M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?...

Quel est l’avis de la commission ?

M. Christophe-André Frassa, rapporteur. Madame de la Gontrie, nous pouvons être d’accord sur le fond, mais, sur la forme, comme vous le savez parfaitement, puisque vous êtes membre de la commission des lois, cette dernière n’a pas souhaité présenter d’exception d’irrecevabilité. Elle a préféré adopter une motion tendant à opposer la question préalable.

Il est possible, en effet, de s’interroger sur la constitutionnalité de certaines dispositions de l’article 1er, et il est probable que, si l’examen de ce texte était mené jusqu’à son terme, une saisine du Conseil constitutionnel serait souhaitable.

La commission a rejeté la proposition de loi organique pour de nombreuses raisons, qui sont relatées dans l’objet de la motion tendant à opposer la question préalable. Néanmoins, ces raisons ne sont pas d’ordre constitutionnel à titre principal. Le problème est, avant tout, de principe : nous nous opposons à la philosophie de ces propositions de loi, à leur calendrier et à leurs conditions d’examen.

Il me semble préférable d’adopter, non pas l’exception d’irrecevabilité présentée par le groupe socialiste et républicain, mais la motion tendant à opposer la question préalable, qui présente l’avantage, comme l’a indiqué tout à l’heure ma collègue Catherine Morin-Desailly, d’être discutée après la discussion générale, ce qui permet à l’ensemble des groupes politiques de s’exprimer.

Mes chers collègues, vous l’aurez compris, la commission des lois émet un avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

Mme Françoise Nyssen, ministre. Madame la sénatrice, vous critiquez ces propositions de loi, mais, dans le même temps, vous regrettez que les rapporteurs de l’Assemblée nationale aient fait leur travail, en réécrivant certaines dispositions. Aussi n’est-il pas paradoxal, avec votre proposition, de rejeter sans débat cette proposition de loi organique ?

Vous vous en doutez, le Gouvernement est défavorable à l’adoption de cette motion, et cela pour les mêmes raisons que celles que j’ai exprimées tout à l’heure sur la motion précédente.

En qui concerne les périodes électorales, vous savez bien, madame la sénatrice, que ces moments sont particulièrement sensibles pour le bon fonctionnement de notre démocratie. Comme je l’ai déjà indiqué, l’objectif de ce texte est de mettre en place des mesures équilibrées. En cas d’atteinte à la sincérité d’un scrutin, les dommages causés sont irréversibles, car les périodes électorales sont limitées dans le temps. C’est ce qui rend indispensable une action très rapide.

Vous le savez, il existe bien d’autres mesures relatives à la liberté de communication qui sont spécifiques à la période électorale. Il est tout à fait habituel de mettre en place ce type de mesures et d’adapter les règles aux risques particuliers qui entourent ces périodes. C’est une question d’équilibre, dans la conciliation normale entre différentes libertés.

Le Gouvernement émet donc un avis défavorable.

M. le président. Je mets aux voix la motion n° 2, tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.

Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi organique.

Je rappelle également que la commission et le Gouvernement ont émis un avis défavorable.

En application de l’article 59 du règlement, le scrutin public ordinaire est de droit.

Il va y être procédé dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.

Le scrutin est ouvert.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…

Le scrutin est clos.

J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.

(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)

M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 226 :

Nombre de votants 344
Nombre de suffrages exprimés 329
Pour l’adoption 75
Contre 254

Le Sénat n’a pas adopté.

Exception d'irrecevabilité (début)
Dossier législatif : proposition de loi organique relative à la lutte contre la manipulation de l'information
Question préalable (début)

M. André Gattolin. C’est une première victoire ! (Sourires.)

Discussion générale commune (suite)

 
 
 

M. le président. Dans la suite de la discussion générale commune, la parole est à Mme Mireille Jouve.

Mme Mireille Jouve. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, lors de la présentation de ses vœux à la presse, le 3 janvier dernier, M. le Président de la République avait annoncé une évolution juridique du cadre visant à lutter contre la diffusion de fausses informations.

Si la rumeur est souvent qualifiée de plus vieux média du monde, force est de reconnaître que l’ère des nouvelles technologies de l’information et de la communication lui offre un champ d’épanouissement sans équivalent auparavant.

