I. RÉPONSE DE M. PIERRE MOSCOVICI, MINISTRE DÉLÉGUÉ CHARGÉ DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Je veux en premier lieu remercier M. Hubert Haenel pour la question qu'il a posée aujourd'hui, question qui nous permet de débattre de cette très importante initiative pour l'Europe qu'est le projet de Charte des droits fondamentaux.

Il est en effet nécessaire que la représentation nationale, mais aussi, à travers elle, l'opinion publique soient informées de ce projet y apportent leur contribution. Je veux aussi remercier M. Hubert Haenel et Mme Marie-Madeleine Dieulangard pour leur très active participation au sein de la convention, où ils représentent tous les deux le Sénat : je sais l'investissement de temps et d'énergie que requiert cet exercice, et je me réjouis de l'enthousiasme dont ils font preuve l'un et l'autre.

Le débat de ce matin aura été de haute tenue. Il aura permis, j'en suis certain, d'approfondir toute une série de questions importantes pour nos concitoyens.

1. L'élaboration de la Charte

Avant d'apporter des éléments de réponse aux différentes interrogations soulevées, je voudrais vous livrer les quelques réflexions que m'inspire cette tentative unique, cette " expérience ", devrais-je presque dire -M. Haenel a d'ailleurs évoqué l'idée d'un " laboratoire "- qu'est la rédaction d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne par une enceinte tout à fait spécifique par rapport aux institutions européennes classiques.

M. Fauchon s'est demandé si les dirigeants européens avaient une idée claire lorsqu'ils ont lancé ce processus. Je crois que oui.

Je veux tout d'abord souligner la prise de conscience qu'a révélée le lancement de cet exercice. Il est vrai que l'on pourrait s'interroger sur son bien-fondé, ou peut-être même sur son caractère paradoxal, et ce à deux titres : tout d'abord, quinze Etats membres de l'Union ont incorporé depuis longtemps, chacun en ce qui le concerne -plusieurs orateurs l'ont indiqué- la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans leur droit interne, et ils sont soumis à la juridiction de Strasbourg, à laquelle nous sommes très attachés ; par ailleurs, la Cour de justice des Communautés européennes de Luxembourg a jugé à de nombreuses reprises que le respect des droits fondamentaux faisait partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour de justice assure le respect.

Et pourtant, on est bien obligé de constater que les traités constitutifs des Communautés ne contiennent aucun énoncé des droits et des libertés qui en découlent. Si, en 1953, il fut prévu dans l'avant-projet de " statut " des Communautés européennes que les dispositions du titre Ier de la convention européenne en feraient partie, aucune référence, a fortiori aucune liste des droits fondamentaux, n'a, depuis, été inscrite dans les textes constitutifs des Communautés de l'Union européenne.

Il y a donc, dans ce projet de Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, la volonté clairement politique - M. Delfau a justement insisté sur ce point - de combler là une lacune. Il s'agit en effet, comme l'indiquent clairement les conclusions du Conseil européen de Cologne, d'ancrer l'importance et la portée exceptionnelles de ces droits de façon visible pour les citoyens, et de créer ainsi un texte de référence, un texte identifiant précisément ce qu'est l'Union européenne, y compris dans ses différences avec l'Europe des quarante et un, ses valeurs et, d'une certaine façon, son projet politique.

Le projet de Charte des droits fondamentaux lancé par le Conseil européen de Cologne des 3 et 4 juin 1999 répond donc, à mon sens, à ce souci d'affirmer que la Communauté, que l'Union européenne n'est pas seulement un ensemble à vocation économique et financière, mais qu'elle est d'abord une communauté de valeurs, une communauté de civilisations, une communauté au sens fort, c'est-à-dire un lien de rattachement indissoluble, d'adhésion identitaire, qui transcende les tragédies de l'histoire européenne.

Je suis certain que nous nous sentons européens justement parce que nous avons tiré les leçons des crimes qui ont conduit à l'asservissement, à la dégradation, à la négation de la dignité de la personne humaine et non pas seulement parce que l'histoire et la géographie nous ont rassemblés au bout d'un isthme continental. Nous sommes européens parce que nous avons la volonté de vivre une vie commune et que nous partageons certaines valeurs et non pas parce que le hasard nous fait vivre ici ou là en nous contraignant à coopérer dans un grand marché unique, doté maintenant d'une monnaie unique.

