compte rendu intégral

Présidence de M. Roger Karoutchi

vice-président

Secrétaires :

Mme Jacqueline Eustache-Brinio,

M. Loïc Hervé.

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à dix heures trente.)

1

Procès-verbal

M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.

Il n’y a pas d’observation ?…

Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.

2

Attribution à deux commissions des prérogatives d’une commission d’enquête

M. le président. L’ordre du jour appelle l’examen des demandes de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale tendant à obtenir du Sénat, en application de l’article 5 ter, de l’ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, qu’il leur confère, pour une durée de six mois, les prérogatives attribuées aux commissions d’enquête pour mener une mission conjointe de contrôle, afin d’examiner la question du signalement et du traitement des pressions, menaces et agressions dont les enseignants sont victimes.

Ces demandes ont été portées à la connaissance du Sénat lors de la séance d’hier.

Je vais les mettre aux voix.

(Les demandes sont adoptées.)

M. le président. En conséquence, la commission de la culture, de l’éducation et de la communication et la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale se voient conférer, pour une durée de six mois, les prérogatives attribuées aux commissions d’enquête pour mener cette mission conjointe de contrôle.

Le Gouvernement sera informé de la décision qui vient d’être prise par le Sénat.

3

 
Dossier législatif : proposition de loi visant à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques et l'accès au cinéma dans les outre-mer
Discussion générale (suite)

Établissements de spectacles cinématographiques dans les outre-mer

Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission

Discussion générale (début)
Dossier législatif : proposition de loi visant à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques et l'accès au cinéma dans les outre-mer
Article unique

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi visant à assurer la pérennité des établissements de spectacles cinématographiques et l’accès au cinéma dans les outre-mer, présentée par Mme Catherine Conconne et plusieurs de ses collègues (proposition n° 506, texte de la commission n° 702, rapport n° 701).

La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.

Dans la discussion générale, la parole est à Mme Catherine Conconne, auteure de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – MM. Georges Patient et Thani Mohamed Soilihi applaudissent également.)

Mme Catherine Conconne, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi avant tout de remercier toutes celles et tous ceux qui ont permis à cette initiative de prospérer, qu’il s’agisse de mon groupe politique, qui m’a accordé cette priorité dans sa niche du jour, ou des différents ministères et professionnels auditionnés.

C’est un honneur pour moi que de vous présenter aujourd’hui cette proposition de loi.

Un honneur, car, sous un abord technique, ce texte est en réalité très symbolique pour ceux que l’on a coutume d’appeler les outre-mer. Le texte que je porte devant vous parle de culture dans des territoires où l’offre culturelle est plus réduite et où elle repose sur des acteurs fragiles, qui se battent pour la faire vivre au quotidien.

Pourtant, vous le savez, la culture est nécessaire à l’être humain. À la question « qu’est-ce que la culture ? », le père de la nation martiniquaise répondait : « La culture, c’est tout ce que l’homme a inventé pour rendre le monde vivable et la mort affrontable. »

Elle repousse les horizons et ouvre les imaginaires. Elle doit à ce titre, dès que nécessaire, être préservée des règles qui régissent l’économie. La France le sait bien – n’est-ce pas, monsieur le ministre des outre-mer ? –, elle qui est à l’origine du concept d’exception culturelle, ce principe qui fait de la culture un bien à part ne pouvant être soumis au fonctionnement classique du marché. C’est ce dont nous allons parler aujourd’hui : la préservation de l’accès à la culture dans les outre-mer.

Je vous parlerai aussi de la vie chère. Dans nos territoires, le coût de la vie est tel que de nombreuses familles consacrent l’intégralité de leurs revenus aux seules dépenses dites essentielles : logement, nourriture, transport… Et parfois, c’est encore insuffisant pour couvrir leurs besoins. Aussi, autant vous dire que les dépenses culturelles sont loin d’être prioritaires.