Avec l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, le débat public a connu de profondes mutations. Sur le fond, l’immixtion croissante de fausses informations n’est pas sans conséquence sur la qualité de son contenu. Sur la forme, nous pourrions également faire le constat d’une éviction de plus en plus fréquente des propos nuancés ou modérés au sein du débat public : « Merci de vous exprimer “court” et “fort” pour parvenir encore à être audible ! »

À titre personnel, j’estime non seulement que cette évolution sur la forme du débat public est dommageable à la richesse de ce dernier, mais qu’elle est également de nature à favoriser l’adhésion d’une part de la population aux fausses nouvelles.

L’excès appelle l’excès, même si la frontière entre des propos caricaturaux et la diffusion d’informations mensongères demeure, à mes yeux, bien évidente.

Comme cet hémicycle nous autorise une expression qui tienne en plus de 280 caractères (Sourires.), je profite de ce qui est devenu un rare privilège pour vous faire part du sentiment nuancé qui est celui de mon groupe à l’égard de ces textes. Les membres du RDSE prennent toute la mesure de la multiplication des fausses informations et de la facilité déconcertante avec laquelle celles-ci se propagent désormais. Elles viennent polluer le salutaire débat public, pour lequel il est déjà aujourd’hui difficile d’entretenir l’intérêt de nos concitoyens.

Cette préoccupation est partagée par l’ensemble de nos membres. Toutefois, la réponse qui nous est proposée ce jour ne nous apparaît pas satisfaisante. Nous ne minimisons pas la menace ; nous ne sommes pas partisans du laissez-faire, pas plus que nous ne croyons à une possible mithridatisation dans ce domaine. En revanche, nous n’adhérons tout simplement pas aux dispositions législatives qui nous sont proposées.

Les rapporteurs des commissions du Sénat saisies sur ces textes ont réalisé un travail dont la hauteur de vue fait encore une fois honneur à notre assemblée. Le Sénat, vecteur de modération et d’équilibre, s’est souvent posé en défenseur des libertés publiques dans la tradition parlementaire française.

Le premier écueil de ces textes réside dans leur principal dispositif normatif : la création d’un référé visant à lutter contre les fausses informations en période électorale.

L’arsenal existant est pourtant pour le moins déjà pléthorique : loi sur la liberté de la presse, code électoral, référé de droit commun du code de procédure civile, loi pour la confiance dans l’économie numérique. Pourquoi ne pas avoir amélioré les nombreuses procédures existantes ?

Le rapport de MM. Pillet et Mohamed Soilihi propose une réflexion pertinente et plus équilibrée sur l’adaptation à l’Internet de la loi sur la liberté de la presse. Pourquoi avoir privilégié la voix d’un dispositif ad hoc dont l’opportunité n’aurait vraisemblablement pas résisté à une étude approfondie des outils juridiques déjà à notre disposition ?

Le nouveau référé proposé a vocation à cibler les fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin, mais le Conseil d’État a lui-même relevé la difficulté de qualifier juridiquement ces faits dans des délais très courts.

La définition précise de la fausse information pose problème. À l’Assemblée nationale, la rapporteur du texte s’est finalement auto-amendée et a proposé deux définitions successives : une première en commission, qui a donné lieu à des réactions pour le moins contrastées, puis une seconde dans l’hémicycle.

Sur ce point, les travaux de la chambre basse apparaissent pour le moins laborieux. Si l’on ne doit toucher aux lois que d’une main tremblante, il est tout de même souhaitable que celle-ci ne tremble pas trop au moment d’écrire la loi ! La pertinence de la démarche de nos collègues députés de la majorité nous apparaît donc très incertaine.

Les dispositions de l’article 1er semblent difficilement applicables. Le juge, soucieux de ne pas commettre d’impair dans un champ mal ou insuffisamment défini, sera vraisemblablement enclin à repousser la démarche, là où une procédure classique aurait sans doute pu aboutir. Dans la pratique, les risques d’atteinte à la liberté d’expression ne peuvent pas non plus être totalement écartés.

La rapidité avec laquelle le juge des référés devra statuer risque de susciter des décisions contestables. Des informations révélées dans le cadre d’une campagne électorale pourraient tout à fait être invalidées, car l’état des connaissances au moment où le juge est saisi est insuffisant pour prouver qu’elles sont fondées. Mais par la suite ? La véracité de telles allégations apparaît souvent en effet uniquement dans un second temps. Les exemples en sont légion.

Nous avons également la conviction que la réponse à la question de la désinformation en ligne ne peut être qu’européenne et ne saurait s’arrêter aux frontières hexagonales. La diffusion des fausses informations s’affranchit elle-même largement des frontières et une approche commune, avec des réponses coordonnées, nous apparaît nécessaire. Dans le cadre de la réflexion européenne, des instruments de riposte sont en cours d’élaboration.

