AVANT-PROPOS

Dès la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, la consolidation de notre République est caractérisée par une volonté farouche d'éradiquer, au nom de l'unité nationale, les particularismes locaux, au premier rang desquels figurent ce que nous appelons aujourd'hui les langues régionales et de les reléguer dans la sphère privée.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de manière variable selon les régions, leur transmission au sein des familles décline progressivement au profit du français, symbole de modernité et d'ascension sociale. Cette rupture, particulièrement forte sur le territoire hexagonal, se manifeste au sein d'une même famille où la langue régionale maternelle est pratiquée avec les enfants nés à la fin des années 50 et non leurs frères et soeurs nés une dizaine d'années plus tard.

La loi Deixonne de 1951 relative à l'enseignement des langues et dialectes locaux reconnaît certes leur existence, mais est davantage un texte de tolérance de ceux-ci à l'école au service des apprentissages fondamentaux que de valorisation.

Face au déclin de ces langues, les militants associatifs puis les élus locaux se mobilisent à partir des années 1970. Les premières classes bilingues publiques et les premières écoles immersives associatives, bientôt fédérées en réseaux et passant sous contrat d'association avec l'État dans les années 1990, apparaissent. La question de la ratification par la France de la charte européenne des langues régionales ou minoritaires en 1999 met sur le devant de la scène sociétale et politique le débat sur la place et la reconnaissance de ces langues, mais aussi alerte sur les dangers qui pèsent sur celles-ci, en raison de la diminution du nombre de locuteurs.

Neuf ans plus tard, les langues régionales sont inscrites dans la Constitution à l'article 75-1 qui dispose qu'« elles appartiennent au patrimoine de la France ».

Toutefois, cette modification du texte fondamental de notre pays reste à l'état de symbole, sans conséquences concrètes.

Constatant cette inertie, notre collègue député Paul Molac, dépose le 30 décembre 2019 sa proposition de loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion. Faisant l'objet d'un large consensus au sein des deux chambres, tout groupe politique confondu, elle est adoptée le 8 avril 2021.

À bien des égards, il s'agit du premier texte concret de promotion des langues régionales. Son adoption fait naître de nombreuses attentes et espoirs - mais aussi des inquiétudes et une certaine colère sur les territoires à la suite de la censure de deux articles par le Conseil constitutionnel dont celui relatif à l'enseignement immersif.

Quatre ans après le vote de cette loi, la commission de la culture, de l'éducation, de la communication et du sport a inscrit dans son programme de contrôle une évaluation transpartisane de ce texte.

Les rapporteurs, dans un souci de précision et d'efficience, ont souhaité centrer leurs travaux sur les articles relatifs à l'enseignement. En effet, alors que, pour beaucoup de langues, la transmission familiale est devenue marginale, le futur des langues régionales passe nécessairement par l'école.

Par ailleurs, ils ont également restreint pour l'essentiel le champ de leur rapport au territoire métropolitain. À cet égard, ils soulignent la spécificité des langues ultramarines sur deux points :

- d'une part, l'usage social de ces langues, tout comme leur utilisation dans un contexte familial sont encore importants ;

- d'autre part le cadre applicable aux territoires d'outre-mer est différent en raison de lois organiques spécifiques.

Les auditions et travaux des rapporteurs mettent en évidence l'urgence de la situation : leurs locuteurs étant très majoritairement âgés de plus de 60 ans - témoins d'une transmission dans un cadre familial aujourd'hui quasiment disparue - la plupart des langues régionales s'éteindront en l'espace d'une génération1(*) si une politique publique ambitieuse n'est pas mise en oeuvre immédiatement.

I. LA LOI MOLAC : UN TEXTE LÉGISLATIF ATTENDU FACE À LA MENACE D'EXTINCTION DE NOMBREUSES LANGUES RÉGIONALES

A. LE LONG CHEMIN DE LA RECONNAISSANCE DES LANGUES RÉGIONALES PAR L'ÉDUCATION NATIONALE

On dénombre plus de 70 langues régionales en France. Si plusieurs d'entre elles font l'objet d'un usage quotidien et d'une transmission familiale dans les territoires d'outre-mer, on constate sur le territoire métropolitain une très forte diminution de leur utilisation.

