M. Pierre Laurent. C’est plus complexe que cela.

M. David Assouline. Ce n’est pas la question !

M. Roger Karoutchi. Depuis, au terme d’un débat contradictoire, on a conclu qu’en réalité il avait décompté les morts de l’ensemble du mois d’octobre et non pas seulement ceux de la journée du 17.

M. Robert Hue. Que signifie cette comptabilité un peu folle ?

M. Roger Karoutchi. Souvenons-nous également, à l’inverse,…

M. Guy Fischer. Ouvrez les archives !

M. Roger Karoutchi. Mon cher collègue, je suis entièrement d’accord avec vous : en tant qu’historien, je ne peux qu’être favorable à l’ouverture des archives. Mais ce n’est pas nous qui décidons !

Ouvrons donc les archives,…

M. Guy Fischer. Nous sommes donc d’accord !

M. Roger Karoutchi. … et écrivons une histoire objective,…

M. David Assouline. Moi, je l’ai écrite !

M. Roger Karoutchi. … en étudiant qui a fait quoi et dans quelles circonstances. Sur ce point, tout le monde est d’accord : la vérité historique doit être dite.

Ouvrons les archives, étudions les instructions qui ont été données. De fait, monsieur Laurent, vous affirmez que le préfet de police a déclaré : « Pour un coup porté, dix seront rendus. » Pardonnez-moi d’apporter cette précision devant la Haute Assemblée : ces mots n’ont pas été adressés en instruction à la police nationale le 17 octobre. Ils ont été prononcés le 10 octobre 1961 aux obsèques du brigadier-chef Demoën, assassiné par le FLN.

M. Roger Karoutchi. Que le préfet de police déclare, aux obsèques d’un policier tué par le FLN : « Oui, je veux protéger la police », ce n’est pas condamnable !

Je le répète, il ne faut pas faire de l’histoire à sens unique. D’ailleurs, les syndicalistes policiers de l’époque – souvent classés plutôt à gauche – notamment le fameux Gérard Monate, déclaraient alors : « Il faut protéger la police ! »

M. Roger Karoutchi. Entre le 29 août et le 2 octobre 1961, trente-trois attentats ont été perpétrés par le FLN contre la police, treize policiers ont été tués et plusieurs dizaines d’autres ont été blessés. Voilà le climat de l’époque !

M. Roger Karoutchi. Et alors, cher collègue ? Pensez-vous sincèrement que, soudainement, dans une atmosphère sereine, un déchaînement policier s’est abattu sur Paris, sans aucun motif ?

M. Philippe Kaltenbach. Ce n’est pas ce qui a été dit !

M. Roger Karoutchi. Mes chers collègues, nous sommes en pleine guerre d’Algérie ! On déplore des milliers de morts en Algérie. Des assassinats sont commis chaque jour à Paris. Chaque jour, la police est victime de nouvelles attaques ! Des policiers meurent, de nombreux agents de police sont blessés, des familles sont brisées…

C’est la lutte contre l’OAS, qui n’épargne pas le régime gaulliste. Le FLN, le MNA et tous les extrémistes commettent des attentats. Lorsqu’ils tuent, ils tuent d’abord des policiers : de fait, c’est la police qui est visée, et les commandos du FLN ont reçu des instructions très claires pour viser en priorité les forces de l’ordre. Il ne faut pas réécrire l’histoire !

En outre, vous le savez parfaitement, nous sommes face à un vrai sujet – et j’espère que le dépouillement des archives nous permettra de l’étudier plus en profondeur – je veux parler des dissensions entre, d’une part, le GPRA, qui demande une trêve jusqu’à la fin des négociations, et, de l’autre, la fédération FLN de Paris de Mohammedi Saddek, qui déclare : « Nous, nous continuons ! ».

Autrement dit, le GPRA demande aux Français musulmans de respecter le couvre-feu qui a été instauré à Paris pour empêcher les attentats, quand le FLN, lui, le refuse et appelle à la poursuite des attentats. Voilà la vérité !

