B. LA POLITIQUE SOCIALE EUROPÉENNE
Le 23 janvier 1996, la commission des affaires sociales et de l'emploi du Parlement européen a organisé une réunion sur « La politique sociale européenne et la Conférence intergouvernementale de 1996 » à laquelle elle a convié des représentants des Parlements des États membres.
Le 20 février, M. Louis SOUVET, qui représentait le Sénat à cette réunion, a fait une communication à ce sujet devant la délégation et la commission des Affaires sociales réunies conjointement.
M. Louis SOUVET :
« Le 23 janvier dernier, la commission des Affaires sociales du Parlement européen a organisé une réunion entre parlementaires nationaux et parlementaires européens afin d'évoquer la politique sociale de la Communauté, dans la perspective de la Conférence intergouvernementale qui va s'ouvrir prochainement pour réviser le Traité de Maastricht. J'ai eu l'honneur de représenter le Sénat à cette réunion, et il m'a semblé important que nous puissions discuter des thèmes qui ont été abordés, dans la mesure où le Sénat doit être informé des réflexions en cours sur l'avenir de l'Union européenne.
Deux sujets de débats étaient proposés par le Parlement européen :
- tout d'abord, la politique de l'emploi ;
- ensuite, la question de la place des droits fondamentaux dans le Traité.
La politique de l'emploi
Comme vous le savez, les traités communautaires contiennent peu de dispositions relatives à l'emploi L'article 2 du Traité de Rome évoque parmi les missions de la Communauté « un niveau d emploi et de protection sociale élevé », mais il s'agit là d'un objectif général.
Par ailleurs, l'article 103 du Traité de Maastricht évoque la politique économique, qui est considérée comme une question d'intérêt commun. Cet article prévoit que le Conseil européen adopte des conclusions sur les grandes orientations des politiques économiques des États membres et de la Communauté. Le Conseil est chargé de surveiller l'évolution économique de chacun des États membres et peut adopter des recommandations lorsqu'un État s'écarte des grandes orientations définies par le Conseil européen.
Mais il s'agit là de dispositions qui n'ont pas la même valeur contraignante que celles qui concernent l'Union monétaire ; elles concernent de plus la politique économique en général et non la politique de l'emploi.
Naturellement, s'il n'existe dans te Traité que peu de dispositions relatives à l'emploi, de nombreuses politiques communautaires sont en revanche susceptibles d'avoir un effet sur l'emploi C'est le cas par exemple des dispositions sur le marché intérieur ou sur les fonds structurels...
Au cours des dernières années, les institutions communautaires ont entrepris des actions pour lutter contre le chômage en Europe. En 1993, la Commission européenne a publié un livre blanc qui s'intitulait « Croissance, compétitivité, emploi ». La Commission estimait dans ce document que la Communauté devrait favoriser l'emploi en menant les actions suivantes : tirer le maximum du marché unique, soutenir le développement et l'adaptation des petites et moyennes entreprises ; créer les grands réseaux européens d'infrastructures ; préparer la société de l'information ; favoriser le dialogue social.
En décembre 1994, les chefs d'État et de gouvernement réunis en Conseil européen à Essen, se sont appuyés sur le livre blanc de la Commission européenne pour définir des priorités de l'Union européenne et des États membres dans la lutte contre le chômage. Parmi ces priorités, on trouve la promotion des investissements dans la formation professionnelle, l'augmentation de l'intensité en emplois de la croissance (notamment par une organisation plus souple du travail), l'abaissement des coûts salariaux indirects...
Par la suite, le Conseil des ministres a demandé aux États membres de transposer les grandes priorités du Conseil européen d'Essen en programmes pluriannuels destinés à être examinés chaque année par les chefs d'État et de gouvernement. Enfin, lors du Conseil européen de Madrid, les chefs d'État et de Gouvernement ont adopté un rapport préparé par le Conseil des ministres des affaires économiques (ou Conseil Ecofin) et le Conseil des ministres des Affaires sociales ; ce rapport formule des recommandations que les États sont appelés à suivre dans leur action.
