateurs, ce qui est révélateur.
Permettez-moi d'évoquer rapidement le projet We4Lead, financé par l'Union européenne dans le cadre d'Erasmus+ (Capacity Building in Higher Education). Il n'est pas axé sur la recherche, mais sur le financement pour transformer les gouvernances des universités. Il a été initié par le Liban, la Tunisie et l'Algérie, qui ont sollicité Aix-Marseille Université pour piloter cette initiative. Depuis, l'Espagne et l'Italie nous ont rejoints. L'ambition de ce projet est de former sur les biais implicites de genre, de créer des cellules de signalement pour les cas de harcèlement à caractère sexuel et d'apprendre à collecter et analyser les données genrées. Cette pratique n'est pas généralisée dans ces pays, alors qu'en France, c'est désormais une exigence légale, encadrée par un décret et un rapport social unique. Cette méthodologie n'est pas encore établie dans ces pays.
Depuis déjà un an et demi, les universités qui participent au projet ont mis en place la collecte et l'analyse des données genrées, et les mêmes formations que nous sur la sensibilisation aux biais implicites de genre, pour les jurys de recrutement, pour les personnels enseignants en général et pour les doctorants également.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je dois vous quitter. Je laisse Marie-Pierre Monier présider la fin de la séance. Merci beaucoup pour vos interventions passionnantes. Je suis ravie que cette audition ait été captée, d'abord, parce que je pourrai en visionner la fin, mais surtout, car nous pourrons en faire une grande publicité pour que tout le monde s'inspire de vos enseignements.
Mme Laurence Kerjean. - Je suis présidente du club Business Professional Women à Marseille Métropole. Nous dépendons de la fédération française, elle-même rattachée à une ONG. À l'échelle locale, nous avons mis en place plusieurs commissions qui ciblent diverses populations. Évidemment, nous nous adressons aux entreprises ainsi qu'aux partenaires économiques du territoire. L'une de nos commissions, nommée « Powerminottes », fait référence à la manière dont nous désignons les petites filles dans le sud de la France. Elle a pour objectif de renforcer la confiance des plus jeunes.
Depuis cinq ans, nous organisons entre un et cinq événements gratuits par an à destination des familles d'enfants âgés de sept à treize-quinze ans. Nous choisissons de n'accueillir que des enfants ayant acquis la capacité de lire. Nous leur proposons toute une série d'ateliers visant à les initier à différentes professions et à développer des compétences psychosociales. Ces événements se déroulent en dehors des temps scolaires, généralement le samedi. Dans le même temps, nous réunissons les parents dans une salle, et ouvrons systématiquement la journée par une conférence sur les biais cognitifs inconscients.
Nous avons la chance de bénéficier d'une grande diversité à Marseille, ville comptant 16 arrondissements très hétérogènes. Nous recevons des familles de divers milieux socioprofessionnels, allant de parents au chômage à des CSP+, plaçant leurs enfants dans l'enseignement public comme privé. Certaines familles viennent même avec les enseignants de leurs enfants.
Depuis septembre 2024, nous avons formé 319 individus, dont 109 femmes et 51 hommes, ainsi que 97 petites filles et 62 petits garçons. L'année précédente, nous avions atteint 290 participants. Face à la demande, nous avons structuré notre commission au sein de BPW Marseille Métropole afin d'assurer une continuité entre l'éducation précoce et les opportunités futures.
Lors de ces sessions, nous ne nous limitons pas à l'intervention sur les biais cognitifs ; nous faisons également intervenir des modèles de réussite qualifiés d'atypiques. Ce sont des personnes aux parcours variés, souvent non linéaires, qui peuvent avoir accompli de grandes études puis s'être reconverties vers des métiers manuels, ou inversement, avoir commencé par un CAP avant de reprendre des études après avoir eu des enfants. Nous les invitons à témoigner. Nous veillons à représenter aussi bien des hommes que des femmes, tout en mettant un accent particulier sur le témoignage féminin. Les retours des enfants et des parents sont très positifs, car les premiers réalisent alors qu'il existe des perspectives auxquelles ils n'avaient jamais pensé.
Étant donné que nous intervenons auprès d'enfants de moins de dix ans, ils conservent la croyance que tout est possible, et nous les encourageons dans cette voie. Certains parents nous approchent ensuite pour demander s'il existe des systèmes de reconversion pour eux. Cet échange est bénéfique, car nous impliquons aussi la famille et suivons certains élèves sur plusieurs années. Par exemple, une élève issue d'un milieu ordinaire à Marseille, qui a découvert notre initiative par un article dans La Provence, devait décider de son avenir en seconde et n'avait aucune idée de ce qu'elle souhaitait faire, se sentant incapable d'entreprendre de grandes choses. Aujourd'hui, elle est en deuxième année de classe préparatoire aux grandes écoles à Paris et y évolue avec succès, nous donnant régulièrement des nouvelles et déclarant que notre programme lui a ouvert des perspectives qu'elle ignorait.
C'est ainsi que nous agissons. Pour le moment, nous n'avons pas d'impact régulier mesurable, mais nous travaillons à la constitution d'un écosystème. Nous comptons environ une trentaine de partenaires. Des femmes et des hommes se consacrent bénévolement à cette initiative depuis cinq ans, engageant leur week-end pour donner un exemple positif aux familles. Ce processus contribue également à la création de liens sociaux.
Mme Jocelyne Antoine. - Avez-vous un site internet ?
Mme Laurence Kerjean. - Vous pouvez trouver Powerminottes sur LinkedIn, ou consulter le site de BPW Marseille Métropole, sur lequel nous publions de nombreux articles.
Je précise que nous avons intitulé cette initiative Powerminottes après avoir constaté que le terme « minots » n'attirait que les petits garçons, tandis que son féminin nous permettait d'accueillir 50 % de filles.
Mme Marie-Pierre Monier. - Ayant été enseignante, je constate que ces stéréotypes s'enracinent profondément dès notre jeunesse. Quelle action peut être entreprise au niveau scolaire ? Vous savez qu'il existe des heures d'éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité, qui étaient obligatoires. Malgré l'existence de cette loi, ces heures n'ont pas été mises en oeuvre concrètement au sein des établissements.
De plus, ayant également travaillé sur l'orientation des élèves, je rejoins votre constat selon lequel il est inutile de dire à un élève qui obtient une note de 8 qu'il peut atteindre un score de 17. Il est primordial de travailler sur la connaissance de soi, mais aussi sur la confiance en soi.
Mme Isabelle Régner. - Dans ma discipline, à savoir la psychologie sociale et cognitive, nous nous intéressons profondément au fonctionnement cognitif des apprenants, qu'ils soient filles ou garçons. De mon point de vue, la compréhension approfondie des mécanismes cérébraux chez les enfants fait défaut aujourd'hui, notamment pour les professeurs des écoles, mais aussi de manière générale au collège et au lycée. Elle permettrait pourtant d'adapter les pratiques pédagogiques en conséquence.
À Aix-Marseille Université, nous avons ainsi développé une unité d'enseignement (UE) dédiée à « apprendre à apprendre ». Elle est enseignée aux étudiants de première année. Ce cours, d'une durée de 30 heures, est obligatoire pour tous les L1 au sein de la faculté des sciences. Il a également suscité un intérêt dans le secondaire. Récemment, nous avons organisé une formation de six heures à l'attention d'enseignants du secondaire, afin qu'ils puissent comprendre les concepts que nous enseignons, notamment sur le fonctionnement cérébral, la mémoire de travail, la motivation, la construction et la déconstruction de l'estime de soi, ainsi que d'autres éléments contextuels qui peuvent influencer positivement ou négativement l'estime de soi des élèves dans diverses disciplines.
Expliquer ces mécanismes peut avoir un impact significatif et faire prendre conscience que certaines pratiques pédagogiques ne sont pas nécessairement adaptées. Lors de telles formations, nous ne fournissons pas des recettes toutes faites ou des directives strictes. Nous mettons plutôt l'accent sur le fonctionnement cognitif : comment la mémoire et l'attention opèrent, leurs rôles dans les apprentissages et les évaluations, et ce qui se produit lorsqu'un élève doit mobiliser un certain nombre de connaissances en situation d'examen, même lorsqu'il se pense bien préparé. Il n'est pas rare de constater qu'après un examen, un élève réalise qu'il n'a pas su mobiliser les informations pertinentes alors qu'il en avait connaissance.
Des travaux en sciences cognitives expliquent ces phénomènes. Il me semble fondamental que les formations destinées aux professeurs des écoles intègrent ces travaux afin de mieux comprendre le fonctionnement cérébral des enfants. Nous ne devons pas réduire cette approche aux seules neurosciences, car il est tout aussi important de considérer la psychologie des apprentissages et la psychologie du développement. En saisissant ces nuances, nous serons mieux à même de comprendre comment les stéréotypes influencent les apprentissages et les performances des élèves, ainsi que la manière dont, à un moment donné, un stéréotype peut entraver la performance, y compris chez les étudiants les plus compétents dans un domaine particulier.
Contrairement à une idée reçue, les stéréotypes ne réduisent pas forcément les performances des élèves les moins performants en mathématiques. En réalité, l'effet constaté est contre-intuitif et inverse : plus un élève est compétent et s'identifie à son domaine d'études, plus la pression d'une réussite perçue comme essentielle peut exacerber l'activation du stéréotype, entraînant alors une chute de performance. Ne pas le prendre en compte dans ses pratiques pédagogiques rend difficile la régulation des interactions entre élèves. Pourtant, les stéréotypes commencent à circuler très tôt dans les interactions entre enfants.
Pour y faire face, il est essentiel de comprendre l'origine des stéréotypes, leur fonctionnement, et leur influence potentielle sur les enfants et sur nous-mêmes. Ce travail est complexe, car maîtriser cette influence nécessite une compréhension approfondie de leurs mécanismes et une identification des situations où ils peuvent se manifester.
Permettez-moi un exemple. En tant que vice-présidente en charge de l'égalité, je fais particulièrement attention à ces questions. Bien que je sois spécialiste en psychologie, je fais également partie de la faculté des sciences. Je participe à des jurys en sciences, et je suis consciente des situations où il est nécessaire de rester vigilante pour contrôler ces automatismes qui sont profondément ancrés dans ma mémoire. Il y a quelques mois, j'ai expérimenté une situation où je n'avais pas anticipé l'activation de ce stéréotype dans ma mémoire. C'était un samedi matin, au supermarché. Je voulais acheter une bouteille de vin rouge pour mes invités. Ne consommant pas moi-même de vin rouge, j'étais assez décontenancée face à ce choix. Étant seule dans le rayon, j'ai vu arriver un couple et, instinctivement, je me suis dirigée vers l'homme, lui demandant des conseils sans même saluer sa compagne. À ma grande surprise, il m'a répondu qu'il n'était pas le mieux placé pour m'aider, car lui-même ne s'y connaissait pas en vin, et a désigné sa compagne comme la spécialiste en la matière.
C'est alors que j'ai pris conscience que la vice-présidente en matière d'égalité venait de sombrer dans un préjugé. Je n'avais pas identifié cette situation comme étant susceptible de faire émerger un stéréotype. En conséquence, ce stéréotype a guidé mes actions et m'a amenée à présumer à tort que la compétence se situait chez l'homme et non chez la femme.
Tout ceci témoigne de l'importance d'une formation qui favorise la vigilance, car ces stéréotypes sont profondément ancrés dans notre société, au point que de nombreuses personnes, tant hommes que femmes, considèrent le contenu de ces croyances comme véridique. C'est ce qui explique la difficulté actuelle à mettre en oeuvre des actions en faveur de l'égalité entre les sexes.
Comme je l'ai mentionné précédemment, on obtient souvent un consensus sur l'égalité, mais une forte résistance émerge à l'égard de la discrimination positive. En portant ce terme, il est impératif de clarifier ce dont nous parlons. En effet, la discrimination est, par définition, une pratique négative. Elle consiste à priver un individu de droits ou d'opportunités en raison de son appartenance à un groupe donné, constituant une injustice manifeste, créant ainsi des inégalités. Par conséquent, la notion de « discrimination positive » est en elle-même trompeuse. Lorsqu'il s'agit d'initiatives correctives, il est essentiel de les désigner adéquatement, afin de ne pas induire en erreur en laissant supposer que des personnes sont favorisées en raison de leur groupe d'appartenance, indépendamment de leurs compétences.
L'exemple évoqué par Denis plus tôt démontre que ce n'est nullement ainsi que cela fonctionne. Cependant, dans l'esprit collectif et dans les mentalités individuelles, les stéréotypes exercent leur influence. De plus, en ce qui concerne la confusion entre genre et sexe biologique, l'argument qui revient fréquemment stipule qu'il serait inapproprié de nier les différences biologiques entre hommes et femmes. Bien qu'il soit indéniable que des différences biologiques existent, notamment sur le plan hormonal, on peut se demander en quoi elles induisent des variations de compétences cognitives dans les disciplines scientifiques.
Je vous invite à me faire parvenir toute publication démontrant que ces différences hormonales entraînent effectivement des différences cérébrales, avec pour conséquence des disparités cognitives en mathématiques. Il est primordial de reconnaître que la connaissance et l'éducation sont des leviers essentiels. Cela dit, ne perdons pas de vue que l'une des fonctions des stéréotypes est de maintenir le statu quo et de perpétuer les inégalités entre les groupes. Le pouvoir, qu'il soit matériel ou symbolique, est un bien en quantité limitée. Ainsi, certains ont à coeur que ces inégalités perdurent.
Enfin, il est à noter que certaines femmes peuvent, elles aussi, freiner l'avancement de l'égalité femmes-hommes. Certaines d'entre elles ont trouvé leur place et leur identité à travers les stéréotypes et les normes sociales et culturelles. Elles en viennent à penser que, si elles ont réussi, c'est que les compétences doivent être effectivement présentes, mais que d'autres, n'atteignant pas leur niveau, ne les méritent pas. Il existe également des travaux, bien documentés au niveau international, sur ce que l'on appelle l'effet « Queen Bee ». Ce phénomène désigne des femmes ayant atteint des positions élevées, grâce à leurs compétences, tout en étant plus sévères vis-à-vis de leurs pairs.
Une publication récente dans la revue Nature de 2025 aborde cette question, et identifie deux types de « Queen Bees ». Je tiens à vous rassurer : toutes les femmes en position de pouvoir ne se comportent pas de cette manière. Les deux principales explications pour ce comportement résident dans le fait que certaines estiment que le stéréotype selon lequel les femmes sont moins compétentes est valide, et qu'elles en sont l'exception, ou qu'elles ont tant dû se battre pour obtenir leur place qu'elles adoptent inconsciemment des normes et comportements masculins. Ce phénomène existe bel et bien et mérite d'être examiné plus en profondeur.
Mme Marie-Pierre Monier. - Nous n'avons que peu parlé de recherche.
M. Denis Bertin. - Il existe de véritables sujets en France dans les sciences et la recherche concernant les femmes. Je suis convaincu que c'est un levier essentiel pour attirer davantage de femmes vers des carrières scientifiques. Malheureusement, ces sujets ont été peu développés dans notre pays. Dans le domaine qui est le mien, à savoir l'activité physique et la santé, ainsi que dans les sciences du sport et en médecine, de nombreuses collègues et étudiantes expriment le désir de travailler sur des problématiques féminines.
S'agissant de l'endométriose, un appel à candidatures pour des bourses de contrats doctoraux a récemment été lancé à l'échelle nationale, mais seulement douze demandes ont été enregistrées pour dix places disponibles, ce qui témoigne de l'ampleur de la problématique. Nous devons encourager la recherche en lien avec les femmes. Au-delà de la santé des femmes, il existe de nombreux autres sujets qui pourraient être des leviers significatifs pour inciter les étudiantes à s'engager dans une démarche scientifique.
Les développements récents aux États-Unis pourraient également bouleverser certaines dynamiques. Nous devons être capables de répondre à ces enjeux tant au niveau national qu'européen, notamment dans le domaine de la recherche.
Par ailleurs, concernant « Safe place for science », certains collègues s'interrogent sur l'attribution d'une enveloppe de 15 millions d'euros à des collègues aux États-Unis, alors qu'aucune aide concrète n'est proposée aux chercheurs français. Mais cette remise en cause témoigne d'une dynamique préoccupante. Alors que nous observons des démocraties qui commencent à restreindre des mots-clés et à limiter certains pans de recherche, il est impératif que la solidarité scientifique soit mobilisée car il est légitime d'offrir aujourd'hui à nos collègues chercheurs américains, au titre d'une certaine réciprocité historique, l'asile que leur pays a pu offrir aux chercheurs européens durant la seconde Guerre mondiale.
Aujourd'hui, nous faisons face à une situation symétrique, bien qu'il n'y ait pas de conflit armé aux États-Unis. La nature des conflits évolue. À cet égard, sachez que le Président Berton, en collaboration avec le Président Hollande, porte le projet de loi relatif au statut de réfugié scientifique, tant au niveau national qu'européen. Je crois que ce sujet sera prochainement débattu à l'Assemblée nationale.
En somme, je suis convaincu que nous devons afficher une volonté forte pour accompagner des programmes de recherche beaucoup plus ambitieux, car le sujet dépasse la simple dichotomie femmes-hommes. Cette ambition semble faire défaut.
Mme Marie-Pierre Monier. -Je ne doute pas que cette audition fera date. Sachez que nous auditionnerons demain Elisabeth Borne.
M. Denis Bertin- Vous pourrez la saluer pour nous, et lui affirmer notre soutenir. À l'exception du Hcéres, qu'il faudrait, selon moi, détruire pour mieux reconstruire, les petits pas et les petites actions nous permettent de parvenir à des actions plus structurées. Le ministère de l'éducation nationale prend enfin des initiatives qui permettront des avancées sur un certain nombre de sujets.
Mme Isabelle Régner. - Absolument et je suis persuadée que le contenu des formations sera bien adossé aux résultats de la recherche scientifique sur le sujet.
Audition de Mme
Élisabeth Borne, ministre d'État, ministre de l'éducation
nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, sur la place
des femmes dans les études et carrières scientifiques
(5
juin 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences », entamés il y a près de trois mois, nous accueillons Mme Élisabeth Borne, ministre d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Notre mission vise à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques. Elles ne représentent dans notre pays qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs : cette sous-représentation féminine est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les études scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes diplômées en sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (Stim), contre 40 % d'étudiants ; par ailleurs, près de la moitié des filles élèves de terminale n'avaient choisi aucun enseignement de spécialité en sciences, contre 28 % des garçons. En outre, parmi les filles qui se lancent dans des carrières scientifiques, près de la moitié quittent le monde scientifique au cours des dix années qui suivent - c'est le phénomène du « tuyau percé ».
Pourtant, nous sommes convaincus que l'accroissement du nombre de femmes dans les sciences favoriserait tant la réduction des inégalités salariales que notre croissance économique.
Comme nos précédentes auditions l'ont montré, les défis sont nombreux, à tous les niveaux : famille, société, système éducatif, paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur, trajectoires professionnelles, politiques publiques.
Madame la ministre d'État, à la suite de la publication du rapport conjoint de l'inspection générale de l'éducation, du sport et de la recherche et de l'inspection générale des finances intitulé « Filles et mathématiques : lutter contre les stéréotypes, ouvrir le champ des possibles », vous avez annoncé plusieurs mesures visant à féminiser les filières scientifiques et à redonner le goût des maths aux petites filles.
Ces mesures portent en particulier sur la sensibilisation et la formation de tous les professeurs aux biais et stéréotypes de genre en sciences, afin de favoriser une pédagogie égalitaire de l'école primaire jusqu'au lycée ; la sensibilisation des parents à l'intérêt des filières scientifiques pour les filles ; le renforcement de la place des filles dans les enseignements ouvrant vers les filières d'ingénieur et du numérique, avec un objectif, à l'horizon 2030, de 50 % de filles choisissant la spécialité maths en première et en terminale et de 30 % de filles dans chaque classe préparatoire scientifique ; la promotion de rôles modèles scientifiques féminins pour changer durablement les représentations.
Certains aspects d'une politique publique ambitieuse pour accroître la part des femmes dans les filières scientifiques méritent sans doute d'être développés ou précisés.
Ainsi, en ce qui concerne les quotas de filles, nous nous interrogeons sur leurs modalités de mise en oeuvre : à quelles étapes de la scolarité seront-ils les plus efficaces et comment les faire respecter ? En classe préparatoire, faut-il considérer la première ou la deuxième année ?
Par ailleurs, la mise en place de bourses ou allocations spécifiques pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans les parcours scientifiques a-t-elle été étudiée ? De même que l'augmentation du nombre de places réservées aux filles en internat ?
Enfin, l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les études supérieures doit être soulignée.
J'ajoute que nous n'avons eu connaissance d'aucune mesure concernant le rôle des universités. Nos chercheurs scientifiques sont pourtant majoritairement formés au sein des universités : nous ne pouvons donc nous limiter aux classes préparatoires et grandes écoles.
Nos quatre rapporteurs dans le cadre de cette mission sont Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, dont les trois dernières sont présentes ce matin. Elles seront les premières à vous interroger après votre propos liminaire.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Je me réjouis que vous vous penchiez sur la place des femmes dans les secteurs professionnels scientifiques : je mène avec détermination ce combat qui me tient particulièrement à coeur. Encourager les jeunes filles à s'engager dans les parcours scientifiques et technologiques, c'est lutter pied à pied contre toutes les inégalités.
Aujourd'hui, les femmes représentent moins d'un tiers des ingénieurs et des chercheurs dans les sciences de l'ingénieur et du numérique, et cette proportion stagne depuis vingt ans alors que les besoins augmentent. Les femmes sont moins nombreuses à occuper des postes à responsabilités au sein des laboratoires et départements R&D.
Cette sous-représentation est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée et dans le supérieur, qui trouve elle-même son origine dans les différences de représentation entre filles et garçons dès l'école, qui conduisent les filles à se sentir moins légitimes.
Alors que les filles représentent 55 % des élèves en seconde générale et technologique, elles sont 48 % à choisir la spécialité maths en première, 42 % à la conserver en terminale et ne représentent que 25 % des étudiants inscrits dans les formations conduisant aux métiers d'ingénieur et du numérique. Le décrochage commence dès le CP, où l'écart d'appétence avec les garçons apparaît au bout d'un trimestre.
Dans le contexte actuel de transition énergétique, de réindustrialisation et de révolution de l'IA, notre pays a plus que jamais besoin d'ingénieures et d'ingénieurs, de techniciennes et de techniciens. Il y a donc urgence à former davantage, au moins 20 000 ingénieures et ingénieurs et 60 000 techniciennes et techniciens de plus chaque année. Nous devons former au moins autant de garçons, mais aussi beaucoup plus de filles.
Les filles seraient-elles moins douées en maths ? Évidemment non. La raison de leur sous-représentation, c'est l'assimilation dès le plus jeune âge de stéréotypes de genre, présents partout dans la société, dans les familles, dans les publicités, sur les réseaux sociaux, dans la culture, dans les médias - et donc, naturellement, à l'école.
Les conséquences sont lourdes : les filles s'orientent vers des métiers moins rémunérateurs et l'économie française se prive chaque année de milliers de talents féminins. De fait, nous sommes encore loin de l'égalité salariale, l'écart entre les femmes et les hommes à temps de travail égal étant de 14 %.
Pour toutes ces raisons, j'ai lancé le plan « filles et maths », destiné à mobiliser la communauté éducative pour que les choses changent dès la rentrée 2025. Pour atteindre la parité en spécialité maths, il manque 30 000 filles tous les ans. Nous avons fixé une cible claire : 5 000 filles de plus chaque année jusqu'en 2030. Cet objectif sera intégré aux feuilles de route des chefs d'établissement. Nous voulons éliminer toute autocensure pour libérer des vocations.
Dès la rentrée prochaine, ce plan entrera dans sa phase active, avec cinq leviers d'action : sensibilisation et formation des enseignants ; développement d'une offre de formation plus attractive ; mise en avant de modèles féminins ; promotion de la mixité dans les filières scientifiques de l'enseignement supérieur ; meilleure représentation des femmes dans les postes les plus visibles de mon ministère en maths et en sciences.