M. Pierre Laurent. La manifestation du 17 octobre était pacifiste !

M. Roger Karoutchi. Alors, y a-t-il eu, le 17 octobre, des débordements,...

M. Roger Karoutchi. … des actes commis par des policiers et que ceux-ci n’auraient pas dû commettre ? Certainement. Mais je note que plusieurs rapports de police de l’époque en font état. Gérard Monate lui-même – les syndicats de police étaient extrêmement puissants à l’époque – relate dans un rapport un certain nombre de débordements, de dérapages et d’actes policiers qu’il qualifie lui-même d’inacceptables. Des sanctions seront d’ailleurs prises par la suite.

On ne vient donc pas, subitement, de découvrir ces événements. Et que l’on ne vienne pas, ici, parler de crime d’État, comme je l’ai vu écrit dans certains journaux !

Le Monde a ainsi publié, hier, une interview dans laquelle la personne interrogée déclare que, de la même manière que Jacques Chirac a reconnu la responsabilité de l’État français pour les déportations commises par le régime de Vichy, il convient de reconnaître la responsabilité de l’État français pour les événements du 17 octobre 1961.

M. David Assouline. Ce n’était pas dit exactement comme cela !

M. Roger Karoutchi. C’était écrit noir sur blanc, monsieur Assouline !

Franchement, je trouve hallucinant de vouloir mettre ces deux événements sur le même plan !

M. Guy Fischer. C’est ce qui fait notre différence !

M. Roger Karoutchi. Pour ma part, je considère le régime de Vichy comme un régime totalement illégitime, qui a collaboré et mis à la disposition de l’Allemagne, du régime nazi, la police et l’ensemble de l’administration française. Il n’y a aucune comparaison possible avec ce qu’était l’État français en 1961 !

Sans doute n’avez-vous pas de sympathie pour ce qui était la majorité à l’époque mais, en 1961, le général de Gaulle était Président de la République et les élections législatives avaient dégagé une majorité dont la principale composante était l’UNR – cette formation n’obtiendra la majorité absolue qu’en 1962. Bref, c’était un pouvoir légal, légitime, les gouvernants n’étaient pas des gouvernants de rencontre et n’avaient pas été imposés par l’ennemi.

Monsieur Laurent, vous vous insurgez contre des propos jugeant inacceptable qu’on mette en cause la police de la République. Je me permets donc de vous renvoyer aux résultats des élections syndicales dans la police – cela aussi figure dans les archives, et celles-ci n’ont rien de secret !– au début des années soixante : la gauche recueille 80 % des voix ! Alors, d’où sortaient-ils, ces policiers ? À 80 %, ils votent pour des syndicats de gauche et, quand ils sont confrontés à une manif’, ils deviennent des espèces de monstres ? Bien sûr que non !

M. Pierre Laurent. Parlez-nous de Maurice Papon ! Parlez-nous de ceux qui donnaient des ordres à la police française !

M. Roger Karoutchi. Pour ce que l’on en sait, aucune des instructions données par Maurice Papon entre le 2 et le 17 octobre n’a outrepassé les limites de la République.

Dans son instruction du 17 au matin, il demande à la police de maintenir l’ordre, le calme, la sécurité, mais aussi de respecter les individus qui manifestent.

M. Pierre Laurent. C’était un homme formidable !

M. Roger Karoutchi. Qu’ensuite, vous disiez qu’il y a eu, sur les ponts, un certain nombre de dérapages…

Mme Éliane Assassi. Des morts !

M. Roger Karoutchi. Bien sûr, des morts…

M. Guy Fischer. Deux cents !

M. Roger Karoutchi. Mais, enfin, dans l’histoire politique française, combien de manifestations se sont-elles soldées par des morts ?

Mme Éliane Assassi. Tout mort est un mort de trop, monsieur Karoutchi !

