M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.

M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des affaires étrangères et de la défense, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui un projet de loi qui a la particularité d’être empreint de caducité, pour deux raisons.

Tout d’abord, ce texte arrive un peu tard, puisque la somme d’un peu plus de 940 millions d’euros a été versée à la Russie par la Banque de France le 5 août 2015, le jour où a été scellé l’accord entre Moscou et Paris annulant la vente des deux Mistral. Le Parlement est ainsi au pied du mur, pour ne pas dire derrière.

Ensuite, l’annonce faite par le Président de la République, mercredi dernier, du rachat de ces deux mêmes navires par l’Égypte constitue un nouveau paramètre financier qui n’a pas, bien sûr, été intégré à l’étude d’impact jointe au projet de loi.

Cependant, puisqu’il nous est permis de débattre à ce stade, je vous livrerai tout de même le sentiment de la majorité des membres du RDSE quant à cette affaire des Mistral, dont les enjeux sont non seulement financiers, mais aussi politiques – tout le monde l’a bien compris.

Sur le plan comptable, la question est simple : pour la France, est-ce Mistral gagnant ou Mistral perdant ? (Sourires.)

Avant l’embellie égyptienne, il est clair que nous allions vers un naufrage financier qui aurait pu coûter plusieurs centaines de millions d’euros à notre pays.

Certes, aujourd’hui, c’est une nouvelle donne : le chèque égyptien permet de compenser l’indemnisation de DCNS opérée par la COFACE pour le compte de l’État.

Mais il reste quelques incertitudes quant aux pertes induites, que vous serez peut-être en mesure de lever, monsieur le secrétaire d’État. Le montant global du marché des Mistral s’élevait à 1,2 milliard d’euros. La COFACE va-t-elle régler la marge qui était prévue pour l’entreprise de construction navale ? Notre commission des finances estime que le budget de l’État supportera un manque à gagner compris entre 200 millions et 250 millions d’euros.

Enfin, le contrat avec la Russie avait prévu un accès gratuit à des technologies et savoir-faire, par exemple en matière d’assemblage des coques de navire. Si l’accord du 5 août dernier lui interdit de réexporter cet avantage, il n’en demeure pas moins que cela représente désormais un don gracieux pour l’industrie russe.

Au-delà des enjeux économiques, il est également question, bien entendu, de l’autonomie stratégique de la France. En mai 2014, le Président de la République affirmait, depuis l’Allemagne, que le contrat signé en 2011 avec la Russie s’exécuterait, pour finalement annoncer quelques mois plus tard sa suspension.

Sans méconnaître les dessous de la crise ukrainienne, les sanctions européennes n’imposaient pas l’annulation de ce contrat. C’est donc une décision clairement politique, celle du Président de la République et du Gouvernement, que l’on nous demande aujourd’hui d’approuver a posteriori.

Devons-nous la partager ? Pour le RDSE, cette décision appelle plusieurs remarques.

La première, c’est que l’on peut se demander si elle a été prise en toute indépendance compte tenu des pressions non dissimulées exercées par les États-Unis et l’Allemagne. Tout en respectant nos alliés, avons-nous des leçons à recevoir de ces deux pays, qui défendent souvent très bien leurs propres intérêts quand cela s’avère nécessaire ? S’agissant de l’Allemagne, je rappellerai juste que l’Ukraine constitue un réservoir de main-d’œuvre bon marché qu’elle ne trouve plus au sein de la Mitteleuropa, où les salaires ont grimpé. En 2010, l’Allemagne alignait 1 800 usines en Ukraine, contre 50 pour la France ! Qui donc a le plus à perdre dans la crise ukrainienne ? On peut s’interroger...

Quant aux États-Unis, ils ont repris le dialogue avec la Russie, devenue le centre de toutes les attentions au sommet de l’ONU. La France a donc pris une décision dans un contexte où la Russie était censée être isolée, mais, en réalité, elle ne l’est plus vraiment.

Ensuite, je souhaitais faire deux observations concernant le nouveau client des Mistral qu’est l’Égypte.

