c) Quels indicateurs pour appréhender le phénomène ?

Le consensus trouvé sur le sens économique du terme « délocalisation » n'empêche cependant pas un autre débat sur la manière dont le phénomène peut être appréhendé en pratique et suivi par les outils statistiques dont disposent les économistes . Le phénomène des délocalisations ne saurait en effet être strictement assimilé à des notions pourtant bien cernées par les économistes et qui lui sont apparentées : les investissements directs à l'étranger, la structure du commerce extérieur et la transformation de l'outil productif industriel.

(1) Les investissements directs à l'étranger

Flux de capitaux en provenance de France et à destination de l'étranger, les investissements directs à l'étranger (IDE) recouvrent tant les prises de participations dans le capital de sociétés étrangères par des investisseurs français ou les échanges financiers entre structures appartenant à un même groupe (prêts, avances, augmentations de capital), que les investissement dits « greenfields » , c'est-à-dire contribuant, directement ou par association avec d'autres investisseurs, par joint-venture, etc., à la création de capacités productives nouvelles à l'étranger (création d'une entreprise ou extension des capacités de production d'une entité déjà existante).

Cet indicateur, qui est très précisément observé par les économistes à partir de séries établies, au plan national, par la Banque de France et par l'Agence française des investissements internationaux (AFII) (38 ( * )), n'est cependant pas totalement pertinent pour déterminer l'ampleur des délocalisations . En effet, la prise de participation peut tout d'abord n'avoir qu'un objectif financier , qui ne se traduit pas immédiatement dans l'économie « réelle » : ainsi, les fusions-acquisitions représentent près de 80 % des IDE entrants en France. De plus, nombre de décisions d'investissement à l'étranger ne répondent qu'à une nécessité d'accès direct au marché étranger , sans influence aucune sur l'outil productif domestique. Enfin, et à l'inverse, les IDE ne révèlent pas le recours à la sous-traitance étrangère , qui est pourtant une forme de délocalisation quand elle conduit à une substitution entre les mains d'oeuvre nationale et étrangère.

(2) La structure et le solde de la balance commerciale

Le deuxième indice permettant d'évaluer l'importance des délocalisations est la dégradation de la balance commerciale industrielle ou, à tout le moins, la modification de sa structure . Au plan global, la détérioration du solde des échanges extérieurs dans un secteur industriel considéré témoigne normalement soit de l' affaiblissement des capacités exportatrices du pays (diminution des exportations), soit de l' incapacité de l'outil de production national à satisfaire l'augmentation de la demande domestique (augmentation des importations), soit naturellement des deux mouvements cumulés.

Cet indicateur de la compétitivité de l'économie peut être révélateur des délocalisations lorsqu'on se livre à une analyse combinée , par poste et par zone , de l' évolution des échanges sur une certaine période : la diminution des exportations d'un certain nombre de produits et l'augmentation concomitante des importations de ces mêmes produits, en provenance notamment des pays émergents, en est un signe important, surtout s'il accompagne une diminution des emplois dans les secteurs productifs concernés.

L'exemple le plus probant peut en être donné de manière synthétique par les indications statistiques fournies à votre groupe de travail lors de leur audition par MM. Michel Fouquin, directeur-adjoint du Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII), et Pascal Morand, directeur général de l'Institut de la mode. Relevant que le textile était une priorité pour beaucoup de pays en développement car il constitue historiquement le socle d'essor d'un processus d'industrialisation, ils ont indiqué que, sur la période 1967-2001, la part des pays émergents dans le commerce mondial du textile était passée de 8 à 40 % ( i.e. les importations des pays industrialisés ont augmenté), tandis que celle des pays développés avait régressé de 78 à 30 % ( i.e. leurs exportations ont globalement diminué).

On relèvera toutefois qu'à l'instar des IDE, l' indicateur du commerce extérieur n'est toutefois pas totalement probant : la dégradation du solde commercial peut simplement traduire une perte de compétitivité indépendante de tout mouvement de délocalisation, ou encore résulter d'effets de change, notamment entre l'euro et le dollar, masquant pendant un moment les mouvements de l'économie réelle.