Malgré tout, le cinéma reste un loisir relativement accessible et constitue une sortie prisée des familles, des jeunes ou des élèves. Les cinémas dans nos territoires sont devenus des lieux de vie dynamiques qui développent des activités, créent des événements et rassemblent des publics extrêmement divers. C’est pourquoi nous devons aujourd’hui assurer leur survie.

Or voilà plus d’un an que les cinémas des outre-mer doivent affronter une attaque commerciale coordonnée de la part des principaux distributeurs, notamment américains, dont les films représentent la majorité des entrées en salle chez nous. Ces puissantes multinationales ont entrepris d’augmenter brutalement les taux de location que les cinémas leur reversent et qui correspondent à une part des entrées réalisées pour chaque film.

Cette part était fixée historiquement chez nous à 35 %, un niveau qui permet à la fois aux distributeurs de se rémunérer légitimement et aux exploitants de salles de se développer, tout en maintenant un prix de ticket abordable. Sans aucune contrainte légale et sans entente des acteurs concernés, ce taux s’est naturellement imposé sur tous les territoires, car il correspond à une réalité économique.

Aujourd’hui, les distributeurs souhaitent l’augmenter de quinze points, pour le faire passer à 50 % au cours des premières semaines de diffusion des films, comme cela se pratique dans l’Hexagone. Une telle augmentation, qui n’est justifiée par aucune urgence et par aucune nécessité économique, serait évidemment inabsorbable par les exploitants de salle.

C’est d’autant plus vrai qu’elle intervient à la suite de la crise de la covid-19, qui a conduit pendant deux ans à une désertion des salles de cinéma avec des niveaux de fréquentation au plus bas. Chez nous, cette réalité est encore plus marquée que dans l’Hexagone et les salles peinent encore à retrouver leur public d’avant-crise.

Dans ce contexte, une augmentation des taux conduirait à la fermeture rapide de plusieurs établissements, en Guyane, cher Georges Patient, et en Guadeloupe, laissant des territoires sans cinémas. Une augmentation conduirait à l’arrêt des projets d’investissements portés par les exploitants et à un nouveau rétrécissement de l’offre culturelle proposée à nos populations.

En 2018, un rapport de la très respectable inspection générale des finances (IGF) avait d’ailleurs mis en avant la faible rentabilité des salles de cinéma ultramarines et préconisait déjà un plafonnement des taux de location.

Nos établissements de cinéma ont tenté de négocier, pendant plusieurs mois, en lien avec le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), pour trouver un compromis et éviter le pire. Mais les distributeurs n’ont rien voulu savoir et le pire est devant nous. Dans les négociations, ils sont en position de force : la discussion entre grandes majors internationales et petits exploitants locaux est inégale et les distributeurs peuvent imposer les 50 %. Lorsque le pot de terre affronte le pot de fer, la bataille est perdue d’avance.

Quand le marché ne permet pas de trouver une solution satisfaisante en matière culturelle, c’est à la puissance publique d’intervenir. L’État ne peut abandonner sur le bord de la route des marchés fragiles, qui devraient faire face à l’autorégulation. La force de la France se trouve dans cette culture de la protection, de la solidarité et d’une recherche permanente et légitime d’équité.

Cette notion d’équité a du sens pour nos populations. Je ne viendrai pas ici vous rappeler nos existences, qui portent encore les stigmates de l’injustice. Lors de la grande crise sociale de 2009, un néologisme était légitimement né d’un sentiment de révolte, d’une résignation étouffante : la « profitation ».

Aussi, à tout moment et dans tous les domaines, les enfants de ces pays qui se trouvent en responsabilité, dont je fais partie, doivent s’assigner la tâche de traquer en permanence tout ce qui pourrait contribuer à cette impression légitime.