Si l’angle de l’autorégulation des réseaux sociaux et des plateformes en ligne dans la lutte contre les fausses informations ne peut donner pleinement satisfaction, gardons à l’esprit que la solution la plus adaptée, sur ce sujet comme sur beaucoup d’autres, demeure celle qui sera concertée à l’échelon européen. Toute initiative isolée sera vraisemblablement vouée à l’échec.

Peut-être faudra-t-il également, à l’avenir, mener une réflexion sur une adaptation aux nouvelles technologies des modalités de la loi sur la liberté de la presse. Toutefois, cette réflexion devra se faire dans un cadre serein. Les conditions ne sont aujourd’hui absolument pas réunies.

Le recours à la procédure accélérée sur un tel texte était-il réellement justifié, même si un scrutin européen se tiendra l’an prochain ? Une fois encore, nous jugeons que le temps parlementaire pourrait faire l’objet d’une meilleure utilisation.

M. Jean-Pierre Leleux. C’est sûr !

Mme Mireille Jouve. Les commissions de la culture et des lois vont nous soumettre deux motions tendant à opposer la question préalable.

Soucieux de ne pas entraver le débat au sein de cet hémicycle, le groupe du RDSE ne s’associe habituellement pas à l’adoption de motions de procédure. Toutefois, nous constatons, tout comme Mme la présidente Morin-Desailly et M. Frassa, que les conditions du débat ne sont pas réunies.

La sagesse nous invite donc à nous abstenir de débattre. C’est également par l’abstention que nous nous associerons au vote de ces motions, afin de ne pas renier complètement la pratique constante qui est celle du RDSE. (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen, du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. André Gattolin.

M. André Gattolin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, « Les fausses nouvelles ne datent pas d’hier » ; « La France s’est, depuis longtemps, dotée d’instruments pour lutter contre ce phénomène » ; « Il n’y a pas de raison de légiférer de nouveau en la matière ». Ces trois assertions sont répétées à l’envi pour justifier de surseoir à l’examen de cette proposition de loi.

Les deux premières sont rigoureusement exactes, mais on peut légitimement douter de la justesse de la troisième au regard des profonds bouleversements qui traversent notre société en ce début de XXIe siècle.

Non, les fausses nouvelles ne datent pas d’hier ! En nous limitant à l’époque moderne, on peut affirmer que c’est au début du XVIIIe siècle, en Angleterre, que les fausses nouvelles firent leur apparition. Pour l’anecdote, c’est Jonathan Swift, ce grand écrivain anglais des Lumières, qui fut l’auteur du premier canular de l’ère médiatique, en publiant, en 1708, un vrai faux almanach astrologique, pour dénoncer les fausses informations qui circulaient impunément dans ce type de supports très populaires et diffusés à l’époque à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

Néanmoins, c’est surtout au XIXe siècle, avec l’apparition des quotidiens à très grand tirage, que les fausses nouvelles connurent un développement exponentiel, d’abord en Angleterre et en Amérique, puis en France, au point parfois de déstabiliser le bon fonctionnement de ces jeunes démocraties. C’est ce que l’on a appelé « the dark age of journalism », l’âge noir du journalisme.

Face à ce phénomène, nos pays, certes tardivement, ont su réagir, et cela de deux façons : tout d’abord, en se dotant de législations permettant d’assurer la liberté d’expression et aussi de lutter juridiquement contre les fausses informations ; ensuite, en aidant le métier de journaliste à se professionnaliser, à se doter d’une déontologie forte, d’écoles spécialisées, et en lui donnant un statut juridique exigeant et protecteur.

En France, il y eut bien sûr la fameuse loi de 1881 sur la presse. Elle n’empêcha cependant pas les fausses nouvelles de continuer à proliférer à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, notamment durant la Première Guerre mondiale.

La création du SNJ, le Syndicat national du journalisme, en 1918, avec sa première charte de déontologie journalistique, s’opéra d’ailleurs en réaction à l’explosion des fausses informations durant la fameuse « der des ders ».

La loi Brachard de 1935 vint ensuite entériner le statut professionnel des journalistes, avec ses droits et aussi ses responsabilités. Ce cadre législatif et statutaire, bien qu’il n’ait jamais permis d’éradiquer totalement les fausses nouvelles, a toutefois permis de contenir le phénomène pendant plusieurs décennies, en dépit des évolutions du paysage médiatique.

