F. INTERVENTION DE MME DANIELLE BIDARD-REYDET
Au
conseil de Tampere, à la fin de l'année 1999, les chefs d'Etat et
de gouvernement ont lancé le processus de rédaction d'une Charte
des droits fondamentaux de l'Union européenne, rédaction qui doit
s'achever sous présidence française.
L'adoption éventuelle du projet de texte devrait avoir lieu au Conseil
européen de Nice, en décembre prochain.
La France a donc une responsabilité toute particulière à
cet égard et devra se montrer à la hauteur d'une telle ambition.
Il s'agit véritablement d'un enjeu pour la construction d'une Europe
citoyenne.
Alors que l'élargissement aux pays de l'Est se précise et que
l'actualité montre, avec le cas autrichien, que des reculs sont toujours
possibles, il est de la responsabilité de l'ensemble des pays
européens de rester vigilants.
Réaffirmer dans cette Charte et rendre visibles aux yeux des citoyens
européens, mais aussi au reste du monde, les valeurs qui fondent la
Communauté européenne est un objectif auquel on ne peut que
souscrire. L'Europe est aujourd'hui essentiellement économique et
financière. Il est grand temps de privilégier la construction
d'une Europe " communauté de valeurs de démocratie, de
progrès et de justice sociale ".
La question de l'identité de l'Europe est au coeur des réflexions
sur l'élaboration de cette Charte. Il convient donc non pas de
s'enfermer dans un débat purement technique et juridique mais au
contraire d'élargir la discussion, de l'ouvrir pour lui donner une
dimension nouvelle.
1. L'élaboration de la Charte
Partout
aujourd'hui en Europe, le désir de citoyenneté s'exprime et se
renforce. A défaut de répondre à cette attente, l'Europe
s'éloignera encore plus des peuples et de leurs préoccupations.
Nous appuyant sur ces préoccupations, nous devons renforcer les liens
entre les exigences des citoyens européens et la construction
européenne. L'enjeu est d'importance si l'on veut donner sens au contenu
de cette construction et répondre ainsi aux aspirations des citoyens
à un renouvellement de la démocratie, dans les institutions comme
dans le contenu social de l'Union européenne.
Le processus d'élaboration de la Charte peut constituer une
avancée citoyenne, un instrument de progrès et de justice
sociale. Elle doit constituer un point d'appui pour les citoyens dans leurs
revendications pour l'application de l'ensemble des droits déjà
acquis ainsi que pour une formulation de nouveaux droits. Cela implique que
l'ensemble des citoyens européens soient mieux informés, qu'ils
puissent s'exprimer dans ce débat.
Nous nous félicitons du processus original d'élaboration, avec
une convention composée de membres de l'exécutif et du
législatif, des différents parlements, avec une transparence
affirmée par le compte tendu intégral des débats publics
sur internet et avec les appels à contribution des membres de la
société civile.
Pourtant, il nous semble nécessaire de privilégier encore la
démarche participative " dans l'élaboration de la Charte ", de
développer l'information dans tous les pays européens. Je pense
que, dans cet esprit, un forum public pourrait être organisé au
niveau européen, associant des élus, des membres de la
société civile et des experts.
Les attentes des citoyens sont immenses pour une réorientation de
l'Europe vers plus de solidarité, de démocratie, de protection de
l'environnement et de développement durable. Nous devons y
répondre. Pour cela, il n'est pas possible de se limiter à un
simple " recopiage " des droits déjà existants dans la convention
européenne des droits de l'homme et dans la Charte communautaire des
droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Ces droits doivent, bien
sûr, être inscrits de façon lisible dans la Charte, avec
l'application du principe de non-régression, mais il faut
également y mentionner de nouveaux droits tendant à construire
une Europe plus juste et plus humaine ainsi que ceux qui sont relatifs,
notamment, à la bioéthique et à la transparence
administrative.
2. Le contenu de la Charte
Le
projet de Charte prévoit trois " corbeilles ", comme cela a
déjà été rappelé.
La troisième corbeille, qui traite des droits économiques et
sociaux, est à l'origine de nombreuses divergences entre les partenaires
européens. Il s'agit, en effet, de traduire le concept social
européen, sur lequel les opinions des gouvernements sont loin
d'être semblables. On a pu le vérifier au sommet sur l'emploi de
Lisbonne, avec la volonté affichée de certains Etats, en
particulier le Royaume-Uni, de " moderniser " le système de protection
sociale en le réduisant au minimum !
Une telle évolution constituerait un véritable danger pour
l'avenir de l'Europe, qui doit développer, au contraire, un projet
social ambitieux pour répondre aux attentes des citoyens
européens.
Les " droits fondamentaux " sont indivisibles. L'ensemble des droits
économiques et sociaux qui concernent la vie quotidienne de chaque
citoyen constituent donc des droits fondamentaux à part entière.
Le gouvernement français a déjà affirmé sa
volonté d'accorder une importance particulière aux droits de la
troisième corbeille, mais il faut développer un argumentaire plus
exigeant dans ce domaine.
Nous pensons qu'il est de la responsabilité de la France d'être
ferme sur cette question, en mettant en avant la justice sociale, le
bien-être de tous. L'être humain doit être au coeur de la
construction européenne, à la place des marchés financiers
soutenus par la logique de Bruxelles.
