II. QUELLE ALLIANCE POUR QUEL AVENIR ?

L'article 10 du présent projet de loi n'a pour objet que d'ouvrir la possibilité à Gaz de France de conclure une alliance avec un partenaire privé, et en aucun cas de déterminer l'identité de l'allié, choix qui ne saurait revenir en dernier ressort qu'aux actionnaires des entreprises concernées .

Cependant, l'annonce par le Premier ministre, le 27 février 2006, d'un rapprochement entre Gaz de France et Suez, a naturellement conduit votre rapporteur pour avis à analyser l'opportunité d'une telle fusion, du point de vue de l'Etat, actionnaire majoritaire de Gaz de France.

Il lui a également paru nécessaire, en premier lieu, d'écarter la possibilité d'une fusion entre Gaz de France et EDF, prônée par de nombreux opposants au présent projet de loi, mais qui n'est, dans les faits, ni possible ni souhaitable.

A. LA FUSION EDF - GAZ DE FRANCE : UN MYTHE À ÉCARTER

1. Des problèmes de concurrence d'une ampleur inédite, qui nécessiteraient des remèdes extrêmes

L'Agence des participations de l'Etat a commandé, en 2004, au cabinet d'avocats Bredin Prat et associés une étude précise relative à la faisabilité d'une éventuelle fusion entre EDF et Gaz de France, au regard du droit des concentrations.

Ladite étude, rendue le 15 septembre 2004, a fait apparaître que l'ampleur d'une telle opération la rendrait sans précédent en Europe. Elle fait également apparaître qu'une fusion EDF - Gaz de France aurait de tels effets sur les différents marchés de l'énergie, en France voire en Europe, que la Commission européenne ne la déclarerait sans doute compatible avec le marché commun qu'au prix de très fortes contreparties, dont l'acceptabilité paraît douteuse .

Votre rapporteur pour avis reprend les principaux griefs prévisibles que pourrait s'attirer le rapprochement envisagé selon l'étude précitée, avant de rappeler les remèdes qui devraient être envisagés afin de la réaliser tout en respectant le droit européen.

a) L'élimination de toute concurrence crédible sur les marchés de l'électricité et du gaz en France
(1) Le marché de l'électricité

L'étude précitée montre que la fusion envisagée aurait plusieurs impacts sur la structure et le jeu de la concurrence sur les marchés de l'électricité.

S'agissant des effets horizontaux, le chevauchement des parts de marché étant très mineur, le principal risque de cette éventuelle fusion réside dans l'élimination de Gaz de France comme concurrent potentiel sérieux sur les marchés de la production et de la fourniture d'électricité, sur lesquels EDF occupe une position dominante. Or, Gaz de France, tant du fait de l'ampleur de ses investissements dans le domaine électrique que de la possibilité qui lui est offerte (comme à EDF) de proposer à ses clients des offres bi-énergie, ou encore de son image d'opérateur historique de service public, s'affiche, de loin, comme le concurrent potentiel le plus crédible d'EDF sur les différents marchés de l'électricité en France. La Commission européenne ayant déjà appliqué à plusieurs reprises dans le domaine de l'énergie le raisonnement selon lequel l'élimination du principal concurrent potentiel conduit à un renforcement de la position dominante du principal acteur 5 ( * ) , elle considérerait donc très probablement qu'une éventuelle fusion entre EDF et Gaz de France entraverait de façon significative la concurrence effective sur les marchés de la production et de la fourniture d'électricité en France , du seul fait des effets horizontaux de cette opération.

De plus, s'agissant des effets verticaux d'une telle opération, ils consisteraient également en un renforcement sensible des positions d'EDF sur le marché de l'électricité en France, de la production aux clients finals . En effet, la production d'électricité à partir de gaz naturel aura probablement une importance croissante à l'avenir et, sous réserve de l'évolution des cours du gaz, pourrait se révéler compétitive. Dans ces conditions, une fusion entre EDF et Gaz de France permettrait qu'un nouvel acteur intégré verticalement sur ses deux métiers de base et disposant à chaque stade de la filière d'une position dominante en France, contrôle l'approvisionnement de ses éventuels concurrents sur les marchés de l'aval de la production d'électricité et, de là, l'éventuelle entrée de nouveaux concurrents sur ces marchés. En conséquence, la Commission européenne risquerait de considérer ces effets verticaux comme pouvant entraver significativement la concurrence effective sur les marchés de l'électricité en France .

(2) Le marché du gaz

De même que pour le marché de l'électricité, le principal effet horizontal de cette éventuelle fusion sur le marché du gaz résiderait dans l'élimination du concurrent potentiel le plus crédible de l'opérateur historique , EDF ayant prévu un plan d'investissement sur ce marché et d'autres exemples européens montrant la compétitivité des entreprises électriques sur ce secteur.

Cette opération pourrait également avoir des conséquences verticales sur les marchés de l'approvisionnement et de la vente en gros de gaz naturel, du fait de la puissance d'achat de la nouvelle entité, qui contrôlerait la très grande majorité des besoins de gaz en France. La Commission européenne risquerait donc probablement de considérer une fusion entre EDF et Gaz de France comme pouvant entraver significativement la concurrence effective sur les marchés de gaz naturel en France, du fait de ses effets verticaux.

(3) Effets congloméraux communs aux marchés de l'électricité et du gaz

Le principal effet de ce type d'une fusion entre EDF et Gaz de France serait la conception et la mise en oeuvre par la nouvelle entité d'offres « duales », combinant électricité et gaz.