Permettez-moi à ce titre de vous remercier de votre action, monsieur le ministre délégué chargé des outre-mer, cher Jean-François Carenco. Hier, nous nous battions pour une continuité territoriale mieux assumée par l’État, afin d’assurer les déplacements coûteux de nos compatriotes. Sur les territoires, des initiatives sont prises, tous acteurs confondus – vous vous impliquez énormément dans le cadre de cette dynamique –, pour réguler les éléments de vie chère, notamment au travers du bouclier qualité-prix (BQP).

Il nous faut poursuivre, oser, être audacieux et bousculer parfois l’ordre établi – chez nous, on dirait « marronner ».

Nous ne pouvons pas nous résigner à assister à la disparition de nos salles de cinéma. Notre proposition de loi, légitime et de bon sens, vise donc à plafonner les taux de location outre-mer à leur niveau historique de 35 % et à assurer la pérennité de nos établissements.

J’entends, ici et là, s’exprimer des craintes : à cause de notre texte, les distributeurs ne pourraient ou ne voudraient plus distribuer leurs films dans les outre-mer. Je leur réponds qu’il n’y aura pas de chantage sur ce sujet.

Leur argument est en effet étonnant : ce taux est en vigueur depuis des décennies, et les distributeurs le pratiquent déjà. Ils refuseraient ainsi tout à coup ce qu’ils acceptent depuis longtemps ? Et parce qu’on leur impose de renoncer à quelques gains et à une profitation supplémentaires, ils priveraient les populations d’outre-mer de l’accès à leurs films ?

Je n’ose envisager ce scénario et préfère croire que chacun, une fois le tumulte apaisé, saura rester raisonnable, et que nous pouvons tous nous retrouver sur la même volonté d’élargir l’accès au cinéma dans nos territoires. Tous – exploitants, distributeurs et citoyens –, nous en sortirons gagnants et, j’y insiste, grandis.

Je me félicite que ce texte ait convaincu la commission et je veux saluer l’implication sans faille de ma collègue éprise de culture et cheffe de file pour mon groupe, Sylvie Robert. J’espère que le Sénat saura partager les objectifs que nous défendons au travers de ce texte, lequel a reçu un avis très favorable en commission.

Nos territoires dits d’outre-mer nous regardent : ils attendent que l’on sache les protéger et que l’on défende, chez nous aussi, la culture. Ne les décevons pas ! (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE. – MM. Thani Mohamed Soilihi, François-Noël Buffet et Michel Savin applaudissent également.)

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)

Mme Sylvie Robert, rapporteure de la commission de la culture, de léducation et de la communication. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner la proposition de loi de notre collègue Catherine Conconne. Je la remercie d’ailleurs de l’avoir déposée, car, en réalité, nous n’aurions peut-être pas dû l’examiner.

Vous l’avez compris, ce texte a pour objet de préserver des conditions viables pour l’exploitation cinématographique dans les outre-mer. Mais il est surtout la conséquence de l’échec des négociations menées l’automne dernier, sous l’égide du CNC, par des acteurs pourtant habitués à collaborer et à travailler ensemble pour faire vivre le cinéma – je parle, bien sûr, des exploitants et des distributeurs.

Dans leur rapport très complet sur l’industrie cinématographique, présenté le 24 mai dernier, nos collègues de la commission de la culture Céline Boulay-Espéronnier, Sonia de La Provôté et Jérémy Bacchi ont mis en avant le rôle, « central, mais encore mal connu », des distributeurs. Ces derniers constituent en effet le chaînon entre la production d’un film et son accès aux salles. Ils occupent des fonctions cruciales, qui les mettent en contact avec les exploitants et les producteurs.

La rémunération des distributeurs repose sur une fraction du prix du billet, dans une fourchette fixée par la loi entre 25 % et 50 %. Elle leur permet également de faire remonter les recettes vers les producteurs. En métropole, la fraction qui leur revient varie en fonction des films et de la semaine de sortie, pour s’établir en moyenne autour de 47 % ; une fraction de 53 %, toujours en moyenne, revient donc aux exploitants.