Nous avons conscience des réticences des gouvernements des pays
partenaires, mais nous pensons que le rôle des peuples de l'Union, qui
tous aspirent à un mieux-être, peut permettre d'aller dans ce
sens. Il est donc utile de leur donner les moyens de participer aux
débats et de se mobiliser pour préciser quels droits doivent
être considérés dans le cadre d'une Europe sociale et
solidaire. Les très nombreuses contributions d'associations,
d'organisations non gouvernementales et de syndicats de l'ensemble des pays
européens témoignent du foisonnement de propositions sur ce sujet
et de l'urgence de leur prise en compte.
Il est tout d'abord fondamental de réaffirmer et, surtout,
d'étendre les droits des citoyens à la prise de décision
et aux choix économiques qui conditionnent la construction
européenne, ce qui implique une démocratisation des institutions
européennes, y compris des institutions financières telles que la
Banque centrale européenne.
Dans le même sens, il nous faut prendre en compte les droits des
salariés à l'information et à la gestion des groupes
économiques dans le cadre des comités de groupe européens,
afin que les salariés soient associés aux réformes qui les
concernent au premier chef.
Le droit d'association et les droits syndicaux transnationaux doivent
être revalorisés. Le développement d'une véritable
démocratie en Europe et la mobilisation des citoyens en faveur de la
construction européenne passent nécessairement, selon nous, par
l'extension de ces droits.
Donner aux citoyens la possibilité de peser réellement sur les
choix des orientations permettra à l'Europe de se réorienter vers
un développement au service des peuples. Dans une Europe où la
précarité et le chômage font des ravages, le droit à
la sécurité de l'emploi et à la formation est une
priorité pour tous. C'est également le cas pour le droit à
une protection sociale suffisante, à un revenu minimal décent,
à l'accès total et sans discrimination de ressources aux soins de
qualité, à l'éducation, au logement.
Des associations et des ONG se battent depuis des années pour que les
injustices prennent fin. Comment ne pas répondre à ces attentes ?
D'autres droits constituent aussi des priorités pour les citoyens. Il
s'agit, par exemple, du droit à l'accès à des services
publics de qualité, du droit à l'accès aux nouvelles
technologies de l'information et du droit à un environnement durable et
de qualité concernant, notamment, la sécurité sanitaire,
alimentaire et maritime.
Certains droits spécifiques doivent, selon nous, être
considérés avec attention. Je pense en particulier aux droits des
jeunes, qui sont trop peu pris en compte en tant que tels au sein de l'Union.
Des consultations pourraient être organisées à
l'échelon européen pour mieux connaître les aspirations des
jeunes. Quant aux droits des femmes, il est indispensable d'inscrire
l'égalité des sexes, notamment socio-économique, comme le
réclament les associations féministes, et non pas de se limiter
à une clause générale de non-discrimination. Les femmes ne
sont pas, en effet, une minorité, elles représentent plus de la
moitié de la population européenne.
3. La portée de la Charte
D'une
façon générale, la question se pose de savoir si les
droits contenus dans la Charte concerneront uniquement les ressortissants
européens -immigrés extracommunautaires exclus- ou tous ceux qui
résident légalement dans l'Union.
La notion de citoyenneté européenne ne doit pas être
réductrice, elle doit s'appliquer à l'ensemble des individus qui
réside sur le territoire européen, dans un souci
d'amélioration de la vie démocratique et de recul des
inégalités et des discriminations.
Il faudrait également veiller, en particulier dans le contexte actuel,
à la stricte application de l'article 13 du traité d'Amsterdam
s'agissant des discriminations fondées sur la race, l'orientation
sexuelle, la religion, le sexe, les handicaps.
Nous sommes pour l'instauration d'une citoyenneté de résidence
qui passe par la promotion, dans un premier temps, du droit de vote et
d'éligibilité pour les étrangers extracommunautaires dans
tous les pays de l'Union européenne aux élections locales. Cela
est devenu incontournable, car majoritairement souhaité par l'opinion
publique européenne. Avec les droits de la première corbeille et
les droits économiques et sociaux, les citoyens extracommunautaires de
l'Union doivent bénéficier des mêmes avantages que les
ressortissants de l'Union européenne.
La question de la portée juridique de la Charte est également
importante. Sera-t-elle un document juridiquement contraignant
intégré dans les traités et contrôlé par la
Cour de justice ? Quelles seront, dans ce cas, les voies de recours ?
Sera-t-elle un texte déclaratoire à valeur purement symbolique ?
Le débat est vif sur ce sujet et la position de nombreux acteurs,
notamment celle du Gouvernement français, est de choisir la prudence en
concentrant les efforts sur la qualité du contenu de la Charte. C'est,
bien sûr, un préalable indispensable : il n'y aurait aucun
intérêt à intégrer dans le traité une Charte
restrictive, voire régressive, ou même simplement peu lisible.
Cependant, il n'est pas inopportun d'amorcer ce débat sur cette question.
Si nous estimons que ce texte ne doit en aucun cas avoir pour objet de
supplanter les textes fondamentaux de la République, il nous semble
malgré tout nécessaire que des conditions pour l'application
effective des droits contenus dans la Charte, droits nouveaux comme droits
existants, pas toujours appliqués, soient clairement définies.
En conclusion, je dirai notre engagement pour que la Charte permette une
réelle avancée dans la construction d'une Europe du
progrès humain et de la citoyenneté. Nous sommes convaincus que
le Gouvernement français, en particulier pendant la présidence
française de l'Union européenne, oeuvrera en ce sens.