Si la méthode de construction graduelle de l'Europe, fonction par fonction -charbon, acier, agriculture, transports- si bien décrite dans la déclaration de Robert Schuman du 9 mai 1950 dont nous venons de célébrer le cinquantième anniversaire, l'a emporté et a conduit à la réalisation des solidarités de fait, il faut aujourd'hui réfléchir à l'identité profonde de l'Union, et ce ne peut être que le produit d'une volonté politique.

On sait aussi -Mme Dieulangard y a justement insisté- que, par une coïncidence malheureuse, hélas ! les événements politiques autrichiens ont mis également en exergue de façon aiguë l'absence d'un référentiel de valeurs au sein de l'Union et ont, je le crois sincèrement, accentué la nécessité d'un tel exercice.

L'autre dimension que je veux souligner brièvement, c'est, bien sûr, le caractère totalement inédit de la méthode retenue. Comme vous l'avez indiqué, monsieur Haenel, c'est la première fois qu'est confié à une enceinte composée en majorité de parlementaires nationaux et européens ainsi qu'à des personnalités représentants les chefs d'Etat et de gouvernement le soin de rédiger un texte qui est appelé à être adopté par les trois institutions que sont : le Parlement européen, la Commission et le Conseil européen.

Cette volonté d'intégrer les parlementaires a été fortement soutenue par la France ; il nous paraissait en effet indispensable, s'agissant des droits fondamentaux, de recourir à un processus d'élaboration associant d'abord les représentants élus des citoyens.

De même, je me réjouis du principe de transparence qui préside aux travaux de la convention, puisque tous les documents et contributions sont disponibles immédiatement sur Internet. On pourra peut-être, à Nice, adopter le premier texte européen on line, la " charte.com ", en quelque sorte. En tout cas, la société civile ne s'y est pas trompée et participe pleinement à cette élaboration en ligne.

Cette initiative montre bien, à l'heure où sont engagées les réformes fondamentales des institutions de l'Union dans le cadre de la conférence intergouvernementale, que l'Union doit savoir et sait aussi innover de façon pragmatique.

Il est vrai -je rejoins M. Hubert Haenel sur ce point- que le caractère inédit de la procédure retenue fait peser une sorte d'obligation de réussite sur la convention, si l'on veut que cette démarche soit, demain, reprise dans d'autres circonstances ; mais c'est très certainement ce qui fait aussi tout le piquant de participer à une telle aventure.

J'en viens maintenant aux questions, nombreuses et très précises, qui ont été soulevées ce matin. Je tâcherai d'y apporter des réponses aussi précises que possible, même si certains points n'ont pas encore fait l'objet de décisions définitives au sein du Gouvernement et entre les autorités de l'exécutif, justement parce que nous respectons le travail de la convention, qui est un travail évolutif et conduit de façon intelligente par son président, M. Herzog, et par ses membres.

2. Le processus d'adoption de la Charte

Je veux, en premier lieu, préciser le calendrier et les modalités d'adoption de cette Charte. Comme vous le savez, les conclusions du Conseil européen de Cologne précisent que la convention devra remettre en temps utile le projet de Charte pour permettre sa proclamation, lors du Conseil européen qui se tiendra en décembre 2000 à Nice, par les trois institutions principales de l'Union, à savoir la Commission, le Parlement européen et le Conseil.

Le respect de ce calendrier implique que le projet de Charte issu de la convention soit présenté lors du Conseil européen informel qui se tiendra à la mi-octobre à Biarritz. Il est indispensable que les Etats membres puissent, dès ce moment-là, vérifier que le projet transmis respecte la " feuille de route " fixée à Cologne. Par définition, le Conseil européen -et je réponds ainsi à la première question de M. Hubert Haenel- pourrait amender le texte, et c'est d'ailleurs son rôle.

Mais je veux me placer volontairement dans une perspective où le texte de la Convention sera si parfaitement lisible, concis et percutant, qu'il ne nécessitera tout au plus que de légères modifications, ce qui n'est pas illogique compte tenu du fait que chaque chef d'Etat ou de Gouvernement a un représentant dans la convention.

J'exclus en tout cas l'hypothèse d'une complète réécriture du projet par le Conseil européen ou, plus encore, par le Parlement européen ; je tiens à souligner, au contraire, toute l'attention que porte le Conseil aux travaux de la convention, puisque la présidence portugaise a souhaité entendre un rapport de M. Herzog lors du Conseil européen qui se tiendra, en juin prochain, à Feira.