L’outre-mer se singularise, pour des raisons historiques que j’ai développées dans mon rapport, de deux manières.

D’une part, la fiscalité y est moins élevée, avec un taux de TVA à 2,1 %, contre 5,5 % en métropole, et une taxe sur les billets, perçue par le CNC, de 5 %, contre 10,72 % en métropole. Comme le prix du billet est plus élevé en outre-mer, il en résulte une assiette plus avantageuse à se répartir entre distributeurs et exploitants.

D’autre part, là encore pour des raisons historiques, la distribution a longtemps été assumée au niveau local, souvent par les exploitants eux-mêmes, qui supportaient donc les frais de promotion. Dès lors, au lieu d’un taux moyen en métropole de 47 %, celui qui s’applique en outre-mer s’est établi à 35 %, réparti à parité entre le distributeur national et le distributeur local.

En accord avec les exploitants – il faut le souligner –, un terme a cependant été mis à ce système spécifique, et les distributeurs ont souhaité assumer directement les actions de promotion des œuvres dans les départements d’outre-mer.

C’est dans ce cadre que des négociations ont été menées afin de définir les nouvelles relations entre exploitants locaux et distributeurs, avec pour thème principal la répartition des recettes issues de la salle.

C’est ici le moment de rappeler un fait bien connu de notre assemblée, auquel nous avons toujours, comme représentants des élus locaux, accordé la plus grande attention. Je veux parler des conditions spécifiques de développement économique en outre-mer : marchés étroits, contraintes de construction et de sécurité, niveau des salaires, etc. La vie est chère en outre-mer, et l’activité économique encore trop difficile.

Dans le cas des cinémas, cela se traduit par des coûts d’exploitation plus élevés. Plusieurs rapports des inspections générales de l’administration et des finances ont soulevé ce point et bien montré que, en tout état de cause, l’exploitation en outre-mer était plus onéreuse.

Dès lors, les négociations engagées devaient tenir compte de deux paramètres : d’une part, la volonté bien naturelle des distributeurs d’améliorer leurs revenus tirés de l’outre-mer, en contrepartie – il faut le rappeler – d’investissements qu’ils devront dorénavant consacrer directement à ces territoires ; d’autre part, la nécessité littéralement vitale pour les cinémas outre-mer de poursuivre une exploitation économiquement viable.

En dépit – je crois pouvoir l’affirmer – de la volonté de chaque partie de parvenir à un accord, la négociation a échoué. Les distributeurs ont souhaité bénéficier d’un retour plus important, ainsi que de marges de négociation que rend difficile un taux de 35 %. De leur côté, une très large majorité des exploitants ont fait valoir le risque, que je crois avéré, d’une très forte déstabilisation de l’exploitation cinématographique en outre-mer si le taux était aligné sur celui de la métropole.

Cette proposition de loi est donc une réponse à une situation bloquée : il nous est demandé, en tant que législateur, de prendre position. On peut le déplorer, car, dans cette affaire, un accord aurait dû, ou devrait encore – je suis optimiste de nature ! (Sourires.) –, pouvoir être conclu. En effet, je le rappelle, le développement de la salle est un enjeu majeur, singulièrement dans ces départements où l’accès à la culture est moins aisé.

Je regrette donc d’avoir assisté, comme certains d’entre vous, à une scission entre les distributeurs et des exploitants qui devraient être des partenaires, mais également entre exploitants, puisque l’un d’entre eux au moins n’a pas souhaité se joindre à cette demande.

Je tiens cependant à relativiser pour les distributeurs les conséquences de cette proposition de loi : d’un côté, les départements concernés ne représentent que 1,7 % des entrées au niveau national ; de l’autre, compte tenu du différentiel de fiscalité et d’un prix du billet plus élevé, la part qui revient au distributeur en outre-mer avec un taux de 35 % serait quasiment identique à ce qu’il perçoit en métropole avec un taux de 47 %, soit 2,70 euros contre 2,78 euros. Cela constitue donc pour les distributeurs une amélioration nette par rapport à la situation où ils ne touchaient que la moitié des 35 %.

