II. DISCRIMINATIONS ET CHARGE DE LA PREUVE

La Cour de justice a rendu de nombreux arrêts relatifs aux discriminations fondées sur le sexe, apportant des précisions importantes en ce qui concerne en particulier la charge de la preuve dans cette matière. La Commission européenne a récemment présenté une proposition de directive, directement issue de cette jurisprudence, afin d'aménager la charge de la preuve.

A. DE NOMBREUX ARRÊTS

En matière de discrimination, la Cour de justice a rendu des arrêts qui ont incontestablement permis de faire progresser l'égalité des chances entre hommes et femmes. Pour que l'égalité des chances soit réalisée, elle a eu recours à la notion de discrimination indirecte. Celle-ci n'est pas mentionnée à l'article 119 du Traité, mais l'interdiction de ce type de discrimination est en revanche inscrite dans la plupart des directives visant à mettre en oeuvre le principe d'égalité entre hommes et femmes.

La discrimination indirecte peut être définie comme celle qui ne se " fonde pas formellement sur le sexe, mais donne lieu à un résultat pratique qui n'est pas différent de celui auquel aboutissent les disparités qui font explicitement la référence au sexe " (14( * )). La discrimination provient en fait de l'application d'un critère en apparence neutre qui affecte un nombre plus important de personnes d'un sexe.

C'est à propos du travail à temps partiel que la Cour de justice a élaboré sa jurisprudence sur les discriminations indirectes. Elle a estimé que, dès lors que certaines situations défavorables (par exemple l'exclusion des travailleurs à temps partiel d'un régime de pensions d'entreprise ou une différence de la base horaire de rémunération entre travailleurs à temps plein et travailleurs à temps partiel) concernaient un nombre considérablement plus élevé de femmes que d'hommes, elles étaient contraires au principe de l'égalité de traitement. Ces mesures peuvent toutefois être justifiées si elles visent un objectif important (par exemple un réel besoin de la part de l'entreprise) et si elles constituent des moyens appropriés et nécessaires pour atteindre cet objectif.

Dans plusieurs arrêts, la Cour de justice a estimé qu'en matière de discriminations indirectes, il pouvait être nécessaire de faire peser la charge de la preuve sur l'employeur " lorsque cela s'avère nécessaire pour ne pas priver les travailleurs victimes de discrimination apparente de tout moyen efficace de faire respecter le principe de l'égalité [...] " (15( * )). Ainsi, dans un arrêt de 1989, la Cour a estimé qu'un aménagement de la charge de la preuve pouvait par exemple s'imposer en présence d'un système de rémunération dépourvu de transparence, dès lors que le travailleur féminin demandeur établit, par rapport à un nombre relativement important de salariés, que la rémunération moyenne des travailleurs féminins est inférieure à celle des travailleurs masculins (16( * )).

En 1993, la Cour a confirmé cette jurisprudence à propos d'un système de rémunération transparent, en observant que " dans une situation de discrimination apparente, c'est à l'employeur de démontrer qu'il existe des raisons objectives à la différence de rémunération constatée " (17( * )).

Il est donc désormais clairement établi qu'en présence d'une discrimination indirecte ou apparente, il revient à l'employeur de démontrer qu'elle s'explique par des raisons objectives, totalement indépendantes du sexe des personnes concernées. La Commission européenne propose aujourd'hui que ce principe de l'aménagement de la charge de la preuve soit inscrit dans une directive communautaire.

B. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE : CONSOLIDER LES DROITS DES DEMANDEURS

La Commission européenne a proposé dès 1988 un texte relatif à la charge de la preuve dans le domaine de l'égalité des rémunérations et de l'égalité de traitement entre femmes et hommes. Ce texte, qui devait recueillir l'accord de l'ensemble des Etats membres, s'est heurté à l'opposition constante du Royaume-Uni. Il a néanmoins fait l'objet de discussions au sein du Conseil jusqu'en 1993.

Après la signature du Traité sur l'Union européenne, la Commission a décidé d'agir en utilisant comme base juridique l'accord sur la politique sociale annexé au Traité, auquel ne participe pas le Royaume-Uni. Elle a consulté les partenaires sociaux qui, dans le cadre de l'accord sur la politique sociale, peuvent négocier directement des accords que le Conseil doit ensuite approuver. Toutefois, les désaccords entre les partenaires sociaux n'ont pas permis d'utiliser cette possibilité. l'UNICE, organisation représentative des employeurs, a en effet estimé qu'un texte relatif à la charge de la preuve ne s'imposait pas, compte tenu de la jurisprudence abondante en ce domaine.

La Commission européenne a alors élaboré une proposition formelle qu'elle a présentée au Conseil.

La proposition de directive contient en premier lieu une définition de la discrimination indirecte reprenant les éléments dégagés par la Cour de justice dans ses nombreux arrêts : " une discrimination indirecte existe dès lors qu'une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre affecte une proportion considérablement plus importante de personnes d'un sexe, par référence notamment à l'état matrimonial ou familial, à moins que le but poursuivi par l'application de cette disposition, critère ou pratique soit objectivement justifié, et que les moyens pour l'atteindre soient appropriés et nécessaires ".

Le coeur de la proposition de directive est l'article 4 relatif à la charge de la preuve. En 1993, lors des dernières discussions sur la précédente proposition, le texte envisagé faisait référence à la notion de présomption simple de discrimination. Le dispositif proposé dans le nouveau texte n'utilise pas cette expression et est largement inspiré des solutions dégagées par la Cour de justice.