Aussi, pourquoi vouloir aujourd’hui de nouveau légiférer, au risque, nous dit-on, d’attenter à la sacro-sainte liberté de la presse ?

Tout d’abord, parce qu’avec la mondialisation accélérée de nos sociétés et la révolution en cours dans le domaine des technologies de l’information, notre régime de l’information est désormais entré dans une tout autre dimension. La liberté et la qualité globale de l’information, que nous étions en mesure de garantir par le droit et par l’autorégulation, sont aujourd’hui mises à mal par de nouveaux acteurs refusant de respecter ces règles.

Nous l’avons constaté à maintes reprises ces dernières années, la numérisation à marche forcée de nos médias les rend très vulnérables à des attaques informatiques susceptibles de les réduire au silence pendant plusieurs jours, voire d’y imposer à leur insu propagande et contenus inappropriés. Nos systèmes d’information sont aujourd’hui si ouverts qu’ils permettent à certains acteurs sans foi ni loi d’y faire régner l’arbitraire ou la seule règle de leurs intérêts particuliers.

Profitant de l’absence de régulation à l’échelle internationale, certains géants de l’Internet se sont institués en pseudo-puissances souveraines sur leurs centaines de millions d’âmes – pardon, d’utilisateurs répartis sur toute la planète.

À côté de ces géants numériques sans frontière, on voit également proliférer certains États ou groupes voyous qui n’hésitent pas à faire usage d’armes non conventionnelles d’influence pour déstabiliser des institutions ou des nations démocratiques, notamment lors de scrutins à très fort enjeu.

Depuis environ deux ans, à chaque élection majeure au sein d’un de ses États membres, l’Union européenne est systématiquement noyée sous une propagande new look cherchant à galvaniser les groupes d’opinion les plus hostiles à son existence. Voilà une semaine à peine, les dirigeants grecs dénonçaient l’ingérence médiatique de la Russie en Grèce et en Macédoine, pour faire écho aux protestations contre l’accord de reconnaissance mutuelle enfin trouvé entre ces deux pays.

Aussi, face à ce phénomène, il faut bien sûr renforcer l’éducation aux médias chez nos concitoyens. Il faut également soutenir la profession journalistique dans sa volonté d’améliorer ses règles et ses méthodes de travail à l’ère du numérique et de l’information en temps réel.

Tout cela est indispensable, mais insuffisant, car ce n’est pas notre cadre normatif en soi qui est obsolescent : c’est son application strictement nationale qui le rend obsolète !

Sur ce point, il est d’ailleurs intéressant de noter l’évolution de la Commission européenne, qui, dans ses travaux initiaux, était défavorable à l’adoption de législations en la matière, et qui, il y a environ trois mois, devant l’absence d’engagements sérieux de la part des géants d’internet, menace désormais de recourir à la loi.

Aussi, mes chers collègues, après avoir participé aux très riches travaux de notre commission et entendu les critiques, parfois très pertinentes, faites à l’encontre de certains aspects de cette proposition de loi,…

M. André Gattolin. … je ne comprends pas, mais alors vraiment pas, le sens des motions déposées, qui, si elles sont adoptées, ce qui sera vraisemblablement le cas, nous feront renvoyer en l’état à l’Assemblée nationale un texte que le Sénat aurait pu largement amender,…

Mme Françoise Nyssen, ministre. Tout à fait !

M. André Gattolin. … voire réécrire à sa guise, pour refléter les choix de sa majorité, ou plutôt, devrais-je dire aujourd’hui, de ses majorités.

M. le président. Il faut conclure, mon cher collègue.

M. André Gattolin. Pour toutes ces raisons, monsieur le président, le groupe La République En Marche votera contre les motions tendant à opposer la question préalable qui nous seront soumises.

M. David Assouline. Ça, c’est étonnant!

M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.

M. Pierre Ouzoulias. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe CRCE votera en faveur de la question préalable défendue, au nom de la commission de la culture, par sa présidente, Mme Morin- Desailly. Il le fera avec une extrême gravité et en pleine conscience du caractère tout à fait exceptionnel de cette démarche.

Les annales de notre Haute Assemblée rapportent peu de procédures similaires, et il est rare que notre commission considère, à sa quasi-unanimité, que le texte transmis par l’Assemblée nationale ne mérite pas que nous en débattions plus avant.

