M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.

M. Jacques Mézard. Mes chers collègues, la séparation des Églises et de l’État, c’est la paix civile. C’est aussi le moyen de faire progresser plus facilement des réformes rendues nécessaires par l’évolution de nos sociétés.

Imaginez le débat sur la loi Neuwirth, sur la loi Veil et l’IVG sans séparation des Églises et de l’État ; imaginez le débat sur la loi autorisant sous certaines conditions la recherche sur les cellules souches embryonnaires dans le même cas ; et je n’ouvrirai pas de nouveau le débat sur le mariage pour tous, l’Italie ayant pris le relais…

Comment pourrions-nous accepter que le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes puisse être l’objet d’une quelconque remise en cause ? Si c’est cela la laïcité inclusive, nous la refusons. D’ailleurs, comme je l’ai déjà souligné, nous voulons tout simplement LA laïcité !

L’importance du principe de laïcité comme principe constitutif de la construction et de l’identité même de notre République doit plus que jamais être réaffirmée, proclamée et précisée, contre toute autre forme de renoncement intellectuel ou d’interprétation volontairement ambiguë à des fins partisanes.

C’est pour cela, mes chers collègues, qu’il nous apparaît, qu’il nous apparaissait et qu’il nous apparaîtra demain encore fondamental d’inscrire dans la Constitution le titre Ier de la loi de 1905. Pour mon groupe, c’est l’intérêt de la République ! (Applaudissements sur les travées du RDSE.)

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. François Pillet, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à l’occasion des 110 ans de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, notre collègue Jacques Mézard et plusieurs membres de son groupe ont déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de cette loi à l’article 1er de la Constitution.

Cette initiative n’est sans doute pas sans relation avec les propositions, quoique légèrement différentes, formulées par le candidat François Hollande lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2012. Elle provoque un débat pertinent dans le contexte particulier que traverse aujourd’hui notre pays, notamment à la suite des attentats.

Pour assurer à toute méditation une incontestable profondeur, il nous faut nous extraire des éventuelles querelles de l’instant pour revenir aux principes fondateurs à l’aide d’une analyse juridique rigoureuse. Je limiterai mes propos à cette seule analyse.

Laïciser l’État en assurant sa neutralité religieuse, dans le respect des convictions religieuses de chacun, sans vouloir laïciser pour autant la société, tel est l’acquis durable et bénéfique de cette loi fondatrice, avec d’autres, de la République française.

Toutefois, avant d’envisager ce qui est proposé, à savoir l’incorporation des principes mentionnés au titre Ier de la loi de 1905 dans la Constitution, pour éclairer votre opinion et, finalement, votre décision, il convient, dans un premier et essentiel préalable strictement juridique, de rechercher ce qu’en l’état du droit la proposition ne change pas ou, au contraire, ce qu’elle modifie.

La constitutionnalisation du titre Ier de cette loi, dans laquelle n’apparaît jamais le mot « laïcité », ne consacrerait pas l’introduction de la laïcité et de la liberté de conscience dans la Constitution, ces principes y étant déjà contenus au travers d’une rédaction pure, soit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 soit à l’article 1er de la Constitution.

Dans sa décision du 21 février 2013, le Conseil constitutionnel explicite les principes découlant du principe de laïcité en ces termes : « [considérant] que le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit ; qu’il en résulte la neutralité de l’État ; qu’il en résulte également que la République ne reconnaît aucun culte ; que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantisse le libre exercice des cultes ; qu’il implique que celle-ci ne salarie aucun culte. »

Les articles 1er et 2 de la loi de 1905, s’ils devaient intégrer la Constitution, n’organiseraient toujours que quelques modalités de séparation entre l’État et les Églises, mot auquel il faudrait d’ailleurs donner une signification plus universelle que celle qu’il recouvre dans le langage courant. Ils n’organiseraient toujours – et pas plus ! – que la séparation entre deux personnes morales, en quelque sorte.