D’une part, vendre aux Égyptiens, c’est in fine faire plaisir à la Russie. En effet, les deux pays ont de nombreuses habitudes de coopération militaire depuis Nasser. Le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale l’a lui-même indiqué lors de son audition par nos collègues députés.

D’autre part, si l’Égypte constitue actuellement un pôle de stabilité dans la région, on ne peut pas dire que ce pays réponde complètement aux standards démocratiques qui sont les nôtres. Ce contrat n’est donc pas plus exemplaire que le précédent sur le plan éthique, surtout lorsque l’on sait que l’Arabie Saoudite, pointée du doigt sur la question du respect des droits de l’homme, aide financièrement l’Égypte dans la constitution d’une force militaire arabe conjointe.

Tout cela manque un peu de cohérence...

Enfin, mes chers collègues, je terminerai sur la question des relations franco-russes, qui sont bien sûr un enjeu fondamental de ce dossier.

La France et la Russie ont toujours entretenu de bonnes relations. Alors, gardons-nous bien de céder aux sirènes d’une prétendue néo-guerre froide qui n’a pas lieu d’être. Les États-Unis oscillent toujours entre méfiance et rapprochement avec Moscou. De notre côté, agissons en toute indépendance avec un grand pays qui reste pour nous, malgré toutes ses difficultés internes, un partenaire privilégié.

À cet égard, pour conclure, mes chers collègues, je reprendrai les propos que le président François Mitterrand, désormais entré dans l’histoire, avait tenus à Moscou en 1984, pour sa première visite officielle : « Rares ont été les moments au cours des siècles où nous nous sommes affrontés, et lorsque ces affrontements se sont produits, le mouvement naturel de l’Histoire les a aussitôt surmontés, effacés, avant de nous réunir, jusque et y compris dans la fraternité d’armes ». (Applaudissements sur les travées du RDSE. – Mme Sophie Joissains applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. André Trillard.

M. André Trillard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, cet après-midi, nous devons nous prononcer sur un accord international d’un genre particulier. Jusqu’alors, nous avions plutôt l’habitude de voter en faveur d’accords de coopération, dans les domaines militaire, éducatif, culturel et judiciaire.

Il s’agit aujourd’hui d’approuver un projet de loi concernant la rupture d’un accord entre la France et la Russie, dont la relation d’amitié est ancienne.

Avant d’aborder des questions techniques, je souhaite formuler quelques remarques.

Le projet qui nous est soumis prend la forme de deux accords intergouvernementaux. C’est sur le second que nous devons nous prononcer, conformément à l’article 53 de la Constitution, qui a été abondamment évoqué.

Négocié par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale et le vice-Premier ministre russe sous la forme d’échange de lettres, il précise les modalités de la transaction et reconnaît à la France le droit de réexporter les bâtiments après information de la partie russe.

Tout d’abord, je constate que nous examinons un accord qui est déjà en vigueur. Cela fait bientôt deux mois que la Russie est remboursée et indemnisée ! Il y aurait beaucoup à dire sur la réactivité du Gouvernement et son empressement à consulter la représentation nationale. Accepter un paiement à la Russie au lendemain de la signature n’est pas conforme à l’article 53 de la Constitution.

Ensuite, on ne peut que regretter que le dossier Mistral n’ait pas fait l’objet d’un débat au Parlement, en amont même de la signature de l’accord du 5 août, et avant les négociations. L’annulation de la vente des Mistral impacte les finances de l’État, en particulier le programme 146 du budget de la défense.

Cela est d’autant plus dommageable que, il y a moins de trois mois, lors de l’examen de la révision de la loi de programmation militaire, on nous assurait que les budgets seraient stabilisés. Or, après avoir attentivement écouté les rapporteurs du texte, j’observe que le programme 146 est devenu un « amortisseur » de Mistral.

J’ai toute confiance en nos rapporteurs budgétaires qui, à l’occasion de l’examen de la loi de finances, ne manqueront pas de nous détailler les conséquences de cet accord.