3. Le contenu de la Charte

J'en viens maintenant aux interrogations relatives au contenu même de la Charte.

Tout d'abord, va-t-il s'agir d'une codification du droit existant ou d'une innovation ? Mme Bidard-Reydet, par exemple, s'est demandé si l'on ferait du recopiage du droit existant ou si l'on créerait des droits nouveaux.

Un premier débat, ainsi que l'a rappelé M. Haenel, opposerait les tenants d'une codification stricte à ceux qui souhaitent aller plus loin. Il est certain que, pour le Gouvernement français, il s'agit non pas de créer ex nihilo de nouveaux droits, mais de reprendre largement et d'écrire des principes et des valeurs qui existent déjà soit dans des textes internationaux, soit dans les textes communautaires de " droit primaire " ou de " droit dérivé ", soit encore dans les traditions constitutionnelles des Etats membres.

C'est peut-être d'ailleurs sur ce dernier point que le travail, que je qualifierai d'" innovation stylistique ", qui sera mené, à la marge, par la convention peut être le plus intéressant.

La Charte des droits fondamentaux prévoira-t-elle des droits effectifs ou des objectifs politiques ? Cette question a notamment été soulevée concernant les droits économiques et sociaux, sur lesquels je reviendrai plus tard un peu plus longuement.

Sur ce point, il faut, à mon avis, avoir une lecture souple et volontariste de la " feuille de route " dessinée par les conclusions du Conseil européen de Cologne. Le droit à l'emploi, par exemple, ne saurait être évincé au prétexte qu'il s'apparente plus à un objectif qu'à un droit effectif. C'est ce que font nos amis britanniques mais, pour nous, c'est totalement inacceptable.

Cette conception peut d'ailleurs être aisément contrée si l'on rappelle que l'ensemble des dispositifs mis en oeuvre depuis le traité d'Amsterdam -lignes directrices pour l'emploi, pacte européen pour l'emploi...- ont déjà donné corps, au niveau européen, à ce droit à l'emploi qui ne constitue donc plus seulement un objectif.

J'entrerai maintenant dans ce que l'on peut appeler " le contenu matériel " de la Charte, qui est bien sûr, pour le Gouvernement, l'aspect le plus important.

Vous m'avez interrogé, monsieur Haenel, sur l'éventuelle inscription d'un droit des minorités ou, encore, du principe de laïcité. Mme Dieulangard a, quant à elle, indiqué avec précision les droits sociaux qu'elle souhaitait voir figurer dans ce texte.

Comme vous le savez, les conditions du Conseil de Cologne ont défini les trois " corbeilles " de droits que doit contenir ce texte, et je sais que la convention s'en tiendra à cette feuille de route.

S'agissant du droit des minorités, le Gouvernement ne peut que s'opposer à une telle inscription, qui est contraire à notre tradition constitutionnelle. Par ailleurs, le traité sur l'Union comporte, en son article 13, le principe général de non-discrimination qui peut permettre, par exemple, la défense de telle ou telle " tradition culturelle ", expression que je préférerais à celle de " droit des minorités ".

Sur le principe de laïcité -c'est un autre exemple d'un principe qui n'appartient pas, loin de là, à l'ensemble des traditions constitutionnelles des Etats membres, mais je sais qu'au cours des débats de la convention certains l'ont toutefois évoqué sous le nom de " principe de neutralité "- je ne dissuaderai sûrement pas les membres français de l'enceinte de tenter la chose, mais je ne suis pas certain, et je le regrette, qu'ils obtiendront satisfaction ; en tout cas, ils seront soutenus.

Les droits économiques et sociaux

J'en viens maintenant à un sujet essentiel, que M. Masson a présenté à sa façon et sur lequel ont insisté Mme Bidard-Reydet et M. Delfau. Ce sujet constitue le coeur de cette Charte pour ceux qui veulent en faire un projet social : je veux parler des droits économiques et sociaux.

Vous le savez, mais je veux le rappeler, cette partie constitue pour nous le coeur de la démarche puisqu'elle souligne le caractère global et équilibré de la Charte et qu'elle traduira aussi la réalité du modèle social européen.