Une séance de sensibilisation destinée à tous les personnels sera organisée dans toutes les écoles et tous les collèges et lycées avant le 15 septembre ; elle sera animée par les chefs d'établissement ou les référents égalité filles-garçons, eux-mêmes préalablement formés.
Une attention particulière sera portée au premier degré. En quatre ans, nous formerons de façon plus approfondie tous les professeurs des écoles, notamment pour les sensibiliser aux gestes professionnels qui peuvent inconsciemment nuire à la confiance des filles. Le rapport des inspections donne de nombreux exemples, comme la façon d'interroger les filles ou les différences d'annotations sur les bulletins : « sérieuse » pour les filles, « brillant » pour les garçons.
Nous voulons aussi former tous les professeurs de mathématiques du second degré, comme cela a été fait dans l'académie d'Amiens, où l'on commence à observer des résultats probants.
Nous entendons aussi réformer la formation initiale des enseignants. Je pense en particulier aux professeurs des écoles, qui suivront dès la rentrée 2026 une licence pluridisciplinaire leur permettant d'acquérir des connaissances solides dans toutes les disciplines qu'ils auront à enseigner, notamment les mathématiques.
Par ailleurs, j'ai annoncé la création de nouvelles classes à horaires aménagés « maths et sciences » en quatrième et en troisième, sur le modèle de ce qui existe pour les enseignements artistiques. Ces classes verront le jour à titre expérimental dans au moins cinq académies dès septembre prochain. Leurs effectifs devront comprendre au moins 50 % de filles et une pédagogie de projets sera adoptée, qui favorise l'appétence pour les sciences.
L'enseignement des sciences numériques et technologiques (SNT), obligatoire en seconde générale et technologique, doit donner envie aux élèves de choisir les enseignements de Stim en première et terminale ; nous en rénoverons le contenu et les méthodes dès la rentrée 2026. La voie technologique, appelée sciences et technologies industrielles et du développement durable (STIDD), sera également rénovée à la même échéance : elle offre une poursuite d'études naturelle en bachelors universitaires de technologie (BUT) et forme les techniciennes et techniciens dont nous avons tant besoin.
Je crois aussi beaucoup aux rôles modèles, car chacun a besoin de s'identifier pour mieux se projeter. J'ai donc décidé de rendre obligatoire une rencontre annuelle avec des profils féminins inspirants pour toutes les filles de la troisième à la terminale. Je compte sur la mobilisation de tous, car nous aurons besoin de 15 000 étudiantes, ingénieures et chercheuses qui acceptent d'intervenir pendant quatre heures pour partager avec des groupes de filles leur passion des sciences. Nous travaillons avec des partenaires comme le Medef et l'Inria pour y parvenir - toutes les écoles d'ingénieurs pourront être sollicitées.
S'agissant de la promotion de la mixité dans les filières scientifiques du supérieur, je rencontrerai la semaine prochaine les représentants des proviseurs d'établissement accueillant des classes préparatoires scientifiques pour définir les leviers permettant d'attirer davantage de filles. Si les filles qui demandent à entrer dans les formations scientifiques les plus prestigieuses ont autant de chances que les garçons, à niveau égal, d'être retenues, c'est au moment de faire un choix définitif qu'elles renoncent à ces formations. Il faut absolument que la proportion de filles en classes préparatoires scientifiques atteigne 30 %, seuil à partir duquel l'effet ressenti est celui de la mixité.
Parce que nous devons réaliser la parité à tous les niveaux et que les jeunes filles ont besoin de s'identifier à des figures fortes, nous devons également travailler sur la représentation des femmes parmi les enseignants des classes préparatoires aux grandes écoles et les postes de direction des lycées. J'ai donc demandé à l'inspection générale de veiller à nommer au moins 30 % de femmes parmi les professeurs des disciplines Stim en classes préparatoires.
De même, Philippe Baptiste, ministre chargé de l'enseignement supérieur et de la recherche, et moi-même avons demandé aux directeurs de laboratoire de recherche et à tout l'écosystème de l'enseignement supérieur et de la recherche d'encourager et de promouvoir les compétences féminines en sciences.
Ce combat n'est pas seulement celui de l'égalité ; il est aussi celui de l'émancipation. Ouvrons grand les portes des sciences et des mathématiques à toutes celles qui, jusqu'ici, ne s'y sentent pas à leur place !
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous sommes en phase avec toutes ces propositions, vous n'en serez pas surprise.
En ce qui concerne les femmes modèles, la vice-présidente de l'université d'Aix-Marseille que nous avons auditionnée hier, qui forme à la lutte contre les stéréotypes qui nous imprègnent tous et toutes malgré nous, a insisté sur la nécessité de présenter aux filles des rôles modèles accessibles. Nous ne pouvons pas toutes devenir double prix Nobel, comme Marie Curie... Mais se rendre compte, en première ou en terminale, que l'on peut devenir ingénieure, c'est une perspective beaucoup plus atteignable.
Des associations s'organisent pour promouvoir ces rôles féminins dans les collèges et les lycées. L'une d'entre elles - STEM4ALL - se lance au Sénat dans quelques jours ; les rapporteures et vous-même, madame la ministre d'État, êtes invitées à cet événement.
Les femmes ingénieures, les femmes dans les sciences de façon générale, se sentent seules. C'est l'une des causes du phénomène du « tuyau percé ». De fait, les femmes ne sont pas toujours extrêmement bien accueillies - hier, nous avons bien senti que la filière « mathématiques » de l'université d'Aix Marseille n'était pas forcément des plus accueillantes pour les femmes.
La réforme du baccalauréat n'a pas forcément entraîné de déperdition de filles après le bac, mais nos auditions ont montré que les chercheuses en sciences sont aussi souvent de brillantes littéraires. C'est fréquemment la rencontre d'un professeur qui les a poussées à continuer à faire des sciences au lycée, ce qui leur a permis d'opter finalement pour une carrière scientifique.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - Une expérience intéressante, que je voudrais signaler : la vice-présidente de l'Université d'Aix-Marseille a institué une formation pour ceux qui recrutent des chercheurs et des chercheuses, afin de bien comprendre comment les biais de genre se mettent en place ; c'est un simple test pour sensibiliser ceux qui recrutent, leur faire prendre conscience de la manière dont les biais se mettent en place chez eux et comment ils les exercent. Il serait intéressant de prévoir un temps pour que les professeurs analysent la situation et voient comment, à leur corps défendant, ils peuvent véhiculer des biais de genre, il est important de comprendre comment ces biais se forment et s'exercent.
Vous insistez à raison sur la formation continue des professeurs ; cependant, il serait préférable que ces temps de formation se fassent pendant le temps scolaire.
La réforme du baccalauréat a remis en valeur les mathématiques, qui avaient été malmenées par l'un de vos prédécesseurs. Les mathématiques sont rétablies en classe de première, seriez-vous favorable à ce que l'obligation soit étendue à l'ensemble des élèves jusqu'en terminale ?
La mesure 5 de votre plan d'action prévoit la création de classes à horaires aménagées en quatrième et en troisième, avec un minimum d'effectifs d'au moins 50 % de filles et une expérimentation dans cinq académies. Comment fonctionneront ces classes, où seront-elles déployées - les territoires ruraux en bénéficieront-ils aussi ?
Les représentants d'associations favorisant la mixité dans les sciences ont suggéré d'organiser des rencontres entre des élèves de quatrième et de troisième et des lycéens ayant choisi les spécialités scientifiques en première et terminale : cet échange entre pairs peut motiver les collégiennes, qu'en pensez-vous ?
Les réseaux sociaux sont un espace privilégié par les jeunes pour s'informer ; le ministère envisage-t-il d'y conduire des campagnes de communication dédiées et adaptées, pour encourager la mixité dans les sciences ?
Une des mesures de votre plan d'action prévoit la mise en place de rencontres systématiques avec des adultes qui puissent servir de « modèle » aux élèves, de la troisième à la terminale. Comment sera constitué ce vivier - et comment cette mesure sera-t-elle déployée sur le territoire ?
Enfin, il faudra veiller à ce que les lycées en ruralité ne soient pas pénalisés. Les déplacements et le fait de devoir être interne peuvent empêcher les filles mais aussi les garçons de faire des études supérieures, c'est un vrai sujet pour l'orientation.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Nous sommes très heureuses de vous voir à ce poste, car je me rappelle, lorsque j'avais posé une question d'actualité à votre prédécesseur Pape Ndiaye sur la suppression des mathématiques en classe de première et terminale, avoir vu à votre regard que vous étiez pour le moins surprise de cette réforme - vous avez rétabli les mathématiques en classe de première, c'est une très bonne chose.
Merci pour cette formation pluridisciplinaire que vous proposez à nos professeurs des écoles. Je m'inquiète de ce que, parmi les professeurs des écoles recrutés depuis la réforme Blanquer, certains n'ont pas fait de maths en première ni en terminale et n'ont peut-être aucun goût pour les mathématiques ; il est important de les remettre à niveau pour qu'ils enseignent les mathématiques à leurs élèves de premier degré.
Vous n'avez pas parlé du tout de l'association La main à la pâte, qui est un succès : comment la conforter, encourager des enseignements qui soient pratiques, et pas seulement théoriques ?
Le rôle des modèles est très important pour l'orientation, vous l'avez dit. Mais il faut faire accepter à l'Éducation nationale que des personnes extérieures viennent à l'école, pas seulement des modèles, il faut que l'école s'ouvre au monde de l'entreprise, dans le cadre de foires aux carrières, bien sûr, mais pourquoi pas dans la gestion même des établissements, dans les conseils d'administration des établissements. L'association Une Voie pour tous expérimente de nouvelles approches, il est primordial de changer l'état d'esprit et d'ouvrir des ateliers scolaires à des personnes extérieures pour que les jeunes filles identifient des carrières qui les attirent. Lors d'une rencontre sur le plateau de Saclay avec de nombreux scientifiques, des scientifiques femmes - par exemple la présidente de l'ENS Paris-Saclay, Nathalie Carrasco - ont suggéré que les quotas de filles soient mis en place en deuxième année de classe préparatoire plutôt qu'en première année, ce serait plus efficace pour éviter les abandons : qu'en pensez-vous ?
Enfin, j'apprécie beaucoup ce que fait Coralie Chevalier à la tête du Haut conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (HCERES) - et il faut vraiment soutenir ce Haut conseil, alors que nos collègues députés entendent le supprimer, mais je sais que je prêche ici une convaincue...
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - La proposition de supprimer le HCERES relève d'une incompréhension, me semble-t-il, car la recherche doit être évaluée en tout état de cause - et il vaut mieux qu'elle le soit par un Haut conseil, plutôt que par le ministre de la recherche, qui serait un peu embarrassé d'évaluer les laboratoires de recherche...
Mme Laure Darcos. - Effectivement, c'est un gage d'objectivité, et j'apprécie la façon dont Coralie Chevalier accomplit sa mission. J'indique au passage que les universités sont censées évaluer l'impact des stéréotypes de genre dans leur fonctionnement et l'efficience de leur politique d'égalité, mais qu'elles ne le font pas en pratique ; Coralie Chevalier s'est étonnée de cet état de fait, elle veut le faire évoluer, c'est aller dans la bonne direction.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Le rapport des inspections générales insiste sur la nécessité d'appliquer une politique de tolérance zéro à l'égard des propos sexistes, en particulier ceux visant les compétences ou la légitimité des filles. Quelles sont les sanctions possibles contre de tels comportements - que les auteurs soient des membres du personnel ou des élèves ?
La mesure de votre plan d'action qui a été la plus commentée est sans nul doute l'objectif de parvenir à un minimum de 30 % de filles en 2030 dans les classes préparatoires scientifiques. Quels retours pouvez-vous nous en faire à ce stade ?
Je m'associe à mes collègues pour exprimer ma satisfaction de votre engagement sur cette thématique des femmes et des sciences, elle nous tient beaucoup à coeur. Vous dites être sensible à la question du décrochage des filles dès la classe de CP. Les stéréotypes de genre ont des origines multifactorielles et se situent aussi au sein de l'environnement familial. De quelle manière envisagez-vous de sensibiliser les parents à ces questions de stéréotypes de genre, en particulier vis-à-vis des sciences ? Dans quelle mesure comptez-vous associer les collectivités territoriales dans le cadre de leurs compétences en matière d'accueil périscolaire et d'accompagnement de la petite enfance ?
Mme Marie-Pierre Monier. - Les responsables de l'université d'Aix Marseille que nous avons auditionnés hier nous ont alerté sur le fait que les actions en faveur de l'égalité femmes-hommes à l'université étaient fondées sur le volontariat, elles ont souligné l'importance que ces actions deviennent obligatoires, pour que des changements se produisent véritablement. Votre plan ne porte pas sur l'université, mais que pensez-vous de cette idée d'obligation ?
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il est certain qu'il est plus facile de lutter contre les biais une fois qu'on en a pris conscience. Quand on n'en est pas conscient, on dit facilement qu'on n'a pas de problème, et encore moins de temps, en conséquence, pour suivre une formation dont on ne voit pas l'objet - et c'est aussi de cette façon que l'on entretient les biais, c'est aussi pour cela que l'obligation est intéressante.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - Je partage votre avis sur les modèles. Si l'on veut que des jeunes filles se projettent dans un modèle, il faut trouver des figures qui leur parlent, pas seulement leur montrer l'exemple de Marie Curie. C'est pourquoi il est intéressant que des jeunes filles en école d'ingénieurs, que des jeunes femmes ingénieurs, des jeunes chercheuses viennent leur parler. C'est ce que nous voulons faire, des associations travaillent dans ce sens, nous voulons fédérer les initiatives pour permettre à nos chefs d'établissement de répondre à l'obligation d'avoir systématiquement, devant chaque classe de la troisième à la terminale, des rencontres avec des femmes inspirantes et proches.
Je partage également votre avis sur la nécessité de sensibiliser tous les personnels - et d'explorer le champ de l'enseignement supérieur. La période de pré-rentrée scolaire et les deux premières semaines de la rentrée sont propices à des actions dirigées vers tous les personnels. Le rapport des deux inspections met en évidence les stéréotypes de genre à l'oeuvre, des propos tenus, des annotations et des commentaires encore stéréotypés, il faut en être plus conscient dans la communauté éducative, donc sensibiliser dans ce sens.
Le plan maths va permettre à tous les professeurs du premier degré de se former de nouveau en mathématiques ; cela se fait dans ce qu'on appelle les constellations, en proximité, dans les établissements, une académie a montré l'utilité de ces formations. Je vous rejoins, Madame Darcos, nous recrutons des professeurs des écoles au niveau Master 2 qui n'ont pas fait de maths depuis des années, nous recrutons beaucoup de femmes qui ont fait des études littéraires et qui n'aiment pas forcément les mathématiques ; il peut y avoir une tendance à ce que les jeunes femmes professeures projettent ce peu d'appétence pour les mathématiques, c'est pourquoi cette formation pluridisciplinaire, que nos professeurs suivront désormais, est vraiment importante. L'enjeu est aussi de redonner goût aux mathématiques à nos futurs professeurs pour qu'ils puissent transmettre ce goût à tous les élèves.
Faut-il réintroduire les mathématiques en terminale ? Nous ne l'avons pas prévu, mais j'ai annoncé qu'on allait introduire, dès la prochaine session du baccalauréat, une épreuve anticipée de mathématiques en classe de première. Cela donne le signal qu'on a bien deux évaluations nationales sur les matières fondamentales que sont le français et les mathématiques. Cela permettra aussi d'avoir une évaluation objective, en particulier dans Parcoursup, puisque les évaluations de spécialité se tiennent après les choix consignés dans Parcoursup.
Les réseaux sociaux ont un rôle massif, c'est un sujet majeur. Je ne vois pas d'autre explication à la montée du sexisme et du masculinisme à laquelle nous assistons. Lorsque j'étais en classe préparatoire scientifique, nous n'étions déjà pas beaucoup de filles, - la proportion n'a malheureusement pas beaucoup progressé depuis -, mais je ne vivais pas cela comme le signe de ce que je n'y étais pas à ma place. Je pense que les théories masculinistes qui circulent aujourd'hui sur les réseaux sociaux, font que les jeunes filles, y compris des jeunes filles qui sont excellentes en sciences et en mathématiques, disent qu'elles ne vont pas dans certaines formations parce qu'elles ne s'y sentent pas à leur place.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Le seuil de tolérance à l'égard des commentaires de ce genre n'est pas le même aujourd'hui non plus. Lorsque j'étais en maths sup, j'avais de très bonnes notes en maths et à chaque fois, mes camarades - nous étions, je crois, trois filles dans une classe de trente - disaient que c'était parce que j'avais fait un sourire au professeur. Cela me mettait en colère et je me souviens d'une fois où j'avais une « colle » avec un répétiteur aveugle, j'avais alors dit à mes camarades qu'ils verraient bien que même avec un correcteur non-voyant, j'aurais une bonne note - mais ce correcteur m'avait lui-même, en me donnant une très bonne note, félicitée pour mon sourire... On considérerait aujourd'hui que de tels propos sont sexistes et insupportables, mais à ce moment-là, c'était le quotidien, on n'avait pas le même seuil de tolérance.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - J'ai discuté de ce sujet avec Catherine Sueur, elle a une expérience similaire. Je pense que toutes les filles ne sont pas préparées à affronter ces stéréotypes et que, si l'on veut dépasser ce plafond de verre à 25 %, il faut aller chercher des filles qui pourraient être affectées par ces remarques sexistes et qui ne le seront pas parce qu'on aura changé les choses - bien des jeunes filles ont traversé nos classes préparatoires sans prêter attention à ces remarques, il faut, maintenant, que toutes les filles qui ont des talents en maths puissent aller en classe préparatoire : ce n'est pas aux jeunes filles de s'adapter aux remarques sexistes, c'est l'état d'esprit global qui doit changer.
Les classes à horaires aménagés maths et sciences seront expérimentées dans cinq académies qui sont déjà candidates - celles de Normandie, d'Amiens, de Nancy-Metz, de Bordeaux et de Martinique -, d'autres vont se porter candidates, les rectrices et recteurs veulent les implanter dans tous les territoires, dans les quartiers politiques de la ville, dans des territoires ruraux, dans des centres-villes, et avoir une couverture équilibrée du territoire.
Pour faire venir des scientifiques à l'école, il faut trouver des partenariats avec des institutions, cela peut être le Conservatoire national des arts et métiers, le laboratoire d'une université, il y a beaucoup de possibilités. L'association La main à la pâte est très intéressante, elle donne une autre approche des sciences, plus expérimentale, elle donne une idée de la recherche scientifique, elle ouvre d'autres horizons et une autre façon d'aborder les disciplines scientifiques. Je suis convaincue - La main à la pâte le démontre -, que cela peut conforter des choix d'orientation pour tous les élèves et en particulier pour les filles. L'association La main à la pâte a développé un grand réseau, avec des relais sur tout le territoire, c'est très important pour l'action, nous avons besoin d'un maillage du territoire et de passer immédiatement à l'échelle pour sensibiliser les jeunes et diffuser la culture scientifique et technique.
Dans un échange que j'ai eu avec des proviseurs et des professeurs de classes préparatoires, j'ai malheureusement encore entendu cette crainte qu'en ciblant une proportion de filles, on risquerait de faire baisser le niveau...
Mme Laure Darcos. - On nous a dit la même chose en politique...
Mme Dominique Vérien, présidente. - ... alors que, je le dis haut et fort, cela a fait monter le niveau des conseils départementaux !
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - Le niveau va monter si l'on augmente la proportion de filles. Aujourd'hui, des filles qui ont de meilleures notes sont admises mais elles renoncent, parce qu'elles ne se sentent pas à leur place. Pour atteindre la parité en classes scientifiques, il y a un enjeu de conviction au sein des établissements, il faut que les proviseurs et les professeurs poussent à ce que les filles ne se découragent pas - et il faut commencer par dire que si l'on veut faire monter le niveau, il faudra qu'il y ait plus de filles.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Le professeur de classe préparatoire mathématiques, physique et sciences de l'ingénieur (MPSI) au lycée du Parc, à Lyon, que nous avons entendu, nous a donné ces chiffres : sur Parcoursup, 31 % des candidats sont des filles, le haut du classement est féminin à 43 %, mais finalement, à la rentrée, les filles ne sont plus que 22 % des élèves de classes préparatoires scientifiques, parce que les autres sont parties.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - J'ai été très surprise de constater qu'effectivement, des jeunes filles renoncent à des filières scientifiques parce qu'elles les jugent trop masculines, avec l'idée que, de ce fait, elles n'y seraient pas à leur place - je vous l'ai dit, je fais le lien avec la vague masculiniste sur les réseaux sociaux. Il y a là un enjeu d'éducation, ce que nous allons aborder dans le cadre du programme d'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS). Il faut apprendre à ne pas tenir des propos sexistes, alors que les réseaux sociaux en sont pleins ; il faut réapprendre le respect de l'autre, la tolérance, le respect des relations entre les filles et les garçons. Lorsque j'étais jeune fille, je n'avais pas l'idée d'éviter une école parce qu'il y avait une majorité de garçons, c'est pourtant le cas aujourd'hui, des jeunes filles renoncent à aller dans telle classe préparatoire parce qu'elles pensent y subir des remarques sexistes. Il faut casser ces barrières pour que les filles n'abandonnent pas la spécialité maths entre la première et la terminale, pour qu'elles choisissent leur orientation en fonction des matières qu'elles aiment - et qu'elles restent dans les filières qu'elles choisissent.
Mme Laure Darcos. - Elles demandent aussi des places en internat qui soient non mixtes, elles recherchent une bulle protectrice, dans l'entre soi, où elles se sentent en sécurité et entre elles.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - L'objectif d'au moins 30 % de filles dans chaque classe préparatoire est important. J'ai lancé le plan Filles et Maths depuis un lycée des Hauts-de-Seine où un véritable travail avait été fait par la cheffe d'établissement et par les professeurs - et où des filles disent qu'elles sont bien à leur place dans la filière scientifique. Tout l'enjeu, c'est que les filles se sentent à leur place dans ces formations scientifiques et mathématiques, cela suppose qu'elles ne soient pas isolées, on a besoin de passer un cap de présence féminine dans ces classes pour que les filles se sentent chez elles dans la classe préparatoire spécialité maths.
Il y a aussi un enjeu sur la famille, son rôle est très important dans les choix d'orientation. Nous allons ouvrir une nouvelle plateforme pour l'orientation, avec des ressources très claires pour les professeurs, pour les élèves et pour les familles. Je vais demander aussi que se tiennent des réunions professeurs-parents-élèves avant les conseils de classe, au deuxième trimestre, pour avoir cette discussion avec les familles sur l'orientation. Il y a un combat culturel à mener pour que la famille encourage, ou à tout le moins ne dissuade pas les filles d'aller vers les filières scientifiques, d'ingénieurs et numériques. J'entends aussi ce que vous dites sur l'intérêt d'avoir un travail avec les collectivités : cette continuité entre les activités scolaires et périscolaires est importante, nous devons y porter le même message.
Il faut prendre en compte également une évolution générale, qui ne va pas dans le bon sens : quand j'étais petite, les jouets étaient de toutes les couleurs, ils n'étaient pas soit roses, soit bleus - il faudra bien en discuter avec les fabricants des jouets, il y a beaucoup de stéréotypes à combattre ; Nicole Belloubet, ma prédécesseuse au poste de ministre de l'éducation nationale, avait signé une charte avec les éditeurs de manuels scolaires, nous allons suivre son application avec attention.
Quelles sanctions contre les comportements et les propos sexistes ? Il faut affirmer clairement que ces comportements donnent lieu à des procédures disciplinaires et que nous ne pouvons pas tolérer des comportements sexistes, ni de la part des élèves, ni de la part des enseignants.