(3) La transformation de l'outil productif industriel

Les mutations du secteur industriel sont improprement qualifiées de « désindustrialisation » (39 ( * )), terme souvent associé aux délocalisations dans le débat public et qui désigne communément la conjugaison de trois phénomènes.

Le premier est la diminution de la part de l'industrie dans le produit intérieur brut (PIB). Cette diminution peut être absolue , comme certains secteurs de l'industrie britannique l'ont connue : elle traduit dans ce cas un mouvement de désindustrialisation stricto sensu . Mais elle est en réalité le plus souvent relative .

Cette relativité s'apprécie alors soit à l'aune de la répartition des secteurs (40 ( * )) au sein d'un même ensemble national, soit à celle de la répartition de la production industrielle au plan mondial. Dans l'un comme l'autre de ces deux cas cependant, la diminution de la part de l'industrie peut apparaître malgré une hausse continue de la production industrielle . Dans la première hypothèse, elle s'explique par une croissance du PIB supérieure à celle du secteur industriel, qui est pour l'essentiel due, dans les pays de l'OCDE, au dynamisme plus fort du secteur des services et aux effets-prix (41 ( * )). Dans la seconde hypothèse, elle résulte d'une hausse de la production industrielle mondiale plus importante que celle de la production industrielle domestique : par exemple, la part de l'industrie des Etats développés diminue relativement dès lors que l'entrée sur les marchés de nouveaux Etats producteurs suffit à absorber le surplus de la demande mondiale.

Le deuxième est l' évolution de la balance des échanges extérieurs et la transformation de sa structure. Au plan relatif, la diminution de la part de l'industrie au profit de celle des services souligne effectivement la mutation de notre économie vers le secteur informel. Au plan absolu, la diminution des résultats nets des échanges industriels témoigne d'un affaiblissement de l'outil industriel dans la compétition internationale. Mais là encore, les analyses doivent s'affiner : ainsi, d'un point de vue strictement économique, on ne peut pas invoquer la « désindustrialisation » lorsque la dégradation du solde commercial résulte d'une croissance des importations dont le taux est inférieur ou égal à celui de la demande domestique en biens industriels, puisque le complément nécessaire à la satisfaction de cette demande est bien assuré par un accroissement de la production industrielle nationale.

Le troisième phénomène consiste en la perte d'emplois industriels : l'emploi industriel a ainsi reculé de 20 % en dix ans dans la zone euro, selon les estimations avancées, lors de leur audition devant le groupe de travail, par MM. Lionel Fontagné, directeur CEPII, et Sébastien Jean, économiste senior au CEPII. Cette perte d'emploi est, elle, liée pour l'essentiel aux gains de productivité du secteur industriel, qui sont historiquement et tendanciellement très importants, de l'ordre de 5 % par an. Ainsi, l'emploi industriel peut diminuer quand bien même la production industrielle augmente (42 ( * )).

Quelles que soient les réserves méthodologiques que suscite chacun des trois indicateurs pris individuellement, force est de constater que le cumul d'un moindre poids dans la production nationale, d'un déficit extérieur et d'une perte d'emplois concerne essentiellement quelques secteurs industriels , bien connus par ailleurs pour avoir été depuis une trentaine d'années au coeur des processus de délocalisation : cuir, chaussures, habillement, textile, équipement du foyer, construction navale...

C'est que, sans être totalement identiques, les deux phénomènes s'entretiennent mutuellement . On peut ainsi résumer, de manière simplifiée, le mouvement qui a affecté les secteurs cités ci-dessus : en raison de leurs faibles coûts de production, les pays émergents gagnent des parts du marché industriel et dégagent une rentabilité élevée, ce qui a pour conséquence d'y attirer des investissements (délocalisation) ; du fait de la lenteur de la réduction de la capacité de production dans les pays de l'OCDE, la capacité mondiale devient excessive et provoque une baisse des prix, qui amoindrit la rentabilité de l'industrie dans l'OCDE (« désindustrialisation »). Comme l'atteste ce raisonnement, exposé par Mme Frédérique Sachwald, les notions de délocalisation et de désindustrialisation sont donc distinctes et ne peuvent être confondues, mais sont cependant étroitement liées.