Vous le savez aussi bien que moi, les premiers débats ont montré que, sur ces points, les choses n'allaient pas de soi pour tous nos partenaires. Certains pays nordiques et nos amis britanniques s'opposent même clairement à nous sur l'ampleur et la portée de ces droits. Ainsi, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives, le droit de grève, mais également l'insertion dans la Charte du droit à un salaire minimum sont contestés par certains.

Pour ma part, j'estime qu'il faut au minimum, pour que la Charte ait un contenu acceptable pour nous, qu'y figurent une quizaine de droits sociaux essentiels allant du droit au travail et à la protection sociale au droit de grève en passant par le droit syndical ou la garantie d'accès pour tous aux services d'intérêt général, sujet sur lequel M. Delfau a insisté.

Je reprendrai bien volontiers à mon compte ce qui a été dit sur le droit au logement par Mme Dieulangard, ou encore tout ce qui a été dit sur la revalorisation des droits sociaux, notamment syndicaux, par Mme Bidard-Reydet.

Je partage sur ce point l'avis du président Haenel, à savoir que, honnêtement, mieux vaut pas de Charte du tout qu'une Charte qui serait un ersatz ne comprenant pas ces droits économiques et sociaux.

La présence de droits sociaux dans cette Charte consacre par ailleurs une évolution philosophique et juridique, l'unicité des droits fondamentaux. Il est effectivement clair, aujourd'hui, que droits civils, droits politiques, droits économiques et sociaux sont interdépendants. La liberté d'association, de pensée, d'opinion, la liberté syndicale -j'y reviens- la liberté de manifestation ou de négociation sont ainsi intimement liées. C'est l'intérêt, et je dirai même la condition sine qua non d'un tel texte.

Les droits de troisième génération

En outre, M. Haenel et Mme Dieulangard se sont demandé si d'autres droits, dits nouveaux droits ou droits de troisième génération, pouvaient être intégrés dans le projet de Charte. Il s'agit notamment des droits relatifs à la protection de l'environnement, à la bioéthique, ou encore à la transparence administrative.

Ces questions sont importantes pour nos concitoyens et le président Herzog semble lui-même -je parle sous votre contrôle, Monsieur Haenel- favorable à leur intégration.

Il est certain que c'est également à travers l'inscription de tels droits que la valeur ajoutée de cette Charte se confirmera. J'ai donc une attitude ouverte à l'égard de ces propositions, à la condition expresse, je le répète, qu'aucun de ces droits ne constitue une création ex nihilo . Un droit énoncé doit forcément se rattacher à un texte existant, soit à un texte international ratifié par les Quinze, soit à telle ou telle tradition constitutionnelle partagée par tous les Etats membres.

Droits et devoirs

Enfin, s'agissant de l'idée de " devoirs " ou de " responsabilités " que M. Fauchon à défendue avec son éloquence coutumière, je ne peux que confirmer que j'y suis, pour ma part, très favorable.

La citoyenneté, bien sûr, mais plus généralement l'appartenance à une société exigent que chacun soit aussi conscient de ce que l'on attend de lui.

Je renvoie cette question à la convention et je suis certain que Guy Braibant, même s'il a pu être perçu comme " taisant ", ou " taiseux ", a été dûment sensibilisé par M. Haenel et a appliqué à ce sujet le principe selon lequel " qui ne dit mot consent ". Je crois en tout cas que c'est ainsi qu'il faut interpréter ce silence.

4. La valeur de la Charte

J'en reviens à une question fondamentale posée par beaucoup d'entre vous, notamment par M. Masson, chez lequel j'ai cru ressentir une légère hostilité, et par Mme Dieulangard, qui y est au contraire très favorable : je veux parler de la valeur contraignante ou non de la Charte.

Vous connaissez ma position. Elle a été critiquée mezzo voce par M. Hoeffel, mais, pour ma part, j'assume ce que j'ai dit auparavant. Outre le fait que les conclusions de Cologne sont particulièrement claires et qu'il est difficile pour la France, qui assurera la présidence de l'Union, de préempter aujourd'hui un tel débat, il me paraît de bon sens d'attendre de connaître le projet rédigé par la convention pour nous interroger sur une éventuelle valeur contraignante de cette Charte. J'attends donc de voir ce qu'il en sera avant de me prononcer.

Plus ce texte sera percutant, fort, concis, lisible, accessible à nos concitoyens, plus la question de sa valeur juridique et de son éventuelle insertion dans les traités sera pertinente, et je me refuse de poser cette question par principe.