M. Roger Karoutchi. Ne dites pas n’importe quoi, madame ! On aurait évidemment préféré que la guerre d’Algérie ne fasse aucun mort !

Lors des grèves insurrectionnelles de 1947, il y a eu aussi des morts ! C’est même un ministre socialiste, Jules Moch, qui a créé les CRS à cette occasion. Demandez donc que l’on reconnaisse les crimes de M. Jules Moch ! (Exclamations sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste.)

M. Philippe Kaltenbach. Vous mélangez tout !

Mme Éliane Assassi. Et qui a donné les pleins pouvoirs à Pétain, sinon la Chambre des députés ?

M. Roger Karoutchi. Il faut savoir respecter l’histoire sans la dénaturer.

Qu’on ouvre les archives, parfait ! Que chacun assume ce qu’il a à assumer, après une étude historique objective, parfait ! Que les choses se fassent dans la clarté, l’historien que je suis en sera ravi ! Qu’on ait accès à tout, qu’il n’y ait plus de documents classés et, de ce fait, non consultables, j’en suis d’accord ! Et, lorsque la vérité aura été établie, on verra que, en 1961, s’il y a évidemment eu des dérives, des dérapages, des « bavures » – il y a eu des morts, je le reconnais –, il ne faut pas pour autant mettre en cause la responsabilité de la République !

Mme Éliane Assassi. Eh bien si !

M. Roger Karoutchi. Mais alors, vous allez mettre en cause la responsabilité de la République chaque fois qu’il y a un dérapage ?...

M. Guy Fischer. Deux cents morts, c’est plus qu’un dérapage !

M. Roger Karoutchi. Mettons en cause la responsabilité de ceux qui ont dérapé ! Voyons dans quelles conditions cela s’est passé. Mais, si les instructions du préfet de police n’ont pas dépassé la légalité républicaine, quelle responsabilité de l’État allez-vous pouvoir mettre en cause ?

En vérité, les instructions du ministre et du préfet de police n’ont ni outrepassé ni violé les lois de la République !

M. David Assouline. Et, toute la nuit durant, ils n’ont pas su ce qui se passait ?

M. Roger Karoutchi. Monsieur Assouline, si j’avais été là, je pourrais vous répondre ! (Exclamations sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste.)

C’est facile, aujourd’hui, sous les ors du Sénat, d’oublier que, en 1961, les commissariats explosaient, des policiers étaient abattus. C’était la guerre civile et il y avait des dizaines de milliers de morts en Algérie !

M. Pierre Laurent. Ce n’était pas la guerre civile à Paris, le soir du 17 octobre !

M. Roger Karoutchi. J’aimerais vous entendre aussi sur tous les massacres, toutes les responsabilités, celles des Harkis et des autres protagonistes. Je souhaite que toute la vérité soit faite, sur tous les sujets, et que l’on ouvre les archives.

Pour autant, vouloir reconnaître comme vous le faites la responsabilité de la République, c’est, quelque part, mettre en cause les institutions de la République et la police républicaine. Oui, comme Christian Jacob, j’ose le dire.

M. Philippe Kaltenbach. C’est une insulte !

M. Roger Karoutchi. Et, encore une fois, à l’époque, la police républicaine était plutôt marquée à gauche. (Nouvelles exclamations sur les mêmes travées.)

M. Alain Néri. La police républicaine n’est ni de droite ni de gauche !

M. Roger Karoutchi. Si la police est républicaine, alors, ne la mettez pas en cause !

M. Alain Néri. Vous devriez adresser vos excuses à la police !

M. Roger Karoutchi. Ben voyons ! Je dis simplement que mettre en cause la police pour les événements de 1961, cela n’a pas de sens !