(4) La délocalisation des activités de service

On ne peut enfin assimiler ces deux notions l'une à l'autre en raison du fait que la délocalisation ne touche plus désormais que la seule industrie . En effet, de nombreuses activités de services (43 ( * )) sont aujourd'hui affectées par des mouvements de délocalisation pure : centres d'appel, services financiers et commerciaux, ainsi que les activités de recherche-développement et, au sein de celles-ci, non plus seulement la conception assistée par ordinateur (CAO), mais aussi l'écriture des spécifications ou la simulation industrielle.

Ainsi, par exemple, depuis une quinzaine d'années déjà (44 ( * )), les grandes entreprises diversifient les implantations géographiques de leurs activités de recherche-développement. Dans ce domaine « immatériel » existe donc aujourd'hui une division internationale du travail qui met en compétition les sites nationaux tout autant qu'en matière de production industrielle stricto sensu . L'internationalisation de la recherche-développement a acquis « une dynamique autonome, l'accès aux compétences les plus pointues et aux environnements les plus propices à l'innovation jouant un rôle moteur » (45 ( * )). L'exemple d'Alcatel est à cet égard révélateur : ainsi que l'ont indiqué à votre groupe de travail MM. Olivier Calemard, directeur général d'Alcatel-CIT, et Jean-François Pradillon, directeur des exportations et des douanes, le groupe a entrepris d'implanter des unités de recherche-développement en Chine, d'abord en raison du potentiel de croissance considérable du marché chinois des télécommunications, mais aussi pour bénéficier du moindre coût des ingénieurs. Cette dernière motivation relève sans conteste d'une délocalisation, au sens premier du terme, même si ce type de décision n'interdit pas aussi le maintien d'un potentiel de R&D dans les pays occidentaux, et notamment en France.

Dès lors, si les indicateurs, bien que multiples, ne sont pas toujours adéquats, comment la délocalisation peut-elle être mesurée ?

* (38) Les champs statistiques des données recensées par ces deux organismes ne se recouvrent pas, l'indicateur retenu par l'AFII, à savoir les engagements financiers associés aux investissements, étant globalement plus réduit.

* (39) Voir le rapport n° 1625 de la Délégation à l'aménagement et au développement durable du territoire de l'Assemblée nationale - Op. cit .

* (40) Secteurs primaire (agriculture), secondaire (industrie), tertiaire (services).

* (41) C'est très exactement le cas que connaît la France : le poids relatif en valeur du secteur industriel dans le PIB national est passé de 29,1 % en 1980 à 19,8 % en 2002 parce que, à la fois, la croissance annuelle de sa valeur ajoutée en volume (+ 1,5 % entre 1980 et 1990, puis + 2,1 % entre 1990 et 2002) et celle de ses prix (respectivement + 4,9 % et - 0,1 %) ont toutes deux été plus faibles sur la période que celles autres secteurs de l'économie (soit + 2,5 % et + 1,9 % pour la valeur ajoutée, et + 6,0 % et + 1,6 % pour les prix).

* (42) Situation dans laquelle se trouve également la France : le poids relatif du secteur industriel dans la structure de l'emploi national est passé de 24,4 % en 1980 à 15,9 % en 2002 en raison d'une croissance annuelle de sa productivité (+ 3,2 % entre 1980 et 1990, puis + 3,4 % entre 1990 et 2002) bien supérieur à celle autres secteurs de l'économie (+ 2,2 % et + 1,2 %).

* (43) Il convient toutefois de souligner que la distinction entre industries et services est de plus en plus délicate à établir, notamment en raison du phénomène d'extériorisation des services en dehors des entreprises industrielles. Aujourd'hui, selon les informations fournies au groupe de travail par M. Jean-Paul Mingasson, Directeur général de la DG Entreprises à la Commission européenne, plus de la moitié des services prestés dans l'Union européenne sont destinés aux entreprises.

* (44) Voir « Les migrations de la recherche » - Frédérique Sachwald - in Sociétal n° 42, 4 ème trimestre 2003.

* (45) Ibid .

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