Il existe donc une volonté de coordonner les actions des États membres en matière de lutte contre le chômage. La question sur laquelle nous invitait à réfléchir le Parlement européen était celle de savoir s'il faut aller plus loin et inscrire des dispositions plus contraignantes et traitant précisément de l'emploi dans le Traité.
Le Parlement européen y est pour sa part tout à fait favorable et propose notamment que l'on insère dans le Traité un nouveau chapitre sur la politique de l'emploi, qui définirait des objectifs et des procédures, dans le même esprit que ce qui existe pour l'Union monétaire. Le Parlement européen propose également de créer un comité de l'emploi, comme il existe un comité monétaire, afin de suivre les incidences des politiques de l'Union européenne sur l'emploi.
C'est sur cette proposition du Parlement européen que portait le débat auquel j'ai participé à Bruxelles.
Nous avons tout d'abord entendu un fonctionnaire de la Commission européenne, qui nous a expliqué les actions actuellement menées au niveau européen dans la lutte contre le chômage. Les deux conclusions qu'il a tirées de son exposé sont :
- d'une part, que les institutions communautaires sont déjà allées au-delà de la compétence que leur reconnaît le Traité dans ce domaine ;
- d'autre part, que le manque de structures stables au niveau communautaire est probablement un handicap pour lutter contre le chômage.
Ensuite, le débat s'est ouvert et la grande majorité de nos collègues des autres États membres se sont prononcés pour l'inscription dans le Traité d'un chapitre sur l'emploi et pour la création d'un comité pour l'emploi. Beaucoup ont estimé qu'on avait trop privilégié la politique économique et monétaire au détriment de la politique sociale et de l'emploi.
Naturellement, le représentant conservateur de la Grande-Bretagne a avancé des idées très différentes, qui ont eu le mérite de relancer le débat. Il a en effet estimé que les dispositions européennes en matière sociale avaient pour effet d'aggraver le chômage et il a affirmé que la Grande-Bretagne faisait diminuer le chômage grâce à une réduction des dépenses, une réduction des impôts, et une diminution de l'influence des syndicats.
Par ailleurs, les représentants danois ont estimé que l'emploi devait relever de la coopération entre les gouvernements et qu'il ne fallait pas transférer à l'Union des compétences qui appartiennent aux Parlements nationaux.
Pour ma part, j'ai défendu l'idée qu'on ne créait pas des emplois avec des bases juridiques et qu'il fallait avant tout offrir aux entreprises une grande liberté en évitant les réglementations trop tatillonnes et contraignantes qui donnent de l'Europe une image bureaucratique. J'ai également insisté sur le fait que de nombreuses actions en matière d'emploi ne peuvent être menées de manière efficace qu'au niveau régional ou local.
L'essentiel, selon moi, c'est que les États aient la volonté politique d'entreprendre une réelle coopération pour lutter contre le chômage. Cela rejoint d'ailleurs ce que nous disait ce fonctionnaire de la Commission européenne en nous expliquant que ce que les États membres ont fait jusqu'ici en matière de coopération dans la lutte contre le chômage, ils l'ont fait en marge des dispositions des traités.
Les droits fondamentaux
J'en viens maintenant au second thème de cette réunion du 23 janvier, qui était celui de l'éventuelle inscription de droits fondamentaux et de droits sociaux dans le futur traité.
Actuellement, il existe dans le Traité de Maastricht, un article F qui précise que « l'Union respecte les droits fondamentaux, tels qu'ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu'ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire. » Il convient toutefois de noter que cette disposition fait partie de celles pour lesquelles la Cour de Justice des Communautés européennes n'a pas de compétence pour statuer.
Par ailleurs, le traité contient également une disposition (c'est l'article 119) relative à l'égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne les rémunérations. Le Parlement européen nous proposait donc de réfléchir sur la nécessité éventuelle d'aller plus loin à l'occasion de la Conférence intergouvernementale. Naturellement, le Parlement européen y est, pour se part, très favorable.