On ne peut pas dire que l’histoire de France ait toujours été parfaitement sereine… Il y a eu beaucoup de souffrances, beaucoup de sang, beaucoup de malheurs, beaucoup de misère, et dans tous les camps. Mais cette histoire, c’est la nôtre. La République, c’est la nôtre. Si vous voulez, pour chaque épisode, trouver des responsables et mettre en cause la responsabilité de la République, je vous le dis sincèrement, la République, elle est bien mal partie ! (Applaudissements sur les travées de l'UMP. MM. Yves Pozzo di Borgo et Gilbert Barbier applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. David Assouline.

M. David Assouline. Malheureusement, le temps qui m’est imparti ne me permettra pas de vous restituer tout ce que je sais de cette période et de la répression de la manifestation du 17 octobre, puisque j’ai travaillé plusieurs années comme historien sur ces événements.

À l’époque, il y avait une véritable chape de plomb : on ne pouvait pas accéder aux archives et l’on devait se contenter des témoignages courageux de ceux qui avaient assisté aux événements, comme Hervé Bourges ou d’autres, qui ont été cités tout à l’heure. Il y a eu des débats ici-même, au Sénat. Gaston Defferre avait demandé la création d’une commission d’enquête, mais sa requête avait été rejetée. Trente ans, au moins, se sont écoulés sans qu’on en parle, une gêne extrême envahissant toute la classe politique et tous les acteurs de ce drame.

À l’inverse de ce que vous dites, monsieur Karoutchi, en octobre 1961, la guerre tirait à sa fin. C’est précisément ce qui fait la singularité de cet événement !

Ce soir-là, à Paris, on se pressait à l’inauguration du rayon bonneterie de la Samaritaine, les gares étaient engorgées en raison d’une grève de la SNCF, des milliers de badauds se rendaient tranquillement au cinéma, au spectacle ou au restaurant, on s’inquiétait du sort de Johnny Halliday, qui venait d’avoir un accident de voiture…

M. David Assouline. Tandis que la guerre d’Algérie faisait encore tant de malheurs, à Paris, la vie continuait. Il y avait une police républicaine, des institutions, des débats démocratiques.

C’est dans ce contexte que 20 000 personnes viennent manifester, depuis les bidonvilles et les quartiers populaires de la région parisienne, après avoir été fouillées, car les organisateurs veulent s’assurer que personne n’a la plus petite épingle à cheveux au fond de la poche de son pantalon, précisément pour éviter toute provocation lors de la manifestation.

Les manifestants entendaient protester contre un couvre-feu imposé par Maurice Papon, ancien secrétaire général de la préfecture de la Gironde, sous Vichy.

Et il s’agissait d’un couvre-feu particulier, monsieur Karoutchi.

Mme Bariza Khiari. Il était discriminatoire !

M. Guy Fischer. Eh oui !

M. David Assouline. En effet, il ne touchait pas l’ensemble de la population au motif qu’il y avait la guerre : il visait uniquement les Français nord-africains. Un policier ne pouvait donc appliquer ce couvre-feu qu’en se fiant au faciès, à la couleur de peau, au sentiment d’avoir affaire à un Maghrébin d’origine, même s’il était Français.

On a jeté des manifestants dans la Seine ! On a fracassé des crânes avec des crosses, car on ne s’est pas contenté de frapper avec des « bidules » ! Et n’oublions pas que, sur 20 000 manifestants, entre 13 000 et 15 000 ont été arrêtés, selon les chiffres officiels. Vous rendez-vous compte ? La police elle-même ne savait pas combien de manifestants elle avait arrêtés ce soir-là.

Des journalistes de tous bords ont témoigné de l’horreur de ce qu’ils avaient vu, y compris dans Le Figaro. C’est pour cela que ces événements, dont beaucoup de gens avaient été plus ou moins témoins, ont été enfouis dans la mémoire collective.

Le drame, c’est justement que cela ait pu se produire dans une France républicaine ! Et la première leçon que l’on doit en tirer, monsieur Karoutchi, c’est qu’il peut y avoir des basculements de régime ! Oui, il y a Vichy et les Résistants. Mais, parfois, dans l’histoire même de notre vie démocratique, il y a aussi des dérapages. Les reconnaître, c’est en appeler à la vigilance de tous les instants, y compris dans notre démocratie.