Mme Dominique Vérien, présidente. - L'une de nos collègues nous a fait part d'une expérience personnelle qui illustre bien les stéréotypes de genre auxquels nous sommes confrontés. Dans la classe maternelle d'un de ses enfants, les dessins des filles et des garçons étaient séparés : il y a une bannette rose pour les dessins des filles et une bannette bleue pour les dessins des garçons... Les dessins des garçons et des filles sont séparés, les bannettes sont roses ou bleues - quand de tels stéréotypes apparaissent dès la maternelle, on voit qu'il y a un travail à faire sur la formation des professeurs des écoles...
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - C'est pour cela que nous avons prévu d'afficher une charte dans les salles des professeurs, pour alerter sur de petits gestes, ce sont de petites choses qui peuvent casser une ambition, il faut être attentif à ce qui peut apparaître comme des détails mais qui va ensuite déterminer le choix des jeunes, réduire leur ambition.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Cela fonctionne d'ailleurs dans les deux sens, des garçons sont dissuadés d'aller dans des filières considérées comme « féminines »...
Que pensez-vous de l'expérience menée par l'École normale supérieure, consistant à dispenser des cours non mixtes - la classe est mixte, mais certaines parties du cours peuvent être réservées aux filles ou aux garçons : cette approche vous paraît-elle une piste pour favoriser la participation des filles ? On sait que dans un groupe mixte, si un homme commence à prendre la parole, aucune femme ne prendra la parole tant que tous les hommes n'auront pas eu leur tour ; à l'inverse, si c'est une femme qui commence, la parole se répartira de façon plus équitable. J'ai vérifié ce phénomène avec des classes de seconde et j'ai constaté qu'il était très compliqué de faire prendre la parole aux filles dans un contexte de classe mixte.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - Je m'interroge, car je pense qu'il est essentiel de recréer une culture où chacun est capable de laisser la parole à l'autre. Les garçons lèvent davantage la main que les filles et si l'on n'y prend pas garde, on ne va interroger que des garçons ; mais on peut faire différemment, en sensibilisant les professeurs des écoles et les enseignants du secondaire ; je préfère apprendre à nos enseignants à être attentifs et à donner la parole aux filles malgré le fait que les garçons lèvent davantage la main, apprendre aux enseignants à rechercher davantage la parole des filles - parce qu'au fond, je préfère vivre dans une société où les espaces sont mixtes.
Mme Marie-Pierre Monier. - On nous a expliqué hier que les stéréotypes sont définitivement intégrés entre l'âge de quatre ans et dix ans. L'école primaire est donc cruciale, c'est là que cela commence - puis les stéréotypes sont figés, il faut donc les déconstruire dès le plus jeune âge.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - C'est un enseignement du rapport des deux inspections : avant d'entrer au CP, l'appétence des filles et des garçons pour les mathématiques est la même ; après un trimestre, ce n'est plus le cas - le combat démarre là.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On nous a signalé que les tests d'évaluation en mathématiques à l'école primaire étaient eux-mêmes biaisés, parce qu'ils portent davantage sur la rapidité d'exécution de la tâche que sur les mathématiques ; or, la vitesse n'est pas gage de compréhension ni d'aptitude, ce n'est pas parce qu'on lit plus vite, qu'on lit mieux. Il y a aussi un travail à faire sur les tests d'évaluation.
Mme Marie-Pierre Monier. - Et on sait également que la pression du temps compte beaucoup dans les examens et concours, les filles y sont plus stressées, cela a encore à voir avec la vitesse, qui exclut davantage les filles.
Mme Élisabeth Borne, ministre d'État. - Vous allez auditionner la semaine prochaine Laura Chaubard, la directrice de l'École Polytechnique, vous savez que l'année 2024 a été marquée par une baisse du nombre de filles admises au concours, c'est peut-être lié à l'une des épreuves, qui était longue et qui nécessitait une certaine rapidité. Or, l'intérêt du pays n'est pas nécessairement d'avoir des ingénieurs et des chercheurs rapides, nous avons surtout besoin qu'ils soient créatifs et imaginatifs.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci pour votre présence, nous suivrons avec grand intérêt l'application des mesures que vous prenez. L'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle fait partie intégrante de l'éducation à l'égalité entre filles et garçons ; je trouve intéressant votre souhait que les professeurs et les enseignants des écoles soient engagés sur ces sujets, ils vont y apprendre beaucoup de choses et ils regarderont peut-être leur pratique sous un jour différent.
Je vous remercie donc pour votre action en général et en particulier pour votre engagement en faveur de l'égalité entre les filles et les garçons.
La réunion est close à 10 h 45.
Audition de Laura
Chaubard, directrice générale de l'École
polytechnique
(12 juin 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
La réunion est ouverte à 9 h 30.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, dans le cadre de nos travaux sur la thématique « Femmes et sciences » entamés il y a trois mois, je suis ravie d'accueillir ce matin Laura Chaubard, directrice générale de Polytechnique depuis 2022 et elle-même ancienne élève de l'X, promotion X99.
Chère Madame Chaubard, je vous souhaite la bienvenue parmi nous et vous remercie pour votre disponibilité.
Vous êtes la première femme à diriger l'École polytechnique et avez été, avant cela, docteure en mathématiques, ingénieure générale de l'armement, experte en intelligence artificielle à la Direction générale de l'armement (DGA), conseillère pour l'innovation et le numérique au cabinet de l'ancienne ministre des armées Florence Parly.
Comme vous le savez, notre délégation s'intéresse depuis plusieurs mois à la place des femmes dans les sciences. Notre mission vise à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs scientifiques et un quart des ingénieurs en France.
Cette sous-représentation féminine dans ces domaines est la conséquence d'une insuffisante orientation des filles vers les filières et spécialités scientifiques au lycée puis dans les études supérieures, mais aussi de différences de représentations et de résultats entre filles et garçons dès l'école primaire, en particulier en mathématiques.
En 2023, la France ne comptait que 13 % d'étudiantes universitaires diplômées dans les domaines des Sciences, technologies, ingénieries et mathématiques (STIM), contre 40 % d'étudiants diplômés.
L'École polytechnique n'est pas épargnée par cette désaffection des filles puisqu'à la rentrée 2024, la proportion de femmes admises au concours du cycle ingénieur par la voie des classes préparatoires était de 16 %, contre 21 % en 2023, soit une baisse de 5 points en un an.
Nous vous savons très engagée sur cette question de la féminisation des filières scientifiques : vous avez, par exemple, mis en place des programmes de sensibilisation s'adressant aux lycéennes et vous vous êtes déclarée en faveur de quotas de filles dans les grandes écoles et les classes préparatoires.
Comme vous, nous sommes convaincues que l'accroissement du nombre de femmes dans les sciences aura un impact sur la réduction des inégalités salariales, sur la compétitivité des entreprises et sur notre croissance économique.
Nos précédentes auditions nous l'ont bien montré : les défis sont nombreux et présents à tous les niveaux : celui de la famille et de la société dans son ensemble, celui du système éducatif, celui des différents paliers d'orientation dans l'enseignement secondaire et supérieur, celui des trajectoires professionnelles.
Élisabeth Borne a annoncé début mai un plan « Filles et maths » avec plusieurs mesures visant à féminiser les filières scientifiques et à redonner le goût des maths aux filles, parmi lesquelles :
• la sensibilisation et la formation de tous les professeurs aux biais et stéréotypes de genre en sciences, de l'école primaire jusqu'au lycée, afin de mettre en place une pédagogie égalitaire tout au long de la scolarité - c'est en effet dès le CP que le décrochage entre filles et garçons intervient s'agissant des mathématiques ;
• la sensibilisation des parents à l'intérêt des filières scientifiques pour les filles ;
• le renforcement de la place des filles dans les enseignements qui ouvrent vers les filières d'ingénieur et du numérique avec un objectif, d'ici 2030, de 50 % de filles qui choisissent la spécialité « maths » en première et en terminale, et de 30 % de filles dans chaque classe préparatoire scientifique ;
• enfin, la promotion de rôles modèles scientifiques féminins pour changer durablement les représentations.
Certains aspects d'une politique publique ambitieuse pour accroître la part des femmes dans les filières scientifiques méritent sans doute d'être développés. Je pense notamment :
• aux modalités de mise en oeuvre des « quotas » de filles : à quelles étapes de la scolarité seront-ils les plus efficaces ? Comment les faire respecter ?
• à la mise en place de bourses pour encourager les jeunes femmes à s'engager dans des parcours scientifiques et à l'augmentation du nombre de places réservées aux filles dans les internats ;
• à l'évolution des épreuves de concours ;
• à l'adaptation des cursus au sein des grandes écoles permettant d'encourager les passerelles entre filières scientifiques ;
• ou encore, à l'importance d'une réelle politique de lutte contre les violences sexistes et sexuelles (VSS), à l'école, dans les grandes écoles, dans les universités, et partout où les filles n'osent plus aller.
Sur ce point particulier, l'École polytechnique organise depuis quatre ans une enquête interne sur l'ampleur des VSS parmi la population étudiante. Cette enquête a fait l'objet d'une publication détaillée et complète en 2024, mais pas en 2025, à notre connaissance, année pour laquelle la synthèse publiée était parcellaire et a de ce fait suscité des critiques parmi les élèves, qui nous ont été relayées. Nous aimerions vous entendre sur ce point.
Sur tous ces sujets, il nous a donc semblé essentiel, avec les quatre rapporteures Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier, de vous entendre.
Chère Laura Chaubard, je vous laisse sans plus tarder la parole et proposerai ensuite aux rapporteures de vous interroger.
Mme Laura Chaubard, directrice générale de l'École polytechnique. - Je vous remercie pour cette invitation à m'exprimer sur un sujet qui me tient particulièrement à coeur, et sur lequel l'École polytechnique est spécifiquement engagée depuis une décennie. Je rends d'ailleurs hommage au travail réalisé par mes prédécesseurs. Les chiffres, que je ne rappellerai pas, sont préoccupants. Les effets de la réforme du lycée de 2018 sont encore en cours d'évaluation. À ce stade, nous pouvons affirmer, au minimum, que l'évolution ne tend pas vers une amélioration.
Les femmes optent pour des orientations professionnelles différentes de celles des hommes, témoignant d'une préférence pour les métiers du soin. Mais pourquoi serait-ce un problème ? À une échelle individuelle, ces choix de carrière sont valorisables et valorisants. Néanmoins, ils soulèvent, à mon sens, deux interrogations inquiétantes à l'échelle collective.
Premièrement, il convient de rappeler que les carrières scientifiques et d'ingénierie sont extrêmement valorisantes, tant sur le plan social qu'intellectuel et financier. Elles constituent des voies d'émancipation individuelle et sont au coeur d'enjeux technologiques majeurs pour notre pays et pour l'Europe. Les femmes en sont majoritairement absentes. On compte davantage de places au sein des écoles d'ingénieurs que de candidats au concours, à l'exception de l'École polytechnique, mais les femmes se détournent massivement de ces filières pour s'orienter vers des secteurs tout aussi compétitifs. Les études de médecine, bien que très compétitives et menant à de magnifiques professions, ne présentent pas la même valorisation sociale et financière.
Comme vous l'avez souligné, il s'agit aussi d'un enjeu de souveraineté et de puissance économique pour la France. Le marché du travail accuse un déficit de dizaines de milliers d'ingénieurs. Nous sommes traversés par une période de bouleversements technologiques sans précédent, accentués par l'émergence rapide de l'intelligence artificielle, qui stimule le développement technologique et le progrès scientifique dans tous les secteurs. La révolution quantique n'est pas loin derrière.
Nous avons besoin d'ingénieurs pour garantir l'autonomie stratégique et le développement technologique de la France et de l'Europe.
Face à cette situation, quelles actions ont déjà été entreprises ? L'école polytechnique est engagée depuis une décennie dans des initiatives visant à promouvoir les filières scientifiques spécifiquement auprès des jeunes femmes. Nous ne sommes pas isolés dans cette démarche. De nombreux autres établissements d'enseignement supérieur et de recherche scientifique oeuvrent en ce sens, souvent en collaboration avec des associations très investies sur ce sujet, telles que « Du territoire aux grandes écoles », « Filles et maths, une équation lumineuse », etc.
À l'École polytechnique, nous avons constitué une équipe dédiée à l'égalité des chances, tant pour accroître la parité dans nos recrutements que pour favoriser la diversité sociale. Nos initiatives incluent des actions d'incarnation, d'inspiration et de promotion des filières scientifiques. Tous nos élèves de première année, dans le cadre de leur stage de formation humaine et militaire dispersé sur le territoire, se rendent en binôme dans des établissements scolaires, en collège ou lycée, afin de parler des filières scientifiques et des attraits qu'ils y ont rencontrés.
Ils s'y rendent de plus en plus souvent accompagnés d'anciens élèves de l'École, incarnant ainsi la profession d'ingénieur, un concept qui peut rester flou pour les collégiens ou lycéens n'ayant pas de repères familiaux. De surcroît, nous avons mis en place, depuis plusieurs années, de nombreuses actions de tutorat et de mentorat, avec une attention particulière portée aux jeunes femmes. Ces activités sont menées à la fois par nos étudiants et par nos enseignants-chercheurs, dans l'objectif de susciter une découverte des sciences à travers la recherche, complémentaire à la formation scientifique dispensée au lycée ou au collège.
Nous accueillons un grand nombre d'élèves sur notre campus, qu'il s'agisse de collégiens ou de lycéens, lors de camps scientifiques organisés durant l'été, avec des critères sociaux et de parité clairement définis, ou lors d'événements tels que la fête de la science, durant laquelle nous recevons plusieurs milliers de collégiens et lycéens.
Ces actions sont-elles efficaces ? Nous observons de belles histoires à l'échelle individuelle. Dans les deux dernières promotions, plusieurs jeunes femmes et jeunes hommes issus de milieux peu propices à la poursuite d'études scientifiques ont bénéficié de ces programmes de tutorat et de mentorat. Ils ont ensuite intégré l'X, Télécom Paris, l'ENS ou d'autres écoles de rang comparable. Ils nous font part de l'impact considérable que ces stages et ces rencontres ont eu dans leur décision de poursuivre des études scientifiques.
Pour autant, nous ne pouvons pas nous contenter de ces avancées. Les chiffres demeurent préoccupants. L'évaluation de ces initiatives reste un défi à relever.
Une évaluation du programme des Cordées de la réussite est en cours. Le suivi des cohortes dans ce type d'action présente un réel défi. De manière générale, à l'échelle nationale, les progrès ne sont guère significatifs en ce qui concerne la féminisation des carrières scientifiques.
Ce constat m'amène à m'interroger sur notre réelle compréhension des mécanismes d'évitement et les biais genrés à l'oeuvre en matière d'orientation. En toute honnêteté, il me semble qu'à l'heure actuelle notre compréhension de ces mécanismes n'est pas établie.
Ces biais sont multifactoriels et profondément ancrés dans notre société. Malgré la multitude d'initiatives déployées par divers acteurs, l'impact limité des actions menées à une échelle collective révèle une méconnaissance des lieux et des moments où se forment ces biais d'orientation. C'est pourquoi nous avons décidé d'orienter notre action vers la recherche afin de documenter et d'analyser la réalité de ces biais.
Aujourd'hui, les parcours scolaires des élèves sont fortement numérisés. Nous disposons d'un ensemble de données concernant les établissements fréquentés, les choix d'options, les absences des élèves comme celles de leurs enseignants, et bien d'autres aspects. L'essor de l'intelligence artificielle peut nous assister dans l'analyse de ces multiples données. Nous avons donc lancé un projet de recherche en partenariat avec l'éditeur de Pronote, visant à déceler à quel moment ces biais prennent forme et à qualifier ces phénomènes.
Des instituts de recherche s'intéressent déjà à ces problématiques, notamment l'Institut des Politiques Publiques, reconnu pour son expertise en matière d'économie et d'éducation. Nous collaborons déjà avec lui de manière proactive afin d'explorer des éléments susceptibles d'éclairer notre compréhension.
Permettez-moi de citer deux études récentes réalisées par cet institut. La première, survenue il y a environ un an et demi, est le fruit d'une expérimentation où nous avons fourni à une cohorte de candidats à Parcoursup des informations sur le choix de cursus effectué par des élèves qui avaient obtenu des résultats similaires aux leurs. Les résultats de cette cohorte ont été comparés à ceux d'un groupe ne bénéficiant pas de ces informations. Il a été constaté que, dans la cohorte informée, les jeunes femmes optaient pour des choix plus sélectifs, plus ambitieux et davantage orientés vers les carrières scientifiques. Un constat similaire a été établi chez les jeunes hommes et femmes issus de milieux moins favorisés, selon des mécanismes sensiblement différents.
La deuxième étude, parue récemment, indique qu'une fois admises en classe préparatoire, les jeunes femmes présentent moins de chances de réussite, statistiquement, que leurs homologues masculins.
L'étude s'interrompt à cette constatation, suscitant une interrogation claire : pourquoi ? On pourrait considérer que les jeunes femmes intègrent ces classes avec un niveau différent, ou encore que la pédagogie des classes préparatoires n'est pas adéquate pour elles. On pourrait aussi tenter d'expliquer ce phénomène par la dynamique d'un effectif réduit, où elles se retrouvent à quatre pour cinquante dans une classe préparatoire « étoile », entraînant des sentiments d'isolement, une émulation amoindrie, voire un mal-être susceptible de nuire à leur performance.
J'ai mon idée sur ces hypothèses. Toutefois, je pense qu'il est aujourd'hui urgent de mener des expérimentations. Nous devons dépasser les raisonnements et les hypothèses de comptoir. Nous devons adopter une posture plus audacieuse dans le système éducatif français, notamment en expérimentant des quotas. Bien que je ne sois pas certaine que cette mesure soit providentielle, je suis convaincue qu'elle pourrait avoir un impact positif.
Pourquoi ne pas envisager, par ailleurs, des classes non mixtes ? Je sais qu'un proviseur d'un prestigieux établissement de classes préparatoires envisage de rassembler les jeunes femmes en prépa étoile dans une même classe, afin qu'elles ne soient plus quatre, mais vingt ou vingt-cinq, formant ainsi un noyau de solidarité, de camaraderie et de dialogue. Cependant, il hésite, conscient de la vigueur des réactions que cette décision pourrait susciter.
On évoque rapidement des obstacles réglementaires, voire législatifs ou constitutionnels, face à de telles initiatives, au regard de l'égalité d'accès à l'enseignement supérieur et aux concours de la fonction publique, en l'occurrence ceux de l'École polytechnique. Ce verrou législatif, voire idéologique, mériterait de sauter.
À ce sujet, je rappelais à la sénatrice Laure Darcos qu'il existait, il y a plusieurs décennies, des écoles normales féminines et masculines, chacune disposant d'un nombre de places défini. Cela ressemble étrangement à un quota. Nous avions à l'époque la même Constitution qu'aujourd'hui.
Je suis convaincue qu'il existe des voies réglementaires et législatives, le cas échéant, pour expérimenter des approches novatrices, afin de mieux appréhender les contextes propices à leur réussite, ainsi que ceux conduisant à l'échec ou à l'évitement.
J'ai exploré la question des classes non mixtes et des cursus dédiés, qui peuvent être perçus comme un retour en arrière, une perspective qui n'est pas nécessairement souhaitable.
Permettez-moi de citer Nicole El-Karoui, normalienne, éminente mathématicienne française, pionnière dans le domaine des mathématiques financières. Elle a fondé une école dans cette discipline en France. Elle rappelait récemment que, dans les années 1980, lors d'une conférence mathématique de premier plan, lorsqu'une femme prenait la parole, on pouvait être certain qu'il s'agissait d'une Française. En effet, l'École Normale avait su former une filière de femmes très talentueuses en mathématiques, un atout dont d'autres pays ne bénéficiaient pas.
Je ne connais pas le taux de filles parmi les élèves de l'École normale, mais il doit être proche de celui de l'École polytechnique, peut-être même un peu inférieur, car les filières mathématiques sont les moins équilibrées en termes de parité.
J'insiste sur la nécessité de trouver des moyens concrets d'expérimenter. À l'heure actuelle, nous sommes tous profondément préoccupés par la situation. Les initiatives que nous avons mises en place semblent dépourvues de l'effet de levier escompté.
Le deuxième point que je souhaite aborder concerne l'enseignement des mathématiques. À cet égard, je salue le plan « Filles et maths » annoncé par Élisabeth Borne. Je pense en effet que l'enseignement des mathématiques constitue un axe focal des biais d'orientation genrée. La France reste un pays de mathématiques, malgré la litanie que nous entendons chaque année à propos de notre place dans les classements Pisa. Elle a formé de grands mathématiciens et mathématiciennes et se classe au premier rang mondial des médaillés Fields, à égalité avec les États-Unis. La culture mathématique y est donc profondément enracinée.
L'approche française des sciences est très axée sur les mathématiques. C'est ce qui contribue à notre excellence en physique quantique, étant donné que cette discipline repose sur des théories hautement mathématisées. Cette matière demeure un critère de sélection prédominant. Que cela plaise ou non, nous sommes demeurés attachés à cette sélection par le prisme des mathématiques. Cette approche n'est pas neutre en matière de genre. En effet, les mathématiques semblent exacerber les évitements d'orientation chez les femmes. Actuellement, elles sont trois fois moins nombreuses à opter pour la spécialité « mathématiques » qu'elles ne l'étaient à choisir une première scientifique. De plus, elles abandonnent cette spécialité en fin de première plus fréquemment que les garçons.
Diverses études attestent que cette tendance se manifeste dès l'école primaire. Je suis convaincue que nos efforts doivent se concentrer sur l'enseignement des mathématiques dès le primaire. La formation des enseignants, orientée vers une pédagogie non genrée, est primordiale, mais il est tout aussi essentiel d'inclure une solide formation en mathématiques. On demande énormément aux enseignants et aux enseignantes, dont une large majorité est composée de femmes : enseigner le code de la route, l'éducation affective, les mathématiques, etc.
Or pour beaucoup, elles n'ont pas, dans leur cursus académique, suivi une formation scientifique qui leur permette, non pas de comprendre les programmes de mathématiques, évidement qu'elles les comprennent, mais d'avoir le recul suffisant sur les mathématiques pour les inscrire dans une perspective d'apprentissage, englobant la construction du raisonnement et la démarche scientifique.
Ces notions sont trop souvent absentes de l'enseignement primaire, où les mathématiques sont perçues comme un enchaînement de connaissances plutôt qu'un processus d'apprentissage et de construction. Je considère que l'apprentissage de l'abstraction, comparable à celui des matières artistiques, est également essentiel au développement des jeunes élèves.
Dans les années à venir, je souhaite que l'on puisse progresser en matière d'expérimentation et d'enseignement des mathématiques à l'école primaire. Il est impératif d'aider l'école publique. Il est entendu que les enseignants acceptent l'assistance extérieure en musique, en sport, grâce à l'intervention de professionnels qualifiés. J'estime que nous en sommes arrivés à un stade similaire en mathématiques. Nous nous devons de renforcer le soutien en mathématiques au sein de l'école primaire.
Je conclurai mon introduction en abordant la question des violences sexistes et sexuelles. Ce phénomène reste malheureusement ancré dans l'ensemble de la société française, bien que des mouvements tels que #MeToo aient contribué à accroître la visibilité, la prise en compte et la dénonciation de ces problématiques. La population étudiante n'échappe pas à cette réalité, tout comme l'École polytechnique. Cependant, nous sommes la seule école d'ingénieurs à mener une enquête systématique sur ce sujet depuis quatre ans et à en publier les résultats.
La synthèse publiée cette année, postée sur l'espace presse de notre site internet, offre un niveau d'information identique à celui des années précédentes. Cependant, chaque année, les élèves me demandent un accès à l'intégralité des résultats, question par question, et cursus par cursus. Je leur réponds systématiquement par la négative.
Cette enquête est anonyme. Elle promet de garantir la confidentialité des participants. Par conséquent, elle ne peut pas servir à instruire des cas de violences sexistes et sexuelles. Même si je soumets un article 40 chaque année après cette enquête, elle ne sert pas à traiter des cas individuels car, par définition, les déclarations demeurent anonymes.