Il ne faut cependant pas sous-estimer le risque qui pèserait sur l’exploitation en outre-mer. Les distributeurs pourraient en effet choisir de moins s’impliquer dans le cinéma en outre-mer, voire de moins distribuer les œuvres.

Ce risque existe, il ne faut pas le nier et tout le monde en est conscient, les exploitants en premier. Cela dit, je note que, en dépit de ce risque, une écrasante majorité d’entre eux souhaite prendre le chemin tracé par cette proposition de loi, ce qui en dit long, je crois, sur la menace existentielle qui pèse sur eux.

Dès lors, mes chers collègues, au nom de ces valeurs et principes essentiels pour notre assemblée, je vous invite à soutenir cette proposition de loi, qui se révèle nécessaire pour préserver les droits culturels en outre-mer. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE. – M. Thani Mohamed Soilihi applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.

M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de lintérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je commencerai tout d’abord par une bonne nouvelle : la proposition de loi de Mme Françoise Gatel a été adoptée conforme ce matin à l’Assemblée nationale. Au cours de ce débat, j’ai obtenu la suppression de toutes les velléités d’amendements au nom de l’efficacité législative. (Mme Victoire Jasmin applaudit.) J’espère qu’il en sera de même pour la présente proposition de loi !

« Le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », écrivit un jour Andreï Tarkovski, l’un des plus grands réalisateurs universels. Depuis mon premier jour à ce ministère, je m’efforce, en plein accord avec les parlementaires et avec la ministre de la culture, les associations, les artistes, les élus locaux et les forces vives des sociétés ultramarines, qui sont si enrichissantes et attrayantes, de faire du levier culturel l’un des moteurs centraux de notre action publique en outre-mer.

Parmi les arts que mon ministère soutient, le cinéma représente un cas particulier, puisqu’il est l’un des derniers venus dans la panoplie que le concours des siècles a su dresser pour la contemplation des générations qui en héritèrent. Il ne date que d’un siècle, mais avec quel panache est-il entré dans l’imaginaire de nos compatriotes de toutes les générations, de toutes les origines, de toutes les aspirations ! Il y est entré avec son cortège de dizaines de métiers, manuels et intellectuels, artistiques et artisanaux.

Il s’y est engouffré avec le désir de peindre la vie comme de la changer, d’inspirer les rêves comme de les réaliser, de transfigurer la réalité comme de la condamner. Le cinéma est un art total – peinture et sculpture, poésie et musique –, et il ne servirait à rien de continuer à agir pour nos territoires ultramarins si tout n’était pas fait pour que le septième art s’y installe comme chez lui.

Le cinéma est un art, mais c’est aussi une industrie, génératrice d’emplois, de négociations commerciales, de partage de la valeur ajoutée et de rapports de force. Permettez-moi de souligner l’engagement, pris dans le cadre du plan France 2030, de financer des studios de création outre-mer. Bref, la régulation publique doit être assurée partout sur le territoire français, même dans ses zones les plus éloignées de l’Hexagone.

Comment et quand a-t-on accès à l’œuvre d’art cinématographique dans nos territoires ultramarins ? Cette question doit guider notre action, tant la place que le cinéma a acquise peu à peu dans la vie de nos compatriotes est désormais importante.

On se résigne trop à penser qu’une forme d’art arrivera de toute façon dans nos territoires ultramarins, avec le temps, la chance, quelques incitations et le hasard des conjonctures qui, trop souvent, érodent nos audaces. Parfois, il est temps de suspendre la chance et d’actionner la volonté. Tel est l’objet de la proposition de loi présentée par Mme Catherine Conconne.