Vous allez me dire : « Et les autres morts, qu’en faites-vous ? » Mais on ne va quand même pas, ici, au Sénat, s’envoyer les morts à la figure, les civils tués en Algérie, les disparus, le drame des Harkis. Tous ces événements doivent être reconnus. Sinon, les blessures ne se referment pas.

Mme Colette Giudicelli. Serez-vous là jeudi pour voter la proposition de loi sur la journée du 19 mars ?

M. David Assouline. Pourquoi, cinquante et un ans après ce drame, en sommes-nous encore à en discuter de façon si passionnée ? Parce qu’une chape de plomb a trop longtemps recouvert cet épisode de notre histoire. Au contraire, la vérité permet d’apaiser les blessures, de tourner la page et de restaurer la paix.

C’est cette reconnaissance qu’a voulue le Président de la République. Ce faisant, il n’a pas affaibli la République : il a montré, au contraire, la force de ses valeurs.

Quels que soient les événements, toute la vérité doit être dite. On peut alors soigner réellement les blessures et envisager l’avenir. La vérité permet aussi de ne laisser aucune prise à ceux qui instrumentalisent ces moments de blessure et alimentent les haines pour enfermer les uns et les autres dans le carcan de fausses identités.

Bien entendu, cette histoire a été racontée aux enfants, puis aux petits-enfants. Mais ils ne l’ont pas trouvée dans leurs manuels scolaires ; ils ont ainsi vu que, dans l’Histoire de France, cette histoire-là était oubliée. Il y a là comme un non-dit, comme quelque chose qui empêche d’avancer. Or, aujourd’hui, la République a besoin de se rassembler, dans la clarté et avec force.

M. Philippe Bas. C’est bien parti ! Il faudrait commencer par reconnaître tous les morts, y compris tous ceux qui ont été égorgés et toutes les victimes des attentats terroristes !

M. David Assouline. Le fait de reconnaître ces morts – vous l’avez fait ici, mais cela n’a pas toujours été le cas – constitue déjà un grand pas.

Je veux finir sur une vérité historique. Bien sûr, l’ambiance que vous avez décrite, notamment les assassinats de policiers, peut expliquer une telle sauvagerie. Mais il y a des responsables, y compris en cas de dérapage, quand, pris dans la folie de l’action, on se met à faire n’importe quoi. Parce que cela a tout de même duré des heures ! Or il y avait un préfet de police, une salle de commandement où l’on savait ce qui se passait dans le moindre recoin de la capitale ! Alors, si l’on n’a pas donné l’ordre d’agir, on peut au moins donner celui d’arrêter !

J’ai travaillé sur ce dossier : des archives officielles ont été ouvertes ; il est établi qu’il y a eu plusieurs dizaines de morts. Pourtant, le bilan officiel fait état de neuf blessés légers du côté des forces de l’ordre… Avez-vous déjà vu une manifestation qui dégénère des deux côtés, où il y a des violences de part et d’autre – où il n’y a donc « pas de responsables », comme dit M. Guaino –, où il y a 15 000 arrestations, des dizaines de morts du côté des manifestants et neuf blessés légers du côté des forces de l’ordre ? Même aujourd’hui, ce serait impossible ! Avec 15 000 arrestations, il y aurait, je pense, plus de turbulences.

Sur les faits comme sur le sens de ce qui nous est demandé aujourd’hui, arrêtons de nous envoyer à la tête les morts des uns ou des autres. Tous les morts méritent reconnaissance.

M. Roger Karoutchi. C’est sûr !

M. David Assouline. Et c’est ainsi que l’on passe à autre chose, que la paix se fait, que la fraternité se fait, que l’unité de la République se fait. C’est pourquoi il faut voter la proposition de résolution qui nous est soumise, sans forcément en partager tous les attendus qui ont été exposés ici.