L'enquête a deux objectifs principaux. D'une part, elle permet de remobiliser chaque année l'ensemble des acteurs de l'école, et j'espère également ceux de l'enseignement supérieur, dans la lutte contre les violences sexistes et sexuelles. D'autre part, elle incite les élèves à comprendre que ce phénomène ne concerne pas seulement les promotions précédentes, mais qu'il se manifeste au sein de la leur, sur notre campus, et autour d'eux. Enfin, elle permet de suivre nos actions dans le temps, de les ajuster et d'enrichir le groupe de travail que nous avons constitué avec les élèves sur ce sujet depuis quatre ans.
Ce travail a pour but de faire évoluer nos dispositifs de sensibilisation, de prévention, de signalement, ainsi que d'accompagnement des témoins et des victimes.
Pour ces raisons, je me montre particulièrement prudente quant à la divulgation de données chiffrées concernant les petits nombres. Lorsque les élèves demandent un tableau exhaustif avec l'ensemble des réponses, question par question et cursus par cursus, nous risquons en effet rapidement de nous heurter à des chiffres suffisamment réduits pour compromettre l'anonymat de ceux qui ont témoigné ou signalé un incident à travers cette enquête. C'est la raison pour laquelle nous publions une synthèse agrégée, mais néanmoins détaillée, question par question.
Je crois que nous sommes la seule école à adopter cette démarche chaque année, tant en interne que vis-à-vis de l'extérieur, en toute transparence. Elle donne lieu à des articles forcément difficiles à lire. Je préférerais que de telles publications sur les violences sexistes et sexuelles se tarissent à l'École polytechnique. Néanmoins, nous assumons cette ligne, en collaboration avec notre ministère de tutelle, le ministère des armées.
C'est le seul moyen d'aborder ce sujet chaque année et d'assurer une avancée sur ces questions.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci. Que se passe-t-il quand vous déclenchez un article 40 ? Cette démarche est-elle suivie de conséquences ?
Mme Laura Chaubard. - Pas sur cette enquête, car elle est entièrement anonyme. En revanche, nous disposons d'une plate-forme et d'une cellule de signalement recueillant les témoignages. Lorsque nous soupçonnons un crime ou un délit, nous déclenchons un article 40. Nous accompagnons également nos élèves à la gendarmerie pour porter plainte dans certains cas. Des enquêtes sont menées par la suite.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Que faites-vous de l'élève en question le temps de l'enquête ?
Mme Laura Chaubard. - Au sein de l'école, nous prenons rapidement des mesures conservatoires. Lorsque cela s'avère pertinent, nous déclenchons une enquête de commandement - une enquête administrative dans le cadre militaire -, afin d'envisager des mesures disciplinaires appropriées au sein de l'établissement.
Ces mesures conservatoires peuvent inclure la séparation physique de la victime présumée et de l'auteur présumé sur le campus, l'interdiction de suivre les mêmes cours, ou encore l'interdiction pour l'auteur présumé de participer à la vie associative et aux espaces de convivialité de l'école. Ces mesures peuvent aller jusqu'à la suspension pendant la durée de l'enquête. À l'issue de l'enquête administrative, nous avons la possibilité d'appliquer toute une gamme de sanctions disciplinaires.
Dans les faits, il est souvent plus simple de sanctionner et de prendre des mesures rapides dans les cas moins graves, qui se déroulent souvent en public, comme les atteintes sexistes, qu'elles soient verbales ou physiques, et les agressions sexuelles survenant devant des témoins lors de soirées, par exemple. Dans de telles situations, il est relativement facile pour nous d'agir.
En revanche, lorsqu'il s'agit de faits beaucoup plus graves, tels que des agressions sexuelles ou des viols qui se produisent généralement dans la sphère privée des élèves - même si cette sphère est sur le campus - il est souvent bien plus compliqué pour l'école d'agir, surtout sans préjudice de l'enquête judiciaire qui doit être effectuée. Lorsqu'il est nécessaire de prendre des mesures conservatoires, les sanctions dans ce cadre sont plus rares, en raison de la difficulté à établir des preuves tangibles.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Quel est le pourcentage de filles se présentant au concours polytechnique et de celles qui entrent effectivement à l'école à l'arrivée ?
Mme Laura Chaubard. - La question est quelque peu complexe, car nous proposons autant de concours que de filières. Il est donc nécessaire d'établir un barycentre entre le nombre de places disponibles et d'autres critères.
Le taux d'admission des femmes avoisinait 20 à 21 % ces dernières années, chiffre qui correspondait au pourcentage pondéré de candidates à l'École polytechnique en fonction des diverses filières. Bien que nous soyons insatisfaits de ce chiffre, nous étions toutefosi satisfaits du fait que les femmes réussissaient aussi bien le concours que les hommes : 20 % de candidates, 20 % d'admises.
L'année dernière, cependant, nous avons observé une dégradation de cette symétrie. En effet, la moyenne pondérée des candidates s'établissait à 18 %. Après l'admission, le taux de filles est tombé à 16 %, témoignant d'un double décrochage à la fois du nombre de candidates et du nombre d'admises.
Pour mémoire, l'École polytechnique accueille actuellement 4 000 étudiants dans le cadre de formations en ingénierie, mais pas seulement. Nous offrons également des programmes de bachelor, de master et de doctorat. Ainsi, bien que le cycle ingénieur soit celui qui compte le plus d'élèves, d'autres filières contribuent à cette moyenne.
Au sein de l'ensemble des cursus, le pourcentage de femmes avoisine aujourd'hui 30 %. Les autres programmes, qui recrutent largement à l'international, parviennent donc à attirer des jeunes femmes brillantes à l'École polytechnique.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Un grand nombre de mesures ont été mises en oeuvre depuis de nombreuses années. Comment expliquez-vous, malgré ces efforts, le décrochage que vous mentionnez, tant en ce qui concerne le nombre de candidates au concours que le nombre de candidates admises ?
Malgré la mise en place de mesures de plus en plus nombreuses, les résultats continuent de se détériorer. J'aimerais connaître votre analyse à ce sujet, en sachant qu'elle est multifactorielle. Pourriez-vous identifier deux ou trois axes prioritaires sur lesquels nous pourrions réellement agir afin de freiner cette tendance ?
Mme Laura Chaubard. - Les résultats de l'année dernière sont effectivement très préoccupants, à l'École polytechnique, mais également dans les autres écoles d'ingénieurs. Toutefois, il serait inexact de dire que la tendance générale de ces dernières décennies est à la baisse. Je suis moi-même issue d'une promotion de polytechniciens, où nous n'étions que 10 % de femmes il y a 25 ans. Si passer d'une moyenne de 10 % à une moyenne de 20 % n'est pas satisfaisant - à ce rythme, nos successeurs pourraient encore être en train de débattre de cette question dans cinquante ans -, nous avons généralement constaté une amélioration au cours des dernières décennies.
Je ferai preuve de prudence quant à l'interprétation des chiffres de l'année dernière. Premièrement, une seule année représente une série statistique relativement limitée. Deuxièmement, les effets de la réforme du baccalauréat sont encore en observation. Ses conséquences sur les comportements des familles, des élèves, des enseignants et des chefs d'établissement, qui jouent tous un rôle dans l'orientation, restent incertaines.
Cette réforme n'a pas encore été pleinement assimilée. Certains chefs d'établissement adoptent encore une approche quelque peu naïve en matière d'orientation, soutenant que les élèves doivent choisir les options qui les intéressent. Or, bien que les différentes combinaisons, comme la biologie et la musique, puissent paraître passionnantes, elles sont pénalisantes pour l'orientation. Ce discours n'a pas été clairement articulé dans les premières années suivant la réforme du baccalauréat.
Cela dit, les mentalités commencent à s'ajuster. Les familles et les élèves prennent conscience que tous les choix ne se valent pas en matière d'orientation. Il semble que nous soyons dans une phase transitoire.
L'Éducation nationale a également rectifié le tir en réintroduisant des heures de mathématiques obligatoires en classe de première et en prévoyant, à l'avenir, une épreuve de mathématiques obligatoire au baccalauréat anticipé dès l'année de première.
Il est indéniable que les premiers effets en matière de parité se manifestent par une pression accrue sur les femmes pour qu'elles choisissent les mathématiques. Auparavant, on leur offrait un choix entre une filière littéraire et une filière scientifique. Quand les femmes choisissent des sciences, elles s'orientent massivement vers des cursus en sciences de la vie ainsi que vers les filières de santé et médicales. Cependant, lorsqu'on leur demande si elles souhaitent faire des mathématiques, leur réponse est plutôt négative. Ainsi, cette insistance sur le choix des mathématiques a entraîné un phénomène d'éviction massif.
Dans ce contexte, il est fondamental d'examiner les premiers contacts des élèves avec l'enseignement mathématique à l'école primaire et de réfléchir à la manière de présenter cet apprentissage, en valorisant une pratique mathématique créative qui structure leur pensée et leur rapport à la vérité.
Mme Dominique Vérien, présidente. - À la fin de la seconde, avez-vous hésité, ou saviez-vous déjà que vous vouliez faire des sciences ?
Mme Laura Chaubard. - J'avais une véritable affinité pour les mathématiques. Toutefois, j'étais une élève assez équilibrée entre les matières littéraires et scientifiques. Je n'ai pas hésité à m'orienter en première scientifique. En revanche, pour mon orientation post-bac, j'aurais pu privilégier une filière offrant un meilleur équilibre entre les mathématiques et les matières littéraires. D'ailleurs, j'ai grandement apprécié de retrouver à l'École polytechnique l'opportunité d'étudier des disciplines telles que la philosophie, l'architecture, le cinéma et les langues vivantes, qui sont rarement présentes dans les classes préparatoires scientifiques.
Mme Marie-Pierre Monier, rapporteure. - En tant qu'ancienne professeure de mathématiques au collège, et quelque peu au lycée, je peux attester que l'intervention de pédagogues qualifiés dès l'école primaire est primordiale, notamment pour la construction des nombres, la compréhension des opérations et l'abstraction. C'est par cet apprentissage précoce que se façonnent les futurs étudiants en mathématiques. Par conséquent, il est vital de former des enseignants capables de vulgariser des concepts qui, au fond, sont relativement complexes. Il convient donc de revenir sérieusement sur cette formation.
Vous avez exprimé votre accord quant aux quotas. Il me semble que la ministre a annoncé un objectif de 30 % de jeunes filles pour l'admission en classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE). Pensez-vous que cet objectif est suffisamment ambitieux ? Avez-vous été associée à la concertation visant à traiter cette question ?
Les élèves de votre école ont un statut militaire. Pensez-vous que celui-ci puisse représenter un obstacle supplémentaire à la projection des jeunes filles dans un cursus au sein de votre établissement, au regard des nombreux stéréotypes de genre associés à l'armée qui persistent ? Le cas échéant, comment cet aspect est-il pris en compte dans la communication de l'école et dans la promotion de celle-ci auprès des futurs étudiants potentiels ?
Vous indiquiez plus tôt que vous accueillez des lycéens et des collégiens sur le campus. Avez-vous également développé une stratégie d'« aller vers » en vous rendant dans des établissements ?
Enfin, vous avez évoqué un taux d'admission de 18 % l'an dernier, contre 21 % auparavant. Disposez-vous de projections concernant l'évolution de ce chiffre sur une échelle de dix à vingt ans ? Avez-vous observé une amélioration de la place des filles au sein de l'école ?
Êtes-vous sensibilisée à la question du mentorat ? Comment veillez-vous à ce que les jeunes filles qui intègrent votre école s'y sentent bien ?
Mme Laura Chaubard. - À ce jour, nous avons établi des partenariats avec plusieurs centaines d'établissements sur le territoire, tant dans l'hexagone qu'outre-mer. Nous constituons ce réseau grâce à l'engagement de nos élèves de première année qui, dans le cadre de leur stage de formation humaine et militaire, sont répartis sur l'ensemble du territoire. Ils passent plusieurs mois au sein des armées, d'associations civiles, ou encore d'établissements scolaires, où ils participent à des activités de soutien scolaire, ainsi qu'à du mentorat et du tutorat en sciences.
Durant leur stage, nos élèves se rendent dans les lycées et collèges, en binôme, et sont souvent accompagnés d'un ancien élève. Cette initiative est baptisée « opération Monge » en l'honneur du fondateur de l'École, ayant lui-même sillonné le territoire pour repérer les élèves les plus doués en sciences et constituer la première promotion de l'École polytechnique. Elle touche chaque année environ 500 établissements scolaires. En somme, nos initiatives d'information, d'inspiration, de mentorat et de tutorat atteignent environ 25 000 jeunes chaque année.
Nous collaborons avec plusieurs associations, dont Télémaque, qui effectue un travail remarquable, ainsi qu'avec l'association « Du Territoire aux Grandes Écoles ». Nous menons des actions de tutorat-mentorat dans les établissements, tant pour ceux où nos élèves effectuent leur stage, que par le biais de visioconférences tout au long de l'année avec nos enseignants-chercheurs. Ceux-ci dispensent des cours de mathématiques ou de physique, adoptant une approche comparable à la recherche pour faire découvrir les sciences sous un nouvel angle.
Sur notre campus, nous organisons des camps scientifiques qui respectent la parité homme-femme, tout en prenant en compte des critères sociaux ou d'environnement. Ils mêlent des cours scientifiques animés par nos professeurs de classe préparatoire, nos enseignants-chercheurs et nos étudiants, à des activités favorisant la cohésion, la confiance en soi, ainsi que des activités sportives. Nous avons établi un partenariat avec le lycée international, qui héberge cette population mineure dans son internat. Ce format semble fonctionner très efficacement, comme en témoignent l'énergie débordante des promotions et l'arrivée, quelques années plus tard, de ces élèves dans nos écoles.
Nous avons également mis en place récemment des stages « coup de boost » pour les classes préparatoires pendant les vacances de la Toussaint. En effet, si les femmes sont sous-représentées dans les classes préparatoires scientifiques, il s'avère aussi qu'elles abandonnent plus fréquemment durant les premiers mois. Durant ces stages, nous les emmenons dans les calanques pour une semaine dédiée aux sciences, mais également à des activités visant à renforcer leur confiance en soi et leur capacité à travailler en équipe, les incitant à persévérer dans cette voie.
Ensuite, je dois admettre qu'aucune action spécifique au tutorat ou au mentorat des jeunes femmes ayant intégré l'École polytechnique n'est actuellement mise en place. Néanmoins, des groupes et associations de jeunes femmes se réunissent régulièrement. De plus, un groupe de doctorantes bénéficie de l'animation et du soutien d'enseignants-chercheurs et de l'institution elle-même. Nous soutenons également les activités des associations de femmes étudiantes au sein de nos cursus.
Je dois souligner que ces jeunes femmes sont souvent très attachées à la légitimité qu'elles ont acquise en remportant ce concours et en intégrant cette école. Elles n'expriment pas nécessairement le désir de bénéficier d'initiatives qui les distinguent au sein de l'établissement, tout comme beaucoup d'entre elles sont opposées à l'instauration de quotas. C'est un sujet de discussion que j'ai régulièrement avec elles.
Ensuite, depuis plusieurs années, et particulièrement durant la dernière décennie, nous avons constaté un plafond de féminisation aux alentours de 20 % pour le cycle ingénieur par concours. Depuis l'ouverture de nouvelles filières en 2017, nous avons assisté à une augmentation du taux global de parité sur le campus, atteignant environ 30 %.
Vous me demandiez si les quotas étaient suffisants. Ils n'entraîneront pas d'effet miracle. Personne n'empêche les femmes de choisir des classes préparatoires. Pour autant, j'en attends qu'elles reçoivent un signal indiquant qu'elles sont attendues et bienvenues dans ces établissements. Par ailleurs, il est essentiel que ces derniers réfléchissent à la manière de les accueillir et de les accompagner dans leur réussite, une fois qu'elles ne seront plus une minorité. Il me semble qu'un effet de seuil avoisine 30 %. Cet objectif paraît donc judicieusement calibré.
Par la suite, ces quotas devraient suivre l'évolution de la parité dans les filières scientifiques, du moins je l'espère. Il n'existe aucune raison justifiant la non-atteinte, à terme, d'un ratio d'au moins 40 % de femmes et 40 % d'hommes.
Le débat relatif aux quotas dans les classes préparatoires me semble tout à fait légitime, car il s'accompagne d'une politique publique visant à concentrer des ressources dans un environnement privilégié, incluant l'accès à des places d'internat pour favoriser un collectif de travail stimulant et ambitieux pour ces jeunes femmes.
La question se posera également concernant les concours. Je suis consciente de l'importance symbolique que revêtent ces épreuves en matière de méritocratie, pour les écoles d'ingénieurs, et notamment pour l'École polytechnique.
Nous devons vraiment réfléchir à cette question dans une perspective globale, car il s'agit d'une chaîne qui débute dès l'école primaire pour s'étendre jusqu'à l'insertion professionnelle, sans oublier la progression dans les carrières. À chaque étape de cette chaîne, nous devons affirmer notre volonté d'encourager les femmes à s'engager dans des études scientifiques, y compris pour les concours. Nous devons aborder ce sujet avec délicatesse, car le concours de l'École polytechnique est une machine bien huilée. Je suis convaincue que cette transition sera à terme indispensable et bénéfique.
L'instauration de telles mesures ne constituera pas un cadeau fait aux jeunes femmes qui en bénéficieront. Ces dernières peuvent se montrer réticentes. Celles qui ont brillamment passé le concours peuvent percevoir l'éventuelle mise en place de quotas comme une atteinte à leur légitimité au sein des premières promotions. De même, cette décision pourrait susciter un sentiment d'injustice parmi les jeunes hommes qui les entourent. Ils pourraient toujours soupçonner d'avoir été lésés dans leur accession à ces écoles.
Cependant, je suis fermement convaincue que cette initiative représente un cadeau pour les générations futures, en favorisant progressivement l'instauration de la parité dans les études scientifiques.
Mme Dominique Vérien, présidente. - On sait que les filles abandonnent avant la deuxième année de prépa. Votre programme boost est une réponse à ce phénomène. On nous a signalé qu'il fallait les compter encore plus en deuxième année qu'en première année.
Mme Laura Chaubard. - Il convient également d'insister sur les classes « étoiles ». En effet, quelques points de différence dans l'évaluation continue en classes préparatoires entraînent des disparités notables dans les parcours des étudiants. Ceux et celles qui accèdent à la classe étoile, très peu nombreux, se voient dotés de l'opportunité de préparer les concours les plus prestigieux, bien que les autres intègrent d'excellentes écoles d'ingénieurs. Il est indéniable qu'une distinction se manifeste au moment du passage en deuxième année.
Vous m'interrogiez sur un éventuel lien implicite entre la militarité de l'X et un environnement défavorable aux jeunes femmes. Celles-ci s'orientent massivement vers des filières où les violences sexistes et sexuelles sont également très présentes, telles que les professions médicales et artistiques. Cela n'exonère en rien les armées de leur examen de conscience. D'ailleurs, le ministre des armées, Sébastien Lecornu, est particulièrement déterminé à lutter contre la violence sexiste et sexuelle.
Les jeunes femmes qui intègrent l'École polytechnique, sous statut militaire, en retirent une grande fierté et manifestent un attachement particulier à s'engager dans le service public. Actuellement, nous observons que les élèves polytechniciens affichent un véritable intérêt pour celui-ci. Ils sont nombreux à candidater aux corps de l'État. Les jeunes femmes occupent une place significative dans ces aspirations à intégrer la fonction publique ainsi que les armées. Cette volonté n'exonère pas ces dernières de mener une réflexion approfondie sur leurs actions et de poursuivre leur lutte contre les violences sexistes et sexuelles.
Mme Marie-Pierre Monier. - Je m'interrogeais plutôt sur l'éventuelle réticence des femmes au regard des stéréotypes de genre des armées.
Mme Laura Chaubard. - Je suis mal placée pour en parler : je suis une femme militaire.
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je souhaiterais aborder la question des quotas et des classes dites « étoiles ». La pression liée aux concours y est-elle plus forte qu'ailleurs ? Au cours de nos auditions, nous avons évoqué la question du syndrome de l'imposteur qui touche les femmes. Ce phénomène est-il amplifié dans ces classes « étoiles » ? Je me concentre ici sur l'état d'esprit des femmes, me demandant si elles se sentent réellement capables d'atteindre de tels objectifs, face à la rigueur de la compétition qui se joue entre ces jeunes hommes et femmes pour accéder aux concours les plus prestigieux, pensez-vous que cet aspect prenne une dimension psychologique particulière ?
De plus, je me sens obligée de revenir sur le traumatisme que j'ai personnellement subi vis-à-vis des mathématiques depuis l'école primaire. Si l'on m'avait expliqué la finalité de cette discipline - en termes de logique de pensée, mais aussi en termes d'applications concrètes dans les métiers et dans la vie quotidienne, comme la géométrie ou la résolution de problèmes -, je crois que ma perception aurait été différente. On impose aux élèves des exercices mathématiques : soit on développe une aptitude naturelle pour les mathématiques et on les aborde de manière ludique, soit on ressent un blocage, comme c'est mon cas. Personnellement, je ne perçois pas cette approche comme ludique, mais comme traumatisante.
Le fait de travailler sur le plateau de Saclay depuis tant d'années me fait réaliser maintenant que j'aurais adoré intégrer ce milieu. Je n'ai rencontré personne capable de me présenter les mathématiques de façon engageante. En plaisantant avec Cédric Villani, je lui confiais que si j'avais eu un professeur de mathématiques comme lui, ma carrière aurait probablement pris une tournure différente. Il en serait de même si Marie-Pierre Monier m'avait enseigné cette matière.
À mon sens, cet élément revêt une importance capitale au sein des programmes scolaires.
Par ailleurs, je pense que nous ne connaissons pas encore l'effet exact de la réforme Blanquer sur les enseignantes n'ayant pas choisi les mathématiques et se dirigeant vers une formation pour devenir professeures des écoles. Beaucoup d'entre elles ne se projettent pas dans un cadre scientifique et, tout comme moi, souffrent d'un traumatisme lié aux mathématiques. En conséquence, leur appétence pour l'enseignement des mathématiques au niveau primaire risque d'être compromise.
Je crains que nous assistions prochainement à un effet collatéral parmi les nouvelles promotions de professeures des écoles, qui ne seront pas véritablement motivées pour enseigner les mathématiques en primaire. D'où l'importance de la réforme pluridisciplinaire actuellement mise en place par Élisabeth Borne. Elle pourrait, je pense, faire la différence.
Enfin, j'aimerais aborder le sujet du bizutage. Cette pratique a longtemps été considérée comme une tradition dans les grandes écoles, dont Polytechnique. On en entend toutefois moins parler depuis quelque temps.
Je me dois de rendre hommage à Ségolène Royal, qui a été l'une des premières à aborder cette question en 1997. À cette époque, un doyen de l'inspection générale s'en était étonné, car personne ne s'était véritablement engagé sur ce sujet. Ce jour-là, le bizutage a été placé sous les feux de la rampe, ce qui a conduit à des améliorations, voire à sa disparition dans certaines situations excessives.
Une tradition de bizutage ou de mise à l'épreuve persiste-t-elle en classes préparatoires, ou a-t-elle totalement disparu ? De telles pratiques peuvent être traumatisantes pour les jeunes filles.
Quoi qu'il en soit, je vous remercie pour toutes les réflexions que vous avez partagées, car elles alimenteront les échanges avec mes collègues. J'ai partagé avec elles certaines des initiatives que vous avez mises en place. S'il peut s'avérer frustrant de ne pas observer immédiatement des résultats tangibles, je suis convaincue que ces efforts contribueront à briser le plafond de verre. Vous êtes un véritable modèle au sein des établissements que je connais.
Mme Jocelyne Antoine. - Nous avons auditionné la vice-présidente de l'université Aix-Marseille, en charge des questions d'égalité. Elle y met en place une formation des jurys pour lutter contre les biais de genre inconscients. Avant d'envisager l'instauration de quotas, il serait prudent de sensibiliser ceux qui sont chargés de la sélection, y compris en leur faisant prendre conscience de la manière dont ils posent leurs questions. En effet, l'approche adoptée envers une jeune femme peut différer de celle réservée à un jeune homme.
Avez-vous engagé une telle démarche à l'X ?