J’en viens maintenant aux questions de fond. Chacun d’entre nous a pu mesurer à quel point le sujet était complexe. En tant que puissance diplomatique et exportateur mondial d’armement, la France doit concilier éthique, responsabilité internationale et intérêts nationaux.

Aussi, ce débat doit être l’occasion d’une mise en perspective tant sur les faits que sur la méthode du Gouvernement. L’occasion pour nous de ne pas se contenter seulement du « happy-end » issu de la revente de ces deux bateaux.

Mes chers collègues, je m’interroge sur la réalité des arguments invoqués par le Gouvernement et sur les conséquences de ses choix dans le temps.

Premièrement, au regard du contexte géopolitique : la crise ukrainienne, l’annexion de la Crimée par la Russie, les violences dans la région du Donbass et les accords de Minsk de février 2015.

Oui, les violations du droit international sont inacceptables. Oui, la politique étrangère russe implique une mobilisation et une réaction proportionnelle à la gravité des faits.

Cependant, la parole et les engagements de la France peuvent-ils supporter de tels revirements, alors même que c’est le respect de la parole et des actes qui ont forgé sa crédibilité sur la scène internationale ?

M. Jean Bizet. Exact !

M. André Trillard. Les volte-face successives de notre diplomatie nous laissent dubitatifs.

Le 24 juillet 2014, soit trois mois après l’annexion de la Crimée en mars 2014, le ministre des affaires étrangères déclarait sur France Inter : « En ce qui concerne le contrat Mistral, il a été signé en 2011. Ce n’est pas ce gouvernement-ci mais peu importe. Et il y a une règle qui est que les contrats signés et payés sont honorés. »

M. André Trillard. Sur les mêmes ondes, le 25 novembre 2014 (M. Alain Gournac s’exclame.), il affirmait : « Nous considérons que les conditions d’une livraison ne sont pas réunies, pour des raisons évidentes aujourd’hui, quand vous regardez ce qui se passe en Ukraine. »

Vous nous avez expliqué ensuite qu’en tant que pays négociateur dans les accords de Minsk, le dossier Mistral constituait un handicap pour notre diplomatie.

D’un côté, nous soutenions les sanctions économiques et l’embargo sur les armes et, de l’autre, nous refusions d’honorer un contrat d’armement payé par les Russes, et antérieur à l’embargo.

Pour ma part, je pense qu’il est possible de sortir de ce cadre bien rodé. Ce n’est pas la livraison des Mistral qui a porté préjudice à la France, c’est la « non-décision » et le statu quo qui ont fragilisé notre action.

Vous présentez ces accords comme le résultat d’un choix et d’un acte d’indépendance de la France. Nous pouvons en douter, car les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, la Pologne et les États baltes ont explicitement demandé à la France de suspendre ces livraisons.

Dans les résolutions de crise, l’Europe doit réussir à parler d’une seule voix. Néanmoins, l’unité de l’Union européenne n’implique pas pour la France de perdre sa singularité.

En outre, diaboliser un pays et ses dirigeants est une politique infructueuse. Cela exacerbe les tensions entre les nations. Ces reflexes motivés par l’émotion et par la quête du geste fort sont précisément aux antipodes de l’exercice diplomatique. Nous le constatons chaque jour : en Iran, seul un dialogue ouvert mais ferme a permis un accord historique sur le nucléaire ; en Syrie, après quatre ans de guerre, chacun s’accorde enfin sur le fait qu’aucune transition ne sera possible sans un dialogue avec toutes les parties, même si la France fait plutôt un choix différent.

Sur toutes les travées, nous sommes attachés au respect du droit international et à l’intégrité territoriale des États.

Malgré le cessez-le-feu et les accords de Minsk, le processus n’est pas terminé et la solution politique est encore inaboutie.

Deuxièmement, vous nous dites que l’accord permet une paix juridique pour les entreprises françaises et que nous devrions, de ce fait, souscrire à ce projet de loi. Ce n’est pas aussi évident.

