E. INTERVENTION DE M. GÉRARD DELFAU

A l'heure où la crise autrichienne relance le débat sur les valeurs politiques et morales qu'incarne l'Union européenne, et surtout sur les moyens dont elle dispose pour les défendre, l'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux est plus que jamais d'actualité.

Je n'évoquerai que par allusion la longue marche de cette idée, qui passe par l'appel lancé en 1946 par Winston Churchill à la famille européenne, par le Mouvement européen, par les différents traités, par le préambule de l'Acte unique, lequel se réfère à la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ou par de multiples décisions de la Cour de justice des Communautés, celle-ci s'étant, à plusieurs reprises et sous des formes différentes, posée en garante des libertés traditionnelles, chèrement acquises, en deux siècles de lutte, car elles ne furent jamais octroyées.

De son côté, dès 1977, le Parlement européen s'est prononcé en faveur de la défense des droits et des libertés fondamentaux dans l'Union européenne. Adopté par le Conseil et cosigné par la Commission, ce document a permis d'engager le long processus conduisant à l'élaboration de la future Charte des droits fondamentaux.

Voilà où nous en étions en juin 1999, quand la décision du Conseil européen de Cologne a été prise d'élaborer une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

La phase concrète d'élaboration a été mise en oeuvre lors du Conseil de Tampere de décembre 1999.

La France, ainsi qu'elle l'a affirmé par les voix de ses plus hauts responsables, souhaite qu'une telle Charte soit adoptée sous sa présidence du Conseil européen, au cours du second semestre 2000.

Les soixante-deux membres de la convention chargée d'élaborer la Charte -formule effectivement originale- en ont d'ores et déjà esquissé l'architecture globale et ébauché les modalités d'application.

Je formulerai une remarque préalable : la Charte devrait concerner uniquement les citoyens de l'Union, à la différence de la convention européenne des droits de l'homme, qui intéresse les quarante et un Etats membres du Conseil de l'Europe.

Je dois cependant remarquer que cette position limitative, que je comprends par ailleurs, n'est pas sans poser quelque problème de conscience aux héritiers des valeurs universalistes de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui conçoivent la construction européenne sur le long terme, et non en fonction de préoccupations, certes, légitimes et délicates. Mais nous sommes ici au Parlement, et nous devons nous inscrire dans la longue durée.

L'élément novateur de la Charte réside dans l'adjonction aux droits civils et politiques des droits économiques et sociaux tels qu'ils sont énoncés dans la Charte sociale européenne et dans la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs.

On l'a dit et on le dira encore, c'est bien ainsi que les citoyens attendent que l'Europe descende de ses traités, de ses organisations, de ses manifestations solennelles et qu'elle entre un peu plus avant dans le quotidien, et pas seulement sous la forme, un peu caricaturale, que prennent parfois certaines directives.

Lors de l'élaboration de la convention européenne des droits de l'homme, il y a cinquante ans, certains droits relatifs à la santé publique ou au salaire minimum, sans parler, bien sûr, des droits de la bioéthique, de l'informatique ou de l'environnement, n'avaient pas encore été créés. Il est donc aujourd'hui essentiel d'ajouter ces nouveaux droits, par ailleurs objet d'une revendication ancienne de nombreuses associations et de syndicats, entre autres.

1. La valeur juridique de la Charte

Une des questions qui se posent aujourd'hui même réside dans le point de savoir s'il faut accorder ou non à la Charte un caractère juridique contraignant. Le 16 mars dernier, le Parlement européen a souhaité, à une écrasante majorité, doter la Charte de cette force juridique, par le biais de son incorporation dans les traités.

Ces avancées constitueraient sans aucun doute le premier pas de l'Union européenne vers l'adoption d'une constitution, objectif à long terme.