Mme Laura Chaubard. - Oui, les jurés de l'École polytechnique sont sensibilisés. Toutefois, nous manquons encore de données scientifiques concernant l'approche genrée en matière de pédagogie. Bien que je ne sois pas entièrement convaincue de certains aspects, je reste persuadée que la présence minoritaire des jeunes femmes dans les classes préparatoires influence leur comportement.
Je dois noter que l'X ne recrute que des jurés enseignants-chercheurs, et pas de professeurs de prépa, ce qui réduit notre vivier de recrutement. Les femmes y sont très peu nombreuses, notamment en mathématiques. Nous peinons à les attirer dans nos jurys, car elles sont sursollicitées par ailleurs.
Nous sommes en train d'examiner les façons d'élargir ces viviers pour éviter de n'avoir qu'un juré mono-genré dans les concours de mathématiques.
Ensuite, il est vrai que la compétition est nettement présente en classe prépa, et notamment dans les classes « étoiles ». Pour autant, les effectifs sont souvent réduits à une quarantaine ou une cinquantaine d'étudiants. La solidarité et la collaboration y sont fréquentes. Encore faut-il que des groupes de femmes puissent s'y former lorsqu'elles sont largement minoritaires. Les filles peuvent évidemment travailler avec les garçons - je l'ai fait à mon époque. Néanmoins, je suis persuadée que l'isolement amplifie la perception de la compétition. Cela devient d'autant plus éprouvant lorsqu'il leur est difficile de se retrouver en groupe, à l'internat, pour étudier ensemble après les cours.
Je rappelle que les femmes s'orientent massivement vers des filières plus compétitives : le taux de réussite en première année de médecine est, par exemple, nettement inférieur à celui des concours d'école d'ingénieurs. Ainsi, il me semble qu'un seuil de parité pourrait changer la donne.
Au sein de ces classes, les élèves ne se mesurent pas uniquement à leurs camarades, mais bien dans le cadre d'un concours national qui implique une émulation collective, y compris entre femmes.
Vous évoquiez la formation des professeurs des écoles sur l'enseignement des mathématiques. La majorité d'entre eux possèdent plutôt un bagage littéraire. Il est irraisonnable de leur faire endosser des responsabilités sans une formation adéquate. Le renforcement des compétences mathématiques des professeurs, même a posteriori, ainsi que l'intervention de professionnels ayant une solide formation scientifique ou technique, apparaissent comme une mesure d'urgence à mettre en place dans l'enseignement primaire.
Ensuite, le traumatisme lié aux mathématiques fait écho à des clichés bien ancrés. Nombreux sont ceux qui ont également souffert de leur rapport à l'orthographe ou à la grammaire ; cependant, ces traumatismes semblent s'atténuer avec le temps. À l'inverse, le rejet initial vis-à-vis des mathématiques persiste. Il est courant d'entendre, même dans des soirées entre personnes éduquées, des déclarations telles que : « Je n'ai jamais rien compris aux mathématiques ». Je n'ai jamais entendu personne déclarer : « moi, Victor Hugo m'a toujours ennuyé » de manière aussi décomplexée. Ainsi, nous avons des rapports ambivalents vis-à-vis des mathématiques, qui sont à la fois perçues comme une matière d'excellence et de sélection et, paradoxalement, comme une discipline dont le rejet est socialement acceptable.
Enfin, je suis mal placée pour parler du bizutage en classe préparatoire, n'y étant pas, et ne l'ayant pas connu. Néanmoins, je sais que les proviseurs d'établissements sont depuis longtemps très sensibilisés à ce sujet. De fait, il semblerait que l'on n'entende plus parler de ces pratiques, même si elles persistent dans d'autres filières.
J'ai un rapport très nuancé avec le terme de « tradition ». Ce qui se perpétue dans le temps sans justification valable ne peut qu'éveiller mes soupçons.
En revanche, je peux affirmer que nos élèves d'aujourd'hui restent très attentifs aux rituels. Ils sont parfois perdus ou inquiets face à l'état du monde, ce qui est compréhensible. Cette génération manifeste donc un attachement fort aux rituels que leur offre leur école. La formation humaine et militaire, riche en rituels collectifs, joue un rôle fondamental dans leur insertion dans un groupe. Ils peuvent être extrêmement positifs ; je ne parle pas ici de bizutage ni d'humiliation, mais bien de l'intégration au sein d'un collectif.
Sous statut militaire, nos élèves sont entraînés à servir des objectifs qui les transcendent, dépassant ainsi leurs intérêts personnels d'étudiants, qui ont jusqu'alors principalement optimisé leur performance individuelle. Désormais, ils sont intégrés dans un ensemble où la performance collective prime. Cette dynamique les fait grandir et mûrir très rapidement.
Nous restons très vigilants à cet égard, mais ils sont très enclins à enrichir ces rituels chaque année. Je dois d'ailleurs souvent leur proposer d'en supprimer certains pour en insérer de nouveaux.
Mme Béatrice Gosselin. - Élève, j'étais meilleure en français qu'en mathématiques. Pourtant, en tant que professeure des écoles, j'ai adoré enseigner les mathématiques pendant 42 ans. J'ai pu comprendre des concepts que je ne maîtrisais pas dans mon enfance, et il m'a semblé formidable de pouvoir les transmettre.
Je pense que notre hésitation face aux mathématiques découle en partie d'un manque de lien avec la vie quotidienne. Les mathématiques semblent souvent être une abstraction totale, un ensemble de notions que l'on aborde en classe et dont on se détache une fois les devoirs terminés. Le véritable défi serait d'intégrer les mathématiques dans notre quotidien.
En tant qu'ancienne enseignante du primaire, je peux vous assurer que cette déconnexion existe également dans l'apprentissage des conjugaisons. Pour les enfants, aligner des verbes peut sembler être une tâche barbare. Pourtant, je m'efforçais d'expliquer qu'ils utilisaient cette discipline dans la vie de tous les jours. Il est fondamental d'établir un lien avec la réalité tangible, avec ce que les enfants vivent au jour le jour.
Prenons l'exemple concret des fractions. Il est bien plus facile de les enseigner à des enfants en leur représentant des parts de pizzas qu'en les posant simplement par écrit.
Je suis convaincue que les programmes scolaires, tant en mathématiques qu'en français, doivent être repensés pour mieux s'adapter à la vie quotidienne des élèves. Cette évolution faciliterait leur apprentissage et leur donnerait davantage d'envie d'étudier les mathématiques, tout comme les autres matières.
Il me semble que cette adaptation à la vie de tous les jours est essentielle en primaire, même si le sujet se complique ensuite au collège.
Mme Annick Billon. - Vous avez évoqué l'importance des rôles modèles et le rôle que jouent ces jeunes filles qui intègrent l'École polytechnique et qui se retrouvent particulièrement sollicitées.
En tant que Directrice générale, considérez-vous que vous incarnez également un modèle, d'autant plus que vous n'êtes pas nombreuses à occuper de tels postes dans les écoles d'ingénieurs ? En quoi ce rôle se manifeste-t-il de votre côté ?
Qu'imaginez-vous devoir faire de plus qu'un homme à ce poste ? Pensez-vous que si plus de femmes occupaient des postes à responsabilité dans toutes les strates de la société, nous serions dans cette situation ?
Mme Laura Chaubard. - Lorsque j'ai été nommée à ce poste, j'étais consciente d'être la première femme à l'occuper, mais je n'en mesurais pas pleinement l'impact. J'étais heureuse et fière, comme un homme l'aurait été, et soucieuse de le tenir du mieux possible. Néanmoins, j'ai remarqué, à travers les retours que j'ai reçus - que ce soit de la part d'anciens collègues, de parents d'élèves ou des élèves elles-mêmes - une dimension particulière liée à ma nomination.
Cette année-là, nous célébrions les 50 ans de l'intégration des femmes à l'École polytechnique.
Dans mon quotidien, je ne me contrains pas à agir en me disant : « Je fais cela parce que je suis une femme, alors que je ne le ferais pas si j'étais un homme ». Bien que je sois naturellement sensible à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et à la parité, je ne perçois pas de dimension genrée dans la pratique et le plaisir des mathématiques. Je souhaite les partager avec le plus grand nombre de jeunes femmes et de jeunes hommes. Je ne m'impose pas d'incarner un modèle. À ce poste, l'exemplarité est importante, que l'on soit un homme ou une femme. J'accorde une attention particulière à la parité. Je crois fermement qu'au-delà des femmes occupant des postes de direction d'école, nous avons besoin de modèles de femmes scientifiques et ingénieures.
Nous avons récemment célébré les 50 ans de l'intégration des femmes à l'École polytechnique. J'ai eu le plaisir d'inaugurer l'avenue Anne Chopinet, en sa présence. Elle deviendra l'allée centrale dans le cadre du réaménagement du campus dans les années à venir. Aujourd'hui, nous avons des mères et des grands-mères ingénieures, ce qui constitue un signe d'espoir significatif. Il est en effet difficile de se projeter dans des études ou dans une carrière sans avoir autour de soi des repères familiers du métier d'ingénieur. D'ailleurs, ce terme regroupe une multitude d'opportunités professionnelles.
Il me semble que l'incarnation des métiers scientifiques par des femmes est tout aussi, sinon plus, indispensable que leur représentation à des postes de direction d'école. Ceux-ci sont par ailleurs souvent occupés par des femmes à tous les niveaux de l'éducation.
Je souhaite également faire écho à ce débat ancien entre l'enseignement des mathématiques de la vie quotidienne et l'apprentissage de l'abstraction. N'opposons pas ces deux dimensions, tout comme il serait absurde de comparer l'art figuratif et l'art abstrait. Lorsque nous enseignons les arts plastiques, il est crucial que l'enfant puisse se représenter lui-même, sa famille et son environnement quotidien. Cependant, il est également enrichissant pour lui de s'évader dans l'abstraction, d'y trouver un refuge, un espace de liberté, une construction intellectuelle différente. Il en va de même pour les mathématiques, qui nécessitent une approche qui intègre à la fois le concret et l'abstrait.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Il me reste à vous remercier. Votre parcours est suffisamment riche pour faire de vous un véritable modèle, non seulement en tant que directrice générale de l'École polytechnique - un poste prestigieux, il est vrai -, mais également à travers les autres fonctions que vous avez occupées. Il est important de l'accepter. Je remarque souvent que les femmes se montrent trop modestes, ayant tendance à affirmer : « Moi, non, je ne suis pas un modèle, c'est elle qui l'est, certes, mais pas moi. » C'est regrettable. Nous devons nous affirmer et mettre en avant nos réussites, afin d'inciter d'autres filles à se tourner vers les mathématiques. Béatrice Gosselin a d'ailleurs tout à fait raison de souligner l'importance de commencer dès l'école primaire.
Laure Darcos évoque souvent les ateliers de l'association « La main à la pâte ». Pour ma part, je n'aurais pas été sensible à une telle approche. C'est la dimension ludique et abstraite des mathématiques qui me plaisait. La vie quotidienne m'ennuyait profondément. J'assimilais les mathématiques à de la musique, à une manière de m'évader dans l'abstraction, de rêver autrement ou de jouer.
Ainsi, nous devons découvrir pour chaque enfant la méthode qui lui permettra d'adhérer à cette discipline.
Je partage votre constat selon lequel les mathématiques sont la seule matière pour laquelle on entend des déclarations telles que : « Je suis nul en maths ». Jamais quelqu'un n'oserait dire : « Je ne sais pas bien écrire ou lire ».
Merci pour votre contribution, qui participe à la sensibilisation en faveur d'une plus grande représentation des femmes dans les sciences.
Je précise que notre cycle dédié aux femmes et aux sciences est né d'une idée de Laure Darcos. Nous avons visité l'École Normale Supérieure de Paris-Saclay, et elle a pensé que d'autres jeunes filles devaient pouvoir y accéder.
J'ai moi-même étudié à l'École Spéciale des Travaux Publics (ESTP). Nous n'étions que dix filles sur une promotion de 150 élèves. Je comprends ce que cela signifie d'être peu nombreuses. Je suis la preuve qu'on y survit tout de même.
Nous nous efforçons de contribuer, à notre manière, à favoriser l'accès d'un plus grand nombre de filles dans ces domaines. Je crois fermement qu'une société paritaire est égalitaire et surtout plus sereine.
Mme Laura Chaubard. - Merci à vous pour votre action.
Table ronde sur les
inégalités dans le recrutement et le déroulement de
carrière des femmes scientifiques
(26 juin 2025)
Présidence de Mme Dominique Vérien, présidente
La réunion est ouverte à 08 h 30
Mme Dominique Vérien, présidente. - Chers collègues, Mesdames, Messieurs,
Depuis quatre mois, notre délégation conduit un cycle de travaux consacré à la thématique « Femmes et sciences », sous la coordination de nos rapporteures, Marie-Do Aeschlimann, Jocelyne Antoine, Laure Darcos et Marie-Pierre Monier.
Cette mission vise à identifier les leviers d'action permettant de donner aux filles et aux femmes toute leur place dans les parcours et carrières scientifiques, alors qu'elles ne représentent encore qu'un tiers des chercheurs et un quart des ingénieurs en France.
Nous avons d'ores et déjà consacré de nombreuses auditions à l'enseignement scolaire, secondaire et universitaire des mathématiques et des sciences, aux stéréotypes de genre attachés à ces disciplines, ainsi qu'aux déterminants de l'orientation des jeunes filles vers les filières scientifiques.
La séance du jour porte sur les femmes ayant choisi une formation, puis une carrière dans les sciences. Elles demeurent, encore aujourd'hui, sensiblement moins nombreuses que les garçons à s'engager dans cette voie. En 2023, seulement 13 % des étudiantes diplômées de l'université l'étaient dans les filières STIM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques), contre 40 % des étudiants.
Quelles sont les trajectoires de ces femmes ? À quelles inégalités, discriminations voire violences sont-elles exposées lors de leur recrutement puis au cours de leur carrière ?
Il nous a été indiqué qu'environ une femme sur deux, après avoir opté pour une carrière scientifique, quitte ce champ professionnel au cours des dix années suivant l'obtention de son diplôme. Cette proportion interpelle, d'autant plus dans un contexte de fortes tensions en compétences dans les secteurs liés à la transition numérique, à la transition écologique, à l'intelligence artificielle ou encore à la santé. Ces enjeux nécessitent un vivier scientifique élargi, où la mixité représente un levier d'innovation, de performance et de qualité.
Comment expliquer ce phénomène, souvent qualifié de « tuyau percé », qui conduit à la disparition progressive des femmes dans les filières scientifiques, technologiques et numériques ? Se manifeste-t-il de manière homogène selon les secteurs ou les types de structures - laboratoires de recherche, établissements universitaires, entreprises privées ?
Au-delà de l'identification des freins, il nous appartient de formuler des préconisations opérationnelles. Quels dispositifs permettraient de fidéliser les talents féminins ? Quels leviers activer pour favoriser leur accès aux postes à responsabilité ? Comment structurer des parcours de mentorat efficaces ? De quelle manière faire évoluer les pratiques de recrutement, d'évaluation, de management et de promotion dans les milieux scientifiques ?
Il paraît essentiel de sensibiliser les employeurs et les décideurs à l'apport déterminant de la diversité. La présence accrue des femmes dans les équipes constitue un facteur reconnu de créativité, d'innovation et d'efficacité, tant dans les laboratoires que dans les entreprises. Les stéréotypes de genre et la faible représentation des femmes dans les métiers d'avenir, notamment ceux liés aux technologies et à l'intelligence artificielle, génèrent des coûts économiques qu'il convient de mettre davantage en lumière.
Afin d'aborder ces questions, j'ai le plaisir d'accueillir :
- Mathieu Arbogast, chargé de projets à la Mission pour la place des femmes au Centre national de recherche scientifique (CNRS), membre du Haut Conseil à l'Égalité entre les Femmes et les Hommes (HCE) ;
- Cécile Jolly, économiste, cheffe de projet « Prospective des métiers et des qualifications » au Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, co-autrice du rapport « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons », dont le volet « marché du travail et formation » nous intéresse particulièrement ;
- May Morris, directrice de recherche CNRS à l'Institut des Biomolécules Max Mousseron, coordinatrice du programme de mentorat Femmes & sciences pour doctorantes à l'Université de Montpellier, membre du conseil d'administration de EPWS (European Platform for Women in Science) ;
- Elisabeth Richard, directrice des relations avec la société civile chez ENGIE, membre du HCE et membre du comité de direction de Femmes@numérique.
Je vous souhaite à toutes et tous la bienvenue et vous remercie pour votre présence.
Je précise que cette table ronde fait l'objet d'une captation audiovisuelle en vue de sa retransmission en direct sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat.
Je donne sans plus tarder la parole à Mathieu Arbogast.
M. Mathieu Arbogast, chargé de projets à la Mission pour la place des femmes au CNRS, membre du HCE. - Je vous remercie de m'avoir invité à présenter les actions engagées par le CNRS en faveur du recrutement et de la carrière des femmes scientifiques. Je souhaite également remercier la coprésidente et le coprésident du Comité parité-égalité du CNRS, Béatrice Marticoréna et Jean-Louis Vercher, ainsi que mes collègues de la Mission pour la place des femmes au CNRS, en particulier sa directrice Elisabeth Kohler ainsi que Laura-Flore Jean-Baptiste, pour leur contribution à cette intervention.
Permettez-moi de concentrer mon propos sur les actions concrètes menées par le CNRS, sans m'étendre sur celles portées par des associations partenaires telles que Femmes & Sciences.
En 2024, le CNRS a reçu le prix « Champion européen de l'égalité » décerné par la Commission européenne, récompensant les progrès réels réalisés ces dernières années. Il est toutefois difficile de les maintenir, notamment dans un contexte où les candidatures féminines aux concours de chercheurs, y compris à l'international, tendent à se raréfier dans plusieurs disciplines comme l'astronomie ou la physique. La diversité dans les recrutements reste pourtant indispensable, notamment pour améliorer la qualité de la science.
Le CNRS se compose d'une moitié de personnels relevant des métiers d'ingénierie et de soutien technique (IT), et d'une autre moitié de chercheurs, titulaires ou contractuels. Les logiques d'action varient selon ces deux populations. Historiquement, les politiques en faveur de l'égalité ont davantage bénéficié aux chercheuses qu'aux personnels IT.
Un indicateur significatif concerne la proportion de femmes accédant au corps des directrices de recherche : elles représentaient 25 % en 2010 et 32 % fin 2024, soit une proportion proche de celle observée parmi l'ensemble des chercheuses.
Ces avancées reposent sur plusieurs conditions de réussite.
Premièrement, les diagnostics et actions du CNRS s'appuient sur des recherches scientifiques, en particulier en sciences humaines et sociales, qui méritent d'être pleinement soutenues. Par ailleurs, la politique d'égalité s'inscrit dans la durée, avec la création dès 2001, de la Mission pour la place des femmes. Enfin, cette politique bénéficie d'un engagement fort de la direction générale : le président du CNRS s'implique personnellement et un maillage dense d'acteurs est mobilisé, depuis le Comité parité-égalité jusqu'aux référentes et référents égalité dans les laboratoires.
L'égalité s'insère dans l'ensemble des dispositifs : contrats d'objectifs, plans d'action et démarches d'évaluation européenne HRS4R. Pour les personnels IT, les comités de recrutement sont nombreux, régulièrement renouvelés, et souvent biaisés dans la rédaction des fiches de poste, comme l'a notamment démontré Célia Bouchet dans un article publié dans La Nouvelle Revue du Travail. En revanche, les concours de chercheurs sont organisés par des comités siégeant quatre ans, sur plusieurs postes, ce qui facilite une politique de recrutement plus égalitaire.
Concernant les personnels IT, une vidéo de sensibilisation sera diffusée à tous les jurys. Pour les chercheuses, un dispositif complet a été déployé : état des lieux cosigné dans Nature Human Behaviour par Isabelle Régner, vice-présidente à l'Égalité Femmes-Hommes et à la Lutte contre les Discriminations d'Aix-Marseille Université ; communication mettant en avant les succès féminins ; guide de candidature non genré ; désignation de membres référents chargés d'établir un suivi de la proportion de femmes à chaque étape du concours ; e-learning sur les biais de genre proposé systématiquement à tous les membres des sections ; et incitation forte à une vigilance active, même si aucun quota n'est appliqué.
Par ailleurs, dans le cadre des démarches DORA (Déclaration de San Francisco sur l'évaluation de la recherche) et CoARA (Coalition pour l'avancement de l'évaluation de la recherche), le CNRS préconise une évaluation qualitative plutôt que strictement bibliométrique, cette dernière tendant à défavoriser les femmes. Le modèle implicite du « bon chercheur », associé à l'autorité, à l'assertivité et au dévouement, reste fortement genré au masculin et doit être réinterrogé.
S'agissant des promotions et accès aux responsabilités, les comités sont invités à promouvoir les femmes à proportion de leur présence dans le vivier de promouvables, même en cas de sous-représentation dans les candidatures. Par ailleurs, le Comité parité-égalité a formulé des propositions pour accroître la part des directrices de laboratoire, encore trop faible.
D'autres actions transversales méritent d'être mentionnées : fresque de l'égalité pour sensibiliser l'ensemble des agents ; formations sur les violences sexistes et sexuelles ; attribution paritaire des médailles ; absence de soutien à des manifestations scientifiques où les femmes sont sous-représentées ; valorisation des femmes scientifiques dans la communication écrite et visuelle ; dispositifs d'accompagnement au projet de carrière dans certaines disciplines (physique, informatique) ; études régulières, comme celle précitée de Célia Bouchet sur la faible reconnaissance des métiers IT féminins.
La parentalité fait également l'objet d'ajustements : prolongation de contrat après un congé maternité ; maintien à taux plein d'une prime annuelle pour les IT ; déduction de 18 mois par enfant pour l'évaluation des chercheurs ; « packs » de financement de retour de congé maternité dans plusieurs instituts ; financement de crèches éphémères lors d'événements scientifiques.
Enfin, nous encourageons l'intégration du sexe et du genre dans les objets de recherche du CNRS. Nombre d'avancées en la matière sont dues à des chercheuses, et contribuent à rendre la science plus inclusive.
Ces efforts s'avèrent indispensables dans un environnement où les biais de genre apparaissent dès l'enfance et se renforcent tout au long de la carrière : en postdoctorat, les femmes quittent davantage la recherche après une naissance ; le sexisme, plus encore que la parentalité, explique leur départ de l'université ; l'autopromotion reste moins bien perçue lorsqu'elle émane d'une femme ; les lettres de recommandation véhiculent un sexisme bienveillant ; les disciplines féminisées sont moins financées, y compris pour les hommes qui y travaillent ; les femmes sont découragées de soumettre aux revues les plus prestigieuses et pénalisées dans les arbitrages sur l'ordre de signature ; leurs publications sont évaluées plus lentement ; et les mères renoncent plus souvent aux mobilités professionnelles.
Face à un système aussi complexe, une réponse systémique s'impose.
Je vous remercie de votre attention et suis à votre disposition pour répondre à vos questions.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie vivement pour votre intervention. Je cède à présent la parole à Madame Cécile Jolly, membre du Haut-commissariat à la stratégie et au plan.
Mme Cécile Jolly, économiste, cheffe de projet « Prospective des métiers et des qualifications » au Haut-Commissariat à la stratégie et au plan, co-autrice du rapport « Lutter contre les stéréotypes filles-garçons ». - Le Haut-Commissariat a produit un rapport portant sur les stéréotypes et les inégalités de fait, en se concentrant particulièrement sur les enfants et les adolescents jusqu'à leur entrée sur le marché du travail.
Si l'on s'en tient aux débouchés, les femmes demeurent minoritaires dans de nombreux métiers mobilisant des compétences scientifiques, technologiques et mathématiques de haut niveau, qui figurent parmi les plus rémunérateurs. Elles représentent aujourd'hui moins d'un quart des effectifs dans les professions d'ingénierie informatique, de recherche en entreprise privée, d'ingénierie industrielle ou du bâtiment, avec une progression très faible dans le temps.