Cette intégration dans la loi fondamentale ne réglerait pas les relations entre les particuliers et l’État. Elle ne réglerait donc pas l’application d’un éventuel principe de laïcité dans la sphère privée, par exemple au sein de l’entreprise, ou dans l’espace public – d’ailleurs, dans l’espace public, des textes particuliers ont dû intervenir, comme la loi de 2004 concernant le port ostensible de signes religieux à l’école. Elle ne réglerait en aucun cas les comportements, les signes ou les attitudes à connotations religieuses des citoyens hors leur domicile.

La constitutionnalisation proposée des deux premiers articles de la loi de 1905 n’enrichirait pas les acquis définis et solennisés par le Conseil constitutionnel.

Dès lors, peut-elle vous paraître, mes chers collègues, de nature à répondre aux questions que suscitent les débats actuels sur la laïcité ? Juridiquement, à l’évidence, non.

Cette constitutionnalisation pourrait-elle, en revanche, entraîner certaines évolutions dans l’état de notre droit, la remise en cause de situations particulières, voire de bouleversements d’aspects fondamentaux du pacte social ou, pire, de la paix sociale ? La commission des lois a répondu par l’affirmative à cette question.

Après avoir mesuré les seuls effets secondaires de nature juridique, votre responsabilité sera parfaitement éclairée. Ces effets sont de deux ordres : ils concernent, d’une part, le droit applicable en matière de cultes sur certaines parties du territoire et, d’autre part, certaines dispositions législatives favorables aux cultes et confortées par une jurisprudence libérale.

Dans le sixième considérant de sa décision du 21 février 2013, après avoir analysé les travaux préparatoires de la Constitution du 4 octobre 1958, le Conseil constitutionnel indique que celle-ci « n’a pas […] entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes et, notamment, à la rémunération de ministres du culte. »

Dans l’état actuel de la rédaction de la proposition de loi et si la Constitution devait être modifiée dans le sens souhaité par nos collègues, les particularités locales anciennes, bénéficiant à certains cultes en Alsace-Moselle et outre-mer, deviendraient inévitablement inconstitutionnelles. Les régimes particuliers, applicables en Alsace-Moselle, en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, en Guyane, à Mayotte, à Wallis-et-Futuna, à Saint-Pierre-et-Miquelon et dans les Terres australes et antarctiques françaises, disparaîtraient à la première question prioritaire de constitutionnalité.

À titre d’exemple, je rappellerai plus spécialement les cas des départements de Guyane et de Mayotte.

Le régime applicable en Guyane paraît être celui qui est le plus éloigné des principes de 1905, puisqu’il ne traite que du culte catholique. Il résulte aujourd’hui que la collectivité unique de la Guyane assure l’entretien des édifices cultuels et la rémunération des ministres du culte.

Concernant Mayotte, un cas plus intéressant encore peut-être, la départementalisation, en 2011, n’a pas emporté de plein droit l’application de la loi de 1905. Ainsi, les cadis ont conservé des compétences en matière de médiation et de conciliation et peuvent être consultés par les tribunaux en cas de litige relatif au statut civil coutumier de droit musulman. Surtout, le grand cadi et les dix-sept cadis sur lesquels il a autorité sont ministres du culte musulman et rémunérés par le département de Mayotte.

Sur un autre plan, le principe selon lequel la République ne subventionne aucun culte, mentionné à l’article 2 de la loi de 1905, n’a pas été retenu par le Conseil Constitutionnel dans sa décision de 2013, à la différence de tous les autres principes inscrits aux articles 1er et 2 de la loi précitée, de sorte qu’il n’a qu’une valeur législative et qu’il peut y être dérogé par la loi.

Ainsi, l’interdiction de rémunérer le ministre d’un culte doit être distinguée de l’interdiction de subventionner un culte à laquelle le législateur n’est pas tenu.

En n’incluant pas le principe de non-subvention des cultes dans son explicitation du principe de laïcité, le Conseil constitutionnel n’a pas remis en cause les dispositions législatives qui permettent, de façon directe ou indirecte, de subventionner les cultes, contribuant ainsi à la conservation d’une situation pacifiée.

