PREMIÈRE PARTIE
INSTALLÉ AU « POSTE DE PILOTAGE » DE NOS SOCIÉTÉS, L'OBJECTIF DE CROISSANCE EST DEVENU LA VALEUR ÉCONOMIQUE DOMINANTE

I. À L'ÉCHELLE DE L'HUMANITÉ, LA VALORISATION DE LA CROISSANCE COMME MOTEUR DE LA PROSPÉRITÉ HUMAINE EST UN PHÉNOMÈNE TRÈS RÉCENT

A. UN DÉSIR DE CROISSANCE EN RUPTURE AVEC LA STABILITÉ DE LA VALEUR ÉCONOMIQUE PENDANT DES MILLÉNAIRES

Du point de vue des valeurs économiques et du niveau de richesse, les premières sociétés humaines ont connu pendant des millénaires une extraordinaire stabilité.

Les études anthropologiques montrent que leur désir portait non sur la croissance économique mais sur la perpétuation de leur état initial à travers le temps1(*). Ces sociétés se structurent autour de la reproduction des valeurs qui leur ont été léguées par leurs ancêtres. Pour Marcel Gauchet, ce respect d'un ordre préétabli correspond à une reconnaissance de dette de sens envers les fondateurs.

De fait, alors même qu'elles auraient la capacité de produire davantage, ces sociétés premières assurent d'abord leur subsistance, ce qui occupe relativement peu de leur temps2(*); la notion de stock est absente.

Les premières manifestations de la croissance apparaissent en Angleterre et aux Pays-Bas pendant la révolution agricole des XVIe et XVIIe siècles. Ces pays voient le volume global de leur production croître structurellement plus vite que la croissance de leur population. Mais c'est la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle qui marque une accélération de la croissance et le début d'une élévation du niveau de vie dont les premiers effets apparaissent en Grande-Bretagne.

Daniel Cohen rappelle ainsi que jusqu'au XVIIIe siècle, le revenu moyen des habitants de la planète est resté stagnant : « Le niveau de vie d'un esclave romain n'est pas significativement différent de celui d'un paysan du Languedoc au XVIIe siècle ou d'un ouvrier de la grande industrie du début du XIXe. Il est proche de celui des pauvres du monde moderne : autour de un dollar par jour. »3(*)

B. LE PIB : UN OUTIL DE MESURE DE LA « SANTÉ » ÉCONOMIQUE QUI A MOINS DE 100 ANS

Aucun indicateur synthétique de suivi de l'activité économique n'existait avant la crise des années 1930. Pour mesurer la production industrielle, les décideurs s'appuyaient sur des indices statistiques éparses et incomplets, comme le chargement des wagons de marchandises ou les cours boursiers.

L'invention du produit intérieur brut (PIB) par la Commission « Kuznets » en 1934, à la demande du Congrès américain, permet pour la première fois de disposer d'un agrégat économique d'ensemble et d'évaluer les effets négatifs de la Grande Dépression à la suite de la crise de 19294(*).

En quelques années, le PIB devient la métrique de référence de la performance économique : les accords de Bretton Woods de 1944 conduisent à son adoption par le monde entier ; la France systématise son utilisation à partir de 1949. Le PIB devient une norme universelle et le PIB par habitant l'indicateur majeur permettant de comparer les pays. À la même époque se mettent en place les premiers systèmes de comptabilité nationale avant une standardisation dans les années 19605(*).

La volonté d'accumulation et d'abondance économiques, que l'on peut donc dater historiquement, est une constante des sociétés modernes, de la Révolution industrielle à la Seconde Guerre mondiale. L'après-guerre marque l'entrée dans une période de valorisation de la croissance économique comme horizon durable pour l'humanité, au terme de ce que Jérôme Batout qualifie de « révolution silencieuse des mentalités »6(*).


* 1 Jérôme Batout, La Généalogie de la valeur, Les Belles lettres/essais, 2021.

* 2 Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d'abondance, Gallimard, 1976.

* 3 Daniel Cohen, La Prospérité du vice. Une introduction (inquiète) à l'économie, 2009.

* 4 La commission présidée par le futur détenteur du Prix Nobel d'économie Simon Kuznets (1901-1985) évaluait ainsi la chute de la croissance de la production de valeur ajoutée aux États-Unis à 40 % entre 1929 et 1932.

* 5 André Vanoli, Histoire de la comptabilité nationale, La Découverte, 2002.

* 6 Op. cit.

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