Nos prospectives ne montrent pas d'amélioration significative de cette tendance, et certaines filières, comme l'informatique et l'industrie, connaissent même un ralentissement de leur féminisation. Seules deux exceptions se distinguent, bien que sous l'effet de stéréotypes de genre : la médecine, où les femmes sont désormais autant représentées que les hommes, malgré une ségrégation persistante selon les spécialités (majoritaires en pédiatrie, minoritaires en chirurgie), et les cadres de la banque et de l'assurance, caractérisés par une répartition relativement équilibrée entre femmes et hommes. Ces secteurs ont connu une féminisation progressive au fil du temps, dont la dynamique se poursuit encore aujourd'hui.
Ces constats renvoient à des stéréotypes de genre fortement ancrés dès l'enfance. Le stéréotype selon lequel « les garçons sont meilleurs que les filles en mathématiques » reste encore partagé par un quart des enfants de 11 à 17 ans. Chez les 18-24 ans, on observe paradoxalement un regain d'adhésion aux stéréotypes, bien qu'il s'agisse généralement du groupe d'âge le moins marqué par les préjugés. De 62 % en 2014, ils ne sont plus que 53 % en 2022 à adhérer très fortement à l'idée selon laquelle « les filles ont autant l'esprit scientifique que les garçons ».
Un autre stéréotype particulièrement préoccupant réside dans l'assignation des femmes aux métiers du care, qui constitue le second levier majeur de leur détournement des filières scientifiques. La déperdition des filles dans ces filières s'observe à chaque étape : menace du stéréotype et perte de confiance en mathématiques dès le primaire, abandon progressif dans les choix de spécialités au lycée, orientation vers des filières plus genrées dans le supérieur (écoles de commerce, médecine, biologie), et enfin, écart entre formation et emploi à la sortie du système éducatif.
Les enquêtes montrent que les jeunes femmes qui ont suivi des cursus scientifiques exercent moins souvent que les jeunes hommes les métiers pour lesquels elles se sont formées. Elles s'orientent majoritairement vers la finance ou le conseil, plutôt que vers les secteurs scientifiques correspondant à leur formation. Et quand elles accèdent à ces métiers, elles tendent à les quitter plus rapidement. Cette situation s'explique en partie par des biais genrés, souvent inconscients, dans les processus de recrutement et sur le lieu de travail.
Des recruteurs peuvent, implicitement, préférer recruter un homme dans un milieu masculin. Parallèlement, les femmes peuvent éprouver un malaise dans ces milieux, le sexisme demeurant la première cause de discrimination sur le marché du travail. Si la mixité ne garantit pas à elle seule l'égalité, elle en constitue néanmoins une condition indispensable. Ce phénomène s'observe également en miroir dans des secteurs très féminisés : un homme travaillant dans la petite enfance rencontrera des difficultés similaires liées à son appartenance au sexe minoritaire.
C'est pourquoi nous plaidons pour une approche systémique fondée sur un continuum d'actions, tout au long du parcours de formation et d'insertion. Les choix de formation sont également conditionnés par l'environnement social, et notamment par les familles. Les parents, premiers prescripteurs de l'orientation, peuvent déconseiller à leurs filles certaines filières, jugées peu mixtes ou susceptibles de les exposer à des situations de sexisme. Une enquête conduite par l'école d'informatique parisienne Epitech auprès d'élèves de terminale et de leurs parents a clairement mis en évidence ce facteur d'autocensure.
Les politiques publiques disposent, à cet égard, de leviers à chaque étape du parcours. Les freins à l'accès des filles aux filières scientifiques et techniques ont des effets cumulatifs qui nuisent, à terme, à leur insertion, à leur mobilité et à leur progression de carrière. La ségrégation sexuée des métiers constitue l'un des facteurs explicatifs des écarts de rémunération entre les femmes et les hommes -- même si la parentalité demeure aujourd'hui la première cause d'inégalités salariales.
La question du vivier constitue un enjeu déterminant. Les employeurs peuvent faire valoir l'absence de candidatures féminines ; or, sans politiques proactives en faveur de la constitution de ces viviers, les déséquilibres constatés perdureront. Ce cercle est, par nature, autorenforçant et appelle donc une action volontariste.
À cette fin, plusieurs recommandations peuvent être formulées. Il convient d'abord de généraliser la formation à la pédagogie égalitaire en mathématiques, tant dans le cadre de la formation initiale que continue des enseignants, cette dernière n'étant pas aujourd'hui systématisée. Il paraît également nécessaire de mettre en place un plan d'action en faveur de la mixité des formations, assorti d'objectifs chiffrés de progression.
Des dispositifs incitatifs tels que des bonus sur les plateformes Affelnet et Parcoursup pourraient également être envisagés, au bénéfice des filles comme des garçons qui s'orienteraient dans des spécialités et des filières où leur sexe est minoritaire. En effet, les garçons sont eux aussi sous-représentés dans certaines filières, notamment dans le champ sanitaire et social, où les besoins en recrutement restent particulièrement importants. Pour ces métiers majoritairement réglementés, la formation initiale demeure déterminante puisqu'elle conditionne l'accès à la profession.
Enfin, il conviendrait de prolonger cette logique jusqu'au processus de recrutement. La transposition prochaine de la directive européenne relative à la transparence salariale constitue une opportunité pour intégrer des indicateurs de progression de la mixité professionnelle dans les outils d'évaluation des entreprises, à l'image de l'index de l'égalité professionnelle. Ils permettraient de rendre visibles les efforts réels engagés, ou au contraire les retards persistants. En effet, les dispositifs de name and shame relèvent pleinement d'une politique publique visant à renforcer l'égalité professionnelle.
Ces propositions s'inscrivent dans une logique de cohérence de l'action publique. Il convient de rappeler à ce titre les apports significatifs de la loi Sauvadet dans la fonction publique en matière d'égalité salariale, ainsi que les avancées introduites plus récemment par la loi Rixain s'agissant de la présence de femmes dans les comités exécutifs et les comités de direction des entreprises françaises.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je me permets de rappeler que c'est la loi Billon-Vérien-Filleul qui a permis de prolonger les avancées portées par la loi Sauvadet concernant la place des femmes dans la haute fonction publique et mérite, à ce titre, d'être pleinement citée. Puisque la loi Rixain est désormais citée en lieu et place de la loi Copé-Zimmermann, il apparaît tout aussi légitime de faire valoir cette nouvelle étape. Il n'est pas inutile de le souligner, y compris dans une logique d'autopromotion féminine, que nous devons pleinement assumer.
Mme Cécile Jolly. - Les métiers à dominante féminine demeurent globalement moins valorisés. Nos travaux montrent en effet qu'à diplômes et caractéristiques individuelles équivalents, les métiers féminins sont en moyenne moins rémunérateurs que les métiers mixtes. À l'inverse, dans les métiers mixtes, les écarts de rémunération entre femmes et hommes sont plus marqués. Une nouvelle fois, la mixité, bien qu'essentielle, ne constitue pas à elle seule une garantie d'égalité.
Je me tiens naturellement à disposition pour répondre à vos questions.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Dix ans après la loi Sauvadet, nous avons effectivement mené une analyse qui a mis en lumière des écarts persistants, y compris dans la fonction publique, où l'égalité de traitement devrait pourtant prévaloir à niveau et grade équivalents. Ainsi, dans la fonction publique hospitalière, une directrice des soins perçoit, à caractéristiques comparables, une rémunération inférieure à celle d'un directeur des services techniques. Je souligne volontairement la dimension sexuée de ces fonctions.
Je me tourne désormais vers May Morris, chercheuse et coordinatrice d'un programme de mentorat.
Mme May Morris, directrice de recherche CNRS à l'Institut des Biomolécules Max Mousseron, coordinatrice du programme de mentorat « Femmes et sciences » pour doctorantes à l'Université de Montpellier, membre du conseil d'administration de EPWS (European Platform for Women in Science). - Je vous remercie, Madame la Présidente, Mesdames les Rapportrices et Sénatrices, de me donner l'opportunité de vous présenter les obstacles rencontrés par les femmes dans les carrières scientifiques, ainsi que les réponses que nous y apportons.
Le programme de mentorat que j'ai coordonné sous l'égide de l'association Femmes & Sciences vise à accompagner les jeunes femmes scientifiques à un moment charnière de leur parcours ; celui du doctorat.
La carrière des femmes dans les disciplines STIM demeure semée d'embûches. De nombreux défis les découragent ou freinent leur progression, contribuant ainsi à la persistance du plafond de verre et au phénomène du tuyau percé. Si les femmes quittent la science, c'est parce que notre écosystème scientifique, historiquement masculin et encore marqué par des pratiques patriarcales, demeure incohérent, injuste, et tolère des pratiques délétères : stéréotypes, discriminations, sexisme ambiant, violences physiques ou psychologiques, arrogance, condescendance et mansplaining perdurent, et doivent impérativement être reconnus et sanctionnés.
Parmi les problèmes persistants, la maternité et les conditions de recrutement restent des sujets sensibles dans l'ensemble du paysage scientifique. Une politique du « pas de vague » prévaut trop souvent, certaines réalités étant volontairement occultées.
Sur le terrain, les difficultés sont nombreuses : cooptation au sein de réseaux masculins, invisibilisation des femmes, manque de reconnaissance, absence d'écoute et de soutien, comportements biaisés conduisant à des discriminations, sentiment d'exclusion, dénigrement, humiliations, isolement, violences, harcèlement physique et moral. Ces éléments concourent à créer des environnements de travail toxiques.
Permettez-moi d'insister sur la problématique particulière du congé parental en cas de contrat à durée déterminée. Lorsqu'une chercheuse prend un congé maternité, le versement des prestations par la Sécurité sociale entraîne la suspension du contrat initial, et les crédits de recherche mobilisés peuvent être perdus ou remboursés très tardivement, faute de procédure uniforme entre les tutelles. Nombreuses sont les femmes que nous accompagnons et qui, à l'approche de ce congé, ignorent leurs droits ou les solutions envisageables. Cette incertitude dissuade également certains chercheurs, hommes comme femmes, de recruter de jeunes femmes en âge d'avoir des enfants.
Pour faire face à ces multiples difficultés, le programme de mentorat vise à accompagner les jeunes femmes scientifiques à un moment décisif de leur parcours. Ce dispositif constitue à la fois un réseau d'entraide, de soutien et d'accompagnement, ainsi qu'un vecteur de diffusion progressive de bonnes pratiques au sein des institutions scientifiques. Il repose sur un réseau de mentors, hommes et femmes, engagés pour proposer un accompagnement personnalisé, rassurant et stimulant, répondant à un besoin clairement identifié.
Chaque mentor établit avec sa mentorée une relation de confiance fondée sur l'écoute active, l'échange, le soutien et les encouragements. Les conseils prodigués, ancrés dans l'expérience du monde scientifique, visent à renforcer l'épanouissement professionnel et la capacité d'agir des doctorantes, quelles que soient leurs disciplines. Le mentorat se développe dans un cadre bienveillant et structuré, rythmé par des ateliers de formation, des cercles de discussion et des témoignages de femmes scientifiques ayant construit des parcours diversifiés après leur doctorat.
Entièrement porté par des bénévoles - membres de l'association Femmes & Sciences, coordinatrices locales, comités d'organisation et mentors -, ce programme s'inscrit dans une logique ascendante (bottom-up), fondée sur l'engagement collectif. À Montpellier, par exemple, 150 scientifiques issus de disciplines variées participent à ce réseau, offrant ainsi aux doctorantes une pluralité de modèles et de parcours.
L'accompagnement s'inscrit dans la durée (douze mois) et se structure autour de trois axes :
1. Des rencontres individuelles entre mentor et mentorée, organisées mensuellement. La doctorante choisit son mentor à l'issue de séances de speed-meeting, à partir de présentations brèves et engagées des profils disponibles. L'appariement repose sur l'affinité, la confiance et la volonté partagée d'instaurer un dialogue régulier et bienveillant pendant douze mois.
2. Des cercles de mentorat, conçus comme des ateliers thématiques en petits groupes sur des sujets variés : confiance en soi, choix entre carrière académique ou hors-académique, mobilité internationale, etc. Ces échanges ont lieu dans un climat informel, propice à la libération de la parole des doctorantes.
3. Des ateliers et témoignages de femmes ayant obtenu un doctorat et poursuivi des carrières scientifiques épanouissantes. Ces interventions apportent une ouverture précieuse sur les trajectoires possibles et viennent compléter les contenus proposés par les formations académiques.
Les mentors bénéficient d'une formation spécifique et adhèrent à une charte définissant les engagements réciproques, notamment l'absence d'obligation de résultat en matière d'insertion professionnelle. Un comité pilote veille à l'adaptation et à l'amélioration continue du dispositif.
Un système de suivi et d'évaluation est également mis en place. Les échanges demeurent strictement confidentiels, mais des fiches permettent d'identifier les thématiques abordées afin d'ajuster les contenus proposés aux besoins exprimés par les doctorantes. En fin de programme, un annuaire facilite la poursuite des liens et l'inscription durable dans le réseau. Au terme de dix années d'existence, plusieurs anciennes mentorées sont à leur tour devenues mentors, illustrant la dynamique de transmission au coeur du programme.
Les doctorantes ne sont en aucun cas tenues de participer à l'ensemble des activités : elles s'engagent à leur rythme, en fonction de leurs besoins. Le programme se conclut par une soirée de témoignages particulièrement marquante, au cours de laquelle mentors et mentorées qui le souhaitent prennent la parole pour partager leur expérience et évoquer les apports du mentorat.
Lancé en 2015 à Montpellier, le programme s'est rapidement déployé à Toulouse puis à Paris-Saclay. Aux côtés de Julie Batut et Marina Kvaskoff, nous avons conçu une boîte à outils partagée, afin de structurer et diffuser le savoir-faire acquis au sein de l'association. Le réseau inclut aujourd'hui de nombreuses villes françaises, animé par des coordinatrices issues de Femmes & Sciences, avec le soutien de multiples tutelles et universités. Membre de la plateforme européenne Eument-net, le programme entretient un lien étroit avec d'autres initiatives européennes dédiées aux femmes scientifiques.
Plus de 1 000 doctorantes ont été accompagnées et la participation croît d'année en année, tant en nombre de sites qu'en volume de bénéficiaires. À la demande du ministère, une évaluation qualitative et quantitative a été conduite en 2023-2024, portant sur 800 mentorées accompagnées entre 2015 et 2023. Ce rapport met en lumière une très forte satisfaction à l'égard des ateliers, cercles et témoignages. Plus de 98 % des participantes recommandent le programme, évoquant des mots-clés comme « soutien », « confiance », « partage », « réseau ».
Le taux d'insertion professionnelle atteint près de 70 % dans les trois mois suivants la soutenance de thèse, témoignant de l'efficacité du programme pour enrayer le phénomène du tuyau percé et favoriser le maintien des femmes dans les carrières scientifiques.
Les effets constatés sont nombreux : développement de la confiance en soi, renforcement de l'ambition et de la motivation, atténuation du « syndrome de l'imposteur ». Le programme suscite désormais l'intérêt d'autres institutions souhaitant le décliner pour des publics différents.
Le mentorat permet également aux doctorantes d'élargir leur horizon en découvrant le fonctionnement du monde scientifique au-delà de leur propre laboratoire, en accédant à d'autres environnements de recherche et en s'ouvrant à la diversité des parcours. Elles ont ainsi l'opportunité de rencontrer et d'échanger avec des rôles modèles choisis, au sein d'un réseau structuré de mentors, composé de femmes et d'hommes.
Ce dispositif favorise également l'appropriation des codes tacites du milieu scientifique, souvent non explicités dans les formations académiques, mais essentiels à l'évolution professionnelle. Il encourage une réflexion sur les choix de carrière dans un cadre sécurisé, fondé sur l'écoute, le respect et la bienveillance. La relation de mentorat vient ainsi en complément du rôle du ou de la directrice de thèse, sans jamais s'y substituer.
Les doctorantes y trouvent un espace pour valoriser leurs compétences, prendre conscience de leur potentiel, renforcer leur confiance en elles et consolider leur positionnement professionnel. Cette dynamique s'inscrit dans un processus d'évolution personnelle et professionnelle, rendu possible par l'appartenance à un réseau de soutien pérenne.
Ce programme favorise la constitution d'un véritable réseau de solidarité et de sororité, tout en contribuant de manière concrète à l'insertion professionnelle des jeunes chercheuses. Il répond à un besoin impérieux à l'étape du doctorat qui, généralement, amorce le phénomène du tuyau percé. Cet environnement bienveillant et structurant constitue un véritable safe space, indispensable dans un milieu scientifique encore marqué par des comportements toxiques, sexistes et discriminants. Il s'agit également d'un espace d'émancipation, permettant aux doctorantes de rêver leur avenir et de se projeter librement dans leur carrière scientifique.
Ce dispositif leur offre la possibilité de faire entendre leur voix sans contrainte hiérarchique, dans un cadre d'écoute respectueuse. Il constitue enfin un vecteur de diffusion de bonnes pratiques, au service d'une culture de la solidarité intergénérationnelle, interinstitutionnelle, multiculturelle, incluant des femmes et des hommes.
Je vous remercie de votre attention.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Merci beaucoup pour votre intervention. Je laisse la parole à Elisabeth Richard, qui interviendra au titre de Femmes@numérique, et nous apportera également un éclairage sur les modalités d'accueil et d'intégration des femmes dans les entreprises.
Mme Elisabeth Richard, directrice des relations avec la société civile chez ENGIE, membre du HCE et membre du comité de direction de Femmes@numérique. - Merci, Madame la Présidente, Mesdames les Rapporteures et Mesdames les Sénatrices de m'avoir conviée à cette table ronde.
Je remercie également Elisabeth Moreno, présidente de Femmes@numérique, qui m'a proposé d'intervenir en son nom, n'ayant pu être présente aujourd'hui. Je suis heureuse de la représenter, ainsi que la dynamique à l'oeuvre sur ces sujets dans notre pays. Mon engagement se situe à la croisée de plusieurs sphères : le collectif Femmes@numérique, le HCE et le monde de l'entreprise. Depuis deux décennies, je m'investis dans la reconnaissance de la place des femmes dans notre société.
J'aborde cette intervention avec beaucoup d'humilité, car je mesure la richesse des analyses qui ont été présentées. Ces constats résonnent profondément avec ce que j'observe sur le terrain, tant dans les entreprises que dans le cadre de Femmes@numérique. Ce collectif fédère l'État, les associations, les entreprises ainsi qu'un réseau actif de bénévoles, essentiellement constitué de femmes scientifiques. Il incarne une dynamique structurée, déterminée, comparable à celle de Femmes & Sciences, et enrichie par une diversité d'initiatives remarquables sur l'ensemble du territoire.
Nombre d'entreprises industrielles, scientifiques ou technologiques, s'engagent en faveur de la mixité sans aucune réserve. ENGIE, par exemple, est présidée par une ingénieure, Catherine MacGregor, et le recrutement de jeunes femmes issues de ces filières constitue une priorité stratégique. Par ailleurs, les trajectoires féminines ne s'interrompent pas après dix ans de carrière : chaque talent se voit accompagné, soutenu, et encouragé à évoluer vers des responsabilités de haut niveau.
L'arsenal législatif français offre, à cet égard, un socle exceptionnel. En comparaison internationale, rares sont les pays disposant d'un cadre aussi avancé. Je me souviens des débats qui ont entouré l'adoption de la loi Copé-Zimmermann. À l'époque, de nombreuses voix affirmaient qu'aucune femme ne disposait du profil requis pour siéger dans un conseil d'administration. Aujourd'hui, les conseils d'administration du CAC 40 comptent 50 % de femmes et les performances économiques atteignent des sommets. L'argument selon lequel les talents féminins feraient défaut a perdu toute crédibilité.
Pourquoi les jeunes filles demeurent-elles si peu nombreuses dans les filières scientifiques ?
Permettez-moi de partager une hypothèse fondée sur mon expérience. Depuis vingt ans, j'observe une montée considérable des violences faites aux femmes. Très tôt, avant même la crise sanitaire, j'ai travaillé sur les violences intrafamiliales en entreprise. Réfractaire à investir ce sujet, la direction m'opposait alors l'argument de la séparation entre sphère privée et sphère professionnelle. L'irruption du télétravail durant le confinement a balayé cette frontière artificielle, l'espace domestique ayant intégré l'espace professionnel.
Nous avons alors été confrontés à des situations de violences touchant directement certaines de nos collaboratrices. Ce choc a agi comme un révélateur. Pour la première fois, la direction générale a réagi sans détour, en m'offrant « carte blanche » pour agir.
Depuis quatre ans, les 11 millions de factures envoyées chaque année par ENGIE comportent les numéros d'urgence : 39 19, 17, 114. Cette mesure traduit un engagement de service public, mais également un message adressé à nos clientes, à nos collaboratrices, et à l'ensemble de la société. Elle a permis une libération de la parole au sein du groupe ENGIE. De nombreuses femmes ont osé s'exprimer, parfois pour elles-mêmes, souvent pour leurs filles.
En 2024, ma rencontre avec Angélique Cauchy a profondément transformé mon regard. Victime de viols commis par son entraîneur de tennis entre l'âge de 12 et 14 ans, cette jeune femme m'a sollicitée afin de porter son combat au sein du groupe ENGIE. Son témoignage s'accompagne d'un constat accablant : en France, un enfant sur sept subit des violences dans le cadre d'activités sportives ordinaires. Parmi ces victimes, 85 % sont des filles. Sur les 7 millions d'enfants licenciés dans un club sportif, environ 900 000 relèvent de cette statistique tragique.
Angélique m'a alors livré une vérité bouleversante : les jeunes filles ayant subi de telles violences évitent ensuite, durablement, tout environnement à dominante masculine. Le lien avec les filières scientifiques, souvent perçues comme des espaces masculins, devient évident. La notion de safe space prend ici une dimension décisive.
Chez ENGIE, nous avons conditionné l'ensemble de nos partenariats sportifs à la mise en oeuvre de dispositifs de prévention. Aucun événement ne bénéficie de notre soutien sans engagement sur ces enjeux. Ce principe s'applique rigoureusement et produit déjà des effets concrets. Soucieuse d'évaluer la réalité de terrain, je me suis rendue auprès des jeunes. Les échanges ont confirmé l'analyse d'Angélique : les jeunes filles victimes de violences se détournent massivement des filières techniques, dès lors qu'elles y perçoivent une majorité masculine. Ce retrait constitue une réalité structurelle, et l'ampleur du phénomène impose une prise de conscience collective.
La chute récente de la part des filles à l'École polytechnique - de 21 % à 16 % en une seule année - doit être interprétée comme un signal d'alarme. Une diminution de cinq points ne saurait s'expliquer par une variation conjoncturelle. Elle manifeste, au contraire, l'installation d'une dynamique régressive, malgré les efforts engagés. Le déploiement du mentorat, la multiplication des programmes d'accompagnement, les cercles d'intérêt, les actions de terrain, ou encore les dispositifs tels que Tech pour Toutes ou Capital Filles, témoignent d'un engagement constant. Et pourtant, le recul s'accentue.
Ce paradoxe révèle une cause profonde. Les violences subies durant l'enfance façonnent durablement les trajectoires des petites filles, et le refus d'intégrer des univers masculins en constitue une conséquence directe.
Il devient impératif de concevoir une réponse collective. Entreprises, associations, pouvoirs publics, collectivités territoriales, l'ensemble des acteurs doit s'unir pour imaginer des dispositifs permettant aux jeunes filles d'accéder sans crainte aux filières scientifiques.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie pour votre intervention. Cette tendance à la sexualisation croissante des professions mérite toute notre attention, d'autant qu'elle ne saurait être attribuée à une moindre capacité à affronter la complexité ou la compétitivité. La médecine en constitue une démonstration éclatante : malgré un environnement éminemment sélectif, les jeunes femmes y sont de plus en plus nombreuses, y compris dans des spécialités exigeantes comme la chirurgie. Plusieurs collègues ici présentes peuvent d'ailleurs attester que leurs filles s'y engagent avec détermination.