Si la proposition de loi était adoptée, deviendraient du même coup inconstitutionnels les avantages fiscaux accordés aux associations cultuelles, les baux emphytéotiques que peuvent consentir les collectivités locales, les garanties d’emprunt et les diverses aides directes ou indirectes admises par la jurisprudence du Conseil d’État. (M. Jacques Mézard fait un signe de dénégation) Et ce ne sont bien évidemment que des exemples…

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, mes propos ne portent, je le répète, que sur les conséquences purement juridiques qu’entraînerait l’adoption de cette proposition de loi, des conséquences qui méritent une attention et une vigilance toutes particulières.

En effet, le droit des cultes aboutit aujourd’hui, la loi de 1905 ne s’attachant qu’à cette question, à une séparation apaisée, tempérée par certaines dérogations. Aussi, il me paraît absolument nécessaire de préserver le consensus constitutionnel actuel sur le principe même de laïcité, sans introduire des controverses juridiques que ferait immanquablement naître l’incorporation des deux premiers articles de la loi précitée dans notre Constitution.

Si plusieurs conceptions de la laïcité semblent s’affronter selon, notamment, la place, la visibilité et les facilités que l’on peut accorder aux religions dans l’espace public en réponse à certaines revendications, nous pouvons totalement ou, en tout cas, très largement partager les observations et, sans doute, les motivations qui sous-tendent la proposition de loi constitutionnelle proposée par nos collègues concernant le communautarisme.

Avant même d’avoir entendu tous les propos qui seront tenus au cours de ce débat, j’ai la certitude que la laïcité, qui exprime une volonté de protection générale de la liberté de conscience, veut aujourd’hui expressément renforcer cette liberté contre les risques que certaines attitudes communautaires lui font encourir. Si telle est votre préoccupation, telle qu’elle est rédigée, cette proposition de loi constitutionnelle n’y répond pas.

La commission des lois recommande donc, en l’état, de ne pas adopter ce texte. Pour autant, nos réflexions participent à la justification du besoin incessant, mais évidemment très actuel, de rappeler notre attachement républicain au principe de laïcité.

Personnellement, je vous invite aussi, mes chers collègues, à proclamer ensemble que le mot « laïcité » est exclusivement porteur de paix. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, M. le rapporteur a présenté la question avec tant de clarté, de précision et de profondeur que je me dispenserai d’entrer dans le détail.

Permettez-moi simplement de rappeler ici que la séparation des Églises et de l’État, principal objet de la loi de 1905, laquelle ne mentionne même pas le terme « laïcité », comme l’a rappelé ce matin en commission notre collègue Esther Benbassa, est réalisée depuis longtemps. Cette question, qui n’est nullement d’actualité, est tranchée. La laïcité, si ce point d’application du principe est en cause, est de ce point de vue largement entrée dans nos mœurs.

J’ajoute d’ailleurs que la loi de 1905 a subi, dès 1906, avec la loi qui permet aux communes de céder par un bail emphytéotique des constructions pouvant avoir pour objet l’exercice du culte, un certain nombre de tempéraments, qui ont rendu son application plus facile et plus consensuelle.

Puis, la loi de 1924 a consolidé le régime concordataire des cultes dans les départements d’Alsace et de Moselle.

Ensuite, plusieurs lois, qui ont été rappelées, portent notamment sur les outre-mer, avec des régimes différents. La situation particulière des cadis à Mayotte, par exemple, vient d’être évoquée par M. le rapporteur.

Concernant la séparation des Églises et de l’État, le principe selon lequel la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte, de même que les principes qui figurent aussi au titre Ier de la loi de 1905, selon lesquels la République assure la liberté de croyance, et qui sont aussi inscrits dans nos textes fondateurs, sont aujourd’hui clairement acquis dans notre société.

Le risque qu’il y aurait à inscrire dans la Constitution, comme l’avait annoncé pendant la campagne présidentielle l’actuel Président de la République, les principes du titre Ier de la loi de 1905, serait élevé.

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Si nous les inscrivions dans notre texte suprême, toutes les législations postérieures à 1905, qui ont affiné le régime posé par cette loi, deviendraient inconstitutionnelles.