Notre collègue, M. Richard Ferrand, a déposé, le 21 mars dernier, sur le bureau de l’Assemblée nationale, cette proposition de loi dont l’objet initial était relatif « à la lutte contre les fausses informations ». Ce faisant, il répondait à une annonce faite par le Président de la République à l’occasion de ses vœux à la presse, le 3 janvier 2018. Le chef de l’État souhaitait « une loi avant la fin de l’année pour lutter contre la diffusion des fausses informations sur Internet en période électorale. » Par ailleurs, il appelait « à responsabiliser les plateformes et les diffuseurs sur internet. »

Au nom de la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, son président, M. Bruno Studer, reconnaissait que l’objet de cette proposition de loi ne pouvait être que très limité, car il estimait que « le cadre juridique actuel suffi[sait] théoriquement à réprimer la diffusion de fausses informations ».

Le projet déclaré était donc d’adapter l’arsenal législatif existant aux spécificités des nouvelles technologies de l’information et de la communication ; il s’agissait non pas d’interdire « l’émission primaire d’informations contrefaites et malveillantes, mais [d’intervenir] sur leur diffusion secondaire » sur les réseaux sociaux. Autrement dit, « c’est cette forme de déni de responsabilité dans laquelle certains réseaux sociaux se complaisent aujourd’hui que les dispositions de la présente proposition de loi visent à pallier ».

L’intention était louable, et nous sommes unanimes à penser que les dispositions européennes relatives au statut juridique des plateformes, et notamment la directive du 8 juin 2000, sont obsolètes et bloquent toute tentative d’évolution du droit national pour leur imposer les obligations déontologiques auxquelles sont soumis les autres médias.

Agissant en bonne intelligence, nos deux chambres auraient dû en convenir et s’entendre sur une stratégie commune pour obtenir une évolution du droit européen. Las ! Sans entendre les nombreuses mises en garde, l’Assemblée nationale nous propose un texte qui n’apporte aucune solution véritable au problème que cette proposition de loi est censée régler, et dont les dispositions du premier article sont susceptibles de porter atteinte au juste équilibre trouvé par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

En essayant de donner une définition de la fausse nouvelle, la présente proposition de loi tente, nolens volens, d’appréhender juridiquement le statut de la vérité.

L’exercice est potentiellement liberticide, car la vérité n’existe pas en dehors de la démarche critique qui consiste à établir des faits, à les vérifier et à les confronter pour en tirer des interprétations vraisemblables. En cela, la mission du journaliste ne diffère pas de celle de l’historien. Il est possible d’imposer le respect d’une déontologie pour la constitution et la divulgation des informations, mais il est préjudiciable de donner au pouvoir judiciaire, et, pire, au pouvoir exécutif, le droit de déterminer la vérité.

L’actualité très récente nous donne le loisir d’en disserter. Le Président de la République vient de dénoncer « le pouvoir médiatique », en précisant : « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité ». Il a poursuivi sa démonstration par une énumération de bobards de cuisine diffusés par les réseaux sociaux, dont certains ont une vocation ouvertement satirique.

Cet amalgame entre un travail journalistique sérieux, qui met à la disposition des citoyens et de la représentation nationale des faits dont les deux commissions parlementaires ne remettent pas en cause la véracité, et des ragots colportés, en dehors de tout cadre déontologique, par les réseaux sociaux montre bien l’usage pernicieux qui pourrait être fait de la présente proposition de loi.

Il faut espérer que nos collègues de l’Assemblée nationale entendent le message fort que nous allons leur adresser en votant cette motion et en attirant leur attention sur les risques que cette proposition fait encourir à la liberté d’expression. Au-delà, il nous faut, mes chers collègues, travailler ensemble pour obtenir de l’Union européenne des outils de contrôle des contenus diffusés par les plateformes, et de notre gouvernement des politiques qui favorisent le pluralisme des médias.

J’aimerais, pour finir, monsieur le président, mes chers collègues, vous lire un passage du roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco.

Jorge, le vieux moine, vient de brûler la bibliothèque dont il avait la garde, parce qu’elle renfermait des ouvrages contraires à ses idées. Le narrateur conclut ainsi : « Jorge a accompli une œuvre diabolique, parce qu’il aimait d’une façon si lubrique sa vérité qu’il osa tout, afin de détruire à tout prix le mensonge. […] Le devoir de qui aime les hommes est peut-être de faire rire de la vérité, faire rire la vérité, car l’unique vérité est d’apprendre à nous libérer de la passion insensée pour la vérité ». (Vifs Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, du groupe socialiste et républicain, du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)

M. Bruno Retailleau. Très bien !

M. le président. La parole est à M. David Assouline.

M. David Assouline. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le Gouvernement nous demande à la fin juillet, à la veille d’une fin de session parlementaire qui fut particulièrement chargée et embouteillée, de débattre et d’adopter en quelques heures une loi affichant comme ambition, tenez-vous bien, la « lutte contre la manipulation de l’information ».