À l'inverse, d'autres secteurs connaissent une masculinisation déclinante : à l'École nationale de la magistrature, la sous-représentation masculine devient préoccupante.
Il semble qu'au-delà d'un seuil de 30 % de représentation, un groupe ne se perçoive plus comme minoritaire. En-deçà, au contraire, l'effet de minorisation devient manifeste et potentiellement dissuasif. Cette perception pourrait expliquer pourquoi certains jeunes hommes se détournent de métiers perçus comme « féminins », souvent synonymes de moindre reconnaissance symbolique. Il convient également d'interroger la corrélation entre féminisation des métiers et dévalorisation salariale : une profession majoritairement exercée par des femmes tend à être moins bien rémunérée, ce qui peut contribuer à l'éloignement des hommes.
Inversement, les femmes demeurent sous-représentées dans des environnements professionnels à forte dominante masculine, parfois en raison du climat de violence ou d'hostilité qui s'y déploie. À cela s'ajoute, me semble-t-il, un phénomène plus insidieux : l'influence de certains réseaux sociaux véhiculant des discours masculinistes, qui banalisent la violence, y compris dans la sphère conjugale, et réintroduisent des formes de domination comme mode d'expression générationnel.
Dès lors, comment interpréter cette accentuation des clivages genrés dans les trajectoires professionnelles ?
Elle conduit à une moindre présence des jeunes femmes dans les disciplines scientifiques dites « dures », mais également à un déficit de garçons dans des secteurs où leur participation reste pourtant nécessaire.
Mme Cécile Jolly. - La ségrégation sexuée horizontale tend à reculer dans son ensemble. Cette évolution s'explique notamment par une progression de l'accès des femmes à certains métiers, notamment ceux de cadre. Toutefois, des clivages importants subsistent, en particulier dans les professions très techniques - celles dont il est question ce matin - ainsi que dans les métiers d'employés et d'ouvriers.
Pour ces deux dernières catégories socio-professionnelles, la répartition reste profondément genrée : les aides-soignantes, les auxiliaires de vie ou les assistantes maternelles sont quasi exclusivement des femmes, tandis que les ouvriers du bâtiment ou de l'industrie demeurent très majoritairement des hommes. Les évolutions les plus notables proviennent davantage d'une féminisation progressive de certaines filières et métiers, comme dans le bâtiment. À l'inverse, les métiers historiquement féminins liés au care ne connaissent aucune masculinisation.
Cette répartition genrée reflète des stéréotypes profondément enracinés. Persiste ainsi l'idée que les hommes doivent assumer la responsabilité principale des revenus du foyer - une norme implicite de la masculinité encore difficile à déconstruire. Or, les métiers féminisés, souvent plus récents dans leur structuration professionnelle, sont moins valorisés financièrement, ce qui n'incite pas les hommes à les rejoindre.
Les rôles sociaux, en particulier l'assignation des femmes au care, pèsent également lourdement dans les trajectoires éducatives et professionnelles. Chez les jeunes filles, l'impact des prescripteurs apparaît particulièrement prégnant : nombre d'entre elles ne se dirigent pas de manière autonome vers les métiers du soin ou de l'aide à la personne. Une fois engagées dans ces filières, elles se heurtent fréquemment à une réalité déceptive : conditions de travail éprouvantes, horaires contraignants, recours massif au temps partiel contraint, déplacements multiples et non rémunérés. Même lorsque le taux horaire atteint le niveau du SMIC, la rémunération mensuelle demeure largement insuffisante. Cette prise de conscience intervient tardivement, à l'épreuve du terrain, rendant toute réorientation ultérieure particulièrement complexe.
Mme Elisabeth Richard. - ENGIE soutient le programme Capital Filles, qui vise à accompagner les jeunes filles issues de quartiers prioritaires ou de territoires ruraux vers des carrières scientifiques. J'ai eu l'occasion de participer à une rencontre à la Maison de la radio, aux côtés de lycéennes venues découvrir les métiers du futur. J'intervenais après une représentante de L'Oréal, qui évoquait les nombreuses opportunités scientifiques au sein de son entreprise. Sa prise de parole s'accompagnait de visuels représentant des figures emblématiques comme Julia Roberts et des slogans évocateurs tels que La vie est belle, de Lancôme.
Au fond, cette intervention posait une question essentielle : celle du rôle modèle. Les jeunes filles expriment le besoin de travailler dans une industrie qui les inspire et les fait rêver.
De notre côté, nous avons beaucoup évolué. Nous ne parlons plus simplement d'industries, mais de métiers de la décarbonation, de la protection de l'environnement, des énergies renouvelables. Ces missions ont du sens et résonnent profondément auprès des nouvelles générations. Il a toutefois fallu mener un travail de fond pour transformer l'image de nos entreprises industrielles, les rendre plus attractives et permettre à ces jeunes filles de s'y projeter.
La présidente de Siemens nous a d'ailleurs sollicités pour comprendre comment nous étions parvenus à susciter l'intérêt de ces jeunes filles. Il ne s'agit pas uniquement d'offrir des postes bien rémunérés : l'essentiel réside dans la capacité à leur permettre de se projeter.
Elles aspirent, comme cela a été souligné précédemment, à évoluer dans des safe spaces. J'en suis convaincue : plus les entreprises et les institutions scolaires seront protectrices, plus les jeunes femmes oseront s'engager dans ces filières - et l'effet sera réciproque.
Mme May Morris. - J'aimerais revenir sur la notion de safe space, en particulier au regard des bonnes pratiques issues du mentorat transversal. Nous avons été confrontées à de nombreux témoignages - parfois graves - qui n'avaient jusqu'alors trouvé aucun espace pour être exprimés ou traités. Ces paroles se sont libérées précisément parce que le dispositif de mentorat offrait un cadre protecteur, sans lien hiérarchique ni enjeu d'évaluation. Ce réseau permet ainsi de faire émerger des situations problématiques que les doctorantes, souvent isolées au sein de leurs institutions ou placées sous des tutelles multiples, ne savent pas toujours comment ou à qui signaler.
Grâce à ce cadre de confiance, nous avons pu accompagner plusieurs d'entre elles, y compris en engageant des discussions avec les tutelles concernées pour identifier des issues et proposer des solutions concrètes. C'est pourquoi je crois fondamental de garantir, au-delà d'un simple espace d'écoute ponctuel, un safe space pérenne où les jeunes femmes peuvent s'exprimer sans crainte de répercussions.
Plusieurs mentors se sont également confiées, partageant des récits de harcèlement, d'abus, voire de viols. Ces femmes sont devenues des rôles modèles, non pas parce qu'elles incarnent des figures idéalisées comme Julia Roberts, mais parce qu'elles sont des femmes, mères de famille parfois, et elles-mêmes marquées par des parcours heurtés par le sexisme ou la violence.
Ce type de témoignage, lorsqu'il émerge dans un cadre sécurisé, ouvre la voie à une prise en charge constructive, à l'émergence de solutions, à l'édification collective d'un environnement plus protecteur. Il me semble ainsi essentiel de penser ces safe spaces non pas comme des dispositifs à la marge, mais comme des éléments structurants de toute politique d'égalité.
M. Mathieu Arbogast. - En réponse à votre question sur l'orientation et la répartition sexuée des métiers, il convient, me semble-t-il, de distinguer deux volets : d'une part, la société dans son ensemble, et d'autre part, le fonctionnement institutionnel.
Sur le plan sociétal, les biais de socialisation genrée restent puissants. Une étude récente révèle que, dans les expositions scientifiques, les parents passent plus de temps à expliquer les contenus exposés à leurs fils qu'à leurs filles. Ce constat, dont les parents n'ont souvent pas conscience, montre à quel point les représentations influencent l'orientation dès le plus jeune âge. L'impact de l'entourage familial sur les trajectoires révèle, de toute évidence, l'ampleur du défi.
Sur le plan institutionnel, une étude conduite au CNRS sur la mobilité horizontale de nos personnels IT sur douze ans -- soit plus de 8 000 agents -- met en lumière une tendance préoccupante : la mixité diminue. Lors des changements de poste, les agents se dirigent vers des environnements déjà genrés : les femmes rejoignent des métiers féminisés, les hommes des secteurs à dominante masculine.
Cette dynamique met en lumière un double enjeu : d'une part, celui de la formation, abondante dans la fonction publique comme dans le secteur privé ; d'autre part, celui du fonctionnement et de la culture institutionnels, qui peuvent encourager -- ou freiner -- les mobilités vers des domaines moins stéréotypés. L'étude menée a permis de mettre en évidence ce phénomène encore peu interrogé et insuffisamment traité.
Mme May Morris. - Au-delà des stéréotypes, les témoignages recueillis au quotidien, tant au CNRS qu'à Montpellier, révèlent un sexisme encore profondément ancré.
Le sexisme ordinaire, qu'il s'agisse de mansplaining, d'attitudes condescendantes ou de dénigrement, constitue un véritable facteur de mal-être. Ces comportements, banalisés, s'accumulent et finissent par peser lourdement sur les femmes, jusqu'à provoquer des départs ou des réorientations vers des environnements féminins, perçus comme des safe spaces.
Il me semble essentiel d'ouvrir une véritable réflexion sur ces mécanismes. Nombreux sont les hommes qui n'en mesurent ni la portée ni les effets délétères.
M. Mathieu Arbogast. - Je souhaite également insister sur l'enjeu du sexisme et des violences, que j'aurais dû mentionner plus tôt. Les atteintes psychologiques soulignées par May Morris peuvent s'avérer aussi destructrices que les violences physiques ou sexuelles. Le sexisme, y compris dans ses formes dites ordinaires ou « bienveillantes », demeure très présent, y compris chez des personnes dont on attendrait qu'elles aient intégré les principes d'égalité.
Un exemple récent m'a été rapporté : une jeune chargée de recherche nouvellement recrutée au CNRS - ce qui suppose une réussite exceptionnelle à un concours extrêmement sélectif - s'est vu asséner par un collègue plus ancien : « De toute façon, tu as été recrutée parce que tu es une femme. » Cette remarque, profondément dévalorisante, l'a atteinte de plein fouet et a compromis, dès ses débuts, la confiance qu'elle avait en elle.
Il ne s'agit pas d'autocensure, mais bien de mécanismes de censure institutionnelle ou relationnelle, qui freinent l'engagement et l'ambition des femmes. Une directrice de recherche m'a également confié avoir reçu une évaluation si humiliante d'un projet qu'elle portait, qu'elle a tout simplement renoncé à déposer d'autres dossiers.
Mme Jocelyne Antoine, rapporteure. - Je vous remercie pour la richesse de vos interventions, qui éclaire déjà nombre de points. Quelques questions subsistent néanmoins.
D'abord, sur les stéréotypes de genre qui influencent encore l'orientation professionnelle des jeunes, ainsi que sur l'impact persistant de la maternité dans les trajectoires des femmes, y compris parmi les nouvelles générations. Pourriez-vous revenir sur ce volet spécifique de votre étude ?
Votre rapport de mai 2025 formule une vingtaine de propositions précises. Quelle réception ont-elles rencontrée ? Certaines ont-elles été mises en oeuvre ? Les pouvoirs publics s'en sont-ils saisis ?
La traduction concrète des idées demeure l'enjeu central, d'autant que les reculs semblent aujourd'hui l'emporter sur les avancées.
Vous avez également évoqué les violences subies par les enfants, notamment dans le sport, et leurs répercussions sur les choix d'orientation. Dans ce prolongement, je souhaiterais vous interroger sur l'influence des réseaux sociaux. La violence qui s'exprime sur TikTok atteint, ces derniers mois, un degré particulièrement préoccupant. On y observe une misogynie virulente, une forme de dégradation de la figure féminine et de sa place dans la société, au travers de contenus extrêmement choquants.
Cette tendance trouve-t-elle un écho dans vos travaux, notamment en ce qui concerne les interrogations des jeunes et l'influence des générations ? Mesure-t-on l'influence des réseaux sociaux et la violence qui s'y déploie ?
Enfin, concernant les dispositifs de sensibilisation et les référents égalité - notamment au CNRS - quel accueil rencontrent-ils sur le terrain, en particulier auprès de vos collègues masculins ?
Mme Laure Darcos, rapporteure. - Je tiens à vous remercier, car cette table ronde spécifique aux parcours scientifiques et aux enjeux de carrière constitue, à mes yeux, un apport fondamental à nos travaux.
Je souhaite également attirer votre attention sur l'exposition massive des mineurs à la pornographie en ligne. Malgré des années de mobilisation, un tribunal administratif a récemment annulé les mesures visant à restreindre l'accès à ces contenus. Pourtant, nous avons reçu des témoignages accablants : un enfant sur deux de moins de 14 ans a déjà été confronté à de la pornographie violente. Ce type de contenus façonne une vision dégradante des femmes, avec des conséquences graves sur les comportements et la construction sexuelle des adolescents.
Dans l'ensemble des auditions et témoignages que nous avons recueillis, un point revient de manière récurrente : l'autodétermination se construit très tôt, entre 5 et 10 ans. Or, il me semble que la sensibilisation des parents constitue un levier fondamental, ces derniers s'adressant différemment à leurs filles. Certaines études sociologiques l'ont démontré clairement : même lorsque les deux parents sont issus du milieu de l'ingénierie, ils n'orientent pas nécessairement leur fille vers ces filières. Ce constat invite à une prise de conscience plus large. Il me paraît donc essentiel de sensibiliser les professionnels eux-mêmes, notamment dans les entreprises, afin qu'ils incitent explicitement leurs enfants - et en particulier leurs filles - à se projeter dans les métiers scientifiques.
Par ailleurs, je salue les initiatives relatives aux rôles modèles, en particulier celles que vous avez évoquées au CNRS, et qui, me semble-t-il, se déploient également dans d'autres établissements publics. De même, le mentorat joue un rôle précieux, une fois les parcours engagés.
Toutefois, nous restons profondément attachés à une sensibilisation plus précoce. Il conviendrait d'intervenir dès le collège, de manière régulière et pas uniquement à l'occasion d'événements ponctuels comme La Fête de la Science. Il ne s'agit pas nécessairement de mobiliser de grandes figures comme Claudie Haigneré - que j'admire profondément et que nous avons d'ailleurs reçue récemment -, mais elle-même reconnaît que son parcours peut sembler hors de portée.
Nous devons multiplier les figures de proximité : des étudiantes ou de jeunes professionnelles capables de s'adresser à ces adolescentes, de leur assurer que les sciences sont accessibles, que derrière leur apparente abstraction se cachent des métiers concrets, porteurs de sens, y compris dans des secteurs perçus, à tort, comme moins attractifs.
J'ai notamment été frappée par la visibilité accordée au stand de L'Oréal lors du salon VivaTech, dont l'ampleur témoigne d'une volonté affirmée de valoriser les carrières scientifiques. Les associations nous l'ont d'ailleurs indiqué : ces actions de sensibilisation, bien qu'indispensables, mobilisent fortement les intervenantes, tant sur le plan professionnel que personnel. Même si elles ne sont pas encore assez nombreuses, leur présence auprès des collégiens constitue un levier déterminant pour favoriser l'égalité d'accès aux filières scientifiques.
La sursollicitation des femmes dans les jurys de recrutement constitue également un enjeu majeur. Du fait de leur sous-représentation, elles sont très fréquemment sollicitées afin d'assurer une forme de parité dans les instances de sélection. Ce déséquilibre crée un cercle vicieux, dans lequel une minorité assume une charge disproportionnée, avec un impact réel sur leur charge mentale et leur disponibilité. Il serait utile de réfléchir à des mécanismes de rééquilibrage de cet investissement.
La question des congés maternité demeure centrale. De nombreuses femmes témoignent d'un ralentissement ou d'un blocage dans leur progression professionnelle, en lien avec la maternité. En outre, assumer un poste à l'étranger devient particulièrement complexe lorsqu'aucun dispositif n'est prévu pour accompagner la famille. Lors des travaux menés dans le cadre de la loi de programmation pour la recherche (LPR), nous avons tenté d'identifier des solutions. Il pourrait être pertinent de s'inspirer des pratiques en vigueur dans le réseau diplomatique, où des mesures d'accompagnement du conjoint sont parfois envisagées.
De surcroît, certains témoignages que nous avons reçus font état d'appropriations abusives de travaux scientifiques. Il s'agit d'un véritable vol scientifique, doublé d'une violence hiérarchique. Il serait utile qu'un comité de déontologie soit institué pour dénoncer ces pratiques et permettre la libération de la parole.
Je souhaiterais conclure sur la question des quotas dans les classes préparatoires, actuellement à l'étude avec Elisabeth Borne. Permettez-moi de partager une expérience personnelle en lien avec la loi Copé-Zimmermann. J'ai suivi la formation du Certificat Administrateur de Sociétés portée par l'IFA et Sciences Po, mais n'ai jamais été retenue pour intégrer un conseil d'administration. N'étant ni dirigeante d'un grand groupe ni directrice financière, je ne corresponds pas aux profils habituels. On promeut les mêmes, au sein des mêmes réseaux, contribuant ainsi à un plafond de verre persistant.
Pourtant, dans d'autres domaines, les quotas ont démontré leur utilité. En politique, leur introduction a suscité des réticences, mais sans ces mesures volontaristes, nous n'aurions pas avancé. Je tiens d'ailleurs à saluer l'engagement constant de la gauche en faveur de la parité. La réforme de 2015, imposant des binômes femme-homme aux élections départementales, a marqué une étape essentielle, en dépassant la logique d'appoint des femmes en position de suppléance.
Ainsi, je suis convaincue que l'instauration de quotas devient aujourd'hui une nécessité. S'agissant des classes préparatoires, plusieurs scientifiques suggèrent de cibler spécifiquement le passage entre la première et la deuxième année de classe préparatoire. En effet, si de nombreuses jeunes filles franchissent avec motivation l'étape de Parcoursup pour intégrer une classe préparatoire, beaucoup décrochent avant d'atteindre la deuxième année. Leur adresser un signal clair, avec l'instauration d'un quota de 30 % en deuxième année, pourrait les inciter à poursuivre.
Mme Jocelyne Antoine. - Madame Morris, j'aimerais savoir si votre programme de mentorat intervient également en amont, à des niveaux plus précoces du parcours scolaire.
Connaissez-vous par ailleurs d'autres structures qui oeuvrent en ce sens ?
Une telle mobilisation serait essentielle, eu égard à la chute très marquée du nombre de jeunes femmes entre la première année de classe préparatoire et les années suivantes.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je relaie une question transmise par notre collègue Marie Mercier, à destination d'Elisabeth Richard.
Elle s'interroge sur le chiffre évoqué par Angélique Cauchy - « 1 enfant sur 7 victime de violences » - et souhaite en connaître l'origine précise : cette donnée provient-elle d'une étude dédiée au sport ou résulte-t-elle d'un croisement de données ?
Mme Annick Billon. - Je tiens à vous remercier, Mesdames, Monsieur, pour la qualité de votre présentation.
Vous avez évoqué plusieurs pistes intéressantes, parmi lesquelles les crèches éphémères, le mentorat ou encore les fresques de l'égalité. Il est rassurant de constater que ce dernier outil peut être mobilisé de manière vertueuse, contrairement à certains usages observés dans le milieu hospitalier, où il a parfois véhiculé des messages contraires aux principes d'égalité.
Nous observons, dans nos territoires, un désengagement croissant vis-à-vis de l'engagement bénévole. Plusieurs auditions antérieures l'ont souligné : nombre de femmes très engagées, notamment dans des associations comme Femmes & Sciences, expriment une forme d'épuisement, car leur engagement se fait souvent au détriment de leur carrière ou de leur vie personnelle.
Dans ce contexte, Madame Morris, pourriez-vous préciser la part des hommes dans vos dispositifs ?
Par ailleurs, je me réjouis de retrouver Elisabeth Richard, dont chacun connaît l'engagement, et avec qui nous avons eu l'occasion de partager un déplacement à New York, dans le cadre de la CSW, en présence également de notre collègue Olivia Richard.
Je me joins également à la question soulevée par notre collègue Marie Mercier : si le témoignage présenté par Angélique Cauchy est fondé sur un ressenti compréhensible, il me semble néanmoins essentiel de rappeler qu'une politique publique ne saurait reposer sur un sentiment.
Vous avez évoqué le chiffre d'un enfant sur sept, notamment dans le cadre des violences dans le sport. De quelles violences parle-t-on précisément ? Vous avez également mentionné que 85 % des jeunes filles seraient concernées : sur quelle base ces données reposent-elles ?
Il me semble, à ce stade, indispensable de disposer d'un état des lieux rigoureux, afin d'évaluer l'impact réel de ces violences sur l'orientation des jeunes filles. C'est à cette condition que nous pourrons formuler des réponses fondées sur des éléments incontestables.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Permettez-moi de préciser la raison pour laquelle, avec Marie Mercier et Annick Billon, nous nous interrogeons sur les chiffres, notamment celui de 85 % de filles concernées. Lorsque Marie et moi avons corédigé un rapport sur les violences sexuelles faites aux mineurs, nous avions constaté qu'avant la puberté, les garçons étaient, eux aussi, particulièrement exposés. Les abus touchent presque autant les garçons que les filles à ce stade. Ce n'est qu'après la puberté, et bien sûr à l'âge adulte, que les femmes deviennent très majoritairement les victimes.
C'est pourquoi nous souhaitons obtenir des précisions sur les sources et les périmètres de ces données.
Mme Elisabeth Richard. - Les chiffres proviennent du ministère des sports. Je viens de les vérifier à nouveau. Nous communiquons largement sur ces données, à travers des campagnes de sensibilisation et des clips diffusés depuis plusieurs mois. Les statistiques -- édifiantes -- s'inscrivent dans le cadre de la stratégie officielle de prévention des violences portée par le ministère des sports. Si les études demeurent trop peu nombreuses, les témoignages recueillis dans les milieux du sport et du parasport révèlent l'existence de pratiques, de comportements et de propos inappropriés.
Ainsi, 79,2 % des athlètes interrogés déclarent avoir subi au moins une forme de violence psychologique, 40 % des violences physiques, et 28,2 % des violences sexuelles.
Ces données ont été présentées officiellement par Amélie Oudéa-Castéra en 2023. Une autre étude, conduite en Belgique (étude CASES), aboutit à des résultats similaires.
Mme Annick Billon. - Ma question portait également sur le lien entre les violences subies durant l'enfance et les choix d'orientation scolaire ou professionnelle.
Mme Elisabeth Richard. - La notion de safe space est au coeur de ce sujet. Comme plusieurs intervenantes l'ont souligné, les jeunes filles s'orientent majoritairement vers des filières dans lesquelles elles se sentent en sécurité, où la présence féminine paraît suffisante pour garantir un environnement perçu comme protecteur.
Mme Laure Darcos. - Elles demandent également une augmentation du nombre de places en internat pour faciliter leur poursuite d'études. D'autres suggèrent, sans aller jusqu'à la non-mixité, de pouvoir être regroupées au sein des classes, afin de constituer un noyau de solidarité féminine, dans lequel elles se sentent davantage soutenues.
Mme Elisabeth Richard. - Les jeunes filles ne veulent plus prendre de risques et expriment clairement le besoin d'être ensemble plutôt qu'isolées. Cette tendance ne relève pas d'un simple ressenti : les données disponibles révèlent un phénomène massif et éclairant. Le lien entre pratiques sportives, exposition aux violences et poursuite d'études soulève des questions essentielles sur les déterminants de l'orientation.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Ce phénomène s'inscrit plus largement dans un climat sociétal général, car les mécanismes observés dans le milieu sportif se retrouvent également à l'école, dans les études supérieures, ou dans le cadre familial.
Je vous laisse à présent répondre aux différentes questions formulées par nos rapporteures.
Mme May Morris. - Sur la question des rôles modèles et des interventions précoces, l'association Femmes & Sciences s'implique d'ores et déjà en amont du lycée, y compris dans des établissements du premier degré. À titre d'exemple, Julie Batut, à Toulouse, a lancé le programme Primaths, qui intervient dans les écoles maternelles et primaires avec un discours adapté. À cet égard, il convient de souligner que les femmes assurent une part prépondérante - voire l'intégralité -- de ces interventions, ce qui contribue à un épuisement tangible, lié à leur forte mobilisation en faveur du changement.