Or, ces offres constituent une pièce centrale des stratégies concurrentielles futures dans le secteur de l'énergie, notamment pour EDF et Gaz de France. Le fait qu'un acteur unique puisse développer ce type d'offre à partir d'une position dominante sur les marchés de l'électricité d'une part, et du gaz d'autre part, renforcerait sa capacité à conserver les consommateurs des deux opérateurs historiques , ainsi qu'à préempter de nouveaux usages et de nouveaux consommateurs au détriment d'éventuels nouveaux entrants.

Une telle situation présenterait donc, de ce point de vue également, des effets anti-concurrentiels manifestes .

b) Les possibles effets « collatéraux » sur l'ensemble de l'Europe

Une éventuelle fusion entre EDF et Gaz de France aurait peu d'effets directs sur le fonctionnement des marchés en dehors de la France, du fait de la relative faiblesse des parts de marchés de ces deux groupes hors de leur territoire national et du peu de chevauchement entre ces parts de marchés. Elle pourrait même avoir des effets congloméraux pro-concurrentiels sur certains marchés étrangers en raison de la crédibilité de cette structure face aux opérateurs historiques locaux.

Cependant, une telle fusion pourrait à l'inverse être perçue par la Commission européenne comme un nouvel élément conduisant à stabiliser un oligopole de grands énergéticiens en Europe, qui se répartiraient tacitement les marchés par zone géographique. Elle ne pourrait alors que condamner un tel partage, conformément à ses lignes directrices sur les concentrations horizontales.

c) Le prix probable de la fusion : la cession d'actifs majeurs, dont une partie du parc nucléaire français

Afin de contourner la probable interdiction d'un projet de fusion entre EDF et Gaz de France, les parties devraient proposer un certain nombre de mesures correctives.

Selon l'étude de 2004 précitée, celles-ci devraient nécessairement comporter de lourdes cessions d'actifs à la fois compétitifs, offrant l'autonomie la plus large possible à l'acquéreur et réduisant au maximum les moyens dont l'entité fusionnée disposerait pour tenter d'atténuer l'efficacité de la concurrence exercée par l'acquéreur. Plus précisément, poursuit l'étude, il est probable que la Commission européenne veille à ce le nouvel opérateur « puisse durablement s'approvisionner en énergie, la faire circuler sur le territoire français, en bénéficiant effectivement de l'accès le plus équitable et le plus transparent aux infrastructures de transport et de distribution et puisse disposer d'un portefeuille de clients suffisant pour exercer des activités rentables sur le niveau du marché qui intéressera le plus les autorités de la concurrence : la fourniture aux clients finals. »

Dans cette hypothèse, les remèdes à envisager devraient donc comporter des cessions d'actifs à tous les stades de la filière de l'électricité et du gaz, en privilégiant les solutions les plus compétitives, probablement à un opérateur unique de préférence étranger, de nature à exercer la plus forte pression concurrentielle sur la nouvelle entité. En particulier, l'étude précitée estime, au vu de la jurisprudence européenne en matière de concurrence et de la structure du marché de l'électricité en France que le nouvel entrant devrait disposer d'au moins « 10 à 15 % de part de marché » de la production de la filière la plus compétitive, à savoir la filière nucléaire ; une telle cession ne devrait d'ailleurs pas comporter les seuls sites de production, mais aussi « tous les facteurs nécessaires à [leur] viabilité : personnels, services et fournitures qui assurent cette viabilité [devraient] donc être cédés. » Dans la même logique, en ce qui concerne le gaz naturel, il est fort probable, selon l'étude précitée, que la Commission européenne exige, pour autoriser une fusion entre EDF et Gaz de France, la cession d'actifs compétitifs de capacités de stockage représentant une part de marché de 15 à 20 %.

Votre rapporteur pour avis ne s'attachera pas à décrire précisément les autres mesures correctives qui devraient être envisagées, d'importance moindre. Il relèvera simplement qu'au vu de ce qui précède, une fusion d'EDF et de Gaz de France ne pourrait se faire qu'au prix du démantèlement des deux groupes, ce qui est, bien entendu, inenvisageable .

2. Un « empire » impossible à piloter par l'Etat

Les problèmes réglementaires évoqués supra montrent à eux seuls l'impossibilité pratique d'une fusion entre EDF et Gaz de France. Votre rapporteur pour avis ne s'attardera donc guère sur les autres raisons ne la rendant de toute façon pas souhaitable. En quelques mots toutefois, la constitution d'une vaste entreprise publique qui s'apparenterait à un « empire étatique énergétique » ne lui semble pas opportune.

En effet, cet ensemble, d'un chiffre d'affaires consolidé de l'ordre de 180 milliards d'euros et comptant environ 215.000 collaborateurs, disposerait à la fois de la quasi-totalité des actifs publics et de la grande majorité des compétences humaines dans le domaine de l'énergie. Du fait de sa puissance même, il serait sans doute, de fait, impossible à piloter par l'Etat et aurait toutes les chances de se comporter en acteur « incontrôlable ».

Il paraît donc dans l'intérêt non seulement du fonctionnement du marché, mais également de la préservation du rôle de pilote de l'Etat dans le domaine de l'énergie, de ne pas s'orienter vers une fusion de nature à créer un « Etat énergétique dans l'Etat ».

* 5 Décision de la Commission du 7 février 2001 dans l'affaire EDF / EnBW (point 51) ; décision de la Commission du 26 septembre 2001 dans l'affaire Grupo Vilar Mir / EnBW / Hidroeléctrica dela Cantábrico (point 77 à 82) ; décision de la Commission du 11 juin 2003 dans l'affaire Verbund / Energie Allianz (point 121).

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