Oui, l’accord permet à DCNS d’échapper à des pénalités de retard, liées d’abord à l’indécision, et à un recours contentieux aux coûts exorbitants.

Cependant, comme l’ont rappelé les rapporteurs, le Gouvernement a versé 949,75 millions d’euros à la Russie : 892,9 millions d’euros correspondant au remboursement des deux BPC et 56,85 millions d’euros pour les dépenses relatives à la formation des équipages et experts russes et au développement de matériels spécifiques.

Notons d’ailleurs que les versements ont été faits en euros et qu’entre la commande et le paiement, d’une part, et aujourd’hui, d’autre part, le rouble a perdu 70 % de sa valeur – c’est ainsi que la Russie a dû se payer. Dans ces conditions, elle ne pouvait qu’être favorable à cet accord.

Pour la France, la facture ne se limite pas à ces remboursements. Plusieurs questions demeurent. Qui paie la maintenance et le gardiennage des navires, estimés à 2 millions d’euros par mois ? Qui paie le démontage et la restitution de matériels à la Russie, représentant 2,5 millions d’euros ? Quel est le prix à terme du « decocooning » des bâtiments, c’est-à-dire la remise en marche et l’adaptation des équipements aux besoins des acheteurs égyptiens, la Méditerranée étant, en effet, assez différente de l’Arctique ?

En outre, une inconnue subsiste concernant les pertes pour nos industriels.

Les assurances de la COFACE ont permis à DCNS, STX, CNIM et Thalès d’être remboursés, mais la question des marges commerciales est encore en suspens. Elle ne peut être occultée, car, contrairement à ce que pensent certains, même dans cet hémicycle, une entreprise travaillant sans marges disparaît.

M. Alain Joyandet. C’est vrai !

M. Jean Bizet. Il paraît !

M. André Trillard. Troisièmement, je m’interroge sur l’argument selon lequel l’accord permet à notre pays de recouvrer la pleine propriété des bateaux, rendant possible leur revente le plus rapidement possible.

L’annonce du rachat des BPC par les Égyptiens est une bonne nouvelle, mais ne croyons pas que la France soit le seul fournisseur de l’Égypte en matière d’armement. Pour preuve, la commande à la Russie d’hélicoptères Ka-52 Alligator, compatibles, d’ailleurs, avec les BPC français.

Enfin, n’oublions pas qu’en juin dernier la Russie et l’Égypte ont organisé des manœuvres navales communes.

La clause de réexportation sans veto russe permet de limiter les pertes financières pour l’État. Grâce à la revente des BPC, ce coût sera ramené entre 200 millions et 250 millions d’euros – nous disposerons bientôt du chiffre exact.

Ma quatrième remarque porte précisément sur ce que vous ne dites pas, je pense aux risques industriels et commerciaux à terme.

Les garanties de la COFACE, fussent-elles à 100 %, ne couvrent pas les pertes relatives aux fuites de savoir-faire. Quid de la diffusion de maîtrise technologique rare, résultant de plusieurs années d’investissement dans la recherche et développement de la part des groupes industriels français et des PME sous-traitantes ?

Pendant plusieurs mois, mon département, la Loire-Atlantique, a accueilli 400 marins et experts russes. Ces derniers ont reçu des formations de très haut niveau prévues dans le cadre des accords de 2011.

Nous avons dédommagé la Russie pour ces formations, alors même que les équipages ont eu accès à des technologies hautement classifiées et sensibles.

Croyez-vous que cet accord efface des mémoires russes les maîtrises de logiciels dispensées à Saint-Nazaire ?

De même, je pense aux EDAR de la CNIM. Dans le secteur des engins amphibies de débarquement, la France est à la pointe, mais la diffusion de ce savoir-faire pourrait être très préjudiciable.

Enfin, je rappelle aussi une autre réalité : celle du marché. Oui, en 2015, les exportations d’armement françaises ont battu des records, mais c’est aussi le résultat de décennies d’investissements, que nous serions incapables de fournir aujourd’hui.