S'agissant plus spécifiquement du mentorat à destination des doctorantes, l'exemple de Montpellier montre une participation masculine comprise entre 15 % et 20 %, selon les années. Les hommes engagés sont souvent pères de jeunes filles engagées dans des études supérieures ou conjoints de femmes scientifiques. Ils ont ainsi pleinement conscience des freins existants et souhaitent activement s'y confronter. Il conviendrait, à terme, de sensibiliser plus largement les hommes à ces enjeux, le mentorat pouvant constituer un levier d'évolution des représentations.
Concernant l'existence de programmes de mentorat à des niveaux plus précoces, quelques dispositifs peuvent être mentionnés. L'Institut Supérieur de l'Aéronautique et de l'Espace (ISAE-Supaéro) pilote ainsi le programme OSE (Ouverture Sociale Étudiante). Les Cordées de la réussite, bien que relevant d'une autre logique, participent également à cette dynamique. L'association Femmes & Sciences a, pour sa part, candidaté à l'appel à projets « Un enfant, un mentor ». Le projet présenté visait spécifiquement les territoires ruraux. Il n'a pas été retenu, mais des actions ont néanmoins été menées, notamment sous forme d'ateliers de sensibilisation à destination d'enseignants du secondaire, à l'initiative du rectorat de Montpellier. Le lycée Champollion de Lattes illustre également une initiative pertinente : un dispositif de « cadettes » met en lien des lycéennes en option ingénierie avec des femmes ingénieures.
Un déploiement plus systématique supposerait un travail étroit entre les collèges et les lycées. La contrainte majeure réside dans l'organisation du temps : les jeunes étant mineurs, toute intervention en dehors du temps scolaire requiert des autorisations spécifiques et pose des difficultés logistiques. Malgré tout, de nombreux programmes de mentorat existent, au-delà du champ scientifique, et l'association Femmes & Sciences reçoit de nombreuses sollicitations.
Un point d'attention particulier porte sur la reconnaissance de l'engagement des mentors. Alors que les femmes supportent souvent une charge bénévole importante, sans compensation, il conviendrait d'envisager une valorisation effective de cet investissement. Celle-ci pourrait ne pas être uniquement financière, mais également intégrée dans les parcours de carrière, à l'image de ce qui se pratique en Suisse ou en Allemagne, où le mentorat est reconnu comme un critère dans les promotions professionnelles.
S'agissant enfin des questions d'intégrité et de déontologie, j'accompagne actuellement trois personnes confrontées à des formes de harcèlement moral et physique, exercées par des supérieurs hiérarchiques ayant commis des atteintes à l'intégrité scientifique, notamment par l'appropriation de travaux ou de sujets.
Je suis également impliquée dans un cas plus récent, où un chercheur s'est tristement illustré par un mansplaining manifeste. Ce comportement a constitué un signal d'alerte précoce, suivi, quelques mois plus tard, par une tentative d'appropriation de résultats scientifiques.
Mme Laure Darcos. - Pourriez-vous expliciter le terme mansplaining, afin de mieux en comprendre les implications ?
Mme May Morris. - Le mansplaining désigne l'attitude d'un homme qui impose son point de vue à une femme, en prétendant lui expliquer un sujet qu'elle maîtrise souvent mieux que lui. Un collègue est intervenu de manière condescendante, affirmant, sur un ton paternaliste, mieux connaître l'interdisciplinarité sous prétexte de son expérience à Paris, de ses vingt doctorantes ou de ses cinquante jurys. Lorsque je lui ai répondu calmement en rappelant que nos parcours étaient comparables, il s'est emporté.
Cette posture initiale a rapidement évolué vers des comportements plus violents et une tentative manifeste d'appropriation de mes travaux. Je me trouve aujourd'hui encore engagée dans cette situation, que j'ai signalée par tous les canaux disponibles au sein du CNRS. Les dispositifs de remontée d'alerte existent, ils sont nombreux et accessibles. Encore faut-il qu'ils soient suivis d'effet.
Ainsi, il apparaît indispensable de disposer de cellules de signalement pleinement opérationnelles, car réduire la déontologie ou l'intégrité à la seule question de la fraude scientifique relève d'une approche restrictive.
Mme Cécile Jolly. - La pénalité à la maternité désigne l'écart de revenus constaté entre les femmes et les hommes dix ans après la naissance des enfants. Ce différentiel, qui n'existe pas du côté de la paternité, est aujourd'hui bien établi scientifiquement. À mesure que d'autres facteurs d'inégalités ont été en partie corrigés par la loi, cet écart persiste et s'explique essentiellement par deux phénomènes : l'interruption de carrière et la réduction du temps de travail. Ces mécanismes s'observent dès l'entrée sur le marché du travail, puis produisent des effets cumulatifs sur l'ensemble de la trajectoire professionnelle.
La perte de revenus devient particulièrement visible trois ans après la naissance, marquant l'écart le plus important entre le revenu initial et celui que les femmes auraient perçu si elles n'avaient pas eu d'enfant. Ce phénomène a des conséquences majeures, à la fois sur les parcours professionnels féminins, sur les droits à la retraite, et plus largement sur la participation des femmes à l'économie. Or, dans un contexte de déclin démographique et de ralentissement de la croissance de la population active, la stagnation du taux d'activité féminin constitue un vrai sujet d'inquiétude.
Ce taux reste stable depuis dix ans aux âges de la parentalité, pourtant décisifs en matière de contribution à la protection sociale. Si la France ne se situe pas parmi les pays les moins performants d'Europe, elle n'atteint pas non plus les niveaux les plus élevés. Cette stabilité concerne en particulier les femmes peu diplômées, souvent placées en position de second apporteur de revenus au sein du couple. Lorsqu'un homme gagne davantage, c'est généralement la femme qui s'arrête de travailler. Les données montrent que lorsqu'une femme perçoit un salaire supérieur à celui de son conjoint, elle poursuit son activité sans en réduire le volume. À l'inverse, un homme dont les revenus sont moindres maintient son emploi à temps plein. Cette logique d'arbitrage perpétue une répartition inégalitaire des charges parentales et domestiques, observée de manière constante dans toutes les enquêtes.
Par ailleurs, je considère que les violences s'enracinent dans les stéréotypes, lesquels participent activement à leur perpétuation. La dévalorisation du féminin, profondément ancrée dans ces représentations, ouvre la voie à des actes graves. Le même mécanisme s'observe à l'égard des enfants : on s'en prend à celles et ceux perçus comme fragiles.
À cet égard, il semble indispensable de changer le regard porté par les hommes. Il s'agit non seulement de les encourager, mais aussi de les obliger à prendre un congé paternité plus long, car en l'état, les employeurs ne les y incitent pas, voire les en dissuadent. Or, tous les spécialistes s'accordent à dire que l'égalité se construit dès la petite enfance. Ce que l'on observe dans ses premières années, on le reproduit ensuite.
C'est pourquoi nous plaidons pour un allongement du congé paternité, avec une durée obligatoire, dont une partie serait prise en dehors du congé de maternité. L'objectif est de permettre aux pères de s'impliquer concrètement dans les tâches parentales et d'en mesurer les exigences.
Le congé parental, réformé à plusieurs reprises, continue de produire un effet désincitatif à l'emploi pour les femmes les moins diplômées : dans les couples où les revenus sont équivalents, ce sont presque toujours elles qui s'arrêtent de travailler. Aujourd'hui, malgré les réformes, 0,5 % des hommes ont recours au congé parental.
Parallèlement, il convient de permettre aux femmes de reprendre leur activité dans de bonnes conditions, ce qui implique une offre de garde suffisante, incluant les crèches, les assistants maternels et des dispositifs d'accueil scolaire adaptés. L'objectif reste de garantir à toutes les mères qui le souhaitent la possibilité de retravailler, sans renoncer à la qualité de l'accueil de leurs enfants.
Nos propositions s'inscrivent dans un contexte plus large de prise de conscience. Les politiques publiques ont certes permis des avancées, mais les progrès ralentissent et certaines inégalités de genre s'approfondissent. Ce constat justifie que nous agissions collectivement pour notre avenir, celui de nos enfants et des enfants à naître. Les mesures annoncées par la ministre Elisabeth Borne vont d'ailleurs dans le même sens que nos recommandations.
Nous défendons pour notre part des objectifs chiffrés de progression de la mixité, davantage que des quotas rigides. La mixité est définie par un seuil d'au moins 35 % du sexe minoritaire dans les filières éducatives et dans l'emploi.
Pour permettre d'engager un cercle vertueux et atteindre des objectifs raisonnables, on propose une progression de la mixité de 2 % par an. Car il serait irréaliste d'espérer atteindre 40 % de jeunes filles dans les filières du numérique d'ici 2030, alors qu'elles ne représentent actuellement que 7 % des effectifs. À l'appui, nous proposons un système de bonification pour les établissements les plus engagés, afin d'encourager les efforts et d'éviter de pénaliser ceux qui rencontrent déjà des difficultés à cet égard.
Enfin, la question du numérique soulève des inquiétudes croissantes. Nous ne disposons pas, à ce jour, d'éléments permettant d'établir un lien de causalité formel entre la résurgence des stéréotypes de genre et la consommation intensive de contenus numériques par les enfants et les adolescents. En revanche, cette consommation - y compris de plateformes comme Pornhub, notamment par les garçons - est parfaitement documentée. Et les corrélations observées soulèvent des préoccupations majeures.
L'abondance de contenus dits « gris » -- échappant à l'application de la loi -- inquiète par ses effets insidieux : ceux-ci contribuent à une dévalorisation persistante de la figure féminine et renforcent les stéréotypes. Les algorithmes, en orientant les jeunes vers des contenus conformes à leur genre supposé, participent à cette polarisation : les adolescentes sont exposées à des influenceuses valorisant l'apparence et la beauté, tandis que les adolescents suivent des contenus traitant de jeux vidéo ou sportifs voire diffusant des discours masculinistes.
Certaines enquêtes laissent entrevoir un phénomène préoccupant déjà observable dans d'autres pays développés. Nous constatons aujourd'hui un phénomène de polarisation, non seulement entre groupes sociaux, mais également à l'intérieur même des groupes de sexes. Historiquement, le recul de l'adhésion aux stéréotypes de genre observé au cours des trente dernières années s'expliquait notamment par la progression du niveau d'éducation, le recul de la pratique religieuse et, plus largement, par une dynamique de convergence entre les perceptions des hommes et celles des femmes.
Or, les résultats récents de l'enquête que nous avons menée montrent un infléchissement de cette tendance. Entre 11 et 14 ans, les filles présentent un haut degré d'adhésion aux stéréotypes, qui tend à diminuer significativement entre 15 et 17 ans. Chez les garçons, en revanche, cette diminution reste marginale. Ce décalage constitue en soi un sujet d'alerte.
L'origine exacte de ce phénomène reste difficile à établir, ce qui souligne la nécessité de conduire des études approfondies. Dans cette perspective, nous formulons des propositions spécifiques concernant l'environnement numérique, en particulier la nécessité de mieux caractériser les contenus dits « gris », particulièrement stéréotypés.
Nous recommandons à cet égard d'interroger régulièrement les plateformes numériques sur les mesures mises en oeuvre pour limiter la diffusion de ces contenus, dans le cadre d'un mécanisme de name and shame annuel. Contrairement à une idée reçue, cette démarche apparaît techniquement réalisable : les usages des adolescents restent concentrés sur un nombre restreint de plateformes et de contenus, ce qui permettrait un ciblage efficace des actions à mener.
M. Mathieu Arbogast. - Il m'est difficile de prendre la parole après des interventions aussi fortes sur les violences sexistes et sexuelles, mais je souhaite néanmoins apporter quelques éléments complémentaires. Nombre des constats formulés rejoignent les analyses que la présidente et moi-même avons portées dans le rapport 2025 du HCE sur l'état du sexisme en France, notamment sur le service public de la petite enfance ou l'allongement du congé paternité obligatoire.
Par ailleurs, le baromètre du HCE, bien que récent, met en évidence cette polarisation genrée préoccupante, à la fois rapide et marquée. Les données convergent avec les résultats d'enquêtes internationales, telles que « Gender and Generation » ou l'enquête sociale internationale ISSP, dont certains modules sur les valeurs et le genre confirment cette tendance.
S'agissant de l'action du CNRS, nous nous appuyons sur un réseau de 600 référentes et référents égalité à l'échelle nationale. Ce maillage repose souvent sur des binômes ou trinômes, couvrant près de la moitié des 1 000 laboratoires répartis sur le territoire. La désignation des référentes et référents peut parfois relever d'une logique formelle, sans réelle appétence pour le sujet de la part de la personne concernée. Néanmoins, nous constatons qu'une culture de l'égalité émerge progressivement dans nos laboratoires, et les équipes nous sollicitent de plus en plus spontanément.
Pour garantir la légitimité de ces référentes et référents, il paraît indispensable de leur délivrer des lettres de mission claires. Ces documents leur permettent d'affirmer qu'ils s'inscrivent dans une politique institutionnelle structurée, et non dans une démarche militante isolée.
La sursollicitation des femmes, notamment dans le cadre des comités de sélection universitaire, constitue une difficulté bien identifiée. La question reste complexe, car il n'est pas aisé d'affirmer qu'il faudrait désormais réduire la part des femmes dans certains dispositifs, au motif qu'elles y sont aujourd'hui surreprésentées. Cette situation s'explique en partie par une répartition inégale des charges et par le fait que toutes les activités ne bénéficient pas de la même reconnaissance institutionnelle. Il conviendrait sans doute d'envisager des mécanismes de régulation -- comme des plafonnements du temps passé en comités de sélection ou en présidence de jury --, mais la réflexion reste à approfondir.
S'agissant de la double carrière, nous avions formulé une proposition au CNRS visant à mettre en place un dispositif permettant, lorsqu'une personne est susceptible d'être recrutée, d'accompagner également son ou sa conjointe dans la recherche d'un poste. Ce type de démarche suppose souvent des partenariats, notamment avec l'APEC, et peut engendrer un certain coût. Sa mise en oeuvre reste inégale selon les contextes, mais elle me semble pertinente et mériterait d'être expérimentée, même si elle n'a pas encore été retenue à ce stade, dans un environnement institutionnel où les priorités s'avèrent nombreuses.
Concernant les quotas, il n'existe pas, à ce jour, de consensus au sein du CNRS. Ils suscitent à la fois des soutiens et des réticences, selon le périmètre, les modalités et les objectifs envisagés. Il convient néanmoins de rappeler que certains quotas ont été mis en place dans les comités de recrutement, où ils ne suscitent plus de débat particulier.
Enfin, sur la question du surinvestissement des femmes par rapport aux hommes, il importe de l'affirmer sans détour : la responsabilité nous incombe, à nous, les hommes. Ce sont nos comportements, nos pratiques, qu'il convient d'interroger et de transformer.
De nombreuses chercheuses font aujourd'hui état d'un temps disponible de plus en plus restreint, bien moindre que dix ou quinze ans auparavant. Leur engagement, notamment dans les associations ou dans des actions extérieures à leurs missions statutaires, n'en est que plus remarquable. Cette évolution met toutefois en lumière une problématique structurelle : celle de la reconnaissance et de la valorisation des activités. Il apparaît indispensable d'objectiver cette réalité, en procédant à un recensement précis des tâches effectivement assumées au sein des laboratoires, assorti d'une pondération tenant compte du temps qu'elles mobilisent. Certaines activités donnent lieu à une reconnaissance, par le biais d'heures complémentaires ou dans les processus de promotion ; d'autres restent totalement inconsidérées. Or, à ce jour, aucune mise à plat de ces contributions n'est systématiquement menée.
La question du bénévolat renvoie également à celle de l'obligation. Sur ce point, je rejoins pleinement les propos précédents. Le lien avec le congé de paternité me semble particulièrement éclairant. Une étude de l'INED conduite par Ariane Pailhé et Anne Solaz a notamment mis en évidence que les hommes ayant effectivement pris leur congé paternité contribuaient plus directement à une répartition plus équilibrée des tâches au sein du couple.
Certes, un biais de sélection demeure : ceux qui font ce choix sont souvent déjà plus enclins à s'impliquer davantage dans la sphère familiale. L'instauration d'un caractère obligatoire permettrait de neutraliser cette variabilité et de réduire la charge mentale pesant sur les salariés qui, aujourd'hui, s'interrogent : « Ai-je le droit de prendre l'intégralité de mon congé ? Ma ou mon responsable hiérarchique le percevra-t-il positivement ? Mes collègues se moqueront-ils de moi ? ».
Dès lors qu'une mesure devient une norme, les dynamiques collectives s'en trouvent profondément modifiées : le regard de l'employeur évolue, tout comme les pratiques organisationnelles.
Mme Elisabeth Richard. - Permettez-moi d'apporter une dernière précision concernant les données évoquées : elles figurent dans le plan national de lutte contre les violences faites aux enfants, présenté par Elisabeth Borne pour la période 2023-2027. Il s'agit de chiffres officiels, disponibles sur le site du Gouvernement : un enfant sur sept est exposé à des violences dans le sport, toutes formes confondues. Ces statistiques, aussi saisissantes soient-elles, contribuent à une prise de conscience croissante, y compris dans les entreprises, où ces enjeux sont désormais mieux identifiés.
Je souhaiterais également revenir sur les effets du contexte international, et en particulier sur les signaux en provenance d'Amérique du Nord. Ils produisent, de manière croissante, un impact perceptible en France. Si les grands groupes poursuivent activement leurs engagements, conformément aux objectifs affichés, une tendance plus préoccupante se dessine dans certaines entreprises de taille intermédiaire ou plus modeste. Ces dernières semblent marquer un retrait progressif sur les politiques d'égalité professionnelle, notamment en matière de mixité des métiers.
Ce recul s'accompagne d'un discours diffus selon lequel les événements récents survenus outre-Atlantique remettraient en cause la nécessité d'intensifier l'action en faveur de la féminisation des filières et de la diversification des parcours.
Ce phénomène, que l'on observe depuis près de six mois, s'installe progressivement dans le paysage français et appelle à une vigilance accrue.
Mme Dominique Vérien, présidente. - La législation revêt une importance déterminante dans ce contexte.
Mme Elisabeth Richard. - Absolument. En tant qu'entreprise, nous appliquons la loi, et la loi française se montre particulièrement exigeante et structurante sur ces sujets. J'oppose systématiquement cet argument face aux tergiversations : il ne s'agit pas d'une option, mais d'une obligation légale. À titre d'exemple, la loi de 2006 sur le retour de congé maternité s'impose à tous -- il est donc légitime de s'interroger lorsque son application fait défaut. Nul n'est censé ignorer la loi, et c'est précisément en ce sens que les dispositifs législatifs adoptés sont à la fois nécessaires et bienvenus.
Je souhaite par ailleurs partager une expérience marquante, qui illustre combien les cultures organisationnelles peuvent encore faire obstacle à l'expression des talents féminins. En 2017, notre groupe avait lancé, à l'échelle internationale, une réflexion sur « les métiers de demain ». À cette occasion, le réseau des femmes d'ENGIE au Brésil avait formulé une proposition particulièrement novatrice, saluée jusqu'au plus haut niveau. Le président exécutif d'alors, séduit par leur initiative, avait souhaité les faire venir à Paris pour qu'elles présentent leur projet devant le comité exécutif. Enthousiasmées, elles s'étaient immédiatement mobilisées.
Mais dès le lendemain, le directeur local m'a contactée pour me faire savoir que, les collaboratrices relevant de son autorité, c'était à lui qu'il revenait de présenter le projet à Paris. Je m'y suis fermement opposée. Ce type de posture cristallise les formes insidieuses du plafond de verre et de contrôle managérial de proximité.
Finalement, elles ont pu venir à Paris, mais dans un climat d'inconfort manifeste. Elles n'ont pas souhaité prolonger leur séjour ni visiter d'autres sites du groupe : la pression psychologique ressentie les a incitées à effectuer un aller-retour express. Cette situation m'a profondément marquée. Elle témoigne du poids encore très réel que peuvent exercer certaines cultures hiérarchiques ou nationales, y compris dans des contextes d'ouverture et de reconnaissance institutionnelle.
C'est aussi pourquoi, dans les groupes internationaux à ancrage français, la force de la loi constitue un levier précieux.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous invite à formuler, chacune et chacun, un mot de conclusion. Nous devons en effet clore cette table ronde, car nous nous apprêtons à accueillir - justement -- une délégation d'une trentaine de hautes fonctionnaires brésiliennes, en visite en France dans le cadre d'un partenariat avec l'INSP.
Mathieu Arbogast, je vous laisse commencer.
M. Mathieu Arbogast. - Je souhaiterais conclure en insistant sur un point qui me semble essentiel, et sur lequel je me sens légitime à intervenir : la nécessité d'agir directement auprès des hommes. Non seulement en ce qui concerne leur rapport à la paternité et à l'investissement parental, mais également de manière plus globale, en particulier vis-à-vis des jeunes générations que nous avons évoquées.
Par ailleurs, au-delà des obligations réglementaires, il importe de promouvoir une logique de systématisation des dispositifs qui ont démontré leur efficacité. Lorsqu'une mesure devient la norme, et ne repose plus sur l'engagement isolé de quelques individus, elle permet d'atteindre plus justement et durablement celles et ceux qui en ont le plus besoin.
Mme Cécile Jolly. - Je tiens tout d'abord à remercier chaleureusement Mathieu, qui a pleinement assumé le rôle de caution masculine au sein de cette assemblée. J'aimerais voir davantage d'hommes engagés comme lui parmi nous.
Je remercie également la délégation de nous avoir auditionnés. Nous traversons un moment décisif, mais aussi périlleux, qui appelle une ambition politique forte et résolue.
Je vous suis reconnaissante de porter ce sujet avec détermination.
Mme May Morris. - Je tiens également à vous remercier. J'espère sincèrement que les propositions formulées pourront être relayées et entendues. Il me semble essentiel de réfléchir collectivement à la notion de safe space, permettant de reconnaître les situations, d'accompagner les personnes concernées et de les écouter avec bienveillance.
Par ailleurs, il convient de s'atteler à une transformation en profondeur de la culture des institutions, mais aussi de la culture sociétale dans son ensemble, afin d'éduquer, de sensibiliser et de sanctionner de manière cohérente.
Enfin, la monoparentalité constitue un enjeu spécifique, souvent aggravé par des situations de violence plus fréquentes et une précarité particulièrement accentuée pour les femmes qui en assument la charge.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Nous avons en effet consacré un rapport aux familles monoparentales et en mesurons pleinement les enjeux. Nous savons en particulier que la séparation accentue le décrochage professionnel des femmes, un phénomène d'autant plus marqué lorsqu'elles ont préalablement réduit leur temps de travail à l'arrivée des enfants.
Mme Elisabeth Richard. - Je souscris pleinement à l'ensemble des propos exprimés. Pour ma part, je reste convaincue que les progrès ne peuvent advenir qu'en s'appuyant sur des éléments objectivés. Qu'on les nomme quotas ou objectifs chiffrés importe peu : il me semble essentiel d'y recourir, et je vous encourage vivement à avancer en ce sens.
Mme Dominique Vérien, présidente. - Je vous remercie sincèrement pour la richesse de vos contributions.
Il est apparu clairement, au fil de nos discussions, que tout commence par l'éducation. C'est pourquoi nous réaffirmons notre soutien à l'éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS), voulue par la ministre d'État et ministre de l'éducation nationale, Elisabeth Borne, dans l'ensemble des établissements scolaires. Prévu par la loi depuis 2001, cet enseignement reste trop souvent inappliqué. Il est impératif qu'il soit enfin mis en oeuvre, car les représentations se construisent dès le plus jeune âge.
Enfin, nous manquons en France d'une véritable culture de l'évaluation. Définissons des objectifs clairs et mesurons systématiquement les résultats pour en apprécier la portée et ajuster nos politiques.
Sur ce message que je souhaite à la fois positif et mobilisateur, je vous renouvelle mes remerciements les plus chaleureux.