La reconnaissance officielle a été proclamée par le Président de la République la semaine dernière. Les archives doivent continuer à être ouvertes pour que l’on puisse établir plus précisément les faits. Mais ce que l’on sait déjà méritait ce geste. En tout cas, ce que l’on sait ne prête pas à polémique. Il convient, au contraire, que nous nous rassemblions tous, pour nous-mêmes et pour l’avenir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur la plupart des travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. Guy Fischer.

M. Guy Fischer. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne reprendrai pas l’argumentation de Pierre Laurent, disant simplement qu’elle démontre, s’il en était besoin, la nécessité de reconnaître, même cinquante et un an après, la responsabilité de l’État français dans l’une des plus terribles tragédies engendrées par le fait colonial.

Je me permettrai d’abord de faire part d’un témoignage personnel : trop jeune pour partir en Algérie – j’avais dix-huit ans en 1962 – je n’en ai pas moins, à l’époque, milité pour la fin de cette guerre, de toutes les guerres coloniales, et pour la paix en Algérie.

Si, comme je le pense, nous adoptons jeudi prochain la proposition de loi tendant à faire du 19 mars la journée nationale du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, j’aurai vécu, dans la même semaine, un double point d’orgue à un combat que j’ai toujours mené en tant que militant, puis en tant que parlementaire.

Cela me ramène à la source de mon engagement : ma prise de conscience d’adolescent à partir de la guerre d’Algérie, qui a marqué mon histoire personnelle et fait pour moi du combat anticolonialiste un repère ineffaçable.

À partir de là, j’ai toujours été déterminé à combattre non seulement le déni du passé colonial de notre pays, mais aussi les prolongements de celui-ci que sont, par exemple, la poursuite du pillage des richesses naturelles des anciennes colonies ou la recrudescence des agissements des tenants de l’Algérie française et des nostalgiques de l’OAS.

J’ai vécu très concrètement, au cours de mes mandats de sénateur, le négationnisme d’État en quelques circonstances symboliques qui m’ont particulièrement marqué.

Je pense au temps et à l’énergie qu’il aura fallu, aux nombreuses propositions de loi déposées par mon groupe, pour obtenir enfin, un soir d’octobre 1999, l’adoption d’une proposition de loi substituant au vocable d « opérations » l’expression : « guerre d’Algérie » !

Je pense aussi à la tristement célèbre loi du 23 février 2005, dont le groupe communiste du Sénat a été bien seul à dénoncer l’article 4 – heureusement « retoqué » par le Conseil constitutionnel –, qui gravait dans le marbre de la loi les « bienfaits » de la colonisation !

Je ne peux que citer Henri Alleg, qui écrivait récemment : « L’anticolonialisme aujourd’hui, c’est le refus de toute réécriture officielle du passé colonial. C’est le combat contre la soumission des peuples. »

Ce combat, c’est aussi celui du peuple palestinien martyr, des Français des Antilles, toujours sous la domination économique sans partage des descendants des colons esclavagistes…

M. Roger Karoutchi. Oh ! là ! là !

M. Guy Fischer. J’y suis allé, monsieur Karoutchi, j’ai vu, et je pourrais vous citer les noms des familles qui, de génération en génération, depuis tant d’années, se transmettent le pouvoir économique et politique.

Ce combat, disais-je, c’est aussi celui de tant d’autres, hommes et femmes, auxquels le néocolonialisme dénie encore aujourd’hui le droit élémentaire à disposer d’eux-mêmes.

Si je refuse que l’on oublie les milliers d’Algériens qui furent arrêtés, battus, torturés, assassinés par la police française sous les ordres de Maurice Papon, préfet de police lui-même couvert par le gouvernement, de même, je refuse que l’on abandonne tous ceux qui se débattent encore sous d’implacables jougs hérités d’un autre temps. (M. Roger Karoutchi s’exclame.)