Un groupe, composé d'un représentant de chaque ministre des Affaires étrangères des États membres et de deux représentants du Parlement européen, a préparé un rapport sur la réforme du Traité, dans lequel il évoque cette question. Plusieurs hypothèses sont envisagées dans ce rapport :
- renforcer l'affirmation du respect des droits de l'homme par les États membres et envisager des sanctions contre les États qui ne respecteraient pas ces droits ;
- faire adhérer l'Union ou la Communauté en tant que telle à la Convention européenne des Droits de l'homme ; cela conduirait la Cour de Justice des Communautés à examiner les recours des citoyens des États membres dans ce domaine ;
- insérer un catalogue de droits fondamentaux dans le Traité ou dans un préambule ;
- intégrer dans le Traité le protocole social annexé au Traité de Maastricht et signé alors par tous les États de la Communauté, à l'exception du Royaume-Uni ;
- inscrire dans le Traité une clause générale de non-discrimination, qui concernerait la nationalité, mais aussi le sexe, la race, la religion, un handicap, l'âge et l'orientation sexuelle ;
- enfin, renforcer l'égalité entre hommes et femmes, en prévoyant éventuellement des actions positives pour parvenir à cette égalité.
Comme vous le voyez, il s'agit de possibilités assez variées et qui posent des problèmes différents.
Le débat que nous avons eu au Parlement européen souffrait un peu de ce mélange de problèmes très différents. Un grand nombre de participants, et notamment les membres du Parlement européen, ont plaidé soit pour l'inscription d'un catalogue de droits fondamentaux dans le Traité, soit pour une adhésion de la Communauté à la Convention européenne des Droits de l'homme.
Certains, en revanche, ont évoqué essentiellement les droits sociaux. Quelques parlementaires ont parlé de la nécessité d'avoir un minimum d'harmonisation en matière de sécurité sociale pour faire en sorte que les travailleurs qui se déplacent dans la Communauté puissent avoir droit à des prestations sociales.
Plusieurs parlementaires, notamment allemands, ont plaidé pour que des possibilités d'actions positives en faveur des femmes soient inscrites dans le Traité. Le système des quotas au profit des femmes existe en effet dan s certains Länder allemands et vient d'être condamné par la Cour de Justice, qui a estimé qu'il était contraire au principe d'égalité.
À nouveau, le représentant conservateur du Royaume-Uni a été le plus farouchement opposé à toutes les possibilités évoquées. Il a estimé, avec un sens de la nuance particulier, que de nouvelles dispositions sociales conduiraient à la pauvreté généralisée. Les Danois ont également manifesté leurs réticences en estimant que ces questions devaient rester de la compétence des États membres. Ils ont également évoqué un problème juridique important qui est celui de la concurrence de compétence entre la Cour de Justice des Communautés et la Cour européenne des Droits de l'homme, en cas d'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des Droits de l'homme.
Pour ma part, j'ai évoqué les nombreuses incertitudes juridiques qui entourent ces propositions, pleines de bonnes intentions, mais dont il convient de peser mûrement toutes les conséquences. Ainsi, il est très difficile de savoir quel effet aurait, sur la jurisprudence de la Cour de Justice, l'insertion d'un catalogue de droits dans le Traité ou l'adhésion de la Communauté à la Convention européenne des Droits de l'homme.
N'aboutirait-on pas à une jurisprudence inutilement centralisatrice et uniforme ? Or, quels seraient les avantages réels de cette proposition puisque les États membres de la Communauté respectent déjà actuellement les droits fondamentaux et qu'ils ont tous adhéré déjà à la Convention européenne des Droits de l'homme ? Je ne suis donc pas sûr qu'il y ait plus d'avantages que d'inconvénients à inscrire de telles dispositions dans le Traité.
En ce qui concerne la non-discrimination, il est, là encore, très difficile de savoir comment une clause générale de non-discrimination serait interprétée par la Cour de Justice. Que signifie par exemple la non-discrimination en matière d'orientation sexuelle ? Il y a quelques mois, un rapporteur du Parlement européen avait proposé que des couples d'homosexuels puissent adopter des enfants. Un amendement a été déposé pour faire disparaître ce passage. Cet amendement n'a été adopté qu'à une voix de majorité. Qu'arrivera-t-il si l'on inscrit la non-discrimination en matière d'orientation sexuelle dans le Traité ? N'aboutira-t-on pas à faire trancher de grands sujets de société par la seule Cour de Justice ?