Prenons garde à ne pas altérer notre crédibilité commerciale, en particulier au moment où le marché de l’armement est en pleine expansion et où nous faisons face à une concurrence effrénée.

Pour toutes ces raisons, le groupe Les Républicains ne soutiendra pas le texte, certains s’abstiendront, d’autres voteront contre. Pour ma part, je m’abstiendrai, car nous n’avons pas l’habitude dans le département d’avoir des bateaux au rebut parmi ceux que nous fabriquons à Saint-Nazaire. Nous sommes généralement fiers de nos fabrications et nous aimons bien les voir naviguer. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

M. Yannick Vaugrenard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, monsieur le président de la commission, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, à travers ce débat, il est aussi et surtout question du positionnement diplomatique, stratégique et historique de notre pays. À un moment où les troubles internationaux se multiplient, où les rapports de force mondiaux évoluent et où les droits internationaux sont écornés, il était nécessaire, même indispensable, d’en tenir compte et donc de tenir bon, avec sang-froid et sans fébrilité. C’est ce qui a été fait, et c’est tout à l’honneur de la France.

Je rappelle que ces deux navires ont été construits à Saint-Nazaire, avec autant de compétence et de minutie que des paquebots de croisière, dont le plus grand paquebot du monde actuellement en voie d’achèvement. Ils démontrent la qualité du « made in France » dans ce domaine industriel, tant civil que militaire, et cela méritait d’être souligné.

Toutefois, revenons sur le fond.

Le respect de la parole donnée a été parfois évoqué, or celle-ci a été conforme à nos engagements, à nos intérêts et à nos valeurs.

Conforme à nos engagements, car dès l’été 2014 Paris avait prévenu que la décision finale dépendrait du comportement de la Russie dans la crise ukrainienne.

L’offensive russe en Ukraine n’est pas un fait divers, et encore moins les milliers de morts qui ont accompagné l’annexion de la Crimée. De fait, la Russie piétinait les consensus sur l’intangibilité des frontières, mais aussi de nombreux traités internationaux. Elle violait l’acte final de la conférence d’Helsinki de 1975, qui organisait le respect de nos frontières au sein du territoire européen. Elle violait le mémorandum de Budapest de 1994, garantissant l’intégrité et l’indépendance de l’Ukraine, en échange, et ce n’est pas rien, de son engagement à se défaire de son stock d’armes nucléaires.

L’attitude de la Russie ressuscitait ainsi la pire des perspectives, celle de la guerre entre États européens.

Fallait-il détourner notre regard ? Fallait-il ignorer ce nouveau contexte politique majeur ? À l’évidence, non ! Ou alors, quelle forme de lâcheté historique !

Cette décision est donc bien conforme à nos engagements traditionnels.

Mais elle est aussi conforme à nos intérêts. En effet, une décision de livraison aurait très grandement affecté nos relations de confiance avec une grande partie de l’Union Européenne, et la France se serait alors retrouvée isolée et décrédibilisée. De plus, ces bâtiments de guerre, compte tenu du changement radical du contexte géopolitique depuis 2011, auraient même pu, un jour, être utilisés contre un pays allié.

C’est aussi une décision conforme à nos valeurs. Certes, le commerce international, et je le déplore comme beaucoup d’entre vous, ne fait pas toujours bon ménage avec les principes qui sont les nôtres et avec les droits de l’homme. Toutefois, livrer deux navires de guerre à un gouvernement qui agresse ses voisins au mépris des règles du droit international aurait-il été conforme à l’image de la France dans le monde, et même à l’image que la France se fait d’elle-même ?

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Yannick Vaugrenard. Certains ont pu dire, se référant à une prétendue tradition gaullienne, que cela aurait dû nous conduire à respecter ce contrat avec la Russie au lieu de se plier à une prétendue injonction américaine.

C’est une profonde erreur : d’abord, parce que dans les heures les plus graves le général de Gaulle n’a jamais hésité à ranger notre pays dans le camp auquel il appartient géographiquement ; ensuite, et précisément dans un cas semblable, le général de Gaulle avait pris une décision identique en 1967 à la suite de la guerre des Six-Jours, il avait annulé la livraison de matériels militaires à Israël et, lui aussi, de façon rétroactive, et Israël est un pays ami.