M. André Reichardt. Absolument !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Par conséquent, leur application deviendrait impossible. C’est la raison pour laquelle cet engagement du candidat François Hollande n’était pas raisonnable.

M. François Grosdidier. Ce n’était pas le seul !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Pour autant, est-ce à dire que la question de la laïcité ne mérite pas d’être aujourd’hui de nouveau discutée ? D’une certaine façon, non. Il est prudent de ne pas raviver les querelles du passé, qui n’ont pas de raison d’être. Toutefois, il est vrai que notre société a beaucoup évolué. Si, comme je l’ai souligné précédemment, la question de la séparation de l’Église et de l’État ne se pose plus dans les mêmes termes qu’en 1905, demeurent aujourd’hui un certain nombre de questions, qui ont trait, pour l’essentiel, au développement des revendications communautaristes. L’auteur de cette proposition de loi, le président Jacques Mézard, que je salue, n’a pas manqué d’y faire référence en présentant le texte.

Il est certain que, si nous n’avons plus à nous interroger sur ce qui fonde en République la coexistence de ceux qui croient en Dieu et de ceux qui n’y croient pas, la coexistence de ceux qui se rattachent à des systèmes de pensée religieux antagonistes, incompatibles et irréductibles entre eux est assurée par notre conception française de la laïcité. C’est même la principale vertu de la laïcité que de permettre à tous ceux dont les convictions profondes s’opposent radicalement, sans pouvoir trouver entre eux de compromis, de vivre malgré tout ensemble, en se fédérant autour des valeurs de la République et de la loi commune. Toutefois, cette vertu si singulière et si française du principe de laïcité est très souvent battue en brèche, par des revendications multipliées, qui aboutissent toutes au même point : exiger l’application d’une règle particulière qui prévaudrait sur la règle commune.

Ces revendications, dont on ne compte plus les exemples, sont la plupart du temps l’expression d’un islamisme radical et intégriste, que je ne confonds pas avec l’islam, pratiqué paisiblement par tant de nos compatriotes, et qui met en péril notre vivre-ensemble, fondé sur le respect de la règle commune et des valeurs de la République.

Nous devons réfléchir ensemble aux moyens de donner un coup d’arrêt à ces revendications tout à fait toxiques, qui – pardonnez-moi d’employer un terme un peu vieux jeu – portent en elles la subversion de la loi républicaine. Très souvent, elles témoignent d’une perte de repères qui m’inquiète profondément. Aussi nous imposent-elles, à mon sens, de rappeler ces repères.

Mes chers collègues, j’ai rédigé un amendement à cette fin, mais je ne vous le soumettrai pas ce soir. En effet, ce sujet ne m’a pas paru suffisamment mûr pour être porté au niveau constitutionnel.

M. Patrick Abate. C’est très raisonnable !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. Il s’agirait tout simplement d’affirmer que nul individu, nul groupe ne peut se prévaloir de ses croyances ou de ses origines pour s’exonérer de l’application de la règle commune. C’est bien le moins ! J’en suis persuadé, ce principe, ainsi énoncé, ne susciterait pas la moindre opposition au sein de cette assemblée.

Encore faut-il se demander s’il est opportun d’inscrire maintenant une telle disposition dans notre Constitution. Cette dernière n’est pas un texte contingent, que l’on modifierait année après année, oserais-je même dire, dans le contexte actuel, semaine après semaine…

M. Patrick Abate. Absolument !

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. La Constitution, c’est la règle fondamentale qui nous unit, les uns et les autres, autour de principes et de valeurs communs. On ne doit la réviser que pour des motifs impérieux…

M. Philippe Bas, président de la commission des lois. … et non de manière improvisée. (M. Jacques Mézard acquiesce.)

Voilà ce qu’est la Constitution. Celui qui en est le gardien ne peut que souscrire à cette vision, sacralisant un tant soit peu le texte constitutionnel. La Constitution ne saurait évoluer au même rythme que notre corpus législatif, qui, lui-même, n’est que trop souvent modifié.