Puisque « le cinéma, c’est l’art de sculpter le temps », les populations ultramarines aimeraient continuer à l’éprouver chez eux. C’est pour réaliser cette mission que la commission de la culture, de l’éducation et de la communication de la Haute Assemblée a adopté, le 7 juin 2023, la présente proposition de loi, qui vise à assurer la pérennité des établissements cinématographiques et l’accès au cinéma dans les outre-mer. Les collectivités concernées sont celles qui sont mentionnées à l’article 73 de la Constitution.

Il devrait exister, dans le monde idéal de l’économie de l’industrie culturelle, une liberté commerciale, régulée par une liberté des prix, dont résulterait une juste rétribution des recettes d’un film entre producteurs, distributeurs et exploitants.

Le code du cinéma et de l’image animée, en ses articles L. 213-9 à L. 213-13, encadre toutefois cette liberté. La taxe sur la valeur ajoutée y est réduite, avec un taux à 5,5 % des recettes. S’y ajoute la taxe sur le prix des entrées aux séances, la fameuse taxe spéciale additionnelle (TSA), affectée au fonds de soutien du CNC, qui s’élève à 10,72 %. La Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) perçoit entre 1,515 % et 2,02 % des recettes restantes.

C’est alors seulement que l’exploitant et le distributeur doivent se mettre d’accord pour définir un taux de location, négocié pour chaque film, que l’exploitant accordera au distributeur. Aux termes de l’article L. 213-11 du code du cinéma et de l’image animée, « le taux de la participation proportionnelle est librement débattu entre un pourcentage minimum fixé à 25 % et un pourcentage maximum fixé à 50 %. » Tout le débat d’aujourd’hui porte sur la portée de ce « librement ».

On fait beaucoup état de la liberté dans nos sociétés, et c’est tant mieux. Ce mot, porté en 1789 avec talent par nos pères fondateurs, irrigue toute la société et doit inspirer nos efforts et nos projets. Mais nous n’aurions plus ni utilité ni estime si nous devions échouer à identifier la liberté tant désirée face à la licence de dominer de celui qui utilise trop une position avantageuse et pousse trop loin un bénéfice ou un intérêt.

Je souhaite partager avec vous l’idée et le fait que l’action publique entre en scène lorsqu’elle a un doute sur l’équilibre des échanges et la justesse d’un accord obtenu, ou bien si l’intérêt général le requiert, ou encore s’il y a des personnes lésées. Il me semble que c’est ici le cas.

Le taux de location est donc fixé après des négociations entre le distributeur national et l’exploitant de salle de cinéma.

En outre-mer, ce taux est fixé à 35 %, contre une moyenne de 47 % en France hexagonale. Cette différence, ancienne, est justifiée par les nombreuses spécificités ultramarines. Non, dans le cinéma comme ailleurs, on ne parvient pas à faire vivre nos compatriotes ultramarins avec les règles de tout le monde. On s’y efforce, bien sûr, mais on n’y arrive pas toujours, et nous sommes ici pour nous faire à cette idée et agir quand c’est nécessaire.

Nous parlons de vingt et un établissements seulement, soit 1 % du parc national et 1,7 % des entrées. Mais derrière ces chiffres se cache l’infini des imaginaires et des expressions sensibles que nous ne saurions mutiler.

Quelles sont ces spécificités ? Il s’agit de la sécurité, des charges d’exploitation – l’humidité, par exemple, expose le matériel à une usure accélérée –, du surcoût d’investissement pour répondre aux normes anticycloniques et parasismiques, des éléments liés à l’éloignement, des délais d’acheminement des pièces détachées, ou encore de la nécessité de disposer de groupes électrogènes très coûteux.

Toutes ces charges supplémentaires auraient mis en péril depuis longtemps ces équipements culturels si la République n’avait pas réagi en adaptant certains dispositifs. Ainsi, le taux de TVA est fixé à 2,1 %, contre 5,5 % dans l’Hexagone, et la taxe sur les billets est calculée de manière différente : l’article 200 de la loi de finances pour 2019 a établi le montant de la TSA à 5 %.