Il n'existe pas de recensement exhaustif du nombre de locuteurs de langues régionales. Toutefois, les rapporteurs ont pris connaissance d'enquêtes sociologiques d'utilisation et de compréhension de certaines langues régionales, réalisées par les offices publics ou des collectivités territoriales. Le constat est sans appel : la transmission familiale est désormais extrêmement minoritaire et le pourcentage de locuteurs diminue.

Éléments de pratiques de langues régionales

L'enquête sociologique réalisée par la région Bretagne en 2024 montre une baisse du nombre de locuteurs, aussi bien pour le breton (2,7 % des personnes interrogées déclarent le parler très bien ou bien - soit une baisse de 3 points par rapport à 2018) que pour le gallo (3,3 % déclarent le parler très bien ou bien - soit une baisse de 1,8 %). Si pour le gallo, le principal moyen de transmission reste la cellule familiale (68 %) tandis que l'apprentissage est minoritaire (17 %), pour le breton, l'apprentissage par l'enseignement prédomine (78 % avec une progression de 10 points par rapport à 2018) tandis que la transmission familiale baisse de 10 points pour atteindre 16 %. Enfin, 60 % des locuteurs ont plus de 60 ans.

Pour l'alsacien, 36 % des personnes interrogées dans le cadre du sondage réalisé en 2022 par la collectivité européenne d'Alsace2(*) déclarent le parler très bien, 10 % assez bien, 19 % comprendre quelques mots et 34 % ne pas le parler du tout. Surtout, cette enquête montre une baisse de la maîtrise de cette langue chez les jeunes générations. La maîtrise de l'alsacien est de 70 % à partir de 55 ans ; elle n'est plus que de 9 % chez les 18-24 ans. Cette enquête met également en avant la perte de la transmission familiale. Seuls 30 % des personnes déclarant bien ou très bien parler l'alsacien indiquent que leurs enfants parlent très bien cette langue.

Pour le basque, 70 % des personnes interrogées dans le pays basque français 3(*) indiquent ne pas être bascophones, en progression de 6 points par rapport à 2021.

Enfin, pour l'occitan, 7 % des personnes interrogées dans les régions Occitanie et Nouvelle-Aquitaine ainsi que dans le Val d'Aran en Espagne4(*) déclarent parler occitan sans difficulté ou suffisamment pour tenir une conversation simple. Cette proportion varie fortement selon les départements. Elle n'est que de 2 % dans les départements fortement urbanisés, mais atteint 22 % pour les territoires plus ruraux.

Alors que la population concernée indique être attachée aux langues régionales5(*), leur renouveau passe nécessairement par un apprentissage scolaire.

Or, l'école sous la Troisième République s'est construite contre les langues régionales. Il est d'ailleurs à noter que la méfiance de la République vis-à-vis de ces langues susceptibles de remettre en cause son unicité reste latent comme en témoignent les discussions au Conseil constitutionnel sur la charte des langues régionales en 1999 - « Qu'est-ce que l'engagement des parties à éliminer toute action ayant pour but de “décourager, de mettre en danger le maintien ou le développement d'une langue régionale ?” Qu'est-ce que cet engagement sinon la négation des principes sur lesquels a été fondée la République ? Faut-il vraiment rappeler le combat des instituteurs de Jules Ferry, ces “hussards noirs de la République”, qui n'ont justement eu de cesse de décourager le maintien ou le développement des langues régionales, pour édifier l'unité du pays ? »6(*) - ou plus récemment le discours du Président de la République à l'Académie française en 2024 : « la langue a été le creuset de l'unité du Pays d'abord de ses textes administratifs, des lois et des jugements prononcés elle a été la fabrique d'une nation qui sinon s'échappait entre ses langues vernaculaires, ses patois, ses différentes langues régionales, qui pour nombre d'entre elles existent encore mais étaient un instrument au fond de division de la Nation »7(*).

La loi du 11 janvier 1951 relative à l'enseignement des langues et dialectes locaux, dite loi Deixonne, est le premier texte législatif à reconnaître l'existence des langues régionales et la possibilité de leur utilisation et apprentissage dans un cadre scolaire. Toutefois, il s'agit davantage d'une tolérance de celles-ci que de leur valorisation. Leur apprentissage est certes permis, mais en dehors du temps scolaire normal. Par ailleurs, elles sont perçues comme une ressource pédagogique à disposition des enseignants pour faciliter les apprentissages du français. Ainsi, l'article 2 de cette loi précise que « des instructions pédagogiques seront adressées aux recteurs en vue d'autoriser les maîtres à recourir aux parlers locaux dans les écoles primaires et maternelles chaque fois qu'ils pourront en tirer profit pour leur enseignement, notamment pour l'étude de la langue française ».