Ainsi, au bout du compte, ce sont bien nos intérêts européens et de grande puissance, vassale de personne, qui ont prévalu. Cette décision est donc bien conforme à nos valeurs, à nos intérêts et à nos engagements.

M. Roland Courteau. Très bien !

M. Yannick Vaugrenard. Cependant, le chemin fut aussi diplomatiquement étroit, et chacun s’en est bien rendu compte, pour éviter toute humiliation et sans pour autant insulter l’avenir. Voilà pourquoi, avec la Russie, c’est un accord amiable qui aura prévalu sur un contentieux financier plus durable et certainement plus coûteux. Cet accord amiable plus intéressant politiquement et diplomatiquement, l’est aussi pour nos finances publiques, chacun l’aura compris.

Par ailleurs, cet accord voulu aussi par les Russes démontre, si nécessaire, que la France est plus respectée lorsqu’elle est ferme sur les principes que lorsqu’elle se montre fébrile et hésitante. Notre pays a fait preuve de l’exigence nécessaire et d’une volonté de dialogue indispensable.

Pour conclure, et depuis mercredi dernier, nous savons que ces deux navires Mistral seront vendus à l’Égypte, ce qui devrait clore l’aspect financier, face aux enjeux stratégiques qui sont indiscutablement d’une autre dimension.

Mes chers collègues, sur un sujet comme celui-là qui engage des principes, la parole et l’honneur de la France, sachons mettre de côté nos vaines querelles non dénuées parfois d’arrière-pensées franco-françaises. Nous traversons une période internationale particulièrement troublée et dangereuse. Face à cela, ce sont les principes fondamentaux de notre pays qui doivent être pris en considération, dans le respect du droit international, des règles collectivement définies, qui prévalent sur les intérêts, y compris financiers de très court terme.

Il fallait tenir compte de l’évolution et du comportement de la Russie depuis la signature du contrat de 2011. C’est tout à l’honneur du Président de la République de l’avoir fait, c’est tout à l’honneur de la France, riche de son passé et de son histoire, d’avoir su comprendre le présent, pour mieux préserver et préparer l’avenir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Hermeline Malherbe et M. Jean-Vincent Placé applaudissent également.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Harlem Désir, secrétaire d’État. Je tiens à remercier l’ensemble des orateurs, tout en soulignant que, à une exception près, aucun d’entre eux n’a contesté le bien-fondé de la décision de ne pas livrer à la Russie, dans les circonstances actuelles, les deux bâtiments de projection et de commandement.

Chacun peut porter sa propre appréciation sur l’opportunité de la conclusion de ce contrat avec la Russie en 2011, compte tenu des événements de Géorgie et du comportement de la Russie dans son environnement. Les différents points de vue se sont exprimés à ce sujet. Chacun conçoit que les circonstances ne permettaient plus la livraison de ces bateaux, compte tenu de la situation en Ukraine, de l’annexion de la Crimée, de nos relations avec les pays voisins de la Russie, du rôle que nous jouons dans la résolution de la crise ukrainienne – une réunion au format Normandie se tiendra vendredi à Paris, à l’invitation du Président de la République, et réunira les Présidents Porochenko et Poutine, ainsi que la Chancelière Merkel, pour veiller à la mise en œuvre complète des accords de Minsk. Il ne faut pas non plus oublier l’inquiétude que le comportement de la Russie et la livraison potentielle de ces bateaux suscitaient au sein de plusieurs États membres de l’Union européenne. En effet, l’Ukraine n’est pas la seule riveraine de la mer Noire, certains membres de l’Union européenne le sont également. Enfin, nous savons que beaucoup de pays amis étaient très sensibles à cette question, comme la Pologne – aujourd’hui même, une réunion au format Weimar, avec des représentants de la Pologne, de l’Allemagne et de la France, doit se tenir dans quelques heures au Quai d’Orsay – ou les pays baltes.