Cette différenciation de modèle économique a été objectivée dans un rapport de 2018 commandé par le CNC à l’IGF, qui recommandait déjà le plafonnement dans la loi du taux de location des films.

Les auteurs du rapport précisaient que, malgré ces différenciations, les salles de cinéma ultramarines avaient une faible rentabilité par rapport à celles de l’Hexagone. Ils préconisaient déjà un plafonnement du taux de location dans les départements et régions d’outre-mer (Drom). Ce document constitue un effort d’objectivation des contraintes et spécificités ultramarines que l’on ne saurait ignorer.

La présente proposition de loi prévoit ainsi – j’en remercie Mme la sénatrice Conconne – un régime spécifique pour les exploitants dans les outre-mer, c’est-à-dire un taux de location qui, au lieu d’être susceptible d’augmenter au gré des négociations commerciales, jusqu’à 50 % serait plafonné à 35 %. Ces chiffres n’ont pas été choisis au hasard : le dialogue avec tous les acteurs de l’industrie cinématographique a duré des années.

En ce qui me concerne, depuis que j’ai pris mes fonctions – les parlementaires le savent –, j’ai essayé d’accorder les positions, de comprendre les manques, d’imaginer des possibilités. La solution proposée dans ce texte semble sage.

Le CNC a engagé depuis l’été 2021 un dialogue avec l’ensemble des parties, aux côtés de la médiatrice du cinéma, et les différents acteurs concernés. Le contexte était complexe, et un accord n’a pas pu être trouvé – vous l’avez souligné, madame la rapporteure –, même si les positions se sont rapprochées.

Aujourd’hui, toutes les parties prenantes sont d’accord pour réfléchir à l’évolution du modèle de la « sous-distribution », par exemple. Mais il nous faut avancer maintenant.

Bien sûr, cette mesure n’épuisera aucunement la marge de la négociation entre distributeurs et exploitants. Plusieurs outils existent, dans le cadre de la liberté commerciale : décalage de sortie de films de quelques jours ou semaines, contraintes diverses de distribution, montant forfaitaire minimum avec le sous-distributeur local. L’adoption du présent texte ne bloquera pas la discussion ; elle pourra même continuer plus utilement.

Les risques de fragilisation des exploitants sont aujourd’hui réels – ces derniers sont même en danger de mort ! – et bien documentés dans tous les éléments que nous avons eus à notre disposition.

Les cinémas ont subi des restrictions plus longues dans certains territoires. La situation sanitaire a été plus difficile dans les outre-mer, affectant la fréquentation cinématographique et donc les recettes directes, même si la situation s’améliore quelque peu ces derniers mois ; il faut s’en féliciter. Le niveau de fréquentation est aujourd’hui proche de celui d’avant-crise, mais il faut encore avancer.

« Tout le monde a deux métiers : le sien et critique de cinéma », a écrit un jour le réalisateur François Truffaut. C’est dire si le cinéma n’est pas un art comme un autre. Il transforme le spectateur non pas en sujet passif, mais en conscience active, un spectateur toujours prompt à sortir de la salle en désirant partager, comprendre et disséquer ce qu’il a entendu et vu.

Priver nos compatriotes ultramarins de l’enrichissement de leur imaginaire serait non pas seulement une paresse, mais aussi une grande erreur.

Trouver un équilibre entre les acteurs de l’industrie du cinéma n’est pas chose aisée. Peut-être y êtes-vous parvenus – en tout cas, je le pense et je vous en remercie.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, après mon aventure de ce matin à l’Assemblée nationale, je serai obligé de partir dans quelques instants pour me rendre à La Haye, où je défendrai une fois encore les territoires ultramarins avec nos amis néerlandais. Mon collègue Franck Riester devrait arriver rapidement pour me suppléer lors la présentation des positions de chacun des groupes de votre assemblée sur cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées du groupe SER.)