D'abord limité au basque, au breton, à l'occitan et au catalan, l'enseignement des langues régionales a progressivement été élargi au corse (1974), au tahitien (1981), ou encore aux langues régionales d'Alsace et langues régionales des pays mosellans.

Une nouvelle étape est franchie avec la loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d'orientation et de refondation de l'école de la République. Elle prévoit que l'enseignement des langues régionales peut être dispensé tout au long de la scolarité, prioritairement dans les régions où elles sont pratiquées, sous forme d'un enseignement facultatif de la langue et de la culture régionale ou d'un enseignement bilingue. Par ailleurs, les activités périscolaires organisées dans les établissements scolaires par les collectivités territoriales peuvent porter sur la connaissance des langues et des cultures régionales.

Enfin, la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance dispose que le projet d'école ou d'établissement peut prévoir la réalisation d'expérimentations portant sur l'enseignement dans une langue vivante étrangère ou régionale.

Un cadre spécifique pour la Corse et l'Outre-mer

La loi n° 2002-92 du 22 janvier 2002 relative à la Corse reconnait une spécificité pour l'apprentissage de la langue corse : en application de l'article L. 312-11-1 du code de l'éducation la langue corse est une matière enseignée dans le cadre de l'horaire normal des écoles maternelles et élémentaires de Corse.

Les langues régionales ultramarines bénéficient également d'une reconnaissance particulière. La loi n° 84-747 du 2 août 1984 relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion donne compétence aux conseils régionaux ultramarins pour définir « les activités éducatives et culturelles complémentaires relatives à la connaissance des langues et des cultures régionales, qui peuvent être organisées dans les établissements scolaires relevant de la compétence de la région ».

La loi n° 2000-1207 d'orientation pour l'Outre-mer du 13 décembre 2000 dispose que « les langues régionales en usage dans les départements d'Outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation et bénéficient du renforcement des politiques en faveur des langues régionales afin d'en faciliter l'usage ». Depuis la loi n° 2015-1268 du 14 octobre 2015, toutes les langues régionales ultramarines font partie « du patrimoine linguistique de la Nation ».

Les langues kanak en Nouvelle-Calédonie ont un statut particulier. En effet, l'accord de Nouméa du 5 mai 1998 qui a été constitutionnalisé dispose que « les langues kanak sont, avec le français, des langues d'enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. Leur place dans l'enseignement et les médias doit être accrue et faire l'objet d'une réflexion approfondie ».

Quant aux langues polynésiennes, l'article 57 de la loi organique n° 2004-192 du 2 février 2004 portant statut d'autonomie de la Polynésie française dispose que « la langue tahitienne est un élément fondamental de l'identité culturelle : ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française ».


* 1 L'atlas des langues en danger dans le monde de l'Unesco classait en 2010 la plupart des langues métropolitaines dans la catégorie des langues « sérieusement en danger ».

* 2 Étude sociologique sur l'alsacien et l'allemand, mai 2022, sondage réalisé auprès de personnes résidant dans la collectivité européenne d'Alsace.

* 3 VIIème étude sociologique sur la situation de la langue basque, 2021, étude menée en partenariat entre l'office public de la langue basque, le gouvernement basque et le Gouvernement de Navarre.

* 4 Langue occitane, état des lieux 2020, enquête réalisée par l'office public de la langue occitane, 2020.

* 5 64 % des personnes interrogées se disent attachées au breton, 43 % au gallo, 92 % des personnes s'expriment en faveur du maintien ou du développement de la langue occitane et 81 % sont favorables au développement d'une offre d'enseignement de l'occitan de la maternelle au lycée, 60 % des personnes interrogées déclarent un intérêt pour la langue basque, 83 % des personnes interrogées ayant un enfant sont favorables à un enseignement de l'alsacien à l'école.

* 6 Michel Ameller, membre du Conseil constitutionnel, extrait de la séance de la séance du 15 juin 1999 portant sur la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires.

* 7 Discours du Président de la République le 14 novembre 2024, à l'occasion de la 9ème édition du Dictionnaire de l'Académie française.

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