Il est en effet permis de s'interroger sur l'intérêt d'une Charte qui ne disposerait que d'un caractère déclaratif, alors que des millions de citoyens européens vivent encore aujourd'hui en dessous du seuil de pauvreté. Tel est l'un des enjeux de la présidence française, monsieur le ministre, et vous le savez, comme le Parlement tout entier. Nous attendons sur ce point des éclaircissements et, si possible, quelques pas en avant de votre part.

La Charte doit répondre à une forte aspiration des opinions publiques européennes, à un renforcement des droits des citoyens de l'Union européenne et à un rééquilibrage des textes en leur faveur.

Pour autant, et je le dis au passage sans pouvoir développer, il est souhaitable de ne pas créer de concurrence fâcheuse entre la Cour de Luxembourg et celle de Strasbourg.

Aussi sera-t-il nécessaire de bien préciser que la Charte ne régira que les actes communautaires et laissera entier le système des droits reconnus à toutes personnes présentes sur le territoire communautaire, qu'elles aient ou non la citoyenneté des Etats membres.

2. Le contenu de la Charte

Du reste, rappelons que la Charte comprendra bien d'autres droits que ceux qui sont actuellement garantis par la Cour de Strasbourg et constituera une avancée, notamment dans les secteurs économiques et sociaux.

Marie-Madeleine Dieulangard l'a excellemment dit, il faut donner un contenu concret au droit du travail, à la protection des salariés et à la formation continue, pour ne prendre que quelques exemples.

J'ajouterai une dimension de notre mode de vie européen qui n'a pas encore été évoquée, et même une dimension de notre civilisation, je veux parler de la contribution des services publics appelés, dans le nouvel article 16 du traité d'Amsterdam, " services d'intérêt général à la cohésion sociale et territoriale ".

Un ensemble d'organisations syndicales et d'associations ont élaboré à ce sujet une plate-forme commune. Ils souhaitent que la France fasse inclure cette forme d'organisation sociale originale dans la Charte des droits fondamentaux. L'objectif est bien que nos partenaires européens confirment que la notion de " services d'intérêt général ", et pas seulement à vocation économique, soit l'une des valeurs communes de l'Union européenne.

Cette intégration au sein de la Charte aura pour conséquence de donner un cadre conceptuel à la mise en oeuvre concrète des droits fondamentaux en matière économique et sociale.

Elle permettra, dans un deuxième temps, de renforcer encore la timide avancée réalisée par la rédaction de l'article 16 du traité d'Amsterdam. Dans l'immédiat, je souhaite, sur ce sujet comme sur les autres, que la Charte puisse être incluse dans le préambule du traité sur l'Union européenne. Ce serait un premier pas particulièrement significatif.

La Charte aura en même temps vocation à s'appliquer aux institutions et non aux Etats membres. Elle doit donc traiter d'un certain nombre de sujets sensibles. Je vais prendre pour exemple l'introduction, dans la Charte, des droits collectifs et régionaux, voire le droit des minorités. Ces domaines suscitent des opinions extrêmement divergentes, voire contradictoires, en fonction des sensibilités ethniques et culturelles. Ils ne semblent pas faire aujourd'hui l'objet d'un compromis et devront être très sérieusement approfondis. La question est cependant posée.

Pour l'heure, la convention a décidé de prendre pour base de travail une liste relativement complète, incluant l'intégralité des droits de l'homme, auxquels sont ajoutés des droits économiques, sociaux et environnementaux.

Particulièrement attachés aux valeurs de la démocratie, les sénateurs du groupe du Rassemblement démocratique et social européen adhèrent sans restriction à ces valeurs.

Parce qu'ils partagent l'idée selon laquelle la Charte des droits fondamentaux constitue une avancée essentielle pour la poursuite de la construction européenne au service des citoyens, les sénateurs du groupe que je représente à cette tribune estiment qu'une dimension morale, je dirai même éthique, et un principe de justice sociale doivent présider à son élaboration. Telles sont les raisons pour lesquelles, monsieur le ministre, nous serons particulièrement attentifs à vos réponses.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page