Dès lors, que convenait-il de faire ? Fallait-il laisser s’engager un contentieux, avec des bateaux qui seraient restés à quai à Saint-Nazaire sans pouvoir être réexportés, puisqu’ils étaient toujours propriété de la Russie ? Par ailleurs, un arbitrage aurait forcément abouti au versement d’une indemnisation et de pénalités. Nous avons choisi d’engager une négociation avec la Russie, laquelle admettait que la situation ne permettait plus la livraison des bateaux et acceptait de dénouer le contrat dans des conditions lui permettant de récupérer les sommes qu’elle avait versées à la France en paiement et les dépenses qu’elle avait engagées pour la formation de ses marins. En revanche, nous avons demandé et obtenu que la rupture de ce contrat n’entraîne pas d’autres frais financiers ni le versement de pénalités. Cette négociation a permis à la France – c’était pour nous une clause essentielle – de récupérer immédiatement, dès la signature de l’accord annulant la vente de 2011, la propriété des bateaux, afin de pouvoir les revendre.

En annulant la vente, nous nous engagions donc à rembourser la Russie. En récupérant la propriété des bateaux, nous nous assurions la possibilité de les revendre et de faire en sorte que DCNS n’ait pas travaillé pour rien, mais aussi que l’État n’ait pas à l’indemniser et puisse également percevoir les dividendes que la COFACE doit lui verser. Tels sont les différents aspects de l’opération rendue possible par l’accord du 5 août.

Évidemment, le Gouvernement a immédiatement informé le Parlement de la signature de cet accord. Il a transmis, en toute transparence, tous les éléments concernant l’annulation de cette vente, afin que les assemblées puissent être saisies du dossier dès la reprise des travaux parlementaires. Il en sera de même jusqu’à la conclusion de l’autre partie de l’opération – dont vous n’êtes pas saisis aujourd’hui –, à savoir la revente de ces bateaux à l’Égypte, qui permettra d’éviter toute perte financière pour l’État.

D’un point de vue budgétaire, l’incidence de cette opération sur le programme 146 sera nulle, puisque ce programme sera à nouveau abondé en fin de gestion. Pour les finances publiques en général, un point pourra être fait au moment de la conclusion de la partie financière de l’accord de vente d’ores et déjà signé avec l’Égypte. Tous les éléments seront alors disponibles, y compris ceux concernant la COFACE.

Je souhaite enfin répondre à une question posée par plusieurs orateurs concernant notre politique en matière d’exportations d’armements. Les choses sont tout à fait claires : nous devons transcender nos divergences partisanes, parce que ces contrats ont nécessairement une incidence sur la politique étrangère et de défense de notre pays ainsi que sur ses industries de défense, dont les qualités sont reconnues, qu’il s’agisse de constructions navales, d’aéronautique ou d’autres types d’équipements. Nous devons donc respecter un cadre qui ne soit pas soumis aux variations politiques, du moins pas de façon excessive.

Le dispositif français de contrôle des ventes d’armes est reconnu comme l’un des plus rigoureux. Il existe des présomptions d’interdiction, une commission interministérielle délivre les autorisations au cas par cas, sous l’autorité du Premier ministre. La France respecte le cadre établi au sein de l’Union européenne, notamment la position commune de 2008 qui fixe des critères pour les biens contrôlés. Enfin, la France a signé et ratifié le traité sur le commerce des armes dont elle assure la promotion.

Pour l’ensemble de ces raisons, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de ne pas vous opposer, pour l’immense majorité d’entre vous, à cet accord qui respecte l’intérêt diplomatique, financier et industriel de la France. Chacun doit se réjouir du fait qu’une situation, créée par l’accord de vente de 2011 et mettant notre pays en difficulté, y compris dans le cadre de ses relations avec la Russie, puisse aujourd’hui se dénouer dans un cadre négocié. L’accord signé le 5 août permettra de revendre ces bateaux de très grande qualité à l’Égypte, pour le plus grand bien de nos industries et dans l’intérêt financier de notre pays. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)