Je redis à M. Masson que tel n'est effectivement pas notre objectif premier. Mais il est tout aussi vrai que des réflexions sont menées par le Gouvernement et par le Président de la République dans l'hypothèse où la qualité de ce texte serait suffisante. A ce stade, l'une des solutions envisageables serait son intégration par voie de protocole, mais nous verrons bien en fonction des travaux.

A ce titre, je rappelle que nous ne sommes pas seuls dans cette affaire et que conférer un caractère contraignant à ce texte poserait à certains de nos partenaires des difficultés particulières. Je pense notamment au Danemark, pour lequel une telle option entraînerait nécessairement l'organisation d'un référendum, ce qui n'est jamais simple sur les questions européennes. Et, pour d'autres pays aussi, se poseraient certainement des questions constitutionnelles.

En tout cas, soyez sûr, monsieur Haenel, que le Président de la République et le Premier ministre, qui siègent ensemble au Conseil européen, ont à coeur de traiter cette question.

Notre objectif est donc de disposer du meilleur texte possible lors du Conseil européen de Nice, qui conclura notre présidence. Au demeurant, il me semble que la ligne choisie par le président Herzog est la bonne : il a fait le choix de conduire les travaux de rédaction du projet de Charte comme si celle-ci devait être un jour contraignante. C'est sans doute la meilleure solution, et je vous fais toute confiance pour parvenir à un résultat probant.

Sans préjuger la valeur juridique qui sera finalement conférée à la Charte, je veux néanmoins traiter rapidement quelques interrogations juridiques que soulève l'existence même de ce texte.

M. Hoeffel et M. Bordas se sont faits les avocats éloquents du Conseil de l'Europe. Il a souvent été avancé -parfois sous forme critique, reconnaissons-le- que le projet de Charte constituerait une sorte de " doublon " de la convention européenne des droits de l'homme, risquant ainsi d'entraîner une confusion aux yeux des citoyens, voire d'être à l'origine d'une " Europe des droits de l'homme à deux vitesses ". Telle est bien, en substance, la thèse que vous avez défendue.

J'essaie d'évaluer avec sérieux un tel risque. En termes de contenu, tout d'abord, la Charte constituera un texte plus global -plus approfondi aussi, j'espère- que la convention européenne des droits de l'homme, puisqu'elle doit non seulement contenir les droits civiques et politiques tels qu'on peut les trouver dans la convention, mais aussi les droits inhérents à la citoyenneté européenne ainsi que les fameux droits économiques et sociaux dont nous parlions à l'instant.

Ce projet a donc, pour moi, sa légitimité propre, ainsi que l'ont d'ailleurs reconnu les membres de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe dans leur résolution relative à la Charte.

S'agissant du risque de confusion, ou même d'une éventuelle concurrence entre la Cour du Luxembourg et la Cour de Strasbourg -risque que je ne méconnais pas et que je ne sous-estime pas- il est certain que, lorsque la Charte reprend des droits directement issus de la convention, elle doit veiller -et elle y veille- à adopter la formulation la plus proche possible de celle-ci et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme afin d'assurer la plus grande sécurité juridique, ce qui est notre préoccupation commune.

Un autre élément doit permettre, me semble-t-il, de réduire les inquiétudes : la Charte concernera d'abord les institutions de l'Union, conformément aux conclusions de Cologne, et, de ce point de vue, les partisans des droits de l'homme que nous sommes tous ici ne peuvent que se réjouir, car cette initiative comble un vide, la Communauté européenne en tant que telle n'étant pas justiciable -et nous souhaitons que cela demeure ainsi- de la Cour européenne des droits de l'homme.

La Cour de justice des Communautés européennes a déjà la faculté de recourir, pour élaborer sa jurisprudence, aux principes contenus dans la convention, aux termes de l'article 6, paragraphe 2, du traité sur l'Union.

La Charte devrait donc, au contraire des craintes qui ont pu apparaître et que, encore une fois, je ne sous-estime pas, aller dans le sens d'une plus grande sûreté juridique puisque, d'une certaine façon, elle donnera une traduction précise et écrite -et non pas abandonnée à la seule jurisprudence- de ce fameux article 6.