Avant même d’aborder le fond du texte, je me demande si vous-même, madame la ministre, croyez un seul instant que c’est de cette manière, avec une telle désinvolture, que nous pouvons prendre à bras-le-corps et avec sérieux ce gigantesque défi pour la démocratie à l’heure de l’Internet et des réseaux sociaux, pour que les citoyennes et citoyens puissent s’informer librement et porter des jugements éclairés face aux fausses informations, aux rumeurs, aux complotismes, qui nourrissent les populismes extrémistes.

Oui, il s’agit d’un enjeu planétaire et vital. La guerre de l’information, c’est la guerre par d’autres moyens. Cette guerre n’est pas nouvelle ; les moyens qui sont disponibles et utilisés changent, et ceux pour y faire face doivent changer aussi.

Au fond, tous les ennemis de la démocratie, petits et grands, ont toujours manipulé l’information et utilisé tous les moyens de la désinformation pour abattre leurs opposants, asservir leur propre peuple, souvent de façon grossière, entraînant pourtant l’adhésion massive de peuples entiers, conduits à croire les plus grosses monstruosités sur ceux que l’on voulait discréditer, tuer, et même exterminer. Ils s’en servaient ensuite pour nier ces exterminations.

On pouvait appeler cela de la propagande, mais c’était de la manipulation de l’information : l’invention de faits inexistants, l’occultation de faits essentiels, déversés massivement dans le monde avec les moyens qui étaient ceux, au début, de l’écrit et du dessin, puis de la photo, de la radio, de la télévision et, maintenant, de l’Internet et des réseaux sociaux.

Rien n’a changé sur le fond, même si, sur la forme, les moyens de masse de diffusion ont été toujours plus importants. Des paliers sont franchis régulièrement et nous imposent de faire face à ce problème avec des outils nouveaux en conséquence.

Toutefois, mes chers collègues, c’est le fond qui détermine la forme, et le fond est bien résumé par ce propos du directeur du journal Le Monde : « Le problème majeur de nos sociétés ne tient pas tant dans les fausses nouvelles, mais dans le fait que nombre de citoyens aient fini par choisir de les croire. Et il est un péril bien plus grand que celui des informations dévoyées : celui de penser qu’il suffirait d’une loi symbolique pour régler la crise majeure de nos démocraties, la défiance grandissante des peuples envers leurs institutions. » Cette loi n’est donc pas la bonne solution.

Que faut-il faire alors ? Lutter encore et encore pour garantir et faire vivre les principes de l’article 34 de la Constitution, à savoir la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias ; éduquer et encore éduquer à la lecture et au décryptage des médias et des réseaux sociaux à tous les âges de la vie ; réguler et encore réguler les grandes plateformes et les GAFAN – Google, Apple, Facebook, Amazon et Netflix –, qui agissent en dehors de toutes les règles et obligations, tant fiscales que de contenus ; enfin, bien sûr, aider à ce que la presse se donne tous les moyens d’une déontologie journalistique à toute épreuve.

Je ne veux pas trop vous accabler, madame la ministre, mais le contexte actuel, avec les déclarations du Président de la République devant les siens – « Nous avons une presse qui ne cherche plus la vérité » et « je vois un pouvoir médiatique qui veut devenir un pouvoir judiciaire » –, mélangeant à dessein des fake news et des vraies informations pour mieux fustiger ces dernières, viennent éclairer d’un nouveau jour ce que l’on pouvait redouter de son insistance toute personnelle à faire passer cette loi, malgré tous les avis négatifs qui s’accumulaient et le bricolage qu’elle nécessitait.

Au-delà de la possibilité que, un jour, un pouvoir autoritaire utilise cette loi pour en abuser et empêcher la liberté de la presse, aujourd’hui même, le pouvoir politique, celui d’Emmanuel Macron, en a la tentation, sinon l’intention. En effet, dans l’affaire qui occupe l’actualité, outre les actes de M. Benalla, c’est d’abord la place de l’Élysée, de la présidence de la République, hors contrôle et irresponsable institutionnellement devant le Parlement et la justice, qui est en question.