Je me suis longuement interrogé quant à la manière de procéder. Je persiste à penser que, si un consensus se faisait jour entre nous pour réitérer cette règle, nous pourrions réaffirmer avec solennité, avec force, les repères de la vie en société. Mais je suis prêt à attendre que nous travaillions ensemble pour faire aboutir cette exigence.

Par définition, les règles du vivre-ensemble ne sauraient progresser par des coups de force. À cet égard, nous avons besoin d’un consensus, que je rechercherai tout d’abord avec mes collègues de la commission des lois. Je ne désespère pas que l’on puisse y parvenir.

Mes chers collègues, dans cette attente, malgré l’intérêt des questions soulevées par le présent texte, malgré la nécessité de réaffirmer la modernité du principe de laïcité, gage de coexistence des contraires et donc de vie en commun dans notre République, il me semble préférable de rejeter cette proposition de loi. Notre réflexion doit encore progresser, pour nous permettre de conforter nos valeurs communes ! (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe Les républicains et de l’UDI-UC.)

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Patrick Kanner, ministre de la ville, de la jeunesse et des sports. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les présidents de groupe, mesdames, messieurs les sénateurs, avant tout, permettez-moi de vous présenter les excuses du garde des sceaux, ministre de la justice, Jean-Jacques Urvoas, qui, vous le savez, a été nommé il y a peu, et qui ne peut être présent ce soir dans cet hémicycle.

Je tiens à saluer l’initiative du groupe du RDSE et de son président, M. Mézard, qui est à l’origine de cette proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l’article 1er de la Constitution.

En effet, nous le constatons depuis le début de cette discussion, le présent texte donne lieu à un débat utile et de très grande qualité, consacré à un sujet qui occupe souvent nos concitoyens et la représentation nationale tout entière. Il s’agit d’une question essentielle : le respect du principe de laïcité, non seulement dans sa construction juridique, laquelle a été précédemment évoquée, mais aussi et surtout dans sa mise en œuvre effective au service du vivre-ensemble, notion si souvent convoquée ces derniers temps.

Dans cette même logique, je salue le travail accompli par le rapporteur, M. Pillet, et par tous les membres de la commission des lois du Sénat. Cette dernière a conclu au rejet de la présente proposition de loi, mais la qualité de ses travaux n’en a pas moins permis d’apporter au débat collectif de nouveaux éclairages sur cette importante question. Je n’en doute pas, les interventions d’aujourd’hui prolongeront cette démarche.

Cette proposition de loi vise à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l’article 1er de notre Constitution. Pourtant, la référence à la laïcité, c’est-à-dire à la séparation des Églises et de l’État, figure déjà, et en plusieurs points, dans notre Constitution.

Tout d’abord, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui fait partie du bloc de constitutionnalité, dispose que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. »

Ensuite – je le rappelle à mon tour –, en vertu de l’article 1er de la Constitution, « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Sur cette base, nous pouvons affirmer qu’aucune revendication de nature identitaire n’est conforme aux lois de la République. Cette précision répond en partie aux propos de M. le président de la commission des lois.

Par ailleurs, la liberté de conscience a été élevée au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 23 novembre 1977 portant sur la loi relative à la liberté de l’enseignement.

En réalité, le rappel constitutionnel de la liberté de conscience et du libre exercice du culte proposé à travers le présent texte n’apporte donc aucun changement au droit existant. Ces deux principes sont déjà inscrits dans la Constitution.

M. Patrick Kanner, ministre. En revanche, la référence au principe de séparation et à la règle de non-subventionnement des cultes est source de multiples interrogations.

Tout d’abord, cette référence ne retient que certains points de la loi de 1905 et en omet d’autres, que le législateur de l’époque avait, à l’évidence, adoptés par souci de tempérance. Cette proposition de loi vise ainsi à constitutionnaliser l’article 2 de la loi de 1905 qui décline le principe de séparation des Églises et de l’État en trois points : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».

Élever au niveau constitutionnel cet article 2 de la loi de 1905 conduirait à interdire toute subvention aux cultes, alors que des exceptions sont admises par la loi.