C'est pourquoi -et cela découle, je crois, de tout ce que je viens de dire- je veux rappeler notre opposition à l'adhésion de l'Union à la convention européenne des droits de l'homme. En effet, outre le fait que nous refusons une subordination juridique de l'Union à la Cour européenne de Strasbourg, j'attire votre attention sur le fait qu'au-delà de cette subordination juridique l'adhésion risquerait d'être perçue comme une subordination politique de l'Europe des quinze à l'Europe des quarante et un.

En tout état de cause, une adhésion ne saurait être considérée comme répondant de façon satisfaisante aux objectifs assignés à la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, puisque la convention européenne des droits de l'homme, je le rappelle, ne comprend aucun droit social.

Je tiens à insister sur la différence de nature non pas entre le Conseil de l'Europe et l'Union européenne, mais entre les deux cours, puisque la Cour européenne de Strasbourg est composée de quarante et un juges -qui ont autant de traditions juridiques différentes- ce qui pose certains problèmes de sûreté. Mais nous veillons très attentivement à la correspondance des jurisprudences des deux cours.

Je veux enfin répondre à la question du M. Haenel relative au champ d'application de la Charte, et plus précisément au sort réservé aux actes des Etats membres pris en application du droit communautaire.

Je souhaite d'abord vous indiquer, Monsieur Haenel, qu'en posant cette question vous vous placez dans l'hypothèse d'une Charte à laquelle aurait été donnée une valeur contraignante. Soit ! Mais, dans cette hypothèse, il est aussi clair, à mon sens, qu'il ne s'agira pas nécessairement d'appliquer les règles de procédure habituelles, et notamment le droit de " gardien " des textes reconnu par les traités à la seule Commission européenne.

Mais je dois dire que, même si le Conseil européen décide que la Charte ne sera pas formellement contraignante, il ne me paraîtrait néanmoins pas choquant que la Cour de justice des Communautés européennes fasse référence ou s'inspire de la Charte des droits fondamentaux, comme elle le fait déjà, au fond, de façon " jurisprudentielle ", en application de l'article 6 du traité, lorsqu'elle est amenée à juger de dispositions nationales prises en application du droit communautaire.

Mesdames, Messieurs les sénateurs, alors que nous venons de célébrer, le 9 mai dernier, le cinquantième anniversaire de la déclaration de Robert Schuman, il me paraît essentiel de rappeler que la construction européenne répond d'abord à une exigence morale et politique : asseoir définitivement sur notre continent tant de fois meurtri la paix, la démocratie et la liberté. Cinquante ans après cette déclaration, au moment où l'Europe rencontre de formidables succès mais s'interroge en même temps sur son avenir, il est important qu'un texte fort rappelle ce que sont les valeurs essentielles sur lesquelles se fonde ce modèle européen. C'est en tout cas, pour moi, le sens premier que revêt la rédaction de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Quoi qu'il en soit, il me paraît certain, pour reprendre les propos de M. Haenel, que, si cette initiative réussit, elle constituera un indéniable et considérable succès pour l'Europe, pour les citoyens, mais aussi pour les parlements. En revanche, si, hélas ! nous échouons -et je rejoins encore une fois M. Haenel-, il serait alors difficile de ne pas en tirer quelques conclusions quant à l'avenir de l'Europe politique. Toutefois, j'ai bien compris que les propos de M. Haenel représentaient une mise en garde s'agissant de la méthode, une impulsion, un aiguillon, et ne reflétaient pas un manque de confiance. Je partage totalement son optimisme.

En elle-même, cette Charte ne résout pas tous les problèmes. Très prochainement, se tiendra ici même le débat sur les objectifs de la présidence française, à l'image de celui qui a eu lieu le 9 mai dernier devant l'Assemblée nationale. La Charte est l'un des aspects de l'Europe politique, de même que la réforme des institutions et la construction de l'Europe de la défense. Ce sont là des éléments constitutifs du projet que nous voulons mettre en oeuvre pour l'Europe, un projet social, un projet politique, un projet, encore une fois, de civilisation.

La Charte sera-t-elle une Constitution ? Ce débat sur l'avenir de l'Europe, que nous reprendrons, si vous le voulez bien, le 16 mai prochain et qui a été illustré de façon brillante à l'Assemblée nationale, par exemple par M. Giscard d'Estaing, par M. Juppé, par M. Hue ou par M. le Premier ministre, est devant nous. Quant à la Constitution, nous verrons bien !

Je n'y suis pas opposé par principe, mais cela ne se fera en tout cas pas sans Constituants !

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