Un demi-siècle après ce que je ne suis pas seul à qualifier de crime d’État, je me félicite de constater que nos combats de plusieurs décennies ont porté leurs fruits : le voile du silence et de l’oubli s’est enfin déchiré.

Il reste à présent à obtenir de notre nouveau gouvernement la reconnaissance plus globale de la responsabilité de la France dans les guerres coloniales qu’elle a menées, particulièrement en Algérie, avec son cortège d’horreurs.

Car un travail historique et un travail de mémoire s’imposent sur cette période, y compris et surtout sur ses zones d’ombre. C’est en effet à ce prix que pourraient disparaître les séquelles les plus graves de la guerre d’Algérie, le racisme et les discriminations dont sont victimes encore aujourd’hui les ressortissants d’origine algérienne, du Maghreb ou d’anciennes colonies. Et celui qui vous parle a été pendant vingt-six ans conseiller général des Minguettes, où la communauté française d’origine algérienne est largement majoritaire.

C’est pourquoi notre proposition de résolution évoque non seulement la reconnaissance officielle du crime commis par l’État français le 17 octobre 1961, mais également la création d’un lieu de souvenir à la mémoire de ces victimes du colonialisme.

Sur ces questions, j’étais confiant. J’avais en effet, avec Nicole Borvo Cohen-Seat, adressé un courrier au Président François Hollande, en juillet dernier, à propos de la reconnaissance du passé colonial de la France et de ses tragiques conséquences. Sa réponse, évoquant l’opportunité d’un grand traité d’amitié, m’autorisait à penser que nous étions en voie de mettre, enfin, un terme aux conséquences d’un très lourd passé qui empoisonne les relations entre les deux rives de la Méditerranée.

Quelle ne fut donc pas ma surprise de constater qu’était toujours d’actualité une initiative pour le moins en contradiction avec la volonté présidentielle affichée : je veux parler du transfert des cendres du général Bigeard au mémorial de Fréjus !

M. Jean-François Husson. Excellente initiative !

Mme Éliane Assassi. C’est honteux !

M. Guy Fischer. Il semblerait que le ministre de la défense, M. Jean-Yves Le Drian, n’ait pas renoncé à commettre cet acte inconsidéré, et je suis mesuré dans les termes que j’emploie : honorer la mémoire de l’un de ces tortionnaires zélés qui se sont illustrés au cours des pages les plus noires des guerres d’Indochine et d’Algérie !

M. Jean-François Husson. Ce propos est indécent !

M. Guy Fischer. À mon sens, cela mérite réflexion.

Je voudrais ici témoigner de l’incompréhension de mes amis, membres de comités luttant depuis des années pour la reconnaissance de la tragédie du 17 octobre 1961: « Notre joie a été gâchée, disent-ils. Nous ne comprenons pas que l’on avance d’un pas et que l’on recule de deux dans le même temps ! » Comme je les comprends ! Car la mémoire assumée ne peut se concevoir que comme un tout.

On ne peut prétendre reconsidérer sur des bases saines les relations d’amitié entre deux peuples sans envisager les événements dans leur globalité. Reconnaître, d’un côté, la responsabilité de l’État français le 17 octobre 1961 et, de l’autre, oublier les massacres de Sétif en 1945, les morts du métro Charonne, la disparition du mathématicien communiste Maurice Audin, le tragique abandon des Harkis, la misère des rapatriés, l’OAS et ses exactions... non, cela ne se peut !

J’ose donc espérer que la raison l’emportera et je suis signataire, avec plusieurs personnalités d’horizons très divers, d’un manifeste contre le transfert des cendres du général Bigeard.

Je conclurai en vous appelant, mes chers collègues, à œuvrer ensemble pour une réponse cohérente et globale aux attentes des populations qui, des deux côtés de la Méditerranée, aspirent depuis si longtemps à la construction d’une solide et saine amitié, qui nous acquitte d’un passé dont les conséquences n’ont que trop perverti les chances d’un futur apaisé. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)