L’article 2 de la loi de 1905 fixe certes une règle de non-subventionnement, mais plusieurs autres dispositions de même valeur juridique, y compris dans la loi de 1905 elle-même, y apportent des tempéraments qui se concilient fort bien avec la norme générale. Or donner une valeur juridique supérieure à la règle générale reviendrait ici à supprimer tous ces tempéraments.

M. Patrick Kanner, ministre. Adopter le présent texte conduirait ainsi à remettre en question les équilibres juridiques et politiques construits depuis plus de cent ans et appliqués depuis plusieurs décennies, notamment dans trois domaines.

Premièrement, je songe, bien entendu, au droit des cultes en Alsace-Moselle. La rédaction proposée fait disparaître les dispositions spécifiques à ces trois départements, alors que le Conseil constitutionnel lui-même en a affirmé la validité constitutionnelle dans sa décision du 21 février 2013 répondant à une question prioritaire de constitutionnalité, que M. le rapporteur a citée à juste titre.

Deuxièmement, j’ai à l’esprit le droit des cultes outre-mer. À cet égard, la Guyane, la Nouvelle-Calédonie, Mayotte, la Polynésie française, Wallis-et-Futuna et Saint-Pierre-et-Miquelon sont actuellement régis par des textes spécifiques : une ordonnance de 1828 pour la Guyane, ainsi que les décrets-lois Mandel des 16 janvier et 6 décembre 1939. La suppression de ces régimes particuliers, telle qu’elle est proposée ici, aurait des conséquences profondes pour ces départements et ces territoires. Il est difficile d’en mesurer l’ampleur, y compris psychologique, pour nos concitoyens ultramarins.

Troisièmement et enfin, je pense aux subventions ou aides allouées par les collectivités publiques. En la matière, cette proposition de loi conduirait à supprimer des exceptions figurant déjà dans la loi de 1905, à commencer par son article 13, qui permet l’inscription aux budgets des collectivités publiques, État, départements, communes, des dépenses destinées à l’entretien et à la conservation des édifices du culte dont elles sont propriétaires. C’est le cas de quatre-vingt-sept cathédrales et de la très grande majorité des églises de notre pays, construites avant 1905, sans oublier de nombreux temples et synagogues.

De même, l’adoption du présent texte aboutirait à interdire les sommes allouées aux associations cultuelles par les collectivités publiques pour la réparation des édifices, contrairement aux dispositions du dernier alinéa de l’article 19 de la loi de 1905.

On peut donc déclarer que cette proposition de loi constitutionnelle opère un tri dans la loi de 1905 et, de ce fait, déséquilibre les dispositions garantissant au quotidien le bon fonctionnement et l’utilité de la loi de séparation des Églises et de l’État.

Plus généralement, cette proposition de loi supprimerait la possibilité de conclure un bail emphytéotique administratif pour affecter un immeuble appartenant à une collectivité territoriale à une association cultuelle. Elle annulerait la garantie des emprunts contractés par ces mêmes associations pour construire ces édifices et les avantages fiscaux dont font l’objet les dons accordés par les particuliers, lesquels permettent l’exercice des cultes.

Ces solutions sont aujourd’hui offertes par le code général des collectivités territoriales. Je précise qu’elles sont utilisées depuis quatre-vingts ans, pour assurer la construction d’édifices dans certains territoires qui n’en comptent pas. Elles permettent ainsi aux croyants de pratiquer leur culte dans de bonnes conditions de sécurité sans gêner les non-croyants de notre pays.

Enfin, cette proposition de loi marquerait une inflexion sensible par rapport à la jurisprudence administrative, qui reconnaît actuellement la possibilité, offerte aux collectivités territoriales, d’apporter des subventions ou des aides pour des opérations à caractère cultuel dont l’intérêt général est établi, ou de mettre des locaux communaux à disposition à d’associations cultuelles.

Mesdames, messieurs les sénateurs, les dispositions que je viens de rappeler s’accordent parfaitement avec l’article 1er de la loi de 1905, en vertu duquel « la République garantit le libre exercice des cultes ».

La révision de la Constitution qui nous est proposée aurait pour effet de bouleverser les équilibres subtils, très subtils,…