Dans ces conditions, je crois que ces sujets doivent être abordés avec une grande prudence. Je comprends bien que certains, notamment au Parlement européen, veulent faire progresser la citoyenneté européenne, mais je crois qu'il faut bien évaluer les conséquences pratiques de ce type de modification du Traité.
Voilà, mes Chers Collègues, ce que je souhaitais vous dire sur cette rencontre. Il me semblait important que le Sénat soit informé sur ces questions avant le début de la Conférence intergouvernementale, qui s'ouvrira le 29 mars, et que l'occasion nous soit offerte d'avoir un échange de vues à ce sujet. »
Un débat s'est alors engagé, au cours duquel M. Charles Metzinger a rappelé qu'il avait déposé une proposition de résolution, approuvée par la délégation, visant à demander au Gouvernement d'agir pour que le Traité de Maastricht soit modifié afin de permettre aux États membres, dans le cadre du principe de subsidiarité, de maintenir les avantages spécifiques qu'ils accordent aux femmes en matière de pensions, de congés et de conditions de travail. Il a indiqué que la Cour de justice des Communautés européennes avait condamné, à plusieurs reprises, au nom du principe d'égalité, des avantages spécifiques accordés aux femmes, notamment en ce qui concerne l'âge d'accès à la retraite ou le travail de nuit.
M. Charles Metzinger a alors souhaité que la commission des Affaires sociales examine sa proposition de résolution, afin que le Sénat puisse faire valoir ses positions dans le cadre de la préparation de la conférence intergouvernementale. Il s'est également déclaré favorable au développement d'une Europe sociale, et a souligné que cette prise de position n'était qu'apparemment en contradiction avec la défense du principe de subsidiarité, dans la mesure où l'Europe sociale ne pourra se construire que lentement et que, dans cette attente, les États doivent pouvoir maintenir leurs acquis sociaux.
M. Jean-Pierre Fourcade, président de la commission des Affaires sociales, s'est déclaré inquiet face à la jurisprudence de la Cour de justice, qui pourrait conduire à une remise en cause d'acquis auxquels la France est très attachée.
M. Jacques Genton s'est félicité de l'organisation de cette réunion commune de la délégation et de la commission des affaires sociales. Il a fait valoir que la délégation n'avait pas vocation à se substituer aux commissions constitutionnelles, mais se devait de les alerter sur certaines questions sensibles, comme elle l'a fait dans le cas du problème de l'égalité entre hommes et femmes.
M. Jacques Oudin a tout d'abord souligné qu'au moment où les États membres de l'Union européenne réfléchissaient aux moyens de faire progresser l'Europe dans certains domaines d'intérêt commun, comme la défense, la politique étrangère ou la monnaie, il était essentiel dans le même temps d'appliquer de manière rigoureuse le principe de subsidiarité. Il a estimé que ce principe avait tout particulièrement vocation à s'appliquer dans le domaine social et s'est demandé ce que seraient devenus nos régimes sociaux si l'on avait procédé à une harmonisation complète dans le cadre européen. Il a souhaité que le Sénat adopte une attitude claire sur ce sujet.
À propos de la Cour de justice des Communautés européennes. M. Jacques Oudin a fait valoir que celle-ci avait tendance à trancher de manière systématique en faveur de l'extension des compétences communautaires. Il a estimé qu'un texte flou ne pouvait que conduire à une interprétation favorable à l'extension des compétences communautaires.
M. Jean-Pierre Fourcade a souligné l'importance de la conférence intergouvernementale et a observé que la France n'avait pas intérêt à une mise en commun trop poussée des réglementations sociales. Il a en revanche indiqué qu'il était souhaitable que des actions puissent être entreprises au niveau européen afin de favoriser la croissance, la compétitivité et l'emploi, conformément aux recommandations du livre blanc de la Commission européenne.
Évoquant la question des droits fondamentaux. M. Jean-Pierre Fourcade a observé qu'il convenait de préciser les contours de cette notion et s'est inquiété de la possibilité de jurisprudences complexes ou contradictoires de la part de la Cour de justice des Communautés européennes et de la Cour européenne des droits de l'homme.