Article 4 de la proposition de directive

1. Les Etats membres, conformément à leurs systèmes judiciaires nationaux, prennent les mesures nécessaires :

a) afin que, dès lors qu'une personne qui s'estime lésée par le non-respect à son égard du principe d'égalité de traitement, établit devant une juridiction ou une autre instance compétente, selon les cas, des éléments de fait qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination, c'est à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe d'égalité de traitement. La partie demanderesse bénéficie de tout doute qui pourrait subsister ;

b) afin que la partie défenderesse, lorsqu'elle applique un système ou prend une décision non transparente, ait la charge de prouver qu'une apparence de discrimination s'explique par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe ;

c) afin que la partie demanderesse ne doive pas prouver l'existence d'une faute dans le chef de la partie défenderesse pour établir la violation de l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe.

2. La présente directive ne fait pas obstacle au droit des Etats membres d'imposer un régime probatoire plus favorable à la partie demanderesse.

Le Conseil a examiné ce texte au cours de sa réunion du 2 décembre 1996 et il semble qu'un consensus puisse se dégager sur les orientations de la proposition de directive. Un accord pourrait donc intervenir rapidement lorsque le Parlement européen aura rendu son avis.

Le contenu de ce texte paraît en mesure d'apporter des progrès dans la mise en oeuvre du principe d'égalité entre hommes et femmes. En effet, la preuve d'une discrimination est souvent difficile à apporter par les salariés et il semble justifié de mettre cette preuve à la charge de l'employeur dès lors que des éléments de fait permettent de présumer l'existence d'une telle discrimination. On ne peut que se féliciter que ce texte prenne en considération le principe de subsidiarité, en instituant un mécanisme d'aménagement de la charge de la preuve qui n'empêche pas les Etats membres qui le souhaiteraient d'aller plus loin.

On peut en revanche être réservé sur le contenu de l'alinéa c) de l'article 4 de la proposition qui vise à préciser explicitement que les demandeurs ne doivent pas avoir à prouver l'existence d'une faute du défendeur. Compte tenu des alinéas précédents, ce texte ne semble apporter aucune valeur ajoutée à la proposition.

La proposition soumise au Sénat prévoit que cet aménagement de la charge de la preuve a vocation à s'appliquer aux situations couvertes par l'article 119 du Traité instituant la Communauté européenne ainsi qu'à l'ensemble des directives adoptées en matière d'égalité de traitement, ce qui inclut les directives relatives à l'égalité de traitement en matière de sécurité sociale. Il est souhaitable que le champ d'application de la proposition ne soit pas réduit au cours des négociations, car une telle limitation reviendrait à faire perdre à ce texte une grande partie de son intérêt.

Il convient de signaler que l'UNICE, organisation européenne d'employeurs, demeure hostile à la proposition de directive. Selon cette organisation " l'adoption d'une directive sur ce sujet risque d'entraîner une multiplication de litiges au cours desquels il deviendra extrêmement difficile pour l'employeur d'assurer sa défense. En effet, [...] s'il est difficile de prouver qu'il y a une discrimination, le contraire est également vrai " (18( * )).

En France, le Code du Travail interdit naturellement les discriminations liées au sexe. Ainsi, l'article L 123-1 du code dispose notamment que " sous réserve des dispositions particulières du présent code et sauf si l'appartenance à l'un ou l'autre sexe est la condition déterminante de l'exercice d'un emploi ou d'une activité professionnelle, nul ne peut [...] prendre en considération du sexe toute mesure, notamment en matière de rémunération, de formation, d'affectation, de qualification, de classification, de promotion professionnelle ou de mutation [...] ".

Les articles dans lesquels est évoquée la charge de la preuve ne se réfèrent pas explicitement aux discriminations fondées sur le sexe. Ainsi, l'article L 140-8 relatif aux rémunérations dispose : " en cas de litige relatif à l'application du présent chapitre, l'employeur doit fournir au juge les éléments de nature à justifier l'inégalité de rémunération invoquée. Au vu de ces éléments et de ceux qui sont fournis par le salarié à l'appui de sa demande, le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles. Si un doute subsiste, il profite au salarié ".

Le régime français est donc d'ores et déjà plutôt favorable aux salariés, même si la charge de la preuve n'est pas explicitement attribuée à l'une ou l'autre des parties. Il n'est pas certain que la formulation de l'article L 140-8 du Code du Travail soit pleinement compatible avec le texte de la proposition de directive. La mise en oeuvre de la directive, si elle est adoptée, impliquera donc vraisemblablement des modifications limitées des articles évoquant la charge de la preuve. Par ailleurs, cette dernière n'est actuellement évoquée qu'en matière de rémunération, de licenciement et de droit disciplinaire. Il conviendra donc d'étendre le dispositif relatif à la charge de la preuve à l'ensemble des domaines dans lesquels les salariés risquent de subir des discriminations fondées sur le sexe.

Il convient d'indiquer que, d'ores et déjà, certaines juridictions françaises s'appuient sur la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes lorsqu'elles doivent statuer en matière de discriminations fondées sur le sexe. Ainsi en 1995, dans un arrêt concernant une discrimination dans le domaine des rémunérations, la Cour d'appel de Riom a notamment rappelé que " selon la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes [...] dans une situation de discrimination apparente, c'est à l'employeur de démontrer qu'il existe des raisons objectives à la différence de rémunération constatée " (19( * )). Les références à la jurisprudence de la Cour de justice dans les décisions judiciaires en cette matière demeurent toutefois rares.

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